Si j’existe dans la littérature russe, je ne le dois qu’à la police de Saint-Pétersbourg. Evgueni Zamiatine
All these clever men were prophesying with every variety of ingenuity what would happen soon, and they all did it in the same way, by taking something they saw ‘going strong,’ as the saying is, and carrying it as far as ever their imagination could stretch. This, they said, was the true and simple way of anticipating the future. (…) What will London be like a century hence? Is there anything we have not thought of? Houses upside down…more hygienic, perhaps? Men walking on hands…make feet flexible, don’t you know? Moon… motor-cars… no heads… And so they swayed and wondered until they died and were buried nicely. Then the people went and did what they liked. Let me no longer conceal the painful truth. The people had cheated the prophets of the twentieth century. When the curtain goes up on this story, eighty years after the present date, London is almost exactly like what it is now. Chesterton
If you look back twenty years, you will find people like Ronald Knox, Cyril Alington, Chesterton himself and his many followers, talking as though such things as Socialism, Industrialism, the theory of evolution, psycho-therapy, universal compulsory education, radio, aeroplanes and what-not could be simply laughed out of existence. George Orwell
George Orwell n’imaginait probablement pas que ce qu’il écrivait finirait par être la réalité de la Chine. Etudiant pékinois (décembre 2010)
La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit. George Orwell (1984)
Il est des idées d’une telle absurdité que seuls les intellectuels peuvent y croire. George Orwell
Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires. George Orwell
Je pense que Sartre est une baudruche et je vais lui donner un bon coup de pied. George Orwell (Lettre privée)
J’en veux, ce matin, au juge américain qui, en le livrant à la foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre. J’en veux à un système judiciaire que l’on appelle pudiquement « accusatoire » pour dire que n’importe quel quidam peut venir accuser n’importe quel autre de n’importe quel crime – ce sera à l’accusé de démontrer que l’accusation était mensongère, sans fondement. (…) J’en veux, en France, à tous ceux qui se sont jetés sur l’occasion pour régler leurs comptes ou faire avancer leurs petites affaires. BHL
On peut donc postuler un caractère totalitaire de l’utopie, corollaire quasi nécessaire — si on la pense comme une forme de postulat de réalité — à la construction d’un système clos, auto-référentiel et ahistorique. L’exacerbation de ce trait particulier, alimenté par l’histoire même de la première tranche de notre siècle, produira trois dystopies marquantes: Nous autres (1924) d’Evgeny Zamyatine, Le meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley et 1984 (1949) de George Orwell. (…) En tant que récit, 1984 procède à la critique radicale du discours utopique, romanesque ou autre, et tend à montrer, comme le mentionne Bozzetto, notre champ référentiel, notre réalité, comme l’ »utopie de la dystopie ». Cependant, loin d’inciter le lecteur à la complaisance, le récit d’Orwell l’invite à réfléchir sur les utopies fondatrices de la culture occidentale, des systèmes économiques, sur le régime d’exercice du pouvoir en vigueur de nos jours, sur la relation entre contrôle, technologie et communication. Plus largement, les façons d’envisager le complexe et le problématique sont également mises en cause. Les problèmes, semble-t-il, sont souvent préférables aux solutions. Yves Breton
Le colonialisme, c’est la première expérience politique d’Orwell, celle qui va le conduire à remettre en cause toute son éducation et sa vision du monde d’un fils de haut fonctionnaire anglais. Cette notion d’expérience vécue est très importante pour comprendre Orwell, qui présente la particularité de ne pas être un écrivain théorique. Toute la pensée politique d’Orwell s’appuie toujours sur des expériences personnelles, et il considère que tout engagement politique doit être relié à des expériences de ce genre. Une conséquence de cela, c’est qu’Orwell n’est pas un écrivain « chic » ou un virtuose du concept, ce qui explique sans doute en partie les difficultés de réception de son œuvre dans un pays comme la France. (…) Orwell a toujours manifesté un certain scepticisme à l’égard de l’idée d’internationale prolétarienne, ou, plus exactement, à l’égard des effets politiques d’une telle idée, dont il a pu apprécier les limites au moment de la révolution espagnole. (…) Partant d’une position plutôt pacifiste, Orwell va, de son côté, adresser des critiques de plus en plus virulentes à l’égard de ceux dont il considère qu’ils refusent de regarder en face le danger hitlérien au nom de leurs convictions idéologiques ou de leur opportunisme politique…(…) Mais ce qui va le faire vraiment basculer, c’est la signature du pacte germano-soviétique. Dès lors, toutes les prises de positions pacifistes seront constamment dénoncées pour leur manque de réalisme. (…) ce rejet de la théorie est probablement un handicap en ce qui concerne la réception et la compréhension de son œuvre, en particulier dans un pays comme la France, où on est plus habitué à identifier les auteurs à partir de leurs options théoriques. Mais Orwell est, en tant que penseur politique, un auteur très discuté aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où il intéresse aussi bien les philosophes que les historiens – ce qui n’est pas le cas en France.
À l’époque, et notamment aux États-Unis, on lit ce texte comme un pamphlet anti-stalinien et un roman désenchanté sur les dérives inéluctables de la révolution. Or, il est tout à fait intéressant de voir qu’Orwell conteste très explicitement cette lecture, qui est encore largement répandue aujourd’hui. Le propos du livre, précise-t-il, consiste avant tout à mettre en lumière ce fait inattendu que les idées totalitaires naissent très souvent chez des intellectuels. 1984, c’est, au fond, le rêve secret des intellectuels de gauche britanniques !… (…) Quand on pense à 1984, on pense d’abord à Big Brother, au télécran, aux procédures de contrôle – et c’est, bien entendu, parfaitement légitime. Mais le cœur du livre, ce sont avant tout les mécanismes intellectuels à l’œuvre dans ces procédures. (…) Bref, le totalitarisme, selon Orwell, ce n’est pas seulement la police et le contrôle, c’est d’abord l’ambition de former les consciences et de façonner les corps. Et ce fantasme est bien, selon lui, un fantasme d’intellectuel. (…) Ceux que dénonce Orwell, ce sont les intellectuels cyniques ou ceux qu’on appelle les « compagnons de route », tous ceux qui, par fascination du pouvoir, trahissent leur fonction consistant d’abord à réfléchir à partir des faits qu’on a sous les yeux. (…) Si Winston s’accroche à des vérités apparemment insignifiantes comme « 2+2=4 » ou « L’eau est mouillée », c’est parce que le totalitarisme vise justement à couper les individus de cette expérience ordinaire, de ce qu’on peut vérifier par soi-même, et qui constitue le socle de notre rapport au monde et aux autres. Ce que visent les mécanismes totalitaires, c’est l’introduction d’un écran de mots et d’images entre les individus et cette expérience du sens commun. Et il s’agit bien là d’un projet qui mobilise des intellectuels. (…) C’est aussi pourquoi je pense qu’on a tort de rabattre le propos de 1984 sur celui tenu, par exemple, par Huxley dans Le Meilleur des mondes, où il s’agit essentiellement d’une dénonciation des risques que nous font courir le progrès des technologies. Il me semble que ce que dit Orwell, c’est que les progrès technologiques ne suffisent pas pour établir un régime policier. Un tel régime suppose aussi certains mécanismes qui sont très souvent pensés et voulus par des intellectuels. (…) Parce qu’en traitant les faits de manière désinvolte on supprime toute forme d’expérience personnelle sur laquelle s’appuyer ; et on laisse alors libre cours aux purs rapports de forces et de langage, ce qui est l’assurance de voir les plus puissants et les plus habiles triompher au détriment de tous les autres. Jean-Jacques Rosat
Ce que Collini appelle la “thèse de l’absence” voudrait que contrairement aux Français, aux Polonais ou aux Autrichiens, nous n’ayons pas d’intellectuels. Les intellectuels commencent à Calais. “Intellectuel britannique” serait un oxymore, une contradiction dans les termes, au même titre que “bombe intelligente”. L’anglais parlé regorge d’épithètes un peu péjoratives ou moqueuses : egghead [tête d’œuf], highbrow [grosse tête], boffin [expert], telly don [intello médiatique]. Le qualificatif “soi-disant” accompagne le mot “intellectuel” comme un garde du corps. Les guillemets d’ironie ne sont jamais bien loin.(…) Quand les intellectuels britanniques décrient ou rejettent le terme d’intellectuel, ils ne font parfois qu’exprimer l’aversion de l’empirisme britannique pour certaines formes de théorisation plus abstraite, chères à l’Europe continentale. C’est un peu ce que voulait dire George Orwell, quand, dans une correspondance privée, il qualifiait Jean-Paul Sartre de “baudruche”. (…) Mais les faits sont là, et invoquer “les faits” est bien sûr un trope classique d’intellectuel anglais : la Grande-Bretagne a aujourd’hui l’une des cultures intellectuelles les plus riches d’Europe. Ici bien plus qu’en France, patrie des intellectuels**, les idées, la politique, les livres font naître des débats authentiques, solides, créatifs, touchant un large public. La rive sud de la Tamise est moins élégante, mais plus vivante intellectuellement que la rive gauche de la Seine. (…) Laissons le mot aux Français, nous nous contenterons de la chose. Timothy Garton Ash
A quand une fonction de reconnaissance automatique de muflerie ou d’imposture intellectuelle sur Facebook ou Google?
En ce 62e anniversaire (le 8 juin en fait, le 13 aux EU) de la sortie, en pleine guerre froide, du roman d’anticipation du britannique George Orwell (1984) …
Qui, après les dissidents soviétiques Zamiatine ou Ayn Rand et fort de son expérience du communisme lors de la Guerre d’Espagne et pendant que ses petits camarades de Cambridge trahissaient sans le moindre srcupule leur propre patrie, décrivait en fait, dans cette version noire du Meilleur des mondes de Huxley et derrière une société totalitaire sous le regard du Grand Frère omniprésent stalinien, le rêve secret de l’intelligentsia occidentale de l’époque …
En ces temps où, à l’instar de l’élu démocrate de New York Anthony Weiner, chacun peut mesurer les risques des possibilités chaque jour un peu plus poussées de nos réseaux dits sociaux (révélations forcées de l’identité d’usagers, injonctions) ou de nos commerçants en ligne (effacement à distance, par Amazon il y a deux ans pour des raisons de droits, de centaines de versions numériques achetées légalement de notamment La Ferme des Animaux et de 1984) …
Et où, sur fond de novlangue politiquement correcte devant le premier « printemps arabe » venu, certains se réjouissent déjà bruyamment de la désoccidentalisation du monde …
Pendant que suite aux frasques de nos puissants, nos BHL nationaux se sont à nouveau surpassés pour rappeler à la planète entière les sommets de muflerie que peuvent atteindre nos intellectuels …
Retour, avec l’historien et politologue britannique Tymothy Garton Ash, sur le souci quasi-viscéral de l’expérience ordinaire, des faits et du réel des meilleurs de ses compatriotes à la Orwell contre l’abstraite théorisation de nos imposteurs à la Sartre ou à la BHL …
QU’EST-CE QU’UN INTELLECTUEL ?
La pensée, une manie française
Les Britanniques détestent passer pour des intellectuels et se moquent volontiers des beaux parleurs français. La culture du débat est pourtant bien plus vivante à Londres qu’à Paris, juge l’historien et politologue anglais Timothy Garton Ash.
The Guardian
traduit par Courrier international
24.05.2006
La personne assise à côté de vous est-elle un(e) intellectuel(le) ? Et vous-même ? Ou bien fuyez-vous cette étiquette comme la peste ? L’autre soir, j’ai demandé à un commentateur qui est à mes yeux le type même de l’intellectuel britannique s’il se considérait comme tel. J’ai vu passer une lueur d’inquiétude derrière ses lunettes, puis il m’a répondu : “Non, jamais de la vie !” Et pourquoi pas ? “Parce que j’ai peur d’être atteint du syndrome de l’imposteur.”
Dans son excellent livre Absent Minds : Intellectuals in Britain* [Esprits absents : les intellectuels en Grande-Bretagne], l’historien des intellectuels Stefan Collini retrace cette longue tradition britannique de déni. Des gens qui, dans d’autres pays, seraient qualifiés d’intellectuels refusent de reconnaître qu’ils le sont. Ce que Collini appelle la “thèse de l’absence” voudrait que, contrairement aux Français, aux Polonais ou aux Autrichiens, nous n’ayons pas d’intellectuels. Les intellectuels commencent à Calais. “Intellectuel britannique” serait un oxymore, une contradiction dans les termes, au même titre que “bombe intelligente”. L’anglais parlé regorge d’épithètes un peu péjoratives ou moqueuses : egghead [tête d’œuf], highbrow [grosse tête], boffin [expert], telly don [intello médiatique]. Le qualificatif “soi-disant” accompagne le mot “intellectuel” comme un garde du corps. Les guillemets d’ironie ne sont jamais bien loin.
Collini affirme à juste titre que nous nous faisons des idées fausses sur nous-mêmes. A cet égard, comme à bien d’autres, nous sommes moins exceptionnels et plus européens que nous ne voulons bien l’admettre. Mais que cela signifie-t-il d’être un intellectuel ? Collini distingue trois sens différents. Premièrement, le sens subjectif, personnel : quelqu’un qui lit beaucoup, s’intéresse aux idées, s’adonne à la vie de l’esprit. C’est ce qu’on a en tête lorsqu’on dit d’un ami ou d’un parent qu’il est “un peu intello”. (Généralement, c’est dit sans méchanceté, cela désigne une marotte, un passe-temps inoffensif.) Vient ensuite l’acception sociologique : l’intelligentsia en tant que classe, ce qui peut s’appliquer à tous les diplômés de l’université. Mais cet emploi sociologique n’a jamais vraiment pris en Grande-Bretagne, contrairement à ce qu’il en est en Europe centrale et orientale, où il s’inscrit dans la grille de lecture courante. Enfin, et c’est l’aspect le plus important, le terme d’intellectuel recouvre un rôle culturel, que Collini tente de définir très précisément. Dans ce sens, un intellectuel est d’abord quelqu’un qui a atteint un certain niveau de création, d’analyse ou de recherche, puis qui se sert des médias et autres canaux d’expression pour intervenir sur des sujets qui intéressent un large public, aux yeux duquel il devient une référence – ou du moins une figure, une voix reconnue. La définition que j’avais tenté de donner il y a quelques années lors d’un débat avec des intellectuels tchèques n’en était pas très éloignée : “Un intellectuel est un penseur ou un écrivain qui intervient dans le débat public sur des sujets politiques, au sens le plus large du terme, tout en s’abstenant délibérément de rechercher le pouvoir.” Pour moi, ce dernier critère est très important, même s’il est rejeté par des intellectuels comme Václav Havel, qui se sont lancés dans la politique avec un grand P.
