Parchemins: Tu as étendu comme une peau le firmament de ton livre au-dessus de nous (From our present day of cheap but fragile paper and digitalization, looking back at the old days of parchments that could survive millenia but took thousands of animals and hundreds of animal skins to make a single Bible)

16 avril, 2023

https://codexsinaiticus.org/en/img/ParchmentScarQ78f6r_BL237_full.jpgMa parole n’est-elle pas comme un feu, dit l’Éternel, et comme un marteau qui brise le roc? Jérémie 23: 29
De même que le marteau divise la roche en une multitude d’éclats, de même un seul verset frappé fait jaillir d’innombrables étincelles. Le Talmud (Traité Sanhédrin 34a)
En ce temps-là, un jour de sabbat, Jésus vint à passer à travers les champs de blé ; ses disciples eurent faim et commencèrent à arracher des épis de maïs, les frottèrent avec leurs mains et les mangèrent. Matthieu 12:1
Les textes étaient (…) recopiés sur du parchemin, issus de peaux de bêtes séchées, matériel rare et coûteux à l’époque, ce qui conduisait les moines à réutiliser des pages déjà rédigées pour les réemployer. Ils lavaient alors à grande eau ces feuilles de parchemin solides et épaisses pour faire disparaître les lignes écrites. Une fois séchées, ils recopiaient un autre texte. Cela pouvait se produire plusieurs fois au cours des siècles suivants. On appelle ces parchemins réutilisés des palimpsestes. Le fragment retrouvé en syriaque se trouvait donc effacé, sous un texte liturgique géorgien visible, et sous un texte grec d’un Père de l’Église, ces théologiens du premier millénaire, deuxième utilisation elle aussi éclipsée. C’est par la photographie sous lumières ultraviolettes et multi-spectrale que ces trois textes, en trois langues, copiés successivement sur la même page, ont été rendus visibles. Ils sont ensuite devenus lisibles par un traitement numérique qui a séparé les types de phrases entremêlés, en délimitant trois versions grâce aux différences de formes de caractères des lettres. Jean-Marie Guénois
About 1,300 years ago a scribe in Palestine took a book of the Gospels inscribed with a Syriac text and erased it. Parchment was scarce in the desert in the Middle Ages, so manuscripts were often erased and reused. A medievalist from the Austrian Academy of Sciences (OeAW) has now been able to make the lost words on this layered manuscript, a so-called palimpsest, legible again: Grigory Kessel discovered one of the earliest translations of the Gospels, made in the 3rd century and copied in the 6th century, on individual surviving pages of this manuscript. « The tradition of Syriac Christianity knows several translations of the Old and New Testaments, » says medievalist Grigory Kessel. « Until recently, only two manuscripts were known to contain the Old Syriac translation of the gospels. » While one of these is now kept in the British Library in London, another was discovered as a palimpsest in St. Catherine’s Monastery at Mount Sinai. The fragments from the third manuscript were recently identified in the course of the « Sinai Palimpsests Project ». The small manuscript fragment, which can now be considered as the fourth textual witness, was identified by Grigory Kessel using ultraviolet photography as the third layer of text, i.e., double palimpsest, in the Vatican Library manuscript. The fragment is so far the only known remnant of the fourth manuscript that attests to the Old Syriac version – and offers a unique gateway to the very early phase in the history of the textual transmission of the Gospels. For example, while the original Greek of Matthew chapter 12, verse 1 says: « At that time Jesus went through the grainfields on the Sabbath; and his disciples became hungry and began to pick the heads of grain and eat, » the Syriac translation says: « […] began to pick the heads of grain, rub them in their hands, and eat them. » Austrian academy of science
L’Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit. Genèse 3: 21
Toute l’armée des cieux se dissout; les cieux sont roulés comme un livre, et toute leur armée tombe, comme tombe la feuille de la vigne, comme tombe celle du figuier. Esaïe 34: 4
Le ciel se retira comme un livre qu’on roule; et toutes les montagnes et les îles furent remuées de leurs places. Apocalypse 6: 14
Qui encore, si ce n’est toi, notre Dieu, a fait pour nous un firmament d’autorité au-dessus de nous, dans ta divine Écriture? Oui, le ciel se repliera comme un livre, et maintenant, comme une peau il est tendu au-dessus de nous. Ta divine Écriture en effet possède une plus sublime autorité, maintenant qu’ont subi la mort d’ici-bas ces mortels par qui tu nous l’as dispensée. Et tu sais, toi, Seigneur, tu sais comment tu as revêtu de peau les hommes, quand le péché les rendit mortels. Aussi as-tu étendu, comme une peau, le firmament de ton livre, je veux dire tes paroles concordantes que, par le ministère des mortels, tu as établies au-dessus de nous. Augustin
Or la peau du ciel, ne l’as-tu pas donnée comme un livre? Et qui donc que toi, notre dieu, nous fit un firmament d’autorité, par-dessus nous avec ton écriture divine? Car le ciel sera replié comme un livre et voici qu’à présent il est tendu par-dessus nous à la manière d’une peau. La pelisse que tu étires en tente sur nos têtes est faite en peau de bête, la même vêture que nos parents endossèrent après qu’ils eurent péché, la pelure des exilés pour voyager dans le froid et la nuit des vies perdues, noctambules trébuchant (…). La nuit qui nous éteint, suspendue sur nos yeux, n’est pourtant pas irrévocable comme la leur, aux bêtes. La peau dont l’écran nous interdit la vision claire ouvre le dos d’un livre replié, peut-être retourné. Notre ciel, tout indéchiffrable que le rende l’ombre qu’il projette dans nos regards, ne porte pas moins, sur sa face tournée vers nous, les signes de ton écriture. La couverture du volume relié à pleine peau, on la devine frappée de lettres. C’est que le firmament que tu jettes par-dessus nous en anathème annonce aussi ta promesse Jean-François Lyotard
Abel est celui qui sacrifie des animaux et nous sommes au stade : Abel n’a pas envie de tuer son frère peut-être parce qu’il sacrifie des animaux et Caïn, c’est l’agriculteur. Et là, il n’y a pas de sacrifices d’animaux. Caïn n’a pas d’autre moyen d’expulser la violence que de tuer son frère. Il y a des textes tout à fait extraordinaires dans le Coran qui disent que l’animal envoyé par Dieu à Abraham pour épargner Isaac est le même animal qui est tué par Abel pour l’empêcher de tuer son frère. Cela est fascinant et montre que le Coran n’est pas insignifiant sur le plan biblique. C’est très métaphorique mais d’une puissance incomparable. Cela me frappe profondément. Vous avez des scènes très comparables dans l’Odyssée, ce qui est extraordinaire. Celles du Cyclope. Comment échappe-t-on au Cyclope ? En se mettant sous la bête. Et de la même manière qu’Isaac tâte la peau de son fils pour reconnaître, croit-il, Jacob alors qu’il y a une peau d’animal, le Cyclope tâte l’animal et voit qu’il n’y a pas l’homme qu’il cherche et qu’il voudrait tuer. Il apparaît donc que dans l’Odyssée l’animal sauve l’homme. D’une certaine manière, le troupeau de bêtes du Cyclope est ce qui sauve. On retrouve la même chose dans les Mille et une nuits, beaucoup plus tard, dans le monde de l’islam et cette partie de l’histoire du Cyclope disparaît, elle n’est plus nécessaire, elle ne joue plus un rôle. Mais dans l’Odyssée il y a une intuition sacrificielle tout-à-fait remarquable. (…) L’absence de lieu non sacrificiel où l’on pourrait s’installer pour rédiger une science du religieux, qui n’aurait aucun rapport avec lui, est une utopie rationaliste. Autrement dit il n’y a que le religieux chrétien qui lise vraiment de façon scientifique le religieux non chrétien. René Girard
Les Psaumes sont comme une fourrure magnifique de l’extérieur, mais qui, une fois retournée, laisse découvrir une peau sanglante. Ils sont typiques de la violence qui pèse sur l’homme et du recours que celui-ci trouve dans son Dieu. René Girard
Un parchemin est une peau d’animal, généralement de mouton, parfois de chèvre ou de veau, qui est apprêtée spécialement pour servir de support à l’écriture. Par extension, il en est venu à désigner aussi tout document écrit sur ce type de support.  (…) Succédant au papyrus, principal médium de l’écriture en Occident jusqu’au VIIe siècle, le parchemin a été abondamment utilisé durant tout le Moyen Âge pour les manuscrits et les chartes, jusqu’à ce qu’il soit à son tour détrôné par le papier. Son usage persista par la suite de façon plus restreinte, à cause de son coût très élevé. D’après Pline l’Ancien, le roi de Pergame aurait introduit son emploi au IIe siècle av. J.-C. à la suite d’une interdiction des exportations de papyrus décrétée par les Égyptiens, qui craignaient que la bibliothèque de Pergame surpassât celle d’Alexandrie. Ainsi, si des peaux préparées avaient déjà été utilisées pendant un ou deux millénaires, le « parchemin » proprement dit (mot dérivé de pergamena, « peau de Pergame ») a été perfectionné vers le IIe siècle av. J.-C. à la bibliothèque de Pergame en Asie Mineure. (…) Les peaux animales sont dégraissées et écharnées pour ne conserver que le derme. Par la suite elles sont trempées dans un bain de chaux, raclées à l’aide d’un couteau pour ôter facilement les poils et les restes de chair, et enfin amincies, polies et blanchies avec une pierre ponce et de la poudre de craie. Une fois la préparation achevée, on peut distinguer une différence de couleur et de texture entre le « côté poil » (appelé également « côté fleur ») et le côté chair. Cette préparation permet ainsi l’écriture sur les deux faces de la peau. Selon l’animal, la qualité du parchemin varie (épaisseur, souplesse, grain, texture, couleur…). Le parchemin est découpé en feuilles. « D’après les calculs effectués, à partir des dimensions du rectangle de parchemin obtenu d’une peau de mouton, les manuscrits de grands formats, d’une hauteur supérieure à 400 mm et de 200 à 250 folios, nécessitaient 100 à 125 peaux de mouton ». Copier une Bible complète nécessitait 650 peaux de moutons, d’où le prix élevé de sa copie. Les feuilles peuvent être assemblées sous différentes formes : le volumen est un ensemble de feuilles cousues bout à bout et forme un rouleau (utilisé jusqu’au IVe-Ve siècle). On le retrouve encore très souvent au XVe siècle, par exemple en Bretagne, pour servir à la longue rédaction des procès. Le codex (utilisé à partir du Ier-IIe siècle) est un ensemble de feuilles cousues en cahiers et peut être considéré comme l’ancêtre du livre moderne. Les parchemins en peau de veau mort-né, d’une structure très fine, sont appelés vélins. Ils diffèrent des parchemins par leur aspect demi-transparent. Ils sont fabriqués à partir de très jeunes veaux, les plus beaux et les plus recherchés provenant en général du fœtus. Le parchemin est un support complexe à fabriquer, onéreux (environ 10 fois plus cher que le papier), mais extrêmement durable dans le temps. Si les papiers habituels jaunissent en quelques années, on trouve aux archives nationales quantité de parchemins encore parfaitement blancs, et dont l’encre est parfaitement noire. Aussi, il offre l’avantage d’être plus résistant et permet le pliage. Il fut le seul support des copistes européens au Moyen Âge jusqu’à ce que le papier apparaisse et le supplante. À la fin du XIVe siècle, il est utilisé essentiellement pour la réalisation de documents précieux, d’imprimés de luxe ou encore pour réaliser des reliures. Support onéreux, on évitait de le gaspiller. Aussi réparait-on les peaux abîmées avec du fil et on réutilisait les vieux parchemins après que l’écriture en avait été grattée : on les appelle les palimpsestes. Wikipedia
Codex Sinaiticus was written on prepared animal skin, called parchment. Parchment is very often made from calf, goat or sheep’s skin and has been widely used as a writing support. The making process of lime soaking, de-hairing, stretching and scraping skins has remained essentially the same for over two millennia. Being animal skin, parchment has a ‘flesh’ (facing the inner body of the animal) and a ‘hair’ (from which the hair grew) side. The ‘flesh’ side tends to be lighter in colour and smoother in appearance whilst the ‘hair’ side tends to be darker, less smooth and in some cases easily identifiable by remains of the actual hair follicles. Skin characteristics such as follicle patterns, skeletal marks, scar tissue and variance of colour can tell us much about the type of animal and its condition. Other man-made characteristics like makers’ holes and repairs, striation, uniformity of thinness, and veining evidence tell us much about the quality of process and skill of workmanship All these features have been recorded on the documentation form. Follicle patterns vary according to the animal of origin and can be used to identify the type of animal. The location and amount of follicle marks can also be indicative of the size of the beast, where on the skin the parchment was cut from, and the quality of the workmanship. Follicles are often visible on the axilla area, which is the loosely structured and stretchy area of the animal skin behind the forelegs and in front of the hind legs. Such areas are also characterized by a more widely spaced hair follicle network. Axilla evidence can indicate the size of the animal which in turn informs the identification process. In prepared skins this will tend to appear at the outer edges and more rippled than the rest of the skin. Due to the way the skin is folded to form bifolia, axilla is frequently found at the edges of the leaves. Other characteristic marks, some times found along the outer edges of the folia, are caused by proximity to the animal’s skeleton and, particularly, from the highpoints of the pelvic, spine and shoulder areas. They often appear as dark patches clearly visible in transmitted light. On the documentation form the Conservators referred to these evidences as ‘skeletal marks’ and recorded the area where they were visible. Injuries sustained by animals whilst alive are often still visible on the parchment produced from their skins. They appear as a thinner tissue (scar tissue) which grows over to heal an injury. The amount of scarring evident can indicate the quality of life the beast may have had as well as informing the observer about the quality of parchment selection Parchment can sometimes still show evidence of the vein network which will appear of a light colour if the animal has been bled thoroughly or dark if this process has been poorly done. Conservators called the visible vein network ‘veining’. The occasional jagging action of the knives when thinning down the skin could also sometimes leave parallel marks on the parchment. This type of damage is called striation. The knives used by parchment makers to de-hair and scrape the stretched skin could leave marks on the parchment. Any minor damage to the skin could end up as a hole after stretching, unless these holes were repaired. The conservators recorded the location of such un-repaired parchment maker’s holes as well as of the parchment maker’s repairs. The folios are made of vellum parchment primarily from calf skins, secondarily from sheep skins … Most of the quires or signatures contain four leaves save two containing five. It is estimated that about 360 animals were slaughtered for making the folios of this codex, assuming all animals yielded a good enough skin. Codex sinaiticus project
The oldest known complete Bible is the Codex Sinaiticus, which was produced in 350AD or thereabouts. It’s a copy in one volume of most of the then known books of the Bible. Its 1478 pages required 370 animal skins – sheep and cows – to make. Study the pages closely and you can still see veins, follicles, scars (In 700 AD when the burghers of Jarrow ordered three copies of the complete Bible made, they petitioned the crown for the additional land required to raise the 2000 animals that would be needed for the pages: in those days ordering a book had remarkable economic and environmental consequences). The scribes who transcribed it sometimes forgot bits, or repeated themselves, or changed the meaning by annotating in the margins, their judgments and idiosyncracies subtly altering the meaning of the sacred texts. It took a few more centuries and the printing press to introduce standardised editions that allowed the Church and other bodies to decree a literary or religious canon of unchallenged texts. David Parker, professor of theology at Birmingham, and a scholar of early religious texts, has helped bring the Codex to a global audience by putting it online and allowing anyone to do what previously only scholars could, namely study the different bits – held in London, St Petersburg and St Catherine’s monastery in Sinai – and draw their own conclusions. But at his session he went further by suggesting that in a digital age when we can each download the Bible to our tablet or smartphone, annotate it, share it, edit it, and alter its phrases, we are subverting the very idea of a set text, of a religious canon. (…) Which, if you think about it, poses some fundamental questions for the Church. If he is right, and we are entering an age in which we will each be able to edit out own Bible, or Torah, or even Koran, what does that mean for the authority of established religions. Who decides the canon? Benedict Brogan
The last fragments, from the lecture “The Skin of the Skies,” comment a passage from Confessions XIII xv in which Augustine envisions the firmament as covered by a tent, made by the skin that Adam and Eve had to wear after the Fall (Augustine’s interpretation of Isaiah xxxiv, 3-4). Though this eternal night is the punishment of Yahweh, the skin of the Heaven at the same time bears the Holy Scripture as inscription: the signs of bestiality have been transformed into the Holy Scripture. Hanne Roer
We can get so much onto an iPhone or tablet that the idea of a canon of texts is out of date. How in the digital age are we going to change our attitude to sacred scripture ? The history of Christianity has been ruled by the idea of set texts. In the world we are entering into the idea of the Bible will be fundamentally different. Do we really need authorised texts? What happens if we accept they don’t exist? What my grandchildren will be able to do with it is beyond my imagination. I’m pretty sure they won’t have the same view of sacred texts that I inherited. David Parker
Comme beaucoup de chercheurs, je suis à la veille de faire le grand saut dans le cyberespace, et j’ai peur. Que vais-je y trouver? Que vais-je y perdre? Vais-je m’y perdre moi-même? Robert Darnton (directeur des bibliothèques de Harvard)

Alors que revient dans l’actualité …

Grâce aux nouvelles techniques de la photographie multi-spectrale sous lumières ultraviolettes …

Et aux fameux palimpsestes, ces parchemins qui, issus de peaux de bêtes et donc très rares et très chers, étaient souvent effacés et réutilisés …

La redécouverte d’une toute petite variante du fameux texte de Matthieu du Seigneur du sabbat …

Retour sur ces précieux parchemins auxquels nous devons la transmission jusqu’à nous de la plupart de nos textes les plus anciens de la Bible …

Et qui pour la plus ancienne Bible complète connue pouvait nécessiter jusquà 370 peaux d’animaux, moutons ou vaches …

Dont on peut encore voir les veines, les follicules et les cicatrices …

Rappelant comme l’avait remarqué Saint Augustin …

Entre la peau dont le Créateur avait revêtu nos premiers parents après le premier péché …

Et le firmament, dont on nous dit qu’il a été étendu au-dessus de nous comme un livre …

Le sanglant coût, les signes de notre bestialité transformés en Ecriture sainte, de notre salut …

Mais aussi avec le remplacement par le papier dix fois moins cher mais si peu durable …

Ou, plus fragile encore, l’écriture électronique de nos ordinateurs et tablettes …

La question même de la survie de tout notre patrimoine ?

Benedict Brogan’s Hay Week
A personal view from Hay Festival 2013, the greatest literary festival in the world
Benedict Brogan

Daily Telegraph

31 May 2013
(…)
The oldest known complete Bible is the Codex Sinaiticus, which was produced in 350AD or thereabouts. It’s a copy in one volume of most of the then known books of the Bible. Its 1478 pages required 370 animal skins – sheep and cows – to make. Study the pages closely and you can still see veins, follicles, scars (In 700AD when the burghers of Jarrow ordered three copies of the complete Bible made, they petitioned the crown for the additional land required to raise the 2000 animals that would be needed for the pages: in those days ordering a book had remarkable economic and environmental consequences). The scribes who transcribed it sometimes forgot bits, or repeated themselves, or changed the meaning by annotating in the margins, their judgments and idiosyncracies subtly altering the meaning of the sacred texts. It took a few more centuries and the printing press to introduce standardised editions that allowed the Church and other bodies to decree a literary or religious canon of unchallenged texts.

David Parker, professor of theology at Birmingham, and a scholar of early religious texts, has helped bring the Codex to a global audience by putting it online and allowing anyone to do what previously only scholars could, namely study the different bits – held in London, St Petersburg and St Catherine’s monastery in Sinai – and draw their own conclusions. But at his session he went further by suggesting that in a digital age when we can each download the Bible to our tablet or smartphone, annotate it, share it, edit it, and alter its phrases, we are subverting the very idea of a set text, of a religious canon. « We can get so much onto an iPhone or tablet that the idea of a canon of texts is out of date, » he said. « How in the digital age are we going to change our attitude to sacred scripture? » he asked. « The history of Christianity has been ruled by the idea of set texts. In the world we are entering into the idea of the Bible will be fundamentally different. » Which, if you think about it, poses some fundamental questions for the Church. If he is right, and we are entering an age in which we will each be able to edit out own Bible, or Torah, or even Koran, what does that mean for the authority of established religions. Who decides the canon? « Do we really need authorised texts? What happens if we accept they don’t exist? » he asked. « What my grandchildren will be able to do with it is beyond my imagination. I’m pretty sure they won’t have the same view of sacred texts that I inherited. »

(…)

La vraie fausse découverte d’un « nouveau » texte de l’Évangile
Jean-Marie Guénois
Le Figaro
14/04/2023


DÉCRYPTAGE – Certains médias français annoncent la découverte d’un « nouveau » passage de l’Évangile dans la Bibliothèque du Vatican. À tort.

La bibliothèque du Vatican n’a pas encore livré tous ses secrets comme Le Figaro a pu l’expliquer récemment. Certains médias français viennent pourtant d’annoncer qu’un passage « inconnu » de l’Évangile aurait été découvert, au Vatican, par un chercheur russe associé à l’Académie autrichienne, Grigory Kessel. Ce qui est faux.

Le passage en question est en effet connu. C’est sa traduction en syriaque ancien – une langue sémitique, issue des langues araméennes – qui l’était moins. Elle est tirée d’un texte originel et classique, rédigé en grec, relatant le verset 1 du chapitre XII de l’Évangile de Saint Matthieu.

Traduction vers le syriaque ancien

Le texte grec – connu – dit : «En ce temps-là, un jour de sabbat, Jésus vint à passer à travers les champs de blé ; ses disciples eurent faim et ils se mirent à arracher des épis et à les manger». Le fragment retrouvé, écrit : «commencèrent à arracher des épis de maïs, ils se frottèrent avec ses [?] mains et mangèrent». Pas de nouveauté donc, sinon ce détail qui ne change rien au sens de l’histoire : les disciples «se frottèrent les mains».

Par ailleurs, cette soi-disant «découverte» d’un nouveau fragment, daté du VI° siècle, confirme une nouvelle fois l’existence certaine d’une traduction de cet Évangile de Matthieu, à partir de sa version grecque, vers le syriaque ancien. Deux autres fragments en syriaque avaient déjà été découverts avant 2016 et un troisième le fut cette année-là. Ils sont conservés à la British Library à Londres, à la bibliothèque du monastère Sainte-Catherine au Mont Sinaï en Égypte et au Vatican.

Le fragment de ce manuscrit de la bibliothèque apostolique du Vatican atteste l’existence de traductions de l’Évangile vers le syriaque, plus anciennes qu’on ne le pensait. Elles remonteraient au III° siècle. Soit bien avant les manuscrits grecs qui ont pu traverser les âges et qui sont pourtant la matrice de ces traductions. Quant à la date de rédaction du fragment découvert, il serait du VI° siècle.

Mais contrairement aux affirmations de l’Académie de Vienne qui a lancé cette nouvelle le 6 avril par communiqué comme une «découverte», il apparaît que, non seulement, la bibliothèque du Vatican connaissait ce fragment – redécouvert il y a une dizaine d’années et déjà signalé comme une trace de l’évangile de Matthieu par Bernard Outtier dans les années 70 – et sur lequel elle avait déjà publié trois articles, dans sa revue, The Vatican Library Review, – et une notice scientifique le décrivant – mais que c’est elle qui avait commandé l’étude scientifique de ce fragment et réalisé le traitement par images multi-spectrales. La paternité de cette «découverte» revient donc au Vatican.

Palimpsestes

En effet, comment cette «découverte» a-t-elle été réalisée ? Par un travail de haute technologie sur des documents antiques. Les textes étaient en effet recopiés sur du parchemin, issus de peaux de bêtes séchées, matériel rare et coûteux à l’époque, ce qui conduisait les moines à réutiliser des pages déjà rédigées pour les réemployer.

Ils lavaient alors à grande eau ces feuilles de parchemin solides et épaisses pour faire disparaître les lignes écrites. Une fois séchées, ils recopiaient un autre texte. Cela pouvait se produire plusieurs fois au cours des siècles suivants. On appelle ces parchemins réutilisés des palimpsestes. Le fragment retrouvé en syriaque se trouvait donc effacé, sous un texte liturgique géorgien visible, et sous un texte grec d’un Père de l’Église, ces théologiens du premier millénaire, deuxième utilisation elle aussi éclipsée.

C’est par la photographie sous lumières ultraviolettes et multi-spectrale que ces trois textes, en trois langues, copiés successivement sur la même page, ont été rendus visibles. Ils sont ensuite devenus lisibles par un traitement numérique qui a séparé les types de phrases entremêlés, en délimitant trois versions grâce aux différences de formes de caractères des lettres.

La bibliothèque apostolique vaticane possède un laboratoire de premier plan en ce domaine. D’autres textes que l’on croyait perdus ont déjà été retrouvés avec la même technique au Vatican qui détient l’une des plus grandes collections de manuscrits du monde. Cette «découverte» annoncée comme telle par l’Académie autrichienne concerne donc un fragment qui avait déjà été repéré et étudié par la bibliothèque vaticane. Il ne met pas à jour un texte inconnu de l’Évangile puisque ce passage très classique est une traduction de texte rédigé en grec.

Voir également:

Reading the Negative: Kenneth Burke and Jean-Francois Lyotard on Augustine’s Confessions

Hanne Roer, University of Copenhagen

Abstract

This article offers a contrastive reading of Burke’s chapter on Augustine’s Confessions in The Rhetoric of Religion (1961) with Lyotard’s posthumous La Confession d’Augustin (1998). Burke’s chapter on Augustine throws new light on his logology, in particular its gendered character. Central to the interpretations of Burke and Lyotard is the notion of negativity that Burke explores in order to understand the human subject as a social actor, whereas Lyotard unfolds the radical non-identity of the writing subject.

Introduction

In this article I compare Kenneth Burke’s reading of Augustine’s Confessions in The Rhetoric of Religion (1961) to Jean-Francois Lyotard’s posthumous La Confession d’Augustin (1998, English 2000). The publication has attracted many readers because it offers new perspectives on Lyotard’s preoccupation with the philosophy and phenomenology of time. Understanding time is no simple matter as Augustine famously put it in the Confessions (book 11, 4):

    What, then, is time? If no one asks me, I know what it is. If I wish to explain it to him who asks me, I do not know. Yet I say with confidence that I know that if nothing passed away, there would be no past time; and if nothing were still coming, there would be no future time; and if there were nothing at all, there would be no present time. But, then, how is it that there are the two times, past and future, when even the past is now no longer and the future is now not yet?

This paradoxical circularity of time, the absence of presence, is central to Lyotard and also to Burke’s reading of the Confessions. It is inextricably connected to the notion of negativity, and I hope that my juxtaposition of Burke and Lyotard’s readings may clarify what the negative means to these two philosophers. My point is that although Burke’s reflections in The Rhetoric of Religion in many ways are related to and anticipating poststructuralism, his logology still presupposes some traditional assumptions, such as a gendered notion of the subject, that come to light in the comparison to Lyotard. Last but not least, Burke’s cluster reading of Augustine deserves more scholarly attention, often disappearing between the other parts of the work.

In the first part of The Rhetoric of Religion, “On Words and The Word, Burke defines his new metalinguistic project, logology, leading to the outlining of six analogies between language and theology. The second part, ”Chapter 2: Verbal Action in St. Augustine’s Confessions,” deals with Augustine’s Confessions, of which the last book (XIII) deals with beginnings and the interpretation of Genesis. Burke in the third part of The Rhetoric of Religion similarly proceeds to a reading of Genesis. It probably is unfair to concentrate on just one part of the work, since there might be a greater plan involved. According to Robert McMahon, Burke imitates the structure of Augustine’s Confessions, its upward movement towards the divine, ending with an exegesis of Genesis. Burke too goes from his reading of the Confessions to an interpretation of Genesis, but the last part of the book, “Prologue in Heavens” lends a comic frame to his ‘Augustinian’ enterprise (McMahon 1989). Rhetoricians, however, have focused mainly on the first part, the third chapter on Genesis and “Prologue in Heaven” (e.g. Barbara Biesecker 1994, Robert Wess 1996).

Scholars in the field of Augustinian studies have paid even less attention than rhetoricians to Burke’s reading. Thus Annemare Kotzé in her book Augustine’s Confessions: Communicative Purpose and Audience (2004) laments the lack of coherent, literary analyses of Augustine’s Confessions, one of the most read but least understood of all ancient texts (Kotzé 1). Today most scholars have given up the idea that the Confessions consists of a first autobiographical part, followed by a second philosophical part, arbitrarily put together by an Augustine who did not really know what he was doing! Kotzé does not mention Burke at all, as is often the case in scholarly works on Augustine.

Burke on Augustine’s Confessions

In the chapter on Augustine, Burke defines theology as ‘language about language’ (logology), words turning the non-existing into existence. The Confessions demonstrate this movement from word to Word, hence Augustine’s importance to Burke’s logological project: the study of the nature of language through the language of theology. Burke’s reading of the Confessions is essentially a commentary, following the dialectical moves of crucial pairs of oppositions (such as conversion/perversion) and comparing them to later authors such as Joyce, Shakespeare and Keats. It is not a literary analysis, in Kotzé’s sense, because Burke does not discuss the character of the authorial voice nor questions that the first half (books 1-9) of the Confessions is an autobiography (a modern idea, according to Kotzé).Burke is closer to literary analysis when it comes to the structure of the work. He focuses on the interplay between narrative and purely logical forms, as he calls it. His subtle reading points to the paradoxical circularity of Augustine’s work, working on many levels. The transcendent state of mind pondered upon books 10-13 is the result of the conversion, but it is also the condition allowing Augustine to write his story ten years after the event. The first and the second parts are stories about two different kinds of conversion. Book 8, the conversion scene in the garden, is the centre of the whole book and it has a counterpart in book 13, “the book of the Trinity,” where Monica’s maternal love is transformed into that of the Holy Spirit. This is, in Burke’s words, a dramatic tale, professed by a paradigmatic individual and addressed to God (and thus, one may add, not really an autobiography in the modern sense).

Another indication of the highly structured character of the Confessions is that the personal narrative in books 1-9 does not follow a chronological pattern but presents the events according to their “symbolic value,” in Burke’s words. This is the tension usually described by plot/story in narratology. For example, Burke notes, we are told that Monica dies before Adeodatus, but the scene describing Augustine’s last conversation with her and her death the following day comes after the information that Adeodatus has died.

Burke also demonstrates that the Confessions is tightly woven together by clusters of words forming their own associative networks. Burke’s cluster criticism is a kind of close reading, following the dialectical interplay between opposites. For example, in the Confessions, Burke observes, the word “open” (aperire) is central and knits the work together in a circle without beginning or end. Thus the work begins with the ”I” opening itself to God in a passionate invocation, the word “open” is also central to the moment of conversion in book 8 and, finally, it ends with these words: “It shall be opened.” Throughout the work “open” is used about important events, especially when the true meanings of the Scriptures open themselves to Augustine.

Verbum is another central term, not surprisingly, in the Confessions where Augustine transforms the rhetorical word into a theological Word. Burke claims that Augustine plays on the familiarity between the word verbum and a word meaning to strike (a verberando) when saying that God struck him with his Word (percussisti, p. 50). Verbum has several meanings in the Confessions: the spoken word, the word conceived in silence, the Word of God in the sense of doctrine and as Wisdom (second person of the Trinity). Burke also notes that Augustine links language with will (voluntas, velle), which is grounded in his conception of the Trinity. Burke thus recognises his own ideas about motivations in language in Augustine.

Another cluster of words and verbal cognates that form their own web of musical and semantic associations throughout the Confessions are the words with the root vert, such as: “adverse, diverse, reverse, perverse, eversion, avert, revert, advert, animadvert, universe, etc.” (Burke’s translations p. 63). These words abound in book 8 where God finally brings about the conversion of Augustine (conversisti enim ad te). The most important dialectical pair is conversion/perversion, which runs through all of the books. Book 8 is the dialectical antithesis of book 2: the two scenes – the perverse stealing of the pears and the conversion in the garden – are juxtaposed.

Burke also notices that the word for weight, pondus, is used in a negative sense in the beginning of the Confessions (the material weight of the body is what leads him away from God), but its sense is being converted until designating an upward drift in the last part of the book. This conversion of a single word is another evidence of Augustine thinking of language-as-action.
Burke concludes that the Confessions offer a double plot about two conversions – one formed by the narrator’s personal history, the other his intellectual transformation. In the last four books Augustine turns from the narrative of memories to the principles of Memory, a logological equivalent of the turn from “time” to “eternity,” Burke says (p. 123 ff). Memory (memoria) for Augustine is a category that subsumes mind (opposite modern uses of the word memory), thus his reflections on time and memory are also reflections on epistemology.

The Confessions are full of triadic patterns alluding to the Trinity, for example in Book XIII, xi where Augustine says that knowing, being and willing are inseparable. His road to conversion was triadic and involving the sacrifice of his material lusts, paralleling the sacrifice of Christ the Mediator: “And the Word took over his victimage, by becoming Mediator in the cathartic sense. In the role of willing sacrifice (a sacrifice done through love) the Second Person thus became infused with the motive of the Third Person (the term analogous to will or appetition, with corresponding problems). Similarly, just as Holy Spirit is pre-eminently identified with the idea of a “Gift,” so the sacrificial Son becomes a Gift sent by God. By this strategic arrangement, the world is “Christianized” at three strategic spots: The emergence of “time” out of “eternity” is through the Word as creative; present communication between “time” and “eternity” is maintained by the Word as Mediatory (in the Logos’ role as “Godman”); and the return from “time” back to “eternity” is through the Mediatory Godman in the role of sacrificial victim the fruits of Whose sacrifice the believer shares by believing in the teachings of the Word, as spread by the words of Scriptures and Churchmen” (pp. 167-8).

As a conclusion to his long analysis, Burke suggests that the clusters of terms (especially the vert-family) may be summed up in a single image (159), a god-term, that somehow is “another variant of the subtle and elusive relation between logical and temporal terminologies” (160). Burke also notices that Augustine in his search for spiritual perfection is on the way to delineate a new ecclesiastical hierarchy ready to replace the hierarchies of the Roman Empire.

The Frame: Logology and the Six Analogies Between Language and Theology

An explanation of the lack of interest among scholars in Burke’s reading of Augustine might be that in some ways it simply illustrates what he says about logology in the first part of The Rhetoric of Religion. The reading on Genesis in part Three, however, goes a step further ahead from the analogy between the philosophy of language and theology to the hierarchical aspects of language, the way language is constitutive of social order (Biesecker pp. 66-73). In this context I shall look closer at the first chapter, in order to understand Augustine’s role in the logological enterprise.

Augustine analysed the relation between the secular word and the Word of God, thus approaching the divine mystery through language, but Burke goes the opposite way. His logology is the study of theology as “pure” language, words without denotation, in order to understand how human beings signify through language. Logology is the successor to the dramatism of A Grammar of Motives (1945) and A Rhetoric of Motives (1950). Burke apparently grew more and more dissatisfied with the ‘positive dialectics’ inherent in dramatism and its reading strategy, the pentad, preventing him from writing the promised “A Symbolic of Motives.”1 Burke initially thought of dramatism as an ontology, a philosophy of human relations. These relations, similar to those between the persons in a drama, were thought of as determining human actions. Analysing these situations and the relations between the elements of the human drama would reveal the character of human motives.

However, having discovered the importance of the idea of negativity in philosophy and aesthetics, Burke became unsatisfied with dramatism conceived as ontology because this ignored the absence of meaning involved in language use. He studied the range of the meaning of negativity in philosophy and theology in three long articles from 1952-3 (reprinted in LSA, to which I refer). I shall look briefly at them because they are the forerunners of the logological project of The Rhetoric of Religion. In the first of these articles, Burke examines the notion of negativity in theology (Augustine, Bossuet), philosophy (Nietzsche, Bergson, Kant, Heidegger) and literature (Coleridge), leading to his own “logological” definitions, analyzing the role of the negative in symbolic action. He credits Bergson for the discovery of negativity as the basis of language but criticizes him for reducing it to the idea of Nothingness. The negative is primarily admonitory, the Decalogue being the perfect example of “Thou-shalt-nots” (LSA 422).

Burke produces a host of examples of the inherent negativity of our notions such as “freedom” (from what) and “victim” (seemingly the negation of guilt). There are formalist (negative propositions), scientist and anthropological ways of analysing the negative but the dramatistic focuses on the “”essential” instances of an admonitory or pedagogical negative.”

In the second article, Burke turns to Kant’s The Critique of Practical Reasoning. Burke sees Kant’s categorical imperative as a negative similar to the Decalogue. He also discusses the way the negative may be signified in literature, painting and music. An analysis of a sermon by Bossuet focuses on the interaction of positive images and negative ideas, linking it to Augustine’s “grand style” in De doctrina christiana. Behind moral advocacy and positive styles lies a negative without which great art has no meaning (453).
In the third article, Burke outlines a series of different kinds of negativity: the hortatory, the attitudinal, the propositional negative, the zero-negative (including ‘infinity’), the privative negative (blindness), the minus-negative (from debt and moral guilt) (459). From the original hortatory No language develops propositional negatives.

Now let us return to The Rhetoric of Religion in which Burke arranges these definitions into a new system, the logology replacing dramatism. The distinction between motion (natural) and act (determined by will) was a principal idea to dramatism and also to logology though Burke now discusses whether there are overlaps. He still claims that nothing in nature is negative, but exists positively, and hence language is what allows human beings to think in terms of negativity. Burke translates Augustine’s notion of eternity as God-given in contrast to sequential, human time into a distinction between logical and temporal patterns. This paradox between logical and narrative patterns is a leading principle of the logological project that seeks to explain the relation between the individual and social order, between free will and structural constraints.

Though the opposition between motion and act runs through all of Burke’s texts he now questions the clear boundary between them. In a similar way he questions his own analogy between words and the Word, hence his logology implies a deconstructive turn:

“So, if we could “analogize” by the logological transforming of terms from their “supernatural” reference into their possible use in a realm so wholly “natural” as that of language considered as a purely empirical phenomenon, such “analogizing” in this sense would really be a kind of “de-analogizing.” Or it would be, except that a new dimension really has been added” (8).

Burke thus nuances his former definition of language as referencing to everyday life and the natural world. As Biesecker puts it, there is an exchange between the natural and the supernatural taking place in language itself (56). Language is not just a system of symbols denoting objects or concepts because linguistic symbols create meaning by internal differences or similarities. Rhymes such as “tree, be, see, knee” form “associations wholly different from entities with which a tree is physically connected” (RR 9). What Burke observes here is what Saussure referred to as the arbitrariness of language or perhaps, more precisely, Roman Jakobson’s distinctive features. But is Burke’s logology based on theory of the sign? Again, we do not hear much about that, but there is a telling footnote in which Burke defines the symbol as a sign:

    • A distinction between the thing tree (nonsymbolic) and the word for tree (a symbol) makes the cut at a different place. By the “symbolic” we have in mind that kind of distinction first of all. As regards “symbolic” in the other sense (the sense in which an object possesses motivational ingredients not intrinsic to it in its sheer materiality), even the things of nature can become “symbolic” (p. 9).

2Words are symbols that stand for things, a classical definition of the sign going back to Aristotle (who uses the term “symbolon” in De interpretatione) and Augustine (De doctrina christiana II). We may also note that Burke mostly talks about words, which at a first glance places him in this classical rhetorical tradition, in contrast to modern semiotics according to which the word is not the fundamental sign-unit. Burke is not primarily interested in linguistics but in the philosophy of language, i.e. theories concerning the relation between language and reality, meaning and language use. He warns against an empirical, “naturalistic” view of language that conceals the motivated character of language (p. 10). This shows his affinity to, on the one hand, the American pragmatic tradition of language philosophy (such as C. S. Peirce), and on the other, to reference and descriptivist theories of meaning. The latter is evident in his interest in naming, leading to his theory of title, entitlements and god-terms, terms that subsume classes of words.

Burke summarises these dialectics of theology in the six analogies between language and theology: The ‘words-Word’ analogy; the ‘Matter-Spirit’ analogy; the ‘Negative’ analogy; the ‘Titular’ analogy; the ‘Time-Eternity’ analogy; and the ‘Formal’ analogy. I shall shortly characterize these analogies in which the negative is the linking term, as Biesecker has argued (56-65).

1) The likeness between words about words and words about The Word: “our master analogy, the architectonic element from which all the other analogies could be deduced. In sum: What we say about words, in the empirical realm, will bear a notable likeness to what is said about God, in theology” (RR 13). Burke then defines four realms of reference for language: a) natural phenomena b) the socio-political sphere c) words and d) the supernatural, the ineffable. In a footnote he explains that language is empirically confined to referring to the first three realms, hence theology may show us how language can be stretched into almost transcending its nature as a symbol-system (p. 15). Hence the logologist should forget about the referential function and look at the linguistic operations that allow this exchange between words and the Word (cf. Biesecker 57).

2) Words are to non-verbal nature as Spirit is to Matter. By the second analogy, Burke emphasizes that the meaning of words are not material, though words have material aspects. As Burke puts it, there is a qualitative difference between the symbol and the symbolized. Biesecker (58) interprets the first two analogies this way: “If the purpose of the first two analogies is, at least in part, to calculate the force of linguistic or symbolic acts, to determine the kind of work they do by contemplating how they operate, the purpose of the third analogy is to try to account for such force by specifying its starting point.”

3) The third analogy concerns this starting point, the negative. Burke dismisses any naïve verbal realism (RR 17) and explains “the paradox of the negative: […] Quite as the word “tree” is verbal and the thing tree is non-verbal, so all words for the non-verbal must, be the very nature of the case, discuss the realm of the non-verbal in terms of what it is not. Hence, to use words properly, we must spontaneously have a feeling for the principle of the negative” (18).

Burke’s exposition of the ‘Negative’ analogy summarizes his reflections from the three articles mentioned above. Interestingly he interprets Bergson’s interest in propositional negatives as a symptom of “scientism” and prefers talking “dramatistically” about “the hortatory negative, “the idea of no” rather than the idea of the negative (20). Burke emphasizes that symbol-systems inevitably “transcend” nature being essentially different from the realm they symbolize. Analogies and metaphors only make sense because we understand what they do not mean. As Biesecker points out (58), the paradox of the negative governs all symbol systems and secures the ‘words-Word’ analogy that is the basis of logological operations. It is also the principle of the negative that produces the last three analogies.

4) The fourth analogy involves a movement upwards, the “via negativa” towards ever higher orders of generalizations. Whereas the third analogy concerned the correspondence between negativity in language and its place in negative theology, the fourth concerns the nature of language as a process of entitlement, leading in the secular realm towards an over-all title of title, this secular summarizing term that Burke calls a “god-term” (RR 25). Paradoxically this god-term is also a kind of emptying, and this doubled significance, in Biesecker’s words (60), is also central to the next analogy.

5) The fifth analogy: Time is to “eternity” as the particulars in the unfolding of a sentence’s unitary meaning. Burke is inspired by the passage in the Confessiones 4, 10, where Augustine ponders on signs: a sign does not mean anything before it has disappeared, giving room for a new sign. Burke finds an analogy between this linguistic phenomenon (the parts of the sentence signify retrospectively in the sequence of a sentence) and the theological distinction between time and eternity (27). For Augustine as well as Burke, meaning exceeds the temporal or diachronic series of signs through which it is communicated.

According to Biesecker, Burke’s Time-Eternity analogy reproduces the Appearance/Thing polarity so essential to Romantic idealism (62). Burke’s quote from Alice in Wonderland concerning the Cheshire cat’s smile tells us that the phenomenon is nothing in it self but “points to something [“smiliness”] in which meaning and being coincide.” Biesecker concludes: “… the movement of the argument implies the persistence rather than the undoing of a metaphysics of presence and the reaffirmation rather than the denigration of ontology, for what is being proposed here is that truth is accessible.” She does not agree with those have interpreted this passage as anticipating poststructuralism or Foucault. This priority of the essential receives support from the sixth analogy (Biesecker 63).

6) The sixth analogy concerns the relation between the thing and its name that really is a triadic relationship similar to “the design of the Trinity.” There is something between the thing and its name, a kind of knowledge (RR 29). Burke continues: “Quite as the first person of the Trinity is said to “generate the second, so the thing can be said to “generate” the word that names it, to call the word into being (in response to the thing’s primary reality, which calls for a name).” Burke next claims that there is a “There is a state of conformity, or communion, between the symbolized and the symbol” (30), an almost mystical realism that is not further explained, but supports Biesecker’s claim that this is a metaphysics of presence.

As a conclusion to his exposition of the six analogies, Burke says that they may help as conceptual instruments for shifting between “philosophical” and “narrative,” between temporal and logical sequences, hence enabling us to discuss “principles” or “beginnings” as variations of these styles (33). The new interpretative strategy, cluster criticism, is grounded in Burke’s preference for logical priority. Since temporal succession is secondary to logical structures, the task is now to discover “a detemporalized cycle of terms, a terminological necessity” (Melia quoted in Biesecker 66).

