Colonisation, rapports entre l’islam et l’Occident, rôle de l’Église dans les progrès de la civilisation… L’idéologie s’est emparée de l’enseignement de l’histoire. Il est temps de rétablir quelques vérités. Entretien avec Jean Sévillia.
Assurément, les Français ont le goût de l’histoire, écrivait, en mai 2009, l’historien Jean-Pierre Rioux, dans son rapport sur les sites susceptibles d’accueillir un musée de l’Histoire de France. Pour preuve, ajoutait-il, le succès du documentaire sur la Seconde Guerre mondiale, Apocalypse, sur France 2 : 17 millions de téléspectateurs !
Oui, les Français aiment l’histoire, mais, comme ils aiment aussi se quereller, ils adorent se déchirer sur le passé. Le sachant, les plus avisés de nos monarques, républicains compris, ont toujours cherché à refermer nos querelles. « J’assume tout, de Clovis au Comité de salut public », disait Bonaparte.
Pourtant, depuis plusieurs années, la passion paraît l’emporter sur la sagesse. Des feux mal éteints se sont rallumés à l’occasion de l’adoption, sous la pression de communautés diverses, de plusieurs lois mémorielles – on pense notamment à la loi Taubira faisant de la traite négrière transatlantique un crime contre l’humanité, plus de cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage. En 2005, le gouvernement français se tint à l’écart des commémorations de la victoire d’Austerlitz, en raison de la campagne lancée par un écrivain guadeloupéen qualifiant l’Empereur de « despote misogyne, homophobe, antisémite, raciste, fasciste, antirépublicain »…
« Si la manipulation de l’histoire a toujours existé, le phénomène a pris un tour aigu et particulier au cours des dernières décennies, résume Jean Sévillia dans son livre, Historiquement incorrect (Fayard). Le regard contemporain se focalise sur certains épisodes au prix d’indignations sélectives qui ins truisent un procès permanent contre le passé occidental et contre celui de la France. »
Le problème est d’autant plus aigu que l’institution censée transmettre la connaissance de notre passé aux futurs citoyens français, d’où qu’ils viennent, ne le fait plus : l’École a renoncé au récit national, qui fut enseigné par des générations d’instituteurs à des générations d’élèves jusqu’à la fin des années 1950. L’historien Dimitri Casali a raison de souligner que nos “grands hommes” (Saint Louis, François Ier, Louis XIV, Napoléon…) disparaissent progressivement des manuels scolaires.
Sans doute ne peut-on plus raconter l’histoire comme le faisaient les instituteurs de la IIIe République, mais on peut retenir qu’ils surent intégrer à la nation française les hommes les plus divers. Une leçon à méditer pour rassembler et préserver l’unité du pays.
Toutes les époques sont-elles concernées par la falsification historique ? Toutes les époques sont concernées, mais les raisons de ces maquillages varient selon les dominantes idéologiques. Pour faire court, l’histoire est instrumentalisée, en Occident, depuis les Lumières : encyclopédistes et philosophes tressent une légende noire de l’Église, dont ils combattent le pouvoir. Au XIXe siècle, le roman national, tel que l’enseigne l’école jusqu’aux années 1950, s’inscrit dans une veine républicaine qui glorifie la Révolution et caricature l’“Ancien Régime”. L’après-guerre est dominée, jusqu’à la fin des années 1960, par l’histoire marxiste, ce qui s’explique par l’hégémonie culturelle du Parti communiste.
Et par l’influence de l’école des Annales ? À ceci près que Lucien Febvre et Marc Bloch, les fondateurs des Annales, étaient des hommes d’une très grande science, de grands historiens dont les travaux n’ont pas toujours été assimilés par ceux qui les diffusaient ensuite dans les établissements scolaires. Les Annales se sont démarxisées au fil du temps, et bon nombre d’historiens issus de cette école (Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet, Jacques Le Goff…) sont revenus à une vision classique de l’histoire, parfois à la biographie, voire à l’“histoire-bataille”. Quoi qu’il en soit, le marxisme s’effondre dans les années 1980. Un autre paradigme lui est substitué – les droits de l’homme – , et c’est encore à l’aune de ce paradigme qu’on interprète le passé. C’est cela, l’“historiquement correct” : passer l’histoire au crible de l’idéologie du moment. Ce faisant, on commet un anachronisme préjudiciable à la connaissance historique.
Comment définiriez-vous l’idéologie dominante que vous évoquez ? Elle relègue la nation dans les limbes de l’histoire, condamne les frontières, rejette tout enracinement géographique et spirituel. Elle fait l’apologie du nomadisme. Elle élève l’individu au rang de valeur sacrée et proclame son libre arbitre comme ultime référence. Est considéré comme juste celui qui respecte les droits de l’homme, comme injuste – donc immédiatement condamné – celui qui les viole. Alors que l’histoire est un domaine éminemment complexe, on cède à la facilité manichéenne (les bons et les méchants) et l’on procède à des réductions abusives en braquant le projecteur sur certains événements, au risque d’en laisser d’autres dans l’obscurité. Anachronisme, manichéisme, réductionnisme : ce sont les trois procédés de la falsification historique, qui sont beaucoup plus subtils que ce qui se faisait en Union soviétique…
Un exemple ? La Première Guerre mondiale. On ne perçoit plus ce conflit qu’à travers la vie des combattants de base. Ce qu’ils ont vécu fut atroce, mais on insiste tant sur cet aspect qu’on oublie la dimension géopolitique de la guerre. Comme nous sommes attachés par-dessus tout à nos droits individuels, comme nous sommes dans un moment de concorde européenne, nous ne comprenons plus ce qui les animait, ni qu’ils aient largement consenti à ce sacrifice. Nous ne comprenons plus l’expression “faire son devoir”.
Plusieurs controverses ont éclaté sur des sujets de recherche historique, par exemple sur l’esclavage, après la parution d’un livre de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, les Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard). Est-ce aussi l’effet de l’historiquement correct ? Absolument. En 2004, cet historien – dont l’ouvrage a reçu plusieurs prix – démontre que l’esclavage n’a pas été seulement le fait des Occidentaux. En 2005, il déclare, au détour d’un entretien à la presse, que « les traites négrières ne sont pas des génocides ». La condition des esclaves était certes atroce, mais l’intérêt des négriers n’était pas de les laisser mourir puisqu’ils tiraient profit de leur vente. Aussitôt, diverses associations lancent une procédure judiciaire et nourrissent une campagne si violente qu’elle provoque la réaction de nombreux historiens : un millier d’entre eux signeront un appel rappelant que l’histoire n’est ni une religion ni une morale, qu’elle ne doit pas s’écrire sous la dictée de la mémoire et qu’elle ne saurait être un objet juridique. C’est à cette occasion qu’est née l’association Liberté pour l’histoire, à l’époque présidée par René Rémond.
De nombreux historiens considèrent que le Parlement n’a pas à s’emparer de ces questions. Qu’en pensezvous ? Les lois mémorielles entretiennent une concurrence victimaire, indexée sur la tragédie que fut la Shoah. Elles ont aussi nourri des revendications d’ordre politique, de sorte qu’on peut craindre une instrumentalisation de l’histoire. Il est tout à fait légitime d’entretenir la mémoire des tragédies, de toutes les tragédies, mais la mémoire n’est pas toute l’histoire.
Autre polémique, celle qu’a provoquée le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel (Seuil), en 2008… Agrégé d’histoire et docteur ès lettres, Sylvain Gouguenheim enseigne l’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Lyon. Il souligne dans son livre que l’Occident médiéval n’a jamais été coupé de ses sources helléniques pour au moins trois raisons. Tout d’abord, il a toujours subsisté des îlots de culture grecque en Europe. Ensuite, les liens n’ont jamais été rompus entre le monde latin et l’Empire romain d’Orient. Enfin, c’est le plus souvent par des Arabes chrétiens que les penseurs de l’Antiquité grecque ont été traduits dans les régions passées sous la domination de l’islam. Conclusion : si la civilisation musulmane a contribué à la transmission du savoir antique, cette contribution n’a pas été exclusive ; elle a même été moindre que celle de la filière chrétienne. Ce livre a rapidement déclenché la mise en route d’une machine à exclure visant non seu lement à discréditer son auteur comme historien, mais à l’interdire professionnellement !
Pourquoi ? Parce qu’il est couramment admis que l’Occident n’aurait eu connaissance des textes antiques que par le truchement du monde islamique. L’essor de la culture occidentale ne pourrait donc pas s’expliquer sans l’intermédiation musulmane. Quiconque n’épouse pas cette thèse – enseignée dans les collèges – est voué aux gémonies. Il était naguère impossible de critiquer le communisme, il est aujourd’hui presque interdit d’évoquer l’islam. Il est quand même symptomatique que deux journaux français seulement – Valeurs actuelles et le Figaro Magazine – , aient parlé du livre de Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux, qui explique que les populations musulmanes sont en train de redessiner l’avenir de l’Europe… Le système médiatique français reste politiquement très homogène.
Les programmes d’histoire n’échappent pas à la polémique. L’Éducation nationale est-elle à l’abri de la falsification historique ? Je suis navré de le dire, mais l’Éducation nationale est au coeur de ce système. Les commissions des programmes sont constituées d’enseignants qui, pour beaucoup, sont inspirés par le “pédagogisme” ambiant, donc en accord avec l’idéologie dominante. Le retour à la chronologie est infime, l’histoire est toujours enseignée de façon thématique aux enfants. Qu’un agrégé d’histoire fasse du comparatisme entre les sociétés ou à travers les siècles est très intéressant, mais cela n’est guère adapté à des enfants qui n’ont ni les connaissances ni les repères chronologiques nécessaires. Le problème est d’autant plus important que le système scolaire français est très concentré.
Mais l’école de la République, celle d’Ernest Lavisse, diffusait elle aussi un message idéologique… L’histoire républicaine était nationale. Parfois caricaturalement, mais cette approche avait au moins la vertu de donner aux enfants, qu’ils soient bretons ou provençaux, un patrimoine commun, presque un héritage spirituel. “Nos ancêtres les Gaulois”… Les choses étaient scientifiquement contestables, mais elles avaient un sens. L’histoire, telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, sort de ce cadre national, car le credo politique actuel est de mettre à bas les nations. D’où le bannissement des grands hommes de notre histoire.
Comment expliquez-vous que la France doute à ce point d’elle-même ? La nation française est une construction de l’État. Or, l’État a été dépossédé – démocratiquement, c’est vrai – des attributs de sa puissance. Au profit de quoi, de qui ? On ne sait pas très bien : de Bruxelles ? De Francfort ? La crise de la nation est évidemment liée à celle de l’État.,
Les choses peuvent-elles évoluer ? Bien sûr. Les générations passent, les idéologies aussi. Mais ne me demandez pas de prédire l’avenir : nous avons assez à faire avec le passé ! Propos recueillis par Fabrice Madouas
Historiquement incorrect, de Jean Sévillia, Fayard, 372 pages, 20 €Voir égalment:
Voir également:
Rencontres
Entretien avec René Girard
L’entretien avec René Girard réalisé à Paris le mardi 30 octobre 2001, fait ici l’objet d’un compte-rendu qui se borne volontairement à quelques points. Si bref soit-il, puisse-t-il diriger l’attention vers le livre à l’occasion duquel il a été réalisé, Celui par qui le scandale arrive, édité cet automne chez Desclée de Brouwer. Kephas se propose de poursuivre régulièrement la réflexion sur une pensée qui a vigoureusement replacé le christianisme au centre de la compréhension de l’homme, à l’heure où philosophie installée et sciences anthropologiques feignaient de n’avoir plus l’usage de cette vieillerie…
Pierre Gardeil *
Pierre Gardeil
René Girard, votre dernier livre se dévore avec un tel bonheur que je viens, en trois jours, de le lire deux fois ! Et j’ai beaucoup de plaisir à y revenir ici avec vous.
Permettez-moi, pour commencer, d’applaudir à votre éloge du cardinal Ratzinger, qui est, dites-vous, pour certains Américains, un personnage épouvantable ! Et vous poursuivez : « Vous rendez-vous compte, le courage qu’il faut à des hommes comme lui pour s’opposer à tout le monde, pour se rendre impopulaire en rappelant aux théologiens catholiques qu’il y a certaines limites qu’il ne faut pas dépasser sans cesser de se dire légitimement catholique ? Il ne peut rien imposer à personne puisque personne ne peut être contraint de rester dans l’Église contre son gré. Il ne fait que répéter ce que l’Église a toujours dit. Il dit aussi son inquiétude relative à ce qui se voit partout. »
On est surpris que cette conduite responsable suscite aux USA tant de haine !
René Girard
Ce n’est pas réservé aux USA, vous le savez. J’ai été frappé par un petit événement ayant suivi la publication de Dominus Jésus. M’appelait de Paris une dame fort résolue, représentant je ne sais quel magazine français, dont je n’ai pas clairement compris s’il était ou non catholique… Elle me demandait « ma réaction » à ce texte, ajoutant (par avance) que la réaction de tous ceux qu’elle avait consultés avant moi était très négative. Je lui dis alors : « S’ils sont tous contre lui, c’est qu’il doit avoir raison ! » J’ai naturellement fait l’éloge du cardinal Ratzinger. Il a dû paraître dans ce magazine, du moins je l’espère.
P.G.
Il a paru, et il faisait tache ! Au milieu des rabbins, des pasteurs, des prêtres (il y avait même un vice-recteur d’Université Catholique), et à côté d’une autorité musulmane appelant le cardinal à la « tolérance », votre approbation tranquille et ferme ouvrait un paragraphe de respiration !
Allons maintenant au centre de votre livre. Quand vous évoquez le processus d’escalade de la violence parmi nous, vous parlez des violences familiales et scolaires, et du terrorisme sans limites ni frontières. Vous concluez : « Il semble qu’on se dirige vers un rendez-vous planétaire de toute l’humanité avec sa propre violence. » Cela était-il écrit avant le 11 septembre ?
R.G.
Oui, et j’aurais dû en dire les circonstances. Dumouchel m’avait demandé ce texte à propos de la commémoration d’un meurtre à l’Université de Montréal, où un type avait tiré sur les étudiants, à peu près comme un autre vient de le faire ces jours-ci à Tours… Le rendez-vous est bien planétaire, en effet. Rien ne fut plus attendu que la globalisation, l’unité de la planète : que de célébrations, que d’expositions internationales ! Eh bien ! cette unité réalisée suscite plus d’angoisse que d’orgueil. L’effacement des différences n’est pas la réconciliation universelle espérée… Naïveté (ou aveuglement) de l’humanisme.
P.G.
Ce constat ne fut-il pas à l’origine du succès de « l’absurde » ?
R.G.
Certes, mais c’est une vue trop courte. Méditez plutôt cette phrase prodigieuse d’Anaximandre, que je cite dans mon livre : « D’où toutes les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer, selon la nécessité, car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps. » S’il y a quelque rationalité au mythe du retour éternel, la voilà.
P.G.
Crise mimétique1 de l’indifférenciation, sa résolution par la violence, installation de différences sacralisées… dès longtemps vous nous avez appris cette chair de l’histoire, au plus loin des études formelles, qui font leurs délices de l’inépuisable analyse des différences… mais qui cherchent en vain à se tenir à l’écart du « réel ».
R.G.
Ou du « référent », comme dit notre préciosité avec ses pincettes linguistiques ! Se borner aux jeux de langage est tellement exigé aujourd’hui… mais les gens sentent bien que c’est la fin. Le réel nous revient dans la figure.
L’innocence des mythes ne peut plus être supposée. On s’en rend compte, et c’est pourquoi – ultime attaque contre notre « ethnocentrisme » – on déclare qu’il faut renoncer à l’analyse quand on n’est pas partie prenante de la société analysée…
P.G.
Vous avez un fameux chapitre sur l’ethnocentrisme, « Les bons sauvages et les autres ». Personne n’a pu oublier la leçon pieusement transmise depuis qu’il y a de l’Instruction Publique en notre pays, à savoir que les peuples vivant sous les douces lois de nature sont bons, purs et heureux. Il est drôle qu’on la doive, avant Rousseau, à Montaigne, généralement plus perspicace. Mais la diffusion pédagogique de ses vues trop rapides sur les cannibales (en l’occurrence les Tupinambas), étrangement indulgenciés, est bien l’œuvre de notre « humanisme ».
R.G.
Oui, à condition, encore une fois, de ne pas en borner l’aire à notre Éducation Nationale. Aux États-Unis, certains musées d’ethnologie amérindienne minimisent, et parfois éliminent, toute violence religieuse et guerrière dans les cultures des native Americans. Pour en revenir aux Tupinambas, il se trouve qu’on est très bien renseigné sur eux. Alfred Métraux a fait le point sur la question, dès 1928, s’appuyant sur plusieurs témoignages distincts de contemporains de Montaigne : capturés par cette peuplade farouche, ils avaient pu s’en sortir, et nous décrivent par le menu les mœurs terribles de ces peuples, qui faisaient des prisonniers afin de se procurer de futures victimes sacrificielles, mises à mort et dévorées après acclimatation à la tribu des vainqueurs ! Métraux ironisait sur le fait que cette tribu fût justement à l’origine du mythe du « bon sauvage » ! Son texte, si contraire à la vague primitiviste qui allait suivre, fut repris plusieurs fois; L’anthropologie rituelle des Tupinambas se trouve aujourd’hui dans Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud (Gallimard 1967).
P.G.
Le christianisme comme révélation de la méchanceté du « religieux » : on vous doit cette magnifique clarification, et comme il est légitime d’opposer « le Bon Dieu » aux faux dieux, qui sont, équivalemment, des « mauvais » dieux. L’opposition, toutefois, n’est pas absolument radicale…
R.G.
En effet. D’une part, on a pu trouver chez de vieux auteurs (imparfaitement christianisés !) la justification de l’offrande du Christ à la messe au titre d’une « efficacité » comparable à celle des sacrifices païens qui obtiennent quelques bons résultats, quand c’est, au cœur du salut, l’efficace de l’amour du Fils qui est à l’œuvre… et vous savez que la Rédemption elle-même a pu être interprétée dans des langages discutables.
D’autre part, on rencontre, dans certains rites païens, une espèce d’excuse présentée à la victime, comme si, sachant qu’elle n’était pas vraiment coupable, on lui reprochait seulement son imprudence…
P.G.
C’est le commencement d’un passage du mythique au tragique…
R.G.
Oui. Toute la part esthétique de la religion, cette espèce d’amoindrissement du sacrifice que constitue la cérémonie (par rapport au lynchage), nous ne devons pas la négliger. On pourrait peut-être en dessiner le parcours dans une histoire de la danse, qui montrerait qu’elle va des choses les plus sauvages aux figures les plus sereines… En tous cas, l’apaisement obtenu par un rite sacrificiel de plus en plus symbolique, on aurait tort d’en faire fi trop vite, et d’en détruire sans précaution les usages sous prétexte de « lumières », dans un monde qui cherche fiévreusement des « repères ».
P.G.
C’est, dans la fausse religion, le soupir de la vraie opprimée !
R.G.
En quelque sorte. Mais, dans un sens réciproque, et puisque vous parlez de tragique, savez-vous qu’à Byzance, on jouait Oedipe-Roi comme la Passion du Christ ? Je trouve cela bouleversant; cette lecture naïve illustre, avec une grande force, le regard que le christianisme porte légitimement sur la culture.
P.G.