Depuis les années 1980, nous désignons ces personnes sous l’appellation d’“intellectuels publics”, une expression qui nous vient des Etats-Unis. Mais, si l’on entend par “intellectuel” quelqu’un qui joue le rôle décrit plus haut, alors, “intellectuel public” est un pléonasme et “intellectuel privé” un oxymore. Quelqu’un qui vit en ermite ou en reclus peut être “un peu intello”, mais la participation au débat public est le trait caractéristique de l’intellectuel au sens culturel. Le fait que l’on puisse toucher un large public seulement après sa mort vient encore compliquer les choses. Seules onze personnes ont assisté aux obsèques de Karl Marx, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’un des intellectuels politiques les plus influents de tous les temps. Il y a, pour ainsi dire, des publics posthumes.
Quand les intellectuels britanniques décrient ou rejettent le terme d’intellectuel, ils ne font parfois qu’exprimer l’aversion de l’empirisme britannique pour certaines formes de théorisation plus abstraite, chères à l’Europe continentale. C’est un peu ce que voulait dire George Orwell, quand, dans une correspondance privée, il qualifiait Jean-Paul Sartre de “baudruche”. Comme le dit le poète James Fenton dans son Manila Manifesto, “nous disons à la France : Aut tace aut loquere meliora silentio – si tu n’as rien d’intéressant à dire, tais-toi.” “Où est la substance ?” se demandent les Anglo-Saxons à propos de Jacques Derrida, Louis Althusser ou Martin Heidegger. Mais ce n’est là que le choc de différentes traditions intellectuelles. Et puis, généralement, plus on est à droite sur l’échiquier politique britannique, plus on est suspicieux vis-à-vis des intellectuels. Les communistes britanniques étaient heureux d’avoir leurs “intellectuels du Parti” (ce qui explique l’hostilité d’Orwell à cette étiquette), tandis que l’historien et journaliste conservateur Paul Johnson, grand intellectuel s’il en fut, a consacré un livre entier à dire tout le mal qu’il pensait des intellectuels.
Mais les faits sont là, et invoquer “les faits” est bien sûr un trope classique d’intellectuel anglais : la Grande-Bretagne a aujourd’hui l’une des cultures intellectuelles les plus riches d’Europe. Ici bien plus qu’en France, patrie des intellectuels**, les idées, la politique, les livres font naître des débats authentiques, solides, créatifs, touchant un large public. La rive sud de la Tamise est moins élégante, mais plus vivante intellectuellement que la rive gauche de la Seine.
Aucun autre pays du monde, à part les Etats-Unis, ne compte autant de think tanks. Il ne se passe pas un mois sans qu’il y ait un nouveau festival littéraire où les gens font la queue pour écouter une cohorte d’eggheads et de boffins. Nous avons les meilleures universités d’Europe, et certains professeurs britanniques se débrouillent pour échapper aux griffes quasi soviétiques de l’horrible Research Assessment Exercise [Programme d’évaluation national de la recherche] et autres cauchemars bureaucratiques pour partager leur savoir avec un large public. Nous avons la BBC, et notamment BBC Radio, pour les y aider. En présentant ses projets pour l’avenir de la BBC à la mi-avril, son directeur général, Mark Thompson, a réaffirmé son engagement en faveur du troisième des grands principes de lord Reith [le premier directeur de la BBC] – “instruire” (les deux premiers étant “informer” et “divertir”).
Nous avons des maisons d’édition commerciales qui parviennent à faire découvrir des œuvres sérieuses à un vaste lectorat. (La situation de nos librairies n’est guère réjouissante, mais heureusement on peut toujours se rabattre sur le site d’Amazon.) Nous avons des revues intellectuelles de premier ordre : Prospect, The Times Literary Supplement, The Guardian Review, The London Review of Books, OpenDemocracy, et j’en passe. Grâce à l’anglais et à l’intensité des échanges culturels transatlantiques, nous sommes également en prise directe avec les grands débats qui ont lieu non seulement aux Etats-Unis mais dans l’ensemble du monde anglophone. Internet et la blogosphère offrent des possibilités extraordinaires à toute personne pensante qui veut faire ses premiers pas d’intellectuel (public). Si l’on a quelque chose d’intéressant à dire, on rencontrera toujours son public – et pas seulement un public britannique, mais mondial.
En somme, les intellectuels britanniques ne se sont jamais aussi bien portés. Alors, qu’importe qu’ils continuent à nier leur propre existence ? C’est peut-être même un garde-fou utile contre cette suffisance que l’on trouve parfois chez les intellectuels d’Europe continentale – contre la tentation de devenir un Bernard-Henri Lévy, pour ainsi dire. Laissons le mot aux Français, nous nous contenterons de la chose.
* Ed. Oxford University Press, 2006.
** En français dans le texte
Politique et littérature (1)
Agone
jeudi 8 avril 2010
Changement-socialImpérialismeLittératureOrwell-GeorgePacifisme
À propos de l’édition en France de George Orwell
À l’occasion de la parution des Écrits Politiques de George Orwell, cet entretien revient sur la manière dont Jean-Jacques Rosat a engagé une réflexion sur les relations entre expérience politique et littérature à partir de l’œuvre de l’auteur de 1984.
Après avoir édité, en 2006, La Politique selon Orwell de John Newsinger, puis les chroniques À ma guise (en 2008), les éditions Agone récidivent cette année avec un ensemble de textes inédits en français sous le titre Écrits Politiques. Peux-tu nous dire deux mots sur ce qui motive ce projet éditorial ?
En ce qui concerne Orwell, notre but est double. Il s’agit d’abord de rendre accessibles en français un certain nombre de textes qui ne l’étaient pas encore, c’est-à-dire de poursuivre et de compléter tout le travail déjà effectué par les éditions Champ Libre (aujourd’hui Ivréa). C’est essentiellement cet éditeur qui a permis, à partir des années 1980, de faire découvrir au public français les récits et témoignages d’Orwell comme Le Quai de Wigan ou Hommage à la Catalogne. Jusqu’alors, seuls 1984 et La Ferme des animaux étaient connus, et tout leur travail éditorial, notamment la publication des Essais, articles et lettres en quatre volumes, a permis de faire découvrir la richesse et le niveau de la réflexion politique d’Orwell – jusqu’alors étiqueté de manière un peu réductrice comme « romancier anti-totalitaire ». Notre projet éditorial se situe dans cette continuité, et c’est ce qui a motivé la publication de l’intégralité des chroniques À ma guise dans Tribune, le journal de la gauche du parti travailliste de l’époque, entre 1943 et 1947, ainsi qu’une quarantaine de textes inédits en français et, pour certains, écartés de l’édition des Essais… par la veuve d’Orwell, qui ne les trouvait pas assez « chics » ou politiquement trop militants… L’intérêt de ces écrits, c’est qu’ils permettent de se faire une idée beaucoup plus précise de la trajectoire politique d’Orwell, depuis les premiers textes publiés dans la revue de Barbusse en 1928, jusqu’aux correspondances, dans lesquelles Orwell revient sur le sens de 1984.
Ce qui m’amène à notre deuxième objectif, à savoir contribuer à faire découvrir Orwell comme un classique de la pensée politique du XXe siècle, au même titre qu’un Gramsci ou qu’une Hanna Arendt. Pour donner à ses écrits toute leur dimension, il faut d’abord un vrai travail de contextualisation, ce que nous avons essayé de faire, sous la forme de notes, de glossaires, d’un rappel des circonstances historiques de leurs publications, tout ceci nécessitant de revisiter, au passage, l’histoire politique anglaise assez largement méconnue. Cela requiert, ensuite, un travail de caractérisation de la place d’Orwell en tant que penseur et militant politique. Le livre de Newsinger permet ainsi de comprendre les liens très étroits qu’Orwell entretenait avec les milieux de la gauche radicale, qu’il s’agisse de l’ILP britannique, du POUM espagnol, des anciens communistes exilés en Grande Bretagne qui composaient la majeure partie de la rédaction d’un journal comme Tribune, mais aussi avec ce qu’il est convenu d’appeler appelle le « trotskisme littéraire » américain, c’est-à-dire notamment Partisan Review[1]. Il permet également de comprendre le soutien sans ambiguïté qu’il apporte au gouvernement travailliste en 1945 – ce dernier, faut-il le rappeler, n’ayant pas grand-chose en commun avec le New Labour que nous connaissons aujourd’hui. Au fond, Orwell se situe à la croisée de la gauche du parti travailliste et des socialistes révolutionnaires. Le tout, sans aucune forme de sectarisme ; ce qui le conduit par exemple à créer, en 1945, un comité de soutien aux prisonniers politiques du monde entier avec des militants anarchistes. L’intérêt de toutes ces connexions politiques, c’est qu’elles apportent évidemment un éclairage nouveau sur les œuvres littéraires d’Orwell et sur le sens de sa critique du totalitarisme.
Dans les Écrits Politiques, les textes retenus balaient toute un série de thèmes peu connus, depuis la critique du colonialisme, en passant par les débats sur le pacifisme de l’entre-deux-guerres, jusqu’à ses réflexions sur le patriotisme révolutionnaire et sur la critique des intellectuels. À travers tous ces thèmes se dessine une conception très originale du socialisme, ainsi qu’une analyse aïgue du rôle néfaste exercé par certains intellectuels sur le mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est à partir de ces deux positions, spécifiquement « orweliennes », que prennent sens les textes de 1984 ou de La Ferme des animaux. J’aimerais que tu nous parles de ces thématiques et du rôle qu’elles jouent dans la trajectoire d’Orwell.
Un des textes qui ouvrent le recueil porte sur le colonialisme, plus précisément sur l’exploitation des populations birmanes par les Britanniques. Pourquoi ? Parce que le colonialisme, c’est la première expérience politique d’Orwell, celle qui va le conduire à remettre en cause toute son éducation et sa vision du monde d’un fils de haut fonctionnaire anglais. Cette notion d’expérience vécue est très importante pour comprendre Orwell, qui présente la particularité de ne pas être un écrivain théorique. Toute la pensée politique d’Orwell s’appuie toujours sur des expériences personnelles, et il considère que tout engagement politique doit être relié à des expériences de ce genre. Une conséquence de cela, c’est qu’Orwell n’est pas un écrivain « chic » ou un virtuose du concept, ce qui explique sans doute en partie les difficultés de réception de son œuvre dans un pays comme la France.
Pour revenir à l’expérience coloniale, il faut rappeler le contexte : Orwell est issu d’une famille colonialiste et, après ses études effectuées dans la prestigieuse public school d’Eton, il se destine d’abord à une carrière de policier en Birmanie. Il a alors une vingtaine d’années. Cinq ans plus tard, il quitte la Birmanie profondément écœuré par le système colonial, qu’il considère désormais comme un système pourrissant absolument tous les rapports humains, qu’il s’agisse, bien entendu, des rapports entre colons et colonisés, mais aussi des rapports entre les colons eux-mêmes. C’est cette expérience qui est racontée dans Une histoire birmane. Elle va jouer un rôle déclencheur chez Orwell, car c’est à partir de là qu’il décide de partager l’existence des vagabonds dans les capitales européennes, ce qui donnera lieu à Dans la dèche à Paris et à Londres.
Pour lui, l’expérience coloniale, c’est d’abord l’expérience de la violence. Orwell la résume par une formule sur laquelle il n’est jamais revenu : « L’un maintient l’indigène à terre pendant que l’autre lui fait les poches.[2] » Il n’y a qu’une solution pour sortir de ce système : l’indépendance des colonies. Ce programme d’indépendance est aussi assumé, de manière plus ou moins verbale, par la gauche anglaise. Mais ce que critique Orwell, c’est justement ce verbalisme, dans la mesure où aucun représentant travailliste ne prend le risque d’expliquer vraiment quelles seraient les conséquences exactes d’une telle indépendance sur le niveau de vie britannique, y compris sur celui de la classe ouvrière. À tort ou à raison, Orwell pensait que la décolonisation et la fin de l’Empire britannique auraient nécessairement des conséquences directes sur le niveau de vie du peuple britannique et il reprochait aux représentants travaillistes de manquer de courage et d’honnêteté en n’abordant la question de la décolonisation que sous l’angle très abstrait de la solidarité internationale entre les travailleurs. Ce faisant, ils esquivent bien sûr la question de savoir dans quelle mesure la classe ouvrière anglaise est elle-même impliquée dans le système colonial ; ce qui, une fois de plus, revient à déconnecter les discours politiques des actes quotidiens en se payant de mots ou d’illusions.
De ce point de vue, il faut noter qu’Orwell a toujours manifesté un certain scepticisme à l’égard de l’idée d’internationale prolétarienne, ou, plus exactement, à l’égard des effets politiques d’une telle idée, dont il a pu apprécier les limites au moment de la révolution espagnole. Mais cela vaut aussi, selon Orwell, à propos de la question coloniale : le coolie indien ne peut pas se sentir solidaire de l’ouvrier britannique et, dans une certaine mesure, il a parfaitement raison de percevoir l’ensemble du peuple britannique comme un exploiteur. Avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Orwell signe ainsi des textes dans lesquels il dit comprendre que les nationalistes indiens soient prêts à s’allier avec le Japon contre la Grande-Bretagne. Il ne sert alors à rien d’invoquer la solidarité prolétarienne mais plutôt de montrer en quoi l’impérialisme japonais serait encore bien pire pour la cause indienne que l’impérialisme britannique[3].
Les textes publiés présentent également une critique récurrente des positions pacifistes développées par toute une frange de la gauche radicale à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. Les motivations de ce pacifisme peuvent être diverses, soit qu’il s’agisse d’une position de conviction, comme c’est le cas chez certains anarchistes anglais, ou encore d’une position « classiste » renvoyant dos à dos l’impérialisme des « démocraties » occidentales à celui de leurs adversaires totalitaires. Cette question est également traversée par les débats qui portent sur l’antifascisme et la stratégie du Front Populaire, à l’égard de laquelle les instructions du Komintern vont varier au gré des intérêts de la politique étrangère de Staline, ce qui conduit les communistes occidentaux à louvoyer entre « pacifisme révolutionnaire » et « antifascisme belliciste ». Partant d’une position plutôt pacifiste, Orwell va, de son côté, adresser des critiques de plus en plus virulentes à l’égard de ceux dont il considère qu’ils refusent de regarder en face le danger hitlérien au nom de leurs convictions idéologiques ou de leur opportunisme politique…
Entre 1936 et 1938, Orwell est effectivement plutôt pacifiste ou, plus précisément, antimilitariste. Il partage la vision d’une guerre à venir entre impérialismes concurrents. Pour autant, cette analyse ne l’empêche pas de partir combattre en Espagne dans les milices du POUM !… De même, il est plutôt méfiant à l’égard de l’idée de Front Populaire, en particulier à l’égard de la forme qu’il pourrait prendre en Grande-Bretagne, où, contrairement à ce qui s’est passé en France, il semble se mettre en place à partir d’une alliance entre Churchill et les communistes contre l’Allemagne, le tout dans l’intérêt de Staline. Or, à cette époque, il est déjà ouvertement en désaccord avec l’opportunisme politique des communistes et leur subordination aux intérêts de l’Union Soviétique.