Lyotard on the Confession of Augustine

Burke characterizes his logology as a fragmentary, uncertain way of thinking, in opposition to a positivist thinking (RR 34). This certainly also holds for Lyotard’s way of reading, focusing on fissures and breaks in the text. Whereas Burke prioritizes the ‘logical’ patterns that so to say engender the narration, Lyotard, however, seeks to do away with this metaphysics of presence. The little book compiled after his death by his wife is a collection of fragments and thoughts, intended for a work on Augustine – as it is, it is “a book broken off” (Lyotard vii). The French text La confession d’Augustin consists of 20 fragments with these titles: Blason, Homme intérieur, Témoin, Coupure, Résistance, Distentio, Le sexuel, Consuetudo, Oubli, Temporiser, Immémorable, Diffèrend, Firmament, Auteur, Anges, Signes, Animus, Félure, Trance, Laudes (Blazon, The Inner Human, Witness, Cut, Resistance, Distentio, The Sexual, Consuetudo, Oblivion, Temporize, Immemorable, Differend, Firmament, Author, Angels, Signs, Animus, Fissure, Trance, Laudes). The Confession of Augustine unites two texts, the first 12 fragments are based on a lecture given October 1997, the last eight on a lecture given May 1997 and published under the title “The Skin of the Skies.” This is marked by a white page in the French text, but not in the English translation. The book also offers a last part, cahier/Notebook, containing collections of fragments and handwritten notes

Though Lyotard did not intend a publication as fragmented as it turned it out to be, the book is an example of Lyotard’s way of commenting sublime art. He interweaves quotations from the Confessions – particularly from the last four books on time and memory, also at centre of Lyotard’s own philosophy – with his own thoughts, creating a new persona, Augustine-Lyotard. In what follows I mostly quote the English text, but it should be remembered that there are differences, such as the choice of an old English translation of Augustine’s text. In this way the translation slightly differentiates between Augustine’s text and Lyotard’s commentary. Maria Muresan in her penetrating article, “Belated strokes: Lyotard’s writing of The Confession of Augustine,” points to the fact that Augustine also blends quotations from the Psalms without reference into his own text, a cut-up technique that Lyotard repeats in his reading (“the writing takes the form of a marginal gloss, which is a citation of the original text without quotations marks,” p. 155; Lyotard 85). These cuts are the effects of the stroke, the way the “I” in Confessions was struck by the divine word (percussisti, percuti, ursi), also noted by Burke. This original event is an absent cause, one that cannot be represented in language, but its effect is felt as a series of belated strokes, après-coups, a concept central to Lyotard, translating Freud’s Nachträglichkeit. These textual cuts perform a continued conversion, a process rather than a finite event (Muresan 152, 162).
Lyotard does not, as Burke, accept the narrative of Confessions locating the moment of confession to the scene in the garden (Tolle, lege) in book 8, but insists that Augustine’s work is an attempt at witnessing, not representing, a moment of conversion. Hence his book is called the “Confession d’Augustin,” in the singular instead of Augustine’s plural (ibid. 155). The words of Lyotard-Augustine intertwine in a co-penetration, a dramatic enactment of this conversion-experience, in which the “I” and “You” blend, the personae of Augustine’s work that imitate the ecstatic mode of the Psalms, the individual addressing his God, or rather his unknown, absent cause. Like Burke, Lyotard deconstructs the Christian theology, inverting the paradigm: “Lyotard discovered in the poetic parts of the Confessions the possibility of an inversed paradigm, namely verbalisation: instead of the Word made flesh, he found the possibility of the flesh made word […] what Lyotard reads in the Christian mystery is not primarily incarnation, the Word (the law, the concept) made flesh, but the opposite movement of the convulsion of flesh that liberates words, making itself word” (159).

Lyotard thus reverses the pattern between literature and theology, but his commentary is very different from Burke’s. He pays no attention to the narrative patterns but cuts out the lyrical, ecstatic passages (see his comment, Lyotard 67). He opens with this passage from Confessions 10, 27 that Burke also noted:

    Thou calledst and criest aloud to me; thou even breakedst open my deafness: thou shinest thine beams upon me, and hath put my blindness to flight: thou didst most fragrantly blow upon me, and I drew in my breath and I pant after thee; I tasted thee, and now do hunger and thirst after thee; thou didst touch me, and I even burn again to enjoy thy peace.

Lyotard’s commentary:

    • Infatuated with earthly delights, wallowing in the poverty of satisfaction, the I was sitting idle, smug, like a becalmed boat in a null agitation. Then – but when? – you sweep down upon him and force entrance through his five estuaries. A destructive wind, a typhoon, you draw the closed lips of the flat sea toward you, you open them and turn them unfurling, inside out. Thus the lover excites the five mouths of the woman, swells her vowels, those of ear, of eye, of nose and tongue, and skin that stridulates. At present he is consumed by your fire, impatient for the return to peace that your fivefold ferocity brings him.Thine eye seekest us out, he protests, it piercest the lattice of our flesh, thou strokedst us with thy voice, we hasten on thy scent like lost saluki hounds. Thou art victorious; open-mouthed he gapes at your beatitude, you took him as a woman, cut him through, opened him, turned him inside out. Placing your outside within, you converted the most intimate part of him into his outside. And with this exteriority to himself, yours, an incision henceforth from within, you make your saints of saints,

penetrale meum

    • , he confesses, thy shine in me. The flesh, forced five times, violated in its five senses, does not cry out, but chants, brings to each assault rhythm and rhyme, in a recitative, a

Sprechgesang

    . Athanasius, bishop of Alexandria, invented the practice, from what Augustine says, for the Psalms to be read in this way, a modulation of respectful voices, in the same pitch of voice, to whose accents the community of Hebrews swayed (2-3).

Lyotard picks such passages from Confessions where the “I” tells us about being penetrated with God, feeling the terror accompanying the destruction of the subject, and the repercussions hereof in memory (most of the quotes are from Book X). Lyotard is exclusively interested in the intense aspects of Augustine’s religious experience that he finds expressed in the passages in which Augustine invokes his God or himself.

In the passage above and elsewhere in the text, Lyotard spells out the erotic connotations of Augustine’s words that occur particularly in his quotations from the Psalms. The first fragment has the title “Blazon,” a late medieval genre praising the parts of the female body, that Lyotard considers an inheritor to an ancient near-eastern tradition of love poetry. In Muresan’s words: “this erotic tradition was an intensive writing on the female body, whose beauty was located in a part of this body (sourcil, têtin, larme, bouche, oreille etc). […] In order to make visible this world of desire, the technique of the cut-out receives its full effect here: only parts of a body can make the writer write, and the reader love” (158). Whereas Burke tries to follow Augustine’s wish of controlling desire on the terms of the narrative, Lyotard goes the opposite way. When Burke notices that Augustine transfers his love for his mother to Continentia and the Holy Spirit, it is a subtle interpretation, relevant to the academic altercations about Augustine’s views on women and sex. Lyotard, on the other hand, does not take Augustine’s words for granted, but insists that the conversion-strokes are of an erotic character. Augustine does not transfer his desire into Continentia, rather he is transformed into a woman, a container of the divine (“the five holes”). Lyotard has not ‘given up’ Freud though he does not consider the Freudian unconscious a privileged source of the negative.3 Rather it is the belatedness (Nachträglichkeit) of the subjective experience that causes negativity, removing the origin into the unknown. The desire for God is related to the erotic urge: “ Two attractions, two twin appetites, almost equal in force, what does it take for one to prevail upon the other? A nuance, an accent, a child humming an old tune?” (Lyotard 22).

Lyotard reads Augustine’s conversion-stroke as a “Sprechgesang,” focusing on his rhythm, style and figures. The Confessions abound in figures combining metaphor and metonymy, such as “de manu linguae mea,” from the hand of my tongue. Read allegorically these figures express the sublimation of the physical into the spiritual, but they still convey a figural sensuality, alluding to the link between writing, beauty and desire. It is this ambiguity that Lyotard unfolds: “Receive here the sacrifice of my confessions, de manu linguae mea, from the hand of my tongue which thou hast formed and stirred up to confess unto thy name” (Confessions V I, cut into Lyotard’s fragment “Oblivion,” 26).

The belated stroke, the conversion-experience, is linked to beauty, being the aftermath of an a-temporal creative principle (Muresan 152). Augustine calls this process of creation pulchritudo (Divine beauty), in contrast to beautiful forms, species. Lyotard opens his commentary with the famous words from Confessions X 27: Sero te amavi, pulchritudo. Freud placed the artistic drive in the sexual desire, an expression of libidinal urges, and Lyotard agrees: “the feeling of Beauty and religion are both immanent movements of desire […] the illusory part of any transcendence” (Muresan 157).

Muresan’ emphasizes that Lyotard’s main interest in the Confessions are Augustine’s species and pulchritudo, both a-temporal principles creating time (163; see also Caputo 503-4). It is also an important observation that this pulchritudo is not identical to the Kantian sublime: “The sublime is a feeling opposing the senses’ interest (Kant), while Beauty-Pulchritudo is carried at the heart of this interest, which it actually endorses from the place of a surplus-value and a hyper-interest” (163). Beauty is a belated stroke, and writing is an act of recollecting the act, from memory. Beauty is the origin, a creating instant, a principium in which “God enjoyed this perfect coincidence of creation and the Word” (166).

Here as elsewhere, Lyotard comments on Augustine’s pair of opposites, distentio/intentio, the erring of the subject in earthly matters versus the urge for finding God, the conflict that the Confessions on the level of the narrative seems to dissolve. But the lyrical parts, according to Lyotard, reveals the act of writing is distensio, which is the constant companion of intentio. The confessive writing reveals a split subject, a subject penetrated by the other, and a product of time: “Dissidio, dissensio, dissipatio, distensio, despite wanting to say everything, the I infatuated with putting its life back together remains sundered, separated from itself. Subject of the confessive work, the first person author forgets that he is the work of writing. He is the work of time: he is waiting for himself to arrive, he believes he is enacting himself, he is catching himself up; he is, however, duped by the repeated deception that the sexual hatches, in the very gesture of writing, postponing the instant of presence for all times” (Lyotard 36).

The last fragments, from the lecture “The Skin of the Skies,” comment a passage from Confessions XIII xv in which Augustine envisions the firmament as covered by a tent, made by the skin that Adam and Eve had to wear after the Fall (Augustine’s interpretation of Isaiah xxxiv, 3-4). Though this eternal night is the punishment of Yahweh, the skin of the Heaven at the same time bears the Holy Scripture as inscription: the signs of bestiality have been transformed into the Holy Scripture.

Lyotard writes:

    Firmament. Is it not true that you dispensed the skin of the skies like a book? And who except you, O our God, made that firmament of the authority of the divine Scripture to be over us? For the sky shall be folded up like a book, and is even now stretched over us like a skin. […] The mantle of fur that you stretch out like a canopy over our heads is made from animal skin, the same clothing that our parents put on after they had sinned, the coverings of the exiled, with which to travel in the cold and the night of lost lives, sleepwalkers stumbling to their death (37).

This is the writing of God, the writing of the creator: “ Auctoritas is the faculty of growing, of founding, of instituting, of vouchsaving” (39). We are waiting for the divine to break through, knowing that without the protecting skin of the heaven it would crush us (40). We are reading the signs, the traces of the divine, but the confessive writing stems from a fissure, a stroke undermining the belief in the universal referents of sign systems. The writing intellect, the animus, tries in vain to understand itself.

This is far from the rhetoric of the law court, Lyotard notices: arguments, reasons, causes, the philosophical and rhetorical modes only presume to find light in the obscurity of signs (46). Still, the animus finds an escape in time and in memory making it possible to write its own story, not as a presentation of a reality but as a witness of this confession-experience. Surprisingly, perhaps, Lyotard’s La confession d’Augustin ends on a note of hope:

    What I am not yet, I am. Its short glow makes us dead to the night of our days. So hope threads a ray of fire in the black web of immanence. What is missing, the absolute, cuts its presence into the shallow furrow of its absence. The fissure that zigzags across the confession spreads with all speed over life, over lives. The end of the night forever begins” (57).

Burke’s and Lyotard’s Inverted Paradigms

Burke, too, comments briefly on this passage (158-9) in which he sees an exemplary mode of logological thinking, showing analogies between the secular and sacred realms: “In particular, logology would lay much store by Augustine’s chapter xv, in the “firmament of authority,” since it forms a perfect terministic bridge linking ideas of sky, Scriptures and ecclesiastical leadership” (159). In fact, Burke does not say much about this passage, contrary to Lyotard’s lengthy reflections on the writing of the creator, the mystical letters left for humans to decipher. Burke, on the other hand, twice emphasizes that this “the-world-is-a-book”-allegory legitimizes the church offering the authoritative exegesis of the obscure signs (158,159), something that Lyotard only briefly hints at. This, I believe, shows a major difference between these two readings of the Confessions. Burke is more interested in the social-hierarchical implications of the negativity of language than Lyotard (in this text, at least). They are both radical in their insistence upon the emptiness of origins, but whereas Lyotard deconstructs the notions of subject, form, narration, Burke is focused on the sociological implications, the links between subject and society, and his reading is also an ideological critique. Biesecker in her book takes up this suggestion and develops a critical logology combining Burke and Habermas’ philosophy of communication, a surprising combination at first sight, but the comparison of Burke with Lyotard’s reading also brings out this “sociological” aspect of logology.

Burke’s ideological critique reveals the power structures built into theological language. He is radical in his philosophy of the negative, stressing the missing referents even of God-terms, but he stops at a certain limit: that of the subject and the narrative forms it is built upon. Burke’s reading points to the circularity of the Confessions and clusters of terms that he sees as “families” summing up ideas, “another variant of the subtle and elusive relation between logical and temporal terminologies” (159-160). But the subject is basically intact and ready to act in the hierarchies of society, obeying the “Thou-shalt-nots.” Moreover this subject is male. Burke does not unfold the gendered metaphors, in the way Lyotard does, thus missing some radical transgressions in Augustine’s text (see also Freccero 58). Burke sees that the “I” of the Confessions relegates the feminine to an allegorical level, sacrificing sex and women in order to obtain closeness to the divine Beauty, but he does not see the paradoxical transformation of this subject into a “feminine” receiver of the divine, a topos in Christian mysticism.

Burke and Lyotard’s inverted paradigms, the reading of theology as a philosophy of language or aesthetics, are based on the idea that negativity in language is a human condition. Burke, however, still adheres to a metaphysics of presence, allowing for the mystical union between symbol and thing. His logology is partly based on metaphysical opposites, most important being-appearance lying behind the distinction between logical structures and sequential narratives. At the same time, his reading points out the breaks and contradictions inherent in this way of thinking. Lyotard is more consequent, taking the notion of negativity to its extreme, seeing the differentiating process in every sentence. Each phrase has its diffèrend, a central notion to Lyotard’s thinking, its own perspective formed by history and interests, making it difficult to communicate across language games. A central problem in Lyotard’s linguistic theory is whether or how it is possible to shift between different language games, or phrase regimes. His “inverted paradigm” does not try to translate theology into linguistics but demonstrates the fissure of the split subject writing a poem that becomes the witness of an event beyond representation.

I am not saying that Lyotard’s reading is better than Burke’s but pointing out that Burke does not carry through his Negativity-project to its logical conclusions (which might be a cul-de-sac). Apart from the romantic opposition between being and appearance, the potentially dualistic opposition motion-act still haunts Burke and this is a remnant of a traditional philosophy of the subject.4 Burke, for sure, has his reasons for not deconstructing the subject, as it is the social, acting subject that lies at his heart. The future that already is presence is a threat to humankind, according to Burke. He seeks the transgression of functional language and the abuses of it in a world threatened by technology – this is his last warning in the section on Augustine in The Rhetoric of Religion. Hence the two readings of the Confessions should be valued on their own terms, Burke for having shown the narrative forms allowing humans to think and act, Lyotard for demonstrating the radical aesthetics of Augustine’s confessive writing.

Notes

1. Rueckert (1963) is still a good presentation of Burke’ move from dramatism to logology. Wess (1996, chapter 8) is a thorough study of this development.

2. Burke did discuss his own dichotomy critically in several texts, e.g. in the chapter “What are signs of what? (A Theory of “Entitlements),” where Burke turns the picture upside down, suggesting that things are signs of words. The idea is that the ‘word as sign of thing’ is the common sense theory (that he ascribes to Augustine) that one should qualify by admitting for the possibility that language sums up “complex nonverbal” situations, thus letting “things become the material exemplars of the values which the tribal idiom has placed upon them” (LSA 361). Se Wess (op.cit.) for further references. Carter (1992) sees Burke as a structuralist, but a structuralist with his own philosophy of a language.

3. Helms offers a brief introduction to Lyotard’s treatment of the relation between negativity and the unconscious (125-6). Burke grapples with the same question in “Mind, Body and the Unconscious” (LSA 63-80) resulting in the famous “five dogs.”

4. Burke’s humanism has been pointed out by many scholars, e.g. Scott-Coe (2004) who points to Burke’s lingering between a traditional humanism and a radical constructivism. Burke in fact nuances this distinction between act and motion by defining action as “motion-plus” (“Mind, Body, and the Unconscious,” LSA, p. 67), hence offering a pair of opposites in Jakobson’s sense (marked-unmarked) instead of a contradictory opposition. Another take on Burke’s act-motion distinction is offered by Biesecker (1997) who emphasizes that humans move and act, that we are mixtures of mechanical bodily function and the nervous system underlying conscious thinking. This is in fact a much more interesting interpretation which brings out an affinity with psychoanalysis, for example Lacan’s the “real,” the unknown to the subject, in contrast to the imaginary and the symbolic (see Thomas 1993 for a structural relation between Burke and Lacan). Debra Hawhee (2009) also has brought this aspect of Burke’s interest in human biology to the fore. In “Theology and logology” (1979), Burke suggests (admits?) that action-motion is a dualism. Still, critics have pointed to a certain “positivism” in Burke’s own thinking. Thomas Carmichael emphasizes that Burke is not at all clear when it comes to the referential functions of language: “This question of the relation between the verbal and nonverbal rests, too, at the heart of every effort to discuss Burke and his relationship to contemporary theory and is the focus of most prior discussions of the epistemological and ontological in Burke” (2001:149).

Works Cited

Biesecker, Barbara. Addressing Postmodernity: Kenneth Burke, Rhetoric, and a Theory of Social Change. Tuscaloosa: U of Alabama P, 1997. Print. Studies in Rhetoric & Communication

Burke, Kenneth. Language as Symbolic Action. Essays on Life, Literature, and Method. Berkeley and Los Angeles: U of California P, 1966. Print.

—. The Rhetoric of Religion. Studies in Logology. Berkeley and Los Angeles: U of California P, 1970. Print.

—.“Dramatism and Logology.” Communication Quarterly 33.2 (1985): 89-93. Print.

—. “Theology and logology.” The Kenyon Review 1.1 (1979): 151-85. Print.

Caputo, John D. “Augustine and Postmodernism.” A Companion to Augustine. Ed. Mark Vessey. Chichester: Wiley-Blackwell, 2012. Print.

Carmichael, Thomas: “Screening Symbolicity: Kenneth Burke and Contemporary Theory.”Unending Conversations. New Writings by and about Kenneth Burke. Ed. G. Henderson and D.C. Williams. Carbondale: SIUP, 2001. Print.

Carter, Allen C. “Logology and Religion: Kenneth Burke on the Metalinguistic Dimensions of Language.” The Journal of Religion 72.1 (1992). Print.

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Thomas, Douglas. “Burke, Nietzsche, Lacan: Three Perspectives on the Rhetoric of Order.”Quarterly Journal of Speech 79.3 (1993): 336-55. Print.

Wess, Robert. Kenneth Burke. Rhetoric, Subjectivity, Postmodernism. Cambridge: Cambridge UP, 1996. Print.

 

 

 


Noëls interdits: C’est la préservation de la sécurité publique, imbécile ! (Continuation of holy war by other means: What strange Western blindness, from Voltaire to Jeffrey Sachs, to the weaponization of religion in both Russia and China ?)