Vous écrivez (p. 180) : « La vérité mimétique reste inacceptable pour la plupart des hommes, parce qu’elle implique le Christ. Le chrétien ne peut pas s’empêcher de réfléchir sur le monde tel qu’il est, et d’en voir la fragilité extrême. Je pense que la foi religieuse est la seule manière de vivre avec cette fragilité. » Et vous citez Pascal…
R.G.
Oui, je m’intéresse de plus en plus à Pascal. Cette œuvre est si puissante ! Mais, pour appliquer ce que vous dites à ce que nous vivons, n’est-il pas clair qu’on met bien à tort sur le dos de « différences » (traditionnelles, ancestrales, culturelles, religieuses…) des phénomènes enracinés au contraire dans la perte de ces traditions ? L’incapacité – par trop de retard pris – à participer à la concurrence avec l’Occident, dont on rêve, qui fait le tourment unique, et dont on a, par imitation, adopté les valeurs, devient le désir brûlant de briser ce qu’on ne peut atteindre. Peut-être Pascal n’a-t-il pas vu pleinement cet entraînement mimétique; mais comment ne pas admirer la mise en cause du désir qu’il opère à travers la notion de « divertissement » ?
P.G.
Le regard critique sur le désir blesse au cœur la modernité, qui s’est bâtie sur une fausse désacralisation, puisqu’on la faisait jouer au service de ce désir même, supposé autonome et innocent, idolâtré.
Mais rassurez-nous : ce désir, qui fait corps avec notre être, il n’est pas coupable de naissance ? Nous ne fûmes pas créés par erreur ?
R.G.
Certes pas ! J’adhère profondément à l’idée chrétienne que notre âme est une passion du divin. Simplement, quand nous le rencontrons, ce désir, il a déjà manqué son objet, il est dévoyé. Gare aux conséquences !
P.G.
Le monde est sous l’empire de Satan, lequel – on peut en apporter la précision après les lignes que vous lui consacrez ? – est métaphysiquement bon dans la conception chrétienne traditionnelle. Identifié au mécanisme mimético-sacrificiel, il serait injustifiable en tant que nécessité ontologique… ou créature mauvaise.
Si le mal est une absence d’être, moralement cette absence est le fruit d’un choix, toujours contemporain de celui qui le fait. Comme nous-mêmes, Satan est né pour l’amour… Mystère du choix de la haine (« Ils m’ont haï sans raison », dit Jésus, et encore : « Après avoir vu nos œuvres, ils nous ont haïs, le Père et moi »)… mais ce mystère fait l’objet dans la Genèse d’une description psychologique irrécusable; le premier mot du Tentateur est bien mimétique en effet : « Si vous mangez… vous serez comme ».
R.G.
Je ne prétends pas avoir vidé la question dans ce que j’ai publié à ce propos. Je voulais laisser plus explicitement le sujet ouvert; des considérations très matérielles d’édition ont fait sauter une note qui exprimaient davantage cette ouverture… Il semble en effet inconcevable qu’on puisse être jaloux du bien. Et cependant… Vous connaissez cette histoire de monarchie sacrée au Soudan : renversant les anciennes façons, le nouveau roi et son épouse avaient instauré le régime le plus raisonnable qu’il soit possible d’imaginer, et produisant le plus de bien commun. Une telle envie en était résultée que les voisins s’étaient réunis pour le détruire… Sans aucunement idéaliser notre propre histoire, c’est peut-être la fable du destin de l’Occident…
P.G.
Oui. Vous écrivez p. 120 : « Nous condamnons l’Inquisition au nom de valeurs chrétiennes. Nous ne pouvons pas la condamner au nom du Mahâbhârata, qui est constitué d’une série de meurtres alternés, à peu près dans le style de l’Iliade ! »
R.G.
C’est justement ce qui justifie « la repentance », que certains catholiques ont bien tort de reprocher au pape. Certes, les non-chrétiens, qui oublient régulièrement de se repentir, n’ont pas moins de choses à se reprocher (souvent, bien davantage : quand je pense que l’on continue à monter en épingle les abus de l’Inquisition, après ce que l’incroyance a fait au XXe siècle !) Mais grâce à la Révélation, les chrétiens auraient dû avancer, et faire avancer le monde plus vite. Nous avons « les paroles de la vie éternelle ». Or, c’est toujours le petit nombre qui a compris, et vécu de l’esprit du Christ. Seulement, aujourd’hui, je ne vois pas d’autre lieu que l’Église pour faire barrière à cette terrible désagrégation de tout, qu’on appelle parfois l’apocalypse. Est-ce pour cela que cette Église devient comme un ultime bouc émissaire, et qu’on emploie tant d’efforts pour discréditer ou empêcher sa parole, alors qu’elle n’a plus de pouvoir que spirituel ? Et parfois de son sein même… On a l’impression d’une force diabolique d’auto-destruction… Je dis le mot, on ne l’écrira pas.
P.G.
D’accord, on ne l’écrira pas… Mais pourquoi ? N’est-ce pas le mot par excellence qui cherche à se faire oublier ? C’est ça, le diabolique, que le mot n’y soit pas. Mettons-le, si vous le voulez bien.
R.G.
Vous avez raison, mettons-le.
Propos recueillis par Pierre Gardeil
* Professeur de philosophie, puis directeur du lycée Saint-Jean à Lectoure. A publié dans de nombreuses revues (Nouvelle Revue théologique, Études, Itinéraires…) et, chez Ad Solem, quatre ouvrages : Quinze regards sur le Corps livré; Alors le Bon Dieu, c’est fini ?; La Monnaie du pape, éloge des indulgences; Mon Livre de lectures.
Voir de même:
Rene Girard on Dostoevsky’s Legend of the Grand Inquisitor
When we consider the seventy years in the twentieth century his country was in the hands of its revolutionaries trying to build a Communist utopia, we cannot fail to discern in the nineteenth-century Russian novelistFeodor Dostoevsky a prophetic dimension — and one in which we may behold an image of our own culture’s controversies even after the fall of communism. The crisis he explored in nineteenth-century Russia’s belated and vexed encounter with Europe foreshadows the critical confrontations of our own time, as we face the decline of traditional religious, political, and epistemological authority while lost in a fog of competing claims about scientific determinism, groundless freedom, and the latest fashionable ideology.
If we cannot imagine Dostoevsky’s adaptation of our culture wars to the debates he stages in the living rooms, taverns, and seminaries of his novels, we haven’t grasped the implications of his work — as René Girard suggests in the concluding essay he has a’ached to Resurrection from the Underground, his twenty-year-old study of Dostoevsky’s work, now deftly translated into English.
The narrator of the Russian novelist’s Notes from the Underground neatly summarizes the far from completely secularized pandemonium in which we can recognize our own nihilistic climate: “Without books and literature, we are entangled and lost — we don’t know what to join, what to keep up with; what to love, what to hate; what to respect, what to despise.”
The famous passage in Dostoevsky’s The Brothers Karamazov — where Ivan Karamazov tells the legend of Jesus Christ returning to the world, only to encounter the Grand Inquisitor — is perhaps the best example ofthe novelist’s own relentless probing into modern culture’s muddled relation to its religious inheritance, the repudiation of which in the name of purely human dominion he views as blindly self-destructive.
But only in Girard’s retrospective comments twenty years after he wrote the book do these elements in Resurrection from the Underground come clear. Here is a reading selection from “Resurrection from the Underground” where Girard deals with the Legend of the Grand Inquisitor:
Dostoevsky begins to explain the freedom that comes from Christ in The Brothers Karamazov. He finally makes his way to this freedom with the aid of Christ and he celebrates it in the famous Legend of the Grand Inquisitor. It is put in the mouth of Ivan Karamazov as he seeks to explain to his brother Alyosha why he, Ivan, must “return his ticket” to a world which is not governed by a just and loving God — if there is a God.
The scene is in Seville in the end of the fifteenth century. Christ appears in a street and a crowd gathers about him, but the Grand Inquisitor comes along the way. He observes the mob and has Christ arrested. That night he goes to pay a visit to the prisoner in his dungeon and shows him, in a long discourse, the folly of his “idea.”
Thou wanted to found thy reign on that freedom that human beings hate and from which they always flee into some idolatry, even if they celebrate it with words. It would be be’er to make humans less free and thou hast made them more free, which only leads them to multiply their idols and conflicts between idols. Thou hast commi’ed humanity to violence, misery, and disorder.
The Inquisitor predicts that a new Tower of Babel will be raised up, more dreadful than the former one and dedicated, like it, to destruction. The grand Promethean enterprise, fruit of Christian freedom, will end in “cannibalism.”
The Grand Inquisitor is not unaware of anything that the underground, Stavrogin, and Kirillov (characters in The Possessed) have taught Dostoevsky. The vulgar rationalists find no trace of Christ, neither in the individual soul nor in history, but the Inquisitor asserts that the divine incarnation has made everything worse. The fifteen centuries gone by and the four centuries to come, whose course he prophesies, support his account.
The Inquisitor does not confuse the message of Christ with the psychological cancer to which it leads, by contrast to Nie-sche and Freud. He therefore doesn’t accuse Christ of having underestimated human nature, but of having overestimated it, of not having understood that the impossible morality of love necessarily leads to a world of masochism and humiliation.The Grand Inquisitor doesn’t seek to make an end of idolatry by an act of metaphysical force, like Kirillov; he wants rather to heal evil with evil, to tie humans to immutable idols and, in particular, to an idolatrous conception of Christ. D. H. Lawrence, in a famous article, accused Dostoevsky of “perversity” because he placed in the mouth of a wicked inquisitor what he, Lawrence, regarded as the truth concerning human beings and the world.
The error of Christ, in the eyes of the Inquisitor, is all the less excusable because “he had adequate warnings.” In the course of the temptations in the wilderness the devil, the “profound spirit of self-destruction and nothingness,” revealed to the redeemer and placed at his disposal the three means capable of insuring the stability, well-being, and happiness of humanity. Christ disdained them, but the Inquisitor and his ilk have taken them up and work — always in the name of Christ but in a spirit contrary to his — for the advent of an earthly kingdom more in keeping with the limitations of human nature.
Agreeing with Dostoevsky, Simone Weil saw in the inquisition the archetype of all totalitarian solutions. The end of the Middle Ages is an essential moment in Christian history; the heir, having reached the age of an adult, lays claim to his heritage. His guardians are not wrong to mistrust his maturity, but they are wrong to want to prolong indefinitely their tutelage. The Legend resumes the problem of evil at the precise point where Demons abandoned it. The underground appeared in this novel as the failure and reversal of Christianity. The wisdom of the redeemer, and especially his redemptive power, are notably absent. Rather than hide his own anxiety from himself, Dostoevsky expresses it and gives it an extraordinary fullness. He never combats nihilism by fleeing from it.
Christianity disappointed Dostoevsky. Christ himself has surely not responded to his expectation. There is, in the first place, the misery that he has not abolished, then the suffering, and also the daily bread that he has not given to all human beings. He has not “changed life.” That is the first reproach, and the second is yet more serious. Christianity does not bring certitude; why does God not send a proof of his existence, a sign, to those who would believe in him, but don’t a&ain this belief? And finally and above all, there is that pride which no effort, no prostration of oneself is able to reduce, that pride which goes as far, sometimes, as envying Christ himself.
When he defines his own grievances against Christianity, Dostoevsky encounters the Gospel, he encounters the three “temptations in the wilderness”:
Then Jesus was led by the Spirit out into the wilderness to be tempted by the devil. He fasted for forty days and forty nights, after which he was very hungry~ and the tempter came and said to him, “If thou art the Son of God, tell these stones to turn into loaves.” But he replied, “Scripture says:
Man does not live on bread alone but on every word that comes from the mouth of God.”
The devil then took him to the holy city and made him stand on the parapet of the Temple. “If thou art the Son of God,” he said, “throw thyself down; for Scripture says:
He will put thee in his angels’ charge, and they will support thee on their hands in case thou hurtest thy foot against a stone.”
Jesus said to him, “Scripture also says:
Thou must not put the Lord your God to the test.”
Next, taking him to a very high mountain, the devil showed him all the kingdoms of the world and their splendor. “I will give thee all these,” he said, “if thou fallest at my feet and worship me.” Then Jesus replied, “Be off, Satan! For Scripture says:
Thou shalt worship the Lord thy God, and serve him alone.”
Then the devil left him, and angels appeared and looked after him. MaÆhew 4:1-11 The translation of Gospel passages follows the Jerusalem Bible except for the use of
the archaic pronouns “thou,” “thy,” “thee.” Dostoevsky evidently made the language of the Inquisitor archaic, and this pronoun usage helps to convey that.
These are indeed the major temptations of Dostoevsky: social Messianism, doubt, and pride. The last one is especially worthy of meditation. Everything that the proud desire leads them, after all, to prostrate themselves before the Other, Satan. The only moments of his life when Feodor Mikhailovich did not succumb to one or the other of the temptations were those when he succumbed to all three at once. So it is therefore to himself in particular that this message is addressed; the Legend is the proof that he finally understands its call. The presence in the Gospel of Ma&hew of a text so adapted to his needs affords him great comfort. There it is, the sign he was seeking, as he tells us in brilliant and veiled fashion by the mouth of his Inquisitor:
And could one say anything more penetrating than what was said to thee in the three questions or, to speak in the language of the Scriptures, the “temptations” that thou rejected? If ever there had been on earth an authentic and resounding miracle, it occurred the day of the three temptations. The very formulation of these three questions constitutes a miracle. Let us suppose that they had disappeared from the Scriptures, that it had been necessary to compose them, to imagine them anew in order to replace them there, and that one had gathered for this all the sages of the earth, persons of state, prelates, scholars, philosophers, poets, saying to them: imagine and compose three questions which not only correspond to the importance of that event, but express in three sentences all the history of future humanity — dost thou believe that this summit gathering of human wisdom could imagine anything as strong and profound as the three questions put to thee by the powerful Spirit? These three questions prove, all by themselves, that one has met here the eternal and absolute Spirit and not a transitory human mind. For they summarize and predict simultaneously all the later history of humanity. These are the three forms in which all the insoluble contradictions of human nature are crystalized. One could not understand it then, for the future was veiled, but now, after fifteen centuries have elapsed, we see that everything had been foreseen in these three questions and has been realized to the point that it is impossible to add anything to them or to remove a single word from them.
The Legend is basically only the repetition and expansion of the Gospel scene evoked by the Grand Inquisitor. This is what must be understood when one wonders, a li&le naively, about the silence that Alyosha maintains in face of the arguments of this new tempter. There is no “refuting” of the Legend since, from a Christian point of view, it is the devil, it is the Grand Inquisitor, it is Ivan who is right. The world is delivered over to evil. In St. Luke the devil asserts that every earthly power has been delivered to him “and I give it to whom I will.” Christ does not “refute” this assertion. Never does he speak in his own name; he takes refuge behind the citations of Scripture. Like Alyosha, he refuses to debate.
The Grand Inquisitor believes he can praise Satan, but it is of the Gospel that he speaks, it is the Gospel that has preserved its freshness after fifteen, after nineteen centuries of Christianity. And it is not only in the instance of the temptations, but at each moment the Legend echoes the Gospel sayings:
Do not suppose that I have come to bring peace to the earth: it is not peace I have come to bring but a sword. For I have come to set a man against his father, a daughter against her mother.
Matthew 10:34-35a
The central idea of the Legend, that of the risk entailed by the increase of freedom for humans, orof the grace conferred by Christ, a risk the Grand Inquisitor refuses to run — this very idea figures in passages of the Gospel which evoke irresistibly Dostoevsky’s concept of underground metaphysics.
When an unclean spirit goes out of a man it wanders through waterless country looking for a place to rest, and cannot find one. Then it says, “I will return to the house I came from.” But on arrival, finding it unoccupied, swept, and tidied, it then goes off and collects seven other spirits more evil than itself, and they go in and set up house there, so that the man ends up by being worse than he was before. That is what will happen to this evil generation.
Matthew 12:43-45
Behind the dark pessimism of the Grand Inquisitor is the outline of an eschatological vision of history that responds to the question Demons left in suspense. Because he foresaw the rebellion of man, Christ foresaw also the sufferings and ruptures that his coming would cause. The proud assurance of the orator allows us to discern a new paradox, that of the divine Providence which effortlessly outwits the calculations of rebellion. The reappearance of Satan does not nullify his prior defeat. Everything must finally converge toward the good, even idolatry.
If the world flees Christ, he will be able to make this flight serve his redemptive plan. In division and contradiction he will accomplish what he wanted to accomplish in union and joy. In seeking to divinize itself without Christ, humankind places itself on the cross. It is the freedom of Christ, perverted but still vital, that produces the underground. There is not a fragment of human nature that is not kneaded and pressed in the conflict between the Other and the Self. Satan, divided against himself, expels Satan. The idols destroy the idols. Humankind exhausts, li&le by li&le, all illusions, including inferior notions of God swept away by atheism. It is caught in a vortex more and more rapid as its always more frantic and mendacious universe strikingly reveals the absence and need of God. The prodigious series of historical catastrophes, the improbable cascade of empires and kingdoms, of social, philosophical, and political systems that we call Western civilization, the circle always greater which covers over an abyss at whose heart history collapses ever more speedily — all this accomplishes the plan of divine redemption. It is not the plan that Christ would have chosen for human beings if he had not respected their freedom, but the one they have chosen for themselves in rejecting him.
Dostoevsky’s art is literally prophetic. He is not prophetic in the sense of predicting the future, but in a truly biblical sense, for he untiringly denounces the fall of the people of God back into idolatry. He reveals the exile, the rupture, and the suffering that results from this idolatry. In a world where the love of Christ and the love of the neighbor form one love, the true touchstone is our relation to others. It is the Other whom one must love as oneself if one does not desire to idolize and hate the Other in the depths of the underground. It is no longer the golden calf, it is this Other who poses the risk of seducing humans in a world commiÆed to the Spirit, for beÆer or for worse.
Between the two forms of idolatry. the one aÆacked in the Old Testament and the other unmasked in the New, there are the same differences and the same analogical relation as between the rigidity of the law and universal Christian freedom. All the biblical words that describe the first idolatry describe analogously the second. This is certainly why the prophetic literature of the Old Testament has remained fresh and alive.
The Christianity that the Inquisitor describes is like the negative of a photograph — it shows everything in a reversed manner, just like the words of Satan in the account of the temptations. It has nothing to do with the metaphysical milk toast that a certain bourgeois piety holds up as a mirror to itself. Christ wanted to make humans into super-humans, but by means opposed to those of Promethean thought. So the arguments of the Grand Inquisitor are turned against him when one understands them as they are intended. It is just this that the pure Alyosha observes to his brother Ivan, the author and narrator of the Legend. “Everything that you say serves not to blame, but to praise Christ.”
Christ has been voluntarily deprived of all prestige and all power. He refuses to exercise the least pressure; he desires to be loved for himself. To reiterate, it is here the Inquisitor who speaks. What Christian would want to “refute” such statements? The Inquisitor sees all, knows all, understands all. He understands even the mute appeal of love but is incapable of responding to it. What to do in this case but to reaffirm the presence of this love? Such is the sense of the kiss that Christ gives, wordlessly, to the wretched old man. Alyosha, too, kisses his brother at the conclusion of his story and Ivan accuses him, laughingly, of plagiary.