Ce qui va le conduire à évoluer sur la question du pacifisme, ce sont les accords de Munich, puis le pacte germano-soviétique. À la suite de Munich, il quitte l’ILP, qui a salué les accords, une organisation où il a pourtant fait sa formation politique et à laquelle il a adhéré en rentrant d’Espagne pour briser l’isolement et l’omerta dont il est victime, en tant que compagnon de route du POUM, de la part des staliniens britanniques mais aussi de la gauche institutionnelle (Orwell découvre alors la manière dont les mécanismes totalitaires de calomnie, de discrédit, et d’isolement peuvent parfaitement fonctionner à l’intérieur d’un pays « libre ».) Mais ce qui va le faire vraiment basculer, c’est la signature du pacte germano-soviétique. Dès lors, toutes les prises de positions pacifistes seront constamment dénoncées pour leur manque de réalisme.
Pour comprendre le sens que ce terme prend sous la plume d’Orwell, il faut évidemment distinguer deux sens très différents du terme de « réalisme », selon qu’il désigne l’attitude qui consiste à regarder les faits en face et à ne pas se raconter d’histoires ; ou selon qu’il désigne l’attitude qui consiste à s’incliner devant ces faits et devant les puissances qui les produisent. S’il se réclame constamment de la première, Orwell n’a, en revanche, pas de mots assez durs pour cette deuxième forme très répandue de « réalisme », celle qui soutient que la politique n’est, au fond, qu’une affaire de rapports de force. Dans ce cas, il convient plutôt de parler de cynisme ; et c’est cette attitude qu’Orwell attribue aux communistes staliniens, mais aussi à la plupart des intellectuels socialistes, profondément fascinés, selon lui, par le pouvoir. Le « réalisme » dont se réclame Orwell est ainsi opposé à toute forme de fatalisme historique, ce qui constitue une des originalités et aussi, me semble-t-il, un des intérêts de sa position. C’est sur cette base qu’il va critiquer le pacifisme de principe de certains anarchistes britanniques, qui, selon lui, ne voient pas que, si Hitler gagne la guerre, toute révolution devient rigoureusement impossible pour des années.
La guerre s’engageant, Orwell va ainsi développer une position dite du « patriotisme révolutionnaire », à travers laquelle il cherche à transposer, en Grande-Bretagne, la ligne défendue par le POUM en Espagne. Cette ligne consistait à défendre l’idée selon laquelle il ne pouvait y avoir de révolution si on perdait la guerre contre les fascistes, et qu’il ne pouvait y avoir de victoire sur les fascistes sans en passer par une révolution. Rétrospectivement, la deuxième partie du programme peut paraître évidemment un peu naïve. Mais il faut se replacer dans le contexte du désastre de Dunkerque qui, aux yeux de beaucoup d’observateurs, illustre l’incapacité foncière de la classe dirigeante britannique à gagner la guerre. Dès lors, celle-ci devient du même coup l’occasion de balayer cette classe dirigeante par un vaste mouvement populaire. C’est dans cette perspective qu’Orwell va fonder une collection de livres destinés à explorer les voies d’un socialisme à l’anglaise, qui soit à la fois radical et populaire, tout en respectant les traditions démocratiques de la Grande-Bretagne. C’est dans cette veine qu’il écrit, par exemple, Le Lion et la Licorne.
Le levier de ce mouvement révolutionnaire, Orwell le voit alors dans le corps de la Home Guard. Ce corps d’armée est constitué uniquement de volontaires accourus en masse après la défaite de Dunkerque, dans le but de constituer une sorte de milice territoriale, à l’appel du gouvernement conservateur. Cet appel avait donné lieu à un véritable raz-de-marée, dans lequel Orwell voit un enjeu politique majeur. La question est alors pour lui de savoir si on a potentiellement affaire à une sorte de milice pré-fascisante, comme le dénonce une bonne part de la gauche anglaise, ou si on affaire à une milice démocratique embryonnaire, sur le modèle de celles qui se sont constituées en Espagne au moment du coup d’État. C’est pour hâter la deuxième évolution qu’Orwell, fort de son expérience de guérilla en Espagne, s’engage résolument dans la formation militaire des volontaires, en interpellant la gauche radicale anglaise par des titres comme « La Home Guard et vous : question aux démocrates chimériques et aux vrais démocrates »[4]. Orwell reconnaîtra en 1944 avoir fait une erreur de diagnostic en estimant pré-révolutionnaire la situation britannique en 1940 et 1942, notamment par sous-estimation des capacités de la classe dirigeante et de son représentant le plus illustre, Churchill.
En dépit de cette erreur d’analyse, c’est bien cette réflexion sur le « patriotisme révolutionnaire » qui va, de manière plus générale, l’amener à préciser ses propres conceptions sur le socialisme.
Oui. C’est au cours de cette période qu’il va être amené à préciser ses propres conceptions d’un socialisme « à l’anglaise ». Ces conceptions reposent finalement sur quelques axes assez simples. Le premier consiste à définir le socialisme comme un large mouvement populaire et non comme l’intervention de quelque avant-garde que ce soit. Ce qui est ici visé, c’est évidemment la conception léniniste, mais également toutes les formes d’expertise « politique », pour le bien du peuple et à sa place, portées par les intellectuels socialistes ou socialisants, comme ceux qui forment la société fabienne en Grande-Bretagne[5]. Le deuxième axe consiste, pour Orwell, à identifier le socle social d’un tel mouvement dans une alliance entre la classe ouvrière et les nouvelles classes moyennes, qu’Orwell considère comme des acteurs indispensables pour gagner la guerre mais aussi pour faire la révolution. Le troisième point consiste, et il s’agit, aux yeux d’Orwell, d’une évidence, à collectiviser la terre et l’industrie. Il s’agit également de supprimer les public schools, justement parce que, contrairement à ce que leur nom suggère, elles ne sont absolument pas publiques et constituent une machine de reproduction sociale des élites parfaitement incompatible avec le socialisme. Orwell propose ensuite d’instituer une échelle des revenus ne dépassant pas un ratio de un à dix. Il est en effet convaincu de l’existence de seuils au-delà desquels les différences de revenus font que les individus ne vivent tout simplement plus dans le même monde, et ne partagent plus d’expérience commune. Enfin, tout avènement du socialisme en Grande-Bretagne doit accorder immédiatement l’indépendance aux colonies de l’empire.
Pour mener à bien un tel programme, profondément influencé par son expérience espagnole, Orwell espère d’abord la constitution d’un mouvement politique qui déborderait le parti travailliste. Mais ce mouvement ne verra pas le jour, et à partir de 1943-1944, Orwell se rapprochera alors de la gauche du parti travailliste.
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Propos recueillis par Jean-Mathias Fleury pour L’Émancipation syndicale et pédagogique (n° 7, mars 2010).
Politique et littérature (2)
Agone
le jeudi 8 avril 2010
Critique-des-intellectuelsLittératureOrwell-George
À propos du rôle des intellectuels selon George Orwell
Dans la deuxième partie de cet entretien, Jean-Jacques Rosat revient sur quelques-uns des thèmes principaux de l’œuvre d’Orwell, dont la soumission de la politique à la morale et la place centrale, chez lui, que prend le sens commun.
Ce qui est un peu déroutant avec les positions défendues par Orwell, c’est qu’elles échappent assez largement aux grilles d’analyse habituelles. Par certains côtés, il adopte des positions très radicales, mais par d’autres il semble plutôt défendre une forme de réformisme plus modéré. En particulier, il est assez difficile de le faire rentrer dans le débat qui oppose habituellement les partisans du réformisme à ceux de la révolution. De même, il ne consacre en définitive pas beaucoup d’analyses aux modalités de la socialisation des moyens de production proprement dite, alors qu’il s’agit d’une question très débattue dans l’histoire du mouvement ouvrier. Bref, il reste assez insaisissable. En mettant les choses au mieux, on dira qu’il s’agit d’une preuve d’indépendance intellectuelle, mais n’est-ce pas aussi le signe d’une certaine ambiguïté ?
Je ne sais pas s’il faut parler d’ambiguïté. Ce qui est sûr, c’est qu’il construit ses propres conceptions politiques à l’écart des cadres conceptuels dans lesquels se discutent habituellement les problèmes du socialisme. Il ne faut pas perdre de vue qu’Orwell met du temps avant de se dire socialiste. Il ne revendique l’étiquette qu’à partir de 1936, c’est-à-dire neuf ans après son départ de Birmanie. Et encore, c’est une adhésion qu’on pourrait dire « désenchantée » car elle ne l’empêche pas de penser que le socialisme, au fond, a échoué. Il a été défait par le fascisme, détourné et corrompu par les staliniens, édulcoré par les renoncements social-démocrates. Ce qu’Orwell revendique du socialisme, c’est une exigence fondamentale de solidarité égalitaire, c’est-à-dire une aspiration somme toute assez élémentaire, qui conduit d’emblée à une certaine forme de désenchantement (ce qui ne signifie évidemment pas pour lui une quelconque forme de découragement ou de renoncement).
Les raisons des échecs répétés du socialisme tiennent, selon Orwell, à ce qu’il se présente le plus souvent comme un programme impulsé « d’en haut » et non comme un mouvement démocratique « d’en bas ». De ce point de vue, les partis d’avant-garde sont à mettre dans le même sac que les socialistes technocratiques fabiens qui conseillent alors le parti travailliste et se pensent explicitement comme des leaders intellectuels. On trouve ainsi chez Orwell une critique des avants-gardes révolutionnaires mais aussi du réformisme technocratique et des think tanks avant l’heure. Le point commun entre les deux, qui tient, selon Orwell, à leur origine intellectualiste, consiste à présenter le socialisme comme un ensemble de mesures imposées aux classes dominées. Et c’est cette ambition programmatique autoritaire qui suscite l’hostilité constante d’Orwell, qu’il s’agisse de ses échanges avec les travaillistes anglais ou de son analyse de la révolution russe dans La Ferme des animaux.
Pour Orwell, le problème numéro un auquel se trouve confronté le socialisme, ce sont les structures de domination internes au mouvement socialiste lui-même. Et c’est ce qui explique l’organisation sociale hiérarchisée en trois classes décrite dans 1984. En bas de la hiérarchie, il y a le peuple plus ou moins laissé à lui-même, puis on trouve le Parti, qui fait tourner les rouages de la machine et, au sommet, il y a le Parti Intérieur, qui n’est pas constitué de ploutocrates ou de tyrans égocentriques mais d’intellectuels. Orwell éprouve une méfiance viscérale à l’égard du goût pour l’ordre et la hiérarchie, selon lui latent chez beaucoup d’intellectuels préoccupés de politique.
On pourrait lui répondre, c’est un argument classique, que le mouvement socialiste a toujours été conduit à se hiérarchiser et à imposer une certaine discipline sous la contrainte de pressions extérieures : la famine ou la guerre, qu’il s’agisse de la Russie ou de l’Espagne. En ce sens, les dérives pointées par Orwell résulteraient de contraintes stratégiques.
Je pense qu’Orwell aurait répondu que l’imposition de hiérarchies et d’une discipline de fer ont toujours été plutôt destinées à l’interne, plutôt qu’au combat contre les forces de la réaction… Ce qui le conduit à penser de la sorte, c’est, là encore, son expérience espagnole : ce qui sauve la République en 1936, ce n’est pas une organisation hiérarchisée ou militarisée, c’est le soulèvement du peuple contre le putsch franquiste.
Est-ce qu’on ne peut pas lui reprocher de passer un peu vite sur les questions d’organisation de la production, comme s’il s’agissait à ses yeux de questions secondaires, finalement moins importantes que le respect des aspirations morales égalitaires du socialisme ?
Il me semble que la question ne porte pas, chez lui, sur des aspirations purement morales mais bien sur le projet politique du socialisme en tant que tel. Orwell est convaincu que le socialisme ne peut pas être défini seulement par la collectivisation des moyens de production. Ou, plus exactement, il comprend très vite qu’on peut parfaitement avoir une collectivisation des moyens de production et une oligarchie. Après la crise de 1929, beaucoup pensent que le capitalisme libéral est définitivement dépassé et se tournent alors vers les différentes théories de planification économique et de collectivisation de la production. Les réserves d’Orwell ne portent alors non pas sur la planification ou sur la collectivisation en tant que telles mais sur l’approche fondamentalement théoricienne qu’elles proposent du socialisme. À ses yeux, la question n’est pas, en politique, d’avoir la bonne théorie économique ou historique, mais plutôt l’attitude juste.
C’est en ce sens qu’il y a bien une dimension morale irréductible dans le socialisme – dimension, pour le coup, occultée par le léninisme, mais aussi, plus généralement, par le marxisme. En cherchant d’abord à confirmer la théorie, le socialiste « scientifique » perd de vue les faits et l’expérience directe des phénomènes. Cela le conduit à des erreurs politiques manifestes, persuadé qu’il est de ce que le capitalisme creuse sa tombe en toutes circonstances ; et incapable, par exemple, de comprendre ce que l’émergence des nationalismes ou celle du nazisme ont de radicalement nouveau. En la matière, Orwell le répète à de nombreuses reprises, il est tout simplement erroné et naïf de croire qu’Hitler est seulement un pion de Thyssen et des capitalistes allemands. Ce que l’essor du nazisme va montrer, c’est que c’est bien plutôt l’inverse qui est vrai.
Ce souci de faire primer l’expérience ordinaire sur la théorie pour penser les questions politiques contribue à rendre Orwell inclassable. Certains interprètent sa position comme une forme de rejet radical de l’establishment mais aussi de la pensée socialiste traditionnelle, ce qui le rapprocherait d’une forme d’anarchisme tory, quelque chose comme une sorte de populisme à la fois radical dans son rejet des élites et conservateur dans sa méfiance à l’égard des grandes visions refondatrices, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires.
Oui, ce rejet de la théorie est probablement un handicap en ce qui concerne la réception et la compréhension de son œuvre, en particulier dans un pays comme la France, où on est plus habitué à identifier les auteurs à partir de leurs options théoriques. Mais Orwell est, en tant que penseur politique, un auteur très discuté aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où il intéresse aussi bien les philosophes que les historiens – ce qui n’est pas le cas en France.
Le seul qui ait écrit sur Orwell en France ces dernières années, c’est Michéa, qui a popularisé cette formule d’« anarchiste tory ». Or, concernant Orwell, la formule est, à mon sens, passablement fausse. Parce qu’elle ne tient absolument pas compte de l’itinéraire politique que nous venons d’évoquer. La formule désigne à l’origine les membres, minoritaires, du parti tory opposés à l’impérialisme britannique ; et Orwell semble bien se l’être appliquée en boutade, dans la première moitié des années 1930. Dans ses écrits, il ne l’emploie qu’une fois, bien plus tard, en 1946, dans un texte consacré à Swifft, l’auteur des Voyages de Gulliver – qui est d’ailleurs une des références explicites d’Orwell dans 1984. Orwell l’utilise alors précisément pour marquer ses distances à l’égard de ceux qui, comme Swifft, sont à la fois très critiques à l’égard des élites et animés d’un profond mépris pour le peuple.