6 janvier, 2023
L'image montre une grande pièce avec un haut plafond. Un grand escalier mange l'image et se sépare a l'étage sur la gauche et la droite. Au premier plan, 7 jeunes gens sont assis sur des canapés de style ancien, de couleur marron. Ils sont vêtus de vêtements d'époque. Sur l'image, on voit de nombreux plans floutés : un sapin de Noël, au milieu de l'image, et des décorations suspendues sur les deux côtés des escaliers. Le logo de la chaîne de télévision, « Mango TV », apparaît en haut à gauche, en caractères chinois.
May be an image of textSi un homme a cent brebis, et que l’une d’elles s’égare, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, pour aller chercher celle qui s’est égarée? Et, s’il la trouve, je vous le dis en vérité, elle lui cause plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. Jésus (Matthieu 18: 12-13)
Je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. Jésus (Luc 15: 7)
Mon enfant, lui dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi; mais il fallait bien s’égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu’il est revenu à la vie, parce qu’il était perdu et qu’il est retrouvé. Jésus (Luc 15: 31-32)
Une civilisation est testée sur la manière dont elle traite ses membres les plus faibles. Pearl Buck
Les paraboles de la brebis égarée (Mt 18, 12) et du fils prodigue (Lc 15, 11) soulignent encore plus directement l’inversion de la logique victimaire – sacrificielle: au « tous contre un » Jésus oppose le « tous pour un », l’amour préférentiel pour l’égaré, même lorsqu’il semble responsable de son errance. Bernard Perret
L’inauguration majestueuse de l’ère « post-chrétienne » est une plaisanterie. Nous sommes dans un ultra-christianisme caricatural qui essaie d’échapper à l’orbite judéo-chrétienne en « radicalisant » le souci des victimes dans un sens antichrétien. (…) Jusqu’au nazisme, le judaïsme était la victime préférentielle de ce système de bouc émissaire. Le christianisme ne venait qu’en second lieu. Depuis l’Holocauste, en revanche, on n’ose plus s’en prendre au judaïsme, et le christianisme est promu au rang de bouc émissaire numéro un. (…) Le mouvement antichrétien le plus puissant est celui qui réassume et « radicalise » le souci des victimes pour le paganiser. (…) Comme les Eglises chrétiennes ont pris conscience tardivement de leurs manquements à la charité, de leur connivence avec l’ordre établi, dans le monde d’hier et d’aujourd’hui, elles sont particulièrement vulnérables au chantage permanent auquel le néopaganisme contemporain les soumet. René Girard
De ce tour d’horizon, il ressort que 75 % des cas de persécution religieuse concernent les chrétiens, dont la condition se détériore en de nombreux endroits. En tête de liste, outre le Moyen-Orient, l’AED place la Corée du Nord, la Chine, le Vietnam, l’Inde, le Pakistan, le Soudan et Cuba. Si l’on tente de classer ces phénomènes de christianophobie en fonction de leur origine, il ressort que leur premier vecteur, à l’échelle de la planète, est constitué par l’islam politique ou le fondamentalisme musulman. (…) Même s’il est géographiquement limité, l’hindouisme constitue un deuxième facteur de persécution antichrétienne. Si cette idéologie politico-religieuse est rejetée par le gouvernement central de New Delhi, elle inspire des forces actives dans plusieurs États de la fédération indienne, provoquant des violences qui ont culminé en 2009, mais qui n’ont pas cessé depuis. Troisième vecteur antichrétien: le marxisme. En Corée du Nord, toute activité religieuse est qualifiée de révolte contre les principes socialistes, et des milliers de chrétiens sont emprisonnés. En Chine, le Parti communiste fait paradoxalement bon ménage avec le capitalisme, mais les vieux réflexes sont loin d’avoir disparu: l’État tient à contrôler les religions. (…) Le 10 décembre dernier a été publié, à Vienne, un rapport de l’Observatoire sur l’intolérance et les discriminations contre les chrétiens en Europe, concernant les années 2005-2010. Ce document recense les actes de vandalisme contre les églises et les symboles religieux, les manifestations de haine et les brimades contre les chrétiens observées sur le continent européen au cours des dernières années. La liste est impressionnante, mais les faits incriminés ont suscité une émotion bien discrète ici. Aux facteurs aggravants de la situation des chrétiens dans le monde, peut-être faudrait-il ajouter l’indifférentisme religieux en Occident: si les Européens ne respectent pas le christianisme chez eux, comment aideraient-ils les chrétiens persécutés aux quatre points de l’horizon? Jean Sévillia (Le Figaro)
Un des grands problèmes de la Russie – et plus encore de la Chine – est que, contrairement aux camps de concentration hitlériens, les leurs n’ont jamais été libérés et qu’il n’y a eu aucun tribunal de Nuremberg pour juger les crimes commis. Thérèse Delpech (2005)
L’idée d’une Chine naturellement pacifique et trônant, satisfaite, au milieu d’un pré carré qu’elle ne songe pas à arrondir est une fiction. L’idée impériale, dont le régime communiste s’est fait l’héritier, porte en elle une volonté hégémoniste. La politique de puissance exige de « sécuriser les abords ». Or les abords de la Chine comprennent plusieurs des grandes puissances économiques du monde d’aujourd’hui : la « protection » de ses abords par la Chine heurte de plein fouet la stabilité du monde. Et ce, d’autant qu’elle est taraudée de mille maux intérieurs qui sont autant d’incitations aux aventures extérieurs et à la mobilisation nationaliste. Que veut la République Populaire ? Rétablir la Chine comme empire du Milieu. (…) À cet avenir glorieux, à la vassalisation par la Chine, les Etats-Unis sont l’obstacle premier. La Chine ne veut pas de confrontation militaire, elle veut intimider et dissuader, et forcer les Etats-Unis à la reculade.  (…) Pékin a récupéré Hong-Kong – l’argent, la finance, les communications. L’étape suivante, c’est Taïwan – la technologie avancée, l’industrie, d’énormes réserves monétaires. Si Pékin parvient à imposer la réunification à ses propres conditions, si un « coup de Taïwan » réussissait, aujourd’hui, demain ou après-demain, tous les espoirs seraient permis à Pékin. Dès lors, la diaspora chinoise, riche et influente, devrait mettre tous ses œufs dans le même panier ; il n’y aurait plus de centre alternatif de puissance. La RPC contrôlerait désormais les ressources technologiques et financières de l’ensemble de la « Grande Chine ». Elle aurait atteint la masse critique nécessaire à son grand dessein asiatique. Militairement surclassés, dénués de contrepoids régionaux, les pays de l’ASEAN, Singapour et les autres, passeraient alors sous la coupe de la Chine, sans heurts, mais avec armes et bagages. Pékin pourrait s’attaquer à sa « chaîne de première défense insulaire » : le Japon, la Corée, les Philippines, l’Indonésie. La Corée ? (…) Ce que les tenants, aujourd’hui déconfits, des « valeurs asiatiques », n’avaient pas compris, dans leurs plaidoyers pro domo en faveur d’un despotisme qu’ils prétendaient éclairé, c’est que les contre-pouvoirs, les contrepoids, que sont une opposition active, une presse libre et critique, des pouvoirs séparés selon les règles d’un Montesquieu, l’existence d’une société civile et de multitudes d’organisations associatives, font partie de la nécessaire diffusion du pouvoir qui peut ainsi intégrer les compétences, les intérêts et les opinions différentes. Mais, pour ce faire, il convient de renoncer au modèle chinois, c’est-à-dire au monolithisme intérieur. La renonciation au monolithisme extérieur n’est pas moins indispensable : la Chine doit participer à un monde dont elle n’a pas créé les règles, et ces règles sont étrangères à l’esprit même de sa politique multimillénaire. La Chine vit toujours sous la malédiction de sa propre culture politique. La figure que prendra le siècle dépendra largement du maintien de la Chine, ou de l’abandon par elle, de cette culture, et de sa malédiction. Laurent Murawiec (2000)
Tout se passe comme si, à l’heure actuelle, s’effectuait une distribution des rôles entre ceux qui pratiquent le repentir et l’autocritique – les Européens, les Occidentaux – et ceux qui s’installent dans la dénonciation sans procéder eux-mêmes à un réexamen critique analogue de leur propre passé – en particulier les pays arabes et musulmans. Tout indique même que notre mauvaise conscience, bien loin de susciter l’émulation, renforce les autres dans leur bonne conscience. Jacques Dewitte (L’exception européenne, 2009)
Comme au XXe siècle, une guerre a été déclarée contre l’Occident. Certes, elle est différente dans le sens où il s’agit d’une guerre culturelle destinée à combattre la tradition occidentale. Mais, un peu comme lors de la guerre froide, c’est le camp de la démocratie, des droits et des principes universels, de la raison qui se trouve menacé. Bien sûr, les attaques contre l’Occident en ce moment sont différentes de la plupart des conflits précédents. Parce que ce sont des attaques qui sont portées sur nous-mêmes PAR nous-mêmes. Il y a de nombreuses variantes de l’antioccidentalisme. Il y a l’antioccidentalisme chinois, l’antioccidentalisme arabe et bien d’autres encore. Mais celui qui me préoccupe est l’antioccidentalisme occidental, c’est-à-dire l’attaque de nos propres fondements civilisationnels par des personnes issues de nos propres sociétés. Il s’agit d’une remise en question radicale de notre histoire et des éléments qui constituent les bases de notre fierté, de notre identité et de nos valeurs. Même si des gens comme le Kremlin et le Parti communiste chinois (PCC) font tout pour en profiter, il s’agit d’abord d’une attaque que nous menons contre nous-mêmes. Alors qu’avant, nous étions fiers et que nous défendions notre culture occidentale, nous entendons désormais un discours acerbe selon lequel il faudrait la démanteler. On ne veut plus la transmettre, l’étudier, ou alors sous un angle biaisé et accusateur. En revanche, n’importe quelle culture qui n’est pas occidentale se retrouve célébrée et vénérée. (…) Si ce mépris de la culture occidentale se propage à grande échelle, c’est par ignorance : on n’apprend aux jeunes générations incultes que les parties sombres de son histoire, on en fait une lecture biaisée et on passe sous silence tous les apports qu’elle a pu donner à notre monde. Nous avons offert de considérables avancées scientifiques, économiques, musicales, etc. La culture occidentale est celle qui vit s’épanouir le Bernin, Vinci, Michel-Ange, Mozart, Bach, La Fontaine, Pascal et tant d’autres. Elle fit sortir de la misère des millions d’individus et fit briller les lumières de l’esprit. Mais on apprend aux écoliers son rôle dans l’esclavage et ses autres fautes sans contrebalancer par ses richesses. Les artisans de ce déséquilibre sont des idéologues qui voient le monde sous un rapport de domination et à travers la politique des identités. L’Occident est vu comme raciste et patriarcal et doit alors expier ses fautes. (…) le mal vient de l’intérieur, mais il est exploité de l’extérieur. Cette haine de soi est un mal typiquement occidental que certaines puissances sont ravies d’exploiter. Comme je le montre dans mon livre, les communistes chinois trouvent particulièrement commode d’être confrontés à un concurrent occidental qui ne cesse de répéter à quel point il est raciste. Pendant ce temps, le PCC peut s’en tirer notamment en envoyant au bas mot 1 million de personnes dans des camps de concentration. Par exemple, au cours d’une session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, au cours de l’été 2021, Zhao Lijian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, a déclaré devant la presse internationale que le monde occidental devait faire un « examen de conscience profond » pour lutter contre le « racisme systémique » et « la discrimination raciale ». Et ce, alors qu’un certain racisme décomplexé existe en Chine… Le Parti communiste chinois transforme ainsi les faiblesses occidentales en armes. J’ai parlé à des personnes qui ont souffert des régimes de Corée du Nord, de Chine, de Russie et de bien d’autres pays, et elles sont tout simplement stupéfaites que les pays les plus libres – les nôtres, en Occident – soient les plus obsédés par cette autocritique qui mène à l’autodénigrement, au dégoût de soi et finalement à l’automutilation. Obsédés par nos fautes, nous sommes incapables de voir les atteintes aux droits de l’homme qui ont lieu dans certains pays et toute une compréhension du monde nous échappe. Douglas Murray
Il faut tordre le cou du poulet pour faire peur aux singes. Proverbe chinois
Quand il n’y a pas assez de nourriture, les gens meurent de faim. Il est préférable de laisser mourir la moitié d’entre eux pour que l’autre moitié mange à sa faim. Mao
Il faut du sang. Yang Shangkun (président chinois,1989)
De tout ce qui est sous le Ciel, il n’est rien qui ne soit le territoire du roi. Shijing
Le parti est comme Dieu,  il est partout, mais vous ne pouvez pas le voir. Universitaire chinois
Statues of hated Chinese historical figures that are replaced when destroyed could help other countries address their controversial pasts (…) Statues of a treacherous Song dynasty politician and his wife in Hangzhou that were built for public vilification have been replaced 11 times since 1475. For Belgium, which is considering what to do with a statue of the brutal King Leopold II, simply melting it down might be letting him off too easily. In China, the most infamous purpose-built statues for public vilification were those of the Song dynasty politician Qin Hui (1090-1155) and his wife. In the epic tale of Chinese national hero Yue Fei (1103-1142), who valiantly defended the Southern Song dynasty against invasions from the Jurchen-ruled Jin dynasty, and whose loyalty to emperor and country was rewarded with treachery, betrayal and his own death, Qin was cast as the consummate villain. For abetting her husband in causing Yue’s death, Qin’s wife Madam Wang has also been hated by generations of Chinese. Statues of Qin and Wang, some of which depicted them in various states of undress, always show them kneeling in contrition. Presently, their statues can be found in about half a dozen locations in China, but the most famous ones are found in the Yue Fei Temple in Hangzhou, on the banks of the beautiful West Lake. The first pair of statues was erected here in 1475. Since then, the images of Qin and Wang have been subjected to all manner of physical abuse. At various times in the past, they were thrown into the lake or irrevocably damaged, but each time new statues reappear and the cycle of abuse resumes. The present statues, the 12th iteration, date from 1979. It’s up to the Belgians, of course, to decide what they want to do with King Leopold’s statue, but just toppling it would be letting him off too easy. South China Morning Post
De nombreux ménages pauvres ont plongé dans la pauvreté pour cause de maladie dans la famille. Certains ont recours à la foi en Jésus pour guérir leurs maladies. Mais nous avons essayé de leur dire que tomber malade est une chose physique et que les personnes qui peuvent vraiment les aider sont le Parti communiste et le secrétaire général Xi. Beaucoup de ruraux sont ignorants. Ils pensent que Dieu est leur sauveur… Après le travail de nos cadres, ils se rendent compte de leurs erreurs et pensent : nous ne devons plus compter sur Jésus, mais sur le parti pour obtenir de l’aide. (…) Nous leur avons seulement demandé de retirer les affiches [religieuses] au centre de la maison. Ils peuvent toujours les accrocher dans d’autres pièces, nous n’interférerons pas avec cela. Ce que nous exigeons, c’est qu’ils n’oublient pas la gentillesse du parti au centre de leur salon. Ce n’est pas une offre à prendre ou à laisser. Ils ont toujours la liberté de croire en la religion, mais dans leur esprit, il faut qu’ils fassent [aussi] faire confiance à notre parti. Qi Yan(président de l’assemblée populaire de Huangjinbu)
Certaines familles mettent des couplets évangéliques sur leurs portes d’entrée lors du Nouvel An lunaire,  certaines accrochent également des tableaux de la croix. Mais ils ont tous été démolis. Ils ont tous leur conviction et, bien sûr, ils n’étaient pas d’accord. Mais il n’y a pas d’issue. S’ils n’acceptent pas, ils ne recevront pas leur quote-part du fonds de lutte contre la pauvreté. Liu
Des milliers de chrétiens d’un comté pauvre du sud-est rural de la Chine ont troqué leurs affiches de Jésus contre des portraits du président Xi Jinping dans le cadre d’un programme de lutte contre la pauvreté du gouvernement local qui vise à « transformer les croyants en la religion en croyants dans le parti ». Situé sur le bord du Poyang, le plus grand lac d’eau douce de Chine, le comté de Yugan dans la province du Jiangxi est connu aussi bien pour sa pauvreté que pour sa grande communauté chrétienne. Plus de 11% de ses 1 million d’habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté officiel du pays, tandis que près de 10% de sa population est chrétienne, selon les données officielles. Mais alors que le gouvernement local redouble d’efforts pour réduire la pauvreté, de nombreux croyants ont été invités à retirer les images de Jésus, les croix et les couplets évangéliques qui forment les pièces maîtresses de leurs maisons, et à accrocher des portraits de Xi à la place – une pratique qui marque un retour à l’ère du culte de la personnalité autour du défunt président Mao Zedong, dont les portraits étaient autrefois omniprésents dans les foyers chinois. Sous Xi, le Parti communiste au pouvoir a fait de l’élimination de la pauvreté d’ici 2020 une priorité absolue. La campagne est non seulement cruciale pour l’héritage politique du dirigeant le plus puissant du pays depuis Mao, mais sert également à consolider le contrôle du parti sur les racines de la société, qui, malgré leur grand nombre, ont été largement négligées pendant les décennies de poursuite de la  croissance économique par la Chine. À Yugan, le parti officiellement athée rivalise d’influence avec le christianisme, qui s’est rapidement répandu dans les villages ruraux pauvres et les villes prospères depuis la fin de la Révolution culturelle il y a plus de 40 ans. Selon certaines estimations, les chrétiens en Chine sont maintenant plus nombreux que les 90 millions de membres du parti. Un reportage sur les réseaux sociaux locaux a rapporté ce week-end que dans le canton de Huangjinbu de Yugan, des cadres ont rendu visite à des familles chrétiennes pauvres pour promouvoir les politiques de lutte contre la pauvreté du parti et les ont aidées à résoudre leurs problèmes matériels. Les responsables ont réussi à « faire fondre la glace dure de leur cœur » et à les « faire passer de la croyance en la religion à la croyance dans le parti », indique le reportage. En conséquence, plus de 600 villageois se sont «volontairement» débarrassés des textes religieux et des peintures qu’ils avaient chez eux, et les ont remplacés par 453 portraits de Xi. L’article avait disparu lundi après-midi, mais l’existence de la campagne a été confirmée par des villageois et des responsables locaux contactés par le South China Morning Post. Qi Yan, président de l’assemblée populaire de Huangjinbu et responsable de la campagne de lutte contre la pauvreté du canton, a déclaré que la campagne était en cours dans tout le comté depuis mars. Il a déclaré qu’il visait à enseigner aux familles chrétiennes tout ce que le parti avait fait pour aider à éradiquer la pauvreté et à quel point Xi s’était soucié de leur bien-être. Il a déclaré que le gouvernement du canton avait distribué plus de 1 000 portraits de Xi, et que tous avaient été accrochés dans les maisons des habitants. Un habitant d’un autre canton de Yugan, prénommé Liu, a déclaré que ces derniers mois, nombre de ses concitoyens avaient reçu l’ordre de retirer les objets religieux de leurs maisons. (…) [Mais] Beaucoup de croyants ne l’ont pas fait volontairement. (…) Mais Qi a rejeté les allégations selon lesquelles les fonds dépendaient du retrait des affiches religieuses. (…) Sous Xi, le parti a resserré son emprise sur la liberté religieuse dans tout le pays, allant de la suppression des croix sur les églises chrétiennes de l’est de la Chine à la suppression des pratiques islamiques dans le cœur ouïghour du Xinjiang au nom de la lutte contre le terrorisme et le séparatisme. Dans le Jiangxi, outre le retrait des affiches religieuses des habitations, plusieurs croix ont été retirées des églises depuis l’été – dont celle du comté de Yugan – poursuivant la tendance amorcée dans la province du Zhejiang. South China Morning Post
Cela fait des années que nous entendons ou lisons que la Constitution chinoise interdit l’enseignement de la religion aux jeunes de moins de 18 ans. La bonne nouvelle, comme nous pouvons le constater, est que ce n’est pas vrai. La Constitution chinoise ne dit rien de tel. La mauvaise nouvelle, en revanche, est que cette interdiction figure bien dans le « Document n° 19 – Point de vue fondamental et politique relatif aux questions religieuses au cours de la période socialiste de notre pays », diffusé par le Conseil des affaires d’Etat (le gouvernement) en 1982. (…) En d’autres termes, les Chinois peuvent croire ce qu’ils veulent, mais l’Etat se réserve le droit de mettre des limites à la pratique de leur religion. Joann Pittmann
Certains articles ont rapporté que des villes et des universités avaient « interdit Noël », ce qui a attiré l’attention de certains médias étrangers. Ceux-ci ont exagéré cette information, expliquant que la Chine interdisait Noël pour des considérations politiques et pour résister à l’invasion culturelle occidentale. Les membres du Parti communiste de Chine dans les villes majeures comme Beijing et Shanghai n’ont été informés d’aucune notification interdisant Noël. Cette interdiction dans certains lieux et certaines institutions avait pour but de préserver la sécurité publique et en aucun cas de « boycotter » Noël. France.China
It is like Taliban/ISIS style of persecution against a peaceful church. It was primarily destroyed because it refused to register. Bob Fu (China Aid)
Ces dernières années, une dizaine d’églises ont été détruites dans le pays, et de nombreuses croix ont été démontées. Dans le Jiangxi, dans le sud du pays, les portraits de Jésus ont même dû être remplacés par ceux du président Xi Jinping. RFI.
Les autorités chinoises ont démoli à l’explosif la monumentale église évangélique Jindengtai, située à Linfen, dans la province du Shanxi, « dans le cadre d’une campagne municipale visant à éliminer les constructions illégales », a précisé un responsable de la ville au journal Global Times, cité par l’AFP. « Un chrétien a donné son terrain agricole à une association chrétienne locale, et ils ont construit secrètement une église, prétextant construire un entrepôt », a indiqué la source municipale, qui a ajouté que les autorités avaient fait stopper la construction du lieu de culte en 2009. À l’époque, des fidèles avaient été arrêtés, des Bibles confisquées et des leaders religieux condamnés à de longues peines de prison. « Une nuée de policiers militaires ont été mobilisés et ont réalisé la démolition grâce à une grande quantité d’explosifs placés sous l’église », s’est insurgé de son côté Bob Fu, président de China Aid, un groupe de défense des droits religieux basé aux États-Unis. « Cette persécution est digne de l’État islamique et des talibans », a-t-il même dénoncé. (…) Le pouvoir communiste de Pékin, qui redoute l’influence des organisations religieuses, les surveille de très près. La Chine, qui compterait 60 millions de chrétiens, fait partie des 50 pays qui les persécutent le plus dans le monde, selon l’index 2018 de l’ONG Portes ouvertes. Valeurs actuelles
Les hommes des Lumières remettaient tout en cause dans la société européenne ; rien dans la société chinoise. Leur esprit critique, si aigu d’un côté, s’émoussait de l’autre. Le paradis raisonnable de la Chine athée leur permettait de dénoncer l’enfer de l’Europe soumise à l’Infâme” – au clergé. Ainsi comptèrent-ils pour rien les cruautés des empereurs, les séismes des changements de dynastie, les autodafés de livres, les supplices d’opposants, les rébellions toujours renaissantes et toujours noyées dans le sang. Alain Peyrefitte (1989)
La nouvelle guerre froide est créée en très grande majorité par les États-Unis. À partir de 2015 environ, les responsables néoconservateurs de la politique étrangère américaine ont conclu que l’hégémonie américaine était menacée par la montée en puissance de la Chine. Depuis lors, le gouvernement américain a mis en place un ensemble croissant d’outils – barrières commerciales, sanctions, contrôles des exportations, contrôle des investissements et nouvelles alliances militaires en Asie – pour tenter de « contenir » la Chine. Cette approche pourrait conduire à une guerre pure et simple, par exemple à propos de Taïwan. Les États-Unis tentent d’enrôler l’Europe dans leur effort pour contenir la Chine. Pourtant, l’intérêt profond de l’Europe n’est pas l’hégémonie américaine, mais plutôt un véritable ordre multilatéral dans lequel l’Europe et la Chine jouent toutes deux des rôles actifs et responsables – tout comme les États-Unis, bien sûr. L’Europe devrait donc résister à la nouvelle guerre froide menée par les États-Unis et poursuivre à la place des relations diplomatiques, économiques et financières actives avec la Chine. (…) Et l’opinion selon laquelle la Chine représente une grave menace pour la sécurité des États-Unis est alarmiste. Oui, la Chine est un pays grand et puissant, mais pas un pays intrinsèquement militariste ou belliqueux. La Chine n’a pas mené une seule guerre au cours des 40 dernières années, tandis que les États-Unis ont mené d’innombrables (et apparemment perpétuels) conflits. (…) Les États-Unis devraient cesser de jouer sur la peur, s’engager dans une diplomatie renforcée, rester attachés à la politique d’une seule Chine, cesser de provoquer un affrontement à propos de Taïwan et mettre fin aux mesures commerciales, technologiques et financières unilatérales qui entravent l’économie chinoise. La Chine devrait elle aussi s’engager avec les États-Unis et l’Union européenne dans une diplomatie renforcée, pour résoudre les problèmes d’intérêt commun. Je crois que la Chine est tout à fait prête à le faire. (…) Cette guerre [de Poutine avec l’Ukraine] aurait pu être évitée si les États-Unis n’avaient pas poussé à l’élargissement de l’Otan à l’Ukraine et à la Géorgie, et n’avaient pas participé au renversement de Viktor Ianoukovitch en 2014. La France et l’Allemagne auraient également dû pousser l’Ukraine à se conformer aux accords de Minsk II. Il y a déjà plusieurs centaines de milliers de morts en Ukraine à cause de cette guerre. Si l’Ukraine tente de reprendre la Crimée, je pense que nous assisterons à une escalade massive, voire à une guerre nucléaire. L’idée que l’Ukraine vaincra la Russie est un pari imprudent sur l’apocalypse. Les États-Unis et les Ukrainiens auraient dû signer la neutralité de l’Ukraine, le contrôle de facto de la Russie sur la Crimée et la mise en œuvre des accords de Minsk II. Au lieu de cela, ils parient imprudemment sur la victoire militaire contre un pays qui a 1 600 armes nucléaires. (…) Dans les deux cas [de l’origine de la pandémie et du sabotage de Nord Stream], le gouvernement américain maintient et manipule un récit invraisemblable, et le fait avec une acceptation remarquable en Europe. Sur le Covid-19, il est clair que les États-Unis ont financé des recherches très dangereuses en Chine basées sur la manipulation génétique avancée de virus de la famille du Sars. Et il est également clair que le gouvernement américain a refusé d’enquêter sur ses propres programmes de recherche qui auraient pu contribuer à la création du Sars-CoV-2. Au lieu de cela, le gouvernement américain a encouragé l’histoire scientifiquement faible d’une épidémie « naturelle » sur le marché de Huanan, à Wuhan. Sur Nord Stream, Joe Biden a promis le 7 février que si la Russie envahissait l’Ukraine, Nord Stream serait terminé. Lorsqu’on lui a demandé comment les États-Unis feraient cela, il a répondu : « Je vous promets que nous serons en mesure de le faire. » Même la Suède cache les résultats de son enquête sur Nord Stream à l’Allemagne et au Danemark, au nom de la sécurité nationale ! Je crois que les dirigeants européens savent que les États-Unis et d’autres alliés ont fait cela, mais ils ne commenteront ou n’expliqueront tout simplement pas la vérité au public. Nous ne savons pas avec certitude que le Sars-CoV-2 est venu d’un laboratoire et que les États-Unis ont fait sauter le pipeline, mais nous savons que le public n’a pas encore été informé des faits réels concernant ces deux cas. Jeffrey Sachs
Pourquoi l’Union soviétique s’est-elle désintégrée ? Pourquoi le Parti communiste soviétique s’est effondré ?  Une raison importante était que leurs idéaux et leurs convictions vacillaient. Finalement, il a suffi d’un mot silencieux de Gorbatchev pour déclarer la dissolution du Parti communiste soviétique, et un grand parti a disparu. En fin de compte, personne ne s’est comporté en homme, personne n’a osé résister. Xi Jinping
L’épidémie est un démon. Nous ne permettrons pas au démon de rester caché. Xi Jinping
Si vous vivez en Chine, peu importe la taille de votre domicile, ce n’est qu’une sorte de cellule, un substitut de prison. Les méthodes carcérales de ce pouvoir totalitaire sont bien pires que l’épidémie. La Chine tout entière n’est qu’une grande prison d’où sont exclues toute information et toute pensée. Chaque coin de rue, chaque station de métro pullule de caméras et de policiers, et il n’existe aucun endroit où l’on puisse se rencontrer et communiquer librement. Les gens traitent donc leurs amis et voisins comme des virus dont ils doivent se garder. (…) Je repense aux cinq dieux des épidémies qui sont vénérés en Chine depuis des millénaires. Cinq démons à l’origine, qui régissaient les saisons et leurs terrifiants maux respectifs. Selon la légende, les anciens ont dompté ces esprits pernicieux, les ont transformés en divinités, les « cinq commissaires des miasmes », et les ont placés dans des temples où l’on pouvait, en leur faisant des offrandes, obtenir leur protection contre les maladies. Le démon qui contrôlait les maux du printemps s’appelait Zhang Yuanbo. Le Covid s’étant déclaré au printemps, à Wuhan comme à Shanghai, le dieu des miasmes du printemps s’appelle aujourd’hui Xi Jinping : Xi est devenu un démon maléfique qui, tout comme Zhang Yuanbo, devrait être dompté. (…) Tout comme en 1958, lors du Grand Bond en avant, quand Mao Zedong a ordonné aux Chinois d’exterminer les moineaux accusés de picorer les semences. La stratégie « zéro moineaux » a été couronnée de succès, mais à quel prix : les insectes se sont multipliés, entraînant une catastrophe écologique. C’est le modèle institutionnel du Parti communiste chinois, Xi Jinping a juste remplacé les moineaux par le Covid. Le bouclage intégral de Shanghai signe en réalité une défaite pour Xi Jinping. Il y a deux ans, il avait ordonné la fermeture totale du pays tout en maintenant les vols internationaux, et ainsi permis au virus de se propager dans le monde. Cette fois, il voulait empêcher le retour en Chine du virus qui avait pourtant perdu en virulence. Quoi que fasse le dieu de la peste Xi, il montre que les virus dictatoriaux sont plus dangereux que les virus de chauve-souris. Les potentats sont bien incapables de contrôler la diffusion des maladies contagieuses, mais contrôlent parfaitement la transmission de la vérité. Il suffit que leurs propres virus se dissolvent dans un mensonge pour se glisser dans les esprits des personnes qui ne connaissent pas la vérité. Tout comme une balle ne tue que lorsqu’elle a été insérée dans le barillet d’un revolver. Xi Jinping est un dieu de la peste qui brandit un « pistolet à mensonges ». S’il n’avait pas tout fait pour dissimuler la vérité au moment où le coronavirus a surgi à Wuhan, sa propagation aurait pu être contenue, comme cela a été le cas pour le virus Ebola. A l’ère de la mondialisation, le camouflage de la vérité sur l’épidémie a eu comme conséquence que le monde entier est devenu un grand Wuhan. Absolument aucune ville n’y a échappé. A Londres, où je suis exilé, quatre membres de ma famille ont été contaminés. 160 millions de personnes dans le monde ont été infectées, des millions sont mortes. Malgré ce coût écrasant en vies humaines, nous ne connaissons toujours pas le vrai visage du fléau dissimulé sous des mensonges politiques. Cette vérité est entre les mains du commandant en chef de la peste, Xi Jinping. Mais la Chine sous le joug communiste est un pays sans vérité. Du massacre d’étudiants sur la place Tiananmen en 1989 à l’emprisonnement de millions de personnes dans les camps de concentration du Xinjiang, la vérité est toujours cachée. Les responsables des démocraties européennes devraient savoir que laisser ces mensonges se diffuser revient à tuer la vérité une deuxième fois. Et qu’oublier les victimes de ces mensonges nous rend incapables de nous en protéger. Nous vivons en un temps qui a perdu le sens du bien et du mal, réduits à assister en spectateurs aux assauts de cette calamiteuse machine à fabriquer des « mensonges rouges » contre nos vies et nos libertés. Nous sommes en 2022, mais nous nous sommes rapprochés du « 1984 » d’Orwell. Ce n’est pas seulement en Chine, à Hongkong ou au Xinjiang que l’on voit, sous l’effet du totalitarisme, le désir de changement social peu à peu remplacé par l’attrait pour le fric et le besoin de sécurité. L’espèce humaine tout entière est en train de s’engourdir et ne sait plus distinguer le vrai du faux. A cause de ce flou, dans de nombreux pays, il n’est même pas possible de vacciner la population. Et il y a tant de personnes qui développent des anticorps contre les droits humains et la démocratie, et s’habituent à vivre en symbiose avec le virus totalitaire. Car oui, trente-trois ans après le massacre de la place Tiananmen, les gens évitent de parler du carnage qui a eu lieu sur cette place, et c’est là une victoire du mensonge. L’Union européenne a même ouvert un boulevard au régime de Xi Jinping en lui permettant de faire miroiter le « rêve chinois » aux yeux de la planète. Pendant ce temps, le Covid né à Wuhan se propageait, entraînant une hécatombe des millions de fois supérieure au massacre de Tiananmen. Oui, il y a trente-trois ans, les démocraties ont vu tomber le mur de Berlin et tout le monde a cru que le communisme s’était éteint avec le XXe siècle. Mais le plus grand Parti communiste du monde, le PC chinois, n’est pas tombé ; il a envoyé 200 000 soldats réprimer le mouvement pro-démocratie sur la place Tiananmen, après quoi il a nettoyé les taches de sang, rebouché les trous laissés par les balles sur les monuments de la place, et imprégné de mensonges le cerveau de 1,3 milliard de personnes. Et le PC chinois est devenu, sous le manteau, le protecteur de Poutine et de Kim troisième du nom. Avec ses « gènes » communistes et sa pensée restée bloquée à l’époque de l’empire soviétique, Poutine est naturellement devenu un pion dans le jeu du prince rouge Xi Jinping. Ces deux dictateurs unissent désormais leurs forces en vue de dominer le monde. L’invasion de l’Ukraine montre quelle est l’ambition de Poutine. Et comment Xi Jinping manœuvre. Aujourd’hui comme il y a trente-trois ans, les pays démocratiques doivent se battre contre ces deux super-hégémons rouges. Oui, après trente-trois ans de mensonges, on finit par penser que la vérité est elle aussi indigne de confiance. Après Tiananmen, la Chine communiste s’est lancée dans le développement capitalistique, devenant vite le nouveau Big Brother. Aujourd’hui, elle ne cache plus son désir d’écraser les démocraties afin de réaliser le « rêve chinois » – la domination de l’Empire rouge sur le monde. Le virus du rêve chinois, tout comme le coronavirus de Wuhan, a besoin de se transmettre pour survivre et se perpétuer. Pour ce faire, la Chine est devenue une boîte de Pandore qui produit sans trêve des mutations et contamine tous les pays. Face à elle, nous ne sommes plus que des prisonniers enfermés dans un labyrinthe de mensonges, contraints à aspirer ses miasmes. Oui, si le Parti communiste chinois s’était désintégré en même temps que les régimes communistes de l’Est, et si les responsables politiques occidentaux ne s’étaient pas empressés d’oublier le massacre qui a eu lieu à Pékin en 1989, la pandémie qui se promène aujourd’hui dans l’air que nous respirons n’existerait pas. Mais le Parti communiste chinois a profité du Covid pour démolir à nouveau la statue de la Liberté qui avait été érigée sur Tiananmen : il a abattu le phare de liberté qu’était Hongkong. Et on a revu les mêmes scènes qu’il y a trente-trois ans : des étudiants et des enseignants en grève de la faim pour défendre la démocratie et la liberté ; des étudiantes ligotées, écrasées sous les bottes de la police militaire ; des mamies aux cheveux blancs tentant de raisonner les policiers ; des danseuses et des chanteuses se battant jusqu’à la mort… Le dieu des miasmes Xi a décrété que la vérité était « fake ». Et nous des « mensonges » qu’il veut effacer. Aujourd’hui, les Ukrainiens meurent sous les bombes de Poutine, les habitants du Xinjiang sont emprisonnés et « rééduqués » par Xi Jinping, les Taïwanais risquent à tout moment l’invasion. Ces deux dictateurs sont en train de propager une épidémie sanglante, ouvrant une époque où le glas sonne tous les jours. Souvenons-nous du poète anglais John Donne qui a écrit au tournant des XVIe et XVIIe siècles :« Nul homme n’est une île, entière en elle-même ; tout homme est un morceau du continent, une partie de l’ensemble. […] La mort de tout homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain, aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi. » Quand pourrons-nous sonner le glas des dictateurs qui répandent la peste ? Notre inquiétude au XXIe siècle, c’était que la technologie, l’internet et les divertissements bouleversent trop la société, que nos enfants regardent trop la télévision et jouent trop aux jeux vidéo. Nous étions loin de nous douter que la peste rouge venue de Chine allait surgir dans nos vies, prendre la vie de nos amis et de nos proches, puis s’atteler à « purifier » nos esprits, effacer notre conscience, nos valeurs, transformer nos façons de communiquer, de nous déplacer, nos services publics et notre vie culturelle, comme elle l’a fait à Wuhan ou à Shanghai. La civilisation politique de l’Europe est d’ores et déjà endommagée. Allons-nous continuer à regarder sans réagir les moines tibétains s’immoler l’un après l’autre, les habitants du Xinjiang, des personnes âgées aux enfants, être jetés dans des camps de concentration, leurs familles être détruites, et mes amis écrivains de Hongkong être arrêtés et disparaître les uns après les autres ? Je prie pour que, quand la grande souffrance du Covid prendra fin, les pays démocratiques auront réussi à construire une cage indestructible et y auront enfermé les dieux des miasmes. Que le rêve chinois du démon de la peste Xi reste à jamais un rêve. Ou qu’il soit enfermé, en compagnie de milliers d’autres virus, dans le laboratoire de Wuhan construit avec l’aide des Français. Allons-nous laisser la civilisation humaine régresser et tomber dans le piège du rêve chinois ? Ma Jian
La publication d’un manuel scolaire contenant une histoire biblique déformée et détournée a suscité la colère parmi les fidèles de la communauté catholique en Chine continentale. Le manuel en question a été publié pour enseigner « l’éthique professionnelle et le respect de la loi ». Le manuel scolaire, publié par le service d’édition de l’Université des sciences et technologies électroniques de Chine, qui dépend du gouvernement, contient un texte évoquant le récit de Jésus et de la femme adultère pardonnée. Dans la publication, le récit évangélique (Jean 8, 1-11) est déformé et affirme que Jésus Christ a lapidé une femme pécheresse afin de respecter la loi de son temps. Le texte reprend le passage décrivant la foule voulant lapider une femme selon la loi, et Jésus leur répondant « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ». Pourtant, la fin du récit diffère radicalement, le texte ajoutant qu’une fois la foule dispersée, Jésus se serait mis à lapider la femme à mort en ajoutant « Moi aussi je suis pécheur, mais si la loi ne devait être exécutée que par des hommes sans faute, la loi serait vaine ». Un paroissien a publié le passage en question sur les réseaux sociaux, en dénonçant la falsification d’un texte biblique à des fins politiques comme une insulte à l’Église catholique. (…) Mathew Wang, un enseignant chrétien dans une école professionnelle, confirme le contenu du texte controversé, tout en ajoutant que la publication exacte varie selon les lieux en Chine. Mathew Wang précise que le texte publié par le manuel scolaire a été relu par le Comité de contrôle des manuels scolaires pour l’éducation morale, dans le cadre de l’enseignement professionnel dans le secondaire. Il déplore que les auteurs aient utilisé un tel exemple erroné pour justifier les lois socialistes chinoises. Selon certains catholiques chinois, les auteurs du manuel auraient voulu souligner que la loi est sacrée en Chine, et que son respect absolu est essentiel. Missions étrangères
Nous avons assez remarqué ailleurs combien il est téméraire et maladroit de disputer à une nation telle que la chinoise ses titres authentiques. Nous n’avons aucune maison en Europe dont l’antiquité soit aussi bien prouvée que celle de l’empire de la Chine. (…) Laissez tous les lettrés chinois, tous les mandarins, tous les empereurs reconnaître Fo-hi pour un des premiers qui donnèrent des lois à la Chine, environ deux mille cinq ou six cents ans avant notre ère vulgaire. Convenez qu’il faut qu’il y ait des peuples avant qu’il y ait des rois. Convenez qu’il faut un temps prodigieux avant qu’un peuple nombreux, ayant inventé les arts nécessaires, se soit réuni pour se choisir un maître. Si vous n’en convenez pas, il ne nous importe. Nous croirons toujours sans vous que deux et deux font quatre. Dans une province d’Occident, nommée autrefois la Celtique, on a poussé le goût de la singularité et du paradoxe jusqu’à dire que les Chinois n’étaient qu’une colonie d’Égypte (…) Les Égyptiens allumaient des flambeaux quelquefois pendant la nuit ; les Chinois allument des lanternes : donc les Chinois sont évidemment une colonie d’Égypte. (…) Confutzée, nommé parmi nous Confucius (…) ne faisait point le prophète ; il ne se disait point inspiré ; il n’enseignait point une religion nouvelle ; il ne recourait point aux prestiges ; il ne flatte point l’empereur sous lequel il vivait, il n’en parle seulement pas. C’est enfin le seul des instituteurs du monde qui ne se soit point fait suivre par des femmes. J’ai connu un philosophe qui n’avait que le portrait de Confucius dans son arrière-cabinet (…) J’ai lu ses livres avec attention ; j’en ai fait des extraits ; je n’y ai trouvé que la morale la plus pure, sans aucune teinture de charlatanisme. Il vivait six cents ans avant notre ère vulgaire. Ses ouvrages furent commentés par les plus savants hommes de la nation.  (…) Ce n’est pas ici la peine d’opposer le monument de la grande muraille de la Chine aux monuments des autres nations, qui n’en ont jamais approché ; ni de redire que les pyramides d’Égypte ne sont que des masses inutiles et puériles en comparaison de ce grand ouvrage ; ni de parler de trente-deux éclipses calculées dans l’ancienne chronique de la Chine, dont vingt-huit ont été vérifiées par les mathématiciens d’Europe ; ni de faire voir combien le respect des Chinois pour leurs ancêtres assure l’existence de ces mêmes ancêtres ; ni de répéter au long combien ce même respect a nui chez eux aux progrès de la physique, de la géométrie, et de l’astronomie. (…) Mais on peut être un fort mauvais physicien et un excellent moraliste. Aussi c’est dans la morale et —dans l’économie politique, dans l’agriculture, dans les arts nécessaires, que les Chinois se sont perfectionnés. Nous leur avons enseigné tout le reste ; mais dans cette partie nous devions être leurs disciples. Humainement parlant, et indépendamment des services que les jésuites pouvaient rendre à la religion chrétienne, n’étaient-ils pas bien malheureux d’être venus de si loin porter la discorde et le trouble dans le plus vaste royaume et le mieux policé de la terre ? Et n’était-ce pas abuser horriblement de l’indulgence et de la bonté des peuples orientaux, surtout après les torrents de sang versés à leur occasion au Japon ? scène affreuse dont cet empire n’a cru pouvoir prévenir les suites qu’en fermant ses ports à tous les étrangers. (…) L’empereur céda bientôt après aux cris de la Chine entière ; on demandait le renvoi des jésuites, comme depuis en France et dans d’autres pays on a demandé leur abolition. Tous les tribunaux de la Chine voulaient qu’on les fît partir sur-le-champ pour Macao, qui est regardé comme une place séparée de l’empire, et dont on a laissé toujours la possession aux Portugais avec garnison chinoise. Yong-tching eut la bonté de consulter les tribunaux et les gouverneurs, pour savoir s’il y aurait quelque danger à faire conduire tous les jésuites dans la province de Kanton. En attendant la réponse il fit venir trois jésuites en sa présence, et leur dit ces propres paroles, que le P. Parennin rapporte avec beaucoup de bonne foi : « Vos Européans dans la province de Fo-Kien voulaient anéantir nos lois, et troublaient nos peuples ; les tribunaux me les ont déférés ; j’ai dû pourvoir à ces désordres ; il y va de l’intérêt de l’empire… Que diriez-vous si j’envoyais dans votre pays une troupe de bonzes et de lamas prêcher leur loi? »  (….) On abattit leurs maisons et leurs églises dans toutes les autres provinces. Enfin les plaintes contre eux redoublèrent. Ce qu’on leur reprochait le plus, c’était d’affaiblir dans les enfants le respect pour leurs pères, en ne rendant point les honneurs dus aux ancêtres ; d’assembler indécemment les jeunes gens et les filles dans les lieux écartés qu’ils appelaient églises ; de faire agenouiller les filles entre leurs jambes, et de leur parler bas en cette posture. Rien ne paraissait plus monstrueux à la délicatesse chinoise. L’empereur Yong-tching daigna même en avertir les jésuites ; après quoi il renvoya la plupart des missionnaires à Macao, mais avec des politesses et des attentions dont les seuls Chinois peut-être sont capables. (…) Le célèbre Wolf, professeur de mathématiques dans l’université de Hall, prononça un jour un très-bon discours à la louange de la philosophie chinoise ; il loua cette ancienne espèce d’hommes, qui diffère de nous par la barbe, par les yeux, par le nez, par les oreilles, et par le raisonnement ; il loua, dis-je, les Chinois d’adorer un Dieu suprême, et d’aimer la vertu ; il rendait cette justice aux empereurs de la Chine, aux colaos, aux tribunaux, aux lettrés. (…) Il ne faut pas être fanatique du mérite chinois : la constitution de leur empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde ; la seule qui soit toute fondée sur le pouvoir paternel ; la seule dans laquelle un gouverneur de province soit puni quand, en sortant de charge, il n’a pas eu les acclamations du peuple ; la seule qui ait institué des prix pour la vertu, tandis que partout ailleurs les lois se bornent à punir le crime ; la seule qui ait fait adopter ses lois à ses vainqueurs, tandis que nous sommes encore sujets aux coutumes des Burgundiens, des Francs et des Goths, qui nous ont domptés. Mais on doit avouer que le petit peuple, gouverné par des bonzes, est aussi fripon que le nôtre ; qu’on y vend tout fort cher aux étrangers, ainsi que chez nous ; que dans les sciences, les Chinois sont encore au terme où nous étions il y a deux cents ans ; qu’ils ont comme nous mille préjugés ridicules ; qu’ils croient aux talismans, à l’astrologie judiciaire, comme nous y avons cru longtemps. (…)  mais tout cela n’empêche pas que les Chinois, il y a quatre mille ans, lorsque nous ne savions pas lire, ne sussent toutes les choses essentiellement utiles dont nous nous vantons aujourd’hui. La religion des lettrés, encore une fois, est admirable. Point de superstitions, point de légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature, et auxquels des bonzes donnent mille sens différents, parce qu’ils n’en ont aucun. Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles. Ils sont ce que nous pensons qu’étaient Seth, Énoch et Noé ; ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther, entre Jansénius et Molina. Voltaire
La Chine, autrefois entièrement ignorée, longtemps ensuite défigurée à nos yeux, et enfin mieux connue de nous que plusieurs provinces d’Europe, est l’empire le plus peuplé, le plus florissant et le plus antique de l’univers (…) On nous assure encore que cette vaste étendue de pays n’est point gouvernée despotiquement, mais par six tribunaux principaux qui servent de frein à tous les tribunaux inférieurs. La religion y est simple, et c’est une preuve incontestable de son antiquité. Il y a plus de quatre mille ans que les empereurs de la Chine sont les premiers pontifes de l’empire ; ils adorent un Dieu unique, ils lui offrent les prémices d’un champ qu’ils ont labouré de leurs mains. (…) Cette religion de l’empereur, de tous les colaos, de tous les lettrés, est d’autant plus belle qu’elle n’est souillée par aucune superstition. Toute la sagesse du gouvernement n’a pu empêcher que les bonzes ne se soient introduits dans l’empire, de même que toute l’attention du maître-d’hôtel ne peut empêcher que les rats ne se glissent dans les caves et dans les greniers. L’esprit de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les bonzes séduire le peuple ; mais, en s’emparant de la canaille, on les empêcha de la gouverner. On les a traités comme on traite les charlatans : on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques ; mais s’ils ameutent le peuple, ils sont pendus. Les bonzes ont été tolérés et réprimés. L’empereur Kang-hi avait accueilli avec une bonté singulière les bonzes jésuites ; ceux-ci, à la faveur de quelques sphères armillaires, des baromètres, des thermomètres, des lunettes, qu’ils avaient apportés d’Europe, obtinrent de Kang-hi la tolérance publique de la religion chrétienne. On doit observer que cet empereur fut obligé de consulter les tribunaux, de les solliciter lui-même, et de dresser de sa main la requête des bonzes jésuites pour leur obtenir la permission d’exercer leur religion : ce qui prouve évidemment que l’empereur n’est point despotique, comme tant d’auteurs mal instruits l’ont prétendu, et que les lois sont plus fortes que lui. Les querelles élevées entre les missionnaires rendirent bientôt la nouvelle secte odieuse. Les Chinois, qui sont gens sensés, furent étonnés et indignés que des bonzes d’Europe osassent établir dans leur empire des opinions dont eux-mêmes n’étaient pas d’accord ; les tribunaux présentèrent à l’empereur des mémoires contre tous ces bonzes d’Europe et surtout contre les jésuites, ainsi que nous avons vu depuis peu les parlements de France requérir et ensuite ordonner l’abolition de cette société. (…) ces bonzes, sous prétexte de religion, faisaient un commerce immense, qu’ils prêchaient une doctrine intolérante ; qu’ils avaient été l’unique cause d’une guerre civile au Japon, dans laquelle il était péri plus de quatre cent mille âmes ; qu’ils étaient les soldats et les espions d’un prêtre d’Occident, réputé souverain de tous les royaumes de la terre ; que ce prêtre avait divisé le royaume de la Chine en évêchés ; qu’il avait rendu des sentences à Rome contre les anciens rites de la nation, et qu’enfin, si l’on ne réprimait pas au plus tôt ces entreprises inouïes, une révolution était à craindre. Voltaire
Sans éblouir le monde, éclairant les esprits, il ne parla qu’en sage, et jamais en prophète ; cependant on le crut, et même en son pays. Voltaire (sur Confucius)
Confucius : d’autant plus grand qu’il ne fut point prophète, car qui est envoyé de Dieu doit l’être pour les deux hémisphères. Voltaire
Confucius ne recommande que la vertu ; il ne prêche aucun mystère […] pour apprendre à gouverner il faut passer tous ses jours à se corriger. Voltaire
L’empereur est, de temps immémorial, le premier pontife : c’est lui qui sacrifie au Tien, au souverain du ciel et de la terre. Il doit être le premier philosophe, le premier prédicateur de l’empire : ses édits sont presque toujours des instructions et des leçons de morale. Voltaire
L’Empereur nous apparaît ainsi comme le juge universel du bien et du mal (…), en lui se réalise l’étroite union de la politique, de la morale et de la religion, principe fondamental du gouvernement chinois ; il est véritablement le Fils du Ciel, et son omnipotence absolue et sacrée provient de ce qu’il est le mandataire du Ciel sur la terre. Edouard Chavannes (1904 )
Le feu sacré est étranger également au formidable ramassis de préjugés gauchistes, tiers-mondistes, multiculturalistes, politiquement corrects, etc. ; qui, depuis les années soixante, ont pris le relais des anciennes excuses pour ligoter plus que jamais la recherche, au nom de la protection dont les civilisations non occidentales, même défuntes, auraient besoin, face à l’impérialisme occidental. Passer son temps à déblatérer l’impérialisme, c’est se donner plus d’importance politique que nous en avons. Tous les mouvements gauchistes minimisent les violences archaïques pour protéger ce qu’on ne peut guère appeler autrement que la “vanité culturelle” des sociétés défavorisées, pas plus respectable en fin de compte que la vanité des peuples privilégié. René Girard 
Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. A la vérité le mensonge ne peut réveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Cathédrale de Dijon (communique de presse aux journaux, le 24 décembre 1951)
Comme ces rites qu’on avait cru noyés dans l’oubli et qui finissent par refaire surface, on pourrait dire que le temps de Noël, après des siècles d’endoctrinement chrétien, vit aujourd’hui le retour des saturnales. André Burguière
Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. (…)La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants […] Les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. (…) Les cadeaux seraient donc une prière adressée aux petits enfants – incarnation traditionnelle des morts, pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, « à nous aider à croire en la vie ». Claude Lévi-Strauss
Nous avons mis en ligne des e-mails jusqu’alors inédits, montrant que le Dr Fauci a dissimulé des informations à propos d’une origine du Covid-19 en provenance du laboratoire de Wuhan, et intentionnellement minimisé la thèse d’une fuite de laboratoire. Parti républicain américain
En développant massivement un programme de modification des conditions météorologiques, le pays pourra, d’ici 2025, infléchir la météo grâce aux avancées spectaculaires de la recherche en matière « d’ensemencement » des nuages, rapporte CNN. Si cette technologie n’est pas nouvelle, l’ampleur du programme impressionne : la zone concernée couvrira une surface de 5,5 millions de kilomètres carrés, soit une fois et demi la superficie de l’Inde. Le concept d’ensemencement des nuages, déjà connu, consiste à injecter de petites quantités d’iodure d’argent dans les nuages qui comportent un taux d’humidité élevé, ce qui provoque la condensation des particules, puis des précipitations. Pékin est familière de cette technologie, utilisée notamment lors des JO de 2008 pour assurer un ciel dégagé pendant les épreuves sportives, ou encore lors des grandes exhibitions politiques dans la capitale. À l’heure où le dérèglement climatique menace, la maîtrise de cette technologie permettrait à la Chine de préserver ses régions agricoles des chutes de grêle, de lutter plus efficacement contre les grands feux de forêt, ou encore de parer aux périodes de sécheresse. L’année dernière, l’agence de presse chinoise Chine nouvelle annonçait en effet que la manipulation météorologique avait permis de réduire de 70% les dommages provoqués par la grêle sur les cultures dans le Xinjiang. Cette technologie a toutefois nécessité un investissement massif de la part du gouvernement chinois qui a, au total, déboursé pas moins de 1,34 milliard de dollars entre 2012 et 2017. Cet engouement fait cependant tiquer certains pays, comme l’Inde justement. Les deux pays, qui partagent une frontière le long de l’Himalaya, s’y étaient confrontés lors de violents heurts en juin 2020. L’Inde se demande depuis plusieurs années si la modification météorologique et les chutes de neige artificielles ne pourraient pas donner l’ascendant à la Chine en cas de conflit futur dans cette zone montagneuse où les mouvements de troupes sont essentiels. Capital
Nous avions déjà connu dans les années précédentes des demandes pour retirer les sapins de Noël, car ce serait un signe ostentatoire. Je trouve la décision du tribunal très agressive vis-à-vis du président du conseil général, surtout en Vendée. Bientôt, il faudra supprimer le mot Dieu de tout notre vocabulaire. C’est un peu insensé. Il faut arrêter les provocations. (…Toutes les mairies mettent des sapins de Noël partout. Ou alors on décide d’enlever toutes les églises du pays, car c’est aussi un signe ostentatoire religieux. Il faut arrêter de répondre à quelques babas cool écervelés à un moment où tout ça est très crispant dans la société. On prend la décision de retirer une crèche juste avant Noël, alors que cette fête est uniquement féérique. Ça n’a rien à voir avec la religion. On devrait se demander si on supprime Noël dans ce cas. La connerie n’a pas de limites… (…) Il faut du discernement. C’est ça le vivre ensemble. La réponse du ministre de l’Intérieur à une question écrite en mars 2007 l’explique tout a fait. (NDLR : à une question de Jean-Luc Mélenchon, alors sénateur, au sujet d’une crèche installée par une mairie, le ministère de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Nicolas Sarkozy, répond que « le principe de laïcité n’impose pas aux collectivités territoriales de méconnaître les traditions issues du fait religieux qui, sans constituer l’exercice d’un culte, s’y rattachent néanmoins de façon plus ou moins directe. Tel est le cas de la pratique populaire d’installation de crèches, apparue au XIIIe siècle. Tel est le cas aussi de la fête musulmane de l’Aïd-el-Adha ».) Sans discernement, on supprime tout. L’Hôtel-Dieu doit changer de nom dans ce cas… Les musulmans ne le demandent même pas. Ceux qui demandent cela sont des ramassis de gens hors-sol et anti-calotin. Il ne faut pas y céder. (…) C’est une erreur. C’est souffler sur des braises. (…) au moment où les chrétiens sont martyrisés dans une partie du monde, je crois qu’il faut arrêter. On ne va pas brûler les minarets et faire sauter les synagogues. Arrêtons les bêtises. Noël, c’est féérique et je crois qu’on doit croire au Père-Noël le plus longtemps possible. Pierre Charon (sénateur UMP de Paris)
Le Parti, la politique, le militaire, le civil, l’université, l’Est, l’Ouest, le Sud, le Nord et le Centre, le Parti dirige tout. Mao Zedong
Pourquoi l’Union soviétique s’est-elle désintégrée ? Pourquoi le Parti communiste soviétique s’est effondré ? Une raison importante était que leurs idéaux et leurs convictions vacillaient. Finalement, il a suffi d’un mot silencieux de Gorbatchev pour déclarer la dissolution du Parti communiste soviétique, et un grand parti a disparu. En fin de compte, personne ne s’est comporté en homme, personne n’a osé résister. Xi Jinping
President Xi Jinping managed to offend Buddhists more deeply through his visit in Hebei last week than he did when visiting Tibet in July, in a trip that was mostly devoted to geopolitical issues and the question of water. That Xi Jinping’s visit to Chengde, in Hebei province, on August 24 did not create an international scandal only proves how easily history, including history of genocides, is forgotten. In fact, the Chinese president visited and honored a temple built to commemorate a genocide. The Puning Temple in Chengde is inextricably connected with the 18th-century extermination of the Dzungar Buddhists, which virtually all non-Chinese historians recognize as genocide. The Dzungars were a confederation of Mongol tribes that converted to Buddhism and established a powerful Khanate in the 17th century in present-day Xinjiang. The beautiful temples and monasteries they built there were all destroyed during the Cultural Revolution. Tibetans do not have a good memory of the Dzungars. Although the Fifth Dalai Lama and the founder of the Dzungar Khanate, Erdenu Batur, were allies, by the 18th century the Khanate had become so powerful that they invaded Tibet and conquered and looted Lhasa in 1717. The Tibetans, perhaps making a mistake justified by their difficult predicament, called the Chinese for help. The Dzungars defeated the Chinese army in 1718 (something the Chinese never forgot), but a second Chinese expedition was more successful, and the Dzungars were expelled from Tibet in 1720. The defeat of 1718 was avenged in 1755, when China moved decisively to annihilate the Dzungar Khanate and exterminate the Dzungar people. Between 500,000 and 800,000 Dzungars (650,000 being the figure advanced by some recent historians) were killed, men, women, and children. Only a few thousand descendants from the Dzungars survive in present-day Mongolia. Although the Dzungar invasion of Tibet was an act of aggression, nothing can justify the genocide perpetrated by the Qianlong Emperor, the worst mass massacre of the 18th century in the world. The same Qianlong Emperor built in 1755 the Puning Temple to celebrate what he called his “pacification” of the Dzungars, which was in effect extermination and genocide. (…) On August 24, Xi Jinping came to the Puning Temple. The visit was prepared by a video the CCP produced to explain to a Chinese audience the historical significance of the event. The video explained the conquest of the Dzungar Khanate and extermination of the Dzungars by claiming that the Qianlong Emperor “put down the rebellion of the Mongol Dzungar tribe.” The temple was presented as “one temple, two styles” (Chinese and Tibetan), a symbol of “Han-Tibetan unity and national unity.” (…) This is the usual jargon for total submission of religion to the CCP, but even more significant is that from the Puning Temple Xi went on to visit at the Chengde Museum an exhibition called “Inside and Outside of the Great Wall of Hope: Records of National Unity in the Qing Dynasty,” which is a blatant celebration of the genocidal policies of the Qianlong Emperor, who is praised for having promoted “ethnic unity, border stability, and national unity.” That he did so by killing hundreds of thousands of Dzungars is not explained. In such a significant location, Xi warned ethnic minorities that they should “adhere to the leadership of the CCP, adhere to the correct path of solving ethnic problems with Chinese characteristics, fully implement the Party’s ethnic theory and ethnic policies, and constantly consolidate and develop socialist ethnic relations.” They are, Xi said, inscribed in “historical laws” —one of which seems to be that either you submit or you are exterminated through genocide. Bitter winter
Aucune religion n’interdit le cannibalisme. Je ne trouve pas non plus de loi qui nous empêche de manger les gens. J’ai profité de l’espace entre la morale et la loi et c’est là-dessus que j’ai basé mon travail. Zhu Yu 
It is worth trying to understand why China is producing the most outrageous, the darkest art, of anywhere in the world.  Waldemar Januszczak (Times art critic)
Le sinologue français Robert des Rotours (…), dans son article « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », indique que la consommation de viande humaine se pratique dans quatre buts principaux : pour survivre (en période de famine), dans un but de vengeance (sur un ennemi défini), pour satisfaire ses goûts culinaires, et enfin dans un but médical. J’ajouterais une cinquième catégorie, à savoir le témoignage de la piété filiale, rattaché à deux des catégories précédentes (famine et maladie), mais dont la pratique est singulière puisqu’il se pratique sur des personnes vivantes et volontaires (don de soi). Après avoir épluché longuement l’historiographie chinoise, le Professeur Key Ray Chong (…) a dénombré pas moins de 1219 évocations d’une pratique cannibale entre l’Antiquité et 1912 : 780 motivés par la piété filiale, 329 liés à la famine, 82 à la haine et à la guerre, et une infime minorité motivée par des penchants culinaires. A tout cela, il faudra ajouter les faits qui se sont déroulés au xxe siècle, avec un cannibalisme pratiqué dans un but idéologique. (…) nous avons présenté les différentes motivations poussant à la consommation de chair humaine en Chine : guerres, vengeances, famines, idéologie, piété filiale, croyances médicales, rituels ancestraux, penchants culinaires. (…) Existe-t-il réellement dans la société chinoise des faits de cannibalisme ? Historiquement, c’est sûr. Prenez l’exemple de Yi Ya à l’époque des Royaumes Combattants, qui a donné son fils à manger au duc Huan de Qi. D’autres faits sont attestés à l’époque féodale ; la piété filiale contraignait à donner sa propre chair pour soigner ses parents ; Lu Xun et son Journal d’un fou qui se termine par l’appel « Sauvez les enfants » ; les témoignages de Zheng Yi à l’époque de la Révolution culturelle sur des actes de cannibalisme dans le sud du pays. Tout prouve que le cannibalisme a existé. Solange Cruveillé
[L’hypothèse de l’accident de laboratoire] est basée, entre autres, sur le fait que le virus le plus proche actuellement connu, donc le RaTG13, a été échantillonné par un laboratoire de virologie localisé dans la zone où les premiers cas de Sars-CoV-2 ont été détectés, et où des travaux sur ces coronavirus émergents sont conduits. Des projets de recherche importants visaient à comprendre le mécanisme de franchissement de barrières d’espèces, c’est-à-dire justement à collecter des virus chez les chauves-souris, récolter des échantillons de manière à séquencer ces virus, essayer de mettre en culture ces virus dans des cellules et essayer de comprendre comment ces virus sont potentiellement capables d’infecter des cellules d’autres mammifères, incluant des cellules humaines. (…) Chez les coronavirus, par exemple, il y a une protéine qui joue un rôle majeur dans le franchissement de la barrière des espèces, c’est la protéine Spike qui est à la surface de la particule virale et donne l’aspect en couronne des virus. Il se trouve que les laboratoires de virologie de Wuhan ont démontré, à partir de 2016, qu’il existe chez certaines chauves-souris des virus avec des protéines Spike potentiellement capables d’infecter directement des cellules humaines sans nécessiter pour autant de passer par des hôtes intermédiaires.  (…) Il est crucial, de mon point de vue, de comprendre l’origine de cette pandémie, parce qu’il y a des décisions collectives et mondiales à prendre qui seront complètement différentes si l’origine est zoonotique ou accidentelle. S’il y a eu passage par tel ou tel hôte intermédiaire, il faudra prendre des mesures de surveillance chez les animaux potentiellement infectés, donc potentiellement vecteurs de ces virus, avec à la clef des abattages systématiques, comme c’est le cas régulièrement pour la grippe aviaire. Et s’il s’avère que c’est un accident dû à des manipulations, alors il faut mieux encadrer les conditions expérimentales dans lesquelles sont faites les expériences dont on vient de parler. Par ailleurs, quelle que soit l’origine du virus, avec l’avancée rapide des nouveaux outils de biologie moléculaires, il est peut-être urgent de réfléchir de manière collective aux expériences qu’il est nécessaire de faire dans les laboratoires et à celles qu’il ne faut pas faire parce qu’elles sont trop dangereuses. Est-il raisonnable de construire dans des laboratoires, des virus potentiellement pandémiques chez l’homme qui, au départ, n’existent pas naturellement ? Ce débat éthique existe depuis les années 2010-12, quand des équipes américaines et hollandaises ont cherché à construire des virus de la grippe, potentiellement pandémiques, et cette fois-ci à partir d’un virus qui n’était pas particulièrement adapté à la transmission par aérosol. Le bénéfice qu’on escomptait de ces expériences était-il si important qu’on pouvait s’affranchir du risque de sa diffusion ? Ou, est-ce que, éthiquement, ces travaux devaient être considérés comme trop dangereux et donc interdits ? Voilà ce qui a conduit les États-Unis à décréter à partir de 2014 un moratoire sur ce type d’expérience. (…) l’une des conséquences de cette nouvelle politique a été l’arrêt des expériences sur les coronavirus par les grands laboratoires sur le territoire américain. Ce qui a conduit, à la place, à l’intensification de ces recherches dans les laboratoires de Wuhan, par exemple, avec des financements américains… notamment, entre autres, via la EcoHealth Alliance ! Paradoxalement, le moratoire américain, qui pourrait être jugé comme une décision limitant les risques biologiques, a donc peut-être eu des effets pervers, en favorisant le déploiement de recherche dans des pays ou le contrôle des risque biologiques est moindre. Étienne Decroly
Moi aussi je suis pécheur, mais si la loi ne devait être exécutée que par des hommes sans faute, la loi serait vaine. Jésus (réécrit par un manuel scolaire chinois)
Il faut une évaluation complète des traductions existantes de classiques religieux. Pour les contenus non conformes, il faut des modifications et il faut retraduire les textes. Communiqué du parti communiste chinois (6 novembre 2019)
Le régime communiste est une secte et il voit le bouddhisme tibétain, le catholicisme ou l’islam comme des idéologies rivales. Le contrôle accru sur les religions trahit en réalité la peur de voir la société lui échapper. Zhang Lifan (historien chinois)
En Chine, un manuel scolaire destiné à l’enseignement professionnel dans le secondaire, publié par un service d’édition dépendant du gouvernement, a choisi de reprendre le passage biblique concernant la femme adultère afin d’enseigner aux élèves « l’éthique professionnelle et le respect de la loi ». On aurait pu s’en féliciter dans la mesure où Jésus, dans ce texte (Jn 8, 1-11), prend la défense de la femme adultère et empêche sa lapidation avec ces mots : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ». Mais loin d’encourager une telle charité et l’amour de son prochain, le passage biblique cité dans le manuel scolaire assure que Jésus se serait mis lui-même à lapider la femme adultère en ajoutant : « Moi aussi je suis pécheur, mais si la loi ne devait être exécutée que par des hommes sans faute, la loi serait vaine ». (…) Ce n’est pas la première fois que le gouvernement chinois s’en prend aux catholiques du pays de manière plus ou moins insidieuse. Dans la province de l’Anhui (est du pays), près de Shanghai, depuis la mi-avril, plus de 500 croix appartenant à des lieux de culte chrétiens, que ce soit des églises catholiques ou des temples protestants, ont été enlevées des clochers. Cette répression qui émane du parti communiste n’est pas nouvelle et des milliers de croix ont déjà été retirées dans les provinces du Zhejiang, du Henan, du Hebei et du Guizhou, parfois sous prétexte de respecter les règles d’urbanisme. Alteia
L’État chinois contrôle de plus en plus profondément les nouvelles diffusées dans les médias officiels, et ce qui n’est pas validé en haut lieu est souvent qualifié de rumeur, comme cela a été le cas pour les premiers messages non officiels à propos de ce nouveau virus. Dès le 30 décembre 2019, le docteur Li Wenliang, ophtalmologue à l’hôpital central de Wuhan, diffuse l’information d’une nouvelle maladie, grave et transmissible d’homme à homme, auprès de quelques collègues. Questionné par la police le 3 janvier 2020, il est accusé d’avoir propagé de fausses rumeurs. Dans la culture communiste chinoise, il doit se rétracter en signant une « lettre d’admonestation », nouvelle formule des autocritiques en vigueur dans les années 1940 avec un paroxysme pendant la Révolution culturelle, par laquelle il s’engage à ne pas recommencer sous peine de poursuites. Avec le recul et vue de nos rives occidentales, cette menace à l’encontre de la diffusion de l’existence d’une maladie qui va rapidement devenir une pandémie paraît incroyable. Pourtant, cela est courant en Chine et n’étonne personne là-bas. (…) En effet, c’est d’abord la glorification du peuple chinois réussissant sa lutte contre le virus qui doit dorénavant circuler, comme cela transparaît dans une bande dessinée de propagande nommée « Grande illustration de la lutte contre le coronavirus », publiée sur le site du Quotidien du peuple le 2 avril. (…) L’arrivée du virus est imputée au « ciel », à travers des éclairs et des coups de tonnerre soudains, malmenant la sérénité des voyageurs se préparant à rentrer en famille fêter le Nouvel An. Le ciel, dans la tradition chinoise, est la puissance cosmique fondamentale. Ciel et destin sont souvent synonymes, et une traduction courante de la maxime ci-dessus (« le ciel avait un autre plan ») est « le destin est imprévisible ». L’apparition du « ciel/destin » en tant que moteur cosmique surplombant les hommes est assez originale dans un journal communiste. S’ensuit cette parole si anodine du virus : « Je suis arrivé tout doucement » – soudaine, impromptue, insidieuse, hors de tout contrôle, cette venue enlève toute responsabilité aux humains. Car c’est bien cela qu’il faut retenir : rien n’a pu être fait pour contenir cette épidémie que personne n’a vue venir, parce qu’elle a été orchestrée par le ciel. Dès lors, il appartient aux humains de se liguer pour combattre la maladie, heureusement avec l’aide du dieu du feu et du dieu du tonnerre, qui nomment les hôpitaux bâtis en un temps record. La teneur globale du message semble être la suivante : le ciel a envoyé un défi aux hommes qui, malgré quelques pertes, l’ont relevé victorieusement. L’avenir est dans le rêve chinois, représenté par les bulles d’une petite fille solitaire, volant sous des arbres en fleur vers le ciel. Bien sûr, on peut faire d’autres interprétations : d’abord, la fresque représente évidemment une réécriture de la bataille contre le virus du point de vue des dominants ; paradoxalement, ces derniers sont absents, et c’est bien le peuple lui-même qui est glorifié pour ses sacrifices. Ensuite, on peut être frappé par les accents religieux, voire mystiques, se manifestant dans l’évocation du ciel, dans celle des dieux du feu et du tonnerre nommant les hôpitaux parce qu’ils sont traditionnellement des dieux exorcistes pourfendeurs des maladies, dans les nombreuses colombes blanches voletant – symboles universels de paix et de pureté –, et enfin dans la pagode bouddhiste, présente au début et à la fin. Comment se fait-il que la propagande chinoise doive recourir à des clichés religieux et cacher le communisme et le Parti, les commanditaires de cette fresque ? Comment peut-on interpréter la petite fille solitaire du dernier dessin ? Ne pourrait-on pas y voir signifié le souhait chinois profond d’atteindre à l’individuation loin des foules pour vivre dans un monde idéal, en accord avec une nature bienveillante, sous une protection divine ? Cependant, la douceur extérieure relative de cette fresque disparaît avec fracas dans des caricatures d’une violence extrême livrées sans retenue en ligne fin avril, critiquant la romancière Fang Fang et le docteur Zhang Wenhong. Le journal du confinement de Wuhan de Fang Fang, publié chaque soir en ligne, a été le seul récit relatant librement les sentiments d’une écrivaine confinée. (…) les éditions chinoises ayant rejeté toute publication en Chine, Fang Fang a conclu un contrat avec des éditions non chinoises. Dès lors, considérée comme traître, elle est traitée dans des termes abjects datant de l’époque de la Révolution culturelle. Sur le dessin, travestie comme un chien, objet de haine et de mépris, elle est accusée par trois jeunes gens la pointant avec un doigt, un pinceau et une plume, la jeune fille tenant une lampe rouge, le tout sur un fond de drapeaux rouges. C’est bien l’écriture libre qui est dénoncée unilatéralement par les tenants d’un communisme rouge revenant sur le devant de la scène par les « nationalistes maoïstes » via les réseaux sociaux. Une deuxième caricature dénonce également l’esprit libre d’une autorité scientifique, le docteur Zhang Wenhong, représenté un peu comme un moustique à écraser, tenu par une main rouge – communiste donc. La raison de cette attaque ? Zhang Wenhong, directeur du service de maladies infectieuses d’un hôpital de Shanghai, est extrêmement populaire, bien plus que l’officiel Zhong Nanshan, représenté dans la fresque du Quotidien du peuple, pour ses prises de paroles réalistes et parfois humoristiques. II est violemment attaqué sur les réseaux sociaux, parce qu’il a proposé aux parents chinois de donner à leurs enfants du lait et des œufs pour le petit-déjeuner, à la place de la traditionnelle bouillie de riz, pour renforcer leur immunité. Ces propos ont été considérés comme une traîtrise vis-à-vis de la culture chinoise. Quels que soient les arguments et leur validité, ces attaques visent des personnes populaires, parce qu’elles ont révélé au grand jour ce qui n’aurait pas dû l’être. La Chine actuelle reste une société du secret, où la parole publique officielle travestit ou utilise le mensonge pour cacher ce qui ne doit pas être dit. Malheur à ceux qui transgressent les consignes ! (…) Ce qui se passe actuellement en Chine revient certainement en arrière sur tous les combats pour la liberté et la démocratie entamés depuis le début du xxe siècle, portés par de nombreux acteurs, y compris le Parti communiste chinois à son origine. Depuis l’ère des réformes, dans une Chine apaisée, nombreux encore sont ceux qui ont continué sur cette lancée, malgré Tian’anmen en 1989. Bien qu’aujourd’hui, la société numérique développe encore plus la surveillance de masse et favorise la circulation d’images terribles, elle n’a pourtant pas encore réussi à entraver ces espérances. Catherine Capdeville-Zeng
Le régime communiste veut que les religions servent les objectifs du Parti communiste, et donc la construction du socialisme. Xi Jinping sait qu’il ne peut pas faire disparaître la religion par une persécution massive, donc il poursuit la mise en œuvre d’une politique de contrôle et d’instrumentalisation de la foi chrétienne et de la religion musulmane. C’est une politique qui vise l’Église catholique mais aussi les autres religions, comme le protestantisme et l’islam. Ce n’est pas une annonce spectaculaire dans le sens où c’est la suite logique cohérente d’une volonté politique de sinisation de la société, que Xi Jinping a exprimé il y a déjà des années. Lorsqu’il a employé le terme de « sinisation » pour la première fois en 2011, il l’a appliqué au marxisme. Depuis 2015, il estime que cela doit aussi s’appliquer aux religions présentes en Chine. Pour lui, les religions doivent s’adapter à la culture et aux valeurs chinoises, et donc être un relais des valeurs marxistes. (…) C’est un contrôle de plus en plus étroit et quotidien, à la fois sur tous les édifices mais également sur toutes les activités religieuses en général. En Chine, aucun journal chrétien ni revue de théologie ne peut exister. Il y a parfois quelques bulletins d’une église ou d’un temple, mais ils sont contrôlés par le régime. Pour la période de Noël, cela va encore plus loin : les autorités ont mis en place une campagne de boycott, car ils considèrent que cette fête trahit la culture chinoise. Dans les écoles, toutes les décorations de Noël sont interdites. Dans plusieurs établissements, des enfants ont été punis car ils ont dit qu’ils allaient se rendre à la messe de Noël. Cela est dû à une réglementation adoptée il y a deux ans, qui interdit aux enfants de moins de 18 ans d’aller dans les églises ou dans les temples. (…) Dans l’idéologie marxiste, la religion est « l’opium du peuple », une superstructure qu’il faut faire disparaître. Mais le régime est conscient que dans les faits, ce n’est pas possible dans l’immédiat. A défaut de détruire la religion, il cherche dont à la transformer. Cette politique de sinisation s’est traduite par exemple par une récente campagne d’affichage dans les églises. Les autorités politiques essayaient de montrer par des citations que les douze grandes valeurs du socialisme ont une correspondance directe dans la Bible, donc que la Bible annonce le socialisme. (…) À mon sentiment, c’est la suite logique de la politique engagée par Xi Jinping depuis 2013. Mais dans la décennie 1966-1976, pendant ce que l’on a appelé la Révolution culturelle, la situation était encore plus dramatique. Aucun culte religieux n’était autorisé : même les églises « officielles » (celles qui sont reconnues par le régime, ndlr) ont été fermées de force, ainsi que les temples protestants… Aucun culte religieux n’existait en Chine. Aujourd’hui, même si la liberté de pratique religieuse est gravement entravée, des églises officielles sont ouvertes, et la religion n’est pas interdite. (…) [Avoir une croyance religieuse en Chine] C’est possible, dans la mesure où aucun pays à aucune époque n’a réussi à empêcher les gens de croire. L’objectif du régime à long terme serait de supprimer la religion en Chine, mais évidemment, il n’y parviendra pas. (…) Les différentes mesures prises par les autorités chinoises depuis la signature de l’accord [avec le Vatican] sont en contradiction avec cet accord. Le régime a toujours pour objectif de contrôler davantage l’Église catholique, et d’instrumentaliser la doctrine religieuse à des fins politiques. Évidemment, en signant cet accord, le Pape essayait de préserver la liberté de l’Église et assurer sa continuité en Chine, où de nombreux diocèses étaient sans évêques… Il avait des raisons de signer cet accord. Mais la Chine et le Saint-Siège poursuivent des intérêts différents. Il est peu probable que le Vatican réagisse à cette nouvelle offensive du régime. Le Pape sait bien que 11 millions de catholiques chinois vont déjà fêter Noël dans des conditions très difficiles. Il ne voudra pas aggraver la situation. Yves Chiron
Il est impossible de comprendre la forme de la gouvernance chinoise actuelle sans s’intéresser à la Chine archaïque et à la Chine impériale. Et, quand on se livre à cet exercice, on constate combien la théorie du philosophe René Girard sur le bouc émissaire est pertinente. L’homme fonctionne toujours sur le mode mimétique : il désire ce que veut son voisin, d’où les conflits. Lorsque ceux qui déchirent une communauté finissent par converger vers un seul de ses membres, rendu responsable de tout le mal, sa mise à mort ramène l’ordre et l’harmonie. C’est un phénomène anthropologique universel que les Évangiles ont subverti en racontant ce lynchage non pas du point de vue de la foule persécutrice, mais du point de vue de la victime innocente. Cependant, ce phénomène reste particulièrement présent dans la Chine actuelle, où il structure la religion comme la politique. (…) Les mythes de la Chine la plus archaïque sont nombreux à mettre en scène un meurtre fondateur. Ainsi, Tang le Victorieux, fondateur de la dynastie Shang, est à la fois considéré comme celui qui mit à mort Jie, le dernier souverain des Xia – la première dynastie chinoise – il y a trois millénaires, et, après son arrivée au pouvoir, comme une victime émissaire, accusée d’exactement les mêmes maux que Jie en son temps. Lors d’une sécheresse, les conflits se multiplièrent et Tang s’offrit en sacrifice pour faire tomber la pluie. Tang et Yu le Grand, le fondateur des Xia, furent tous deux des infirmes portant les marques d’élection propres aux victimes émissaires. Tang était « desséché », comme les sorciers au cœur des rites de faiseurs de pluie, et Yu le Grand boitait. Le « pas de Yu » reste aujourd’hui un des principaux rituels taoïstes. (…)  c’est par les sacrifices que l’empereur pouvait faire régner l’ordre et l’harmonie ! Avant d’être un politique, l’empereur était « fils du Ciel ». Le sacrifice au Ciel, qui était son apanage jusqu’en 1912 et la fondation de la République, était un rituel sanglant auquel aucun étranger ne pouvait assister. Si les sacrifices étaient correctement effectués, cela signifiait que le monde était en ordre. Si l’empereur s’agitait pour tenter de résoudre les problèmes auxquels le pays était confronté, il risquait au contraire de semer le désordre dans la communauté. Le « décret du Ciel », une notion dont la première occurrence apparaît en 998 avant notre ère, sous la dynastie des Zhou, permettait de justifier le pouvoir en place. L’empereur devait sans cesse faire face aux risques de subversion et inspirer une peur plus grande que celle qu’il éprouvait lui-même à l’égard de la violence collective. Le regard menaçant des « dix mille êtres » (la foule) pesait constamment sur l’« être unique » qu’était l’empereur, « plus à plaindre qu’un lépreux », comme le disait le légiste Han Feizi. Pour Mencius [Mengzi], le tyran déchu doit faire face à la volonté commune du Ciel, du peuple et de celui qui l’a chassé, lequel devient le nouveau détenteur du décret du Ciel mais peut être demain une nouvelle victime sacrifiée. N’est-il pas intéressant de voir comment, lors du XXe Congrès, Hu Jintao, le prédécesseur de Xi Jinping, a été, en public, exclu de l’assemblée ? Son successeur n’a pas bougé un cil. Depuis l’avènement du Parti communiste, le « décret du Ciel » s’appelle « mission historique » et fonde la légitimité du Parti. Si la dénomination change, c’est toujours du Ciel que vient la légitimité. Tant qu’ils ont le pouvoir, les dirigeants sont légitimes. (…) la théologie joue toujours son rôle dans la Chine d’aujourd’hui. Le sinologue Joël Thoraval a démontré que souvent, dans les campagnes, les souverains occupent la place centrale sur les autels domestiques et lors des rites, aux côtés du Ciel, de la Terre, des ancêtres et des maîtres. La politique chinoise est intimement liée à la religion. Dans les années 1980 et 1990, après la fin du culte de la personnalité, décrétée par Deng Xiaoping, des empereurs autoproclamés, suivis parfois de milliers de fidèles, sont apparus partout en Chine. Le retour d’une figure impériale avec Xi Jinping marque au fond un retour à la normale. (…) [Mais] présente en Chine depuis le XVIIe siècle, [la religion chrétienne] rend plus difficile la fermeture sacrificielle sur le bouc émissaire. Le christianisme est synonyme de liberté. C’est grâce à lui que les femmes ont pu avoir accès à l’éducation et commencer à se libérer de la coutume des pieds bandés, progrès d’ailleurs revendiqué par le Parti communiste. Aujourd’hui, malgré les persécutions parfois sanglantes contre les chrétiens jusqu’aux années 1970 et les mesures prises aujourd’hui pour interdire l’accès au culte, les conversions vont croissant. Nous manquons de statistiques fiables, mais les chrétiens seraient environ 100 millions, en majorité des protestants. C’est dans ce vivier que se recrutent nombre de militants des droits de l’homme. Ce n’est donc pas un hasard si le pouvoir veut « siniser » le christianisme. En 2019, il a annoncé un projet de réécriture de la Bible, qui devrait être terminé d’ici dix ans. Il a renoncé toutefois à inclure dans un manuel d’éducation civique sa version de l’épisode de la femme adultère (Évangile de Jean), dans laquelle le Christ participe lui aussi à la lapidation ! (…)  [L’historiographie chinoise] n’est pas fondée sur la vérité, mais sur l’autojustification du pouvoir, lequel est toujours pacificateur alors que les victimes sont des « fauteurs de troubles » responsables de ce qui leur arrive. Le massacre des Dzoungars, commis par les Qing au milieu du XVIIIe siècle, est ainsi présenté dans les annales comme une expédition punitive contre des brigands rebelles au fils du Ciel. Les Dzoungars ont été exterminés ; leur principauté est devenue pour partie la province du Xinjiang, peuplée par les Ouïgours, alors alliés des Chinois, et aujourd’hui par de plus en plus de Hans. Mais ce génocide est commémoré en toute bonne conscience par le pouvoir chinois en tant que moment privilégié de l’unité entre les Hans et les Tibétains, qui les avaient alors aidés. A contrario, la Chine ne peut être que victime des Occidentaux et des Japonais, qui l’auraient humiliée, sans que le pouvoir accepte de prendre en compte le fait que c’est grâce aux « barbares » étrangers qu’elle s’est pour une part ouverte à la modernité. Elle-même d’ailleurs n’aurait jamais fait de guerres de conquête, elle se serait contentée d’unifier le territoire du Ciel… Emmanuel Dubois de Prisque
Il apparaît (…) que la Chine actuelle, malgré son « athéisme » officiel, partage avec la Chine impériale un même tropisme qui la porte à ne pas distinguer le politique du religieux. Le Parti communiste chinois agit de plus en plus comme une institution qui se pose en gardienne de ce qui est sacré pour la Chine et que des forces extérieures, politiques ou religieuses, viennent en permanence menacer, de la même façon que la « bureaucratie céleste de l’Empire était la gardienne d’un dogme contre les hérésies » qui le menaçaient. Du point de vue du rapport du politique avec le religieux, la situation actuelle se rapproche de celle que décrivait Édouard Chavannes en 1904 : « L’Empereur nous apparaît ainsi comme le juge universel du bien et du mal […], en lui se réalise l’étroite union de la politique, de la morale et de la religion, principe fondamental du gouvernement chinois ; il est véritablement le Fils du Ciel, et son omnipotence absolue et sacrée provient de ce qu’il est le mandataire du Ciel sur la terre. » (…) La « grande renaissance de la nation chinoise » (…) est le cœur du métarécit de la Chine contemporaine selon lequel la Chine a refermé en 1949 une parenthèse d’un long siècle qui s’étend du début de la première guerre de l’Opium, en 1839, à la création de la « nouvelle Chine », siècle au cours duquel elle a été « humiliée » par les puissances occidentales et japonaise qui ont tiré profit de sa faiblesse, de son ingénuité et d’un pacifisme intrinsèque à sa culture. Sans renoncer à ce qu’elle est essentiellement, une civilisation pacifique et harmonieuse, elle ne répétera pas les erreurs du passé et saura se défendre si elle est agressée. (…) La posture parfois agressive et irascible de la Chine contemporaine s’explique ainsi paradoxalement par le sentiment que la civilisation chinoise est plus pacifique que les autres. Il lui faut donc devenir forte pour redevenir ce qu’elle imagine qu’elle fut : un modèle de vertu pour elle-même et pour le monde. (…) Depuis, au moins, le traité de Westphalie en 1648, les nations européennes ont de facto renoncé à incarner la totalité de la Chrétienté, c’est-à-dire à se considérer comme un avatar de l’empire universel des Romains et ont, de ce fait, sécularisé et territorialisé leur pouvoir. La Chine, quant à elle, n’a jamais été contrainte à cette kénose politico-religieuse. L’Empereur est resté jusqu’au terme de l’Empire non seulement souverain politique, mais aussi maître des rites et des sacrifices. Plus encore, les deux aspects de sa pratique politico-religieuse n’étaient qu’une seule et même chose. Comme l’écrit Jean Levi à propos de la Chine antique, « gouverner revient à sacrifier ». Malgré l’émergence progressive dans l’histoire chinoise de religions non directement politiques, diffusant leurs doctrines plus ou moins à l’écart du pouvoir, le bouddhisme et le taoïsme, le pouvoir impérial continuera à jouir d’un monopole sur la légalité et la légitimité du phénomène religieux dans le corps social. C’est l’administration qui définit, sur la base d’une loi fondamentale, ce qui est « correct » et ce qui est « hérétique » dans les pratiques religieuses. Pendant plus de cinq siècles, une loi Ming du xive siècle, reprise par la dynastie sino-mandchoue Qing jusqu’au début du xxe, prévoit la mort par strangulation ou l’administration de cent coups de bâton suivie (s’ils survivent) du bannissement de ceux qui pratiquent des cultes « hérétiques », c’est-à-dire non conformes aux pratiques considérées comme « correctes » par la bureaucratie. Pour reprendre les termes de J. J. M. De Groot, « l’Empereur aussi bien que le Ciel est seigneur et maître de tous les dieux, et délègue cette dignité à ses mandarins, chacun pour sa juridiction. C’est d’eux que relève la décision de savoir quels dieux sont susceptibles d’être objets de culte, et quels dieux ne le sont pas. S’il faut prendre la volonté de « restauration » de Pékin au sérieux, comme cela est vraisemblable, il convient d’envisager que ce processus puisse avoir une dimension religieuse et que cette dimension religieuse soit même centrale dans le projet des autorités chinoises. Depuis 2016, Pékin applique une politique de « sinisation » des religions qui non seulement réprime les « superstitions », mais soumet l’ensemble des cinq religions « officielles » (taoïsme, bouddhisme, islam, protestantisme, catholicisme) à une tutelle pesante. Des mosquées, des églises et mêmes des temples bouddhiques sont détruits ; le prosélytisme est sévèrement réprimé, l’accès aux églises ou aux mosquées est parfois interdit aux mineurs, tout comme l’enseignement religieux, tandis que le Parti promeut sa propre « spiritualité » de façon de plus en plus insistante. La « pureté » de l’idéal révolutionnaire est mise en avant et, dans certaines régions, les autorités locales remplacent jusque dans les domiciles les effigies religieuses par des portraits de Xi Jinping. Sur les lieux de culte qui restent tolérés, les inscriptions religieuses sont parfois effacées pour être remplacées par des slogans du Parti. Les autorités religieuses sont ainsi engagées dans un vaste projet visant à supplanter les religions existantes par une « spiritualité » indistinctement politique et religieuse qui s’appuie sur la doctrine marxiste-léniniste pour neutraliser non seulement les « religions étrangères » (christianisme et islam), mais aussi les religions considérées comme chinoises (taoïsme et bouddhisme) dans la mesure où ces dernières impliquent, pour les fidèles, un ordre de loyauté concurrent de l’ordre politique. En outre, les autorités situent parfois délibérément la vocation du religieux et celle du politique sur le même plan. Le catholicisme, notamment, est critiqué pour son inefficacité dans la lutte contre la pauvreté et la maladie, tandis que le Parti vante ses résultats dans ces deux domaines. Les autorités prétendent ainsi « transformer les fidèles des religions en fidèles du Parti . C’est aussi dans ce contexte que doit se comprendre la politique menée à l’égard de l’islam ouïghour au Xinjiang. Lorsque le Parti prétend, pour répondre aux accusations occidentales, se contenter de « rééduquer » les foules musulmanes du Xinjiang plutôt que de les enfermer dans des camps de concentration, cela n’a rien de rassurant car se manifeste ainsi une foi profonde dans la vertu civilisatrice de cette abstraction qu’est « la Chine ». Mais aussi abstraite soit-elle, cette Chine conçue comme centre de civilisation exerce des effets puissants sur les cadres du Parti communiste, qui y trouvent les ressources symboliques nécessaires à la légitimation de la mise en œuvre de politiques de plus en plus coercitives à l’égard des populations qui leur sont soumises. Mais plus profondément encore que dans ses rapports avec les religions, la nature religieuse, ou plus exactement sacrificielle, du régime chinois se révèle dans sa structuration fondamentale. En se faisant le gardien et le défenseur de l’orthodoxie spirituelle et de la foi dans les idéaux révolutionnaires de ses membres, le Parti s’inscrit dans les pas du pouvoir politico-religieux chinois traditionnel, dont un des rôles essentiels était de distinguer ce qui est « correct » de ce qui est « hérétique » dans le foisonnement des rites et cultes chinois. Aujourd’hui, c’est dans sa capacité de purification du corps social, à travers l’expulsion des ennemis de la Chine ou de la Révolution, que le Parti manifeste sa puissance, de la même manière qu’autrefois la puissance de l’Empereur se manifestait dans sa capacité à respecter les rites, au premier rang desquels le grand sacrifice au Ciel. Avec lui, l’ordre social et cosmique était produit et garanti. (…) Comme nombre d’autres empereurs avant lui, Mao fut déifié après sa mort par une partie de la population chinoise, malgré la vive hostilité à la religion traditionnelle qu’il manifesta durant son existence. Ou, plutôt, cette déification se produisit en raison même de cette hostilité : sa capacité magique à chasser les esprits et les fantômes de l’ancien monde faisait de Mao un esprit d’une puissance supérieure à celle des esprits et fantômes auxquels la Chine devait faire face jusqu’alors. Aujourd’hui encore, Mao occupe parfois la place centrale dans les autels domestiques, celle du souverain, alors même que son mausolée occupe le cœur de la place centrale (Tiananmen) de la capitale chinoise.  La politique actuelle de « sinisation » des religions et d’expulsion de tout ce qui dans ces religions les rattache aux puissances étrangères renoue ainsi avec la longue tradition chinoise, malgré les soubresauts de l’histoire politique de ce pays au xxe siècle. Sur au moins un temple bouddhique chinois, on pouvait lire en 2018 un slogan frappant : « Sans parti communiste, il n’y a pas de bouddha », qui établit très clairement la nature de la hiérarchie entre le pouvoir du Parti et celui des autres organisations religieuses. Pas plus que dans la Chine d’ancien régime, il n’existe dans la Chine contemporaine un ordre politique et un ordre religieux qui existeraient parallèlement et exerceraient leurs compétences chacun sur son « royaume » qui serait celui de la terre, pour le premier, et celui des cieux, pour le second. La Chine est le « pays des dieux » ou le « pays sacré », selon une de ses appellations traditionnelles, ce qui signifie que les dieux sont indistinctement d’en bas et d’en haut. Selon un principe tout à la fois taoïste (Zhuangzi) et confucéen (Dong Zhongshu), « le Ciel et l’Humanité ne font qu’un ». Le contraste est frappant entre les rapports du politique et du religieux tels qu’ils se sont établis en Occident au cours de son histoire et ce qu’ils sont en Chine : alors que pour le christianisme la Chute a pour conséquence une séparation de Dieu d’avec sa créature et qu’en conséquence le royaume du « fils de Dieu » n’est « pas de ce monde ». En Chine le royaume du « fils du Ciel » n’est rien d’autre que le monde Tianxia : tout ce qui est sous le Ciel. « De tout ce qui est sous le Ciel, il n’est rien qui ne soit le territoire du roi », dit aussi le Shijing. (…) Autrefois du ressort du souverain et de sa « bureaucratie céleste », ces rites antiques de production, de structuration et de purification du corps sociopolitique ont été modernisés et prennent aujourd’hui des formes diverses (lutte contre la corruption, contre la « pollution spirituelle », mise en place, enfin, d’un « système de crédit social » d’évaluation et de sanction des citoyens…) : ils sont aujourd’hui du ressort du « grand dirigeant » et de sa bureaucratie moderne que sont respectivement Xi Jinping et le Parti.  La nature religieuse du projet chinois se manifeste jusque dans le vocabulaire employé pour le décrire. Un chercheur officiel prétend ainsi que l’évaluation du « crédit » des individus (c’est-à-dire de la confiance qu’on peut leur accorder) sera comme la « main invisible » qui disciplinera les citoyens et assurera l’harmonie de la société [19][19]Dai Mucai, « Poursuivre en même temps le gouvernement par la…. Ainsi, à la « main invisible » du marché qui ordonne la société selon les libéraux anglo-saxons, succède la « main invisible » de l’État chinois. Un autre déclare de façon plus explicite encore que le système de crédit social sera le « dieu » de l’ère du big data. Le système participera en outre à la répression des « cultes hérétiques ». À titre d’exemple, dans la ville pilote de Roncheng, où un système de notation est déjà en place, des bonus de points sont accordés à ceux qui dénoncent aux autorités des membres des organisations religieuses non autorisées par le gouvernement, comme à ceux qui financent de façon substantielle les bonnes œuvres du Parti. Quant à ceux qui participent aux activités de ces « cultes hérétiques », ils sont rétrogradés au « niveau d’alerte C » (juste avant le niveau le plus bas, le niveau « D », celui des criminels), le niveau de ceux qui, par exemple, refusent de remplir leurs obligations militaires. Dans un ouvrage qui reflète, semble-t-il, le point de vue du pouvoir chinois,  l’ancien interprète de Deng Xiaoping, Zhang Weiwei, présente le « Ciel » chinois (le Tian de Tianxia) de façon très éclairante. Selon Zhang, le « concept chinois traditionnel de Tian ou de Ciel […] signifie les intérêts vitaux ou la conscience de la société chinoise ». Et, affirme Zhang, lorsque cette conscience ou ces intérêts vitaux sont violés, il est légitime de s’affranchir des contraintes de l’État de droit pour punir des coupables, même si ceux-ci n’apparaissent pas comme tels aux yeux de la loi. (…) Le niveau religieux est en effet celui qui permet le mieux d’appréhender ce qui se joue ici. Pékin l’a bien compris : la volonté de restaurer l’Empire emporte avec elle une forme politique qui fait de l’empereur potentiel Xi Jinping et de sa bureaucratie les figures sacrées du pouvoir. Celles-ci ne sauraient souffrir la concurrence d’organisations religieuses pleinement libres. Pour le Parti l’alternative est claire : les religions devront se soumettre, en se sinisant, ou disparaître. Du point de vue de Pékin, ces organisations religieuses ne peuvent en effet subsister que comme supplétifs du Parti, c’est-à-dire en devenant de simples ressources spirituelles que le régime devra pouvoir détourner à son profit. Emmanuel Dubois de Prisque
Les étrangers, lorsqu’ils critiquent le régime chinois, s’en prennent à des idéologies ou à des systèmes sociopolitiques, capitalisme ou communisme, qui trouvent leur origine en Occident, comme si effectivement la culture chinoise était intouchable. Se dégage un étrange consensus pour ne pas rechercher précisément les liens qui seraient susceptibles d’exister entre la gouvernance de plus en plus totalitaire du régime chinois et la civilisation chinoise. Parallèlement, (…) l’Occident (…) devient un bouc émissaire universel (…) attaqué à la fois sur le front intérieur et sur le front extérieur, accusé d’être la cause à peu près unique de tous les malheurs du monde contemporain. (…) les anciens empires musulman et chinois assistent avec une joie mauvaise et mal dissimulée à la lente mise à mort de la bête blessée. (…) Alors même qu’elles sont le fait de civilisations profondément hiérarchisées et inégalitaires, ces dénonciations s’appuient avec habileté, et même perversité, sur les « valeurs » de l’Occident : liberté politique, liberté d’expression, égalité des conditions, et, dernière-née de ces valeurs dont nous verrons la fortune en Chine : « inclusivité ». Si son régime est soumis au feu de féroces critiques, en particulier dans les pays occidentaux, la Chine pour sa part, en tant que civilisation, fait l’objet d’une étrange complaisance, comme si l’esclavage, les guerres de religion, les génocides et le colonialisme étaient étrangers à la culture chinoise. (…) En outre, (…) un mythe, datant des Lumières, et qui est allé jusqu’à infecter les dirigeants chinois actuels, tout comme certains des commentateurs les plus influents de la Chine contemporaine, affirme que la civilisation chinoise est intrinsèquement pacifique et tolérante. Si elle s’arme aujourd’hui à une vitesse impressionnante, ce serait seulement parce qu’elle serait contrainte de se mettre au diapason des idéologies occidentales qui font du rapport de force l’alpha et l’oméga des relations internationales. (…)  En évitant de nous pencher sur les sources culturelles du sino-totalitarisme, nous nous privons de comprendre vraiment ce qui se passe en Chine. Le « système de crédit social » d’évaluation de la vertu des personnes morales et privées, la volonté de la Chine de « siniser » les religions, son obsession de la « pureté » idéologique et de la lutte contre la corruption ou contre le « démon » de la pandémie, le mélange déconcertant de bonne conscience et de férocité qui caractérise sa gouvernance, sa conception de la guerre et des conflits commerciaux, la nature de ses relations avec ses pays voisins, la forme prise par sa volonté de domination, tous ces éléments, et d’autres encore, ne peuvent se comprendre que si nous acceptons de regarder sans pudeur ce qu’est la culture traditionnelle de ce pays et la façon dont elle informe la Chine contemporaine. (…) Tous les dirigeants chinois ont affirmé sous une forme ou sous une autre ces dernières années leur conviction que le « gène de l’agression » était étranger à l’ADN chinois. Au contraire des pays occidentaux, naturellement portés à la conquête et à l’expansionnisme territorial, les Chinois n’auraient, « au cours de leur histoire de cinq mille ans », « jamais colonisé personne » et se seraient contentés, dans un esprit d’ouverture pacifique, de rendre de temps en temps visite à leurs voisins sans jamais les envahir, ni même les menacer. (…) la vanité culturelle chinoise, qui campe pour l’éternité la Chine dans le rôle de la victime bafouée par la violence des barbares, est le reflet inversé de la vanité occidentale qui se voit pour l’éternité comme la cause unique de tous les malheurs du monde. La rencontre de ces deux vanités (…) contribue à créer ce monstre surpuissant qu’est la Chine contemporaine, gavé de technologie et de bonne conscience. (…) [et] explique bien des renoncements : il est plus facile de céder sa technologie lorsqu’on a le sentiment de le faire pour la bonne cause du développement des pays du Sud que nos pères auraient hier exploités. (…) C’est aussi la vanité culturelle chinoise, alimentée par la culpabilité occidentale, qui nous a trop longtemps entravés dans une recherche libre de l’origine de la pandémie qui a bouleversé le monde en 2020. Dès les premières semaines de la propagation du virus, des scientifiques courageux se posaient des questions parfaitement légitimes sur la possibilité d’un échappement du nouveau virus d’un laboratoire wuhanais. Cependant, le 19 février 2020, vingt-sept scientifiques de premier plan bénéficiaient de l’autorité de la revue The Lancet pour dénoncer sur un ton moralisateur fort éloigné de la sérénité d’esprit qui devrait caractériser la recherche scientifique « les théories du complot qui suggèrent que le Covid-19 n’a pas une origine naturelle ». Ils échouèrent de peu à tuer dans l’œuf la recherche sur l’origine du virus. Il est apparu que le scientifique à l’origine de cet article, Peter Daszak, était un proche collaborateur des chercheurs de l’Institut de virologie de Wuhan, avec lesquels il a publié une vingtaine d’études. Il faisait également partie du groupe d’experts de l’OMS chargé à l’automne 2020 d’enquêter sur l’origine du SARS-CoV-2. Quand on connaît la mainmise exercée par la Chine sur l’organisation de Genève, il n’est guère surprenant que cette enquête n’ait pu porter ses fruits… (…) les chercheurs sont de plus en plus nombreux a estimé que certaines caractéristiques du virus semblent indiquer qu’il a pu faire l’objet d’une manipulation en laboratoire, sous la forme d’expérience de « gains de fonction ». Nous savons aujourd’hui que ce type de recherche, visant à rendre plus contagieux des coronavirus afin de mieux en étudier la possible transmission à l’homme, était mené dans plusieurs laboratoires de Wuhan. Rappelons aussi que la Chine a connu plusieurs échappements accidentels de laboratoire. La plupart des spécialistes estiment aujourd’hui que l’épidémie mondiale de grippe H1N1 en 1977 fut causée par un échappement d’un laboratoire soviétique ou chinois. (…) Il aura fallu la présidence de l’outsider Donald Trump aux États-Unis pour que l’Occident commence à prendre vraiment conscience de l’ampleur du désastre provoqué par notre cécité volontaire à l’égard de la nature du régime chinois. Quels que soient les nombreux défauts de l’ex-président américain, Trump a hâté la fin d’une politique complaisante à l’égard d’un régime qu’il faut bien qualifier de totalitaire. Le traitement par la Chine des opposants politiques, des minorités ethniques et religieuses, des intellectuels qui veulent continuer à réfléchir, ou de toute autre forme, si fragmentaire soit-elle, de société civile susceptible d’exister à l’écart du pouvoir, montre quelle est la nature de la gouvernance chinoise. Son emprise sur la société se veut totale. Avec le crédit social, la vidéosurveillance, le recueil de l’ADN de la population, sa volonté intacte d’éradiquer la puissance spirituelle des religions qui lui échappent, le pouvoir chinois met en œuvre un ensemble de solutions technologico-politiques à même de lui permettre de réaliser l’idéal traditionnel du souverain : tandis qu’il se rend opaque pour l’extérieur, l’extérieur doit lui être rendu transparent (…) Depuis quelques années, le régime chinois (…) s’est lancé dans une campagne de lutte contre les influences étrangères qui passe par une « sinisation » du christianisme [qui] passe par une réécriture de la Bible dont un manuel officiel d’éducation éthique et de morale professionnelle publié par une université publique nous a donné un avant-goût : la femme adultère sera finalement lapidée par Jésus, car c’est la loi qui le veut, et personne, y compris le Christ, n’est au-dessus de la loi. Autant dire que, pour le Parti, le seul christianisme qui tienne est un christianisme « sinisé », c’est-à-dire, semble-t-il, un christianisme lapidateur, afin que la Chine elle-même soit débarrassée de cet empêcheur de lyncher en rond qu’est le Christ : un christianisme sans le Christ…(…) la modernité occidentale est devenue pour le régime chinois un épouvantail dont l’expulsion hors de la communauté nationale constitue l’acte central de sa gouvernance. En « purifiant » le corps politique chinois de ce qui vient le corrompre de l’extérieur, le Parti renoue, par-dessus la modernité chinoise qu’il prétend incarner, avec la tradition indistinctement politique et religieuse de l’empire. Emmanuel Dubois de Prisque