The diabolical choice of the Inquisitor is nothing else than a reflection of the diabolical choice made by Ivan Karamazov. The four brothers are accomplices in the murder of their father, but the guiltiest of all is Ivan, for he is the one who inspires the act of murder. The bastard Smerdyakov is the double of Ivan, whom he admires and hates passionately. To kill the father in place of Ivan is to put into practice the audacious statements of this master of rebellion; it is to anticipate his most secret desires; it is to go even further on the road he himself designated. But a diabolical double is soon substituted beside Ivan for this double who is still human.
The hallucination of the double synthesizes, as we have seen, quite a series of subjective and objective phenomena belonging to underground existence. This hallucination, at once true and false, is notperceived until the phenomenon of doubling reaches a certain degree of intensity and gravity.
The hallucination of the devil that Ivan experiences may be explicated, at the phenomenal level, by a new aggravation of psychopathological troubles produced by pride; it embodies, on the religious level, the metaphysical overcoming of underground psychology. The more one approaches madness, the more one equally approaches the truth, and if one does not fall into the former, one must end up necessarily in the laÆer.
What is the traditional conception of the devil? This character is the father of lies; he is thus simultaneously true and false, illusory and real, fantastic and everyday. Outside of us when we believe him to be in us, he is in us when we believe him outside of us. Although he leads an existence useless and parasitic, he is morally and resolutely “Manichean.” He offers us a grimacing caricature of what is worst in us. He is at once both seducer and adversary. He does not cease to thwart the desires that he suggests and if, by chance, he satisfies them it is in order to deceive us.
It is superfluous to emphasize the relations between this devil and the Dostoevskyan double. The individuality of the devil, like that of the double, is not a point of departure, but an outcome. Just as the double is the origin of all doublings or divisions, the devil is the locus and the origin of all possessions and other demoniacal manifestations. The objective reading of the underground leads to demonology. And there is no reason to by astonished by that, for we are really always in this “kingdom of Satan” which is not able to maintain itself, for “it is divided against itself.”
Between the double and the devil there is not a relation of identity but a relation of analogy. One moves from the first to the second in the way in which one moves from the portrait to the caricature; the caricaturist relies on characteristic features and suppresses those that are not. The devil, parodist par excellence, is himself the fruit of parody. For an artist imitates himself, he simplifies, schematizes, makes himself starker in his own essence, in order finally to render ever more striking the meanings with which his work is permeated.
There is no break in continuity, no metaphysical leap between the double and the devil. One moves imperceptibly from one to the other, just as one passed imperceptibly from romantic doublings to the personified double. The process is essentially aesthetic. For Dostoevsky there is, as for most great artists, what could be called an “operational formalism,” from which, however, a formalist theory of art should not be deduced. Perhaps the distinction between form and content, which is always dialectical, is not truly legitimate except from the standpoint of the creative process. It is proper to define the artist by his quest for form, because by form as intermediary he accomplishes the penetration of reality, the knowledge of the world and himself. The form here literally precedes the meaning, and this is why it is bestowed as “pure” form.
In Dostoevsky the devil is thus called forth by an irresistible tendency to bring forth the structure of some fundamental obsessions which constitute the primary subject-maÆer of the work. The idea of the devil does not introduce any new element, but it organizes the old ones in a more coherent and meaningful manner. In fact, this idea is revealed as the only one capable of unifying all the phenomena observed. There is not a gratuitous intervention of the supernatural in the natural world. The devil is not represented to us as the cause of the phenomena. For example, he repeats all the ideas of Ivan, who recognizes in him a “projection” of his sick brain but who ends up, like Luther, by throwing an inkwell at his head.
Ivan’s devil is even more interesting to the extent that Dostoevsky’s realism is so scrupulous. Never, before The Brothers Karamazov, had the theme of the devil contaminated that of the double. Even in the “romantic” period we do not find in Dostoevsky those purely literary and decorative comparisons and connections to which the German writers devote themselves so readily. On the other hand, he had already thought about giving a satanic double to the persona of Stavrogin, but this double is already that of Ivan. It is particularly with Demons(more familiarly known as The Possessed in its first translation), one may recall, that the entire underground psychology appears to Dostoevsky as an inverted image of the Christian structure of reality, as precisely its double. If Dostoevsky temporarily withdrew from his idea, it was not because the novelist within him still held in check a fanaticism to which he gave free rein in The Brothers Karamazov. It is rather because he feared misunderstanding from the public. The interior demand and motivation were not yet mature enough to surmount this obstacle.
With The Brothers Karamazov all things are accomplished. The devil is totally objectified, expelled, exorcised; he must therefore figure in the work as the devil as such. Pure evil is disengaged, and its nothingness is revealed. It no longer causes fear, for separated from the being that it haunts, it seems even derisory and ridiculous, nothing more than a bad nightmare.
This impotence of the devil is not a gratuitous idea, but a truth inscribed on all the pages of the work. If the Inquisitor is able to express only what is good, this is because he goes further in evil than all his predecessors. There is almost no longer any difference between his reality and that of the elect. Indeed, it is with full knowledge that he chooses evil. Almost everything he says is true, but his conclusions are radically false. The last words he states are the pure and simple inversion of the words that end the New Testament in the Apocalypse: for the marana tha of the early Christians — “Come, O Lord” —he substitutes a diabolic “Don’t come back, don’t ever come back, ever!”
This evil that is at once the strongest and the feeblest is evil seized at its root, that is, evil revealedas pure choice. The pinnacle of diabolic lucidity is also extreme blindness. The Dostoevsky of The Brothers Karamazov is just as ambiguous as the romantic Dostoevsky, but the terms of ambiguity are no longer the same. In The Insulted and Injured the rhetoric of altruism, nobility, and devotion covers over pride, masochism, and hate. In The Brothers Karamazov it is pride that comes into the foreground. But the frenzied discourses of this pride allow us to catch a glimpse of a good that has nothing otherwise in common with romantic rhetoric.
Dostoevsky lets evil speak to bring it to the point where it refutes and condemns itself. The Inquisitor discloses his scorn for humanity and his appetite for domination that drives him to prostrate himself before Satan. But this self-refutation, the self-destruction of evil must not be uÆerly explicit for otherwise it would lose all its aesthetic and spiritual value. It would lose, in other words, its value as temptation. This art of which the Legend is the model could indeed be defined as the art of temptation. All the characters of the novel, or almost all, are tempters of Alyosha: his father, his brothers, and also Grushenka, the seductress, who gives money to the wicked monk Rakitin so that he will lead Alyosha to her. Father Zossima himself becomes, after his death, the object of a new temptation as the rapid decomposition of his corpse shocks the naive faith of the monastic community.
But the most terrible tempter is certainly Ivan when he presents the suffering of innocent children as a motif of metaphysical revolt. Alyosha is stunned and upset, but the tempter, once again, is powerless, for without knowing it he works even for the victory of the good, since he incites his brother to concern himself with the unfortunate liÆle Ilyusha and his friends. The same reasons that distance the rebel from Christ impel those open to love toward him. Alyosha well knows that the pain he experiences at the thought of the suffering children comes from Christ himself.
Between the temptations of Christ and the temptations of Alyosha there is an analogy that underlines the parallelism of the two kisses given to the two tempters. The Legend is presented as a series ofconcentric circles around the Gospel archetype: circle of the Legend, circle of Alyosha, and finally the circle of the readers themselves. The aft of the tempter-novelist consists in revealing, behind all human situations, the choices that they imply. The novelist is not the devil but his advocate, advocatus diaboli. He preaches the false in order to lead us to what is true. The task of the reader consists in recognizing, with Alyosha, that everything he has just read “is not for the blame but the praise of Christ.”
The Slavophil and reactionary friends of Dostoevsky did not recognize anything at all. No one, it seems, was really ready for an art so simple and so great. They expected of a Christian novelist some reassuring formulas, some simplistic distinctions between good and bad people, in a word, “religious” art in the ideological sense. The art of the later Dostoevsky is terribly ambiguous from the point of view of the sterile oppositions with which the world is filled because it is terribly clear from the spiritual point of view. Constantine Pobedonos9ev, the procurator of the Holy Synod, was the first to demand this “refutation,” whose absence continues to chagrin or elate so many contemporary critics. There is no need to be astonished if Dostoevsky himself ratifies, in a way, this superficial reading of his work by promising the demanded refutation. It is not the author but the reader who defines the objective meaning of the work. If the reader does not perceive that the strongest negation affirms, how would the writer know that this affirmation is really present in his text? If the reader does not perceive that rebellion and adoration finally converge, how would the writer know that this convergence is effectively realized? How could he analyze the art which he is in the process of living? How would he divine that it is the reader, not he, who is wrong? He knows the spirit in which he has wriÆen his work, but the results escape him, if one says to him that the effect sought is not visible, he can only bow. This is why Dostoevsky promises to refute the irrefutable without ever following through, and this for good reason.
The pages devoted to the death of Father Zossima are beautiful, but they do not have the force of genius found in the invectives of Ivan. The critics who try to bend Dostoevsky in the direction of atheism insist on the laborious character that Dostoevsky’s positive expression of the good always had. The observation is fair, but the conclusions usually drawn from it are not. Those who demand of Dostoevsky a “positive” art see in this art solely the adequate expression of Christian faith. But these are always people who conceive a lame idea either of art or of Christianity. The art of extreme negation is perhaps, to the contrary the only Christian art adapted to our time, the only art worthy of it. This art does not require listening to sermons, for our era cannot tolerate them. It lays aside traditional metaphysics, with which nobody, or almost nobody, can comply. Nor does it base itself on reassuring lies, but on consciousness of universal idolatry.
Direct assertion and affirmation is ineffective in contemporary art, for it necessarily invokes intolerable cha&er about Christian values. The Legend of the Grand Inquisitor escapes from shameful nihilism and the disgusting insipidity of values. The art that emerges in its entirety from the miserable and splendid existence of the writer seeks affirmation beyond negations. Dostoevsky does not claim to escape from the underground. To the contrary, he plunges into it so profoundly that his light comes to him from the other side. “It is not as a child that I believe in Christ and confess him. It is through the crucible of doubt that my Hosanna has passed.”
Voir encore:
L’auteur
Ancien élève de l’ENS (1984), docteur en philosophie (1994) habilité à diriger des recherches (2004) et docteur en science politique (2012), Christian Ferrié enseigne en classes préparatoires aux grandes écoles à Strasbourg. Il a consacré l’essentiel de son travail à la philosophie de langue allemande : deux livres sur l’herméneutique heideggerienne (1998 et 1999), des articles de philosophie politique sur Carl Schmitt et Hannah Arendt (2006-2010), deux ouvrages sur la politique kantienne à publier chez Payot (2015). Parallèlement à ces travaux, il a entrepris un travail de recherche sur l’anthropologie politique de Pierre Clastres qui l’a amené à rédiger un livre (à paraître) : Le mouvement inconscient du politique (essai d’ethno-psychanalyse à partir de Clastres). Dans ce contexte, il a déjà publié une contribution dans le Cahier Clastres (2011), lequel Cahier fait suite au colloque à l’Unesco qui avait été consacré en novembre 2009 à Pierre Clastres : « La dynamique inconsciente du mouvement politique », p.323-339 in Pierre Clastres, sous la dir. de M. Abensour et A. Kupiec, 2011, Sens&Tonka.
À Hélène Clastres
« Des Cannibales » : le titre de l’essai de Montaigne peut paraître paradoxal. L’intention est évidente : cette réflexion sur la barbarie humaine entend rejeter comme unilatérale la condamnation morale et religieuse des pratiques anthropophagiques du Nouveau Monde que les voyageurs et les chroniqueurs ont révélées, en ce XVIe siècle finissant, à une France déchirée par les guerres de religion [1]. Le procédé est tout aussi clair : il s’agit de relativiser le cannibalisme pratiqué en Amérique en le réinsérant dans l’ensemble culturel où il prend sens, tout en éclairant les pratiques de cette nation prétendument barbare par des comparaisons valorisantes à l’Antiquité. Pourtant, le titre de l’essai a ceci d’étrange qu’il semble réduire la nation en question à sa coutume anthropophagique : « cette nation » alliée des Français qui habitait la contrée où le vice-amiral Villegagnon a fondé la France Antarctique – c’est celle dont les relations de Thevet (1557 et 1575) et de Léry (1578) nous entretiennent – n’a pas chez Montaigne de nom propre ; leur cannibalisme en ferait essentiellement des cannibales. Le paradoxe est d’autant plus grand que Montaigne refuse la démarcation sémantique entre les mauvais Cannibales et les bons Amériques, celle même mise en place par la délimitation cartographique du Pays des Cannibales entreprise par Thevet en 1557 à partir du cap de Saint-Augustin [2] : par opposition aux Sauvages des Amériques, lesquels font de manière barbare mourir leurs ennemis pris en guerre en les mangeant (il s’agit des Tamoio de la région autour de Rio de Janeiro), André Thevet dénomme et dénonce ces « Canibales » qui mangent « ordinairement chair humaine » (il s’agit cette fois des Tupi de la région située entre Bahia et le Maranhão [3]). Mais la distance prise par Montaigne avec le cosmographe du Roi suffit à lever le paradoxe apparent du titre.
S’il le fallait, la lecture ethnologique de l’essai de Montaigne à laquelle nous invite sa description, ethnographique avant la lettre, des coutumes de ces « Cannibales » avère ce point. On peut même dire que cet essai annonce la « révolution copernicienne » que Pierre Clastres célèbre dans un article, Copernic et les Sauvages (1969), qui ne porte pas par hasard une citation des Essais de Montaigne en exergue [4]. La conversion du regard qui permet de briser le cercle herméneutique de l’ethnocentrisme – suivant en cela le chemin tracé par l’œuvre de Lévi-Strauss, laquelle a su prendre au sérieux la pensée sauvage –, cette conversion donc trouverait son inspiration dans le voyage de Montaigne au pays des Cannibales : si Jean de Léry écrit bien le bréviaire de l’ethnologue [5], c’est la fraîcheur du regard de Montaigne qui en assure le succès au XVIe siècle [6] et depuis lors. Il s’agirait de proposer une lecture ingénue de son essai, et ce en faisant abstraction de la mise en scène subtile et raffinée des références philosophiques et poétiques qui encadre la présentation par Montaigne des mœurs de cette nation cannibale du Brésil. Cela me semble justifié d’un double point de vue. Dégager les éléments ethnographiques du témoignage de Montaigne en faveur de l’humanité de ces Cannibales du Nouveau Monde ne serait-ce pas rendre justice aux Cannibales de Montaigne tout autant qu’à Montaigne lui-même ?
Les Cannibales sans Montaigne
Les Cannibales qui circulent en France à l’époque de Montaigne et dont parlent les chroniqueurs français du XVIe siècle sont des Tupi-Guarani. Avant la Conquista, ces tribus constituent une population de plusieurs millions : ce qui est un fait tout à fait exceptionnel pour une société primitive ou sauvage [7]. Les tribus tupi-guarani qui vivaient dans la forêt amazonienne et sur le littoral ont une place tout à fait singulière aussi bien d’un point de vue ethnographique que dans une perspective historico-politique : ce sont les Tamoio ou Tupinamba qui servent de modèle à la figure du Cannibale tout autant que du Bon Sauvage ; ce sont des groupes guarani qui, d’une part, frayent aux Espagnols la voie vers l’or inca et, d’autre part, vont être rassemblés dans les missions jésuites des XVIe et XVIIe siècles. L’association entre Tupi et Guarani dans le vocable Tupi-Guarani provient d’une très grande homogénéité culturelle entre ces tribus, remarquable tant au plan de la vie socio-économique qu’au niveau des pratiques rituelles, des croyances religieuses et de la structure des mythes [8]. Les différences culturelles entre ces tribus tupi et guarani sont donc relativement négligeables, en particulier par rapport au cannibalisme, dont le rituel a été observé principalement à partir des Tupi côtiers. Il existe cependant une différence : chez les Tupi, seul le meurtrier changeait de nom alors que, chez les Guarani, tous ceux qui avaient mangé un morceau du corps ou l’avaient touché (les enfants étaient invités à broyer son crâne à la hache et à tremper leurs mains dans son sang) devaient changer de nom [9]. C’est l’occupation du territoire qui semble ainsi constituer la plus grande différence entre Tupi et Guarani : les Guarani à l’intérieur du Paraguay et les Tupi sur la côte brésilienne [10]. Avant la Conquête, les Tupi et les Guarani partagent donc culture et langue, mais ils ne forment aucunement une seule et même nation. Il n’y avait pas plus d’unité politique entre les Tupi qu’entre les Guarani : en effet, les tribus tupi ou guarani se trouvaient bien plutôt dans un état de guerre permanente entre elles comme, par ailleurs, avec les tribus dont elles essayaient de conquérir le territoire suite à leurs propres migrations. C’est en fait le contexte de leur exo-cannibalisme guerrier. Leur pratique pourtant bien particulière de cannibalisme – la capture des hommes et non des femmes est une des « curieuses inversions » notées par Hélène Clastres [11] –, cette anthropophagie rituelle pourtant atypique est paradoxalement devenue avec le temps un classique du genre [12], et ce par l’entremise décisive de Montaigne.
Il y a encore un autre paradoxe, noté par Métraux [13] : le mythe du Bon Sauvage a été forgé en Europe, au sein du milieu calviniste, à partir de la figure idéalisée du Tupinamba anthropophage [14]. C’est que le contexte européen des guerres de religion qui préside à la réception théologico-politique des Tupi-Guarani est au moins aussi important que les stratégies d’alliance des Européens avec les tribus indiennes : les Français avec les Tupinamba, les Portugais avec les Tupininquin [15] et les Espagnols avec les Guarani. En fonction même de ces alliances, les Européens ont une image positive de leurs alliés tupi-guarani avec lesquels ils entretiennent un très bon contact : dans ces conditions, ils peuvent apprécier le commerce avec ces tribus, le soutien militaire des hommes contre leurs ennemis et la beauté des femmes dont ils font des épouses ou des maîtresses (ce qui, en outre, leur assure l’alliance militaire des chefs de famille) [16]. Tout autant de raisons de relativiser leur cannibalisme.
Ces données ethnographiques nous permettent d’aborder en connaissance de cause ethnologique l’essai de Montaigne, lequel pointe tout particulièrement les pratiques guerrières des Cannibales. Mais il est un autre point d’intérêt dont il est également question dans l’essai : c’est l’existence de prophètes chez les Tupinamba. Pour achever cette présentation liminaire des sociétés tupi-guarani, il faut évoquer le phénomène tout à fait singulier des migrations prophétiques, que Nimuendaju (1914) et Métraux (1927) ont étudiées avant que Lowie (1948) et Clastres (1974) n’en fournissent une interprétation. Ce sont ces mouvements prophétiques qui intéressent en premier lieu Pierre Clastres chez les Tupi-Guarani, et non pas leur anthropophagie rituelle. Lire Montaigne à la lumière de Clastres peut, dans ces conditions, paraître aussi téméraire que paradoxal. Risquons ingénument un tel décryptage.
Une lecture ingénue : Des Cannibales de Montaigne
Il s’agit d’éclairer l’évocation ethnographique des mœurs tupi par l’essai de Montaigne en partant du principe que la fiction littéraire construite par Montaigne rencontre la réalité ethnographique. Si l’on fait abstraction des multiples références à l’Ancien monde (et tout particulièrement à la littérature de l’Antiquité) dont Montaigne agrémente la démonstration de l’essai, on peut reconnaître deux moments d’intérêt d’un point de vue ethnographique : le compte rendu par Montaigne du témoignage d’un de ses domestiques quant aux mœurs de cette nation du Nouveau Monde qui pratique notamment le cannibalisme ; le dialogue direct avec trois d’entre eux, lequel porte sur la question du pouvoir socio-politique.