Dix ans auparavant, en 1936, dans Le Quai de Wigan, le texte où il explique pourquoi et comment il est devenu socialiste, Orwell raconte que lui-même a eu initialement une attitude de ce genre, c’est-à-dire qu’il s’est d’abord pensé comme un rebelle trouvant quand même que les ouvriers sont plutôt paresseux et sentent mauvais… Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est assez largement revenu sur ces positions par la suite et que cette étiquette ne rend absolument pas justice à son œuvre.
Au sens propre, Orwell n’est d’ailleurs pas véritablement anarchiste ; et il ne l’a jamais été. Il n’est pas partisan de la suppression de l’État et considère qu’une société humaine ne peut pas se passer d’un appareil répressif minimum. Et on peut encore moins le considérer comme un tory, dans la mesure où, ce qu’il défend dans les traditions britanniques, c’est avant tout l’attachement populaire aux libertés individuelles, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le conservatisme politique. Ainsi, il suffit de lire les textes et de les remettre un tout petit peu en perspective pour voir que cette notion d’« anarchiste tory » est erronée, qu’elle ne correspond ni au propos ni aux engagements d’Orwell.
Ce qui fait, selon toi, l’originalité d’Orwell, ce n’est donc pas cette étiquette paradoxale d’anarchiste tory, finalement erronée, mais plutôt la critique qu’il adresse à une certaine forme d’intellectualisme dans laquelle il voit la racine même des pensées et doctrines totalitaires. Sans parler d’anti-intellectualisme (Orwell ne rejette jamais les intellectuels en tant que tels), on peut dire qu’il cultive une méfiance instinctive à l’égard du goût du pouvoir très répandu chez les intellectuels, et qui se traduit dans certaines manières de poser les problèmes politiques, et d’instituer certains mécanismes intellectuels de contrôle.
Il me semble, en effet, que c’est là un des aspects les plus intéressants de la pensée d’Orwell, et qu’il est indispensable à la compréhension des critiques qu’il adresse au totalitarisme. Dans le recueil que nous publions, on trouve des textes de juin-juillet 1949, dans lesquels Orwell revient sur le sens de 1984. À l’époque, et notamment aux États-Unis, on lit ce texte comme un pamphlet anti-stalinien et un roman désenchanté sur les dérives inéluctables de la révolution. Or, il est tout à fait intéressant de voir qu’Orwell conteste très explicitement cette lecture, qui est encore largement répandue aujourd’hui. Le propos du livre, précise-t-il, consiste avant tout à mettre en lumière ce fait inattendu que les idées totalitaires naissent très souvent chez des intellectuels. 1984, c’est, au fond, le rêve secret des intellectuels de gauche britanniques !…
À mon sens, ce point est tout à fait capital. Quand on pense à 1984, on pense d’abord à Big Brother, au télécran, aux procédures de contrôle – et c’est, bien entendu, parfaitement légitime. Mais le cœur du livre, ce sont avant tout les mécanismes intellectuels à l’œuvre dans ces procédures. Je pense, notamment, à ce qu’Orwell appelle le mécanisme de la « double pensée », qui permet de concevoir, avec le même degré de conviction, deux choses parfaitement contradictoires, ce qui revient à nier explicitement qu’il puisse exister des faits, indépendants de l’idéologie ou de la théorie. Je pense également à toute l’analyse qu’Orwell fait de la « novlangue », ce travail de standardisation du langage qui vise à réduire et à contrôler la pensée. Ces deux mécanismes sont, selon Orwell, beaucoup plus répandus qu’on ne le croit, y compris, bien sûr, dans des pays ou des contextes qui ne sont apparemment pas « totalitaires ».
Quiconque a fréquenté, même brièvement, une organisation politique quelconque sait à quel point la « double pensée » y est répandue. C’est même parfois presque la règle : le bon militant est celui qui est capable de nier avec conviction ce qu’il sait être vrai. Et ce qui est vrai du militant l’est aussi d’un président de la République : par exemple cette affaire, pas du tout anecdotique d’un point de vue orwellien, sur la date exacte de la présence de Sarkozy à Berlin au moment de la chute du mur. Il est possible que lui-même, ou certains membres de son entourage, soient bien convaincus qu’il était sur les lieux le jour même, tout en sachant, en réalité, que c’est complètement impossible ! Bref, le totalitarisme, selon Orwell, ce n’est pas seulement la police et le contrôle, c’est d’abord l’ambition de former les consciences et de façonner les corps. Et ce fantasme est bien, selon lui, un fantasme d’intellectuel.
En même temps, on trouve dans le recueil des Écrits politiques un texte intitulé « La révolte des intellectuels », dans lequel il discute, avec beaucoup de sérieux et de respect, toute une série d’auteurs qui vont du libéralisme à l’anarchisme, et explorent les possibilités de troisième voie entre le capitalisme du laissez-faire et le stalinisme.
Oui, et c’est pour ça qu’on ne peut pas taxer Orwell d’anti-intellectualisme. Tous les auteurs qu’il discute dans ce texte sont des intellectuels. Ceux que dénonce Orwell, ce sont les intellectuels cyniques ou ceux qu’on appelle les « compagnons de route », tous ceux qui, par fascination du pouvoir, trahissent leur fonction consistant d’abord à réfléchir à partir des faits qu’on a sous les yeux.
Dans 1984, il y a ainsi un passage dans lequel le héros s’accroche désespérément à des vérités du sens commun pour conserver sa liberté…
Oui, et à mes yeux, ce passage est décisif. Si Winston s’accroche à des vérités apparemment insignifiantes comme « 2+2=4 » ou « L’eau est mouillée », c’est parce que le totalitarisme vise justement à couper les individus de cette expérience ordinaire, de ce qu’on peut vérifier par soi-même, et qui constitue le socle de notre rapport au monde et aux autres. Ce que visent les mécanismes totalitaires, c’est l’introduction d’un écran de mots et d’images entre les individus et cette expérience du sens commun. Et il s’agit bien là d’un projet qui mobilise des intellectuels.
O’Brien, le geôlier de Winston, est bien un tortionnaire, qui exerce sur ces victimes une terreur et une coercition physique évidentes. Mais c’est aussi, et peut-être, d’abord, un philosophe. Et pas n’importe quel genre de philosophe : il défend une philosophie idéaliste et constructiviste. Quand je parle d’idéalisme, ce n’est pas au sens où il aurait de grands idéaux mais au sens où il considère que la réalité se réduit entièrement aux idées que nous formulons à son égard, qu’elle n’existe pas indépendamment de ces idées. L’enjeu consiste alors à façonner les représentations de la réalité et à convaincre que seules ces représentations existent, qu’il n’y a pas de faits indépendants. Ainsi, il soutient que le passé est entièrement construit, constructible et malléable.
Comme tous ceux qui, pour revenir à l’épisode dont on vient de parler, ont soutenu que, même si Sarkozy avait effectivement fait une « erreur » de calendrier, ce n’était au fond pas si grave, et qu’il n’y avait pas lieu d’en faire tout un plat. Ce que nous apprend Orwell, c’est, je crois, les risques gravissimes liés à ce type d’attitude, et les fantasmes démesurés qu’ils révèlent. C’est aussi pourquoi je pense qu’on a tort de rabattre le propos de 1984 sur celui tenu, par exemple, par Huxley dans Le Meilleur des mondes, où il s’agit essentiellement d’une dénonciation des risques que nous font courir le progrès des technologies. Il me semble que ce que dit Orwell, c’est que les progrès technologiques ne suffisent pas pour établir un régime policier. Un tel régime suppose aussi certains mécanismes qui sont très souvent pensés et voulus par des intellectuels.
L’autre aspect de sa critique à l’égard des intellectuels, c’est sa dimension morale. Orwell leur reproche un penchant au cynisme, auquel il oppose l’aversion de l’homme ordinaire pour les injustices, ce qu’il appelle la « décence commune ».
Oui, et c’est là, de nouveau, une conséquence de son réalisme. Au pseudo-réalisme machiavélien assumé par la plupart des intellectuels, Orwell oppose, dans de nombreux textes, le réalisme des personnages de Dickens, qui ont le plus souvent une analyse politique très pauvre mais refusent instinctivement les situations d’injustices.
Là encore, il me semble que l’expérience espagnole est très importante. Lorsqu’il raconte l’épisode des journées de mai 1937 à Barcelone (le coup de main policier, orchestré par les communistes contre les anarchistes et les affrontements violents qui ont suivi), Orwell se range instinctivement du côté des ouvriers de la CNT et du POUM sur lesquels tire la police. Pourtant, il explique ailleurs qu’il était, jusqu’à cette date, plutôt favorable à la ligne des communistes, qui consistait à dire qu’il fallait d’abord gagner la guerre avant de poursuivre la révolution. Mais lors de la liquidation du POUM et des agressions contre les anarchistes, la situation oppose avant tout des ouvriers à des flics. Et dans une situation comme celle-là, ce qui compte, c’est de s’en remettre d’abord à son propre « flair » moral plutôt qu’à des théories de RealPolitik. Pourquoi ? Parce que, comme on l’a dit précédemment, l’analyse politique est, selon Orwell, inséparable de l’analyse morale. Quitte à se faire taxer de moralisme désuet ou d’humaniste petit-bourgeois…
À ce propos, je suis retombé récemment sur le texte d’un débat qui a opposé, en 1972, Noam Chomsky et Michel Foucault[1]. À un moment, Foucault critique de manière un peu condescendante ceux qui pensent que la révolution pourrait se faire au nom de la justice, et il affirme que celle-ci ne pourra se faire qu’au nom du prolétariat. À quoi Chomsky répond que non : c’est bien la recherche de la justice qui doit est le critère, y compris par rapport à ce que font les organisations qui se réclament de la classe ouvrière. Sans entrer plus avant dans ce débat, il me semble qu’Orwell se situe très clairement du côté de Chomsky dans cette affaire. Et que c’est peut-être une des raisons pour lesquelles ils sont, l’un comme l’autre, aussi peu considérés en France…
Ta référence à des débats plus proches de nous pose la question d’une éventuelle postérité d’Orwell…
En fait, je ne suis pas si sûr que cette question de la postérité ait vraiment un sens. Dans la mesure où Orwell n’a jamais voulu laisser de doctrine, il n’est pas vraiment possible de dire qui seraient aujourd’hui ses héritiers. Il n’y a pas de théorie orwellienne. Même l’étiquette de penseur du totalitarisme colle mal. Par exemple, il n’est pas certain que le rôle des fantasmes de pouvoir des intellectuels soit aussi important dans le fascisme ou le nazisme que dans le stalinisme (même si Hitler a aussi trouvé des admirateurs chez des intellectuels comme Heidegger ou Karl Schmitt, de même que Mussolini chez les Futuristes italiens). Mais il me semble que le propos d’Orwell n’est pas de trouver un critère permettant d’identifier ou de classifier différents régimes politiques. Il n’a pas, à proprement parler, de théorie du totalitarisme ; pas plus qu’il n’a, comme on l’a vu, de véritable théorie du socialisme. Ce qui l’intéresse, c’est de travailler, de l’intérieur du mouvement, sur les faiblesses du socialisme et sur les fantasmes de pouvoir qui animent la plupart de ses théoriciens. Son travail est d’abord celui d’un militant, d’un écrivain plutôt que celui d’un théoricien. Et c’est sans doute ce type de travail qui reste d’actualité, plutôt que telle ou telle position orwellienne.
C’est un travail animé par le souci d’éviter au maximum les généralisations, pour leur préférer la recherche de tendances ou de mécanismes qui ne sont pas nécessairement très spectaculaires, un travail marqué par une très grande attention aux différents usages de la langue et aux tentatives de contrôle dont elle fait l’objet en permanence. Et c’est enfin, et peut-être surtout, un attachement inconditionnel aux faits et au réel. Parce qu’en traitant les faits de manière désinvolte on supprime toute forme d’expérience personnelle sur laquelle s’appuyer ; et on laisse alors libre cours aux purs rapports de forces et de langage, ce qui est l’assurance de voir les plus puissants et les plus habiles triompher au détriment de tous les autres.
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Propos recueillis par Jean-Mathias Fleury pour L’Émancipation syndicale et pédagogique (n° 8, avril 2010).
Notes
[1] Noam Chomsky et Michel Foucault, Sur la nature humaine [1971], Aden, 2005.
Voir également
Yves Breton : 1984 : une dystopie de la communication
Plus le mensonge est gros, plus les gens sont prêts à le croire.
Adolf Hitler
Utopie, contre-utopie et dystopie
Dans une communication intitulée La subversion du discours utopique, Roger Bozzetto définit d’abord l’utopie comme un genre littéraire spécifique: « en tant que texte, elle relève d’une analyse de la productivité littéraire, en tant que représentation d’une virtualité, présentée comme un paradigme différent de la construction du social, elle renvoie à l’analyse sociologique de l’imaginaire » (Bozetto, 1987, p. 155). En tant que récit, ses antécédents remontent aussi loin qu’à La République de Platon et à Histoire vraie de Lucien. Comme Bozzetto le fait toutefois remarquer, la spécificité de l’utopie comme genre tient dans une volonté d’inscrire l’espace utopique dans un champ référentiel commun. Ainsi, à propos de L’Utopie de Thomas More, qui peut être considéré comme le prototype du genre, Bozzetto écrit:
C’est un état idéal comme celui de Platon, mais il prend figure dans le cadre d’un récit, et accède à la représentation. C’est un lieu imaginaire, comme la Lune ou l’île des morts de Lucien, mais il est situé dans la réalité géographique de notre univers. Cette « figuration imaginaire » qu’est l’Utopie surgira en raison de l’absence d’un lieu effectif où une critique politique puisse se tenir. Elle apparaît donc comme une tentative pour communiquer, par le biais de l’imaginaire, avec la réalité sociale, en l’absence de toute autre perspective (Bozetto, 1987, p. 156-157).
De la définition de Bozzetto on peut retenir une première caractéristique importante de l’utopie, à savoir qu’elle procède d’un principe de comparaison. En fait, l’aspect critique que peut revêtir l’utopie telle qu’on la retrouve chez More ou Bacon tient précisément dans cette « coexistence » de deux univers, l’utopique et le réel, dans un même champ référentiel; l’élément temporel, futurisant des utopies, n’apparaîtra qu’au XIXe siècle avec les premières contre-utopies. Comme l’écrit Bozzetto,
cette situation [pour l’utopie], dans l’imaginaire d’un ailleurs (qui ne se présente pas comme un futur) à la fois éclaire la réalité et marque l’impossibilité d’y inscrire une action effective. Aucun modèle différent de société avec une possibilité d’être actualisé n’est alors pensable, car, et L’Utopie le montre, la base de production de la richesse demeure la même: il s’agit toujours d’agriculture, nous sommes dans l’ère préindustrielle (Bozetto, 1987, p. 157).