Attention, un Noël interdit peut en cacher un autre !

Boycott et floutage de décorations de Noël, remplacement de portraits de la Vierge et l’Enfant par ceux de Xi Jinping dans les églises, réécriture de la Bible, destructions de croix et d’églises …

A l’heure où avec sa fausse trêve de Noël et après son prédécesseur Staline et avec le patriarche Kiril …

Le nouveau Führer de Moscou réquisitionne à son tour la religion pour sa guerre sainte contre l’Ukraine et l’Occident qui la soutient …

Et où après les philosophes de Lumières à la Voltaire, nos actuels petits télégraphistes de Moscou et de Pékin appellent à ne pas humilier une Russie et une Chine essentiellement pacifiques et victimes face au bellicisme américain …

Pendant qu’avec la fiction mensongère du Père Noël remplaçant un Saint Nicolas trop chrétien, l’éjection du petit Jésus de nos crèches et les nouveaux tabous lingusitiques, se poursuit la guerre contre Noël en Occident même …

Comment ne pas voir avec le dernier livre du sinologue, tout récemment disparu, Emmanuel Dubois de Prisque …

Derrière le peu de réactions que semblent susciter les restrictions et les menaces qui se précisent contre le christianisme et les traditions occidentales comme Noël …

Dans le pays officiellement athée et prétendument républicain d’un XI Jinping qui, en prolongeant indéfiniment son « Mandat du Ciel » du haut de sa « Cité interdite » 30 ans après le massacre de la  « Place de la porte de la Paix céleste », vient de s’offrir un poste de « Fils du Ciel » à vie

Sur fond d’exorcismes, entre crédit social et prix de vertu ou centres de quarantaine, camps de rééducation et hôpitaux aux noms d’anciennes divinités traditionnelles, contre les démons étrangers et leurs pestilences …

Sans compter, pour nos nouveaux faiseurs de pluie, l’ensemencement des nuages ou les plus dangereuses des expériences de gain de fonction dans des laboratoires construits ou financés par la France ou les Etats-unis

Ou, entre deux souvenirs de cannibalisme (y compris à but médical ou comme témoignage de piété filiale ou idéologique !), la célébration de génocides

L’étrange aveuglement occidental devant le retour à une fusion du politique et du religieux …

Qui n’a en fait jamais complètement quitté les deux seules puissances …

A n’avoir toujours pas eu comme par hasard…

Leur Nuremberg depuis la fin de la 2e guerre mondiale …?

‘Les États-Unis tentent d’enrôler l’Europe contre la Chine’

ENTRETIEN. Invité à s’exprimer à l’occasion du G20, l’économiste controversé Jeffrey Sachs défend la Chine et la Russie. Et dénonce l’hégémonie américaine.
Propos recueillis par Jérémy André
Le Point
15/11/2022

Les dirigeants des grandes puissances sont réunis cette semaine à Bali, en Indonésie, pour leur sommet annuel du G20. Invité par Djakarta pour une conférence inaugurale, l’économiste américain Jeffrey Sachs, professeur à l’université Columbia et conseiller du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, pour les objectifs du développement durable, conteste sévèrement l’hégémonie des États-Unis et se fait l’écho des critiques formulées par les puissances rivales, Chine et Russie en tête. Dans les années 1990, Jeffrey Sachs avait conseillé les pays de l’ex-bloc de l’Est pour rejoindre la mondialisation libérale. Cependant, depuis la fin des années 2010, ses commentaires sur la politique extérieure des États-Unis sont devenus de plus en plus tranchants.

Jeffrey Sachs se fait désormais l’« avocat du diable », refusant de qualifier de génocide la répression contre les Ouïghours en Chine ou de condamner Vladimir Poutine pour son invasion de l’Ukraine. La presse américaine l’étiquette « propagandiste de Xi Jinping » et « apologiste du Kremlin ». Ses dernières prises de position ont encore accentué la polémique. En tant que président de la Commission sur le Covid, créée par la revue The Lancet, il a accusé les scientifiques d’avoir étouffé l’hypothèse d’un accident de laboratoire comme origine de la pandémie. Quant au sabotage du gazoduc Nord Stream, il accuse, sans preuve et au diapason de Moscou, Washington et ses alliés. Entretien

Le Point : Joe Biden et Xi Jinping se sont rencontrés, ici, à Bali, pour la première fois depuis que le président américain a pris ses fonctions, en janvier 2021. Peuvent-ils encore échapper à une nouvelle guerre froide ?

Jeffrey Sachs : La nouvelle guerre froide est créée en très grande majorité par les États-Unis. À partir de 2015 environ, les responsables néoconservateurs de la politique étrangère américaine ont conclu que l’hégémonie américaine était menacée par la montée en puissance de la Chine. Depuis lors, le gouvernement américain a mis en place un ensemble croissant d’outils – barrières commerciales, sanctions, contrôles des exportations, contrôle des investissements et nouvelles alliances militaires en Asie – pour tenter de « contenir » la Chine. Cette approche pourrait conduire à une guerre pure et simple, par exemple à propos de Taïwan.

Les États-Unis tentent d’enrôler l’Europe dans leur effort pour contenir la Chine. Pourtant, l’intérêt profond de l’Europe n’est pas l’hégémonie américaine, mais plutôt un véritable ordre multilatéral dans lequel l’Europe et la Chine jouent toutes deux des rôles actifs et responsables – tout comme les États-Unis, bien sûr. L’Europe devrait donc résister à la nouvelle guerre froide menée par les États-Unis et poursuivre à la place des relations diplomatiques, économiques et financières actives avec la Chine. Trois domaines sont essentiels pour la coopération euro-chinoise : la décarbonation de l’énergie, les infrastructures eurasiennes et le soutien coordonné au développement à long terme de l’Afrique. Les États-Unis, de leur côté, devraient rétablir la relation avec la Chine. Je ne suis pas optimiste cependant. Leur politique étrangère reste entre les mains des néoconservateurs.

D’autres observateurs pensent que le tournant de la politique américaine vis-à-vis de la Chine n’est pas néoconservateur mais transpartisan, et qu’il a été causé par une politique étrangère plus agressive de Xi Jinping. Quel genre de compromis les États-Unis et la Chine pourraient-ils accepter ?La politique antichinoise des États-Unis est en effet transpartisane. Cela reflète deux idées. La première est que la Chine « a volé des emplois américains ». Après la victoire de Trump en 2016, les deux parties en sont venues à croire que le protectionnisme antichinois permettrait de gagner des voix dans les États pivots du Midwest. La seconde est que l’ascension de la Chine menace l’hégémonie américaine et qu’elle doit donc être ralentie ou arrêtée, ce qui reflète la prédominance de l’idéologie néoconservatrice dans les deux partis. Ces opinions sur la Chine sont cependant éloignées de la vérité.

Le commerce avec la Chine a probablement entraîné des pertes – modérées – d’emplois dans le secteur manufacturier, mais aussi des gains d’emplois compensatoires dans d’autres secteurs. Dans l’ensemble, le commerce bilatéral a été bénéfique pour les États-Unis et la Chine, et les effets secondaires négatifs pour les États-Unis (tels que la perte d’emplois dans certains secteurs) devraient être résolus par le biais de politiques intérieures (reconversion professionnelle, protection sociale, etc.) plutôt que par le protectionnisme. Et l’opinion selon laquelle la Chine représente une grave menace pour la sécurité des États-Unis est alarmiste. Oui, la Chine est un pays grand et puissant, mais pas un pays intrinsèquement militariste ou belliqueux. La Chine n’a pas mené une seule guerre au cours des 40 dernières années, tandis que les États-Unis ont mené d’innombrables (et apparemment perpétuels) conflits.

Alors que préconisez-vous ?

Les États-Unis devraient cesser de jouer sur la peur, s’engager dans une diplomatie renforcée, rester attachés à la politique d’une seule Chine, cesser de provoquer un affrontement à propos de Taïwan et mettre fin aux mesures commerciales, technologiques et financières unilatérales qui entravent l’économie chinoise. La Chine devrait elle aussi s’engager avec les États-Unis et l’Union européenne dans une diplomatie renforcée, pour résoudre les problèmes d’intérêt commun. Je crois que la Chine est tout à fait prête à le faire.

Vous avez conseillé à plusieurs reprises aux dirigeants occidentaux de ne pas humilier Vladimir Poutine. Son invasion de l’Ukraine ressemble de plus en plus à un désastre militaire, surtout après la défaite de Kherson. Pourquoi ne pas le laisser face au principe éternel de la guerre : « vae victis », « malheur aux vaincus » ?

Cette guerre aurait pu être évitée si les États-Unis n’avaient pas poussé à l’élargissement de l’Otan à l’Ukraine et à la Géorgie, et n’avaient pas participé au renversement de Viktor Ianoukovitch en 2014. La France et l’Allemagne auraient également dû pousser l’Ukraine à se conformer aux accords de Minsk II. Il y a déjà plusieurs centaines de milliers de morts en Ukraine à cause de cette guerre. Si l’Ukraine tente de reprendre la Crimée, je pense que nous assisterons à une escalade massive, voire à une guerre nucléaire. L’idée que l’Ukraine vaincra la Russie est un pari imprudent sur l’apocalypse. Les États-Unis et les Ukrainiens auraient dû signer la neutralité de l’Ukraine, le contrôle de facto de la Russie sur la Crimée et la mise en œuvre des accords de Minsk II. Au lieu de cela, ils parient imprudemment sur la victoire militaire contre un pays qui a 1 600 armes nucléaires. Récemment, le général Mark A. Milley, chef d’état-major des armées américaines, a déclaré qu’il était temps de négocier, mais la Maison-Blanche a semblé rejeter ses sages conseils.

Pourquoi maintenez-vous une position prorusse ?

Je suis pro-Ukraine et pro-paix. Je reconnais également les objections légitimes de la Russie contre l’élargissement de l’Otan, objections qui remontent à plus de trente ans. Je veux aider à accélérer la fin des souffrances et des destructions massives en Ukraine causées par la guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie. Plus important encore, les États-Unis devraient cesser d’insister sur l’élargissement de l’Otan. Les dirigeants européens ont depuis longtemps reconnu les dangers des actions américaines sur l’Otan, mais malheureusement ils ne combattent pas les positions américaines.

Que peut accomplir cette réunion du G20, en l’absence de Vladimir Poutine ?

Le G20 devrait s’accorder sur la mise en place d’une nouvelle architecture financière mondiale pour aider les pays en développement à financer le développement durable, y compris l’adaptation au climat et la transformation énergétique. Le programme économique peut et doit aller de l’avant.

Xi Jinping peut-il aider à résoudre la crise ukrainienne ?

Oui, bien sûr. La Chine aiderait à garantir la sécurité de l’Ukraine en tant que pays neutre. La Chine n’a aucun intérêt à soutenir l’élargissement de l’Otan, d’autant plus que les États-Unis construisent des alliances militaires en Asie contre la Chine, et engagent même dangereusement l’Otan dans la politique antichinoise des États-Unis.

Selon votre dernier rapport sur les objectifs du développement durable, les efforts pour les atteindre à l’horizon 2030 sont sous-financés et sont ralentis par les crises qui s’accumulent. Ressentez-vous suffisamment d’urgence dans ce G20 pour rétablir le cap ?

Non, hélas, il n’y a aucun sentiment d’urgence. Le système politique américain, notamment les membres du Congrès, ne se soucie pas vraiment du développement économique mondial. L’élite politique se concentre plutôt sur l’hégémonie américaine. Tout au plus, l’intérêt des États-Unis pour l’Afrique s’est un peu ragaillardi pour concurrencer la Chine.

Trois ans après son déclenchement, l’origine de la pandémie est encore inconnue. Près de deux mois après le sabotage de Nord Stream, l’enquête n’a pas nommé ceux qui l’ont commis. Comment la communauté internationale peut-elle rester si divisée face à des événements majeurs ?

Dans les deux cas, le gouvernement américain maintient et manipule un récit invraisemblable, et le fait avec une acceptation remarquable en Europe. Sur le Covid-19, il est clair que les États-Unis ont financé des recherches très dangereuses en Chine basées sur la manipulation génétique avancée de virus de la famille du Sars. Et il est également clair que le gouvernement américain a refusé d’enquêter sur ses propres programmes de recherche qui auraient pu contribuer à la création du Sars-CoV-2. Au lieu de cela, le gouvernement américain a encouragé l’histoire scientifiquement faible d’une épidémie « naturelle » sur le marché de Huanan, à Wuhan.

Sur Nord Stream, Joe Biden a promis le 7 février que si la Russie envahissait l’Ukraine, Nord Stream serait terminé. Lorsqu’on lui a demandé comment les États-Unis feraient cela, il a répondu : « Je vous promets que nous serons en mesure de le faire. » Même la Suède cache les résultats de son enquête sur Nord Stream à l’Allemagne et au Danemark, au nom de la sécurité nationale ! Je crois que les dirigeants européens savent que les États-Unis et d’autres alliés ont fait cela, mais ils ne commenteront ou n’expliqueront tout simplement pas la vérité au public. Nous ne savons pas avec certitude que le Sars-CoV-2 est venu d’un laboratoire et que les États-Unis ont fait sauter le pipeline, mais nous savons que le public n’a pas encore été informé des faits réels concernant ces deux cas.

La Chine et la Russie ont un problème de transparence et de désinformation. Comment faire en sorte que les grandes puissances mettent fin à ce cycle de postvérité et de tromperie ?

Nous avons besoin d’une diplomatie structurée, systématique et renforcée entre les États-Unis, l’UE, la Russie et la Chine. La diplomatie s’est presque effondrée, emportée par une vague d’accusations, de désignation de coupables et, bien sûr, à cause de la guerre en Ukraine. Des diplomates de haut rang en Europe affirment que la diplomatie avec Poutine est impossible. Ce n’est pas vrai. La Russie a fait plusieurs tentatives diplomatiques valables ces dernières années (par exemple, pour arrêter l’élargissement de l’Otan à l’Ukraine et à la Géorgie, pour mettre en œuvre l’accord de Minsk II, etc.), mais celles-ci ont été repoussées par les États-Unis et l’Europe. De même, les États-Unis ont réduit leur diplomatie avec la Chine lorsque Joe Biden est arrivé au pouvoir. Cela aussi était une erreur.