Avant même d’en faire état en deux temps, Montaigne présente le « veritable tesmoignage » d’un homme « simple et grossier », lequel avait « demeuré dix ou douze ans en cet autre monde », à l’endroit même de la France Antarctique de Villegagnon, comme étant d’autant plus authentique et fidèle qu’il a été confirmé par d’autres voyageurs que cet homme simple lui a présentés [17]. Il convient de collecter les informations que ce témoignage ingénu nous apporte, et ce afin de les recouper avec les connaissances ethnographiques qui sont par ailleurs disponibles. Dans un premier temps, les mœurs de cette nation sont présentées d’une double manière. Tout d’abord, il s’agit pour Montaigne de déconstruire l’ethnocentrisme du jugement de ces nations par l’Ancien monde : contredisant leur disqualification comme « barbare et sauvage », il défend cette nation, proche de la nature, contre l’anti-modèle de notre société, artificielle. Mais surtout, il lui faut ensuite faire état de leurs mœurs, et ce afin d’en avérer la simplicité. En fait, tout n’est pas aussi simple qu’il y paraît au premier abord.
Au plan de la civilisation matérielle, leurs « bastimens » sont considérables : une « grangée » de « cent pas de longueur » peut contenir deux à trois cent âmes et constituer un village [18]. Il convient d’apporter une précision ethnographique, laquelle montre un déplacement dans la description de Montaigne. La communauté primitive constitue un groupe local qui réside souvent dans une seule maison (maloca). Mais, chez les Tupi-Guarani, le village est constitué de plusieurs maloca [19] qui abritent en moyenne quatre cents personnes [20]. Par suite, le village étant capable d’abriter mille à trois mille habitants ne ressemble plus à une communauté primitive classique. C’est donc comme si Montaigne projetait sur les villages tupinamba « le modèle primitif habituel » dont ils s’étaient pourtant écartés [21]. C’est le premier déplacement qu’on peut noter, lequel converge avec un second déplacement. Ayant avancé l’idée qu’il n’existe aucune distinction politique parmi cette nation, « nul nom de magistrat, ny de superiorité politique » [22], Montaigne attribue à « quelqu’un des vieillards » la fonction de prêcher toute la grangée le matin [23], alors que ce rôle est traditionnellement dévolu au chef de tribu [24]. Ayant précisé que les gens de cette nation « croyent les ames eternelles », Montaigne affirme que ces prêches quotidiens iraient dans le même sens que les exhortations à la vertu des « prestres et prophetes », dont la « science éthique » se limiterait à deux articles : la résolution à la guerre, où il faut montrer son courage contre les ennemis, et l’affection ou l’amitié envers les femmes [25]. Suivant Léry, Montaigne fait état des grandes fêtes et assemblées solennelles de plusieurs villages qui ont lieu les rares fois où ces Caraïbes, qui demeurent dans les montagnes, en descendent pour se présenter au peuple [26] : leur tâche est de prédire à cette occasion l’issue de la guerre et leur destin de disparaître ou d’être mis à mort s’ils s’avèrent être des « faux prophètes [27] ».
Après un intermède cultivé sur la divination chez les Scythes, la transition est faite pour passer à la question de leurs « guerres contre les nations au delà de leurs montagnes » : armés d’arcs et d’épées de bois, ils vont nus au combat, combat qu’ils mènent sans jamais s’enfuir ni se laisser effrayer ; les guerriers victorieux ramènent comme trophées la tête de l’ennemi vaincu ainsi que des prisonniers, lesquels seront mis à mort et mangés au bout d’un certain temps. Montaigne rend fidèlement compte du rituel qui préside au repas anthropophagique, et ce malgré quelques imprécisions (indiquées entre parenthèses) et quelques inexactitudes de détail [que je m’autorise à corriger] : pendant leur séjour, qui peut effectivement être assez long (jusqu’à quelques années), les prisonniers sont bien traités (même si, lors de leur arrivée dans le village ennemi, ils sont insultés par des femmes et qu’ils le seront à nouveau de temps à autre à l’occasion de fêtes) ; lors de son exécution, le prisonnier est maintenu par une corde attachée [non par les bras, mais] au torse, laquelle corde est tenue par deux autres hommes [et non par le maître et son ami] pendant que son maître [seul] l’assomme d’un coup d’épée-massue ; ensuite, son corps mort est rôti [boucané en fait], puis mangé en commun après une répartition des lots (laquelle a été décidée en amont de la cérémonie) ; tout ce rituel (d’une durée de trois à cinq jours) a pour signification non de satisfaire la faim, mais de « representer une extreme vengeance [28] ». S’il suit fidèlement les chroniqueurs qui, tel Léry, insistent tout particulièrement sur ce dernier point, Montaigne a pour insigne mérite d’avoir parfaitement mis en scène le lien qui unit guerre et cannibalisme [29]. Cette compréhension (pré)ethnologique de la signification de l’anthropophagie guerrière permet à Montaigne de récuser sa condamnation ethnocentriste et, qui plus est, de fustiger le châtiment barbare qui peut être infligé aux cannibales du Nouveau Monde : être livrés à des chiens pour être dévorés vivants [30]. Après cette relativisation de la barbarie cannibale, il est longuement question du sens de leur pratique guerrière et de la signification que revêt dans ce contexte la vengeance anthropophagique.
Montaigne démarque leur manière de faire la guerre, « toute noble et genereuse », d’une guerre de « conqueste de nouvelles terres » et de pillage des « biens des vaincus » : « l’acquest du victorieux c’est la gloire, et l’avantage d’estre demeuré maistre en valeur et en vertu ». Pour étayer cette hypothèse sur le but de la guerre, il rend compte du traitement apparemment ambivalent des prisonniers : si, d’une part, ils sont laissés en liberté et peuvent jouir de toutes les commodités (dont une épouse), c’est pour leur rendre la vie d’autant plus chère et, ainsi, les attacher à la vie qu’on va leur prendre ; d’autre part, les prisonniers sont périodiquement entretenus de leur mort future, des tourments qu’ils vont souffrir et du « festin qui se fera à leurs despens », et ce afin de leur arracher la requête de n’être pas tués et mangés. On leur rend donc la vie agréable tout en leur peignant leur propre mort dans le seul objectif d’abattre leur vaillance :
Tout cela se fait pour cette seule fin d’arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s’en fuyr, pour gaigner cet avantage de les avoir espouvantez, et d’avoir faict force à leur constance. Car aussi, à le bien prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraye victoire [31].
La véritable victoire et, donc, la vengeance suprême contre l’ennemi, ce serait de parvenir à affaiblir la fermeté d’âme et le courage du guerrier vaincu : c’est peine perdue, car « de vray, ils ne cessent jusques au dernier souspir de les braver et deffier de parole et de contenance ». C’est le sens de cette « chanson faicte par un prisonnier » que Montaigne évoque après avoir établi, à travers une incursion savante dans le monde gréco-romain, le sens de la noble guerre : acquérir l’honneur de la vertu guerrière, laquelle consisterait moins à battre qu’à combattre [32]. Le but de cette généreuse guerre ne serait donc ni la conquête territoriale, ni le pillage des biens, ni même la victoire : ce serait uniquement le gain de gloire. C’est comme si l’analyse de Montaigne rencontrait une forme primitive de guerre que les Tupi-Guarani, en fait, ne pratiquaient plus au moment de la Conquista. Car, pendant la période pré-colombienne, les tribus tupi-guarani ont mené de véritables guerres de conquête [33] qui, par exemple, ont permis aux Tupinamba de repousser les anciens occupants de la côte brésilienne dans les forêts : ceux qu’ils appellent les Tapuya [34]. Rien ne permet d’affirmer que, si la Conquista n’avait pas eu lieu, les Tupinamba s’en seraient tenus aux frontières entre provinces que les Européens ont pu constater au moment de leur arrivée : la séparation de la côte brésilienne en provinces est, en quelque sorte, un cliché de l’état du rapport de forces entre les tribus au moment de la Conquête. C’est donc comme si Montaigne avait projeté la pratique primitive de la guerre sur les Tupi-Guarani tout autant, d’ailleurs, que sur les Grecs et les Romains. Mais ce déplacement a permis à Montaigne d’entrevoir l’idéal-type de la guerre primitive, idéal-type que Pierre Clastres a forgé en s’appuyant sur les paroles des guerriers chulupi du Chaco [35] : le moteur de la guerre en sa forme primitive, c’est la quête insatiable de gloire [36]. C’est un des passages les plus captivants de l’œuvre de Clastres : le guerrier est condamné à mort par sa propre tribu qui le pousse à rechercher la gloire [37], et ce afin d’empêcher la logique mortifère de la guerre de l’emporter sur la logique de vie de la société primitive [38]. La vérité de la guerre primitive, ce serait la mort du guerrier en quête de gloire.
Il faut « revenir à nostre histoire » pour bien comprendre que le guerrier vaincu, fait prisonnier, ne perd pas pour autant son honneur. Afin d’attester leur « contenance gaye », Montaigne fait état de la constance des prisonniers, lesquels défient leurs maîtres, accusés de lâcheté et pressés de les exécuter, et vocifèrent même tout leur mépris « jusques au dernier souspir [39] ». Il évoque les gravures qui « peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent » en l’assommant, et ce juste après avoir restitué la chanson faite par le prisonnier, mais sans préciser la corrélation entre les deux événements. Il y en a pourtant une : cette « chanson guerrière » (comme Montaigne la dénomme par la suite) est, en effet, le discours que le prisonnier fait pendant le rituel de son exécution, et ce juste avant de mourir [40] ; pour que le rituel soit accompli, il est même tenu de le faire de façon à simuler le combat à mort qui, en quelque sorte, autorise sa mise à mort finale et le repas anthropophagique [41]. Sans transition autre que d’en faire un « tesmoignage de la vertu du mary » et de sa « reputation de vaillance », il est ensuite question de la polygynie, laquelle n’est plus chez les Tupi-Guarani l’apanage du chef ou du chaman, mais est partagée par les guerriers valeureux. Le prestige d’avoir capturé des ennemis se double ainsi du droit prestigieux d’avoir plusieurs femmes : à l’instar de leur groupe familial, ces dernières recherchent elles-mêmes les guerriers les meilleurs et donc les plus prestigieux [42]. Montaigne noterait donc, à juste titre, l’accord des femmes avec le dispositif polygamique de la société : « soigneuse de l’honneur de leurs maris […], elles cherchent et mettent leur sollicitude à avoir le plus de compaignes qu’elles peuvent [43] ». C’est pour montrer que ces femmes ne sont pas servilement dominées et abêties par « l’impression de l’authorité de leur ancienne coutume » (polygénique) qu’est invoquée une chanson amoureuse dont Montaigne restitue le premier couplet et refrain.
Il s’agirait d’illustrer une concorde raffinée entre des femmes qui seraient reliées entre elles par une corde de coton. Je risque une hypothèse, anti-poétique au possible : ce ne serait pas un homme amoureux, mais une femme qui s’adresserait à une couleuvre pour la prier d’arrêter son mouvement, et ce afin qu’elle puisse servir de modèle au cordon filé par sa sœur ; ce qui permettrait à cette femme de l’offrir à son amie ; cette corde pourrait être celle qui est mise autour du cou du prisonnier pendant toute la durée de son séjour ou bien le cordon qui servirait à sa mise à mort. Les Tupi ne tissaient pas, mais filaient et tressaient le coton pour en faire des cordons qui servaient à fabriquer les hamacs, lieux des accouplements, tout autant que la corde maintenant le prisonnier lors de sa mise à mort, la mussurana. C’est un terme tupi qui, à l’origine, désigne un serpent cannibale : insensible au venin des serpents venimeux, ce serpent non venimeux se laisse mordre par la vipère, puis l’enlace de ses volutes avant de s’emparer tout d’abord de sa tête et ensuite de l’engloutir complètement ; de même que « le mussurana-serpent attache avec son propre corps la victime au moment de la tuer », de même la corde-mussurana attache le prisonnier à mettre à mort [44]. Il n’y aurait « rien de barbarie dans cette imagination » mienne : une femme offre à une autre un riche cordon filé par sa sœur sur le modèle d’un serpent inoffensif pour l’être humain ; on peut même s’imaginer que cette autre femme est l’épouse transitoire du prisonnier ennemi. Il faut bien, en effet, que la mussurana soit filée par des femmes avant d’être nouée par des hommes : le prisonnier est alors immobilisé comme le serpent venimeux [45] ; l’épouse du captif sacrifié versait des larmes, puis consommait son époux [46] en suivant le modèle du serpent-mussurana. C’est une hypothèse qui ne peut être vérifiée, faute de disposer de la chanson tupi à laquelle Montaigne se réfère pour en affirmer le caractère anacréontique. Mais on peut en supputer plusieurs traits qui se tresseraient ici en une sorte de cordon directeur d’une interprétation polyphonique de la chanson : la métaphore filée par Montaigne, peut-être, parviendrait à relier la symbolique de la couleuvre à l’ouvrage artisanal et à la création poétique, et ce avec une discrétion anacréontique dont André Tournon a révélé la signification raffinée au possible [47]. Comme si la mélodie tupi, « retirant aux terminaisons Grecques », parvenait de la sorte à faire entendre sa composition symboliquement raffinée en contrepoint du chant poétiquement cultivé par Anacréon.
Discrètement, Montaigne passe du témoignage indirect sur les mœurs de cette nation du Nouveau Monde au dialogue direct avec trois d’entre eux sur la question du pouvoir socio-politique : c’est la rencontre mise en scène à Rouen. Il y a deux scènes dialoguées, lesquelles voient Montaigne passer du statut de spectateur à celui d’interlocuteur. C’est bien connu. L’ensemble est placé tout entier sous le signe de La Boétie, et ce d’entrée de jeu puisque Montaigne les juge « bien miserables de s’estre laissez piper au desir de la nouvelleté [48] ». Il faut s’imaginer la première scène : le jeune roi Charles IX leur parle « long temps » ; pourtant, ce n’est pas le long dialogue royal avec eux qui retient l’attention de Montaigne, mais bien les impressions négatives qu’ils ont de la France monarchique. Faussement inattentif, Montaigne a bien noté les réponses interrogatives qu’ils ont faites aux questions posées par « quelqu’un » d’inconnu qui pourrait figurer le fantôme de La Boétie. Car ce sont manifestement les subversives questions de la servitude volontaire face à la division socio-politique qui caractérise l’Ancien monde depuis la malencontre. Ainsi, Montaigne fait apparaître La Boétie en arrière-plan de ces « gens tout neufs » qu’évoque Le Contr’Un :
… si d’avanture il naissoit aujourdhuy quelques gens tout neufs, ni accoustumés a la subjection, ni affriandés a la liberté, et qu’ils ne sceussent que c’est ni de l’un ni de l’autre ni à grand peine des noms, si on leur présentoit ou d’estre serfs, ou vivre francs selon les loix desquelles ils ne s’accorderoient : il ne faut faire doute qu’ils n’aimassent trop mieulx obéir a la raison seulement, que servir a un homme [49]…
Suivant l’allusion de son ami La Boétie, Montaigne ne peut qu’écouter ce que ces gens ont à dire de notre monde de servitude comme de leur monde de liberté. Le versant critique de la rencontre, la vision que les Tupi-Guarani donnent de l’ancien monde, précède dans l’essai le versant positif, l’exposition de leur pratique du pouvoir. C’est la seconde scène du dialogue qui voit Montaigne sortir de l’ombre pour devenir l’interlocuteur principal : à son tour, il parla « à l’un d’eux fort long temps », et ce grâce à la traduction d’un « truchement » qui fut cependant d’une trop grande bêtise pour suivre Montaigne. Tout semble donc défavorable à la compréhension mutuelle entre Montaigne et ce « Capitaine » que les matelots appelaient « Roy » : le truchement normand ayant séjourné au Brésil, cela vaut, par extension, de la difficile rencontre entre l’ancien et le nouveau monde sous les conditions de la Conquête. Malgré tout, l’écoute et l’entente semblent possibles : un dialogue authentique peut avoir lieu… du moins dans l’essai de Montaigne. Toute la mise en scène du dialogue direct de Montaigne avec le Capitaine vise ainsi à nous persuader de l’authenticité d’une fiction qui, en substance, rejoint la réalité. Pour répondre aux questions de Montaigne, le Capitaine avance trois éléments : « marcher le premier à la guerre » est l’avantage que lui apporte sa « superiorité » de chef ; en tant que chef de guerre il est suivi de quatre à cinq mille hommes (selon l’estimation de Montaigne) ; « hors la guerre, toute son autorité estoit expirée » à l’exception du fait qu’on lui fraye des sentiers où il peut passer à l’aise pour accéder aux villages [50]. Cette toute dernière précision pourrait être le fait d’une confusion entre chef et chaman [51]. Mais pour le reste, Montaigne rencontre bien la réalité ethnographique de la chefferie amérindienne, et ce à la faveur de quelques déplacements qu’il nous faut prendre soin d’analyser. Pour ce faire, laissons la clarification ethnologique prendre la relève du décryptage ingénu de ce que l’essai de Montaigne révèle d’évocation ethnographique.
Un éclairage ethnologique : la chefferie tupi
L’éclairage ethnologique n’a pas pour objectif d’infliger une rectification positiviste à la description ethnographique de Montaigne, mais bien d’en attester la justesse en cernant la réalité rencontrée par son essai. Tout atteste, en premier lieu, que l’interlocuteur de Montaigne est un chef de guerre : un capitaine donc (comme Montaigne l’avait bien compris), et peut-être bien un fils de roi plutôt qu’un roi (les matelots revenus du Brésil anticiperaient peut-être son statut à venir). Marcher le premier à la guerre : ce caractère a été relevé par Claude Lévi-Strauss, qui l’évoque dans Tristes tropiques (1955), en écho à sa thèse complémentaire sur les Nambikwara (1948) : la référence explicite à Montaigne conforte le constat ethnographique que « le chef marche en avant », en général et non seulement à la guerre [52]. Il y a là, de la part de Lévi-Strauss, une étrange indistinction entre le chef et le chef de guerre. Ce qui enlève en fait tout son mordant à la réponse faite à Montaigne : pour le chef de guerre, il s’agit de risquer sa vie en s’exposant en premier et, par le courage ainsi donné en exemple, d’inciter les autres à le suivre, alors que les mauvaises décisions du chef risquent tout au plus de provoquer une scission du groupe. Lorsqu’il donne l’exemple des Nambikwara étudiés par Lévi-Strauss (1944), Lowie (1948) néglige bizarrement de remarquer cette confusion entre chef et chef de guerre, et ce alors même qu’il entend avérer l’opposition entre l’influence d’un titular chief sans pouvoir de commandement et l’autorité du war leader :
… les Nambikwara illustrent la montée en puissance d’une chefferie relativement stable, comme celle décrite de manière suggestive par Lévi-Strauss […]. Ici émerge un chef titulaire avec une véritable influence, bien qu’encore dépourvu de pouvoir (not a ruler). Par contraste, le chef de guerre a une autorité éphémère mais absolue, comme cela a déjà été remarqué pour de nombreux groupes d’Amérique du Sud [53].