On retiendra, outre le principe de comparaison propre au récit utopique, deux autres caractéristiques du genre: la première concerne l’aspect idéal et clos de l’ailleurs utopique, corrélatif de la « perfection » fonctionnelle qui caractérise les relations sociales qu’on y trouve. La seconde, plus importante encore, est l’abolition de l’histoire ou, plus simplement l’idée d’un présent perpétuel où le bonheur et la satisfaction des besoins apparaissent comme des constantes. Cette abolition de l’idée de chronologie va, selon Bozzetto, jusqu’à se traduire, dans la forme même du récit utopique, par la plus ou moins grande occultation du narratif: tant que le voyageur étranger séjourne dans l’ailleurs utopique, le récit prend une structure dialogale, permettant au sage utopien d’expliquer clairement le fonctionnement de la société idéale à laquelle il appartient. Principe de comparaison donc, mais également cloisonnement géographique d’un univers — généralement difficile d’accès — et arrêt de l’histoire: ces trois caractéristiques finiront par susciter une suspicion qui s’incarnera dans la contre-utopie, mais plus encore dans ce que le XXe appellera la dystopie.
La révolution industrielle et l’avènement de la contre-utopie
L’idée de « progrès », si caractéristique de la philosophie des Lumières, trouve sa contrepartie matérielle dans la Révolution industrielle qui s’amorce au XVIIIe siècle et éclate littéralement au XIXe. La machine à vapeur devient un cheval de bataille, un cheval de fer de surcroît. L’idée de progrès prend alors la forme d’une espérance, voire dans certains cas celle de « processus inéluctable »: parce que la machine, quelle qu’elle soit, est une force de travail capable de supplanter l’homme tant en puissance qu’en rapidité d’exécution — sans compter le fait qu’elle ne nécessite, en comparaison, que peu d’entretien —, certains entrevoient le jour où personne n’aura à subir l’aliénation que représente le travail, particulièrement dans sa facture industrielle. Pour d’autres, en revanche, cette perspective est on ne peut plus incertaine et on voit donc dans la machine la possible mise au rancart de l’individu, sinon son exclusion sociale. Ainsi, concurremment à l’idée de progrès, liée au développement du capitalisme, de la société et des valeurs dites bourgeoises, se développe une alternative dont les préoccupations, outre de constituer une critique de la société bourgeoise, se situe dans une perspective historique.
Incarnée par des penseurs tels Proudhon, Marx et Engels, cette tendance prend, dans une certaine mesure, à la fois le contre-pied et le relais de l’utopisme bourgeois: contre-pied parce qu’elle postule l’implication réciproque du développement technologique et du renversement de la classe bourgeoise et relais parce qu’en tant qu’utopie, elle voit dans le succès de la révolution prolétarienne la fin de la lutte de classes et donc de l’histoire, la lutte de classes étant posée comme moteur de l’histoire: « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » (Marx et Engels, 1978, p. 33). L’utopie communiste marque par ailleurs un déplacement important au sein du registre critique propre au discours utopique: l’espace idéal se situe, non dans un axe géographique, mais dans un axe chronologique, dans le temps.
Cette innovation formelle deviendra caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler la contre-utopie, c’est-à-dire, l’utopie non-idéale: l’ailleurs ou le futur est présenté comme quelque chose de sombre, à tout le moins non souhaitable. Bien que l’on trouve déjà des tendances contre-utopiques dans certains récits du XVIIIe siècle, notamment dans le Candide de Voltaire ou dans Les voyages de Gulliver de Swift, Bozzetto considère Le monde tel qu’il sera, d’Emile Souvestre, publié en 1846 — deux ans avant le Manifeste de Marx et Engels — comme la première contre-utopie.
À partir de là, utopie et contre-utopie entretiendront un dialogue fécond, dont l’exemple idoine est l’utopie du futur Looking Backward (1888) d’Edward Bellamy, à laquelle répond et même renvoie When the Sleeper Awakes (1899) de H.G. Wells. Le cas de Looking Backward est particulièrement intéressant en ce sens qu’il reprend la perspective socialiste mais fait de l’idée de révolution quelque chose d’essentiellement technologique, de l’avènement d’une société égalitaire l’aboutissement inéluctable de l’atteinte d’un niveau élevé de progrès: l’oppression finit par devenir « inutile », voire « paralysante ».
Le XXe siècle a rapidement fait déchanter les plus optimistes. Au lieu du bonheur et de l’harmonie universels, l’humanité s’est commise dans des guerres et des atrocités sans précédent dans l’histoire. Même la Révolution communiste de 1917, en Russie, dont on attendait beaucoup, s’est rapidement transformée en machine d’épuration. On pourrait ici faire un rapprochement, entre cette idée d’épuration et l’idéal de perfection propre aux utopies: il semble même qu’épuration et perfection s’impliquent réciproquement. Ces constats tendent à montrer, comme le mentionne Marcuse, que la possibilité de réalisation de l’utopie serait la fin de l’utopie (Bozetto, 1987, p. 164). Ces contradictions de l’utopie, poussées à leur paroxysme, feront le principal objet de ce discours particulier qu’est la dystopie.
Définition et caractéristiques de la dystopie
La dystopie se distingue de la contre-utopie, non dans le rapport qu’elle entretient avec le futur, mais avec le discours utopique lui-même: elle tend à transformer en cauchemar ce qui fonde le rêve utopique, soit l’harmonie d’un système clos — qui devient la prison du conformisme absolu — et l’ahistoricité d’un perpétuel présent — où disparaissent, avec le passé, les diverses perspectives de changement ou de nouvelle harmonisation des relations entre les membres de la communauté. M. Keith Booker propose, dans son Dystopian Literature: A Theory and Research Guide, une définition de la dystopie située dans son rapport dialectique à l’utopie:
Briefly, dystopian literature is specifically that literature which situate itself in direct opposition to utopian thought, warning against the potential negative consequences of arrant utopianism. At the same time, dystopian literature generally also constitutes a critique of existing social conditions or political systems, either through the critical examination of the utopian premises upon which those conditions and systems are based or through the imaginative extension of those conditions and systems into different contexts that more clearly reveal their flaws and contradictions (Booker, 1994, p. 3).
Le paradis cauchemardesque serait donc déjà en germe dans le récit utopique lui-même et cela apparaît clairement lorsqu’on y considère le traitement réservé aux « déviants », à la divergence. Bozzetto résume très bien ce côté sombre des utopies (l’absence de contestation) lorsqu’il écrit:
L’absence de narration est à mettre en relation avec l’absence d’habitants: ils n’apparaissent que pour faire de la figuration. S’il existe des déviants (que les lois et le discours utopien mentionnent) ils n’ont pas droit à la parole (ils font des histoires dans un lieu où l’Histoire est bannie par définition). […] Le résultat est une information sans faille sur le code, la carte: une sorte d’abstraction, de belle machinerie (Bozetto, 1987, p. 158-159).
On peut donc postuler un caractère totalitaire de l’utopie, corollaire quasi nécessaire — si on la pense comme une forme de postulat de réalité — à la construction d’un système clos, auto-référentiel et ahistorique. L’exacerbation de ce trait particulier, alimenté par l’histoire même de la première tranche de notre siècle, produira trois dystopies marquantes: Nous autres (1924) d’Evgeny Zamyatine, Le meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley et 1984 (1949) de George Orwell1.
Les deux dernières connaîtront un franc succès, auquel la fin du vingtième siècle n’a pas apporté de démenti. Dans une certaine mesure, 1984 cherche à répondre au Meilleur des mondes:
When he came to write his own novel about the future, Orwell departed in important ways from Huxley’s model. Shoddiness and scarcity replace the cleanliness, novelty, comfort, and efficiency of Brave New World. Victory Gin’s violent nastiness is what Oceania offers in place of soma [la drogue apaisante du roman de Huxley]. In 1984, everyone’s life is dominated by war and politics. Sexual frenzy expresses itself in the public rallies against the enemies of Oceania, in contrast to the meaningless copulating and easy pacifism of Huxley’s people. O’Brien as the invulnerable logician-priest, combining in one person unlimited power and fanatical dedication, comes from a world far different from that of Huxley’s benevolent despots (Steinhoff, 1983, p. 153-154).
Ce positionnement à l’égard du roman de Huxley n’est pas la seule influence littéraire de 1984. Certaines contre-utopies, telles When the Sleeper Awakes de Wells et particulièrement, dans la conception d’une oligarchie toute-puissante, une violente dystopie comme The Iron Heel de Jack London, influence également la composition du roman d’Orwell; le texte de London se retrouve même, dans 1984, sous une forme métaphorique, lorsque, s’adressant à Winston, O’Brien lui dit: « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement » (Orwell, 1950, p. 377).
Mais plus encore que le champ littéraire lui-même, la conjoncture socio-historique, la chute de la possibilité de toute illusion sur une éventuelle association du pouvoir et d’une morale égalitaire, la version auschwitzienne de l’assassinat de l’humanité comme concept et également l’interprétation stalinienne de l’idée de centralisation démocratique, participent à l’élaboration du cauchemar selon Orwell.
Outre le cortège d’atrocités défilant de 1915 à 1945 — ce que George Steiner a appelé « la deuxième guerre de trente ans » —, on voit également apparaître une utilisation extensive de la propagande, de la manipulation historique, le développement accéléré des technologies relatives à la transmission, la captation et le traitement de l’information. Ainsi, faisant suite au téléphone, au phonographe, aux rayons X, on retrouve la T.S.F, la radio et les radars, les premiers systèmes de téléguidage « intelligents ». La machine pensante d’Alan Turing, en 1936, est l’ancêtre des ordinateurs modernes. Avec ces inventions se pose, avec beaucoup d’acuité, la question du contrôle de l’information et, conséquemment, de la communication: contrôle social, manipulation référentielle et imposition d’une réalité. 1984 de Orwell offre une lecture particulièrement corrosive de cette époque.
1984: une dystopie de la communication
À travers l’itinéraire de Winston Smith, employé du Ministère de la Vérité en Océania, 1984 cherche à dépeindre, sur le ton propre aux romans réalistes, une dictature absolue, celle de la philosophie de l’Angsoc, incarnée par un Parti tout-puissant. Le récit se fait en trois temps: la lente marginalisation de Winston, qui devient progressivement « criminel par la pensée », « rebelle aux politiques du Parti », son aventure amoureuse avec une jeune femme, Julia, aventure qui consacre sa criminalité et, finalement, sa destruction et sa rédemption aux mains d’O’Brien, représentant du Parti.
Ce n’est pas dans sa volonté d’éradiquer le « compromis » existant entre complexité référentielle et coordination sociale que le Parti de 1984 se distingue des différentes dictatures, réelles ou imaginaires, auxquelles on pourrait le comparer mais dans la conscience qu’il a de la nature langagière et communicationnelle de cette volonté. Cela lui permet de canaliser effectivement ses énergies, de transformer l’abolition du référentiel en coordination absolue. Abolition de la référentialité et de l’Histoire, contrôle de la pensée et particulièrement de la mémoire, individuelle et collective, imposition d’une langue, le novlangue, rendant impossible le « crime par la pensée »: tous ces éléments font de 1984 une véritable dystopie de la communication.
Les principes de l’Angsoc
L’Angsoc, mot novlangue pour « socialisme anglais », sert à désigner la philosophie et les principes du Parti; les principes fondamentaux, sacrés, en sont la mutabilité du passé, le novlangue et la double pensée. Centralisant l’effort de contrôle et de perpétuation au sein de l’activité de communication, ces principes forment également, chacun à leur manière, une sorte d’envers cauchemardesque des traits principaux de l’utopie: la perfection de l’univers de l’Océania, conjuguée à l’abolition de l’histoire, rend impossible toute comparaison entre celui-ci et un ailleurs de quelque ordre que ce soit. Le « regard en arrière » se perd dans les méandres de l’éternité du présent.
La mutabilité du passé s’inscrit dans une entreprise, plus vaste, d’abolition de l’histoire en tant que récit de situation et de comparaison. Winston travaille pour le Ministère de la Vérité et sa tâche consiste à corriger le passé, c’est-à-dire les documents appartenant au passé, de façon à les rendre conformes à l’actualité, au présent des choses.
Le poids du passé, pour ainsi dire, prend la forme d’un déterminisme absolu. Le passé, l’ »histoire » ne montrent qu’une chose: l’infaillibilité présente du Parti. Cet enfermement dans un présent perpétuel — qui évoque, de façon cruellement ironique, l’un des paradoxes inhérents à l’utopie — fait dire à Winston:
Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. Je sais naturellement que le passé est falsifié mais il me serait impossible de le prouver, alors même que j’ai personnellement procédé à la falsification (Orwell, 1950, p. 221).
Le concept de double pensée, tel qu’on le retrouve dans 1984, n’est pas sans rappeler (ou annoncer!) celui de « double contrainte », défini dans les théories contemporaines de la communication, notamment chez Paul Watzlawick. Dans Une logique de la communication, on retrouve une description de la double contrainte, notamment dans ses rapports avec la manipulation et le pouvoir:
Enfin le récepteur du message [paradoxal] est mis dans l’impossibilité de sortir du cadre fixé par ce message, soit par une métacommunication (critique), soit par le repli. […] Cette situation est souvent combinée à la défense plus ou moins explicite de manifester une quelconque conscience de la contradiction ou de la question qui est réellement en jeu. Un individu pris dans une situation de double contrainte risque donc de se trouver puni (ou tout au moins de se sentir coupable), lorsqu’il perçoit correctement les choses, et être dit « méchant » ou « fou » pour avoir ne serait-ce qu’insinué que, peut-être, il y a une discordance entre ce qu’il voit et ce qu’il « devrait » voir (Watzlawick, 1972, p. 213).
La double pensée cherche toutefois à aller beaucoup plus loin, bien que ses objectifs ressemblent à ceux du message paradoxal utilisé dans une intention de contrôle et de domination: elle participe d’une entreprise circulaire d’auto-référentialité ou, formulé autrement, d’abolition de l’ancrage référentiel du langage et de la réalité qu’il produit. Elle est une forme de métacommunication qui, en raison de son principe même, cherche à détruire à la fois « métacommunication » et « repli » (pour reprendre les termes de Watzlawick): elle est le principe même d’un avortement de la métacommunication.
En ce sens, la seule attitude qu’elle exige et cherche à imposer est l’oubli, permettant une circularité absolue du discours, de la réalité, du discours sur la réalité:
Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes les deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est le gardien de la démocratie. Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le même processus au processus lui-même. Là était l’ultime subtilité. Persuader consciemment l’inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer. La compréhension même du mot « double pensée » impliquait l’emploi de la double pensée (Orwell, 1950, p. 55).
Le novlangue, finalement, constitue la pierre la plus importante de l’édifice éternel et parfait qu’entend construire le Parti. Il s’agit d’une nouvelle langue dont l’objectif clair est de réduire, d’épurer constamment le champ du dicible afin de rendre impossible la déviance, le « crime par la pensée ». Plus précisément, tout ce qui relève de la déviance, de la divergence n’aura pas de nom, sinon « crimepensée ». Dans le temps narratif de 1984, elle coexiste avec l’ »ancilangue », c’est-à-dire l’anglais (« ancienne langue »), mais on prévoit qu’elle le supplantera vers 2050.
Les objectifs du novlangue sont emphatiquement présentés par Syme, l’un des responsables de la production du dictionnaire novlangue — qui, comme le prévoyait Winston, sera « vaporisé » parce que trop intelligent:
— Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée parce qu’il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. […] Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique (Orwell, 1950, p. 79-80).