Voir aussi:

« La politique chinoise est intimement liée à la religion »
ENTRETIEN. Pour Emmanuel Dubois de Prisque, le Parti communiste fonde, comme les anciens empereurs, sa légitimité sur le Ciel et la religion du sacrifice.
Propos recueillis par Laurence Moreau
Le Point
13/11/2022

Si moderne que cela, la Chine de Xi Jinping ? Celle qui est dirigée par un parti oligarchique dont la gouvernance ressemble fort à celle des anciens empereurs, celle qui privilégie le collectif sur l’individu, celle qui se présente volontiers comme la victime des Occidentaux mais aussi de tous ceux qui contestent son emprise, qu’il s’agisse des Tibétains, des Ouïgours ou des Taïwanais, quitte à utiliser les « faits alternatifs » pour mieux appréhender sa propre lecture de l’Histoire, cette Chine-là ne fonctionne-t-elle pas inlassablement et depuis des millénaires selon le modèle archaïque du sacrifice du bouc émissaire ? C’est la thèse du sinologue Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur à l’Institut Thomas More et grand lecteur de l’anthropologue René Girard, l’auteur du livre culte La Violence et le Sacré (1972). Pour lui, l’opposition irréductible entre la Chine et l’Occident est le rapport à la religion, notamment le conflit sous-jacent avec le christianisme qui concurrence le culte traditionnel depuis cinq siècles.

Le Point : Dans La Chine et ses démons (Odile Jacob), votre nouveau livre, vous affirmez que la source du totalitarisme chinois repose sur le fondement sacrificiel du pouvoir. Pourquoi ?

Emmanuel Dubois de Prisque : Il est impossible de comprendre la forme de la gouvernance chinoise actuelle sans s’intéresser à la Chine archaïque et à la Chine impériale. Et, quand on se livre à cet exercice, on constate combien la théorie du philosophe René Girard sur le bouc émissaire est pertinente. L’homme fonctionne toujours sur le mode mimétique : il désire ce que veut son voisin, d’où les conflits. Lorsque ceux qui déchirent une communauté finissent par converger vers un seul de ses membres, rendu responsable de tout le mal, sa mise à mort ramène l’ordre et l’harmonie. C’est un phénomène anthropologique universel que les Évangiles ont subverti en racontant ce lynchage non pas du point de vue de la foule persécutrice, mais du point de vue de la victime innocente. Cependant, ce phénomène reste particulièrement présent dans la Chine actuelle, où il structure la religion comme la politique.De quelle manière ?

Les mythes de la Chine la plus archaïque sont nombreux à mettre en scène un meurtre fondateur. Ainsi, Tang le Victorieux, fondateur de la dynastie Shang, est à la fois considéré comme celui qui mit à mort Jie, le dernier souverain des Xia – la première dynastie chinoise – il y a trois millénaires, et, après son arrivée au pouvoir, comme une victime émissaire, accusée d’exactement les mêmes maux que Jie en son temps. Lors d’une sécheresse, les conflits se multiplièrent et Tang s’offrit en sacrifice pour faire tomber la pluie. Tang et Yu le Grand, le fondateur des Xia, furent tous deux des infirmes portant les marques d’élection propres aux victimes émissaires. Tang était « desséché », comme les sorciers au cœur des rites de faiseurs de pluie, et Yu le Grand boitait. Le « pas de Yu » reste aujourd’hui un des principaux rituels taoïstes.

Le confucianisme n’insiste-t-il pas sur la notion de Voie royale, un modèle d’État où le roi vertueux tire sa légitimité du « décret (ou mandat) du Ciel » pour faire régner l’ordre et l’harmonie ? Rien à voir avec les sacrifices sanglants…

Bien au contraire, c’est par les sacrifices que l’empereur pouvait faire régner l’ordre et l’harmonie ! Avant d’être un politique, l’empereur était « fils du Ciel ». Le sacrifice au Ciel, qui était son apanage jusqu’en 1912 et la fondation de la République, était un rituel sanglant auquel aucun étranger ne pouvait assister. Si les sacrifices étaient correctement effectués, cela signifiait que le monde était en ordre. Si l’empereur s’agitait pour tenter de résoudre les problèmes auxquels le pays était confronté, il risquait au contraire de semer le désordre dans la communauté. Le « décret du Ciel », une notion dont la première occurrence apparaît en 998 avant notre ère, sous la dynastie des Zhou, permettait de justifier le pouvoir en place. L’empereur devait sans cesse faire face aux risques de subversion et inspirer une peur plus grande que celle qu’il éprouvait lui-même à l’égard de la violence collective. Le regard menaçant des « dix mille êtres » (la foule) pesait constamment sur l’« être unique » qu’était l’empereur, « plus à plaindre qu’un lépreux », comme le disait le légiste Han Feizi. Pour Mencius [Mengzi], le tyran déchu doit faire face à la volonté commune du Ciel, du peuple et de celui qui l’a chassé, lequel devient le nouveau détenteur du décret du Ciel mais peut être demain une nouvelle victime sacrifiée. N’est-il pas intéressant de voir comment, lors du XXe Congrès, Hu Jintao, le prédécesseur de Xi Jinping, a été, en public, exclu de l’assemblée ? Son successeur n’a pas bougé un cil. Depuis l’avènement du Parti communiste, le « décret du Ciel » s’appelle « mission historique » et fonde la légitimité du Parti. Si la dénomination change, c’est toujours du Ciel que vient la légitimité. Tant qu’ils ont le pouvoir, les dirigeants sont légitimes.

Le culte du chef communiste a-t-il quelque chose à voir avec celui des empereurs ?

Oui, car la théologie joue toujours son rôle dans la Chine d’aujourd’hui. Le sinologue Joël Thoraval a démontré que souvent, dans les campagnes, les souverains occupent la place centrale sur les autels domestiques et lors des rites, aux côtés du Ciel, de la Terre, des ancêtres et des maîtres. La politique chinoise est intimement liée à la religion. Dans les années 1980 et 1990, après la fin du culte de la personnalité, décrétée par Deng Xiaoping, des empereurs autoproclamés, suivis parfois de milliers de fidèles, sont apparus partout en Chine. Le retour d’une figure impériale avec Xi Jinping marque au fond un retour à la normale.

Selon vous, ce ne sont pas les « cinq poisons » – que sont les résistants ouïgours et tibétains, les indépendantistes taïwanais, les militants pour la démocratie ou les membres de la secte Falun Gong – qui gênent vraiment le Parti communiste chinois, mais le christianisme. Pourquoi ?

Cette religion, présente en Chine depuis le XVIIe siècle, rend plus difficile la fermeture sacrificielle sur le bouc émissaire. Le christianisme est synonyme de liberté. C’est grâce à lui que les femmes ont pu avoir accès à l’éducation et commencer à se libérer de la coutume des pieds bandés, progrès d’ailleurs revendiqué par le Parti communiste. Aujourd’hui, malgré les persécutions parfois sanglantes contre les chrétiens jusqu’aux années 1970 et les mesures prises aujourd’hui pour interdire l’accès au culte, les conversions vont croissant. Nous manquons de statistiques fiables, mais les chrétiens seraient environ 100 millions, en majorité des protestants. C’est dans ce vivier que se recrutent nombre de militants des droits de l’homme. Ce n’est donc pas un hasard si le pouvoir veut « siniser » le christianisme. En 2019, il a annoncé un projet de réécriture de la Bible, qui devrait être terminé d’ici dix ans. Il a renoncé toutefois à inclure dans un manuel d’éducation civique sa version de l’épisode de la femme adultère (Évangile de Jean), dans laquelle le Christ participe lui aussi à la lapidation !

La règle du bouc émissaire a-t-elle une influence sur l’historiographie chinoise ?

Bien sûr. Celle-ci n’est pas fondée sur la vérité, mais sur l’autojustification du pouvoir, lequel est toujours pacificateur alors que les victimes sont des « fauteurs de troubles » responsables de ce qui leur arrive. Le massacre des Dzoungars, commis par les Qing au milieu du XVIIIe siècle, est ainsi présenté dans les annales comme une expédition punitive contre des brigands rebelles au fils du Ciel. Les Dzoungars ont été exterminés ; leur principauté est devenue pour partie la province du Xinjiang, peuplée par les Ouïgours, alors alliés des Chinois, et aujourd’hui par de plus en plus de Hans. Mais ce génocide est commémoré en toute bonne conscience par le pouvoir chinois en tant que moment privilégié de l’unité entre les Hans et les Tibétains, qui les avaient alors aidés. A contrario, la Chine ne peut être que victime des Occidentaux et des Japonais, qui l’auraient humiliée, sans que le pouvoir accepte de prendre en compte le fait que c’est grâce aux « barbares » étrangers qu’elle s’est pour une part ouverte à la modernité. Elle-même d’ailleurs n’aurait jamais fait de guerres de conquête, elle se serait contentée d’unifier le territoire du Ciel…

Voir également:

Tiananmen: 30 ans après, la Chine assume tout
La violence fondatrice de Tiananmen
Emmanuel Dubois de Prisque
Causeur
12 juin 2019

Tiananmen: 30 ans après, la Chine assume tout
© Yomiuti / AP / SIPA Numéro de reportage : AP22343224_000023

La violence de Tiananmen se comprend difficilement avec des yeux d’Occidentaux


Il y a un mystère Tiananmen. Alors qu’à l’extérieur de la Chine, ce massacre est toujours considéré comme une tache indélébile sur l’uniforme de l’Armée populaire de libération, le pouvoir chinois semble pour sa part de mieux en mieux l’assumer.

Cette répression par l’armée chinoise de manifestations étudiantes pacifiques, qui s’est soldée selon les sources par un bilan allant de quelques centaines à quelques milliers de morts, a longtemps été occultée par le pouvoir. Mais aujourd’hui, trente ans après les faits, le ton change à Pékin. Loin de disparaître de la conscience du Parti comme une mauvaise action qu’il s’agirait de refouler à jamais, cet acte de violence, ce coup d’État au sens premier du terme, est dorénavant revendiqué par le pouvoir comme un acte « correct » qui a mis la Chine « sur le chemin de la stabilité et du développement » (selon le ministre chinois de la Défense), ou encore comme un « incident » qui tel un vaccin «  immunise la société chinoise contre les désordres politiques les plus importants » (selon le journal officiel Global Times). Un acte bénéfique en somme, que le Parti défend aujourd’hui ouvertement, tandis qu’il se persuade que l’Occident en crise n’a plus aucune leçon à lui donner.

“Il faut du sang”

L’analogie entre vaccination et répression pourra sembler saugrenue, voire blasphématoire aux yeux d’Européens habitués à considérer toute violence, même d’État, sinon comme illégitime, au moins comme une forme d’aveu d’échec. Pourtant, ce n’est pas un auteur chinois, mais un auteur occidental qui nous permet peut-être de comprendre le mieux ce que le Global Times entend par cette analogie. Dans La Violence et le Sacré, René Girard décrit le processus de vaccination sur le modèle du sacrifice. « Que dire des procédés modernes d’immunisation et de vaccination ? (…) L’intervention médicale consiste à inoculer « un peu » de la maladie, exactement comme dans les rites qui injectent « un peu » de la violence dans le corps social pour le rendre capable de résister à la violence ». Quelques jours avant le déclenchement de la répression, fin mai 1989, alors que la direction du Parti semble plus divisée que jamais, le président de la République Yang Shangkun aura cette injonction glaçante : « il faut du sang ».

Ce qui est moderne en Chine, ce sont donc, tout autant que les pratiques de la médecine contemporaine, les procédés archaïques du sacrifice et de la violence, qui visent par la violence à mettre à distance la violence. Mais que la violence puisse porter des fruits, qu’elle puisse devenir fondatrice d’un ordre politique pérenne, cela n’est possible, à suivre René Girard, qu’à la condition qu’elle fasse l’objet d’une méconnaissance, c’est-à-dire que la responsabilité de la violence qui traverse la communauté soit attribuée non à ses auteurs véritables, mais à un bouc émissaire qui par là même mérite, aux yeux de la communauté, le sort qui lui est fait par le pouvoir. C’est ainsi que des dissidents chinois réfugiés à l’étranger peuvent aujourd’hui se voir reprocher par des étudiants éduqués en Chine d’avoir « cruellement tué des soldats de l’armée populaire » (Le Monde des 2 et 3 juin 2019).

Victimes sacrificielles

C’est seulement en mettant en lumière la logique sacrificielle qui sous-tend son discours que nous pouvons comprendre comment le pouvoir chinois peut simultanément mettre en avant son souci de l’harmonie et mettre en œuvre une répression féroce. En effet, dans cette logique, l’un ne va pas sans l’autre, car c’est en exerçant une répression féroce contre ceux qui sont accusés de répandre la discorde que l’harmonie est préservée. Ainsi, depuis des décennies, le pouvoir chinois organise de rituelles « luttes contre la corruption » ou contre la « pollution spirituelle » qui visent à fournir au système les victimes sacrificielles dont il a besoin.

René Girard pensait que partout dans le monde, les mécanismes sacrificiels de la politique avaient été rendus inefficaces par leur dévoilement progressif au cours de la période moderne. La Chine est peut-être en train de nous prouver qu’il avait tort.

La Violence et le Sacré, René Girard (Fayard/Pluriel)

Voir de même:

Le dieu chinois de la peste, par l’écrivain Ma Jian

Le courageux auteur de « China Dream », exilé à Londres, est l’un des meilleurs analystes de la propagande de Pékin et de ses mythes. Il dit, pour « l’Obs », ce que lui inspire la politique sanitaire mise en œuvre par Xi Jinping.

Ma Jian

Ecrivain

Le Nouvel Obs

Au début du printemps 2020, lorsque l’épidémie de Covid-19 a submergé Wuhan, une avocate de Shanghai, Zhang Zhan, arpentait la ville pestiférée. Elle savait que le plus effrayant n’était pas que le virus se propage, mais que la vérité soit étouffée. Elle voulait fournir aux personnes vivant hors de cette zone des informations non contaminées par le virus du mensonge. Résultat : elle a été arrêtée, ramenée à Shanghai et condamnée à quatre années de détention. Prisonnière du gouvernement chinois.

Au début du printemps 2022, après deux ans pendant lesquels il a fait le tour du monde, le Covid est arrivé à Shanghai, et les gens se sont de nouveau retrouvés enfermés chez eux. Prisonniers du gouvernement chinois. La même chose se reproduira prochainement à Pékin, à Tianjin, dans d’autres villes encore. Si vous vivez en Chine, peu importe la taille de votre domicile, ce n’est qu’une sorte de cellule, un substitut de prison. Les méthodes carcérales de ce pouvoir totalitaire sont bien pires que l’épidémie. La Chine tout entière n’est qu’une grande prison d’où sont exclues toute information et toute pensée. Chaque coin de rue, chaque station de métro pullule de caméras et de policiers, et il n’existe aucun endroit où l’on puisse se rencontrer et communiquer librement. Les gens traitent donc leurs amis et voisins comme des virus dont ils doivent se garder.

Zhang Zhan a été la première personne à être publiquement condamnée par le Parti communiste chinois pour avoir dévoilé l’épidémie de Wuhan. J’ai vu Zhang Zhan à la télévision, en fauteuil roulant, affaiblie par une grève de la faim de près de sept mois. J’ai vu aussi les images de ces Shanghaïens tellement affamés qu’ils se disputaient une botte d’ail dans un magasin. Et de ces habitants strictement confinés dans leur appartement au quatrième étage, qui descendaient par la fenêtre leur chien attaché à une corde pour qu’il puisse gambader un peu, avant de le remonter par la même voie. J’ai même vu un type qui rampait à quatre pattes dans la rue, cherchant à se faire passer pour un chien… L’absurde et l’humour noir ont toujours été omniprésents en Chine, mais j’ai le sentiment désormais que les Chinois se sont habitués à vivre sans liberté ni dignité.

Je repense aux cinq dieux des épidémies qui sont vénérés en Chine depuis des millénaires. Cinq démons à l’origine, qui régissaient les saisons et leurs terrifiants maux respectifs. Selon la légende, les anciens ont dompté ces esprits pernicieux, les ont transformés en divinités, les « cinq commissaires des miasmes », et les ont placés dans des temples où l’on pouvait, en leur faisant des offrandes, obtenir leur protection contre les maladies. Le démon qui contrôlait les maux du printemps s’appelait Zhang Yuanbo. Le Covid s’étant déclaré au printemps, à Wuhan comme à Shanghai, le dieu des miasmes du printemps s’appelle aujourd’hui Xi Jinping : Xi est devenu un démon maléfique qui, tout comme Zhang Yuanbo, devrait être dompté.

En cas d’épidémie, il est courant que les gens s’enferment quelques jours afin d’empêcher la propagation du virus, et que les gouvernements organisent ce confinement. Mais après deux années de mutations constantes, le Covid sous sa forme actuelle Omicron est devenu semblable à la grippe. Confiner strictement les villes, les quartiers et les familles revient à utiliser un canon pour écraser un moustique. Pourtant, si le commandant en chef Xi Jinping veut appliquer le « zéro Covid », la Chine tout entière doit être bouclée. Tout comme en 1958, lors du Grand Bond en avant, quand Mao Zedong a ordonné aux Chinois d’exterminer les moineaux accusés de picorer les semences. La stratégie « zéro moineaux » a été couronnée de succès, mais à quel prix : les insectes se sont multipliés, entraînant une catastrophe écologique. C’est le modèle institutionnel du Parti communiste chinois, Xi Jinping a juste remplacé les moineaux par le Covid.

« Pistolet à mensonges »

Le bouclage intégral de Shanghai signe en réalité une défaite pour Xi Jinping. Il y a deux ans, il avait ordonné la fermeture totale du pays tout en maintenant les vols internationaux, et ainsi permis au virus de se propager dans le monde. Cette fois, il voulait empêcher le retour en Chine du virus qui avait pourtant perdu en virulence. Quoi que fasse le dieu de la peste Xi, il montre que les virus dictatoriaux sont plus dangereux que les virus de chauve-souris. Les potentats sont bien incapables de contrôler la diffusion des maladies contagieuses, mais contrôlent parfaitement la transmission de la vérité. Il suffit que leurs propres virus se dissolvent dans un mensonge pour se glisser dans les esprits des personnes qui ne connaissent pas la vérité. Tout comme une balle ne tue que lorsqu’elle a été insérée dans le barillet d’un revolver. Xi Jinping est un dieu de la peste qui brandit un « pistolet à mensonges ». S’il n’avait pas tout fait pour dissimuler la vérité au moment où le coronavirus a surgi à Wuhan, sa propagation aurait pu être contenue, comme cela a été le cas pour le virus Ebola.

A l’ère de la mondialisation, le camouflage de la vérité sur l’épidémie a eu comme conséquence que le monde entier est devenu un grand Wuhan. Absolument aucune ville n’y a échappé. A Londres, où je suis exilé, quatre membres de ma famille ont été contaminés. 160 millions de personnes dans le monde ont été infectées, des millions sont mortes. Malgré ce coût écrasant en vies humaines, nous ne connaissons toujours pas le vrai visage du fléau dissimulé sous des mensonges politiques. Cette vérité est entre les mains du commandant en chef de la peste, Xi Jinping. Mais la Chine sous le joug communiste est un pays sans vérité. Du massacre d’étudiants sur la place Tiananmen en 1989 à l’emprisonnement de millions de personnes dans les camps de concentration du Xinjiang, la vérité est toujours cachée. Les responsables des démocraties européennes devraient savoir que laisser ces mensonges se diffuser revient à tuer la vérité une deuxième fois. Et qu’oublier les victimes de ces mensonges nous rend incapables de nous en protéger.

Nous vivons en un temps qui a perdu le sens du bien et du mal, réduits à assister en spectateurs aux assauts de cette calamiteuse machine à fabriquer des « mensonges rouges » contre nos vies et nos libertés. Nous sommes en 2022, mais nous nous sommes rapprochés du « 1984 » d’Orwell. Ce n’est pas seulement en Chine, à Hongkong ou au Xinjiang que l’on voit, sous l’effet du totalitarisme, le désir de changement social peu à peu remplacé par l’attrait pour le fric et le besoin de sécurité. L’espèce humaine tout entière est en train de s’engourdir et ne sait plus distinguer le vrai du faux. A cause de ce flou, dans de nombreux pays, il n’est même pas possible de vacciner la population. Et il y a tant de personnes qui développent des anticorps contre les droits humains et la démocratie, et s’habituent à vivre en symbiose avec le virus totalitaire.

Protecteur de Poutine et de Kim troisième du nom

Car oui, trente-trois ans après le massacre de la place Tiananmen, les gens évitent de parler du carnage qui a eu lieu sur cette place, et c’est là une victoire du mensonge. L’Union européenne a même ouvert un boulevard au régime de Xi Jinping en lui permettant de faire miroiter le « rêve chinois » aux yeux de la planète. Pendant ce temps, le Covid né à Wuhan se propageait, entraînant une hécatombe des millions de fois supérieure au massacre de Tiananmen.

Oui, il y a trente-trois ans, les démocraties ont vu tomber le mur de Berlin et tout le monde a cru que le communisme s’était éteint avec le XXe siècle. Mais le plus grand Parti communiste du monde, le PC chinois, n’est pas tombé ; il a envoyé 200 000 soldats réprimer le mouvement pro-démocratie sur la place Tiananmen, après quoi il a nettoyé les taches de sang, rebouché les trous laissés par les balles sur les monuments de la place, et imprégné de mensonges le cerveau de 1,3 milliard de personnes. Et le PC chinois est devenu, sous le manteau, le protecteur de Poutine et de Kim troisième du nom. Avec ses « gènes » communistes et sa pensée restée bloquée à l’époque de l’empire soviétique, Poutine est naturellement devenu un pion dans le jeu du prince rouge Xi Jinping. Ces deux dictateurs unissent désormais leurs forces en vue de dominer le monde. L’invasion de l’Ukraine montre quelle est l’ambition de Poutine. Et comment Xi Jinping manœuvre. Aujourd’hui comme il y a trente-trois ans, les pays démocratiques doivent se battre contre ces deux super-hégémons rouges.

Oui, après trente-trois ans de mensonges, on finit par penser que la vérité est elle aussi indigne de confiance. Après Tiananmen, la Chine communiste s’est lancée dans le développement capitalistique, devenant vite le nouveau Big Brother. Aujourd’hui, elle ne cache plus son désir d’écraser les démocraties afin de réaliser le « rêve chinois » – la domination de l’Empire rouge sur le monde. Le virus du rêve chinois, tout comme le coronavirus de Wuhan, a besoin de se transmettre pour survivre et se perpétuer. Pour ce faire, la Chine est devenue une boîte de Pandore qui produit sans trêve des mutations et contamine tous les pays. Face à elle, nous ne sommes plus que des prisonniers enfermés dans un labyrinthe de mensonges, contraints à aspirer ses miasmes.

Oui, si le Parti communiste chinois s’était désintégré en même temps que les régimes communistes de l’Est, et si les responsables politiques occidentaux ne s’étaient pas empressés d’oublier le massacre qui a eu lieu à Pékin en 1989, la pandémie qui se promène aujourd’hui dans l’air que nous respirons n’existerait pas. Mais le Parti communiste chinois a profité du Covid pour démolir à nouveau la statue de la Liberté qui avait été érigée sur Tiananmen : il a abattu le phare de liberté qu’était Hongkong. Et on a revu les mêmes scènes qu’il y a trente-trois ans : des étudiants et des enseignants en grève de la faim pour défendre la démocratie et la liberté ; des étudiantes ligotées, écrasées sous les bottes de la police militaire ; des mamies aux cheveux blancs tentant de raisonner les policiers ; des danseuses et des chanteuses se battant jusqu’à la mort… Le dieu des miasmes Xi a décrété que la vérité était « fake ». Et nous des « mensonges » qu’il veut effacer.

Epidémie sanglante

Aujourd’hui, les Ukrainiens meurent sous les bombes de Poutine, les habitants du Xinjiang sont emprisonnés et « rééduqués » par Xi Jinping, les Taïwanais risquent à tout moment l’invasion. Ces deux dictateurs sont en train de propager une épidémie sanglante, ouvrant une époque où le glas sonne tous les jours. Souvenons-nous du poète anglais John Donne qui a écrit au tournant des XVIe et XVIIe siècles :

« Nul homme n’est une île,
entière en elle-même ;
tout homme est un morceau du continent,
une partie de l’ensemble.
[…]
La mort de tout homme me diminue,
parce que je fais partie du genre humain,
aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ;
il sonne pour toi. »

Quand pourrons-nous sonner le glas des dictateurs qui répandent la peste ? Notre inquiétude au XXIe siècle, c’était que la technologie, l’internet et les divertissements bouleversent trop la société, que nos enfants regardent trop la télévision et jouent trop aux jeux vidéo. Nous étions loin de nous douter que la peste rouge venue de Chine allait surgir dans nos vies, prendre la vie de nos amis et de nos proches, puis s’atteler à « purifier » nos esprits, effacer notre conscience, nos valeurs, transformer nos façons de communiquer, de nous déplacer, nos services publics et notre vie culturelle, comme elle l’a fait à Wuhan ou à Shanghai. La civilisation politique de l’Europe est d’ores et déjà endommagée.

Allons-nous continuer à regarder sans réagir les moines tibétains s’immoler l’un après l’autre, les habitants du Xinjiang, des personnes âgées aux enfants, être jetés dans des camps de concentration, leurs familles être détruites, et mes amis écrivains de Hongkong être arrêtés et disparaître les uns après les autres ? Je prie pour que, quand la grande souffrance du Covid prendra fin, les pays démocratiques auront réussi à construire une cage indestructible et y auront enfermé les dieux des miasmes. Que le rêve chinois du démon de la peste Xi reste à jamais un rêve. Ou qu’il soit enfermé, en compagnie de milliers d’autres virus, dans le laboratoire de Wuhan construit avec l’aide des Français. Allons-nous laisser la civilisation humaine régresser et tomber dans le piège du rêve chinois ?

BIO EXPRESS

Né en 1953 à Qingdao, Ma Jian est poète, peintre et romancier. Il est notamment l’auteur de « Nouilles chinoises », « Beijing Coma », « la Route sombre » et « China Dream », tous traduits aux éditions Flammarion. Il a fui la Chine en 1997, et vit à Londres depuis 1999.

Voir de plus:

Un manuel scolaire destiné à l’enseignement professionnel dans le secondaire, publié par le service d’édition de l’Université des sciences et technologies électroniques de Chine, qui dépend du gouvernement, a suscité la consternation parmi les catholiques de Chine continentale. Le texte, publié afin d’enseigner « l’éthique professionnelle et le respect de la loi » aux élèves, cite un passage du récit évangélique de la femme adultère pardonnée, mais déformé et détourné à des fins politiques. « Comment enseigner l’éthique professionnelle avec un tel manuel ? », demande un prêtre, qui souhaite rester anonyme.

Une partie de la page de couverture d’un manuel scolaire controversé, qui a suscité la consternation parmi la communauté catholique chinoise.

La publication d’un manuel scolaire contenant une histoire biblique déformée et détournée a suscité la colère parmi les fidèles de la communauté catholique en Chine continentale. Le manuel en question a été publié pour enseigner « l’éthique professionnelle et le respect de la loi ». Le manuel scolaire, publié par le service d’édition de l’Université des sciences et technologies électroniques de Chine, qui dépend du gouvernement, contient un texte évoquant le récit de Jésus et de la femme adultère pardonnée. Dans la publication, le récit évangélique (Jean 8, 1-11) est déformé et affirme que Jésus Christ a lapidé une femme pécheresse afin de respecter la loi de son temps. Le texte reprend le passage décrivant la foule voulant lapider une femme selon la loi, et Jésus leur répondant « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ». Pourtant, la fin du récit diffère radicalement, le texte ajoutant qu’une fois la foule dispersée, Jésus se serait mis à lapider la femme à mort en ajoutant « Moi aussi je suis pécheur, mais si la loi ne devait être exécutée que par des hommes sans faute, la loi serait vaine ». Un paroissien a publié le passage en question sur les réseaux sociaux, en dénonçant la falsification d’un texte biblique à des fins politiques comme une insulte à l’Église catholique. « Je voudrais que tout le monde sache que le Parti communiste chinois a déjà essayé de déformer l’histoire de l’Église par le passé, de diffamer notre Église et d’attirer la haine du peuple sur notre Église », a-t-il souligné.

Mathew Wang, un enseignant chrétien dans une école professionnelle, confirme le contenu du texte controversé, tout en ajoutant que la publication exacte varie selon les lieux en Chine. Mathew Wang précise que le texte publié par le manuel scolaire a été relu par le Comité de contrôle des manuels scolaires pour l’éducation morale, dans le cadre de l’enseignement professionnel dans le secondaire. Il déplore que les auteurs aient utilisé un tel exemple erroné pour justifier les lois socialistes chinoises. Selon certains catholiques chinois, les auteurs du manuel auraient voulu souligner que la loi est sacrée en Chine, et que son respect absolu est essentiel. Un prêtre catholique, qui souhaite rester anonyme, affirme quant à lui que le texte publié « est lui-même immoral et illégal ». « Du coup, comment pouvons-nous encore enseigner l’éthique professionnelle avec un tel manuel ? », demande-t-il. « C’est un phénomène social bien triste que nous observons en Chine continentale », déplore-t-il. Paul, un catholique chinois, ajoute que des déformations similaires de récits chrétiens et de l’histoire de l’Église continuent d’être observées, mais il estime que les protestations des chrétiens n’auront aucun impact. « La même tendance se répète chaque année, mais l’Église ne riposte jamais, ou en tout cas elle ne reçoit jamais le respect et les excuses qu’elle mérite. » Kama, un catholique qui gère les contenus d’un groupe catholique sur les réseaux sociaux, souligne que le contenu publié par le manuel est une offense aux croyances religieuses des chrétiens. Il appelle les auteurs et les éditeurs concernés à présenter leurs excuses publiquement et corriger le texte. « Nous espérons que les autorités chrétiennes prendront la parole », ajoute-t-il.

(Avec Ucanews, Hong-Kong)

 

 

 

 

 

Le débat sur l’interdiction de Noël en Chine rate l’image d’ensemble
French.china.org.cn

26. 12. 2017

Lundi, c’était Noël. En Chine, de nombreux magasins lancent des promotions sur ce thème, remplissant les rues commerciales à travers le pays d’une atmosphère de Noël. Cette pratique est devenue courante dans les zones commerciales de Chine à chaque fin d’année.

Cependant, certains articles ont rapporté que des villes et des universités avaient « interdit Noël », ce qui a attiré l’attention de certains médias étrangers. Ceux-ci ont exagéré cette information, expliquant que la Chine interdisait Noël pour des considérations politiques et pour résister à l’invasion culturelle occidentale.

Les membres du Parti communiste de Chine dans les villes majeures comme Beijing et Shanghai n’ont été informés d’aucune notification interdisant Noël. Cette interdiction dans certains lieux et certaines institutions avait pour but de préserver la sécurité publique et en aucun cas de « boycotter » Noël.

Noël n’a cessé de se populariser en tant que fête commerciale. Au cours des dernières années, même les fêtes traditionnelles chinoises sont devenues plus populaires que jamais. La popularité de ces fêtes peut être attribuée aux améliorations dans la vie de la population. En effet, celle-ci a de plus grandes exigences en matière de loisirs et espère que ces fêtes pourront apporter une distraction dans leur vie bien remplie.

L’une des raisons pour la popularité des fêtes étrangères est que les jeunes Chinois les conçoivent comme un moment pour se détendre et s’amuser. Ils connaissent peu leurs origines ou leurs significations et ne ressentent pas d’obligation à suivre leurs rites.

Une autre de ces raisons est que le potentiel commercial de nombreuses fêtes traditionnelles chinoises n’a pas encore été pleinement exploré. La population montre également un intérêt de plus en plus grand dans les fêtes chinoises traditionnellement moins importantes, comme la fête de Qixi (l’équivalent chinois de la Saint-Valentin) ou encore la fête de Dongzhi (fête du solstice d’hiver), qui est célébrée avec un repas constitué de raviolis chinois, les jiaozi.

Dans cette ère de communications mondialisées et de partage interculturel, il est inévitable que les fêtes étrangères deviennent de plus en plus populaires. L’influence de la fête chinoise du Printemps devrait également se développer à travers le monde.

La culture occidentale s’est répandue en Chine pendant plus d’un siècle, tandis que la culture chinoise traditionnelle est en train de connaître un renouveau. A l’heure actuelle, il est compréhensible que la société chinoise souhaite promouvoir ses propres fêtes traditionnelles et que les officiels maintiennent une certaine distance avec les fêtes étrangères.

Certains médias occidentaux semblent très sensibles à la controverse sur Noël en Chine et l’observent sous un angle politique. La société chinoise en général n’a pas besoin de prendre cela trop au sérieux.

Voir également:

Chine : réactions en ligne après le floutage des images de Noël dans une célèbre émission de télévision
The Stand News
Véronique Danzé
12/01/2021

L'image montre une grande pièce avec un haut plafond. Un grand escalier mange l'image et se sépare a l'étage sur la gauche et la droite. Au premier plan, 7 jeunes gens sont assis sur des canapés de style ancien, de couleur marron. Ils sont vêtus de vêtements d'époque. Sur l'image, on voit de nombreux plans floutés : un sapin de Noël, au milieu de l'image, et des décorations suspendues sur les deux côtés des escaliers. Le logo de la chaîne de télévision, « Mango TV », apparaît en haut à gauche, en caractères chinois.

Copie d’écran de l’émission de télévision en ligne « Qui est le meurtrier ? »

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en chinois, ndlt.]

La version originale du reportage a été publiée en chinois le 26 décembre 2020 par The Stand News. La version suivante, traduite de l’anglais, est publiée sur Global Voices dans le cadre d’un accord de partage de contenu.

Au cours des dernières années, la campagne politique de « boycott des festivités étrangères » a pris de l’ampleur en Chine. Sous la pression du gouvernement, la majorité des médias de Chine continentale se sont abstenus de produire des programmes de promotion des festivités étrangères. Ainsi, cette année, une télévision chinoise en ligne a dû brusquement flouter le décor de Noël de sa populaire émission de variétés, lors de la diffusion de sa première la veille de Noël, générant une réaction immédiate en ligne.

Depuis 2016, l’émission de variétés « Who’s the Murderer » [en], très en vogue auprès des jeunes en Chine et à l’étranger, est produite par la populaire chaîne en ligne « Mango TV », filiale de la télévision publique, Hunan Television. Le premier épisode de la sixième saison devait être diffusé la veille de Noël depuis un grand hôtel dont la décoration était inspirée du thème de Noël.

Bien que le contenu de l’épisode ne porte pas sur Noël, le décor risquait d’être interprété comme une promotion des « festivités occidentales ». L’équipe de production de la série a donc choisi de flouter tous les sapins de Noël, couronnes, cloches et autres décorations en vue de la diffusion en ligne de l’émission. Les accessoires présents sur la tête des personnages ont même été camouflés par des chapeaux de dessin animé en post-production.

Un utilisateur de Twitter, @Chenpingcong191, a filmé certaines des scènes de l’épisode du réveillon de Noël :

Pixellisation du sapin de Noël. C’est quoi ce bordel ?

[description image]
L’image est composée de 4 plans sur lesquels on distingue des extraits de l’émission « Who’s the Murderer » (Qui est le meurtrier ?), toutes les décorations et le sapin de Noël sont floutés.

Les fans de la série ont été consternés de découvrir les effets de la post-production. Les commentaires ont également inondé le compte officiel de la série sur les médias sociaux et le hashtag #明星大侦探将圣诞元素打码# (#PixellisationDesDécorsdeNoëlSurQuiEstLeMeurtrier#) est devenu viral sur Weibo le jour même. Vous trouverez ci-dessous quelques commentaires typiques sur Weibo :

Je ne supporte pas cette mosaïque…

Je suis aveuglé par la mosaïque sur l’écran

La composante étrangère des festivités ne peut pas échapper à l’organisme chargé de la censure, comprenez bien et ne vous en plaignez pas. Par chance, l’émission a pu être diffusée.

Cette campagne de boycott des festivités étrangères s’est accélérée depuis janvier 2017, après que le Comité central du Parti communiste chinois et le Conseil d’État ont publié un document intitulé, « Suggestions sur la mise en œuvre de projets visant à promouvoir et à développer le patrimoine culturel traditionnel chinois », invitant tous les responsables gouvernementaux et les autorités à mettre en place des activités de promotion des fêtes chinoises afin de renforcer la confiance culturelle de la population et la puissance tranquille de la Chine.

L’Administration nationale de la radio et de la télévision chinoise représente désormais l’une des autorités clés dans la mise en œuvre de ce projet politico-culturel. Son rapport annuel en 2018 a mis en évidence ses accomplissements dans la lutte idéologique contre les valeurs occidentales et les influences religieuses par le biais de la censure, de l’orientation de l’opinion publique et via la promotion des fêtes et des valeurs éthiques chinoises.

Bien qu’aucun document officiel n’interdise les festivités occidentales, la répression des pratiques religieuses, dont le christianisme, dans tout le pays s’est élargie à une interdiction des décorations de Noël publiques. Ainsi, en 2018 [fr], le Bureau de l’administration urbaine et de l’application des lois de la ville de Langfang, dans la province de Hebei, a exigé le retrait des décorations de Noël placées dans les rues. Ces dernières années, certaines écoles chinoises ont banni les célébrations de Noël dans l’enceinte des établissements.

Autrefois, la majorité des Chinois pensaient que les mesures répressives pendant la période de Noël ciblaient une minorité d’activités chrétiennes et que le secteur commercial ne serait pas affecté. Cependant, la pixellisation des décorations de Noël dans l’émission de télévision mentionnée ci-dessus témoigne du fait que cette politique pourrait avoir un impact plus important sur la vie des gens. Un utilisateur de Weibo a évoqué les implications économiques de cette pratique :

Cette fête occidentale fait désormais partie de notre culture populaire et la majorité de nos centres commerciaux sont parés de toutes sortes de décorations de Noël. Notre État veut-il vraiment une ligne de démarcation ferme [avec le monde occidental], que le marché des petites marchandises de Yiwu ne serve plus qu’à l’exportation et cesse de vendre ses produits sur le marché local ? La promotion de la confiance culturelle ne signifie pas que nous devons verrouiller le pays, n’est-ce pas ?

Un autre utilisateur de Weibo a regretté le retard pris en matière de politique culturelle :

Les chrétiens sont minoritaires dans notre pays. La majorité perçoit Noël comme une fête amusante.
Le secteur commercial y voit une raison de réaliser des ventes, les consommateurs y trouvent une occasion de dépenser, les amoureux y trouvent une occasion de dévoiler leurs sentiments ou de s’embrasser. Rien à voir avec la vénération de l’Occident. La majorité des personnes estiment que Noël est sans rapport avec la religion.
Ce n’est pas ainsi que l’on construit la confiance culturelle ; la force de la culture chinoise est liée à sa capacité à absorber d’autres cultures. Nous avions l’habitude de nous approprier la culture étrangère pour que notre civilisation puisse progresser. Que sommes-nous devenus aujourd’hui ?

Sur Twitter, @HuangZhanghong s’est gaussé :

Toujours sur Twitter, le blogueur chinois @fangshimin a déploré la politique de deux poids deux mesures des autorités chinoises vis-à-vis de la célébration de Noël, en publiant sur Twitter une capture d’écran des vœux de Noël du porte-parole chinois, Hua Chunying [en] :

Comment se fait-il que le diplomate « guerrier-loup » puisse célébrer Noël alors que le simple citoyen chinois ne le peut pas ? Même les sapins de Noël doivent être pixellisés ? Les journalistes étrangers peuvent-ils poser cette question au « guerrier-loup », Hua Chunying ?

Suite au tweet de Hua Chunying [en], beaucoup ont soulevé des questions similaires et certains ont ajouté des remarques sarcastiques :

Vous employez une expression venue de l’Ouest. Cela signifie-t-il que vous êtes de connivence avec l’Occident ? L’ourson à la tête pensante ne sera pas ravi.

Est-ce que les Chinois en Chine fêtent Noël ? Et si oui, quel est le pourcentage de ceux qui le font ? Les musulmans, les bouddhistes et les Chinois athées célèbrent-ils eux aussi Noël en Chine ?

Je vous souhaite un joyeux Noël, j’espère que tout le monde profitera de cette fête ! J’espère que ceux qui ne fêtent pas Noël en Chine bénéficieront au moins de quelques remises.

Suite au tollé en ligne survenu le 24 décembre, la pixellisation des décorations de Noël de l’émission a été retirée le lendemain.

Voir de même:

Le gouvernement chinois déforme totalement un évangile dans un manuel scolaire
En Chine, un manuel scolaire publié par une maison d’édition dépendant du gouvernement s’est autorisé à réécrire le passage de la Bible concernant la femme adultère afin de mieux « coller » à l’enseignement auquel il est destiné : « l’éthique professionnelle et le respect de la loi ».
Agnès Pinard Legry
Aleteia

C’est un événement qui aurait presque pu passer inaperçu sans la vigilance de la communauté catholique chinoise. En Chine, un manuel scolaire destiné à l’enseignement professionnel dans le secondaire, publié par un service d’édition dépendant du gouvernement, a choisi de reprendre le passage biblique concernant la femme adultère afin d’enseigner aux élèves « l’éthique professionnelle et le respect de la loi ». On aurait pu s’en féliciter dans la mesure où Jésus, dans ce texte (Jn 8, 1-11), prend la défense de la femme adultère et empêche sa lapidation avec ces mots : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ».Une volonté de justifier les lois socialistes chinoises ?Mais loin d’encourager une telle charité et l’amour de son prochain, le passage biblique cité dans le manuel scolaire assure que Jésus se serait mis lui-même à lapider la femme adultère en ajoutant : « Moi aussi je suis pécheur, mais si la loi ne devait être exécutée que par des hommes sans faute, la loi serait vaine ».C’est un paroissien qui a dénoncé cette falsification sur les réseaux sociaux : « Je voudrais que tout le monde sache que le Parti communiste chinois a déjà essayé de déformer l’histoire de l’Église par le passé, de diffamer notre Église et d’attirer la haine du peuple sur notre Église », a-t-il souligné d’après l’agence de presse UCA News. Mathew Wang, un enseignant chrétien également interrogé par l’agence de presse, déplore de son côté que les auteurs aient utilisé un tel exemple erroné pour justifier les lois socialistes chinoises.Ce n’est pas la première fois que le gouvernement chinois s’en prend aux catholiques du pays de manière plus ou moins insidieuse. Dans la province de l’Anhui (est du pays), près de Shanghai, depuis la mi-avril, plus de 500 croix appartenant à des lieux de culte chrétiens, que ce soit des églises catholiques ou des temples protestants, ont été enlevées des clochers. Cette répression qui émane du parti communiste n’est pas nouvelle et des milliers de croix ont déjà été retirées dans les provinces du Zhejiang, du Henan, du Hebei et du Guizhou, parfois sous prétexte de respecter les règles d’urbanisme.
Voir de plus:

Pourquoi Xi Jinping veut-il adapter la Bible à la ligne du Parti communiste ?

Les autorités chinoises ont demandé aux responsables religieux, lors d’une réunion qui s’est tenue le 6 novembre 2019, de veiller à la conformité des textes de référence avec les « exigences de la nouvelle époque ». Pour l’historien Yves Chiron, cette annonce est la suite logique de la politique de sinisation mise en place par Xi Jinping.

Timothée Dhellemmes

Aleteia

23/12/19

« Il faut une évaluation complète des traductions existantes de classiques religieux. Pour les contenus non conformes, il faut des modifications et il faut retraduire les textes ». C’est par ces mots que le parti communiste chinois (PCC) s’est adressé aux responsables religieux lors d’une réunion qui s’est tenu le 6 novembre 2019. La République populaire de Chine, qui surveille étroitement les religions depuis sa création en 1949, veut ainsi renforcer la mainmise du Parti communiste sur la société. Auteur de La longue marche des catholiques de Chine aux éditions Artège, l’historien Yves Chiron explique à Aleteia « qu’à défaut de pouvoir supprimer la religion, Xi Jinping cherche à la transformer ».Aleteia : en limitant de plus en plus la liberté religieuse en Chine, que cherche à faire le régime communiste ?
Yves Chiron : Le régime communiste veut que les religions servent les objectifs du Parti communiste, et donc la construction du socialisme. Xi Jinping sait qu’il ne peut pas faire disparaître la religion par une persécution massive, donc il poursuit la mise en œuvre d’une politique de contrôle et d’instrumentalisation de la foi chrétienne et de la religion musulmane. C’est une politique qui vise l’Église catholique mais aussi les autres religions, comme le protestantisme et l’islam.Ce n’est pas une annonce spectaculaire dans le sens où c’est la suite logique cohérente d’une volonté politique de sinisation de la société, que Xi Jinping a exprimé il y a déjà des années. Lorsqu’il a employé le terme de « sinisation » pour la première fois en 2011, il l’a appliqué au marxisme. Depuis 2015, il estime que cela doit aussi s’appliquer aux religions présentes en Chine. Pour lui, les religions doivent s’adapter à la culture et aux valeurs chinoises, et donc être un relais des valeurs marxistes.Quelles seraient les conséquences sur les relations, déjà très compliquées, entre les croyants et le régime ?
C’est un contrôle de plus en plus étroit et quotidien, à la fois sur tous les édifices mais également sur toutes les activités religieuses en général. En Chine, aucun journal chrétien ni revue de théologie ne peut exister. Il y a parfois quelques bulletins d’une église ou d’un temple, mais ils sont contrôlés par le régime.Pour la période de Noël, cela va encore plus loin : les autorités ont mis en place une campagne de boycott, car ils considèrent que cette fête trahit la culture chinoise. Dans les écoles, toutes les décorations de Noël sont interdites. Dans plusieurs établissements, des enfants ont été punis car ils ont dit qu’ils allaient se rendre à la messe de Noël. Cela est dû à une réglementation adoptée il y a deux ans, qui interdit aux enfants de moins de 18 ans d’aller dans les églises ou dans les temples.Le régime veut « graduellement former un système idéologique religieux aux caractéristiques chinoises ». Àterme, l’objectif est-t-il de se débarrasser de toutes les religions ?
Dans l’idéologie marxiste, la religion est « l’opium du peuple », une superstructure qu’il faut faire disparaître. Mais le régime est conscient que dans les faits, ce n’est pas possible dans l’immédiat. A défaut de détruire la religion, il cherche dont à la transformer. Cette politique de sinisation s’est traduite par exemple par une récente campagne d’affichage dans les églises. Les autorités politiques essayaient de montrer par des citations que les douze grandes valeurs du socialisme ont une correspondance directe dans la Bible, donc que la Bible annonce le socialisme.Le contrôle étroit des religions par le régime date de 1949, dès la fondation de laRépublique populaire. Cette décision, particulièrement grave, montre que le régime a franchi un nouveau palier ?
À mon sentiment, c’est la suite logique de la politique engagée par Xi Jinping depuis 2013. Mais dans la décennie 1966-1976, pendant ce que l’on a appelé la Révolution culturelle, la situation était encore plus dramatique. Aucun culte religieux n’était autorisé : même les églises « officielles » (celles qui sont reconnues par le régime, ndlr) ont été fermées de force, ainsi que les temples protestants… Aucun culte religieux n’existait en Chine. Aujourd’hui, même si la liberté de pratique religieuse est gravement entravée, des églises officielles sont ouvertes, et la religion n’est pas interdite.Est-il réellement possible d’avoir une croyance religieuse en Chine ?
C’est possible, dans la mesure où aucun pays à aucune époque n’a réussi à empêcher les gens de croire. L’objectif du régime à long terme serait de supprimer la religion en Chine, mais évidemment, il n’y parviendra pas.Le Vatican a signé un accord en 2018 reconnaissant sept évêques désignés par le régime. Certains catholiques avaient alors protesté, en particulier l’évêque émérite de Hongkong, le cardinal Joseph Zen Ze-kiun, qui avait dénoncé une « trahison ». Cette nouvelle offensive du régime lui donne-t-elle raison ? 
Les différentes mesures prises par les autorités chinoises depuis la signature de l’accord sont en contradiction avec cet accord. Le régime a toujours pour objectif de contrôler davantage l’Église catholique, et d’instrumentaliser la doctrine religieuse à des fins politiques. Évidemment, en signant cet accord, le Pape essayait de préserver la liberté de l’Église et assurer sa continuité en Chine, où de nombreux diocèses étaient sans évêques… Il avait des raisons de signer cet accord. Mais la Chine et le Saint-Siège poursuivent des intérêts différents. Il est peu probable que le Vatican réagisse à cette nouvelle offensive du régime. Le Pape sait bien que 11 millions de catholiques chinois vont déjà fêter Noël dans des conditions très difficiles. Il ne voudra pas aggraver la situation.
Voir encore:

Xi Jinping veut réécrire la Bible pour l’adapter à la ligne du Parti communiste

Sébastien Falletti
Le Figaro
22/12/2019

DÉCRYPTAGE – Les autorités chinoises ont exhorté les représentants des principaux cultes à modifier les traductions des textes de référence afin de les mettre en conformité avec «les exigences de la nouvelle époque».