En règle générale, le chef de guerre n’est pas le chef tout court : le stratège et le chef n’ont pas les mêmes attributs et attributions. Selon Lowie, le chef en titre (titular chief), qui assume la direction du groupe en temps de paix (civil leadership), peut être défini, négativement, par son absence d’autorité coercitive et de pouvoir de commander les autres : positivement, il est un pacificateur caractérisé par sa générosité (obligation de munificence) et par ses dons oratoires [54]. C’est le point de départ de Pierre Clastres dans son texte inaugural sur la philosophie de la chefferie indienne (1962), texte qui fait tout logiquement référence à Lowie et Lévi-Strauss [55]. Selon Clastres, la chefferie indienne est instituée dans l’intention sociologique de figurer « l’impuissance de l’institution » d’un chef condamné à être contrôlé et contesté, si besoin est, par la société :
…le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun moyen de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef » sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote [56].
Clastres note que la guerre perturbe cette situation dans la mesure où le chef de guerre doit, lors d’une expédition guerrière, « exercer un minimum d’autorité », et ce en relation avec sa « compétence technique de guerrier [57] ». Pourtant, le chef de guerre ne commande pas à proprement parler. Ce qui reste vrai pour les Tupi côtiers, et ce alors même que des milliers de combattants étaient engagés sur le champ de bataille [58] : suivant Léry, Métraux précise ainsi qu’après avoir suivi le chef qui menait toujours la colonne, les Tupinamba combattaient sans obéir à aucun commandement [59] ; les plus vaillants à la pointe, ils marchaient au combat sans tenir « ni rang ni ordre », pendant que les femmes assuraient l’approvisionnement [60]. Selon Léry, même la mobilisation initiale des troupes n’était pas le fait du chef, mais bien plutôt une œuvre collective résultant de la décision prise par le Conseil des Anciens [61] : c’est la tribu qui décide de la guerre et c’est elle qui mène le combat. En temps de guerre, le chef de guerre dispose donc d’une force de commandement tout à fait relative et, « hors la guerre », il perd tout pouvoir : en temps de paix, il ne jouit en effet que du prestige d’un guerrier ayant tué et mis à mort beaucoup d’ennemis, prestige qui se marque et se remarque par l’accumulation des tatouages et des noms. Mais prestige n’est pas pouvoir : le chef de guerre ne peut pas faire le chef au sens où nous l’entendons, sauf à renverser le rapport de forces entre la tribu et le chef : s’appuyant sur l’exemple de Geronimo, qui s’y essaie, Clastres avance l’hypothèse que « ça ne marche jamais [62] ». Jusqu’à présent, tout paraît congruent à l’essai de Montaigne.
Il y a pourtant un élément dissonant, qui renvoie à l’état bien particulier de la société tupi à l’époque de la Conquête. Parmi les sociétés primitives, les Tupi-Guarani constituent en effet un cas tout à fait exceptionnel : c’est l’exemple singulier d’une montée en puissance des chefs (de guerre) au sein de la société sauvage, dont le célèbre Quoniambec est une illustration exemplaire. Tout en récusant le déterminisme démographique, Clastres a montré l’articulation entre la croissance démographique et la lente émergence du pouvoir politique par l’intermédiaire sociologique de la concentration de la population dans des unités socio-politiques de plusieurs milliers d’habitants :
…les Tupi-Guarani paraissent, à l’époque où l’Europe les découvre, s’écarter sensiblement du modèle primitif habituel […]. Sur ce fond d’expansion démographique et de concentration de la population se détache – fait également inhabituel dans l’Amérique des Sauvages, sinon dans celle des Empires – l’évidente tendance des chefferies à acquérir un pouvoir inconnu ailleurs [63].
En corrélation avec l’expansion démographique [64], l’expansion territoriale et politique, permise par des guerres de conquête [65], assure ainsi l’autorité de certains chefs sur plusieurs villages et même sur une province entière. La tendance centripète à l’unification [66], qui s’était tout d’abord déployée au niveau d’un village rassemblant plusieurs communautés, conduisait en effet les sociétés tupi-guarani à reproduire le même schéma au plan fédéral du rassemblement de plusieurs villages sous l’autorité d’un chef de province [67]. Lorsque les Européens arrivent, le système social était bien loin d’avoir, à ce niveau provincial, trouvé un état d’équilibre. Car cette dynamique politique créatrice de sortes de « royautés » (les guillemets de Clastres indiquent que le terme révèle la perception des chroniqueurs) constituait un processus conflictuel : « à s’étendre en effet, le champ d’application d’une autorité centrale suscite des conflits aigus avec les petits pouvoirs locaux » (par exemple, entre le « Roy » Quoniambec et ses « roytelets ») ; et ce comme si les chefferies locales résistaient à un processus historique qui, à terme, aurait abouti à l’exercice d’une « hégémonie politique » sur plusieurs communautés ou tribus voisines [68]. Constatant qu’il y a « une différence radicale, une différence de nature » (et non pas simplement de degré) entre le chef d’une centaine de guerriers et les grands leaders tupi-guarani menant au combat plusieurs milliers de guerriers [69], Clastres peut en conclure que « les chefs tupi-guarani n’étaient certes pas des despotes, mais ils n’étaient plus tout à fait des chefs sans pouvoir [70] ».
Cet état socio-politique tout à fait singulier des sociétés tupi-guarani permet de mettre en perspective plusieurs faits ethnographiques évoqués par Montaigne. Tout d’abord, l’existence de villages multi-communautaires éloigne les Tupi-Guarani de l’horizon d’une communauté primitive dont le village se limiterait à la dimension d’une grange (maloca). Ensuite, la polygynie n’est plus limitée aux chefs et chamanes, comme c’est en général le cas dans les communautés primitives. Chez les Tupi, elle s’étend aux guerriers valeureux : Montaigne note ce point juste après avoir rendu compte de la bravoure des prisonniers mis à mort, et ce comme s’il entrevoyait une corrélation entre leur glorieuse capture et la polygynie. C’est devenu un fait social chez les Tupi-Guarani : la société accorde désormais le droit d’avoir plusieurs épouses au guerrier prestigieux qui acquiert ce prestige (noms et tatouages) en faisant prisonnier des ennemis et en les exécutant. La guerre à l’origine du prestige entraîne donc la polygynie, et ce avec l’accord de la société : les femmes recherchent les meilleurs guerriers et un clan familial a tout intérêt à donner ses femmes à des hommes de prestige. Le lignage des chefs de guerre tend par suite à devenir socialement plus important que les autres : le grand guerrier a beaucoup de femmes, donc plus de richesses que les autres, plus d’esclaves (plus de prisonniers de guerre), plus d’enfants, une famille plus importante et plus puissante, plus de gendres, etc. Il a donc davantage d’influence sur son groupe local et, éventuellement, sur d’autres groupes locaux. Ce système de la conjonction guerre-polygynie-pouvoir conduit à une différenciation socio-politique. Clastres signale ainsi qu’au sein d’autres sociétés amérindiennes déjà fortement engagées dans un processus de stratification sociale, la polygynie cesse d’être le privilège du chef pour devenir un attribut des guerriers, lesquels réduisent en esclavage les tribus voisines et s’approprient leurs femmes comme épouses secondaires [71].
La montée en puissance des chefferies et la constitution d’armées imposantes seraient le signe qu’à l’époque de la Conquête, les Tupi étaient confrontés à un processus de transformation profonde de leur société [72] que Clastres finit par mettre en rapport avec l’intensification de leur pratique guerrière et la mutation corollaire du sens même de la guerre : le cas des Tupi l’amène ainsi à envisager « la guerre de conquête dans les sociétés primitives comme amorce possible d’un changement de la structure politique [73] ». Ce qu’il appelle par ailleurs l’emballement de la machine guerrière transformerait la guerre primitive en une guerre de conquête : c’est ce qu’avèreraient la conquête précolombienne de la côte brésilienne par les Tupi [74] tout autant que les guerres incessantes entre tribus à l’époque coloniale. Dans La Terre sans mal (1975), Hélène Clastres rappelle, à la suite de Métraux, qu’avant l’arrivée des Blancs, les Tupi-Guarani sont devenues des « sociétés de conquérants » qui mènent des « guerres de conquête [75] », de sorte que des provinces intertribales se sont constituées sur le fondement d’une répartition politique nouvelle entre tribus amies et ennemies : chez les Tupi, le chef de province a autorité sur les chefs de villages alliés qui, assistés désormais d’un Conseil des Anciens, ont autorité sur les chefs des maisons collectives. Ce qui est donc en gestation, c’est l’« évolution politique » et sociale vers une organisation pyramidale de sociétés qui sont devenues conquérantes en corrélation avec leur explosion démographique.
C’est un phénomène décisif qui marque une sorte de perversion de la fonction politique de la guerre primitive. En effet, les guerres de conquête n’obéissent plus à la logique centrifuge de séparation entre les communautés primitives, mais à la logique inverse de l’unification centripète d’un territoire sous la domination d’une tribu et de ses chefs. Habituellement, les communautés se divisent en cas d’expansion [76], et ce grâce à la scission qui peut, au bout de quelques générations, mener à la guerre en raison d’un renversement d’alliances : les anciens beaux-frères deviennent des ennemis. Scission interne et guerre émanent donc de la même force centrifuge. Clastres reconstruit ainsi l’idéal-type de la guerre qui correspond à l’état de la communauté primitive : la guerre de scission [77], c’est la politique extérieure de la communauté primitive [78]. La fonction politique des guerres de scission, c’est d’empêcher la fusion entre les communautés primitives [79] : il s’agit de maintenir l’Autre à l’extérieur du territoire [80], et ce de manière à prévenir la concentration sociale dans des structures multi-communautaires et l’émergence corollaire de chefferies puissantes. De ce point de vue, le glissement fonctionnel d’un raid guerrier qui devient aussi une entreprise de pillage paraît constituer une perversion économique de la guerre, mais il s’agit encore et toujours pour le guerrier de montrer sa bravoure et d’acquérir de la gloire, et non pas de conquérir des territoires ou de s’approprier des biens [81]. La capture des femmes est un des buts inhérents à la guerre de ce type : « on attaque les ennemis pour s’emparer de leurs femmes », et ce de manière à éviter tout échange [82]. Mais, chez les Tupi-Guarani, il y a un phénomène tout à fait singulier : le but avancé n’est plus la prise des femmes, mais bien plutôt la capture des hommes dont on fait, pendant un temps, des beaux-frères avant de les mettre à mort et de les dévorer [83]. L’inféodation de la guerre à la logique de l’anthropophagie rituelle est un signe que quelque chose de bien particulier s’est passé, dont le prophétisme tupi-guarani pourrait bien s’avérer être le symptôme principal. J’ai déjà évoqué ce point : c’est ce phénomène des migrations prophétiques qui explique l’intérêt de Clastres pour les Tupi-Guarani, et non pas le cannibalisme. Sans dénier la dimension religieuse de ces mouvements que Métraux a mise en avant, Hélène et Pierre Clastres en proposent une lecture socio-politique [84] qui en dégage la « signification politique en son essence » :
…ce prophétisme […] traduisait, sur le plan religieux, une crise profonde de la société, et cette crise elle-même était certainement liée à la lente, mais sûre, émergence de puissantes chefferies. En d’autres termes, la société tupi-guarani en tant que société primitive, en tant que société sans État, voyait surgir de son sein cette chose absolument nouvelle : un pouvoir politique séparé qui, comme tel, menaçait de disloquer l’antique ordre social et de transformer radicalement les relations entre les hommes. On ne saurait comprendre l’apparition des karai, des prophètes, sans l’articuler à cette autre apparition, celle des grands mburuvicha, des chefs. Et la facilité, la ferveur avec laquelle les Indiens répondaient à l’appel des premiers révèlent bien la profondeur du désarroi où les plongeait l’inquiétante figure des chefs : les prophètes ne prêchaient nullement dans le désert [85].
Le prophétisme est le symptôme, de forme et d’apparence religieuse, de la maladie d’un corps social qui souffre de la lente institution d’un pouvoir politique séparé [86]. Mais, en déclarant la mort de la société, devenue mauvaise, ces karai mettent le corps social dans un état critique d’auto-destruction déclarée : le « désir de rupture avec le mal » provoque une « subversion totale de l’ordre ancien » (établi parmi les humains) qui détruit, entre autres, la loi fondamentale de la société humaine (la prohibition de l’inceste) et cette volonté de subversion « allait jusqu’au désir de mort, jusqu’au suicide collectif [87] ». Il s’agit donc de détruire la société mauvaise en mettant fin à tout ce qui caractérise la société en général (la parenté, le travail, etc.) : ainsi, la destruction des lignages devenus inégaux passe par l’abolition de la parenté, la destruction du pouvoir croissant des chefs passe par l’abandon du village comme lieu de la concentration de pouvoir et de population, la destruction de l’accumulation passe par l’abolition du travail, etc. Contrairement à ce qu’a cru Montaigne à la suite de Thevet et de Léry, les karai qui circulent impunément entre les tribus en guerre ne sont pas de même statut que les chamans (ou page), ces guérisseurs affiliés aux villages qui pouvaient prédire l’issue de la guerre [88] : car ces prophètes préconisent non la guerre et l’affection des femmes, mais l’abolition de l’interdit de l’inceste [89]. Or, la circulation des prophètes entre les tribus ennemies indique le mouvement d’abolition de la guerre qu’accomplit effectivement la migration prophétique, et ce comme si la destruction de l’inégalité naissante devait passer par l’abolition de la guerre à l’origine de l’inégalité. Par sa transversalité de nomade traversant tous les groupes, amis ou ennemis, ce transcommunautaire est un ferment d’union qui tendait à supprimer la différence entre les communautés et à abolir la guerre entre les groupes ennemis. En abolissant la guerre comme machine principale pour permettre la dispersion et pour éviter la division sociale, le prophète se révèle, paradoxalement, être un artisan de l’Un et de l’unification [90]. Ce n’est pas le seul effet collatéral de la migration prophétique : l’obéissance aux injonctions subversives des prophètes reviendrait à mettre fin à l’exo-cannibalisme guerrier, même si les karai – à ce qu’il semble – ne le disent pas plus qu’ils ne reconnaissent explicitement dans l’anthropophagie rituelle une composante de la société mauvaise qu’il s’agit de fuir.
Le coup de massue final : interprétations clastriennes du cannibalisme tupi
Il serait temps, à la lumière de ces analyses clastriennes, de risquer une interprétation de l’exo-cannibalisme guerrier des Tupi-Guarani. Comme l’a reconnu Montaigne à la suite des chroniqueurs, la vengeance est le motif manifeste et revendiqué de ce cannibalisme raffiné à l’extrême. Tout semble indiquer que les Tupinamba redoublent de cruauté pour perfectionner la vengeance. Thevet et Léry avancent qu’ils engraissaient les prisonniers à sacrifier [91]. Suivant ce même Léry, Montaigne leur rétorque qu’il s’agit bien plutôt d’affaiblir leur courage [92]. Mais n’y aurait-il pas une forme assez cruelle de perversion à intégrer tout d’abord les captifs à la communauté et à les bien traiter pour mieux leur faire ressentir leur mauvais sort ?
Avant même d’entrer dans le village des vainqueurs, le guerrier vaincu est rasé par son maître, de sorte qu’il ait, au moins extérieurement, l’air d’être un Tupinamba (sourcils rasés, front tonsuré et épilé, paré de des plus beaux ornements de plumes) [93]. L’intégration apparente du captif dans la communauté de ses ennemis semble accomplie par le fait d’un double don qui lui est fait : tous les objets ayant appartenu à un guerrier défunt, dont le prisonnier doit au préalable renouveler la tombe, lui sont donnés ainsi qu’une épouse qui va véritablement le choyer [94]. L’ennemi devient un beau-frère, et ce conformément au double sens du terme tupi tovaja dont Hélène Clastres fait état dans un article décisif sur le cannibalisme tupi au titre significatif : Les beaux-frères ennemis (1972) [95]. Mais l’intégration, provisoire, reste tout à fait ambivalente. Si le captif est bien traité en général et s’il jouit d’une liberté certaine, le fait est que certains signes trahissent son statut de prisonnier, symbolisé par la petite corde attachée à son cou : il lui faut travailler pour son maître, il doit pénétrer dans la maloca par la porte, il est maltraité et subit des humiliations pendant certaines fêtes, etc. [96] Ce traitement ne fait que reproduire l’accueil ambivalent qui lui est fait à son arrivée dans le village : d’une part, le prisonnier entravé est exposé aux coups et autres insultes des femmes ; par contre, de l’autre côté, masculin, il y a ensuite un « dialogue de reconnaissance » entre maîtres et esclaves, qui précède d’ailleurs l’attribution des lots de chair [97]. C’est donc une intégration feinte, dont la fonction est ambiguë : tout en maintenant la distance et en marquant la différence, il s’agit de lui faire – pendant un certain temps, indéfini – une place qu’il a perdue dans sa propre communauté (s’il s’avisait de s’enfuir pour y chercher refuge, il y serait mis à mort par les siens à cause de sa lâcheté [98]) ; il est cependant destiné à être sacrifié, comme il le lui est rappelé à l’occasion de fêtes pendant lesquelles chacun désigne sur son corps les morceaux convoités [99].
Les cérémonies qui président à l’exécution rituelle du captif durent plusieurs jours [100]. Ce rituel commence par mettre fin à l’intégration du captif dans la communauté de ses ennemis en accomplissant un rite de ségrégation [101] qui revient à une véritable dés-intégration : ce processus de s’achèvera par l’incorporation du corps de l’ennemi rituellement sacrifié. Hélène Clastres repère deux grands actes qui ont pour fonction de rendre le prisonnier à sa réalité d’ennemi : le meurtre final, mais également le simulacre de sa capture [102], symbolique, qui initie le rituel préliminaireà son exécution. C’est une sorte de répétition du combat qui a présidé à la capture du prisonnier : après avoir été fictivement délivré, il est maîtrisé par les guerriers parés pour le combat ; il est ensuite encordé par la mussurana ; dès le premier jour et pendant les nuits suivantes, des femmes entonnent des chansons hostiles aux ennemis et dépeignent au prisonnier le sort qui l’attend ; celui-ci séjournera et devra passer ses dernières nuits non plus dans la maison commune, mais dans une hutte individuelle qui, à cette occasion, a été construite sur la place centrale ; à plusieurs reprises, le captif a l’occasion d’assouvir sa propre hostilité par des paroles de vengeance et également par des actes, puisque son épouse le pourvoit en projectiles de divers types qu’il peut jeter sur l’assemblée ; toujours sous la surveillance de vieilles femmes qui chantent, il passe la dernière nuit avec son épouse, qui le quitte en pleurant le matin de son exécution ; lors de la cérémonie d’exécution, le meurtrier apparaît de manière solennelle et échange avec le prisonnier des paroles de vengeance ; entravé par la mussurana tenue par deux guerriers, le captif peut et doit essayer de se défendre et même de s’emparer de l’épée-massue qui va finalement l’assommer ; après qu’il a été tué, sa veuve prononce son éloge comme c’est coutumier pour tout défunt ; le corps est ensuite préparé pour être intégralement consommé par l’ensemble de la communauté, à l’exception du meurtrier qui doit vomir et jeûner, entre autres règles de précautions à prendre pour se protéger contre la vengeance de l’esprit du mort. Tout est ainsi fait pour simuler la lutte à mort avec un guerrier ennemi sur le champ de bataille : « ce n’est pas une victime passive qu’on veut immoler, c’est un ennemi […] qu’on veut tuer au combat [103] ». En effet, il s’agit de tuer un ennemi courageux et de le manger à la suite du combat, comme c’est le cas sur le champ de bataille : car les Tupinamba avaient pour coutume de manger sur place les ennemis tués [104] et également de ramener des morceaux de chair boucanés afin de partager leur repas anthropophagique avec l’ensemble de la communauté [105]. Aucune cérémonie n’est nécessaire en ce cas, car le guerrier ennemi a été tué dans les règles de l’art martial, conformément à ce que les Européens appellent le droit de guerre. Dans le cas, en revanche, où le prisonnier de guerre est mis à mort, un rituel est nécessaire afin de faire passer le meurtre pour un acte de guerre et également de protéger le meurtrier contre la vengeance de l’esprit du mort [106].