Ce qui rend cette idée du novlangue singulièrement intéressante, est qu’elle établit un lien entre la quête de l’omnipotence pure — le pouvoir pour le pouvoir — et l’épuration continue du langage, sinon la création d’un langage parfait. Lié aux autres principes de l’Angsoc, le novlangue cherche à instaurer, à fonder le caractère absolu de la réalité telle qu’énoncée, construite et modifiée par le Parti. Tout motif de comparaison, qu’il renvoie à l’environnement matériel ou chronologique, est voué au néant, que l’on pourrait poser comme postulat nécessaire à toute conception holistique, à tout postulat d’une totalité close et hermétique. Dans 1984, cependant, le néant n’est pas qu’un vulgaire concept, il fait partie de l’univers tel que le conçoit le Parti: les individus dangereux sont vaporisés, au sens où l’on fait disparaître toute trace, toute information les concernant. Ils n’ont « jamais existé ».
Le contrôle de la pensée
La tangente dominante de 1984 concerne sans doute le lien entre le contrôle du réel d’une part, le contrôle de la pensée d’autre part. Ce lien en est un de réciprocité, chaque aspect du contrôle renvoyant spéculairement à l’autre dans une sorte de mimesis permanente. Ce désir d’un rapport spéculaire, identitaire dans son principe, entre l’individu et le monde fonde l’élaboration des diverses figures faisant office de « divinités », sinon le sentiment religieux lui-même. L’originalité du roman d’Orwell consiste à dépouiller ce rapport spéculaire de ces divers déguisements afin d’en faire ressortir l’essentiel, dans sa forme et ses implications.
En effet, l’arsenal technique et idéologique sur lequel repose l’emprise du Parti sur l’Océania, le comment du pouvoir, finit par devenir clair, particulièrement lorsqu’à travers les yeux de Winston, le narrateur nous fait lire l’ouvrage d’Emmanuel Goldstein, l’éternel traître du Parti: cet ouvrage expose, avec une exhaustivité scientifique et une neutralité de ton, le fonctionnement du régime politique de l’Angsoc, son histoire, ses principes, etc.2 Mais ce livre n’a pas pour seule fin de fournir une « explication »: en décrivant, sur un registre référentiel et métacommunicationnel, l’univers océanien, il fait ressortir, de façon lancinante, la question du pourquoi du pouvoir. Comment et Pourquoi deviennent les deux faces d’un inextricable affrontement.
Le support technique du contrôle de la pensée
On peut réunir en un seul concept toute la réalité technologique présente dans le récit, soit celui de guerre. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre contre des « ennemis » — dont on sait, par ailleurs, qu’on ne les conquerra jamais: la guerre, dans 1984, oppose l’État à ses membres, le tout à ses parties. Parce qu’elle a pour fonction de détruire sciemment la production technologique afin de perpétuer la réalité du travail, et donc de rendre nécessaire le maintien de la hiérarchie sociale, la guerre doit être permanente: l’ennemi extérieur n’est ici qu’une variable dans une équation — ennemi qui ne cesse de changer — entretenant à la fois la production, la destruction et le sentiment d’opposition envers les habitants d’un état autre. Il n’est dans l’intérêt de personne que cette guerre fasse un maître: les États, dans 1984, fonctionnent de façon similaire et donc n’ont aucun intérêt à menacer réellement leur intégrité réciproque. Aussi les armes effectivement utilisées (les bombes-fusées qui tombent périodiquement sur l’Océania) sont-elles primitives, destinées à maintenir, au sein de la population, l’hystérie de guerre.
En fait, le développement technologique est même passé en phase de « régression », sauf en ce qui concerne les technologies de l’information, qu’on les utilise pour la propagande ou la surveillance:
Le monde est, dans son ensemble, plus primitif aujourd’hui qu’il ne l’était il y a cinquante ans. Certains territoires arriérés se sont civilisés et divers appareils, toujours par quelque côté en relation avec la guerre et l’espionnage policier, ont été perfectionnés, mais les expériences et les inventions se sont en grande partie arrêtées. […] Néanmoins, les dangers inhérents à la machine sont toujours présents. Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la nécessité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine […] (Orwell, 1950, p. 268-269).
Machines à fabriquer des romans, versificateurs (fabriquant des chansons), production de cinéma pornographique pour les prolétaires (classe méprisée de l’Océania), phonoscript (traduisant l’oral en écrit), micros plantés jusque dans les bois, tout participe à cette guerre civile nouvelle version. Le télécran, omniprésent, possède un statut particulier: il peut servir à la fois à la diffusion de la propagande, à l’observation des individus et à accomplir certaines fonctions propres aux ordinateurs modernes. Le télécran représente la version océanienne de la transparence: celle qui va non des informants aux informés mais qui suit le trajet inverse. Dans cette perspective singulière, une plus grande transparence se traduit par un plus grand contrôle…
La vérité contre la torture
L’épisode où O’Brien torture Winston, jusqu’aux limites du supportable, afin de lui faire abjurer cette « vérité en soi » qui postule que « 2 + 2 = 4 » est peut être celui qui présente de la façon la plus aiguë le paradoxe fondamental de la communication et du pouvoir.
Pour Winston, l’énoncé « 2 + 2 = 4 » ne vaut pas simplement par sa portée référentielle ou cognitive mais également par son caractère politique: il s’agit de l’affirmation d’une liberté. Cet énoncé laisse entendre, en fait, qu’il existe un « lieu » où l’individu peut l’emporter sur le mensonge du pouvoir, une vérité référentielle éternelle pouvant s’opposer à la coordination sociale absolue incarnée par le Parti, découvrant ainsi un conflit fondamental entre deux prétentions à l’éternité.
La nature du conflit fait précisément en sorte que ce qui est visé, à travers la torture du corps de Winston (entité mortelle sans importance), est donc une idée, celle qu’il puisse exister autre chose que la réalité du Parti: ici le meurtre de Winston ne serait d’aucune utilité. O’Brien, parlant au nom du Parti, pose clairement la nécessité de la destruction de cette idée, de cette liberté:
Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le convertissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons à nous, pas seulement en apparence, mais réellement, de coeur et d’âme. Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtres. Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuissante qu’elle puisse être (Orwell, 1950, p. 360).
C’est après la destruction de l’idée de vérité (du monde ou de l’homme), par la torture, que l’on peut ensuite passer au processus de guérison, de rédemption. L’annihilation de toute autre modalité d’éternité que celle qu’incarne le Parti doit également s’accompagner de cette maladie que représente l’idée que l’éternité réelle, effective est impossible — la destruction des « éternités concurrentes » ne doit pas aller jusqu’à l’élimination du concept d’ »éternité »: il faut donc abolir la référentialité du langage, la capacité de se mettre en relation avec l’environnement: celui-ci doit être placé en relation d’égalité absolue avec la réalité du Parti, s’y réduire, se poser mimétiquement par rapport à elle comme une totalité circulaire et strictement auto-référentielle. C’est l’aspect essentiel de la « maladie mentale » qu’O’Brien cherche à guérir chez Winston :
Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. […] Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de destruction personnelle, un effort de volonté. Vous devez vous humilier pour acquérir la santé mentale (Orwell, 1950, p. 352-353).
Conclusion
Pour reprendre une expression courante, on peut dire que 1984 « finit mal »: défaite du personnage, défaite de l’individu face à la société, voire même défaite de l’humain, annihilation du concept même d’humanité. Mais peut-être pire encore est cette question laissée en suspens: pourquoi? O’Brien répond « le pouvoir pour le pouvoir, la persécution pour la persécution, la torture pour la torture », ce qui revient à dire que le pouvoir consiste précisément en l’évacuation totale de la question du pourquoi. La « double pensée », dans son fonctionnement, sert précisément à désamorcer cette question.
Dans le même esprit, l’on pourrait répondre à la question Comment le Parti peut-il permettre l’existence et la circulation du « livre » de Goldstein? en disant simplement que l’existence de ce livre est sans importance, comme les mots qu’il contient. Du point de vue du Parti, seule la pensée compte, non pas celle qu’on dégagerait d’un ouvrage mais celle qui se « terre » dans les quelques centimètres cubes du cerveau. Aussi les petits crimes de Winston n’intéressent pas O’Brien: tel un grand-prêtre, il cherche à s’approprier ce que l’on pourrait, ici, appeler l’ »âme » de Winston. « Tu es », slogan du Parti, s’opposant aux formulations telles « Tu dois » ou « Tu ne dois pas » des anciennes dictatures, prend alors toute sa dimension et son ampleur.
En tant que récit, 1984 procède à la critique radicale du discours utopique, romanesque ou autre, et tend à montrer, comme le mentionne Bozzetto, notre champ référentiel, notre réalité, comme l’ »utopie de la dystopie ». Cependant, loin d’inciter le lecteur à la complaisance, le récit d’Orwell l’invite à réfléchir sur les utopies fondatrices de la culture occidentale, des systèmes économiques, sur le régime d’exercice du pouvoir en vigueur de nos jours, sur la relation entre contrôle, technologie et communication. Plus largement, les façons d’envisager le complexe et le problématique sont également mises en cause. Les problèmes, semble-t-il, sont souvent préférables aux solutions.
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Notes
1 Il y a eu beaucoup d’autres distopies, dont plusieurs très intéressantes, et pas toujours sous forme romanesque — la pièce R. U. R. de Karel Capek, qui invente le « robot », en est un bon exemple. Pour les fins de cette analyse, on se concentrera sur le cas de 1984 d’Orwell, dont la facture radicalement dystopique possède certaines caractéristiques qui en font une œuvre tout à fait saisissante et originale.
2 Cet épisode est à la fois étrange et significatif: étrange parce le lecteur s’explique mal comment un tel livre peut exister en Océania, significatif parce qu’on finit par se rendre compte que cela est sans importance — O’Brien, le tortionnaire, affirme même avoir participé à son écriture. L’enjeu n’est pas la vérité: il est ailleurs.
Voir enfin:
Culture
Why don’t we love our intellectuals?
While France celebrates its intelligentsia, you have to go back to Orwell and Huxley to find British intellectuals at the heart of national public debate. Why did we stop caring about ideas? When did ‘braininess’ become a laughing matter?
John Naughton
The Observer
Sunday 8 May 2011
One of the distinctive aspects of British culture is that the word « intellectual » seems to be regarded as a term of abuse. WH Auden summed it up neatly when he wrote: « To the man-in-the-street, who, I’m sorry to say, / Is a keen observer of life,/ The word ‘Intellectual’ suggests right away/ A man who’s untrue to his wife. »
Auden wasn’t alone in thinking that intellectuals suffer from ethical deficiencies. The journalist and historian Paul Johnson once devoted an entire book, Intellectuals: from Marx and Tolstoy to Sartre and Chomsky (2000), to proving that some of the 20th century’s most prominent thinkers were moral cretins. And in his book The Intellectuals and the Masses (Faber, 1992) the literary critic John Carey argued that most of our culture’s esteemed thinkers over several centuries despised the masses and devoted much of their efforts to excluding the hoi-polloi from cultural life. Both Johnson and Carey were pushing at an open door. Britain is a country in which the word « intellectual » is often preceded by the sneering adjective « so-called », where smart people are put down because they are « too clever by half » and where a cerebral politician (David Willetts) was for years saddled with the soubriquet « Two Brains ». It’s a society in which creative engineers are labelled « boffins » and kids with a talent for mathematics or computer programming are « nerds ». As far as the Brits are concerned, intellectuals begin at Calais and gravitate to Paris, where the fact that they are lionised in its cafes and salons is seen as proof that the French, despite their cheese- and wine-making skills, are fundamentally unsound. Given this nasty linguistic undercurrent, a Martian anthropologist would be forgiven for thinking that Britain was a nation of knuckle-dragging troglodytes rather than a cockpit of vibrant cultural life and home to some of the world’s best universities, most creative artists, liveliest publications and greatest theatres and museums.
The fact that a nation that lives by its considerable wits should be in denial about its reliance on the life of the mind is truly weird. It’s what led the historian of ideas Stefan Collini to postulate what he calls the « absence thesis ». This has two dimensions – temporal and geographical. In the first, contemporary figures are regarded as just pale reflections of the great figures of the past: thus Christopher Hitchens and Martin Amis, say, are pygmies compared with George Orwell and Aldous Huxley. Richard Posner, another student of public intellectuals, describes this as measuring today’s average against yesterday’s peak. In either case, it conveniently ignores the fact that the heroes of the past were often undervalued by their contemporaries as mere pale reflections of the « really » great figures of an even more distant past. The geographical dimension of the absence thesis is reflected in the belief that intellectuals begin at Calais. But, as Collini observes, « the frequently encountered claim that there are no intellectuals in Britain is generally advanced by those who, were they living in certain other societies, would unhesitatingly be regarded as intellectuals ». As a historian, Collini smells an ideological rat here, and traces the odour to an ideological belief in British exceptionalism. What it amounts to is the belief that the course of British history has been so exceptionally smooth – with its adaptable aristocracy, (relatively) tolerant church, apolitical military and reformist bourgeoisie – that there was no call for the evolution of an oppositional intelligentsia. So the fact that there are no intellectuals in Britain is something to be proud of. It’s a byproduct of the Whig interpretation of history.
This strikes me as baloney, mostly derived from a comprehensive misunderstanding of other cultures – a species of what Collini calls « Dreyfus envy », after the celebrated late 19th-century affair in which intellectuals took on the French establishment and won. Intellectuals may enjoy a higher celebrity status across the Channel but I can see little evidence that France is more governed by ideas than is Britain. Part of the problem is that our stereotypical image of the public intellectual is a continental one – and largely embodied by Jean-Paul Sartre and his long-time accomplice, Simone de Beauvoir. The fact that (as we discovered after their deaths) they were devious, manipulative, hypocritical and – in Sartre’s case at least – ludicrously credulous about authoritarian regimes has tarnished their lustre somewhat. But much the same could be said of many of the other public intellectuals of yesteryear: think of Arthur Koestler, who specialised in treating people abominably while writing the sublime Darkness at Noon, or of the British intellectuals of the 1930s who so admired Stalin, even as he was slaughtering his own people.
So let us cast off the inferiority complex towards the cerebral continent and move on to more interesting questions. What, for example, is a public intellectual? In his study of the species, the American legal scholar Richard Posner defines them as « intellectuals who opine to an educated public on questions of… political or ideological concern ». It’s not just enough to be interested in ideas, therefore; to count as a public intellectual (or PI, for short) one must participate in debate to clarify issues, expose the errors of other public intellectuals, draw attention to neglected issues and generally vivify public discussion. The French polymath Pierre Bourdieu saw PIs as thinkers who are independent of those in power, critical of received ideas, demolishers of « simplistic either-ors » and respecters of « the complexity of problems ». The Palestinian literary critic Edward Said saw the public intellectual as « the scoffer whose place it is publicly to raise embarrassing questions, to confront orthodoxy and dogma, to be someone who cannot easily be co-opted by governments or corporations ».