De notre correspondant à Pékin

Désormais, l’Évangile devra se conformer à la vulgate marxiste-léniniste matinée de «caractéristiques chinoises», et les paraboles de Jésus-Christ, rester dans la ligne du Parti communiste, sous peine d’être expurgées des bibles à disposition des fidèles dans le pays le plus peuplé de la planète. Pékin lance une nouvelle offensive en faveur de la «sinisation» des religions, s’attaquant cette fois à la doctrine même, du Nouveau Testament au Coran en passant par les sutras bouddhistes. Les autorités ont exhorté les représentants des principaux cultes en Chine à modifier les traductions des textes de référence, lors d’une réunion le 6 novembre, afin de les mettre en conformité avec «les exigences de la nouvelle époque». Une formule codée qui fait référence à «l’ère du président Xi Jinping», dont la pensée a été inscrite dans la Constitution en 2018, dans la foulée d’un Congrès à sa gloire.

«Il faut une évaluation complète des traductions existantes de classiques religieux. Pour les contenus non conformes, il faut des modifications et il faut retraduire les textes», affirme le compte rendu en chinois, par l’agence officielle Xinhua, de ce symposium présidé par Wang Yang, l’un de sept membres du comité permanent du Politburo, le «saint des saints» du régime. «Cette réunion indique que le contrôle des religions va être encore plus strict», juge Ren Yanli, chercheur à l’Académie des sciences sociales de Chine, un centre de recherche public à Pékin.

Communautés souterraines

Les représentants des principaux cultes en Chine ont été convoqués pour mettre en application les décisions du 4e plénum du Parti, tenu fin octobre à Pékin, et qui a décrété le renforcement de sa mainmise idéologique sur la société, avec pour ambition d’affermir un contre-modèle à la démocratie occidentale. Face à ses interlocuteurs coiffés de calotte ou de costumes ethniques traditionnels, le cacique Wang a souligné «l’importance fondamentale de l’interprétation des doctrines et des règles religieuses» avec pour objectif de «graduellement former un système idéologique religieux aux caractéristiques chinoises».

Récemment un portrait de Xi Jinping a même remplacé la Vierge Marie et l’Enfant dans une église catholique

Depuis sa fondation en 1949, la République populaire surveille étroitement les religions, encadrées dans des organisations «patriotiques», auxquelles résistent nombre de fidèles réfugiés dans des communautés souterraines. Mais cette injonction à modifier la doctrine marque un seuil nouveau dans la volonté du président Xi Jinping d’étouffer toute vision alternative au Parti. Après avoir insisté sur le «patriotisme» des fidèles après son arrivée au pouvoir en 2013, Xi s’attaque désormais au message, lors de son second mandat à la tête de la seconde puissance mondiale. «La volonté de retoucher la Bible est une première», juge Ren.

Une mise au pas qui s’est illustrée par des levers de drapeaux rouges dans les temples, ou l’installation de banderoles de propagande dans les mosquées comme dans la région autonome hui du Ningxhia. Récemment un portrait de Xi Jinping a même remplacé la Vierge Marie et l’Enfant dans une église catholique à Ji’an, dans la province du Jiangxi, rapporte l’ONG Bitter Winter, qui milite pour la liberté religieuse à travers le monde. Dans la province rétive du Xinjiang, à majorité turcophone, la répression des croyants prend une dimension concentrationnaire, marquée par l’enfermement de plus d’un million de musulmans dans des «camps», selon Washington, présentés comme des «centres de formation professionnelle» par Pékin.

Effet boomerang

Cette reprise en main brutale s’inscrit dans la perspective d’une «lutte idéologique» décrétée par le dirigeant le plus autoritaire depuis Mao, sonnant la charge contre les «forces hostiles» manipulées par l’étranger et trahissant une crispation politique, selon certains observateurs. «Le régime communiste est une secte et il voit le bouddhisme tibétain, le catholicisme ou l’islam comme des idéologies rivales. Le contrôle accru sur les religions trahit en réalité la peur de voir la société lui échapper», juge Zhang Lifan, historien indépendant, dans la capitale chinoise, lui aussi sous surveillance.

Cette nouvelle offensive survient dans la foulée de l’accord conclu entre Pékin et le Vatican en 2018, marqué par la reconnaissance par le pape de sept évêques désignés par le régime et dénoncé comme une «trahison» par certains hauts responsables catholiques. Elle s’annonce comme un test de la capacité du Parti à s’immiscer étroitement au cœur de la société chinoise, selon le cap fixé par le Congrès, dans un contexte international et économique toujours plus tendu, marqué par un bras de fer stratégique avec l’Amérique de Donald Trump.

Certains mettent en garde contre les risques d’effet boomerang pour un Parti qui veut étendre son empire sur les consciences. «Le durcissement des contrôles sur les religions va s’avérer contre-productif, comme l’ont démontré les dernières décennies. Le pouvoir a pour mission de gouverner le pays, l’économie, la société, mais pas les croyances. Certains dirigeants semblent ne pas comprendre cela», juge Ren Yanli, expert dans un centre de recherche gouvernemental. La bataille pour la réécriture de l’Évangile selon Xi est lancée.

Voir aussi:

Chine : « Noël est interdit, c’est une fête occidentale »

fsspx.news
09 Février, 2022

Le 20 décembre 2021, l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses (SARA) a publié les nouvelles “Mesures administratives pour les services d’information religieuse sur Internet”. Adoptées conjointement avec le ministère de la Sécurité de l’Etat et d’autres ministères, ces nouvelles mesures entreront en vigueur le 1er mars 2022.

Les sermons, homélies, cérémonies et activités de formation organisées par les institutions religieuses, les monastères, les églises et les particuliers ne pourront être diffusés sur internet qu’après avoir obtenu une licence spéciale auprès de leur département provincial des Affaires religieuses.Il est également précisé qu’aucune organisation ni individu ne peut collecter des fonds « au nom de la religion » sur internet. Les activités religieuses en ligne sont également interdites pour toutes les organisations étrangères présentes en Chine.Par ailleurs, les informations religieuses diffusées ne doivent pas « inciter à la subversion contre le pouvoir de l’Etat, ni s’opposer à l’autorité du Parti, s’attaquer au système socialiste et à l’unité nationale ou menacer la stabilité sociale ».Elles ne doivent pas non plus « promouvoir l’extrémisme, le terrorisme, le séparatisme ethnique et le fanatisme religieux ». Les communications en ligne ne doivent pas « inciter les mineurs à devenir religieux, ni les amener ou les forcer à participer à des activités religieuses ».

La « sinisation » des religions

Durant les sessions de travail de la dernière conférence nationale sur les Affaires religieuses, début décembre 2021, le président chinois Xi Jinping, secrétaire général du Parti communiste, a déclaré son intention de renforcer le contrôle « démocratique » sur les religions.

En d’autres termes, renforcer la répression religieuse du régime. Selon le nouveau « Grand Timonier », la masse des croyants de différentes confessions doit s’unir autour du Parti et du gouvernement, en rejetant toute influence étrangère.

L’objectif de Pékin est de poursuivre la « sinisation » des religions, un processus entamé officiellement en 2015. En février 2021, l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses avait rendu publiques les “Mesures administratives pour le personnel religieux”, sur l’administration du clergé, des moines, des prêtres, des évêques, etc.

Noël interdit

L’agence Asianews, des Missions étrangères italiennes, annonçait le 21 décembre les limitations et les interdictions imposées pour la célébration de Noël, dans les écoles de la province du Guangxi. L’agence Bitter Winter a publié le 24 décembre le document officiel diffusé dans le Guangxi, ainsi que dans différentes provinces et régions de Chine.

Les mesures ont été appliquées également dans les lieux de culte de l’Eglise des Trois-Autonomies contrôlée par le gouvernement (i.e. Eglise « patriotique » officielle), soit sous prétexte de Covid-19, soit en mettant en œuvre des directives sur la « sinisation » du christianisme qui interdisent les célébrations « occidentales » : « Cela nuit à notre culture traditionnelle chinoise. »

La source confidentielle qui a divulgué le document à Bitter Winter, a confirmé qu’il était non seulement interdit aux élèves et aux enseignants de célébrer Noël à l’école, mais aussi à la maison. De même, ceux qui connaissaient des personnes qui célèbrent Noël étaient priés de le signaler immédiatement à la sécurité publique, et un agent a été désigné pour gérer les délations.

Voir également:

Le gouvernement chinois déteste Noël, sa population adore

Xi Jinping voit dans cette fête une influence occidentale indésirable.

D’une célébration chrétienne, Noël est devenue une fête qui dépasse largement la naissance du Christ. C’est désormais une période commerciale et culturelle, davantage représentée par le Père Noël et des sapins décorés que par la messe de minuit. Ce mastodonte de soft power se propage donc dans les pays qui n’ont pas de tradition chrétienne. Les Japonais par exemple, célèbrent le 25 décembre en allant au KFC.

Toutefois, au moins un pays essaye par tous les moyens d’endiguer la contagion. Depuis quelques années, Xi Jinping, le secrétaire général du Parti communiste chinois, mène une politique identitaire forte en exacerbant le nationalisme et en rejetant les influences occidentales dans le pays. Cette politique se traduit par exemple par un rejet des arts martiaux modernes au profit du kung-fu traditionnel.

Le 15 décembre, la ville de Langfang, dans la province de Hebei, a interdit l’exposition de décorations de Noël dans les écoles, les magasins, les rues et les places de la ville, arguant d’une lutte contre la «propagande religieuse». L’année dernière, la ville de Hengyang avait demandé aux officiels du parti de «résister à ce festival d’occidentalisme rampant».

En Chine, Noël souffre en plus des restrictions imposées contre les libertés religieuses. Si les musulmans sont particulièrement réprimés, certaines églises chrétiennes sont sous surveillance et récemment, cent chrétiens d’une église clandestine ont été arrêtés. C’est autre chose que les gobelets Starbucks ou l’interdiction de mettre des crèches dans les mairies d’un pays laïque.

Popularité croissante

Toutefois, tout cela ne semble pas suffisant pour tenir le pays à l’écart de la magie de Noël. D’après Bloomberg, la fabrication de décorations de Noël est un gigantesque marché de 5,6 milliards de dollars pour la Chine. À titre d’exemple, 90% des décorations de Noël importées aux États-Unis viennent de Chine. Et on ne parle même pas de tous les cadeaux manufacturés dans le pays.

Aussi, malgré les efforts du gouvernement, la célébration de fin d’année est de plus en plus populaire chez les habitants et les habitantes. Pour le constater il suffit de se tourner vers Rovaniemi, la ville du Père Noël. Cette ville finlandaise de Laponie du nord abrite un village touristique entièrement dédié à la fête de Noël. D’après Visit Rovaniemi, la société qui y organise le tourisme, le nombre de touristes chinois est passé de 3.300 en 2010 à 32.349 l’année dernière. Et des centaines de lettres d’enfants écrites en chinois s’entassent dans le bureau de poste de la ville.

L’indistinction du politique et du religieux en Chine
Un problème contemporain
Emmanuel Dubois de Prisque
Le Débat
2020/1 (n° 208), pages 57 à 69

1Alors que le pouvoir chinois prétend aujourd’hui faire « renaître » la Chine éternelle et s’inscrire ainsi dans la continuité de « 5 000 ans d’histoire [1][1]Les « 5 000 ans d’histoire » de la Chine font partie intégrante… », qu’est-ce qui, exactement, relie le régime chinois actuel à l’antique tradition politique de ce pays ? En quoi « l’empire du Milieu » actuel serait-il l’héritier de la forme politique impériale qui fut celle de la Chine sous ses différents avatars dynastiques du iiie siècle avant J.-C. à la révolution de 1911, alors même que le régime se réclame toujours (et avec vigueur) du marxisme-léninisme, allant jusqu’à prétendre avoir créé ex nihilo, au moment de son avènement en 1949, une « nouvelle Chine » qui du passé faisait table rase ? Comment concilier restauration et modernité ? communisme et empire ? capitalisme et tradition ? « La Chine » serait-elle une pure illusion, un simple instrument aux mains de Pékin, sans véritable continuité historique ?

2Il apparaît pourtant que la Chine actuelle, malgré son « athéisme » officiel, partage avec la Chine impériale un même tropisme qui la porte à ne pas distinguer le politique du religieux. Le Parti communiste chinois agit de plus en plus comme une institution qui se pose en gardienne de ce qui est sacré pour la Chine et que des forces extérieures, politiques ou religieuses, viennent en permanence menacer, de la même façon que la « bureaucratie céleste [2][2]Étienne Balazs, La Bureaucratie céleste. Recherches sur la… » de l’Empire était la gardienne d’un dogme contre les « hérésies » qui le menaçaient.

3Du point de vue du rapport du politique avec le religieux, la situation actuelle se rapproche de celle que décrivait Édouard Chavannes en 1904 : « L’Empereur nous apparaît ainsi comme le juge universel du bien et du mal […], en lui se réalise l’étroite union de la politique, de la morale et de la religion, principe fondamental du gouvernement chinois ; il est véritablement le Fils du Ciel, et son omnipotence absolue et sacrée provient de ce qu’il est le mandataire du Ciel sur la terre [3][3]Édouard Chavannes, « Les prix de vertu en Chine », Comptes…. »

L’ère des transformations

4Avec le « Grand Bond en avant » grâce auquel Mao prétendait en quelques années transformer une société rurale en grande puissance industrielle, avec aussi la « grande révolution culturelle prolétarienne » visant à éradiquer de l’esprit des Chinois les « quatre vieilleries » (idées, culture, coutumes et habitudes), avec, surtout, les transformations induites par le capitalisme qui s’impose en Chine dès la fin du xxe siècle, bien des aspects de la société traditionnelle chinoise ont été bouleversés. Aujourd’hui, le capitalisme est la révolution continuée par d’autres moyens, tout aussi efficaces. Les transformations suscitées par l’ouverture économique voulue par Deng Xiaoping il y a quarante ans sont sans équivalent dans l’histoire de la Chine. La croissance a été favorisée par une augmentation de la productivité agricole qui a entraîné un exode rural massif ; en quelques décennies, cette antique société paysanne qu’était la Chine s’urbanise massivement. L’effondrement de la natalité transforme radicalement les liens entre les générations d’une société qui faisait de la « piété filiale » une de ses pratiques cardinales. L’ouverture sur le monde rend l’éducation à l’étranger possible et, de 1978 à 2018, le nombre d’étudiants chinois à l’étranger croît de façon exponentielle. L’émigration temporaire sous la forme, par exemple, de l’expatriation des cadres et des employés des entreprises chinoises devient chose banale. Les échanges de tous ordres entre la société chinoise et les sociétés étrangères, notamment occidentales, sont intenses et exercent nécessairement des effets durables. Ils se font sentir jusqu’au niveau le plus profond et le plus structurant, le niveau religieux. Les conversions au christianisme se multiplient, au point que certains voient dans la Chine de demain le premier pays chrétien du monde, en nombre de pratiquants.

« La grande renaissance de la nation chinoise »

5Cependant, parallèlement à ces évolutions dont l’irréversibilité est probable, Pékin est engagé dans un ambitieux projet de « grande renaissance » de, au choix, la nation, le peuple ou la race chinoise, trois traductions possibles du terme chinois minzu employé par Pékin dans son slogan officiel. La « grande renaissance de la nation chinoise » – contentons-nous de la traduction officielle – est le cœur du métarécit de la Chine contemporaine selon lequel la Chine a refermé en 1949 une parenthèse d’un long siècle qui s’étend du début de la première guerre de l’Opium, en 1839, à la création de la « nouvelle Chine », siècle au cours duquel elle a été « humiliée » par les puissances occidentales et japonaise qui ont tiré profit de sa faiblesse, de son ingénuité et d’un pacifisme intrinsèque à sa culture. Sans renoncer à ce qu’elle est essentiellement, une civilisation pacifique et harmonieuse, elle ne répétera pas les erreurs du passé et saura se défendre si elle est agressée. Le sentiment d’avoir été la victime de puissances agressives alimente une ferme volonté de ne pas « se laisser berner » une nouvelle fois sur la scène internationale. La posture parfois agressive et irascible de la Chine contemporaine s’explique ainsi paradoxalement par le sentiment que la civilisation chinoise est plus pacifique que les autres. Il lui faut donc devenir forte pour redevenir ce qu’elle imagine qu’elle fut : un modèle de vertu pour elle-même et pour le monde. Par-delà la modernité imposée par l’Occident, la Chine cherche à renouer avec un passé glorieux durant lequel elle aurait occupé « la première place ».

6La normalisation chinoise impulsée par la modernisation du pays trouve donc ses limites dans les ambitions de Pékin, ambitions qui s’appuient sur son projet de « grande renaissance » de la Chine d’avant le traumatisme de la rencontre avec la modernité occidentale. Si cette « restauration » n’est pas ouvertement un projet de restauration de la forme politique de la Chine impériale au sens strict, elle est un projet de restauration de la puissance symbolique de l’Empire et de sa place dans le monde. Ce projet porte avec lui non seulement une ambition pour la Chine, mais aussi une vision chinoise du monde : ce serait alors la restauration d’une Chine qui se concevait comme la seule et unique civilisation, une civilisation qui structurait et organisait le monde, en termes chinois : tout ce qui était sous le ciel, le Tianxia.

7Précisons la contradiction structurelle dans laquelle s’enfonce aujourd’hui la Chine : pour retrouver la place centrale qu’elle occupait autrefois, la Chine doit supplanter le pays qui lui semble occuper cette place aujourd’hui. Bien qu’elle s’en défende, elle est donc engagée avec les États-Unis dans une lutte pour la suprématie, une rivalité qui l’amène par un effet mimétique puissant à se calquer plus ou moins consciemment sur ce qui lui semble être le comportement de son rival. Mais ce mimétisme, visible dans de nombreux aspects de la vie contemporaine aujourd’hui en Chine, et qui contribue à banaliser ce pays et sa civilisation, contredit la volonté affichée de Pékin de renouer avec son passé impérial. Car c’est non seulement son identité culturelle qui est menacée par l’adoption de pratiques occidentales, mais la structure même de son être politique : la Chine impériale n’avait par définition pas de rival, étant « la » civilisation, elle était d’une essence différente des peuples barbares qui l’entouraient et sur lesquels l’Empereur et sa bureaucratie céleste avaient vocation à exercer leur action civilisatrice. Ainsi, en renouant avec son passé impérial, la Chine voudrait se situer au-dessus des débats et des rivalités, trouver la formule qui la garderait de la contagion de la violence qui caractérise, selon elle, le système international occidental. Lorsqu’elle est entrée malgré elle dans le concert des nations, la Chine impériale est tombée du piédestal depuis lequel elle organisait ses relations avec les pays qui l’entouraient, sous la forme de cette semi-fiction que le sinologue John King Fairbank qualifia de « système tributaire ». Au xixe siècle, la Chine, au fil de ses défaites, fut abaissée au niveau symbolique de ceux qui triomphaient d’elle. La véritable humiliation est sans doute celle-là : qu’un empire sans équivalent dans le monde, la seule et unique civilisation, celle qui se proposait de « civiliser » l’humanité, puisse être réduit au rang de nation parmi d’autres, contraint à exercer sa souveraineté dans les limites étroites d’un territoire précis.

La dimension religieuse de la restauration de la nation chinoise

8Avec le projet de « grande renaissance » de la nation chinoise, la Chine se propose donc de sortir de la rivalité et de la violence pour qu’advienne enfin un « monde harmonieux » au sein duquel elle jouerait un rôle central. Hantée par la puissance américaine qu’elle veut supplanter, la Chine continue cependant de s’imaginer d’une autre essence que celle de ses rivaux, ayant une vocation à ordonner le monde selon des critères étrangers à la bellicosité intrinsèque aux puissances occidentales. Tout en professant formellement le principe de l’« égalité de toutes les nations » contre l’« hégémonisme » qu’il prête aux États-Unis, le Parti communiste chinois s’efforce de faire en sorte que la Chine s’approche du « centre de la scène mondiale [4][4]C’est l’expression de Xi Jinping lors de son discours devant le… », renouant ainsi avec l’imaginaire politico-religieux de la « bureaucratie céleste ».

9Depuis, au moins, le traité de Westphalie en 1648, les nations européennes ont de facto renoncé à incarner la totalité de la Chrétienté, c’est-à-dire à se considérer comme un avatar de l’empire universel des Romains et ont, de ce fait, sécularisé et territorialisé leur pouvoir. La Chine, quant à elle, n’a jamais été contrainte à cette kénose politico-religieuse. L’Empereur est resté jusqu’au terme de l’Empire non seulement souverain politique, mais aussi maître des rites et des sacrifices. Plus encore, les deux aspects de sa pratique politico-religieuse n’étaient qu’une seule et même chose. Comme l’écrit Jean Levi à propos de la Chine antique, « gouverner revient à sacrifier [5][5]Jean Levi, « Le rite, la norme et le tao : philosophie du… ». Malgré l’émergence progressive dans l’histoire chinoise de religions non directement politiques, diffusant leurs doctrines plus ou moins à l’écart du pouvoir, le bouddhisme et le taoïsme, le pouvoir impérial continuera à jouir d’un monopole sur la légalité et la légitimité du phénomène religieux dans le corps social. C’est l’administration qui définit, sur la base d’une loi fondamentale, ce qui est « correct » et ce qui est « hérétique » dans les pratiques religieuses. Pendant plus de cinq siècles, une loi Ming du xive siècle, reprise par la dynastie sino-mandchoue Qing jusqu’au début du xxe, prévoit la mort par strangulation ou l’administration de cent coups de bâton suivie (s’ils survivent) du bannissement de ceux qui pratiquent des cultes « hérétiques », c’est-à-dire non conformes aux pratiques considérées comme « correctes » par la bureaucratie [6][6]Jan Jacob Maria De Groot, Sectarianism and Religious…. Pour reprendre les termes de J. J. M. De Groot, « l’Empereur aussi bien que le Ciel est seigneur et maître de tous les dieux, et délègue cette dignité à ses mandarins, chacun pour sa juridiction. C’est d’eux que relève la décision de savoir quels dieux sont susceptibles d’être objets de culte, et quels dieux ne le sont pas [7][7]Ibid., Introduction, p. 18. ».

10En 1670, l’empereur Kangxi publie un « édit sacré » dont le but est d’instiller de la vertu chez les sujets de l’Empire. L’édit est affiché dans chaque comté et village. Son article 7 demande à chaque citoyen de l’Empire d’« éradiquer les hérésies afin de respecter la doctrine correcte ». Les hérésies, ce pouvait être, selon les circonstances, n’importe lequel des rites locaux chinois, le bouddhisme, le chamanisme, le taoïsme ou le christianisme. Quant à la doctrine correcte, ce n’est rien d’autre que celle défendue par l’Empire, le confucianisme. Son respect est donc intimement lié à un processus d’éradication de ce qui n’est pas correct : chacun, jusqu’au plus humble villageois, doit régulièrement communier dans la mise à l’écart des cultes jugés hérétiques par le pouvoir. Ce processus d’expulsion des cultes hérétiques était sans cesse renouvelé par l’action « civilisatrice » des fonctionnaires locaux, du fait de la persistance de ces cultes sur le vaste territoire de l’Empire. Ce processus prenait la forme d’un rituel tout uniment politique et religieux de purification du corps social : l’édit sacré de Kangxi formait le cœur de la doctrine impériale et faisait l’objet d’homélies exégétiques régulières par les fonctionnaires locaux, auxquelles tous les membres des communautés locales étaient tenus d’assister.

« La sinisation des religions »

11S’il faut prendre la volonté de « restauration » de Pékin au sérieux, comme cela est vraisemblable, il convient d’envisager que ce processus puisse avoir une dimension religieuse et que cette dimension religieuse soit même centrale dans le projet des autorités chinoises. Depuis 2016, Pékin applique une politique de « sinisation » des religions qui non seulement réprime les « superstitions », mais soumet l’ensemble des cinq religions « officielles » (taoïsme, bouddhisme, islam, protestantisme, catholicisme) à une tutelle pesante. Des mosquées, des églises et mêmes des temples bouddhiques sont détruits ; le prosélytisme est sévèrement réprimé, l’accès aux églises ou aux mosquées est parfois interdit aux mineurs, tout comme l’enseignement religieux, tandis que le Parti promeut sa propre « spiritualité » de façon de plus en plus insistante. La « pureté » de l’idéal révolutionnaire est mise en avant et, dans certaines régions, les autorités locales remplacent jusque dans les domiciles les effigies religieuses par des portraits de Xi Jinping. Sur les lieux de culte qui restent tolérés, les inscriptions religieuses sont parfois effacées pour être remplacées par des slogans du Parti. Les autorités religieuses sont ainsi engagées dans un vaste projet visant à supplanter les religions existantes par une « spiritualité » indistinctement politique et religieuse qui s’appuie sur la doctrine marxiste-léniniste pour neutraliser non seulement les « religions étrangères » (christianisme et islam), mais aussi les religions considérées comme chinoises (taoïsme et bouddhisme) dans la mesure où ces dernières impliquent, pour les fidèles, un ordre de loyauté concurrent de l’ordre politique. En outre, les autorités situent parfois délibérément la vocation du religieux et celle du politique sur le même plan. Le catholicisme, notamment, est critiqué pour son inefficacité dans la lutte contre la pauvreté et la maladie, tandis que le Parti vante ses résultats dans ces deux domaines. Les autorités prétendent ainsi « transformer les fidèles des religions en fidèles du Parti [8][8]Nectar Gan, « Want to Escape Poverty ? Replace Pictures of… ». C’est aussi dans ce contexte que doit se comprendre la politique menée à l’égard de l’islam ouïghour au Xinjiang. Lorsque le Parti prétend, pour répondre aux accusations occidentales, se contenter de « rééduquer » les foules musulmanes du Xinjiang plutôt que de les enfermer dans des camps de concentration, cela n’a rien de rassurant car se manifeste ainsi une foi profonde dans la vertu civilisatrice de cette abstraction qu’est « la Chine ». Mais aussi abstraite soit-elle, cette Chine conçue comme centre de civilisation exerce des effets puissants sur les cadres du Parti communiste, qui y trouvent les ressources symboliques nécessaires à la légitimation de la mise en œuvre de politiques de plus en plus coercitives à l’égard des populations qui leur sont soumises.

Religieusement correct

12Mais plus profondément encore que dans ses rapports avec les religions, la nature religieuse, ou plus exactement sacrificielle, du régime chinois se révèle dans sa structuration fondamentale [9][9]J’utilise ici le mot « sacrificiel » au sens que lui a donné…. En se faisant le gardien et le défenseur de l’orthodoxie spirituelle et de la foi dans les idéaux révolutionnaires de ses membres, le Parti s’inscrit dans les pas du pouvoir politico-religieux chinois traditionnel, dont un des rôles essentiels était de distinguer ce qui est « correct » de ce qui est « hérétique » dans le foisonnement des rites et cultes chinois. Aujourd’hui, c’est dans sa capacité de purification du corps social, à travers l’expulsion des ennemis de la Chine ou de la Révolution, que le Parti manifeste sa puissance, de la même manière qu’autrefois la puissance de l’Empereur se manifestait dans sa capacité à respecter les rites, au premier rang desquels le grand sacrifice au Ciel. Avec lui, l’ordre social et cosmique était produit et garanti.

13Une histoire religieuse de la Chine contemporaine qui porterait son attention sur les avatars de la figure du souverain dans certains rites privés et publics de la Chine impériale, républicaine et communiste, frapperait sans doute par la continuité qui s’en dégagerait, au-delà des ruptures évidentes de l’histoire événementielle. Comme nombre d’autres empereurs avant lui, Mao fut déifié après sa mort par une partie de la population chinoise, malgré la vive hostilité à la religion traditionnelle qu’il manifesta durant son existence. Ou, plutôt, cette déification se produisit en raison même de cette hostilité : sa capacité magique à chasser les esprits et les fantômes de l’ancien monde faisait de Mao un esprit d’une puissance supérieure à celle des esprits et fantômes auxquels la Chine devait faire face jusqu’alors. Aujourd’hui encore, Mao occupe parfois la place centrale dans les autels domestiques, celle du souverain, alors même que son mausolée occupe le cœur de la place centrale (Tiananmen) de la capitale chinoise.

14La politique actuelle de « sinisation » des religions et d’expulsion de tout ce qui dans ces religions les rattache aux puissances étrangères renoue ainsi avec la longue tradition chinoise, malgré les soubresauts de l’histoire politique de ce pays au xxe siècle. Sur au moins un temple bouddhique chinois, on pouvait lire en 2018 un slogan frappant : « Sans parti communiste, il n’y a pas de bouddha », qui établit très clairement la nature de la hiérarchie entre le pouvoir du Parti et celui des autres organisations religieuses. Pas plus que dans la Chine d’ancien régime, il n’existe dans la Chine contemporaine un ordre politique et un ordre religieux qui existeraient parallèlement et exerceraient leurs compétences chacun sur son « royaume » qui serait celui de la terre, pour le premier, et celui des cieux, pour le second. La Chine est le « pays des dieux » ou le « pays sacré », selon une de ses appellations traditionnelles, ce qui signifie que les dieux sont indistinctement d’en bas et d’en haut. Selon un principe tout à la fois taoïste (Zhuangzi) et confucéen (Dong Zhongshu), « le Ciel et l’Humanité ne font qu’un ». Le contraste est frappant entre les rapports du politique et du religieux tels qu’ils se sont établis en Occident au cours de son histoire et ce qu’ils sont en Chine : alors que pour le christianisme la Chute a pour conséquence une séparation de Dieu d’avec sa créature et qu’en conséquence le royaume du « fils de Dieu » n’est « pas de ce monde » [10][10]« Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jean, XVIII, 36). Cette…, en Chine le royaume du « fils du Ciel » n’est rien d’autre que le monde Tianxia : tout ce qui est sous le Ciel. « De tout ce qui est sous le Ciel, il n’est rien qui ne soit le territoire du roi », dit aussi le Shijing.

15À la lumière de ce rapide détour théologique, la nature du rapport de la Chine impériale avec le monde s’éclaire : source sacrée (car fondée sur le sacrifice) d’organisation de l’ensemble de l’univers, la « bureaucratie céleste » qui incarne la Chine n’a, de son propre point de vue, aucun équivalent parmi les autres États. L’égalité de principe de tous les États-nations qui fonde le système international d’après guerre, bien que formellement défendue par la Chine, est au fond pour elle hérétique. La restauration de l’Empire ne va bien sûr pas de soi, mais, avec l’émergence géopolitique actuelle de la Chine, l’héritage classique, rejeté lors du mouvement « moderniste » de 1919 (dont un des slogans était « à bas la boutique de Confucius »), est à nouveau promu et valorisé par les autorités. Les dirigeants chinois ne cessent aujourd’hui de se réclamer d’une « histoire de 5 000 ans », prétendant ainsi se situer dans la continuité d’une société qu’il faut bien qualifier d’archaïque [11][11]Grâce à de récentes études archéologiques, il est avéré que… et qui, comme toutes les sociétés archaïques, est fondée sur une économie de la violence au cœur de laquelle opèrent les rites de purification du corps sociopolitique. Autrefois du ressort du souverain et de sa « bureaucratie céleste », ces rites antiques de production, de structuration et de purification du corps sociopolitique ont été modernisés et prennent aujourd’hui des formes diverses (lutte contre la corruption, contre la « pollution spirituelle », mise en place, enfin, d’un « système de crédit social » d’évaluation et de sanction des citoyens, sur lequel je reviendrai) : ils sont aujourd’hui du ressort du « grand dirigeant » et de sa bureaucratie moderne que sont respectivement Xi Jinping et le Parti.

16Mais si la Chine a été profondément transformée par sa période maoïste et continue de l’être par sa période capitaliste, en quoi, au-delà de la structuration du rapport du politique et du religieux, cette progressive restauration de la forme impériale informe-t-elle les pratiques politiques en Chine ? À travers l’analyse de trois phénomènes saillants de la Chine contemporaine, son rapport à la guerre, son usage des statistiques et son projet d’évaluer et de noter les individus, il est possible de mettre en lumière les effets concrets qu’exerce la structuration néo-impériale de l’État chinois sur le corps sociopolitique qui lui est soumis. Mais il faut immédiatement souligner que cette structuration se produit dans un rapport de forte tension, voire souvent de contradiction, avec la normalisation continue de la Chine sous l’effet à la fois de la rivalité mimétique avec les États-Unis et de son insertion dans un monde façonné par des pratiques pour l’essentiel étrangères à sa propre tradition politico-religieuse.

La guerre juste selon la Chine ou le sacrifice réinventé

17La contradiction entre une Chine qui est à la fois une nation parmi d’autres, engagée dans une rivalité de chaque instant avec d’autres nations, et une Chine qui se conçoit comme une civilisation unique est éclatante dans son appréhension du phénomène guerrier : tout en augmentant constamment son budget militaire, plus rapidement encore que ne croît la richesse du pays, les dirigeants chinois ne cessent d’affirmer qu’ils sont les représentants d’une « civilisation pacifique » dont le pacifisme est inscrit jusque dans son adn.

18Pour dénouer cette contradiction, il faut faire retour ici encore à la Chine antique. Comme le démontre Jean Levi, la condamnation de la guerre, « activité funeste » par excellence, n’est pas une innovation de la Chine contemporaine [12][12]La Chine en guerre. Vaincre sans ensanglanter la lame…. Il s’agit, au contraire, d’un passage obligé des traités militaires et stratégiques chinois « tout au long des siècles ». Il n’y a pas, dans ces traités, de valorisation d’un ethos guerrier puisque les soldats risquent à chaque instant de se faire tuer et d’éteindre leur lignée. Selon le Hanfeizi, Confucius estime même qu’il est très honorable de fuir les combats car la « piété filiale » exige de rester en vie pour prendre soin de la lignée de ses ancêtres [13][13]Ibid., p. 227. !

19Du point de vue historique, la violence politique, exercice rituel et cynégétique limité à l’aristocratie durant les dynasties Shang (1570-1045 av. J.-C.) et Zhou (1046-256 av. J.-C.), visant à procurer des victimes sacrificielles à la communauté, s’est progressivement transformée en une activité guerrière totale, mobilisant l’ensemble de la communauté dans des affrontements pouvant entraîner la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes en une seule bataille. Ce dérèglement du processus sacrificiel n’est que l’autre face de la désagrégation de la Chine de la dynastie Zhou pendant la période des Royaumes combattants. Le territoire formellement sous la souveraineté du duc de Zhou se fractionne alors en royaumes rivaux mobilisant chacun d’immenses ressources humaines et techniques pour triompher de ses ennemis. Alors que la guerre, à travers sa fonction sacrificielle, avait pour vocation de souder la communauté, elle devient la cause du déchirement et de la dislocation du corps politique. C’est le sort de la violence, du fait de sa nature mimétique, de se propager à l’ensemble de la communauté, lorsque, comme se lamentait Confucius, les rites ne sont plus respectés et qu’ils n’exercent plus leur fonction qui est de la contenir, aux deux sens du mot contenir (de lui octroyer une place, mais une place limitée, au sein des institutions).

20Mais le plus remarquable est que jamais les stratèges ne perdront de vue la visée sacrificielle de l’activité militaire. Idéalement, pour tous les stratèges, l’activité guerrière doit s’abolir dans le sacrifice d’un seul. C’est ce qui se passe lors de l’« expédition punitive », autre nom de la guerre juste en Chine. L’Art du commandement du commandant Liao l’affirme de la façon la plus claire : « L’unique objectif [d’une juste guerre] est le châtiment d’un seul [14][14]Cité par Jean Levi, La Chine en guerre, op. cit., p. 126.. » C’est le mauvais prince qui doit être châtié par le bon. Le Lüshi chunqiu le prétend également : « Il n’est d’opération militaire qui n’ait pour but de détruire les mauvais princes et de châtier les seigneurs iniques. N’est-il plus grand bienfait que de détruire le vice et de châtier l’iniquité [15][15]Ibid., p. 127. ? » Ainsi, la guerre dans sa forme parfaite s’apparente à un acte de justice, à l’exécution d’une sentence tout uniment populaire et divine contre le mauvais prince. Mais dans les affrontements mimétiques qui caractérisent l’histoire chinoise, comment distinguer le mauvais prince et le bon ? Le bon prince est le vicaire du ciel, c’est-à-dire celui qui représente et agit pour l’Empereur ou celui qui a vocation à le devenir en chassant le tyran. C’est donc le seul jugement de l’Histoire, celui qui prend la forme de la victoire ou de la défaite, qui devient le critère de la guerre juste. Celle-ci s’apparente ainsi à une forme de sacrifice, l’ordalie. Le prince sur qui les yeux de la foule sont constamment fixés risque toujours de devenir l’objet de la violence collective. Il lui faut donc la maintenir à distance et la retourner vers l’extérieur, si possible contre un rival qui se trouve exactement dans la même situation que lui. Le prince est le maître de la guerre tant qu’il n’en devient pas la victime. La guerre peut être appelée « art du mensonge », car elle occulte l’identité des rivaux, en lui substituant une opposition radicale entre le Bien et le Mal, dans laquelle la différence est aussi fictive que revendiquée par celui qui, par la victoire, parvient à l’imposer.

21La guerre idéale prend donc la forme du sacrifice qui évacue la violence du groupe sur un seul et restaure ainsi la paix. A contrario, la rivalité et le conflit ouvert soulignent l’indécision quant à l’identité du souverain légitime. Cette indécision est profondément troublante et demande à être résolue, autant que faire se peut, par l’émergence d’un souverain universel qui, à la manière de l’empereur, « punit » ceux qui refusent de se soumettre à son autorité sacrée. Ce tropisme impérial se manifeste dans la politique étrangère chinoise par une forte tendance à utiliser le vocabulaire de la punition et de la sanction là où l’Occident utiliserait plutôt un vocabulaire guerrier ou, à l’époque contemporaine, un vocabulaire plus platement juridique. La dernière (et désastreuse) intervention militaire chinoise, en 1979, avait officiellement pour but de « donner une leçon » au Vietnam. Aujourd’hui encore, c’est de cette façon que Pékin aborde le problème géopolitique central qui est le sien, le problème de Taïwan. Ainsi, selon Xi Jinping, avec le pouvoir taïwanais actuel (opposé à un rapprochement politique avec Pékin), les « fondations » naturelles du monde commun deviennent instables, « la terre bouge et les montagnes tremblent ». Plus encore, en s’opposant au « sens de l’Histoire », le pouvoir taïwanais risque de subir une « punition » dont il faut donc penser qu’elle serait octroyée au nom de principes qui dépassent la simple volonté humaine. Selon Pékin, l’Armée populaire de libération, si elle use un jour de la force contre Taïwan, se fera l’instrument d’une puissance transcendante en harmonie avec le sens de l’Histoire, puissance dont la volonté est de rendre à la Chine sa juste place sur la scène mondiale.

Les statistiques, ou l’impossible kénose du pouvoir chinois

22À partir du xviie siècle, les trois grands États européens que sont la France, la Prusse et l’Angleterre développent à peu près en même temps des outils qui visent à mieux comprendre leurs populations. C’est la naissance de la « statistique » (mot dont l’étymologie est la même que celle du mot état) dans ses aspects les plus modernes. Cette évolution est contemporaine de la territorialisation et de la sécularisation des États européens qui se manifestent dans le traité de Westphalie (1648). La statistique procède du même phénomène général de désacralisation progressive du pouvoir. La statistique, écrit en effet Olivier Rey, se place « non du point de vue d’un Être omniscient supposé savoir […] mais de l’être humain dans ses conditions véritables d’existence [16][16]Quand le monde s’est fait nombre, Éd. du Seuil, 2017, p. 246. ». La statistique suppose donc une disponibilité à l’égard de ce que les chiffres peuvent nous apprendre. Avec les statistiques, l’État moderne renonce à l’illusion de toute-puissance d’un souverain qui vivrait en symbiose avec son corps politique. Par cette kénose intellectuelle, le pouvoir admet qu’il peut apprendre quelque chose sur (et de) la société qui lui fait face.

23La statistique procède, en outre, d’une volonté des souverains européens de comparer leurs territoires et leurs populations à ceux de leurs rivaux. Ce phénomène ne pourrait donc se produire sans l’idée préalable de comparabilité des États européens, idée parfaitement étrangère à la situation unique de l’Empire chinois, seule « civilisation » et même source de toute civilisation. Le développement de la statistique moderne peut être imputé aux effets de long terme de la sécularisation judéo-chrétienne et reste fondamentalement étranger à la tradition chinoise. Dans celle-ci, le souverain est, à travers son activité rituelle, le producteur et le garant non seulement du monde humain, mais encore du cosmos dans son ensemble. Sa parole a pour vocation non pas de refléter une réalité qui lui préexisterait et lui échapperait mais celle de structurer la réalité d’un monde qui sans lui serait sans forme. Le souverain par ses rites et ses rescrits produit le monde : son discours est performatif.

24Dans un tel contexte, on comprend ce que la pratique chinoise des statistiques peut avoir de problématique. Au début du Grand Bond en avant, en juin 1958, un des deux dirigeants du bureau des statistiques, Xu Muqiao, affirme : « Quelles que soient les statistiques que l’administration et le Parti demanderont, nous les leur fournirons, et nos chiffres iront dans la direction des campagnes politiques et de production, quelles qu’elles soient. » Quelques mois plus tard, en août, un éditorial du Quotidien du peuple prétend pousser les chiffres vers le haut et faire faire un « grand bond en avant » à la statistique. La folie criminelle qui consiste à écraser tout écart négatif entre prévision et évaluation occasionnera une des catastrophes les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. La performativité de la parole du pouvoir chinois rencontrait tragiquement le volontarisme forcené du Parti et les rêves de toute-puissance de Mao Zedong.

25Aujourd’hui encore, le statut des chiffres produits par le pouvoir chinois nous apparaît souvent dans une curieuse ambiguïté. Il n’arrive presque jamais que les prévisions du pouvoir soient démenties par la réalité des chiffres, comme si Pékin se devait de contenir la réalité chinoise dans ses discours. Sans que l’on sache toujours s’il s’agit de prévisions, d’objectifs ou d’évaluations, les chiffres chinois sont cependant toujours remarquablement lisses. Les évaluations de pib, par exemple, sont produites avec une célérité inconnue des pays occidentaux, malgré la taille du pays et les écarts depuis longtemps soulignés par les observateurs entre les chiffres fournis par les échelons régionaux et ceux fournis par le pouvoir central. Depuis quelques années, des études universitaires paraissent régulièrement pour contester la fiabilité des statistiques chinoises. Un exemple parmi bien d’autres : en 1998, après la crise financière asiatique, Pékin prétendait, en dépit de toute vraisemblance, que son économie avait connu un taux de croissance de 7,8 %, tout près des 8 % que le spécialiste Tom Orlik qualifie de « chiffre magique » que, pendant longtemps, la Chine se devait d’atteindre [17][17]Tom Orlik, Understanding China’s Economic Indicators.….

26La performativité des chiffres produits par le pouvoir chinois est, bien sûr, progressivement remise en question par l’ouverture au monde de la Chine, la diffusion des pratiques occidentales et la soumission contrainte et forcée des publications officielles chinoises au libre examen de la recherche universitaire et au journalisme d’investigation occidentaux (et parfois même chinois). Mais qu’en sera-t-il demain si la Chine poursuit son effort de restauration impériale et estime progressivement qu’elle n’a plus rien à apprendre du monde extérieur ?