Manifestement, l’ensemble du rituel obéit à une logique de répétition, laquelle vise à remettre les protagonistes dans les conditions d’une guerre où l’on ne fait pas de quartier : simulation du combat sur le champ de bataille, puis de la lutte à mort ; dissimulation donc du meurtre rituel qui est présenté comme une mort au combat ; répétition du repas anthropophagique sur le champ de bataille ; simulation d’un rite funéraire qui rend hommage au défunt. Mais cette ritualisation du meurtre sacrificiel donne lieu à une étrange inversion : l’épouse semble pleurer son époux défunt comme s’il s’agissait d’un guerrier tué au combat par l’ennemi et, donc, comme si le prisonnier exécuté était l’époux antérieurement perdu à la guerre. L’un pourrait bien être en effet le substitut de l’autre, et ce dans des conditions que la culture tupi permettrait de déterminer : les veuves des guerriers tués à la guerre ne pouvaient se remarier qu’à condition que l’époux soit au préalable vengé ; on leur faisait épouser un ennemi captif pour compenser la perte de leur défunt mari [107] ; pendant tout le temps du séjour, l’épouse pouvait jouir de ce mari de substitution qu’elle aimait et choyait comme son propre mari (au point même de pouvoir l’aider à fuir) [108] ; la vengeance était accomplie lors de l’exécution, laquelle donnait à l’épouse l’occasion de prendre définitivement congé de son époux mort au combat et mangé par l’ennemi ; ce qui l’autorisait à prendre un nouveau mari dans la communauté sans que l’esprit du mari tué et dorénavant vengé puisse lui en faire reproche. Dans le cas où s’il s’agissait de la veuve d’un guerrier tué à la guerre, il y avait donc là, probablement, une forme de substitution symbolique, laquelle aurait pu assumer une fonction thérapeutique pour la veuve éplorée : le guerrier ennemi prendrait la place du guerrier occis afin de « réparer » sa propre faute et d’ainsi « payer sa dette » par son sacrifice ritualisé [109] ; la répétition aurait une vertu réparatrice pour la veuve qui pourrait revivre activement le traumatisme subi et le dépasser. Ce serait l’idéal-type d’un processus de compensation réparatrice du deuil subi par la veuve et par l’ensemble de la communauté : avant d’entrer dans le village, le captif renouvelle la tombe du mari défunt ; on lui donne les effets personnels de ce guerrier ainsi que sa femme ; il se substitue à l’époux pendant tout le temps de son séjour ; il est pleuré comme l’époux tué sur le champ de bataille ; comme ce mari l’avait été par l’ennemi sur le champ de bataille, le captif sacrifié est mangé par l’épouse. Par contraste avec l’attachement manifesté par l’épouse du prisonnier, la fonction assumée par les (vieilles) femmes tout au long de sa captivité, et ce depuis l’accueil initial du guerrier vaincu jusqu’à son exécution finale en passant par les fêtes intermédiaires, consiste au contraire à marquer l’indépassable hostilité du groupe envers l’ennemi. Cette dernière ambivalence participe du système d’ambivalences qui caractérise le rapport du groupe à l’ennemi captif. La distribution des rôles entre hommes et femmes n’est en effet qu’un aspect d’un dispositif parfaitement réglé qui, comme l’explique Hélène Clastres, implique « une étonnante mise en scène où les rôles ne sont pas seuls distribués par avance, mais réglés également les dialogues, danses et chœurs de femmes, décors, mouvements dans l’espace [110]… ».
Il faut noter ce point décisif. L’ensemble du rituel anthropophagique et, en particulier, la participation active du captif à sacrifier présuppose l’accord culturel entre tous les protagonistes qui sont « gens de même langue et de mêmes mœurs ». L’unité de culture et de langue entre les groupes ennemis est la condition pour que cette mise à mort ritualisée assure une mort honorable à un guerrier valeureux. Tout le rituel perdrait tout sens si le prisonnier s’avérait incapable de jouer le jeu. Thevet rapporte ainsi le cas d’un Portugais que son maître fit mourir à coups de flèches après lui avoir déclaré son mépris : « tu ne mérites pas que l’on te fasse mourir honorablement comme les autres et en bonne compagnie [111] ». L’apparition d’Européens qui ne montrent aucun courage à mourir ne peut que perturber ainsi le fonctionnement même du rituel anthropophagique. Ce qui montre a contrario que la pratique de l’anthropophagie rituelle des Tupi-Guarani serait dépourvue de toute valeur symbolique en dehors de ce cadre culturel qui lui donne tout son sens : il s’agit de mettre à mort et de manger non pas un être humain en général, mais à vrai dire des ennemis bien identifiés qui ont au préalable eux-mêmes mis à mort et mangé des membres de la communauté. Montaigne pourrait bien avoir montré une admirable intuition de la symbolique culturelle qui préside à cet échange de bons procédés entre ennemis anthropophages :
J’ay une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce traict : qu’ils viennent hardiment trétous et s’assemblent pour disner de lui : car ils mangeront quant et quant leurs peres et leurs ayeux, qui ont servy d’aliment et de nourriture à son corps. Ces muscles, dit-il, cette cher et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes ; vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s’y tient encore : savourez les bien, vous y trouverez le goust de votre chair [112].
Montaigne semble savourer la provocation littéraire d’un prisonnier au menu dont la chanson prendrait un malin plaisir à évoquer la saveur culinaire du corps des ennemis. Par ce savoureux assaisonnement, l’essayiste paraît forcer le trait des paroles de captif restituées par les chroniqueurs Thevet [113] et Léry [114]. Certes, mais cette invention littéraire manifeste un sens raffiné de l’altérité culturelle de ces nations du Nouveau Monde. Car c’est un fait ethnologique : les Tupi-Guarani se mangent entre eux. Comme le cannibalisme s’insérait dans le contexte culturel de rites funéraires, Florestan Fernandes (1952) a suggéré en ce sens que les Indiens cherchaient moins à s’incorporer les qualités du guerrier mis à mort qu’à s’approprier la substance du parent qu’il avait dévoré et qu’il s’agissait de venger en lui rendant un dernier hommage [115]. S’appuyant sur la suggestion de Montaigne, Hélène Clastres peut avancer une hypothèse étonnante : apparent, l’exo-cannibalisme tupi pourrait dissimuler une forme d’« endo-cannibalisme étrangement contourné » qui amènerait, « en mangeant les ennemis, à manger en réalité les parents et alliés dont ceux-là s’étaient nourris [116] ». L’anthropophagie rituelle permettrait à la communauté de réincorporer ses propres membres désintégrés par la consommation cannibale des ennemis. Risquons une ultime hypothèse pour comprendre la logique paradoxale de ce contournement raffiné de l’endo-cannibalisme…
Ce que dissimule l’exo-cannibalisme guerrier, ce serait la parenté entre les tribus tupi-guarani en guerre fratricide. Car ce que cultive la guerre, c’est la scission entre ces nations qui ne furent, à l’origine, qu’une seule et même tribu. Les Tupi partagent cette logique de la guerre de scission avec toutes les sociétés primitives. Mais, dans leur cas, il s’agirait de maintenir la séparation entre les tribus de manière d’autant plus brutale qu’un processus d’intégration confédératrice est en cours : le moyen violent d’entretenir la scission polémique entre les tribus tupi, ce serait de cultiver la vengeance à l’extrême en laissant s’emballer la machine de guerre. Il y aurait là comme une sorte de politique inconsciente, laquelle aurait pour stratégie d’empêcher violemment la fusion entre les tribus tupi-guarani en entretenant le cycle de la vindicte. Reste que cette stratégie polémique provoque une intensification de la pratique guerrière qui a des effets ambivalents. Certes, la séparation est bien marquée par ces guerres fratricides et perpétuelles : au plan conscient, il s’agit de se venger et non pas d’exterminer la tribu ennemi. Mais l’emballement de la machine de guerre transforme la nature même de la guerre : la logique de la vengeance pousse à la conquête de territoires ennemis et à l’absorption des tribus ennemies. Comme si la stratégie de la guerre de conquête rejoignait en fin de compte la logique de l’anthropophagie rituelle : s’incorporer l’ennemi en l’intégrant comme un alter ego. Il y aurait là comme une énigme qui relèverait du destin d’une pulsion inconsciente.
Notes
[1] Les Essais, livre I, chapitre xxxi, « Des Cannibales »,éd. Pierre Villey (1924/1930), rééd. ss la dir. de V.-L. Saulnier (1965), PUF-Quadrige, 1992, p. 202-214 : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (p. 205).
[2] Ce qui permettrait de mettre en place une distinction de principe entre cannibalisme et androphagie ou anthropophagie : voir Frank Lestringant, Le Cannibale. Grandeur et décadence, Perrin, 1994, chapitre 4, p. 90-96 (démarcation géographique par Thevet entre le Brésil et le pays des Cannibales) vs p. 100 (le refus sémantique de Montaigne d’entériner cette distinction). Lestringant montre que cette distinction est pourtant celle, présupposée par le siècle de Montaigne, entre le cannibalisme d’horreur, qui répond à la satisfaction de la nécessité naturelle de se nourrir, et le cannibalisme d’honneur ou de fureur, lequel s’inscrit dans la logique de la vengeance et de la passion (voir en particulier la mise en place de cette opposition au chapitre 7). Voir, à ce propos, l’entretien de Pierre Clastres avec le journal Veja, « Cannibales et anthropophages » (31 janvier 1973), p. 123-128, in Pierre Clastres, Sens&Tonka, sous la direction de Miguel Abensour et Anne Kupiec, 2011. Clastres y distingue en principe l’anthropophagie pratiquée dans les sociétés primitives, qu’elle prenne une forme endo-cannibale (chez certains Guayaki) ou exo-cannibale (chez les Tupi-Guarani), du cannibalisme comme moyen exceptionnel de survie (comme lors de l’accident d’un avion qui s’est écrasé dans les Andes le 13 octobre 1972, événement qui amène les survivants à se nourrir de la chair des corps des victimes de la catastrophe aérienne).
[3] Les Singularitez de la France Antarctique (1557), chap. xl vs chap. lxi : p. 232 (réédition par F. Lestringant dans Le Brésil d’André Thevet, 1997, éd. Chandeigne).
[4] P. Clastres, « Copernic et les sauvages » (1969) in La société contre l’État (chapitre 1), p. 23 et p. 7. Soit la citation de Montaigne qui se trouve de facto au début de La société contre l’État : « On disoit à Socrates que quelqu’un ne s’estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s’estoit emporté avecques soy » (Essais, I, xxxix, p. 239).
[5] C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), Plon, Terre humaine/poche, 1972, p. 87.
[6] « Entretien avec Claude Lévi-Strauss Sur Jean de Léry », in Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la Terre du Brésil (1578), texte établi, présenté et annoté par Frank Lestringant à partir de la seconde édition (1580), Librairie Générale Française, 1994, Livre de poche, p. 11.
[7] P. Clastres, « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 69-70.
[8] P. Clastres, « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud », in Recherches…,p. 61.
[9] A. Métraux, « The Guarani », p. 88 in tome III du Handbook of South American Indians (1948) ; Métraux fait référence à Montoya (1892, p. 51).
[10] P. Clastres, « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud » : III. Le monde tupi-guarani, in Recherches… : « Ces populations occupaient un très vaste territoire : au Sud, les Guarani s’étendaient du fleuve Paraguay à l’Ouest jusqu’au littoral atlantique à l’Est ; quant au Tupi, ils peuplaient ce même littoral jusqu’à l’embouchure de l’Amazone au Nord et s’enfonçaient dans l’arrière-pays sur une profondeur imprécise. C’est au nombre de plusieurs millions que se comptaient les Indiens […]. Fait notable chez ces Indiens : leur densité démographique était nettement plus élevée que celle des populations voisines et les communautés pouvaient rassembler jusqu’à deux mille individus ou plus » (p. 92-93).
[11] H. Clastres, « Les beaux-frères ennemis. À propos du cannibalisme tupinamba », in Destins du cannibalisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, automne 1972, Gallimard, p. 81.
[12] Ce rituel, entre-temps bien connu, a en effet donné lieu à maintes descriptions : Staden (II, 28 ; cf. I, 21-25 – préliminaires -, 36 et 43), Thevet (chap. xi des Singularités), Léry (chap. xv de l’Histoire), etc. La description la plus complète et précise reste celle de Métraux qui, dans sa thèse complémentaire de 1928, compare et synthétise les témoignages des chroniqueurs (Léry, Thevet, Staden, Cardim, Souza, Yves d’Évreux, Claude d’Abbeville, etc.) : voir le chapitre II (p. 45-78) de son ouvrage sur les Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Gallimard, 1967.
[13] Voir la présentation liminaire par Métraux (1967) de son chapitre sur « L’anthropologie rituelle des Tupinamba », p. 45.
[14] Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, Droz [1990], 2004 (3e éd. revue et augmentée), p. 409. Dans cet ouvrage, F. Lestringant retrace l’histoire qui unit le Huguenot et le Sauvage dans l’imaginaire européen : leur identification est fonction de la dénonciation de la « tyrannie » espagnole, laquelle consisterait à faire la guerre aux Indiens en rentrant à l’intérieur du pays, et ce contrairement au modèle portugais et français qui préconise de faire du commerce avec eux en restant sur le littoral (p. 392). L’exo-cannibalisme rituel des Tupi n’est pas pour autant nié : en effet, il est bien plutôt comparé, à son avantage, au cannibalisme des nations chrétiennes d’Europe qui s’entredévorent lors d’une boucherie anthropophage (p. 372-375). L’image idéalisée (p. 409) de l’ » Indien imaginaire » (p. 373), menacé d’évanescence par abstraction, s’accomplit pour part par une sorte de « tupinambisation » discrète (des Indiens d’Amérique du Nord) qu’on peut observer dans « Des coches » de Montaigne, chapitre vi du livre III publié en 1588 (p. 381). Dans Le Cannibale (1994), F. Lestringant présente de manière remarquablement synthétique l’arrière-plan théologique de la querelle du cannibalisme, à savoir la polémique entre catholiques et protestants à propos de l’interprétation de la Cène de transsubstantiation ou de consubstantiation, c’est-à-dire de la signification littérale ou symbolique de l’eucharistie (voir la seconde partie de l’ouvrage et, en particulier, les chapitres 6-7).
[15] Voir la topographie des tribus de la côte brésilienne sur la carte proposé en ligne http://pt.wikipedia.org/wiki/Ficheiro:Map_of_indigenous_peoples_of_Brazil_(16th_C.).jpg. L’article de Wikipedia en anglais sur les Indigenous peoples of Brazil reprend peu ou prou la description par Métraux de l’occupation de la côte brésilienne par les Tupinamba (pris au sens général de Tupi côtiers) : Alfred Métraux, « The Tupinamba », p. 96 in tome III du Handbook of South American Indians (1948), éd. par Julian H. Steward, Bulletin 143 du Bureau of American Ethnology.
[16] A. Métraux, « The Guarani », p. 69-94, ibid., p. 77. Cette remarque vaut tout autant pour les colonisateurs du littoral (en relation avec les Tupi) que pour les Conquistadores de l’intérieur du Brésil (en relation avec les Guarani).
[17] Montaigne, « Des Cannibales », p. 205 vs p. 203.
[19] Les gravures de Hans Staden montrent à chaque fois quatre maloca : voir liv. II, chap. 4 et liv. I, chap. 22-23, 29-30 & 34.
[20] P. Clastres, « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 76.
[21] P. Clastres,chapitre éponyme (1974) de La société contre l’État,p. 182.
[22] Montaigne, « Des Cannibales », p. 206.
[24] P. Clastres,« Le devoir de parole » (1973) in La société contre l’État (chapitre 7), p. 133-136.
[25] Montaigne, « Des Cannibales », p. 206.
[26] Léry, Histoire d’un voyage faict en la Terre du Brésil (1578), p. 396-409 (2de éd. de 1580 publié par Lestringant en 1994 dans le Livre de poche).
[27] Il y a là une confusion entre prêtres et prophètes : voir la mise au point très synthétique de Pierre Clastres sur la différence entre les paje, des chamans auxquels est dévolue la fonction ordinaire de guérir, et les karai, ces prophètes tupi-guarani qui initient des mouvements tout à fait exceptionnels (dont Montaigne ne parle pas plus que Thevet ou Léry) : « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud » : III. Le monde tupi-guarani, in Recherches…, p. 94. Voir également Hélène Clastres, La terre sans mal, Seuil, 1975, p. 48-55.
[28] Montaigne, « Des Cannibales », p. 209.
[29] Alfred Métraux présente toujours le cannibalisme en corrélation avec la guerre : voir notamment « Warfare, cannibalism, and human trophies », p. 383-409 in tome V du Handbook of South American Indians (1948).
[30] Françoise Mari, « Les Indiens entre Sodome et les Scythes », in Histoire, économie et société, 1986, 5e année, n° 1, p. 20. D’après Fernandez de Oviedo (1535) – dont la traduction française par Poleur en 1555 semble être une des sources de Montaigne –, Pedrarias Davila aurait, en 1528, fait dévorer par ses chiens des Indiens pour les châtier d’avoir eux-mêmes dévoré quatre Espagnols de la région de la ville de León (Historia general y natural de las Indias, liv. xlii, chap. xi, p. 419, éd. Juan Pérez de Tudela Bueso, Madrid, B.A.E., 1959).
[31] Montaigne, « Des Cannibales », p. 210.
[33] Hélène Clastres, La Terre sans mal, Seuil, 1975, p. 70.
[34] Alfred Métraux, « The Tupinamba », p. 97 in tome III du Handbook of South American Indians (1948).
[35] C’est l’étude de terrain de la culture guerrière des Chulupi par Clastres (juin-octobre 1966 et juin-septembre 1968) qui donne toute sa consistance ethnographique à la description clastrienne du « Malheur du guerrier sauvage » (1977), rééditéedans les Recherches… (p. 209-248) : « je dois à ces Indiens – d’une lucidité surprenante quant au statut du guerrier dans leur propre communauté – d’avoir entr’aperçu les traits qui composent, pleine d’orgueil, la figure du Guerrier ; d’avoir su repérer les lignes du mouvement nécessaire que décrit la vie guerrière ; enfin d’avoir compris (car ils me le dirent : ils le savaient) quelle est la destinée du guerrier sauvage » (p. 216-217).
[36] « …il lui faut à chaque instant recommencer, car chaque exploit accompli est à la fois source de prestige et mise en question de ce prestige. Le guerrier est par essence condamné à la fuite en avant. La gloire conquise ne se suffit jamais à soi-même, elle demande à être sans cesse prouvée, et tout exploit réalisé en appelle aussitôt un autre » (p. 229 in Recherches…).