None of these definitions is sharp enough to be very useful: any ranter with a megaphone and a mastery of rhetoric could qualify. In his book Absent Minds: Intellectuals in Britain (Oxford, 2006), Collini goes to the other extreme, arguing that a public intellectual is someone who first achieves a level of creative or scholarly achievement and then uses available media to engage with the broader concerns of wider publics. So the novelist Ian McEwan, say, would qualify but a widely read newspaper columnist might not.
What this highlights is the intrinsic imprecision of the concept of the public intellectual. Faced with this, most analysts of the phenomenon fall back on measures of the impact that individual thinkers make on the public consciousness. In his survey of American public intellectuals, Public Intellectuals: a Study of Decline (Harvard, 2003), for example, Posner had the plausible idea of trying to rank over 500 candidates who had been prominent between 1995 and 2000, using media mentions, web hits and scholarly citations. But he immediately ran into the problem that the third metric wasn’t appropriate for many of them. The Nobel laureate Gary Becker had over 5,000 scholarly citations while the New York Times columnist David Brooks had none, but who is to say that Brooks is the less influential intellectual?
But at least Posner did his own research. Most other surveys of public intellectuals seem to be done by polling readers of highbrow publications. For example in 2004 Prospect magazine conducted a poll to find « Britain’s top 100 public intellectuals ». This produced the usual suspects (Tariq Ali, Melvyn Bragg, Terry Eagleton, John Gray, Christopher Hitchens, Lisa Jardine, Roger Scruton, George Steiner) but also a few left-field candidates (the musician Brian Eno, for example, as well as TV executive David Elstein and Robert Cooper, the cerebral diplomat who was the brains behind Tony Blair’s doctrine of interventionism).
Four years later Prospect teamed up with the American magazine Foreign Affairs with the aim of identifying « the 100 most important public intellectuals that are still alive and active in public life ». The resulting list was compiled via a readers’ poll and purported to be global, so perhaps it wasn’t entirely surprising that only eight Brits (Kwame Anthony Appiah, Richard Dawkins, Salman Rushdie, Christopher Hitchens, Martin Wolf, Tony Judt, Niall Ferguson and James Lovelock) figured on it. But the more one examined the list, the wackier it seemed. For example, it suggested that the world’s greatest living public intellectual was Fethullah Gülen. Eh? Wikipedia reveals that he is « a Turkish preacher, author, educator, and Muslim scholar living in self-imposed exile in Pennsylvania ». No 3 was a guy called Yusuf al-Qaradawi, who is apparently an Egyptian Islamic theologian, while No 5 was a Pakistani barrister named Chaudhry Aitzaz Ahsan and No 7 was Abdolkarim Soroush, an Iranian Islamic scholar of whose existence I had until that point remained blissfully unaware. I could go on but you will get the point. Recognising that they had been shafted by some clever flash-mobbing, the erudite editors of Prospect and Foreign Affairs tried to salvage something from the wreckage in a later edition. Noting that the definition of public intellectual remained « satisfyingly vague », they set up what the racing fraternity would call a stewards’ inquiry to « weigh up the field on three criteria: novelty, real-world impact, and intellectual pizzazz ». The result: the world’s leading intellectual turned out to be General David Petraeus, architect of the US « surge » in Iraq, currently in charge of the fiasco in Afghanistan and scheduled to become head of the CIA in September.
This is the kind of thing that gives superficiality a bad name. How, for example, would one measure novelty, let alone « intellectual pizzazz »? But if public polling is vulnerable to the kind of ballot-stuffing that made nonsense of the Prospect/Foreign Affairs survey, and if Posner’s more rigorous metrics are inadequate, is it possible to come up with any listing of significant public intellectuals that is not, in one way or another, arbitrary?
In an attempt to answer the question, I tried a different tack by analysing the lists of contributors to serious English-language print or online publications (including the London Review of Books, the New York Review of Books, major broadsheet newspapers, some widely read blogs and other sources), looking for British thinkers. I then added to these the names of British intellectuals drawn from earlier surveys by Prospect and Posner. The result was a list of just over 300 people (grouped by their primary profession) whose ideas are deemed worthy of public attention by the gatekeepers of the publications I surveyed.
A list like this has a certain voyeuristic fascination, and will doubtless be seen as arbitrary by those who find themselves – or their favourites – excluded. It also comes with a health warning. Compiling it makes one realise how difficult it is to make an assessment of the impact that any particular individual has on the public consciousness. The philosopher Onora O’Neill has influenced the thinking of many of us with her coruscating insight. But so too has the playwright Michael Frayn. Both have had a significant impact on our culture. But who has been more influential? Impossible to say. Similarly, with his Radio 4 series In Our Time, Melvyn Bragg has done sterling service in injecting serious ideas into public consciousness. Is he therefore a more significant public intellectual than the unobtrusive editor of the London Review of Books, Mary-Kay Wilmers? Who knows?
So a list like this is a starting point for a discussion, not a conclusion. It raises some intriguing questions. Take the gender balance, for example. Only around a quarter of the intellectuals listed are women. Does this mean that British cultural life is unusually male-dominated? Actually, it suggests the opposite. Only 9% of the list of the world’s « Top 100 intellectuals » produced by Prospect and Foreign Affairs were women. And of Posner’s list of 546 public intellectuals just 10% were women. The other intriguing feature of our list is the relative importance of different professions. (Again, this comes with a caveat, because in many cases it’s not easy to determine what the « primary » profession of an individual is: many intellectuals write both fiction and non-fiction, for example – which is how Hilary Mantel and Jonathan Raban find themselves in the same category: authors.)
But if the list is anything to go by, then the dominant professions from which contemporary British public intellectuals are drawn are journalists (20%), writers (19%), historians (14%) and critics (13%).
A big surprise is the relatively poor showing of thinkers whom one would expect to be making a significant impact on public discourse – philosophers (4%), scientists (4%), economists (3%) and politicians (2%). But the main conclusion to be drawn from this survey is that the trope that intellectuals begin at Calais is simply wrong. The British aversion to the I-word seems to be at odds with the facts. This country has an impressive array of lively, creative and argumentative minds. And if you doubt that, just watch them take this thesis to pieces.
Culture
Britain’s top 300 intellectuals
John Naughton’s suggested list of public figures leading our cultural discourse, broken down by profession
John Naughton
The Observer
Sunday 8 May 2011
ACADEMICS
Gillian Beer
John Carey
Stefan Collini
Terry Eagleton
Lawrence Freedman
Caroline Humphrey
Hermione Lee
John Mullan
John Sutherland
Michael Wood
ACTIVISTS
Tariq Ali
George Monbiot
AUTHORS
Martin Amis
Julian Barnes
Brigid Brophy
AS Byatt
John Cornwell
Margaret Drabble
Elaine Feinstein
Sean French
Nicci Gerrard
Germaine Greer
Jeremy Harding
Alan Hollinghurst
Richard Holmes
Michael Holroyd
Martin Jacques
AL Kennedy
Hari Kunzru
Hanif Kureishi
John Lanchester
Charlie Leadbeater
Doris Lessing
Anatol Lieven
Penelope Lively
David Lodge
Hilary Mantel
Ian McEwan
Blake Morrison
Nicholas Mosley
VS Naipaul
Tom Nairn
Andrew O’Hagan
Tim Parks
Philip Pullman
Jonathan Raban
Matt Ridley
Salman Rushdie
Malise Ruthven
Ziauddin Sardar
Will Self
Nicholas Shakespeare
Lionel Shriver
Gitta Sereny
Simon Singh
Zadie Smith
Francis Spufford
Raymond Tallis
Paul Theroux
Colm Toibin
Claire Tomalin
Jenny Uglow
Marina Warner
Fay Weldon
AN Wilson
Jeanette Winterson
CLASSICISTS
Mary Beard
Helen King
CRITICS
Rosemary Ashton
Melissa Bennett
John Berger
Michael Billington
Rachel Bowlby
Marilyn Butler
Anne Carson
Susannah Clapp
Patricia Craig
Valentine Cunningham
Gillian Darley
Rosemary Dinnage
Jenny Diski
Geoff Dyer
William Feaver
Philip French
Kitty Hauser
Clive James
Waldemar Januszczak
Charles Jencks
Gabriel Josipovici
Martin Kemp
Declan Kiberd
Anthony Lane
Mark Lawson
Alison Light
Colin MacCabe
Robert Macfarlane
Karl Miller
Christopher Ricks
Frances Spalding
George Steiner
James Wood
ECONOMISTS
Ha-Joon Chang
Diane Coyle
Partha Dasgupta
Howard Davies
Noreena Hertz
John Kay
Mervyn King
Richard Layard
Amartya Sen
Robert Skidelsky
HISTORIANS
Perry Anderson
Anthony Beevor
Maxine Berg
Miranda Carter
David Cannadine
Peter Clarke
Linda Colley
Martin Daunton
Ruth Dudley-Edwards
Eamon Duffy
Richard J Evans
Niall Ferguson
Orlando Figes
Sheila Fitzpatrick
Roy Foster
Antonia Fraser
Timothy Garton Ash
Martin Gilbert
Peter Hennessy
Rosemary Hill
Boyd Hilton
Eric Hobsbawm
Tristram Hunt
Lisa Jardine
John Keegan
Noel Malcolm
Neil McKendrick
Ross McKibbin
Margaret MacMillan
Noel Malcolm
Keith Middlemas
Richard Overy
David Reynolds
Simon Schama
Brendan Simms
Quentin Skinner
Gavin Stamp
David Starkey
Jonathan Steinberg
Norman Stone
Charles Townshend
Theodore Zeldin
JOURNALISTS/EDITORS
Bryan Appleyard
Neal Ascherson
Jackie Ashley
Christopher Booker
Melvyn Bragg
Victoria Brittain
Samuel Brittan
Madeleine Bunting
Ian Buruma
Christopher Caldwell
Beatrix Campbell
Alexander Cockburn
Matthew D’Ancona
Matthew Engel
Daniel Finkelstein
Robert Fisk
Jonathan Freedland
John Gapper
Misha Glenny
Ben Goldacre
Robert Harris
Max Hastings
Simon Heffer
Zoe Heller
Isabel Hilton
Christopher Hitchens
Peter Hitchens
Will Hutton
Marina Hyde
Ian Jack
Simon Jenkins
Liz Jobey
Paul Johnson
Anatole Kaletsky
Martin Kettle
John Lloyd
Bronwen Maddox
Andrew Marr
Paul Mason
Seamus Milne
Charles Moore
Suzanne Moore
Caroline Moorehead
Ferdinand Mount
Fintan O’Toole
Robert Peston
Melanie Phillips
Gideon Rachman
Andrew Rawnsley
Mary Riddell
Peter Riddell
Alan Rusbridger
Karl Sabbagh
Robert Shrimsley
Andrew Sullivan
Gillian Tett
Polly Toynbee
Geoffrey Wheatcroft
Mary-Kay Wilmers
Martin Wolf
Francis Wyndham
LAWYERS
Clive Anderson
Conor Gearty
Anthony Julius
Helena Kennedy
Michael Mansfield
David Pannick
Gareth Peirce
Philippe Sands
Clive Stafford Smith
MEDIA EXECUTIVES
David Elstein
MUSEUM DIRECTORS
Neil MacGregor
MUSICIANS
Brian Eno
Peter Maxwell Davies
PHILOSOPHERS
Anthony Appiah
Julian Baggini
Simon Blackburn
Alain de Botton
AC Grayling
Mary Midgley
Onora O’Neill
Derek Parfit
Roger Scruton
Richard Sennett
Mary Warnock
PLAYWRIGHTS
Alan Bennett
Howard Brenton
Michael Frayn
Bonnie Greer
David Hare
Tom Stoppard
POETS
Kevin Crossley-Holland
Carol Ann Duffy
James Fenton
Seamus Heaney
Christopher Logue
Michael Longley
Andrew Motion
Paul Muldoon
Tom Paulin
Craig Raine
Denise Riley
Derek Walcott
POLICY ADVISERS
Anthony Adonis
Robert Cooper
Geoff Mulgan
Adair Turner
POLITICAL PHILOSOPHERS
Phillip Blond
John Dunn
John Gray
POLITICAL SCIENTISTS
Vernon Bogdanor
Mary Kaldor
Derek Marquand
David Runciman
POLITICAL THEORISTS
Stuart Hall
Julia Neuberger
POLITICIANS
Tessa Blackstone
Gordon Brown
Frank Field
Michael Gove
Rory Stewart
Shirley Williams
David Willetts
PSYCHOTHERAPISTS
Susie Orbach
Adam Phillips
RELIGIOUS LEADERS
Jonathan Sacks
Rowan Williams
SCIENTISTS
Colin Blakemore
Brian Cox
Richard Dawkins
Marcus du Sautoy
Susan Greenfield
Stephen Hawking
James Lovelock
Paul Nurse
Hugh Pennington
Roger Penrose
Steven Rose
Robert Winston
SOCIAL SCIENTISTS
Anthony Giddens
Paul Gilroy
Julian Le Grand
Julian Thompson
THEATRE DIRECTORS
Richard Eyre
Nicholas Hytner
Jonathan Miller
Katie Mitchell
Voir par ailleurs:
The masterpiece that killed George Orwell
In 1946 Observer editor David Astor lent George Orwell a remote Scottish farmhouse in which to write his new book, Nineteen Eighty-Four. It became one of the most significant novels of the 20th century. Here, Robert McCrum tells the compelling story of Orwell’s torturous stay on the island where the author, close to death and beset by creative demons, was engaged in a feverish race to finish the book
Robert McCrum
The Observer
Sunday 10 May 2009
« It was a bright cold day in April, and the clocks were striking thirteen. »
Sixty years after the publication of Orwell’s masterpiece, Nineteen Eighty-Four, that crystal first line sounds as natural and compelling as ever. But when you see the original manuscript, you find something else: not so much the ringing clarity, more the obsessive rewriting, in different inks, that betrays the extraordinary turmoil behind its composition.
Probably the definitive novel of the 20th century, a story that remains eternally fresh and contemporary, and whose terms such as « Big Brother », « doublethink » and « newspeak » have become part of everyday currency, Nineteen Eighty-Four has been translated into more than 65 languages and sold millions of copies worldwide, giving George Orwell a unique place in world literature.
« Orwellian » is now a universal shorthand for anything repressive or totalitarian, and the story of Winston Smith, an everyman for his times, continues to resonate for readers whose fears for the future are very different from those of an English writer in the mid-1940s.
The circumstances surrounding the writing of Nineteen Eighty-Four make a haunting narrative that helps to explain the bleakness of Orwell’s dystopia. Here was an English writer, desperately sick, grappling alone with the demons of his imagination in a bleak Scottish outpost in the desolate aftermath of the second world war. The idea for Nineteen Eighty-Four, alternatively, « The Last Man in Europe », had been incubating in Orwell’s mind since the Spanish civil war. His novel, which owes something to Yevgeny Zamyatin’s dystopian fiction We, probably began to acquire a definitive shape during 1943-44, around the time he and his wife, Eileen adopted their only son, Richard. Orwell himself claimed that he was partly inspired by the meeting of the Allied leaders at the Tehran Conference of 1944. Isaac Deutscher, an Observer colleague, reported that Orwell was « convinced that Stalin, Churchill and Roosevelt consciously plotted to divide the world » at Tehran.