Le système de crédit social : comment Pékin sonde les reins et les cœurs

27Lorsque la mise en place d’un « système de crédit social » par le gouvernement chinois a progressivement été divulguée dans les médias occidentaux à partir de 2015, l’incrédulité a rapidement fait place à la stupéfaction, puis à l’inquiétude. Le régime chinois, dont beaucoup espéraient encore naguère qu’il évoluerait progressivement vers un régime plus libéral sous l’effet de son ouverture économique au monde, faisait preuve d’une capacité d’innovation étonnante non pour se démocratiser, mais, au contraire, pour renforcer son emprise sur la société. Dans un projet s’inspirant des systèmes d’évaluation de la fiabilité des clients et emprunteurs des institutions de crédit occidentales, le pouvoir chinois prévoyait de mettre en place dès 2020 un système global d’évaluation des citoyens, des entreprises et même des administrations. Selon la propagande du gouvernement, ce système avait pour but d’augmenter le niveau de la « qualité humaine » des citoyens chinois afin de lutter contre les incivilités et la délinquance (notamment financière) et d’établir clairement, grâce à une évaluation objective fondée sur l’observation constante des comportements de chacun, en qui il est possible d’avoir confiance.

28Ce projet frappe moins par son caractère « orwellien » (adjectif souvent utilisé par les médias occidentaux) que par la continuité qu’il traduit avec le système impérial, système dans lequel le pouvoir prétendait aussi injecter de la vertu dans le corps social. Dès le début des années 2000, le pouvoir veut faire de la Chine, dans la tradition confucéenne, un pays « gouverné par la vertu ». Cette expression est utilisée par Xi Jinping lui-même, qui veut « promouvoir les vertus traditionnelles chinoises et élever le niveau éthique et moral de la population [18][18]Xi Jinping, « The Rule of Law and the Rule of Virtue »… », notamment grâce à l’exemple que les membres du Parti sont susceptibles d’offrir au public. Mais, outre les effets de l’exemplarité de leur conduite, les fonctionnaires et membres du Parti sont susceptibles d’agir sur le corps social d’une autre manière encore. Le mot qui signifie « vertu » signifie aussi « puissance », une puissance qui est d’abord ce qui émane des « saints » ou de ceux qui exercent un office sacré. Chez Confucius, cette vertu irradiante est l’un des attributs du souverain. C’est grâce à cette aura qui émane de sa personne que celui-ci sera en mesure de produire l’harmonie du corps social. Le système de crédit social vise donc, en s’appuyant sur cette puissance qui émane de la tête de l’État, à contrôler et à civiliser le corps social et à en expulser tout ce qui est susceptible d’en troubler l’harmonie. La juste évaluation des citoyens par la puissance publique participera à cette harmonisation d’au moins quatre manières. Le système de crédit social, en attribuant des récompenses et en infligeant des sanctions, incite chacun à bien se comporter ; il renforce, en outre, l’adhésion au système de ceux qui, inscrits sur des « listes rouges », sont distingués par le pouvoir pour leurs bonnes actions ; il justifie le souverain lui-même en lui octroyant la place inexpugnable de juge suprême, de juge des juges. Enfin, en établissant des « listes noires » de citoyens peu recommandables, il active une fois encore le mécanisme du bouc émissaire.

29Il faut mesurer tout ce qui sépare les pays occidentaux d’un tel projet. Celui-ci procède d’une conception de la vie commune qui fait du pouvoir politique le lieu d’un jugement sans appel sur les personnes. Dans un contexte judéo-chrétien, seul Dieu sonde les reins et les cœurs, et l’existence d’un ordre spirituel vient en quelque sorte relativiser les jugements du monde. S’il est glorieux d’être riche, il n’en reste pas moins qu’il est plus difficile pour un riche d’entrer dans le royaume des Cieux que pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille. Tandis qu’avec son système de crédit social Pékin tend à faire du jugement porté sur les hommes par les hommes un jugement dernier, sans recours possible. Le système établira en outre peu à peu une forme d’équivalence entre jugement moral et réussite sociale : si les citoyens inscrits sur les listes noires ne peuvent plus acheter de billets d’avion en classe affaires, cela signifie que ceux qui voyagent en tête des avions sont à la fois riches et vertueux tandis que ceux qui doivent se contenter de la classe économique sont à la fois pauvres et peu recommandables.

30La nature religieuse du projet chinois se manifeste jusque dans le vocabulaire employé pour le décrire. Un chercheur officiel prétend ainsi que l’évaluation du « crédit » des individus (c’est-à-dire de la confiance qu’on peut leur accorder) sera comme la « main invisible » qui disciplinera les citoyens et assurera l’harmonie de la société [19][19]Dai Mucai, « Poursuivre en même temps le gouvernement par la…. Ainsi, à la « main invisible » du marché qui ordonne la société selon les libéraux anglo-saxons, succède la « main invisible » de l’État chinois. Un autre déclare de façon plus explicite encore que le système de crédit social sera le « dieu » de l’ère du big data. Le système participera en outre à la répression des « cultes hérétiques ». À titre d’exemple, dans la ville pilote de Roncheng, où un système de notation est déjà en place, des bonus de points sont accordés à ceux qui dénoncent aux autorités des membres des organisations religieuses non autorisées par le gouvernement, comme à ceux qui financent de façon substantielle les bonnes œuvres du Parti. Quant à ceux qui participent aux activités de ces « cultes hérétiques », ils sont rétrogradés au « niveau d’alerte C » (juste avant le niveau le plus bas, le niveau « D », celui des criminels), le niveau de ceux qui, par exemple, refusent de remplir leurs obligations militaires.

La guerre des dieux, avec des caractéristiques chinoises

31Dans un ouvrage qui reflète, semble-t-il, le point de vue du pouvoir chinois [20][20]Zhang Weiwei, The China Wave (World Century, 2012), ouvrage qui…, l’ancien interprète de Deng Xiaoping, Zhang Weiwei, présente le « Ciel » chinois (le Tian de Tianxia) de façon très éclairante. Selon Zhang, le « concept chinois traditionnel de Tian ou de Ciel […] signifie les intérêts vitaux ou la conscience de la société chinoise ». Et, affirme Zhang, lorsque cette conscience ou ces intérêts vitaux sont violés, il est légitime de s’affranchir des contraintes de l’État de droit pour punir des coupables, même si ceux-ci n’apparaissent pas comme tels aux yeux de la loi. Zhang reproche ainsi aux États-Unis d’avoir été incapables de punir les responsables de la crise financière de 2008 en raison d’un « légalisme » excessif. Ce que justifie ici Zhang et ce qu’il place au cœur de la gouvernance chinoise, c’est le phénomène du bouc émissaire et son instrumentalisation par le pouvoir politique. Lorsque la communauté réclame des coupables, il est du devoir du pouvoir de les lui fournir. « Les dieux ont soif », écrivait Anatole France à propos de la Révolution française. En effet, ce qui est intéressant dans ce contexte, c’est la forme religieuse que prend, sous la plume de Zhang, ce plaidoyer en faveur du lynchage d’État. La volonté du peuple de voir punir des coupables est ainsi gravée par Zhang dans le marbre de la tradition chinoise sous sa forme la moins discutable puisqu’elle se cristallise dans ce qu’il appelle le « Ciel ». Zhang, au-delà de sa rhétorique confucéenne, met ici en lumière le fond sacrificiel de la tradition chinoise qui lui est si chère. Le phénomène du bouc émissaire, c’est l’autre face, la face sombre, de la recherche d’harmonie qui caractérise, selon lui, la tradition chinoise : l’harmonie ne sera possible que lorsque les fauteurs de troubles seront châtiés ou, plus précisément, lorsqu’on aura trouvé des fauteurs de troubles à châtier.

32*

33La mise en lumière des continuités entre l’Empire et le régime actuel ne permet cependant pas d’affirmer qu’il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil. Bien au contraire, la modernité et l’influence de l’Occident, je l’ai souligné, ont profondément transformé et transforment encore la Chine. Les conversions multiples au christianisme en sont le signe le plus évident et sans doute le plus dangereux pour le pouvoir, car le christianisme l’attaque dans son essence sacrificielle. Cependant, la force et la nature de la réaction de Pékin sont à la mesure de ces enjeux. Le niveau religieux est en effet celui qui permet le mieux d’appréhender ce qui se joue ici. Pékin l’a bien compris : la volonté de restaurer l’Empire emporte avec elle une forme politique qui fait de l’empereur potentiel Xi Jinping et de sa bureaucratie les figures sacrées du pouvoir. Celles-ci ne sauraient souffrir la concurrence d’organisations religieuses pleinement libres. Pour le Parti l’alternative est claire : les religions devront se soumettre, en se sinisant, ou disparaître. Du point de vue de Pékin, ces organisations religieuses ne peuvent en effet subsister que comme supplétifs du Parti, c’est-à-dire en devenant de simples ressources spirituelles que le régime devra pouvoir détourner à son profit.

Notes

  • [1]
    Les « 5 000 ans d’histoire » de la Chine font partie intégrante de la mythologie officielle de Pékin, mais n’ont pas de fondement historique. Les premières traces écrites remontent à la dynastie des Shang et guère au-delà de 1200 ans avant J.-C.
  • [2]
    Étienne Balazs, La Bureaucratie céleste. Recherches sur la société et l’économie de la Chine traditionnelle, Gallimard, « Tel », 1988.
  • [3]
    Édouard Chavannes, « Les prix de vertu en Chine », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles lettres, 48e année, n° 6, 1904, pp. 667-691.
  • [4]
    C’est l’expression de Xi Jinping lors de son discours devant le XIXe congrès du Parti (18 octobre 2017).
  • [5]
    Jean Levi, « Le rite, la norme et le tao : philosophie du sacrifice et transcendance du pouvoir en Chine ancienne », in John Lagerwey (sous la dir. de), Religion et société en Chine ancienne et médiévale, Cerf, 2009, p. 166.
  • [6]
    Jan Jacob Maria De Groot, Sectarianism and Religious Persecution in China, Amsterdam, Johannes Müller, 1903, p. 137.
  • [7]
    Ibid., Introduction, p. 18.
  • [8]
    Nectar Gan, « Want to Escape Poverty ? Replace Pictures of Jesus with Xi Jinping, Christian Villagers Urged », South China Morning Post, 14 novembre 2017.
  • [9]
    J’utilise ici le mot « sacrificiel » au sens que lui a donné René Girard, notamment dans La Violence et le Sacré (Grasset, 1972). Pour Girard, la politique est sacrificielle dans son essence en ce que les communautés humaines sont fondées sur une institution, le sacrifice, qui reproduit un acte originel de mise à mort d’une victime émissaire, acte qui, par la violence, met la violence à distance. Pour Girard (Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978), le judéo-christianisme est ce qui permet de dépasser cette violence fondatrice par la révélation biblique de ses mécanismes.
  • [10]
    « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jean, XVIII, 36). Cette simple remarque sur l’articulation du politique et du religieux tel qu’il est informé par le christianisme est nécessairement, dans le cadre d’un article consacré à la Chine, très insuffisante. Il n’est sans doute pas incongru ici de renvoyer aux pages classiques et toujours éclairantes de Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion (Gallimard, 1985), en particulier le sous-chapitre intitulé « L’autre monde et l’appropriation du monde », pp. 92-113.
  • [11]
    Grâce à de récentes études archéologiques, il est avéré que l’institution du sacrifice (aussi bien humain qu’animal) était l’institution centrale de la dynastie semi-historique des Shang. Voir Gideon Shelach, « The Qiang and the Question of Human Sacrifice in the Late Shang Period », Asian Perspectives, vol. 35, n° 1 (été 1996), pp. 1-26. Et Roderick Campbell, « Transformations of Violence : On Humanity and Inhumanity in Early China », in R. Campbell (sous la dir. de), Violence and Civilization, Studies of Social Violence in History and Prehistory, Oxford, Oxbow Books, 2014, pp. 94-118. C’est durant cette période que le système d’écriture chinois (sorte de produit dérivé des rites sacrificiels) a été inventé.
  • [12]
    La Chine en guerre. Vaincre sans ensanglanter la lame (viiieiiie avant J.-C.), arkhe, 2018.
  • [13]
    Ibid., p. 227.
  • [14]
    Cité par Jean Levi, La Chine en guerre, op. cit., p. 126.
  • [15]
    Ibid., p. 127.
  • [16]
    Quand le monde s’est fait nombre, Éd. du Seuil, 2017, p. 246.
  • [17]
    Tom Orlik, Understanding China’s Economic Indicators. Translating the Data into Investment Opportunities, Upper Saddle River (nj), ft Press, 2011.
  • [18]
    Xi Jinping, « The Rule of Law and the Rule of Virtue » (discours du 9 décembre 2016), in The Governance of China, t. 2, Pékin, Foreign Languages Press, 2017, p. 146.
  • [19]
    Dai Mucai, « Poursuivre en même temps le gouvernement par la loi et le gouvernement par la vertu », Le Quotidien du peuple (en chinois), 14 février 2017, p. 7.
  • [20]
    Zhang Weiwei, The China Wave (World Century, 2012), ouvrage qui évite d’aborder les aspects sombres de l’histoire chinoise et dont on dit qu’il a été lu et approuvé par Xi Jinping.
  • Voir encore:

Que disent les nouveaux e-mails rendus publics sur l’origine du SARS-CoV-2 ?

La version non censurée de courriels de l’agence américaine de la santé confirme que la thèse d’une fuite de laboratoire a été sérieusement envisagée, avant de passer à l’arrière-plan.

William Audureau

Le Monde
14 janvier 2022

Au début de la pandémie, les instances de santé américaines ont-elles caché au grand public que le SARS-CoV-2 pouvait provenir d’un laboratoire ? C’est la conclusion que certains tirent d’un document d’une dizaine de pages rendu public le 11 janvier 2022 par le Parti républicain, visant Anthony Fauci, directeur de l’Institut national des maladies infectieuses américain (Niaid), principal responsable de la gestion de la pandémie aux Etats-Unis.

« Nous avons mis en ligne des e-mails jusqu’alors inédits, montrant que le Dr Fauci a dissimulé des informations à propos d’une origine du Covid-19 en provenance du laboratoire de Wuhan, et intentionnellement minimisé la thèse d’une fuite de laboratoire. »

Cette publication survient alors que le Dr Fauci, auditionné au Sénat américain, accuse les Républicains d’encourager les « détraqués » à le menacer de mort en propageant depuis des mois des accusations mensongères à son sujet.

Que contiennent ces documents ?

Le dossier mis en ligne contient neuf courriels, reçus ou émis par des responsables de l’Institut national américain de la santé (NIH), principale agence de recherche médicale, notamment le généticien Francis Collins. La plupart remontent au tout début de février 2020, quand plusieurs experts internationaux en virologie, immunologie, et biologie évolutionnaire se sont réunis en téléconférence pour discuter de l’origine possible du virus du SARS-CoV-2.

Ces courriels avaient déjà été obtenus par le Washington Post et Buzzfeed en juin 2020, mais une partie du contenu était alors caviardée : ils sont désormais partiellement ou complètement retranscrits. Deux éléments en ressortent :

  • Comme le montraient déjà plusieurs e-mails rendus publics, la thèse d’un virus « sorti » d’un laboratoire était dès le début prise au sérieux par les experts, et même parfois jugée plus probable qu’une zoonose (maladie transmise d’un animal à l’homme). « Pour moi, c’est du 70-30 ou 60-40 », écrivait ainsi le virologue Michael Farzan, le 1er février 2020.
  • Le NIH a fait pression pour que cette piste soit disqualifiée, par le truchement de publications scientifiques ou de communications de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il l’a même réduite à une « théorie du complot très destructrice », estimant qu’elle causerait du tort à la recherche scientifique.

Que sait-on de l’authenticité de ces e-mails ?

Ils ont été obtenus dans le cadre du Freedom of Information Act, loi sur le droit à l’information qui oblige les agences fédérales américaines à partager leurs documents à quiconque en fait la demande…

 

‘Festival of shame’: Why China has cracked down on Christmas

Rising nationalism under Xi Jinping and tensions between China and the West has left little room for foreign culture that Beijing sees as an affront to Chinese values, writes Ahmed Aboudouh
The Independent
23 December 2021

Scorning it as ‘Western spiritual opium’ and the ‘Festival of Shame’, China has cracked down on Christmas in recent years as the Chinese Communist Party’s (CCP) increasingly vociferous brand of nationalism rejects any outside influence or ideas.

Christmas may not be traditional or officially recognised in China, but there are tens of millions of Christians in the country who celebrate the occasion while much of the general public enjoy festive rituals that are common worldwide – be it shopping for gifts or going out with friends.

Yet under the leadership of Xi Jinping – and since relations with the US soured under the presidency of Donald Trump – Beijing has sought to either downplay or exert control over Western culture or beliefs, and Christmas celebrations have been repeatedly denounced.

CCP notices have banned party members, government agencies, and even universities from taking part in any festivities while slogans urging citizens to boycott Christmas are common on social media platforms.

For example, in Hengyang city in Hunan province, authorities said in December 2018 that any Christmas activities or sales that blocked the streets would be removed. The previous December, a local government agency issued a letter warning CCP officials to avoid celebrating the occasion and instead promote traditional Chinese culture.

“Party members must observe the belief of communism and are forbidden to blindly worship the Western spiritual opium,” it read.

Under Mr Xi, the competition with the US and its allies emboldened nationalists at home who have become more vocal in urging society to focus on Chinese culture.

While Christmas around the world is celebrated by non-Christians and is often considered a cultural event as much as a religious one, academics said that the CCP was sensitive about China being open to any foreign influence as it espouses nationalism.

Rana Mitter, professor of history and politics in modern China at Oxford University, said Beijing was becoming more reluctant to allow the “free flow of what it regards as Western ideas”.

“This includes not just religious concepts but also ideas of liberal democracy and constitutionalism,” he told The Independent.

Speaking this month at a national conference on religious affairs, Mr Xi referred to the “sinicization of religion,” a catchphrase requiring all religions, faith, rituals and practices to align with Chinese culture and society.

Since its introduction in 2015, the concept has aimed to bring Christianity, Islam, Buddhism, Taoism and all other religions in China under the CCP’s control and in line with its tradition and ideology.

Mr Xi told the conference there was a need “to develop a religious theory of socialism with Chinese characteristics, work in line with the Party’s basic policy on religious affairs, and uphold the principle that religions in China must be Chinese in orientation.”

The Chinese government has faced global criticism and accusations of genocide from countries including the US for its treatment of the Uyghur population and other mostly-Muslim ethnic minorities in northwestern Xinjiang, where about a million people are estimated to have been detained and subjected to abuses.

By contrast, there are a relatively small number of Christians estimated to be living in China – around 38 million Protestants and 6 million Catholics – and although suffering from abuses related to their religious beliefs, they have not suffered similar targeted persecution.

“The government’s attitude toward Christians, as with other religions, is not necessarily against the religion per se but rather the potential for religion to become a political force and an alternative to the CCP,” said Xing Hang, an associate professor at Brandeis University.

“Government policy is essentially to ensure that churches put the party and state above the religion,” Mr Xing said, adding that Christians might come under greater scrutiny in the future due to growing Chinese nationalism.

This could also be affected by relations between China and the US, which have worsened in recent years after trade disputes with Mr Trump, arguments over military presence in the Indo-Pacific, and pressure put on Beijing over human rights issues by the administration of US President Joe Biden.

<p>File photo: A person dressed as Santa Claus distributes gifts to people outside a shopping complex in Beijing, China, 25 December 2020</p>

 

File photo: A person dressed as Santa Claus distributes gifts to people outside a shopping complex in Beijing, China, 25 December 2020

Some Chinese officials have tried to deflect attention from Christmas in the country by instead encouraging people to celebrate the birthday of Mao Zedong, the former leader and architect of modern China who was born on 26 December 1893 and died aged 82.

On Christmas Day in 2019, just before the world became aware of the coronavirus pandemic, officials in Linyi, a city in Shandong province, placed a cake with “Happy birthday to Mao” at the footstep of a statue of Mao in the Wangzishan Temple in Pingyi county.

And in Chinese schools, Christmas has been identified as one of the evils in a patriotic education campaign that places great emphasis on rejecting anything Western, according to Bitter Winter, a magazine focused on religious liberty.

For instance, it focuses on teaching students about the “Century of Humiliation” – an account of China’s history between the 19th and 20th centuries where China was “bullied” by Western powers and Japan.

Although any Christmas celebrations in China this year may well be curtailed by the Omicron outbreak, one can still see trees, lights and decorations adorning public spaces and shopping malls in major cities including Shanghai.

This year, one user on Weibo questioned China’s cultural influence abroad and called for promoting national festivals such as the Spring and Mid-Autumn festivals.

They asked:Wouldn’t it be great if one day the influence of the Spring Festival can reach 1 per cent or even slightly higher than that of Christmas?”

China cancels Christmas: why Santa Claus is not coming to town for Chinese kids

  • Options for Christmas celebrations beyond the malls and stores shrink as English-teaching centres shut down following a crackdown
  • Rising online nationalism combined with a boycott of Western cultural values is making many parents choose to forgo the festivities to ‘avoid trouble’
Governments around China have been trying to cool the public zest for celebrating Christmas, in a bid to resist Western cultural influences. EPA-EFE
Governments around China have been trying to cool the public zest for celebrating Christmas, in a bid to resist Western cultural influences. EPA-EFE

Josie Wang and her family are not Christian. But they have celebrated Christmas every year since 2016.

That was the year her son William, then a toddler of three, started learning English with a private education company in Beijing.

Christmas then meant singing carols under the tree with his tutors. As Wang’s flat was too small to put up a Christmas tree and festive decorations, she would usually leave the boy a gift on behalf of Santa, to “reward his good behaviour”.

1Le 31 octobre 2017, quelques jours après leur désignation à l’issue du XIXe congrès du Parti Communiste Chinois (PCC), les sept membres du Comité permanent du Bureau politique – la plus haute instance du Parti au complet –, se sont rendus à Shanghai pour commémorer la création du Parti en ce lieu, quatre-vingt-seize ans plus tôt, en 1921. Au cours d’une cérémonie dirigée par le secrétaire général Xi Jinping en personne, les hauts dirigeants ont, le poing gauche dressé, solennellement juré de servir le Parti et de garder ses secrets. Ils ont ensuite visité le « mémorial révolutionnaire du lac du sud de Jiaxing », musée dont l’objet est de rappeler à la population chinoise l’horreur des souffrances qu’elle subissait sous les jougs conjugués du féodalisme et de l’impérialisme, avant la création par le PCC, en 1949, de la « Nouvelle Chine », la République Populaire de Chine (RPC). Selon les médias chinois officiels, Xi Jinping, au cours de cette visite, s’est exclamé à plusieurs reprises « Que d’humiliations ! Que de honte ! Á cette époque, la Chine était un mouton gras attendant le sacrifice. » [1][1]http://news.xinhuanet.com/politics/2017-11/01/c_1121886406.htm.…

La Chine est-elle un bouc émissaire ?

2Ainsi, dans l’esprit de ses dirigeants actuels, la Chine du « siècle des humiliations », qui selon l’historiographie officielle chinoise, s’étend de la première Guerre de l’opium en 1839 à 1949 [2][2]Voir Alison A. Kaufman The “Century of Humiliation” and China’s…, était un bouc émissaire, un objet passif et presque consentant de l’avidité des prédateurs occidentaux et japonais qui, secrètement coalisés pour tirer profit de sa faiblesse, la violèrent et l’occupèrent pour finir par la démembrer et par s’en partager les morceaux. On a presque le sentiment que Xi Jinping a lu René Girard [3][3]Dans toute son œuvre et notamment dans La Violence et le sacré,…. Le doute est permis cependant, car si Xi décèle chez autrui la soif de persécution, il lui semble impossible d’admettre que cette soif puisse être partagée par son peuple [4][4]« Avoir un bouc émissaire, écrit Girard, c’est ne pas savoir…. En effet, au mépris de toute réalité historique, le Parti ressasse un discours qui fait de la Chine une victime innocente de l’agressivité naturelle des barbares. Cette vision manichéenne de l’histoire chinoise s’appuie paradoxalement sur un sentiment de supériorité. Du fait de la qualité supérieurement pacifique de sa civilisation, la Chine resterait en effet, pour son malheur, traditionnellement incapable de répondre à la violence qu’on exerce contre elle, mystérieusement immunisée contre la nature universellement mimétique du conflit…

3Peut-être que si Xi Jinping imagine la Chine du « siècle des humiliations » comme un mouton gras promis au sacrifice, et donc à la disparition, c’est qu’il souhaite que le souvenir de ces humiliations soit à jamais effacé. Que la « parenthèse » de la domination occidentale soit vite refermée, et oubliée. Pourtant, l’image de la Chine faible et soumise aux Occidentaux vient sans cesse hanter les nationalistes comme ces revenants de la religion traditionnelle qu’il faut régulièrement chasser de la communauté des vivants à coup d’exorcismes. Á moins que cette Chine sacrifiée puisse « renaître » [5][5]Le projet de faire renaître ou de revitaliser (复兴 fùxīng) la…, mais cette fois sous la forme d’une Chine tout à la fois éternelle et idéale, toute puissante, à jamais purifiée de ses hontes et de ses humiliations.

4En qualifiant la Chine de « mouton attendant le sacrifice », Xi Jinping s’approprie les images d’un roman publié en 2004 et qui eut un formidable succès en Chine, Le Totem du loup[6][6]Cet ouvrage, dont l’auteur, Jiang Rong, fut un de ces « jeunes…. Dans ce roman, dont l’intrigue se situe dans les régions reculées de Mongolie-Intérieure, les étrangers sont assimilés à des hordes de nomades sanguinaires, des loups assoiffés de viande rouge, et les Chinois à de passives proies sans défense, d’inoffensifs troupeaux de moutons bêlants. Son auteur ne cachait d’ailleurs pas son admiration pour les « loups » et incitait les Chinois, pour sortir de la persécution millénaire qu’ils subissent de la part des étrangers, à devenir eux-mêmes quelque peu des loups. Le paradoxe du livre était que les loups étaient progressivement décimés par la population locale, pour finir par quasiment disparaître.

5L’auteur du Totem du loup a été entendu au-delà de ses espérances. En effet, Xi refuse que la Chine soit un mouton bêlant promis au couteau du boucher : il veut la construction d’un pays fort et fier, capable de gagner une guerre. Cela passe par la culture d’un esprit guerrier, où le civil et le militaire doivent fusionner, et plus concrètement par une augmentation rapide des dépenses budgétaires non seulement de l’armée [7][7]Cette augmentation se produit alors même que la Chine n‘est…, mais aussi de la police et de la police armée. Pourtant, Xi Jinping ne renonce pas à présenter la Chine comme essentiellement pacifique. Au cours de son rapport au XIXe congrès, un impressionnant discours de trois heures et vingt-trois minutes, il a prononcé vingt fois le mot « pacifique », 和平 [8][8]français sous l’attrayant titre suivant : « Remporter la…. Comment expliquer cette contradiction ? La Chine s’imagine dans le rôle avantageux de l’ancienne victime qui s’est trop longtemps laissé faire, de la bonne pâte qui se rebelle et refuse de se laisser marcher sur les pieds plus longtemps par les voyous qui l’ont trop longtemps martyrisée. S’il entre bien sûr du calcul dans l’affirmation du caractère pacifique du développement de la Chine, qui vise à rassurer ceux qui l’entourent, il est difficile de ne pas y percevoir un accent de sincérité : la Chine se pense vraiment, en toute candeur, plus pacifique que les puissances dont elle fut la victime.

6Pour un œil extérieur, une connaissance même superficielle de l’histoire chinoise suffit pourtant à réfuter cette assertion. On pourra par exemple consulter avec profit le passionnant ouvrage récemment publié par Howard French pour constater que la prétention de la Chine à être « la » civilisation ne l’a jamais empêchée d’utiliser la force aussi souvent que n’importe quelle autre puissance d’importance, lorsque cela lui semblait utile ou nécessaire [9][9]Howard W. French, Everything Under the Heavens: How the Past…. Comment comprendre qu’au moment même où l’Europe tend à voir sa propre histoire sous un jour très sombre, s’accusant sans relâche de tous les crimes qu’elle a commis ou qu’elle n’a pas commis, la Chine pour sa part récuse tout retour critique sur sa propre histoire, qualifiant de « nihilisme historique » les efforts pour regarder en face la violence chinoise à l’encontre des étrangers au XIXe et au XXe siècles, ou pire encore les travaux visant à comprendre la logique criminelle de la Révolution culturelle [10][10]Voir par exemple “Une mémoire ambiguë en Chine : le «Massacre… ?

La structure sacrificielle de la politique chinoise

7« Un mouton gras attendant le sacrifice ». L’assimilation de la Chine du « siècle des humiliations » à la victime d’un sacrifice rituel sonne étrangement lorsqu’on se figure que dans la Chine ancienne, « gouverner revient à sacrifier », comme l’écrit Jean Lévi [11][11]« Le rite, la norme, le tao : philosophie du sacrifice et…. Il se trouve en effet que le terme utilisé ici par Xi Jinping pour dire l’acte du sacrifice 宰, zǎi, signifie tout autant « gouverner » que « sacrifier » [12][12]Selon le dictionnaire Ricci 宰爵zǎi jué dans l’administration…. Le système sacrificiel des Zhou, bien que mis à mal durant la longue agonie de la dynastie, pendant la période dite des Printemps et Automnes et celle des Royaumes combattants qui lui succède du Ve au IIIe siècle avant J.C., servira de modèle aux empereurs chinois, à travers le sacrifice au Ciel opéré par le souverain en personne après chaque solstice d’hiver. Cette pratique sacrificielle perdurera jusqu’en 1912 et la chute de l’Empire, voire jusqu’en 1915-1916, période durant laquelle Yuan Shikai tente de restaurer l’Empire. Ce sacrifice avait pour objet un animal – un jeune taureau roux, dont la couleur rousse rappelait « l’empereur enflammé » (炎帝, yándì) encore appelé « l’empereur rouge » (赤帝, chìdì), une figure mythique considérée avec « l’empereur jaune » (黄帝 huángdì) comme l’ancêtre de tous les Hans, l’ethnie majoritaire en Chine. L’animal était brûlé intégralement et consacré au Ciel. Ce sacrifice était doublé d’un sacrifice aux ancêtres d’un autre taureau roux, en tous points semblable au premier, dont le corps était démembré et les morceaux répartis entre les participants, selon un ordre strict qui (re)produisait la hiérarchie sociale. La possession territoriale de chaque chef de clan était directement conditionnée par le nombre d’ancêtres qu’il avait à honorer, et donc par la place qu’il occupait dans ce sacrifice.

8C’est ainsi que dans l’imaginaire de Xi Jinping, la consommation sacrificielle de la Chine-bouc émissaire et son démembrement par les puissances étrangères qui s’en partagent littéralement le territoire durant « le siècle des humiliations », reproduit un sacrifice ancien dont les auteurs représentaient le sommet de l’aristocratie du régime féodal. Il se trouve que dans la mythologie propre au parti, les communistes se sont rebellés tout uniment contre le féodalisme et l’impérialisme. L’histoire de la « Nouvelle Chine » communiste est celle de la libération de la Chine et de son peuple du joug qui lui était imposé par les tyrans féodaux et étrangers. Cette association symbolique entre féodaux et puissances étrangères est facilitée par la présence concrète de forces armées étrangères en Chine jusqu’au milieu du XXe siècle et par la nature « étrangère » (mandchou) de la dernière dynastie chinoise, dont la haute aristocratie n’était majoritairement pas d’ethnie Han. Mao Zedong s’identifiera à celui qu’on appelle l’empereur Qin Shihuang, le premier empereur historique qui, au IIIe siècle avant J.C., unifiera la Chine, mettra à bas le système féodal et lui substituera un système centralisé extrêmement répressif. Jean Lévi voit dans l’émergence de ce système centralisé la fin du système féodal fondé sur le sacrifice [13][13]Jean Lévi, Op. Cit. p. 186 et suivantes.. De même, dans l’imaginaire communiste, Mao est un nouvel empereur qui comme son modèle unifie le pays et pourfend les pouvoir féodaux et les impérialistes avides d’asservir la Chine et son peuple. Ce modèle est très présent aujourd’hui chez Xi Jinping dans sa lutte contre la corruption et les baronnies qui divisent la Chine, comme dans sa lutte contre toutes les formes de « séparatismes » politiques ou religieux. Aujourd’hui encore par exemple, la séparation de Taïwan de la mère patrie est comprise comme une conséquence de l’ère impérialiste et féodale durant laquelle la Chine était asservie aux étrangers. Mais est-ce que la fin du système féodal signifie pour autant la fin de la structure sacrificielle qui l’organisait ? Si l’on prend le mot « sacrificiel » au sens étroit du sacrifice au Ciel, la réponse est oui, puisque les Républicains ont mis fin à un système que la Chine communiste n’a naturellement pas restauré. Si l’on prend le mot « sacrificiel » au sens que lui a donné René Girard, on peut en douter.

9En effet, à suivre René Girard, toutes les communautés humaines archaïques sont fondées sur des rituels qui visent à expulser la violence qui les menace hors d’elles-mêmes. Le sacrifice que Girard voit à la source des communautés humaines est la reproduction ritualisée d’une scène originelle : un lynchage qui a miraculeusement restauré la paix menacée par la discorde et les conflits mimétiques. L’objet du lynchage est ce que Girard appelle la victime émissaire : toute la violence réelle de la communauté se porte sur elle, tandis qu’elle est accusée d’être la seule responsable de cette violence et des calamités frappant la communauté. Pour ce qui concerne la Chine archaïque, il est vraisemblable que le sacrifice au Ciel trouve son modèle dans une scène de lynchage dont les rois/chamans de la Chine ancienne furent l’objet.

10Ainsi, on peut citer le cas du souverain Tang, fondateur de la dynastie Shang au XVIe siècle avant J.C. [14][14]Il s’agit de la dynastie semi-historique qui précède celle des…, qui après sa victoire sur le dernier souverain de la dynastie des Xia dut faire face à une longue période de sècheresse durant laquelle rien ne fut récolté. Dans une structure typique des mythes sacrificiels, il s’accusa et accusa son gouvernement de nombreux maux sans lien apparent avec la sécheresse (concussion, luxure, dépenses somptuaires, calomnies), préfigurant ainsi les séances d’autocritique chères au parti communiste. Pour conjurer le retour des esprits persécuteurs et des démons envoyés par le Ciel pour le punir, il offrit à l’empereur d’en-Haut et à son peuple de s’immoler par le feu pour que cesse la sécheresse et que soit mis fin aux malheurs qui s’abattaient avec elle sur le pays [15][15]Cette attitude du souverain Tang servit de modèle aux empereurs…. Diverses versions de ce mythe existent. Selon l’une d’entre elles, le souverain s’en sortit en offrant au Ciel certaines parties de lui-même, ongles et cheveux, qui le représentaient tout entier auprès de la divinité. Selon une autre version, il offrit au Ciel une victime de substitution, un taureau. Le sacrifice du roi fit pleuvoir et ramena l’harmonie [16][16]Voir Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne,…. Dans sa structure, ce mythe est identique au rituel du sacrifice au Ciel au cœur de la politique des Zhou : un roi, après le solstice d’hiver et avant les semences et les pluies du printemps immole par le feu, après l’avoir criblé de flèches, un taureau roux dont la couleur manifeste qu’il s’est exposé au feu du soleil, comme pour conjurer la sécheresse et assurer la permanence du retour des saisons, modèle et fondation de l’harmonie cosmique et sociale.

Sacrifier le Prince ou chasser les démons ?

11Se perçoit aussi dans ce mythe l’origine et le lien avec le sacrifice de ce que les textes de la dynastie Zhou appelleront plus tard le « mandat du Ciel » : lorsque les calamités et les conflits s’abattent sur la Chine, c’est que le mandat du Ciel a été retiré au souverain et il devient alors légitime de le remplacer, y compris par des moyens violents et illégaux. Cependant, si par son bon gouvernement et par une bonne pratique du sacrifice (ce qui dans le cadre de la dynastie Zhou est une seule et même chose), le souverain parvient à ramener concorde et harmonie, c’est que le mandat du Ciel ne lui a pas été retiré. Dans les faits, le mandat du Ciel sert bien sûr surtout aux nouveaux souverains à justifier a posteriori le renversement dynastique. Mais ce qui importe ici, c’est de constater à quel point le mandat du Ciel et son retrait possible ressemblent en tous points aux humeurs variables qui traversent les « 10 000 hommes », la foule des agriculteurs formée par les sujets du souverain, qui est lui « l’homme unique » [17][17]Id. p. 140., dans un rapport de force qui pourrait paraître inégal et inquiétant si la force structurante de l’institution sacrificielle ne permettait de maintenir à bonne distance symbolique et physique la foule de son souverain [18][18]C’est ainsi qu’on peut comprendre les multiples tabous qui….

12Cette mentalité sacrificielle inhérente à la politique en Chine fut particulièrement manifeste, dans son emballement même, pendant la Révolution culturelle. Ainsi le chercheur néerlandais Barend J. ter Haar a pu décrire la politique maoïste durant la Révolution culturelle (1966-1976) comme étant régie par un « paradigme démonologique » selon lequel la politique consiste, sur le modèle taoïste, à « chasser les démons » hors de la communauté qu’ils menacent [19][19]Barend J. ter Haar, “China’s Inner Demons: The Political Impact…. Pour éviter que la violence qui traverse la communauté politique ne se retourne contre le souverain, il faut que celui-ci la prenne entre ses propres mains et l’oriente vers des objets sacrifiables, symboliquement ou réellement. Du point de vue du souverain, il n’en est naturellement pas un lui-même : tout le monde ne peut pas avoir la vertu du souverain Tang des Shang, qui, on l’a vu, s’est offert lui-même en sacrifice. Peut-être aussi, mais les chroniques ne le disent pas, cette offre s’est-elle faite sous la pression d’une foule courroucée, sur le modèle de ces « criminels » qui aujourd’hui après avoir passé quelques semaines au secret et aux mains de la redoutable Commission de discipline et d’inspection du Parti sont envoyés en victimes expiatoires à la télévision pour confesser leur crime devant la foule des spectateurs [20][20]“Beijing’s Televised Confessions”, chinafile.com, 20 janvier…. C’est ainsi que le sacrifice rituel se transforme en châtiment, qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle sorte de sacrifice rituel [21][21]La continuité structurelle du sacrifice et du châtiment se lit….Ce fut le cas dans la Chine antique, ou la crise de l’institution sacrificielle traditionnelle mena à l’émergence d’un courant de pensée, le légisme, qui faisait de l’aristocratie sa tête de Turc, et de la chasse aux têtes par les paysans-soldats et du châtiment par le Prince le cœur de l’art de gouverner [22][22]Sur le légisme voir Han-Fei-Tse ou le Tao du Prince, Présenté…. De même, dans l’imaginaire communiste aujourd’hui, le féodalisme et l’impérialisme qui présidaient au sacrifice de la Chine bouc-émissaire sont-ils devenus la substance même de ce qu’il faut sacrifier, c’est-à-dire expulser hors de la communauté, en même temps que les criminels ou les corrompus. Sous l’impulsion du Parti communiste, la Chine exécute chaque année plus de condamnés à mort que le reste du monde réuni, sans doute plusieurs milliers de personnes par an [23][23]Voir dans ce numéro l’entretien avec Marie Holzman, pp. 38-45..

13La Chine, dans la version idéalisée qu’en présente le Parti, d’objet du sacrifice en est devenue l’acteur légitime et tout puissant, incarnée par un souverain fermement en possession du mandat du Ciel. Ainsi, en conclusion de son discours fleuve ouvrant le XIXe congrès du PCC le 18 octobre 2017, Xi Jinping pouvait ainsi, en toute quiétude, s’identifier à un moderne fils du Ciel en citant une phrase tirée du classique des rites, le texte organisant la vie sociale, politique et administrative de la dynastie Zhou : « Quand la Voie céleste prévaut, l’esprit public règne sur Terre. » [24][24]Traduction donnée par la presse officielle de la citation par…

« Comment Satan peut-il chasser Satan ? »

14Il est maintenant enfin possible de répondre à la question posée plus haut. Pourquoi la Chine récuse-t-elle tout retour critique sur sa propre histoire ? Comment, malgré son histoire banalement chaotique, la Chine peut-elle se penser comme une civilisation plus pacifique que les autres ? C’est très certainement parce que, en vertu de la structure sacrificielle de la politique en Chine, la violence qui s’y exerce doit être expulsée en même temps que ceux qui l’incarnent, le féodalisme ou l’impérialisme, c’est-à-dire les traitres et les étrangers qui veulent diviser et humilier la Chine. D’une certaine façon, en se situant résolument dans la continuité des « 5000 ans d’histoire » de la Chine, le Parti et ses dirigeants revendiquent eux-mêmes l’archaïsme sacrificiel qui continue de structurer la politique dans ce pays. Cependant, aujourd’hui, en Chine comme ailleurs (même si sans doute plus lentement qu’ailleurs), la structure sacrificielle de la politique est subvertie par la confrontation avec les autres récits nationaux qui pour leur part ne se sentent nullement contraints d’occulter la violence chinoise, et par la difficile recherche de la vérité historique et anthropologique qui est le propre du travail intellectuel. Le pouvoir chinois tente de se protéger et de protéger la stabilité du pays par l’érection de murs numériques et symboliques. Il sait que les vieux secrets de la violence politique sont éventés, et que la révélation de la nature violente des structures sacrificielles du pouvoir peut lui être fatale. « Comment Satan peut-il chasser Satan ? » (Matt, 12,26).

Notes

  • [1]
    http://news.xinhuanet.com/politics/2017-11/01/c_1121886406.htm. 习近平总书记连连感叹:“多屈辱啊!多耻辱啊!那时的中国是待宰的肥羊。”
  • [2]
    Voir Alison A. Kaufman The “Century of Humiliation” and China’s National Narratives, 10 mars 2011 https://www.uscc.gov/sites/default/files/3.10.11Kaufman.pdf.
  • [3]
    Dans toute son œuvre et notamment dans La Violence et le sacré, Grasset 1972, et Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset 1978, René Girard explore la source sacrificielle de toutes les cultures humaines. La pertinence de ses analyses dans le cadre de la civilisation chinoise a été, à ma connaissance peu explorée.
  • [4]
    « Avoir un bouc émissaire, écrit Girard, c’est ne pas savoir qu’on l’a » (Achevez Clausewitz, Carnet Nord, 2017, p. 17).
  • [5]
    Le projet de faire renaître ou de revitaliser (复兴 fùxīng) la nation (ou l’ethnie, ou la « race », 民族, mínzú) chinoise est en effet le projet phare du PCC dans la perspective de la célébration des cent ans du PCC, en 2021.
  • [6]
    Cet ouvrage, dont l’auteur, Jiang Rong, fut un de ces « jeunes instruits » envoyé à la campagne, en l’occurrence en Mongolie Intérieure, pendant la Révolution culturelle, a été vendu à des dizaines de millions d’exemplaires en Chine et traduit en français comme dans de nombreuses autres langues (Le Totem du loup, Livre de Poche, 2009). En 2015, il a fait l’objet d’une adaptation cinématographique franco-chinoise, réalisée par Jean-Jacques Annaud, dans laquelle la dimension historique et géopolitique du livre est complètement occultée.
  • [7]
    Cette augmentation se produit alors même que la Chine n‘est actuellement engagée dans aucun conflit à l’étranger et que sa croissance ralentit.
  • [8]
    français sous l’attrayant titre suivant : « Remporter la victoire décisive de l’édification intégrale de la société de moyenne aisance et faire triompher le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère ». http://french.xinhuanet.com/chine/2017-11/03/c_136726219.htm?from=timeline.
  • [9]
    Howard W. French, Everything Under the Heavens: How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power, Knopf, 2017.
  • [10]
    Voir par exemple “Une mémoire ambiguë en Chine : le «Massacre de Tianjin» en 1870 », Asialyst, 26 octobre 2017 https://asialyst.com/fr/2017/10/26/chine-memoire-ambigue-massacre-tianjin-1870/. “China’s history problem: how it’s censoring the past and denying academics access to archives”, South China Morning Post, 2 mai 2017 : http://www.scmp.com/culture/books/article/2091436/why-you-cant-believe-word-xi-jinping-says-about-history-according. Historian’s Latest Book on Mao Turns Acclaim in China to Censure, The New York Time, 21 janvier 2017. https://www.nytimes.com/2017/01/21/world/asia/china-historian-yang-jisheng-book-mao.html.
  • [11]
    « Le rite, la norme, le tao : philosophie du sacrifice et transcendance du pouvoir en Chine ancienne » dans Religion et société en Chine ancienne et médiévale, sous la direction de John Lagerwey, Institut Ricci, Cerf, 2009, p. 166.
  • [12]
    Selon le dictionnaire Ricci 宰爵zǎi jué dans l’administration impériale est l’officier de bouche : responsable des sacrifices, de la répartition de la viande durant les dynasties 周 Zhou et 秦 Qin.宰夫zǎi fū, signifie à la fois sacrificateur, personne chargé de découper et répartir la viande et Administrateur-adjoint au 天官 tiān guān ou ministère du Ciel, chargé des questions politiques (selon le 周禮 Zhou Li). 宰割zǎi gē signifie dépecer, démembrer et 宰官zǎi guān fonctionnaire, mandarin. 宰肉 zǎi ròu signifie à la fois découper la viande en allusion à 陳平 Chen Ping (? -178 A.C.), premier ministre du fondateur de la dynastie 西漢 Han de l’Ouest et le talent de gouverner un pays (voir à propos de Chen Ping, Jean Lévi, Op. Cit. p. 169). 宰相zǎi xiàng signifie ministre, etc.
  • [13]
    Jean Lévi, Op. Cit. p. 186 et suivantes.
  • [14]
    Il s’agit de la dynastie semi-historique qui précède celle des Zhou, qui ritualisera le sacrifice au Ciel.
  • [15]
    Cette attitude du souverain Tang servit de modèle aux empereurs des dynasties postérieures. Ainsi, « [le règne de l’empereur Yuan] fut une succession de désastres : famines, cannibalisme, tremblements de terre, incendies, sécheresses, inondations, épidémies, éboulements, tempêtes, éclipses, invasions de papillons blancs en si grand nombre qu’ils cachent le soleil surviennent année après année, suscitant, selon une mécanique bien rodée, les stations de la contrition impériale : l’empereur constate le mal, s’en accuse, se prive, amnistie, exempte et récompense ».) Michèle Pirazzoli-t’Serstevens et Marianne Bujard, Les Dynasties Qin et Han, Histoire générale de la Chine (221 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.), Les Belles Lettres, 2017 p. 88.
  • [16]
    Voir Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, textes choisis, traduits et indexés par Rémi Mathieu, Gallimard, 1989, pp. 139-141.
  • [17]
    Id. p. 140.
  • [18]
    C’est ainsi qu’on peut comprendre les multiples tabous qui pesaient sur la représentation de l’empereur et sur les contacts que le peuple et l’administration impériale pouvaient ou ne pouvaient pas entretenir avec lui, ainsi que l’institution du « prieur secret » (祕祝, mìzhù) « dont la fonction consistait à détourner sur des inférieurs les calamités visant le souverain ». Cette institution disparut cependant sous l’empereur Wen, réputé pour sa clémence dès le IIe siècle avant Jésus-Christ. Michèle Pirazzoli-t’Serstevens et Marianne Bujard, Les Dynasties Qin et Han, Histoire générale de la Chine (221 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.), Les Belles Lettres, pp. 52-53.
  • [19]
    Barend J. ter Haar, “China’s Inner Demons: The Political Impact of the Demonological Paradigm” dans Woei Lien Chong (ed.), China’s Great Proletarian Revolution: Master Narratives and Post-Mao Counternarratives, Rowman & Littlefield, 2002, pp. 27-68.
  • [20]
    “Beijing’s Televised Confessions”, chinafile.com, 20 janvier 2016.
  • [21]
    La continuité structurelle du sacrifice et du châtiment se lit jusque dans l’étymologie du terme 宰, zǎi utilisé par Xi Jinping pour décrire l’abattage de la Chine bouc-émissaire par les impérialistes/féodaux. Selon le dictionnaire Ricci 宰 est en effet composé de la clé du toit et de sa partie inférieure qui signifie châtiment appliqué en rétribution d’un crime.
  • [22]
    Sur le légisme voir Han-Fei-Tse ou le Tao du Prince, Présenté et traduit du chinois par Jean Lévi, Seuil, 1999 et Shang Yang, Le livre du Prince Shang, présentation et traduction Jean Lévi, Flammarion 2005.
  • [23]
    Voir dans ce numéro l’entretien avec Marie Holzman, pp. 38-45.
  • [24]
    Traduction donnée par la presse officielle de la citation par Xi Jinping d’une phrase bien connue du classique des rites : 大道之行,天下为公dàdào zhī xíng, tiānxià wèi gōng. Rappelons puisqu’à ce point cela paraît nécessaire, que le PC reste officiellement areligieux et même athée. Sur la religion politique chinoise, je me permets de renvoyer à « XIXe congrès, le triomphe de la religion politique chinoise », Institut Thomas More, octobre 2017. http://institut-thomas-more.org/2017/10/18/dix-neuvieme-congres-du-pcc-le-triomphe-de-la-religion-politique-chinoise/.