[37] « …il se trouve piégé sans remède dans sa propre vocation, prisonnier de son désir de gloire qui le conduit tout droit à la mort. Il y a échange entre la société et le guerrier : le prestige contre l’exploit. Mais dans ce face à face, c’est la société qui, maîtresse des règles du jeu, a le dernier mot : car l’ultime échange, c’est celui de la gloire éternelle contre l’éternité de la mort. D’avance, le guerrier est condamné à mort par la société » (p. 239 in Recherches…).
[38] Ibid., p. 240-242. Certaines formulations de Clastres, à mon sens, autorisent à cet endroit à décrypter l’œuvre de la pulsion de mort : voir C. Ferrié, « La dynamique inconsciente du mouvement politique », in Pierre Clastres, 2011, p. 326-327.
[39] Montaigne, « Des Cannibales », p. 210.
[40] Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la Terre du Brésil (1578), chap. xv, p. 356 (éd. par F. Lestringant en 1994). Voir également Hans Staden (II, chap. 28, p. 210 ; cf. I, chap. 43, p. 143). Hans Staden, Wahrhaftige Historia und beschreibung eyner Landschaft der Wilden Nacketen, Grimmigen Menschfresser-Leuthen in der neuen Welt America gelegen (Marburg, 1557). Cette Histoire véritable et description d’un pays de Sauvages nus, féroces anthropophages, situé dans le Nouveau Monde Amérique est actuellement traduite en français dans plusieurs éditions, souvent sous le titre raccourci et un peu trompeur de Nus, féroces, anthropophages : c’est, par exemple, celle de Henri Ternaux Compans chez Métaillé (1979), à laquelle se réfère la pagination française que je donne.
[41] Hélène Clastres, « Les beaux-frères ennemis. À propos du cannibalisme tupinamba » in Destins du cannibalisme (1972), p. 79-80.
[42] Alfred Métraux, « The Tupinamba », p. 112 vs p. 116 in tome III du Handbook of South American Indians (1948).
[43] Montaigne, « Des Cannibales », p. 213.
[45] Dans la version de Cardim (Tratados da terra, p. 184-186), un des Anciens fait avec la corde deux nœuds très compliqués dès le premier jour du rituel anthropophagique (p. 55) ; le quatrième jour, les cordes enroulées sont portées par une troupe de nymphes pendant qu’une maîtresse de cérémonie entonne une chanson reprise par les autres femmes : les hommes attachent alors la corde au cou du prisonnier et cette femme lui est attachée par le bras (p. 58), en particulier pendant sa dernière nuit (p. 59). Voir Alfred Métraux, « L’anthropologie rituelle des Tupinamba », chapitre II de Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud (1967), p. 55-59.
[47] L’analyse extrêmement fine d’André Tournon éclaire le jugement poétique que Montaigne porte sur la valeur anacréontique de la Chanson de la couleuvre. C’est cette interprétation très suggestive qui m’a incité à rechercher du côté de la culture tupi une sorte d’Anacréon à jamais disparu, le poète inconnu en somme, ou bien plutôt une Sapho et ses sœurs, ces poétesses à jamais méconnues qui auraient filé la chanson polyphonique entendue par Montaigne. Inspirée par une note d’Hélène Clastres (1972) sur le terme mussurana, lequel désigne la corde de coton tout autant qu’un serpent ophiophage, en quelque sorte cannibale (p. 77), mon interprétation de la partition tupi cherche à découvrir un accord mineur qui ferait écho à l’accord majeur de la partition grecque. Non pas qu’il faille, pour l’entendre, s’imaginer un instrument qui soit capable de jouer cette impossible mesure : au lieu de désencorder les fils du cordon directeur de la mélodie, cet instrument imaginaire, forcément désaccordé, ne pourrait produire qu’une dissonance. Accordé à cette improbable possibilité, l’humanisme décentré de Montaigne permettrait, au contraire, de prêter une oreille attentive à la tonalité propre de chacune de ces deux musicalités qu’un gouffre océanique sépare à tout jamais. Et Montaigne d’en percevoir la consonance… comme s’il y avait une sorte d’accord secret, d’une discrétion anacréontique presque imperceptible, entre deux registres culturels dont on ne sait plus, entre la poésie grecque d’un Anacréon reconnu et celle de la chanson tupi d’une Sapho inconnue, lequel donnerait le ton !
[48] Montaigne, « Des Cannibales », p. 213.
[49] La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, ss la dir. de Miguel Abensour, Payot, 1976, p. 146 (Petite Bibliothèque Payot, 1993/2002). C’est à l’initiative de Miguel Abensour que nous devons la redécouverte de ce texte inaugural de La Boétie tout autant que sa relecture par Pierre Clastres (p. 247-267) et Claude Lefort (p. 269-335). Pierre Clastres cite ce passage du Discours de La Boétie dans « Liberté, Malencontre, Innommable » (1976), p. 264et p. 124, rééd. in Recherches d’anthropologie politique (1980).
[50] Montaigne, « Des Cannibales », p. 214.
[51] Dans Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud (1967), Alfred Métraux cite un texte de Nobrega qui irait en ce sens : « Quand un chaman de renom leur rendait visite, les Indiens, en signe de respect, nettoyaient devant lui le sentier qu’il allait fouler » (p. 18).
[52] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), p. 367 et La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara (Société des Américanistes, Paris, 1948) : « le chef marche en avant » (p. 86), comme l’avait remarqué Montaigne (note 1). C’est dans la section sur le Commandement (et non pas sur Guerre et commerce) que Lévi-Strauss restitue cette formule usuelle, laquelle ne vaut pas spécifiquement pour la guerre, mais en général pour toutes les décisions du chef (se mettre en route, s’arrêter, etc.).
[53] Robert Harry Lowie, Some Aspects of Political Organization among the American Aborigines (Huxley Memorial Lecture for 1948, ed. in The Journal of the Royal Anthropological Institute, 78, n° 1-2, 1948), p. 262-290 in Lowie’s selected Papers, édité par Cora Du Bois, University of California Press, 1960, p. 280.
[55] P. Clastres, « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne » (1962) in La société contre l’État (chapitre 2), p. 27-28.
[56] Chapitre éponyme (1974) de La société contre l’État, p. 175.
[58] « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 77.
[59] A. Métraux, « The Tupinamba » in tome III du Handbook of South American Indians (1948), p. 119.
[60] Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la Terre du Brésil (1578), p. 343.
[62] Chapitre éponyme (1974) de La société contre l’État, p. 176-180.
[63] P. Clastres, chapitre éponyme de La société contre l’État (1974), p. 181-182.
[64] « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 70.
[65] « Entretien avec Clastres »,p. 25-26 (Cahier Clastres, 2011). Confer « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 77-78.
[66] « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives »(1977) :« Tel est le cas, absolument exemplaire, des Tupi-Guarani d’Amérique du Sud, dont la société était travaillée, au moment de la découverte du Nouveau Monde, par des forces centripètes, par une logique de l’unification » (note 1 p. 205 in Recherches…).
[67] Pierre Clastres explique ainsi que « la tendance à constituer des ensembles sociaux plus vastes que dans le reste du continent » s’accompagne d’une « tendance à construire un modèle de l’autorité qui dépassait largement le cadre du seul village » au point de former, par exemple « chez les Tupinamba de véritables fédérations groupant dix à vingt villages. Les Tupi, et particulièrement ceux de la côte brésilienne, révèlent donc une tendance très nette vers la constitution de systèmes politiques larges, à chefferies puissantes » (p. 64-66) : voir « Indépendance et exogamie » (1963) in La société contre l’État (chapitre 3).
[69] « Éléments de démographie amérindienne » (1973) in La société contre l’État (chapitre 4), p. 86.
[71] P. Clastres, « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne » (1962), in La société contre l’État (chapitre 2), p. 31.
[72] P. Clastres,chapitre éponyme de La société contre l’État (1974), p. 182-183.
[73] Note éditoriale de Libre, adjointe à la fin du « Malheur du guerrier sauvage » (1977)in Recherches…,p. 247.
[74] Alfred Métraux, La civilisation matérielle des Tupi-Guarani (1928), p. 290-293 et p. 310-311. Voir également « The Tupinamba », in tome III du Handbook of South American Indians (1948), p. 97-98. Au moment de la Conquête, les Tupinamba avaient conquis depuis peu de temps le littoral (de l’Amazone au Rio del Plata), d’où ils avaient chassé les Tapuya, lesquels s’étaient réfugiés dans les forêts d’où ils menaient des guerres contre leurs envahisseurs.
[75] H. Clastres, La terre sans mal (1975), p. 68-71.
[76] P. Clastres, « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives » (1977) : « En Amérique du Sud, lorsque la taille démographique d’un groupe dépasse le seuil jugé optimum par la société, une partie des gens s’en va fonder plus loin un autre village » (note 1 p. 204 in Recherches…).
[77] « Entretien avec Clastres »,p. 25 in Pierre Clastres (2011).
[78] « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives »(1977) in Recherches…, p. 195.
[81] « Malheur du guerrier sauvage » (1977) in Recherches…, p. 226.
[82] « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives »(1977) in Recherches…, p. 199.
[83] H. Clastres, « Les beaux-frères ennemis. À propos du cannibalisme tupinamba » in Destins du cannibalisme (1972), p. 81.
[84] H. Clastres, La terre sans mal (1975), p. 72.
[85] P. Clastres, Le Grand Parler, Seuil, 1974, p. 9.
[86] P. Clastres, « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud » : III. Le monde tupi-guarani, in Recherches…, p. 94 vs p. 97-98.
[89] M. Nobrega, Informação das terras do Brasil (1549) : « Lhes diz […] as filhas que as dêm a quem quizerem » (p. 92-93 in Revista do Instituto Historico Geographico Brasileiro, t. VI, n° 21, 1844).
[90] L’expression « artisan de l’Un et de l’unification » apparaît pratiquement dans toutes les versions des notes d’auditeurs du Cours de 1976-77 qu’Hélène Clastres m’a généreusement permis de consulter. Cette formulation précise la fin elliptique du chapitre éponyme (1974) de La société contre l’État (p. 185-186).
[91] André Thevet, Singularitez (1557), chap. xli, p. 160 (1997) et Jean de Léry, Histoire (1578), chapitre xv, p. 354-355.
[92] Montaigne, « Des Cannibales », p. 210-211.
[93] A. Métraux, « L’anthropologie rituelle des Tupinamba » in Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud (1967), p. 47.
[95] H. Clastres, « Les beaux-frères ennemis. A propos du cannibalisme tupinamba » in Destins du cannibalisme (1972), p. 73 et p. 77.
[96] Ibid., p. 75 ; cf. A. Métraux (1967), p. 50.
[97] Ibid., p. 73-74 ; cf. A. Métraux (1967), p. 48-49.
[98] Ibid., p. 76-77 ; cf. A. Métraux (1967), p. 52.
[99] Ibid., p. 75 ; cf. A. Métraux (1967), p. 50.
[100] A. Métraux (1967), p. 53-66 (Cérémonies préliminaires à l’exécution du prisonnier). Pour la description du rituel, je suis Métraux en puisant, en outre, quelques détails dans sa thèse complémentaire de 1928 (p. 137-157) et en m’inspirant très largement de l’analyse d’Hélène Clastres (1972).
[101] F. Fernandes, « la guerre et le sacrifice humain chez les Tupinamba », in Journal de la société des Américanistes, tome 41 n°1, 1952, p. 139.
[102] H. Clastres, « Les beaux-frères ennemis. À propos du cannibalisme tupinamba » (1972), p. 77.
[104] Ibid., p. 82 ; cf. A. Métraux (1967), p. 46.
[105] André Thevet, Singularitez (1557), chap. xli, p. 158 (1997).
[106] A. Métraux (1967), p. 73-78.
[107] Thevet, Cosmographie (1575) : « …si les freres, enfans, ou autres de la parenté dudit deffunct, de qui le sepulchre a esté renouvellé, ont esté occis en guerre, leurs femmes ne peuvent se joindre en secondes nopces, que premierement leur mary occis n’ait esté vengé par le massacre d’un de leurs ennemis. Si tost donc que un prisonnier est ainsi equippé, quelquefois on luy donne les femmes de celuy qui aura esté occis, à fin qu’il s’en serve : Et elles les ayant pour associez, disent qu’elles sont recompensees de la deffaite de leurs premiers maris » (p. 194). Voir également l’Histoire… de deux voyages (inédit) : « à cette occasion baille on aux vefves le prisonnier pour recompenser la perte de leur defunct mary, jusques à ce que le jour soit venu de le tuer, et manger en vengeance de leur mary […]. Et cela leur oste de detresse et ennuy… » (p. 283). Les deux citations font référence au choix de textes d’André Thevet édité par S. Lussagnet : Les Français en Amérique. Le Brésil et les Brésiliens, PUF, Paris, 1953 ; cité par Métraux (1967), p. 49 et déjà en appendice de sa thèse complémentaire (1928), p. 247. Florestan Fernandes cite ces mêmes textes dans la conclusion de sa thèse de 1952 (A função social da guerra na sociedade tupinamba), laquelle conclusion a été traduite en français par S. Lussagnet : « la guerre et le sacrifice humain chez les Tupinamba », p. 202 in Journal de la société des Américanistes, tome 41 n° 1, 1952.
[108] A. Métraux (1967), p. 51.
[109] C’est le sens du concept tupi-guarani de vengeance : il s’agit de payer une dette. Dans le Tesoro de la lengua guarani (1639, Madrid), Antonio Ruíz de Montoya traduit ainsi le terme tepi tout d’abord par paga (paye, salaire), puis par vengança (p. 382).
[111] André Thevet, Singularitez (1557), chap. xli, p. 166 (1997).
[112] Montaigne, « Des Cannibales », p. 212.
[113] André Thevet, Les Singularitez de la France Antarctique (1557), chapitre xl : « Les Margageas nos amis sont gens de bien, forts et puissants en guerre, ils ont pris et mangé grand nombre de nos ennemis, aussi me mangeront-ils [nos ennemis les Tupinamba] quelque jour, quand il leur plaira ; mais de moi, j’ai tué et mangé des parents et amis de celui qui me tient prisonnier… » (p. 161).
[114] Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la Terre du Brésil (1578), chapitre xiv : « avec la contenance de mesme, se tournant de costé et d’autre, il dira à l’un, J’ay mangé de ton pere, à l’autre, J’ay assommé et boucané tes freres : bref, adjoustera-il, J’ai en general tant mangé d’hommes et de femmes, voire des enfants de vous autres » (p. 356) et « N’es-tu pas de la nation nommée Margajas, qui nous est ennemie ? et n’as-tu pas toy-même tué et mangé de nos parents et amis ? Lui plus asseuré que jamais respond en son langage (car les Margajas et les Toupinenquins s’entendent) : Ouy, je suis tres fort et en ay assommé et mangé plusieurs » (p. 357).
[115] A. Métraux, « L’anthropologie rituelle des Tupinamba » in Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud (1967), p. 70. Parlant de « pures spéculations qu’aucun document ne vient étayer », Métraux reste en 1967 réservé à l’endroit de ce travail de doctorat de Florestan Fernandes (A função social da guerra na sociedade tupinamba, São Paulo, 1952), dont il a fait traduire la conclusion par S. Lussagnet, et ce avant même sa publication au Brésil en 1952, et qu’il a même fait publier par la Société des Américanistes : « La guerre et le sacrifice humain chez les Tupinamba », p. 139-220 in Journal de la société des Américanistes, tome 41 n° 1, 1952. Mettant en avant les rites funéraires de séparation (p. 156), Fernandes interprète la guerre primitive pratiquée par les Tupinamba comme un phénomène purement religieux (p. 185) dont l’enjeu est la récupération mystique des « énergies » du parent mort (p. 192-195).
[116] H. Clastres, « Les beaux-frères ennemis. À propos du cannibalisme tupinamba » (1972), p. 82.
Christian FERRIÉ, « Les cannibales de Montaigne à la lumière ethnologique de Clastres » in Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2012 par Jean-Claude Arnould (CÉRÉdI) et Emmanuel Faye (ÉRIAC).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », n° 8, 2013.
URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?les-cannibales-de-montaigne-a-la.html
Pour en finir avec la repentance coloniale
Le passé colonial revisité
Hérodote
Daniel Lefeuvre (1951-2013), professeur à l’Université Paris-8 (Saint-Denis), bouscule les idées reçues, les mystifications et les erreurs qui polluent notre réflexion sur le passé colonial de la France.
Depuis le début du XXIe siècle monte en France un débat autour du passé colonial avec une question très actuelle : les jeunes Français issus des anciennes colonies (Antilles, Afrique du nord, Afrique noire) doivent-ils se considérer comme des victimes de ce passé ?
Daniel Lefeuvre y a répondu avec un essai court mais solidement argumenté : Pour en finir avec la repentance coloniale.
Il démonte avec les bons vieux outils de l’historien (analyse critique des sources et des chiffres, contexte, comparaisons historiques…), les contrevérités, les trucages et les billevesées des anticolonialistes de salon qu’il appelle les « Repentants ».
Le résultat a de quoi surprendre :
– La conquête de l’Algérie et des autres colonies ? Des guerres ni plus ni moins cruelles que les guerres européennes,
– Le bilan économique de la colonisation ? Une perte nette pour la métropole et un transfert de richesses au profit des colonies très supérieur à l’actuelle aide au développement,
– Les immigrants des anciennes colonies dans la société française ? Une intégration beaucoup plus aisée que ne le fut celle des immigrants d’origine européenne (Italiens, Polonais…) !
La démonstration de Daniel Lefeuvre nous invite à réfléchir sur notre passé et sur… les motivations plus ou moins conscientes des « Repentants » dans leur volonté de victimiser les enfants de l’immigration.
Anachronisme
Le premier péché des Repentants, selon l’historien, est l’anachronisme : il consiste à juger les événements du passé selon notre propre grille de valeurs, indépendamment du contexte. « Comment ne pas s’inquiéter des dangers dont cette conception de l’Histoire est porteuse ? » note Daniel Lefeuvre.
« Falsifier l’histoire, c’est tromper les citoyens, c’est fausser leur jugement », dit-il en prenant pour exemple la conquête de l’Algérie, dans laquelle certains, dont le président algérien Bouteflika, voient rien moins que le prélude des chambres à gaz !
Daniel Lefeuvre rappelle la triviale réalité : après la prise d’Alger en 1830, les Français se cantonnent sur le littoral et concluent des traités avec les chefs de l’intérieur. Mais la guerre sainte lancée par Abd el-Kader en 1839 les entraîne dans une longue et difficile conquête.
L’historien en évoque les aspects sombres. Il rappelle ce que furent très précisément les « enfumades ». Il réévalue aussi les pertes des deux côtés en écornant au passage certaines évaluations fantaisistes.
Plus important encore, il rappelle, preuves à l’appui, que les horreurs de la guerre d’Algérie (comme des autres guerres coloniales) n’avaient hélas rien d’exceptionnel. Le mépris de l’ennemi était au moins aussi grand dans les troupes républicaines qui combattaient les Vendéens en 1793 ou dans les armées de Napoléon engagées en Espagne en 1808…
Les guerres coloniales n’anticipent en rien la Shoah. Elles reflètent les moeurs de leur époque et c’est déjà bien assez.
Exploitation
Je ne m’attarderai pas sur les chapitres que Daniel Lefeuvre consacre à l’économie coloniale.