Orwell had worked for David Astor’s Observer since 1942, first as a book reviewer and later as a correspondent. The editor professed great admiration for Orwell’s « absolute straightforwardness, his honesty and his decency », and would be his patron throughout the 1940s. The closeness of their friendship is crucial to the story of Nineteen Eighty-Four.
Orwell’s creative life had already benefited from his association with the Observer in the writing of Animal Farm. As the war drew to a close, the fruitful interaction of fiction and Sunday journalism would contribute to the much darker and more complex novel he had in mind after that celebrated « fairy tale ». It’s clear from his Observer book reviews, for example, that he was fascinated by the relationship between morality and language.
There were other influences at work. Soon after Richard was adopted, Orwell’s flat was wrecked by a doodlebug. The atmosphere of random terror in the everyday life of wartime London became integral to the mood of the novel-in-progress. Worse was to follow. In March 1945, while on assignment for the Observer in Europe, Orwell received the news that his wife, Eileen, had died under anaesthesia during a routine operation.
Suddenly he was a widower and a single parent, eking out a threadbare life in his Islington lodgings, and working incessantly to dam the flood of remorse and grief at his wife’s premature death. In 1945, for instanc e, he wrote almost 110,000 words for various publications, including 15 book reviews for the Observer.
Now Astor stepped in. His family owned an estate on the remote Scottish island of Jura, next to Islay. There was a house, Barnhill, seven miles outside Ardlussa at the remote northern tip of this rocky finger of heather in the Inner Hebrides. Initially, Astor offered it to Orwell for a holiday. Speaking to the Observer last week, Richard Blair says he believes, from family legend, that Astor was taken aback by the enthusiasm of Orwell’s response.
In May 1946 Orwell, still picking up the shattered pieces of his life, took the train for the long and arduous journey to Jura. He told his friend Arthur Koestler that it was « almost like stocking up ship for an arctic voyage ».
It was a risky move; Orwell was not in good health. The winter of 1946-47 was one of the coldest of the century. Postwar Britain was bleaker even than wartime, and he had always suffered from a bad chest. At least, cut off from the irritations of literary London, he was free to grapple unencumbered with the new novel. « Smothered under journalism, » as he put it, he told one friend, « I have become more and more like a sucked orange. »
Ironically, part of Orwell’s difficulties derived from the success of Animal Farm. After years of neglect and indifference the world was waking up to his genius. « Everyone keeps coming at me, » he complained to Koestler, « wanting me to lecture, to write commissioned booklets, to join this and that, etc – you don’t know how I pine to be free of it all and have time to think again. »
On Jura he would be liberated from these distractions but the promise of creative freedom on an island in the Hebrides came with its own price. Years before, in the essay « Why I Write », he had described the struggle to complete a book: « Writing a book is a horrible, exhausting struggle, like a long bout of some painful illness. One would never undertake such a thing if one were not driven by some demon whom one can neither resist or [sic] understand. For all one knows that demon is the same instinct that makes a baby squall for attention. And yet it is also true that one can write nothing readable unless one constantly struggles to efface one’s personality. » Then that famous Orwellian coda. « Good prose is like a window pane. »
From the spring of 1947 to his death in 1950 Orwell would re-enact every aspect of this struggle in the most painful way imaginable. Privately, perhaps, he relished the overlap between theory and practice. He had always thrived on self-inflicted adversity.
At first, after « a quite unendurable winter », he revelled in the isolation and wild beauty of Jura. « I am struggling with this book, » he wrote to his agent, « which I may finish by the end of the year – at any rate I shall have broken the back by then so long as I keep well and keep off journalistic work until the autumn. »
Barnhill, overlooking the sea at the top of a potholed track, was not large, with four small bedrooms above a spacious kitchen. Life was simple, even primitive. There was no electricity. Orwell used Calor gas to cook and to heat water. Storm lanterns burned paraffin. In the evenings he also burned peat. He was still chain-smoking black shag tobacco in roll-up cigarettes: the fug in the house was cosy but not healthy. A battery radio was the only connection with the outside world.
Orwell, a gentle, unworldly sort of man, arrived with just a camp bed, a table, a couple of chairs and a few pots and pans. It was a spartan existence but supplied the conditions under which he liked to work. He is remembered here as a spectre in the mist, a gaunt figure in oilskins.
The locals knew him by his real name of Eric Blair, a tall, cadaverous, sad-looking man worrying about how he would cope on his own. The solution, when he was joined by baby Richard and his nanny, was to recruit his highly competent sister, Avril. Richard Blair remembers that his father « could not have done it without Avril. She was an excellent cook, and very practical. None of the accounts of my father’s time on Jura recognise how essential she was. »
Once his new regime was settled, Orwell could finally make a start on the book. At the end of May 1947 he told his publisher, Fred Warburg: « I think I must have written nearly a third of the rough draft. I have not got as far as I had hoped to do by this time because I really have been in most wretched health this year ever since about January (my chest as usual) and can’t quite shake it off. »
Mindful of his publisher’s impatience for the new novel, Orwell added: « Of course the rough draft is always a ghastly mess bearing little relation to the finished result, but all the same it is the main part of the job. » Still, he pressed on, and at the end of July was predicting a completed « rough draft » by October. After that, he said, he would need another six months to polish up the text for publication. But then, disaster.
Part of the pleasure of life on Jura was that he and his young son could enjoy the outdoor life together, go fishing, explore the island, and potter about in boats. In August, during a spell of lovely summer weather, Orwell, Avril, Richard and some friends, returning from a hike up the coast in a small motor boat, were nearly drowned in the infamous Corryvreckan whirlpool.
Richard Blair remembers being « bloody cold » in the freezing water, and Orwell, whose constant coughing worried his friends, did his lungs no favours. Within two months he was seriously ill. Typically, his account to David Astor of this narrow escape was laconic, even nonchalant.
The long struggle with « The Last Man in Europe » continued. In late October 1947, oppressed with « wretched health », Orwell recognised that his novel was still « a most dreadful mess and about two-thirds of it will have to be retyped entirely ».
He was working at a feverish pace. Visitors to Barnhill recall the sound of his typewriter pounding away upstairs in his bedroom. Then, in November, tended by the faithful Avril, he collapsed with « inflammation of the lungs » and told Koestler that he was « very ill in bed ». Just before Christmas, in a letter to an Observer colleague, he broke the news he had always dreaded. Finally he had been diagnosed with TB.
A few days later, writing to Astor from Hairmyres hospital, East Kilbride, Lanarkshire, he admitted: « I still feel deadly sick, » and conceded that, when illness struck after the Corryvreckan whirlpool incident, « like a fool I decided not to go to a doctor – I wanted to get on with the book I was writing. » In 1947 there was no cure for TB – doctors prescribed fresh air and a regular diet – but there was a new, experimental drug on the market, streptomycin. Astor arranged for a shipment to Hairmyres from the US.
Richard Blair believes that his father was given excessive doses of the new wonder drug. The side effects were horrific (throat ulcers, blisters in the mouth, hair loss, peeling skin and the disintegration of toe and fingernails) but in March 1948, after a three-month course, the TB symptoms had disappeared. « It’s all over now, and evidently the drug has done its stuff, » Orwell told his publisher. « It’s rather like sinking the ship to get rid of the rats, but worth it if it works. »
As he prepared to leave hospital Orwell received the letter from his publisher which, in hindsight, would be another nail in his coffin. « It really is rather important, » wrote Warburg to his star author, « from the point of view of your literary career to get it [the new novel] by the end of the year and indeed earlier if possible. »
Just when he should have been convalescing Orwell was back at Barnhill, deep into the revision of his manuscript, promising Warburg to deliver it in « early December », and coping with « filthy weather » on autumnal Jura. Early in October he confided to Astor: « I have got so used to writing in bed that I think I prefer it, though of course it’s awkward to type there. I am just struggling with the last stages of this bloody book [which is] about the possible state of affairs if the atomic war isn’t conclusive. »
This is one of Orwell’s exceedingly rare references to the theme of his book. He believed, as many writers do, that it was bad luck to discuss work-in-progress. Later, to Anthony Powell, he described it as « a Utopia written in the form of a novel ». The typing of the fair copy of « The Last Man in Europe » became another dimension of Orwell’s battle with his book. The more he revised his « unbelievably bad » manuscript the more it became a document only he could read and interpret. It was, he told his agent, « extremely long, even 125,000 words ». With characteristic candour, he noted: « I am not pleased with the book but I am not absolutely dissatisfied… I think it is a good idea but the execution would have been better if I had not written it under the influence of TB. »
And he was still undecided about the title: « I am inclined to call it NINETEEN EIGHTY-FOUR or THE LAST MAN IN EUROPE, » he wrote, « but I might just possibly think of something else in the next week or two. » By the end of October Orwell believed he was done. Now he just needed a stenographer to help make sense of it all.
It was a desperate race against time. Orwell’s health was deteriorating, the « unbelievably bad » manuscript needed retyping, and the December deadline was looming. Warburg promised to help, and so did Orwell’s agent. At cross-purposes over possible typists, they somehow contrived to make a bad situation infinitely worse. Orwell, feeling beyond help, followed his ex-public schoolboy’s instincts: he would go it alone.
By mid-November, too weak to walk, he retired to bed to tackle « the grisly job » of typing the book on his « decrepit typewriter » by himself. Sustained by endless roll-ups, pots of coffee, strong tea and the warmth of his paraffin heater, with gales buffeting Barnhill, night and day, he struggled on. By 30 November 1948 it was virtually done.
Now Orwell, the old campaigner, protested to his agent that « it really wasn’t worth all this fuss. It’s merely that, as it tires me to sit upright for any length of time, I can’t type very neatly and can’t do many pages a day. » Besides, he added, it was « wonderful » what mistakes a professional typist could make, and « in this book there is the difficulty that it contains a lot of neologisms ».
The typescript of George Orwell’s latest novel reached London in mid December, as promised. Warburg recognised its qualities at once (« amongst the most terrifying books I have ever read ») and so did his colleagues. An in-house memo noted « if we can’t sell 15 to 20 thousand copies we ought to be shot ».
By now Orwell had left Jura and checked into a TB sanitorium high in the Cotswolds. « I ought to have done this two months ago, » he told Astor, « but I wanted to get that bloody book finished. » Once again Astor stepped in to monitor his friend’s treatment but Orwell’s specialist was privately pessimistic.
As word of Nineteen Eighty-Four began to circulate, Astor’s journalistic instincts kicked in and he began to plan an Observer Profile, a significant accolade but an idea that Orwell contemplated « with a certain alarm ». As spring came he was « having haemoptyses » (spitting blood) and « feeling ghastly most of the time » but was able to involve himself in the pre-publication rituals of the novel, registering « quite good notices » with satisfaction. He joked to Astor that it wouldn’t surprise him « if you had to change that profile into an obituary ».
Nineteen Eighty-Four was published on 8 June 1949 (five days later in the US) and was almost universally recognised as a masterpiece, even by Winston Churchill, who told his doctor that he had read it twice. Orwell’s health continued to decline. In October 1949, in his room at University College hospital, he married Sonia Brownell, with David Astor as best man. It was a fleeting moment of happiness; he lingered into the new year of 1950. In the small hours of 21 January he suffered a massive haemorrhage in hospital and died alone.
The news was broadcast on the BBC the next morning. Avril Blair and her nephew, still up on Jura, heard the report on the little battery radio in Barnhill. Richard Blair does not recall whether the day was bright or cold but remembers the shock of the news: his father was dead, aged 46.
David Astor arranged for Orwell’s burial in the churchyard at Sutton Courtenay, Oxfordshire. He lies there now, as Eric Blair, between HH Asquith and a local family of Gypsies.
Why ‘1984’?
Orwell’s title remains a mystery. Some say he was alluding to the centenary of the Fabian Society, founded in 1884. Others suggest a nod to Jack London’s novel The Iron Heel (in which a political movement comes to power in 1984), or perhaps to one of his favourite writer GK Chesterton’s story, « The Napoleon of Notting Hill », which is set in 1984.
In his edition of the Collected Works (20 volumes), Peter Davison notes that Orwell’s American publisher claimed that the title derived from reversing the date, 1948, though there’s no documentary evidence for this. Davison also argues that the date 1984 is linked to the year of Richard Blair’s birth, 1944, and notes that in the manuscript of the novel, the narrative occurs, successively, in 1980, 1982 and finally, 1984. There’s no mystery about the decision to abandon « The Last Man in Europe ». Orwell himself was always unsure of it. It was his publisher, Fred Warburg who suggested that Nineteen Eighty-Four was a more commercial title.
Freedom of speech: How ‘1984’ has entrusted our culture
The effect of Nineteen Eighty-Four on our cultural and linguistic landscape has not been limited to either the film adaptation starring John Hurt and Richard Burton, with its Nazi-esque rallies and chilling soundtrack, nor the earlier one with Michael Redgrave and Edmond O’Brien.
It is likely, however, that many people watching the Big Brother series on television (in the UK, let alone in Angola, Oman or Sweden, or any of the other countries whose TV networks broadcast programmes in the same format) have no idea where the title comes from or that Big Brother himself, whose role in the reality show is mostly to keep the peace between scrapping, swearing contestants like a wise uncle, is not so benign in his original incarnation.
Apart from pop-culture renditions of some of the novel’s themes, aspects of its language have been leapt upon by libertarians to describe the curtailment of freedom in the real world by politicians and officials – alarmingly, nowhere and never more often than in contemporary Britain.
Orwellian
George owes his own adjective to this book alone and his idea that wellbeing is crushed by restrictive, authoritarian and untruthful government.
Big Brother (is watching you)
A term in common usage for a scarily omniscient ruler long before the worldwide smash-hit reality-TV show was even a twinkle in its producers’ eyes. The irony of societal hounding of Big Brother contestants would not have been lost on George Orwell.
Room 101
Some hotels have refused to call a guest bedroom number 101 – rather like those tower blocks that don’t have a 13th floor – thanks to the ingenious Orwellian concept of a room that contains whatever its occupant finds most impossible to endure. Like Big Brother, this has spawned a modern TV show: in this case, celebrities are invited to name the people or objects they hate most in the world.
Thought Police
An accusation often levelled at the current government by those who like it least is that they are trying to tell us what we can and cannot think is right and wrong. People who believe that there are correct ways to think find themselves named after Orwell’s enforcement brigade.
Thoughtcrime
See « Thought Police » above. The act or fact of transgressing enforced wisdom.
Newspeak
For Orwell, freedom of expression was not just about freedom of thought but also linguistic freedom. This term, denoting the narrow and diminishing official vocabulary, has been used ever since to denote jargon currently in vogue with those in power.
Doublethink
Hypocrisy, but with a twist. Rather than choosing to disregard a contradiction in your opinion, if you are doublethinking, you are deliberately forgetting that the contradiction is there. This subtlety is mostly overlooked by people using the accusation of « doublethink » when trying to accuse an adversary of being hypocritical – but it is a very popular word with people who like a good debate along with their pints in the pub. Oliver Marre
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