Malgré la propagande distillée par les partis colonistes de la fin du XIXe siècle à l’Exposition coloniale de 1931, les colonies se révèlent un gouffre économique, commercial et financier et il n’y a guère que quelques affairistes liés aux lobbies coloniaux pour en tirer profit.
A la suite de l’historien Jacques Marseille (Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce), Daniel Lefeuvre montre que les colonies n’ont rien apporté à l’économie française et ont plutôt bridé son dynamisme. Tout juste ont-elles permis l’enrichissement de quelques sociétés et affairistes protégés par le gouvernement.
La principale exportationde l’Algérie était le vin, concurrent des vins métropolitains, déjà en surproduction. L’Afrique noire n’arrivait à exporter tant bien que mal qu’un peu de coton et de denrées tropicales, à des coûts bien plus élevés que sur les marchés mondiaux. Même le phosphate du Maroc coûtait plus cher à la France que celui disponible ailleurs.
Retenons le mot d’un économiste belge du XIXe siècle, Gustave de Molinari : « De toutes les entreprises de l’État, la colonisation est celle qui coûte le plus cher et qui rapporte le moins ».
Stigmatisation
Daniel Lefeuvre réévalue la perception des indigènes par les colons. Que n’a-t-on écrit là-dessus ces dernières années, en redécouvrant les « zoos humains » d’il y a 100 ans, ces cirques où l’on venait se repaître de la vue des « sauvages » !
« Sauvages ? » Parlons-en. Ce qualificatif revient fréquemment au XIXe siècle dans la bouche et sous la plume des bourgeois qui évoquent les paysans de notre douce France. Les poncifs que l’on appliquait à l’époque coloniale aux habitants des colonies s’appliquaient aussi aux plus pauvres des Français.
Daniel Lefeuvre cite à ce propos l’oeuvre magistrale d’Eugen Weber : La fin des terroirs (1976). On peut y lire : « Un spécialiste de folklore musical, parcourant le pays de l’ouest de la Vendée jusqu’aux Pyrénées, compare la population locale à des enfants et des sauvages qui, heureusement, comme tous les peuples primitifs, montrent un goût prononcé du rythme »… Après cette lecture, il ne reste plus aux Vendéens et aux Pyrénéens (dont votre serviteur) qu’à rallier le clan des « indigènes de la République » !
À ceux qui aujourd’hui stigmatisent le comportement discriminatoire de la République à l’égard des immigrés et enfants d’immigrés, Daniel Lefeuvre offre un aperçu de l’accueil reçu en d’autres temps par les immigrants européens (Belges, Polonais, Italiens).
En août 1893, à Aigues-Mortes, la population fait la chasse aux immigrants italiens aux cris de : « Mort aux Christos ! » (Mort aux chrétiens !). Les malheureux sont roués de coups. On relève huit morts. La chronique rapporte ça et là d’autres incidents violents et souvent mortels…
Si l’on s’attarde sur les immigrants européens qui, au tournant du XXe siècle, se sont magnifiquement intégrés à la société française, on ne voit pas, et pour cause, ceux, en nombre équivalent, qui n’y ont pas réussi par le simple fait que, découragés par l’hostilité ambiante, ils sont rentrés au bercail.
Félicitons-nous que la situation actuelle n’ait rien de comparable à celle-là. A rebours des idées convenues, Daniel Lefeuvre considère que les immigrés originaires des anciennes colonies sont somme toute mieux accueillis et mieux intégrés que ne le furent les immigrés européens, prétendûment si proches des « Français de souche ».
L’historien craint en conclusion qu’à trop minimiser le processus d’intégration des Français originaires des anciennes colonies, on ne « persuade ces populations que la République s’est définitivement fermée à elles et qu’il leur faut donc chercher ailleurs les voies de leur réussite ».
La repentance pourrait en définitive réussir là où les colonistes et les racistes d’antan ont échoué, en enfermant les Français originaires des Antilles, d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire dans un statut de victimes innocentes et de grands enfants irresponsables et en les convainquant qu’il leur est impossible d’en sortir par leur effort personnel !
Paralysés par le complexe victimaire, ils pourraient alors se détourner de la compétition sociale (« À quoi bon travailler à l’école, acquérir des diplômes et devenir un bon professionnel puisque je serai toujours marqué au fer rouge de la colonisation et de l’esclavage ? »). Ce renoncement marquerait le triomphe des bourgeois « repentants », tartuffes modernes, en facilitant à leurs rejetons la conquête des postes de commandement.
André Larané
Les cinq péchés capitaux des faux historiens
Daniel Lefeuvre recense cinq fautes méthodologiques majeures chez les « Repentants » et les prétendus historiens qui torturent le passé pour l’asservir à leurs présupposés idéologiques :
– l’absence de recul critique dans la reprise de citations isolées : le propos d’un excentrique ne reflète pas nécessairement l’état d’esprit de l’opinion publique,
– l’anachronisme : on assimile les faits de guerre pendant la conquête de l’Algérie à des crimes nazis sans voir qu’ils sont tout simplement de même nature que d’autres faits de guerre commis à la même époque et en d’autres lieux, y compris en Europe,
– la généralisation abusive : sur la base de quatre « enfumades » identifiées, on imagine que ce type d’action était banal pendant la conquête de l’Algérie,
– l’absence de comparaison : on déplore la condition déplorable des immigrés algériens en France après la Seconde Guerre mondiale sans voir qu’elle était en tous points semblable à celle des autres immigrants et de beaucoup de Français pauvres,
– la censure : on fait sciemment silence sur tous les faits qui pourraient contredire la thèse dominante ; ainsi attribue-t-on à la conquête la diminution de la population algérienne entre 1830 et 1870 sans parler de la crise frumentaire très grave qui a sévi en Algérie et au Maroc en 1865-1868.
Voir enfin:
The Spanish Inquisition
A Historical Revision
By Henry Kamen
Yale University Press
CHAPTER ONE
A SOCIETY OF BELIEVERS AND UNBELIEVERS
Asked if he believed in God, he said Yes, and asked what it meant to believe in God, he answered that it meant eating well, drinking well and getting up at ten o’clock in the morning.A textile worker of Reus (Catalonia), 1632
In the west: Portugal, a small but expanding society of under a million people, their energies directed to the sea and the first fruits of trade and colonisation in Asia. In the south, al-Andalus: a society of half a million farmers and silk-producers, Muslim in religion, proud remnants of a once dominant culture. To the centre and north: a Christian Spain of some six million souls, divided politically into the crown of Castile (with two-thirds of the territory of the peninsula and three-quarters of the population) and the crown of Aragon (made up of the realms of Valencia, Aragon and Catalonia). In the fifteenth century the Iberian peninsula remained on the fringe of Europe, a subcontinent that had been overrun by the Romans and the Arabs, offering to the curious visitor an exotic symbiosis of images: Romanesque churches and the splendid Gothic cathedral in Burgos, mediaeval synagogues in Toledo, the cool silence of the great mosque in Cordoba and the majesty of the Alhambra in Granada.
In mediaeval times it was a society of uneasy coexistence (convivencia), increasingly threatened by the advancing Christian reconquest of lands that had been Muslim since the Moorish invasions of the eighth century. For long periods, close contact between communities had led to a mutual tolerance among the three faiths of the peninsula: Christians, Muslims and Jews. Even when Christians went to war against the Moors, it was (a thirteenth-century writer argued) `neither because of the law [of Mohammed) nor because of the sect that they hold to’, but because of conflict over land. Christians lived under Muslim rule (as Mozarabes) and Muslims under Christian rule (as Mudejares). The different communities, occupying separate territories and therefore able to maintain distinct cultures, accepted the need to live together. Military alliances were made regardless of religion. St Ferdinand, king of Castile from 1230 to 1252, called himself `king of the three religions’, a singular claim in an increasingly intolerant age: it was the very period that saw the birth in Europe of the mediaeval papal Inquisition (c. 1232).
There had always been serious conflicts in mediaeval Spain, at both social and personal levels, between Mudejar and Christian villages, between Christian and Jewish neighbours. But the existence of a multi-cultural framework produced an extraordinary degree of mutual respect. This degree of coexistence was a unique feature of peninsular society, repeated perhaps only in the Hungarian territories of the Ottoman empire. Communities lived side by side and shared many aspects of language, culture, food and dress, consciously borrowing each other’s outlook and ideas. Where cultural groups were a minority they accepted fully that there was a persistent dark side to the picture. Their capacity to endure centuries of sporadic repression and to survive into early modern times under conditions of gross inequality, was based on a long apprenticeship.
The notion of a crusade was largely absent from the earlier periods of the Reconquest, and the communities of Spain survived in a relatively open society. At the height of the Reconquest it was possible for a Catalan philosopher, Ramon Llull (d. 1315), to compose a dialogue in Arabic in which the three characters were a Christian, a Muslim and a Jew. Political links between Christians and Muslims in the mediaeval epoch are exemplified by the most famous military hero of the time, the Cid (Arabic sayyid, lord). Celebrated in the Poem of the Cid written about 1140, his real name was Rodrigo Diaz de Vivar, a Castilian noble who in about 1081 transferred his services from the Christians to the Muslim ruler of Saragossa and, after several campaigns, ended his career as independent ruler of the Muslim city of Valencia, which he captured in 1094. Despite his identification with the Muslims, he came to be looked upon by Christians as their ideal warrior. In the later Reconquest, echoes of coexistence remained but the reality of conflict was more aggressive. The Christians cultivated the myth of the apostle St James (Santiago), whose body was alleged to have been discovered at Compostela; thereafter Santiago `Matamoros’ (the Moor-slayer) became a national patron saint. In al-Andalus, the invasion of militant Muslims from north Africa — the Almoravids in the late eleventh century; the Almohads in the late twelfth — embittered the struggle against Christians.
The tide, however, was turning against Islam. In 1212 a combined Christian force met the Almohads at Las Navas de Tolosa and shattered their power in the peninsula, By the mid-thirteenth century the Muslims retained only the kingdom of Granada. After its capture by the Christians (1085), Toledo immediately became the intellectual capital of Castile because of the transmission of Muslim and Jewish learning. The School of Translators of Toledo in the twelfth and thirteenth centuries rendered into Latin the great semitic treatises on philosophy, medicine, mathematics and alchemy. The works of Avicenna (Ibn Sina), al-Ghazali, Averroes (Ibn Rushd) and Maimonides filtered through to Christian scholars. Mudejar art spread into Castile. No attempt was made to convert minorities forcibly. But by the fourteenth century `it was no longer possible for Christians, Moors and Jews to live under the same roof, because the Christian now felt himself strong enough to break down the traditional custom of Spain whereby the Christian population made war and tilled the soil, the Moor built the houses, and the Jew presided over the enterprise as a fiscal agent and skilful technician’. This schematic picture is not far from the truth. Mudejares tended to be peasants or menial urban labourers; Jews for the most part kept to the big towns and to small trades; the Christian majority, while tolerating their religions, treated both minorities with disdain.
Mudejares were possibly the least affected by religious tension. They were numerically insignificant in Castile, and in the crown of Aragon lived separately in their own communities, so that friction was minimal. Jews, however, lived mostly in urban centres and were more vulnerable to outbreaks of violence. Civil war in both Castile and Aragon in the 1460s divided the country into numberless local areas of conflict and threatened to provoke anarchy. The accession of Ferdinand and Isabella to the throne in 1474 did not immediately bring peace, but gradually the powerful warlike nobles and prelates fell into line. Their belligerent spirit was redirected into wars of conquest in Granada and Naples. Of the two realms of Spain, Aragon had been the one with an imperial history, but Castile with its superior resources in men and money rapidly took over the leadership. The militant Reconquest spirit was reborn, after nearly two centuries of dormancy. It still retained much of its old chivalric spirit: in the Granada wars, the deeds of Rodrigo Ponce de Leon, Marquis of Cadiz, seemed to recall those of the Cid. But the age of chivalry was passing. The wars in Italy provoked bitter criticism of the barbarities of the Spanish soldiery, and in Granada the brutal enslavement of the entire population of Malaga after its capture in 1487 gave hint of a new savagery among the Christians.
Apparent continuity with the old Reconquest is therefore deceptive. Military idealism continued to be fed by chivalric novels, notably the Amadis de Gaula (1508), but beneath the superficial gloss of chivalry there burnt an ideological intolerance typified by the great conquests of Cardinal Cisneros in Africa (Mers-el-Kebir, 1505 and Oran, 1509), and Hernan Cortes in Tenochtitlan (1521). It is also significant that the new rulers of Spain were willing to pursue an intolerant policy regardless of its economic consequences. In regard to both the Jews and the Mudejares, Isabella was warned that pressure would produce economic disruption, but she was steeled in her resolve by Cisneros and the rigorists. Ferdinand, responding to protests by Barcelona, maintained that spiritual ideals were more important than material considerations about the economy. Though affirmation of religious motives cannot be accepted at face value, it appears that a `crusading’ spirit had replaced the possibility of convivencia, and exclusivism was beginning to triumph.
The communities of Christians, Jews and Muslims never lived together on equal terms; so-called convivencia was always a relationship between unequals. Within that inequality, the minorities played their roles while attempting to avoid conflicts. In fifteenth-century Murcia, the Muslims were an indispensable fund of labour in both town and country, and as such were protected by municipal laws. The Jews, for their part, made an essential contribution as artisans and small producers, in leather, jewellery and textiles. They were also important in tax administration and in medicine. In theory, both minorities were restricted to specified areas of the towns they lived in. In practice, the laws on separation were seldom enforced. In Valladolid at the same period, the Muslims increased in number and importance, chose their residence freely, owned houses, lands and vineyards. Though unequal in rights, the Valladolid Muslims were not marginalized. The tolerability of coexistence paved the way to mass conversion in 1502.
In community celebrations, all three faiths participated. In Murcia, Muslim musicians and jugglers were an integral part of Christian religious celebrations. In times of crisis the faiths necessarily collaborated. In 1470 in the town of Ucles, `a year of great drought, there were many processions of Christians as well as of Muslims and Jews, to pray for water …’ In such a community, there were some who saw no harm in participating with other faiths. `Hernan Sanchez Castro’, who was denounced for it twenty years later in Ucles, `set out from the church together with other Christians in the procession, and when they reached the square where the Jews were with the Torah he joined the procession of the Jews with their Torah and left the processions of the Christians’. Co-acceptance of the communities extended to acts of charity. Diego Gonzalez remembered that in Huete in the 1470s, when he was a poor orphan, as a Christian he received alms from `both Jews and Muslims, for we used to beg for alms from all of them, and received help from them as we did from the Christians’. The kindness he received from Jews, indeed, encouraged him to pick up a smattering of Hebrew from them. It also led him to assert that `the Jew can find salvation in his own faith just as the Christian can in his’ . There was, of course, always another side to the coexistence. It was in Ucles in 1491 that a number of Jewish citizens voluntarily gave testimony against Christians of Jewish origin. And Diego Gonzalez, twenty years later when he had become a priest, was arrested for his pro-Jewish tendencies and burnt as a heretic.
We can be certain of one thing. Spain was not, as often imagined, a society dominated exclusively by zealots. In the Mediterranean the confrontation of cultures was more constant than in northern Europe, but the certainty of faith was no stronger. Jews had the advantage of community solidarity, but under pressure from other cultures they also suffered the disadvantage of internal dissent over belief. The three faiths had coexisted long enough for many people to accept the validity of all three. `Who knows which is the better religion’, a Christian of Castile asked in 1501, `ours or those of the Muslims and the Jews?’
Though there were confusions of belief in the peninsula, there seems in late mediaeval times to have been no formal heresy, not even among Christians. But this did not imply that Spain was a society of convinced believers. In the mid-sixteenth century a friar lamented the ignorance and unbelief he had found throughout Castile, `not only in small hamlets and villages but even in cities and populous towns’. `Out of three hundred residents’, he affirmed, `you will find barely thirty who know what any ordinary Christian is obliged to know’. Religious practice among Christians was a free mixture of community traditions, superstitious folklore and imprecise dogmatic beliefs. Some writers went so far as to categorize popular religious practices as diabolic magic. It was a situation that Church leaders did very little to remedy. Everyday religion among Christians continued to embrace an immense range of cultural and devotional options. There are many parallels to the cases of the Catalan peasant who asserted in 1539 that `there is no heaven, purgatory or hell; at the end we all have to end up in the same place, the bad will go to the same place as the good and the good will go to the same place as the bad’; or of the other who stated in 1593 that `he does not believe in heaven or hell, and God feeds the Muslims and heretics just the same as he feeds the Christians’. When Christian warriors battled against Muslims, they shouted their convictions passionately. At home, or in the inn, or working in the fields, their opinions were often different. The bulk of surviving documentation gives us some key to this dual outlook, only, however, among Christians. In Soria in 1487, at a time when the final conquest of Granada was well under way, a resident commented that `the king is off to drive the Muslims out, when they haven’t done him any harm’. The Muslim can be saved in his faith just as the Christian can in his’, another is reported to have said. The inquisitors in 1490 in Cuenca were informed of a Christian who claimed chat `the good Jew and the good Muslim can, if they act correctly, go to heaven just like the good Christian’. There is little or nothing to tell us how Jews and Muslims thought, but every probability that they also accepted the need to make compromises with the other faiths of the peninsula.
Christians who wished to turn their backs on their own society often did so quite simply by embracing Islam. From the later Middle Ages to the eighteenth century, there were random cases of Spanish Christians who changed their faith in this way. The Moorish kingdom of Granada had a small community of renegade Christians. In Christian Spain it was not uncommon to find many of pro-Muslim sentiment. In 1486 the Inquisition of Saragossa tried a Christian `for saying that he was a Muslim, and for praying in the mosque like a Muslim’. Long after the epoch of convivencia had passed, many Spaniards retained at the back of their minds a feeling that their differences were not divisive. In the Granada countryside in the 1620s, a Christian woman of Muslim origin felt that `the Muslim can be saved in his faith as the Jew can in his’, a peasant felt that `everyone can find salvation in his own faith’, and another affirmed that `Jews who observe their law can be saved’. The attitude was frequent enough to be commonplace, and could be found in every corner of Spain.
The remarkable absence of formal `heresy’ in late mediaeval Spain may in part have been a consequence of its multiple cultures. The three faiths, even while respecting each other, attempted to maintain in some measure the purity of their own ideology. In times of crisis, as with the rabbis in 1492 or the Muslim alfaquis in 1609, they clung desperately to the uniqueness of their own truth. Christianity, for its part, remained so untarnished by formal heresy that the papal Inquisition, active in France, Germany and Italy, was never deemed necessary in mediaeval Castile and made only a token appearance in Aragon. In the penumbra of the three great faiths there were, it is true, a number of those who, whether through the indifferentism born of tolerance or the cynicism born of persecution, had no active belief in organized religion. But the virtual absence of organized heresy meant that though defections to other faiths were severely punished in Christian law, no systematic machinery was brought into existence to deal with non-believers or with those forced converts who had shaky belief. For decades, society continued to tolerate them, and the policy of burning practised elsewhere in Europe was little known in Spain.
All this was changed by the successful new Reconquest of Ferdinand and Isabella. It appears that the rulers, seeking to stabilize their power in both Castile and Aragon, where civil wars had created disorder in the 1470s, accepted an alliance with social forces that prepared the way for the elimination of a plural, open society. The crown accepted this policy because it seemed to ensure stability, but the new developments failed to bring about social unity, and the machinery of the Inquisition served only to intensify and deepen the shadow of conflict over Spain.
Voir par ailleurs:
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Interview Cyprien Mycinski