« Can’t Let This Demon Hide »: Xi Jinping On Coronavirus As Nations Prepare Airlifts

Xi made his remarks during talks with the head of the World Health Organization in Beijing amid growing global concerns about a novel coronavirus that has infected thousands in China and reached more than a dozen other countries.

World Agence France-Presse
January 29, 2020

« The epidemic is a demon, and we cannot let this demon hide, » Xi Jinping said.

Wuhan, China: China is battling a « demon » virus that has so far killed more than 100 people, President Xi Jinping said Tuesday, as foreign nations prepared to evacuate their citizens and the US said it was developing a vaccine.

Xi made his remarks during talks with the head of the World Health Organization in Beijing amid growing global concerns about a novel coronavirus that has infected thousands in China and reached more than a dozen other countries.

In a development that could cause more jitters abroad, Japan and Germany reported the first confirmed cases of human-to-human transmission outside of China.

World markets outside Asia nevertheless rebounded following a global sell-off fuelled by the spread of the virus.

The infection is believed to have originated in a wild-animal market in the central Chinese city of Wuhan, where it jumped to humans before spreading rapidly across the country, prompting authorities to enact drastic nationwide travel restrictions in recent days.

Countries are also concerned about the fate of thousands of foreigners stuck in Wuhan, a city of 11 million that has been sealed off by Chinese authorities in a bid to contain the disease.

A plane sent by Tokyo landed in the virus-stricken metropolis late Tuesday and was scheduled to repatriate Japanese nationals on Wednesday, the same day that a US aircraft is expected to bring American citizens back to their homeland.

The European Union will fly its citizens out aboard two French planes this week, and South Korea was due to do the same. Several other countries were assessing their options.

« Chinese people are currently engaged in a serious struggle against an epidemic of a new type of coronavirus infection, » Xi told WHO chief Tedros Adhanom Ghebreyesus in Beijing.

« The epidemic is a demon, and we cannot let this demon hide, » the Chinese leader said, pledging that the government would be transparent and release information in a « timely » manner.

His comments came as anger simmered on Chinese social media over the handling of the health emergency by local officials in central Hubei province.

Some experts have praised Beijing for being more reactive and open about this crisis than it was during the SARS (Severe Acute Respiratory Syndrome) epidemic of 2002-2003.

But others say local cadres were more focused on projecting stability earlier in January than in adequately responding to the outbreak during regional political meetings.

Since then, the number of cases has soared — doubling to more than 4,500 in the past 24 hours.

In Washington, US health authorities said a vaccine was in the works but would take months to develop.

Health and Human Services Secretary Alex Azar called on Beijing to show « more cooperation and transparency, » saying the US had offered its help three times — so far without success.

– Contagion abroad –

The WHO last week stopped short of declaring the outbreak a global emergency, which could have prompted a more aggressive international response, such as travel restrictions.

Following the high-level talks with Xi in Beijing, the WHO said the two sides had agreed to send international experts to China « as soon as possible… to guide global response efforts. »

« Stopping the spread of this virus both in China and globally is WHO’s highest priority, » Tedros said.

Until Tuesday, all reported cases in more than a dozen countries had involved people who had been in or around Wuhan.

But in Japan, a man in his 60s apparently contracted the virus after driving two groups of tourists visiting from the city earlier in January, the health ministry said.

And a 33-year-old German man contracted the disease from a Chinese colleague from Shanghai who visited Germany last week, according to health officials.

Vietnam has been investigating a possible case of human-to-human transmission.

The development came after countries including Sri Lanka, Malaysia and the Philippines announced tighter visa restrictions for people coming from China.

China has taken its own drastic steps to stop the virus, which health officials say is passed between people through sneezing or coughing, and possibly through physical contact.

Zhong Nanshan, a renowned scientist at China’s National Health Commission, told the official Xinhua news agency on Tuesday that the outbreak could peak in a week or 10 days.

Authorities sealed off Wuhan and other cities in Hubei province late last week, trapping more than 50 million people.

China has since extended the Lunar New Year holiday to keep people indoors as much as possible, and suspended a wide range of train services.

On Tuesday, authorities urged Chinese citizens to delay any foreign travel « to protect the health and safety of Chinese and foreign people. »

Ghost town

Wuhan, meanwhile, has been turned into a near ghost town under a lockdown that has largely confined the industrial hub’s residents to their homes.

With a ban on car traffic, the streets were nearly deserted apart from the occasional ambulance — although the city’s hospitals are overwhelmed.

1Comments« Everyone goes out wearing masks and they are worried about the infection, » said David, a Chinese man who works in Shanghai but found himself trapped in Wuhan after it was put under quarantine. He declined to give his family name.

Want to escape poverty? Replace pictures of Jesus with Xi Jinping, Christian villagers urged

Believers urged to replace religious artefacts in their homes with posters of Communist Party leader if they want to benefit from poverty-relief efforts

Vows of Change in China Belie Private Warning
Chris Buckley
NYT

Feb. 14, 2013

HONG KONG — When China’s new leader, Xi Jinping, visited the country’s south to promote himself before the public as an audacious reformer following in the footsteps of Deng Xiaoping, he had another message to deliver to Communist Party officials behind closed doors.

Despite decades of heady economic growth, Mr. Xi told party insiders during a visit to Guangdong Province in December, China must still heed the “deeply profound” lessons of the former Soviet Union, where political rot, ideological heresy and military disloyalty brought down the governing party. In a province famed for its frenetic capitalism, he demanded a return to traditional Leninist discipline.

“Why did the Soviet Union disintegrate? Why did the Soviet Communist Party collapse? An important reason was that their ideals and convictions wavered,” Mr. Xi said, according to a summary of his comments that has circulated among officials but has not been published by the state-run news media.

“Finally, all it took was one quiet word from Gorbachev to declare the dissolution of the Soviet Communist Party, and a great party was gone,” the summary quoted Mr. Xi as saying. “In the end nobody was a real man, nobody came out to resist.”

In Mr. Xi’s first three months as China’s top leader, he has gyrated between defending the party’s absolute hold on power and vowing a fundamental assault on entrenched interests of the party elite that fuel corruption. How to balance those goals presents a quandary to Mr. Xi, whose agenda could easily be undermined by rival leaders determined to protect their own bailiwicks and on guard against anything that weakens the party’s authority, insiders and analysts say.

“Everyone is talking about reform, but in fact everyone has a fear of reform,” said Ma Yong, a historian at the Chinese Academy of Social Sciences. For party leaders, he added: “The question is: Can society be kept under control while you go forward? That’s the test.”

Gao Yu, a former journalist and independent commentator, was the first to reveal Mr. Xi’s comments, doing so on a blog hosted by Deutsche Welle, a German broadcaster. Three insiders, who were shown copies by officials or editors at state newspapers, confirmed their authenticity, speaking on the condition of anonymity because of the risk of punishment for discussing party affairs.

More on China
Covid Outbreak: Since China abandoned its strict “zero Covid” policy, the intensity and magnitude of the country’s outbreak has remained largely a mystery. But a picture is emerging of the virus spreading like wildfire.
Economic Recovery: Years of Covid lockdowns took a brutal toll on Chinese businesses. Now, the rapid spread of the virus after a chaotic reopening has deprived them of workers and customers.
Youth Unemployment: With youth unemployment high in China, millions will soon take the Civil Service exam. But for those who get entry-level government jobs, the reality can be monotonous work that blurs the line with personal lives.
Space Program: Human spaceflight achievements show that China is running a steady space marathon rather than competing in a head-to-head space race with the United States.
The tension between embracing change and defending top-down party power has been an abiding theme in China since Deng set the country on its economic transformation in the late 1970s. But Mr. Xi has come to power at a time when such strains are especially acute, and the pressure of public expectations for greater official accountability is growing, amplified by millions of participants in online forums.

Mr. Xi has promised determined efforts to deal with China’s persistent problems, including official corruption and the chasm between rich and poor. He has also sought a sunnier image, doing away with some of the intimidating security that swaddled his predecessor, Hu Jintao, and demanding that official banquets be replaced by plainer fare called “four dishes and a soup.”

Yet Mr. Xi’s remarks on the lessons of the Soviet Union, as well as warnings in the state news media, betray a fear that China’s strains could overwhelm the party, especially if vows of change founder because of political sclerosis and opposition from privileged interest groups like state-owned conglomerates. Already this year, public outcries over censorship at a popular newspaper and choking pollution in Beijing have given the new party leadership a taste of those pressures.

Some progressive voices are urging China’s leaders to pay more than lip service to respecting rights and limits on party power promised by the Constitution. Meanwhile, some old-school leftists hail Mr. Xi as a muscular nationalist who will go further than his predecessors in asserting China’s territorial claims.

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Xi Jinping came to power at a time when the pressure of public expectations for greater official accountability is growing.Credit…Feng Li/Getty Images

The choices facing China’s new leadership include how much to relax the state’s continuing grip on the commanding heights of the economy and how far to take promises to fight corruption — a step that could alienate powerful officials and their families.

“How can the ruling party ensure its standing during a period of flux?” asked Ding Dong, a current affairs commentator in Beijing. “That’s truly a real challenge, and it’s creating a sense of tension and latent crisis inside the party.”

What we consider before using anonymous sources. Do the sources know the information? What’s their motivation for telling us? Have they proved reliable in the past? Can we corroborate the information? Even with these questions satisfied, The Times uses anonymous sources as a last resort. The reporter and at least one editor know the identity of the source.

Learn more about our process.
Mr. Xi and his inner circle have about 18 months to consolidate power and begin any big initiatives before preparations for the next Communist Party Congress and leadership reshuffle in 2017 start to consume elite attention, said Christopher Johnson, an analyst on China at the Center for Strategic and International Studies in Washington.

“For now, he’s a guy who’s trying to be two things at once,” said Mr. Johnson, formerly a senior China analyst for the C.I.A. “The question is: How long will they be able to get by with gestures like four dishes and a soup before they have to make the hard choices?”

So far, Mr. Xi has been busy distinguishing himself from his predecessor through an energetic succession of visits and speeches. Mr. Hu, who formally remains state president until next month, when Mr. Xi will take over that post, also came to power accompanied by widespread expectations of change. But he proved to be a rigidly unadventurous leader.

In recent weeks, Mr. Xi has promised to clean up Beijing’s noxious smog and make it easier to hail a cab on the city’s congested streets. Before that, Mr. Xi also vowed that the party would allow “sharp criticism” of its failings, and said “power must be held in an institutional cage.”

Censors have allowed photographs showing Mr. Xi as a relaxed man of the people to spread on the Internet, including one of a jolly encounter with a man in a Santa Claus costume during a trip overseas.

Mr. Xi “doesn’t want to be known as Hu Jintao is known, as someone who didn’t make much progress,” said Ezra Vogel, an emeritus professor of social sciences at Harvard University who recently visited China, a country he has studied for decades.

Yet Mr. Xi has qualified his promises in ways that have already disappointed some proponents of faster market-driven change and political liberalization. In one speech, Mr. Xi said that change must be piecemeal, citing Deng’s dictum that progress is made “crossing the river by groping stones.” In another, he said Mao Zedong’s era of revolutionary socialism should not be dismissed as a failure.

He has also repeatedly demanded that the military show unflinching loyalty — a principle that, in his view, the Soviet Communist Party under Mikhail S. Gorbachev fatally failed to uphold.

Mr. Xi, 59, is the son of a revolutionary who worked alongside Mao until he was purged and jailed. A senior commentator for a major Chinese newspaper said that political patrimony had made Mr. Xi even more sensitive to showing that “while talking about reform, he also wants to tell the party that he won’t become a Gorbachev.”

Unlike the former Soviet leader, Mr. Xi presides over an economy that, for all its hazards, has grown robustly over three decades, propelling China to greater international influence. But Chinese officials have warned that rising stature is also generating external rivalries and domestic demands that would magnify the damage from political missteps and schisms.

“We’re a major power, and we absolutely cannot allow any subversive errors when it comes to the fundamental issues,” Mr. Xi told party officials in Guangdong. “If that happens, there’s no going back.”


Les nouveaux dazibao

Représenter la lutte contre l’épidémie en Chine

Catherine Capdeville-Zeng

Esprit

décembre 2020

Les autorités chinoises ont veillé à ce que les images et informations qui circulent glorifient la victoire du peuple chinois sur l’épidémie, mais elles ont également renoué avec la violence de la Révolution culturelle.

Le dimanche 26 janvier 2020, deux amis chinois de passage à Paris déjeunent à la maison. Contrairement à ce qui était prévu, l’homme arrive seul, sans sa femme et sa fille. Cette dernière est grippée, il n’est pas question de nous contaminer. En effet, depuis quelques jours, la rumeur qui bruissait sur l’existence d’une nouvelle grave maladie contagieuse en Chine a été confirmée officiellement. La conversation a donc roulé principalement sur cette maladie mystérieuse. Nos amis devaient-ils rentrer en Chine ? Malgré leur inquiétude, tous deux ont finalement choisi d’y retourner, principalement pour des raisons familiales. Avant de partir, ils ont essayé d’acheter des masques, mais les pharmacies parisiennes avaient déjà toutes été dévalisées par des Chinois. De retour dans leurs villes respectives loin de Wuhan, leurs premiers messages racontent qu’il est interdit d’aller nulle part sans masque. Mais il y a un problème : les masques sont introuvables en Chine aussi.

La suite, on l’a tous vécue, bien que de manière différente selon les sociétés. Si le contexte épidémique extraordinaire a favorisé partout des discussions et des circulations de messages et publications divers sur Internet, en Chine, on a vu surgir des illustrations poursuivant la tradition des dazibao, ces affiches en grands caractères placardées en masse lors des mouvements politiques qui ont rythmé la vie chinoise pendant toute l’époque maoïste, et qui avaient totalement disparu depuis les réformes, au début des années 1980. Certaines images m’ont semblé significatives et ainsi dignes d’être analysées pour réfléchir à la validité d’une parole désabusée énoncée par de nombreux Chinois, à savoir que leur pays est en train de retourner à l’extrémisme de la Révolution culturelle (1966-1976).

Glorifier le combat

L’État chinois contrôle de plus en plus profondément les nouvelles diffusées dans les médias officiels, et ce qui n’est pas validé en haut lieu est souvent qualifié de rumeur, comme cela a été le cas pour les premiers messages non officiels à propos de ce nouveau virus. Dès le 30 décembre 2019, le docteur Li Wenliang, ophtalmologue à l’hôpital central de Wuhan, diffuse l’information d’une nouvelle maladie, grave et transmissible d’homme à homme, auprès de quelques collègues. Questionné par la police le 3 janvier 2020, il est accusé d’avoir propagé de fausses rumeurs. Dans la culture communiste chinoise, il doit se rétracter en signant une « lettre d’admonestation », nouvelle formule des autocritiques en vigueur dans les années 1940 avec un paroxysme pendant la Révolution culturelle, par laquelle il s’engage à ne pas recommencer sous peine de poursuites. Avec le recul et vue de nos rives occidentales, cette menace à l’encontre de la diffusion de l’existence d’une maladie qui va rapidement devenir une pandémie paraît incroyable. Pourtant, cela est courant en Chine et n’étonne personne là-bas.

Mi-janvier, Li Wenliang, contaminé lors de l’exercice de son métier, tombe lui-même malade, et décède le 6 février 2020, à 34 ans. En signe de respect, sa photo circule largement en ligne, parfois avec la mention : tiandi buren (天地不仁), une parole extraite du Livre de la voie et de la vertu de Laozi, qui peut se traduire de cette manière dans le contexte de pandémie : « Ciel et terre n’ont pas été bienveillants. » Très rapidement, cette photo est suivie en ligne d’un dessin, cependant vite supprimé par les nettoyeurs de l’Internet chinois.

Le dernier message public de Li Wenliang, publié peu avant sa mort, aurait comporté la parole suivante : « Pour être en bonne santé, une société ne devrait pas comporter une seule voix. » Sur le dessin tiré de la photo, le masque devenu bâillon en fil de fer barbelé symbolise l’interdiction d’énoncer toute parole libre.

C’est d’abord la glorification du peuple chinois réussissant sa lutte contre le virus qui doit dorénavant circuler.

En effet, c’est d’abord la glorification du peuple chinois réussissant sa lutte contre le virus qui doit dorénavant circuler, comme cela transparaît dans une bande dessinée de propagande nommée « Grande illustration de la lutte contre le coronavirus », publiée sur le site du Quotidien du peuple le 2 avril. Elle est ensuite amplement relayée en ligne avec la mention : « Le Quotidien du peuple vient de diffuser une photo qui étonne les citoyens ! » Par sa taille, cette image est prévue pour être consultée facilement sur un téléphone portable. Elle illustre l’arrivée du virus à Wuhan, symbolisée par sa pagode de la Grue jaune, peu avant le départ des migrants pour fêter le Nouvel An en famille. Elle glorifie ensuite le combat mené par tous, qui aboutit à la victoire en un temps record. Voici quelques extraits de cette immense fresque.

Le plan du ciel

Esthétiquement et techniquement parlant, les dessins, probablement réalisés sur ordinateur, sont incontestablement réussis. Concentrons-nous à présent sur ce qu’ils montrent et disent, et sur ce qu’ils ne montrent ni ne disent.

L’arrivée du virus est imputée au « ciel », à travers des éclairs et des coups de tonnerre soudains, malmenant la sérénité des voyageurs se préparant à rentrer en famille fêter le Nouvel An. Le ciel, dans la tradition chinoise, est la puissance cosmique fondamentale. Ciel et destin sont souvent synonymes, et une traduction courante de la maxime ci-dessus (« le ciel avait un autre plan ») est « le destin est imprévisible ». L’apparition du « ciel/destin » en tant que moteur cosmique surplombant les hommes est assez originale dans un journal communiste. S’ensuit cette parole si anodine du virus : « Je suis arrivé tout doucement » – soudaine, impromptue, insidieuse, hors de tout contrôle, cette venue enlève toute responsabilité aux humains. Car c’est bien cela qu’il faut retenir : rien n’a pu être fait pour contenir cette épidémie que personne n’a vue venir, parce qu’elle a été orchestrée par le ciel.

Dès lors, il appartient aux humains de se liguer pour combattre la maladie, heureusement avec l’aide du dieu du feu et du dieu du tonnerre, qui nomment les hôpitaux bâtis en un temps record1.

Le combat est héroïque, et les dessins reflètent fidèlement les informations divulguées par les médias officiels, pendant les deux mois de confinement de Wuhan. Les travailleurs sont magnifiés, le sacrifice de chacun est souligné, depuis l’enfant qui pleure car sa mère part faire son devoir jusqu’au mari policier qui déclare à sa femme infirmière : « À ton retour, je te promets de faire le ménage pendant un an ! » À trois reprises, les chiffres officiels sont présentés : tant de cas déclarés, tant de morts, tant de guéris. Les hommes représentent les vecteurs d’autorité et les guerriers : le scientifique officiel Zhong Nanshan, puis tous les ouvriers, policiers, soldats ; les femmes, elles, se sacrifient et aident les autres comme médecins et infirmières. Mais encore, chacun prend sa part : les médecins sont épuisés, les livreurs apportent des choses de première nécessité, les professeurs enseignent en visioconférence, les gens sont confinés… Enfin, arrive le grand jour où les hôpitaux peuvent être démantelés. La vie reprend son cours : les livraisons de toutes sortes reprennent en masse, on peut se passer de faire le dîner le soir car le restaurant d’en dessous a rouvert, les jeunes se remettent à conter fleurette. Et la petite fille solitaire du dernier dessin fait des bulles avec un jouet dont la forme est indiscernable, peut-être une grenouille, un écureuil – ou une chauve-souris ? Sous la protection bienveillante de la pagode de la Grue jaune, dans un parterre de cerisiers du Japon en fleur signalant le printemps, est acté le retour au « rêve chinois » évoqué dans les dernières images : consommation, insouciance, légèreté.

L’expérience paraît finalement assez anodine : la souffrance n’y est jamais frontale, bien qu’elle soit parfois indirectement évoquée, non par pudeur, mais parce que tout élément « négatif » n’a droit de cité dans ce type de communication que pour y être combattu, comme le montrent les mains nues qui reçoivent un masque. La mort est présente à travers le nombre de décès et dans une courte séquence où une jeune fille verse une larme en envoyant des fleurs blanches vers le ciel étoilé, sous la mention : « Certains sont tombés et ne se sont pas réveillés. » L’absence de toute référence idéologique directe est à remarquer : ni le Parti, ni aucun dirigeant n’y sont montrés. Cependant, la société hypercontrôlée est parfaitement dévoilée : policiers, soldats, gardiens en tout genre sont bien présents. « Camarade, ne bouge pas ! » dit un policier en prenant la température sur le front d’une personne. Pour rentrer dans son village barricadé, un migrant doit implorer qu’on lui ouvre la barrière.

La teneur globale du message semble être la suivante : le ciel a envoyé un défi aux hommes qui, malgré quelques pertes, l’ont relevé victorieusement. L’avenir est dans le rêve chinois, représenté par les bulles d’une petite fille solitaire, volant sous des arbres en fleur vers le ciel.

Bien sûr, on peut faire d’autres interprétations : d’abord, la fresque représente évidemment une réécriture de la bataille contre le virus du point de vue des dominants ; paradoxalement, ces derniers sont absents, et c’est bien le peuple lui-même qui est glorifié pour ses sacrifices. Ensuite, on peut être frappé par les accents religieux, voire mystiques, se manifestant dans l’évocation du ciel, dans celle des dieux du feu et du tonnerre nommant les hôpitaux parce qu’ils sont traditionnellement des dieux exorcistes pourfendeurs des maladies, dans les nombreuses colombes blanches voletant – symboles universels de paix et de pureté –, et enfin dans la pagode bouddhiste, présente au début et à la fin. Comment se fait-il que la propagande chinoise doive recourir à des clichés religieux et cacher le communisme et le Parti, les commanditaires de cette fresque ? Comment peut-on interpréter la petite fille solitaire du dernier dessin ? Ne pourrait-on pas y voir signifié le souhait chinois profond d’atteindre à l’individuation loin des foules pour vivre dans un monde idéal, en accord avec une nature bienveillante, sous une protection divine ?

Retour à la Révolution culturelle

Cependant, la douceur extérieure relative de cette fresque disparaît avec fracas dans des caricatures d’une violence extrême livrées sans retenue en ligne fin avril, critiquant la romancière Fang Fang et le docteur Zhang Wenhong2.

Le journal du confinement de Wuhan de Fang Fang, publié chaque soir en ligne, a été le seul récit relatant librement les sentiments d’une écrivaine confinée. Il a été lu et transmis massivement. Parfois supprimé, il a incité à de nombreux débats de soutien, puis de rejet, quand, les éditions chinoises ayant rejeté toute publication en Chine, Fang Fang a conclu un contrat avec des éditions non chinoises. Dès lors, considérée comme traître, elle est traitée dans des termes abjects datant de l’époque de la Révolution culturelle. Sur le dessin, travestie comme un chien, objet de haine et de mépris, elle est accusée par trois jeunes gens la pointant avec un doigt, un pinceau et une plume, la jeune fille tenant une lampe rouge, le tout sur un fond de drapeaux rouges. C’est bien l’écriture libre qui est dénoncée unilatéralement par les tenants d’un communisme rouge revenant sur le devant de la scène par les « nationalistes maoïstes » via les réseaux sociaux. Une caricature datant du mouvement de critique contre Lin Biao et Confucius lors de la fin de la Révolution culturelle en 19743 semble avoir inspiré l’auteur de celle contre Fang Fang.

Les deux caricatures sont composées sur un format et des postures très semblables : trois jeunes gens, jeune fille au milieu, tiennent trois objets accusateurs représentant des armes contre ce qui est dénoncé. L’ancien dessin montre pinceau, pelle et balai ciblant un tas de vieux papiers sur les mots : « Gagnons la guerre du peuple contre Lin [Biao] et Kong [fuzi, Confucius] » ; le nouveau dessin présente pinceau, plume, doigt accusateur et une lampe-tempête tenue à bout de bras, ciblant une Fang Fang représentée en chien méprisable sur les mots : « À bas ce chien courant de l’impérialisme, traître à la patrie, Fang Fang. » Les deux images utilisent le contraste entre le rouge révolutionnaire et les couleurs sombres relevées par du blanc. En revanche, si l’ardeur révolutionnaire est bien lisible dans les yeux et les attitudes des jeunes de la Révolution culturelle, elle semble absente de ceux des jeunes modernes, dont l’un porte même des lunettes, objet autrefois honni car révélateur du statut d’intellectuel. Diffèrent aussi les vêtements ouvriers des jeunes révolutionnaires remplacés par des tenues modernes, bien bourgeoises, comme le signalent la minijupe et la cravate. L’époque a changé et, effectivement, Confucius est revenu à l’honneur ces dernières années. Pourtant, les jeunes mènent toujours le combat sous la direction des drapeaux rouges.

Une deuxième caricature dénonce également l’esprit libre d’une autorité scientifique, le docteur Zhang Wenhong, représenté un peu comme un moustique à écraser, tenu par une main rouge – communiste donc.

La Chine actuelle reste une société du secret. Malheur à ceux qui transgressent les consignes !

La raison de cette attaque ? Zhang Wenhong, directeur du service de maladies infectieuses d’un hôpital de Shanghai, est extrêmement populaire, bien plus que l’officiel Zhong Nanshan, représenté dans la fresque du Quotidien du peuple, pour ses prises de paroles réalistes et parfois humoristiques. II est violemment attaqué sur les réseaux sociaux, parce qu’il a proposé aux parents chinois de donner à leurs enfants du lait et des œufs pour le petit-déjeuner, à la place de la traditionnelle bouillie de riz, pour renforcer leur immunité. Ces propos ont été considérés comme une traîtrise vis-à-vis de la culture chinoise.

Quels que soient les arguments et leur validité, ces attaques visent des personnes populaires, parce qu’elles ont révélé au grand jour ce qui n’aurait pas dû l’être. La Chine actuelle reste une société du secret, où la parole publique officielle travestit ou utilise le mensonge pour cacher ce qui ne doit pas être dit. Malheur à ceux qui transgressent les consignes !

Les deux caricatures ont pourtant été dénoncées en ligne par Zhao Shilin, professeur à la retraite, ancien membre du Comité central du Parti communiste chinois. Selon Zhao Shilin, ces caricatures signent un réel retour à l’extrémisme et à la sauvagerie : « C’est exactement le même processus de critique que pendant la Révolution culturelle : subversion des notions de bien et de mal, renversement des valeurs morales, incapacité à tenir un discours logique et raisonné, étiquettes infamantes et propos insultants, autant d’innombrables tactiques bien organisées, soigneusement déployées, avec effet d’écho ; les auteurs en semblent complètement fous, comme dopés à l’adrénaline4. »

La bonne santé

Ce qui se passe actuellement en Chine revient certainement en arrière sur tous les combats pour la liberté et la démocratie entamés depuis le début du xxe siècle, portés par de nombreux acteurs, y compris le Parti communiste chinois à son origine. Depuis l’ère des réformes, dans une Chine apaisée, nombreux encore sont ceux qui ont continué sur cette lancée, malgré Tian’anmen en 1989. Bien qu’aujourd’hui, la société numérique développe encore plus la surveillance de masse et favorise la circulation d’images terribles, elle n’a pourtant pas encore réussi à entraver ces espérances. C’est précisément ce qu’a demandé Li Wenliang, représentant en cela les masses chinoises : que la Chine devienne une « société en bonne santé », c’est-à-dire où il n’y aurait pas qu’une seule voix.

Cette demande est tellement profonde que, malgré le tournant de plus en plus autoritaire, le journal de Fang Fang a pu continuer à paraître, certes avec des difficultés, et que la photo de Li Wenliang a pu circuler, de même que sa caricature bâillonnée, malgré les fossoyeurs d’Internet. Même dans la fresque officielle du Quotidien du peuple surgissent – peut-être à l’insu de ses réalisateurs et commanditaires – des éléments troublants : pourquoi le Parti est-il absent ? Pourquoi faire appel au religieux ? Et le souhait de la petite fille – représentante elle aussi des larges masses ? – n’est-il pas finalement celui de faire advenir un individu libre dans un monde vivable ?

Si le mouvement politique actuel est un réel recul, il reste que l’idée de liberté est cependant toujours là, comme un horizon à atteindre ; chaque fois qu’elle est bafouée, des voix ou des stylos se lèvent pour le dénoncer, selon les moyens de chacun. Li Wenliang, Fang Fang, Zhang Wenhong, Zhao Shilin, la petite fille, tous ceux qui font circuler les publications, et tous les autres qui ne peuvent rien dire, n’arrêtent pas de le penser, de le dire et le montrer.

  • 1.Tian Zhaoyuan, historien et folkoriste, indique dans The Paper (27 janvier 2020) que ces termes ne sont pas des noms de lieu et ont été choisis sciemment pour leur portée symbolique : le dieu du feu est un grand ancêtre de la région de Chu où est situé Wuhan, les dieux du feu et du tonnerre sont des divinités exorcistes, maîtrisant les épidémies dans toute la Chine ; en outre, le feu et le tonnerre, dans les théories des huit trigrammes et des cinq éléments, sont des forces ayant la capacité de combattre le mal. Ces dénominations ne représentent pas de la superstition, mais « une force spirituelle qui, grâce à l’activation de notre culture ancienne et de nos traditions, nous aide à faire face à la difficulté présente ». L’expert étant muet sur le terme de « mont », ajoutons que celui-ci est souvent utilisé pour nommer des temples taoïstes.
  • 2.Probablement mises en ligne courant avril par des extrémistes nommés en chinois des « gauchistes maoïstes », ces caricatures ont disparu depuis.
  • 3.« Critiquer Lin Biao, critiquer Confucius ». Le maréchal Lin Biao, ancien bras droit de Mao, est mort dans un accident d’avion dans des circonstances non élucidées lors de sa fuite de Chine vers l’URSS en 1971. Le mouvement politique déclenché en 1974 associe ce renégat et Confucius : tous deux sont rendus coupables des maux qui accablent la Chine lors des dernières années de la Révolution culturelle.
  • 4.Cet article, intitulé « Un mouvement politique ? Encore un mouvement politique ! » et publié le 27 avril sur http://www.ipk-media.com, est traduit et présenté en français par la sinologue Brigitte Duzan le 9 mai 2020 sur http://www.chinese-shortstories.com. Brigitte Duzan compare les deux caricatures avec d’autres, datant de la période maoïste et de la Révolution culturelle, pour en montrer l’inspiration, et traduit l’article de Zhao Shilin en explicitant ses références politiques et littéraires.
  • Voir par ailleurs:
  • Vu d’Ukraine.

    En réclamant une “trêve de Noël”, Poutine cherche à gagner du temps

    Le 5 janvier, le président russe a annoncé avoir demandé à son ministre de la Défense d’ordonner un cessez-le-feu sur toute la ligne de front du 6 janvier à midi au 7 janvier à minuit, pour le Noël orthodoxe. Une décision qui suscite la plus grande méfiance à Kiev.

     

    La déclaration de Vladimir Poutine, jeudi 5 janvier, appelant de ses vœux une “trêve de Noël” ne rencontre que suspicion et ironie en Ukraine. “Poutine a demandé à Sergueï Choïgou [le ministre de la Défense russe] d’ordonner un arrêt des combats du 6 janvier à midi au 7 janvier à minuit et a appelé la partie ukrainienne à le respecter”, rappelle l’agence de presse officielle Interfax-Oukraïna.

    Celle-ci relaie la réponse acerbe du chef du Conseil de la défense et de la sécurité nationale (RNBO) de l’Ukraine, Oleksiy Danilov. Sur Twitter, il a dénoncé un mélange de cynisme et d’hypocrisie des forces russes. “Quelle relation peut-il y avoir entre la fête chrétienne de Noël et cette tribu de diables et de démons ? Qui va croire ces misérables qui tuent des enfants, tirent sur les maternités, torturent les prisonniers ? Un cessez-le-feu ? Mensonge et hypocrisie.”

    Quant au ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kouleba, repris par le quotidien en ligne Oukraïnska Pravda, il estime que “le cessez-le-feu unilatéral [de la Russie] ne peut pas et ne devrait pas être pris au sérieux”. Il ajoute que “le président Zelensky a proposé une formule de paix claire, en dix points. La Russie l’a ignorée, et au lieu de cela a tiré sur Kherson la veille de Noël, lancé des frappes massives de missiles et de drones pour le Nouvel An.”

    “Moscou dit cesser la guerre pendant trente-six heures en Ukraine, mais le monde exige la fin de la guerre et non une pause, commente aussi la version ukrainienne de Voice of America. À la suite de la réaction de l’Ukraine, les dirigeants aux États-Unis et en Europe ont réagi avec fermeté aux déclarations de Moscou sur son intention de cesser temporairement le feu en Ukraine pour respecter Noël conformément au calendrier julien [décalé de treize jours par rapport au calendrier grégorien], pour la première fois depuis le début de l’invasion russe en février, laquelle a fait des milliers de victimes, causé des destructions gigantesques et transformé des millions de gens en réfugiés.”

    Un cessez-le-feu déjà violé ?

    Dès le 5 janvier, le président Volodymyr Zelensky a réagi en accusant “le Kremlin d’utiliser les trêves pendant les guerres pour poursuivre le combat avec de nouvelles forces”. Une vision des choses que l’on retrouve également chez certains analystes et dans les journaux. Ainsi, le groupe de réflexion américain Institute for the Study of War, relayé par Interfax-Oukraïna, considère que cette pause éventuelle pourrait avoir pour objectif de “reprendre l’initiative aux Ukrainiens”.

    “Poutine appelle à un cessez-le-feu pour présenter l’Ukraine comme intransigeante [et dénoncer Kiev] qui ne souhaiterait pas accomplir le nécessaire en faveur de pourparlers.”

    Du point de vue du quotidien ukrainien Gazeta, “le Kremlin parodie un ‘cessez-le-feu’ car il en a besoin. [Cela] montre seulement que les préparatifs d’une nouvelle vague de mobilisation ont ralenti en Russie alors que, de son côté, l’armée ukrainienne a mené à bien la préparation de sa prochaine contre-offensive déjà annoncée pour ce printemps.”

    Les tirs ont-ils vraiment cessé sur le terrain ? La version ukrainienne de Voice of America se permet d’en douter, rappelant que :

    “Depuis le matin du 6 janvier en Ukraine, on signale que, durant la première moitié de la journée, les Russes ont attaqué les positions ukrainiennes et tiré entre autres sur la ville de Kramatorsk, non loin du front, dans la région de Donetsk.”

    Un peu plus tard, l’alerte aérienne aurait retenti dans tout le pays.

    Voir de plus:

    Puning Temple: Why Xi Jinping Celebrated a Genocide

    The Chinese president visited the complex built by the Qianlong Emperor to commemorate his 18th-century extermination of 650,000 Dzungar Buddhists.

    Bitter winter

    Xi visiting the Puning Temple. From Weibo.

Xi visiting the Puning Temple. From Weibo.

President Xi Jinping managed to offend Buddhists more deeply through his visit in Hebei last week than he did when visiting Tibet in July, in a trip that was mostly devoted to geopolitical issues and the question of water.

That Xi Jinping’s visit to Chengde, in Hebei province, on August 24 did not create an international scandal only proves how easily history, including history of genocides, is forgotten. In fact, the Chinese president visited and honored a temple built to commemorate a genocide. The Puning Temple in Chengde is inextricably connected with the 18th-century extermination of the Dzungar Buddhists, which virtually all non-Chinese historians recognize as genocide.

The Dzungars were a confederation of Mongol tribes that converted to Buddhism and established a powerful Khanate in the 17th century in present-day Xinjiang. The beautiful temples and monasteries they built there were all destroyed during the Cultural Revolution.

Tibetans do not have a good memory of the Dzungars. Although the Fifth Dalai Lama and the founder of the Dzungar Khanate, Erdenu Batur, were allies, by the 18th century the Khanate had become so powerful that they invaded Tibet and conquered and looted Lhasa in 1717. The Tibetans, perhaps making a mistake justified by their difficult predicament, called the Chinese for help. The Dzungars defeated the Chinese army in 1718 (something the Chinese never forgot), but a second Chinese expedition was more successful, and the Dzungars were expelled from Tibet in 1720. The defeat of 1718 was avenged in 1755, when China moved decisively to annihilate the Dzungar Khanate and exterminate the Dzungar people. Between 500,000 and 800,000 Dzungars (650,000 being the figure advanced by some recent historians) were killed, men, women, and children. Only a few thousand descendants from the Dzungars survive in present-day Mongolia.

Although the Dzungar invasion of Tibet was an act of aggression, nothing can justify the genocide perpetrated by the Qianlong Emperor, the worst mass massacre of the 18th century in the world.

The Puning Temple.

The Puning Temple (credits).

The same Qianlong Emperor built in 1755 the Puning Temple to celebrate what he called his “pacification” of the Dzungars, which was in effect extermination and genocide. He personally inscribed a tablet still venerated in the temple to commemorate his victory over the Dzungars. The architecture itself of the temple, modeled after the Samye Monastery in Tibet, is a powerful political statement of Chinese hegemony over Buddhist lands.

On August 24, Xi Jinping came to the Puning Temple. The visit was prepared by a video the CCP produced to explain to a Chinese audience the historical significance of the event. The video explained the conquest of the Dzungar Khanate and extermination of the Dzungars by claiming that the Qianlong Emperor “put down the rebellion of the Mongol Dzungar tribe.” The temple was presented as “one temple, two styles” (Chinese and Tibetan), a symbol of “Han-Tibetan unity and national unity.”

“Field research” by Xi at the Puning Temple. From Weibo.
“Field research” by Xi at the Puning Temple. From Weibo.

The video mentioned that Xi “came to Puning Temple to conduct field research on religious work.” We don’t know whether the visit was long enough (slightly more than one hour) to conduct “field research.” According to the official press release, Xi “carefully inspected the historical monuments, the Palace of Heavenly Kings, the Grand Hall, and other buildings, and listened to reports on religious work. Xi Jinping emphasized that we must adhere to the Party’s basic policy of religious work, adhere to the sinicization of our country’s religions, actively guide religions to adapt to the socialist society, […] manage religious affairs in accordance with laws and regulations, and promote religions to better conform to society, serve society, and fulfill social responsibilities.”

This is the usual jargon for total submission of religion to the CCP, but even more significant is that from the Puning Temple Xi went on to visit at the Chengde Museum an exhibition called “Inside and Outside of the Great Wall of Hope: Records of National Unity in the Qing Dynasty,” which is a blatant celebration of the genocidal policies of the Qianlong Emperor, who is praised for having promoted “ethnic unity, border stability, and national unity.” That he did so by killing hundreds of thousands of Dzungars is not explained.

Xi visits the exhibition on “National Unity in the Qing Dynasty.” From Weibo.
Xi visits the exhibition on “National Unity in the Qing Dynasty.” From Weibo.

Xi Jinping was right when he said in his speech at the Chengdu Museum that the CCP has continued the work of  “the great unity of the Chinese nation” to which the Qianlong Emperor so powerfully contributed. Yes, the CCP continued with genocides against ethnic and religious minorities. Only, the CCP genocides may easily overcome the Qianlong Emperor record of brutality and murder.

Another image from Xi’s visit to the Chengdu Museum. From Weibo.
Another image from Xi’s visit to the Chengdu Museum. From Weibo.

In such a significant location, Xi warned ethnic minorities that they should “adhere to the leadership of the CCP, adhere to the correct path of solving ethnic problems with Chinese characteristics, fully implement the Party’s ethnic theory and ethnic policies, and constantly consolidate and develop socialist ethnic relations.” They are, Xi said, inscribed in “historical laws” —one of which seems to be that either you submit or you are exterminated through genocide.

Voir de plus:

La consommation de chair humaine en Chine

Les raisons d’un cannibalisme subi ou choisi
Solange Cruveillé
Impression d’Extrême-orient
2015

1Dans un récit du Youyang zazu 酉阳杂俎 (Miscellanées de Youyang)1, un général de la dynastie des Tang, réputé pour son habitude de manger tout et n’importe quoi, affirme : « Il n’y a rien qui ne puisse être mangé. Le secret réside dans la maîtrise du mode de cuisson, et dans l’art d’assaisonner. »2 Qu’en est-il de la chair humaine ? Quel rapport les Chinois entretiennent-ils avec la pratique du cannibalisme ?3 Le sujet est-il tabou dans l’Histoire de Chine ? Quelles traces en reste-t-il dans les ouvrages historiques et littéraires ?

  • 4  Cf. Lin Ling 林翎, « Zhongguo lishishang zui beican de yi ye : chi renrou » 中国历史上最悲惨的一页:吃人肉 (« L’une (…)
  • 5  Robert des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », T’oung Pao, n° 50, 1963, p. (…)

2Pour reprendre les mots du chercheur taïwanais Lin Fu-shih 林富士 (pseudonyme Lin Ling 林翎) (1960 – ) : « L’expérience qu’ont les Chinois de la consommation de viande humaine est sans doute la plus riche du monde »4. Le sinologue français Robert des Rotours (1891 – 1980), dans son article « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », indique que la consommation de viande humaine se pratique dans quatre buts principaux : pour survivre (en période de famine), dans un but de vengeance (sur un ennemi défini), pour satisfaire ses goûts culinaires, et enfin dans un but médical5. J’ajouterais une cinquième catégorie, à savoir le témoignage de la piété filiale, rattaché à deux des catégories précédentes (famine et maladie), mais dont la pratique est singulière puisqu’il se pratique sur des personnes vivantes et volontaires (don de soi).

  • 6  Cf. Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol. 2 : la consommation d’autrui (…)

3Après avoir épluché longuement l’historiographie chinoise, le Professeur Key Ray Chong (1933 – ) a dénombré pas moins de 1219 évocations d’une pratique cannibale entre l’Antiquité et 1912 : 780 motivés par la piété filiale, 329 liés à la famine, 82 à la haine et à la guerre, et une infime minorité motivée par des penchants culinaires6. A tout cela, il faudra ajouter les faits qui se sont déroulés au xxe siècle, avec un cannibalisme pratiqué dans un but idéologique.

  • 7  Voir notamment les références présentées en notes 5 et 6. Voir aussi Huang Wenxiong 黃文雄,, Zhongguo (…)

4Les travaux de recherche étant déjà assez complets sur le sujet7, nous ne proposerons ici qu’un simple panorama, en nous appuyant sur diverses sources : recueils de contes fantastiques, ouvrages de pharmacopée, chroniques historiques, nouvelles, romans. Nous donnerons des exemples concrets de pratiques cannibales selon les axes préalablement cités : par plaisir, à des fins médicales, par piété filiale, pour survivre lors de périodes de famine, par vengeance et cruauté, et enfin par idéologie.

1. Le cannibalisme jouissif

  • 8  Sima Qian, Shiji, « Qi taigong shijia » 齐太公世家
  • 9  Cf. Guanzi 管子, « 小称 » : « 易牙以厨艺服侍齐桓公。齐桓公说:“只有蒸婴儿肉还没尝过。”於是易牙将其长子蒸了献给齐桓公吃. » Voir aussi Han Fei zi(…)

5Les exemples de personnages historiques amateurs de viande humaine ne manquent pas en Chine. Le cas le plus connu est sans doute celui du quinzième souverain de l’Etat de Qi (Qi Heng gong 齐恒公), sous les Royaumes Combattants, qui régna de 685 à 643 avant notre ère. Dans ses Mémoires historiques (Shiji 史记), Sima Qian 司马迁 le présente comme un dirigeant lubrique et sans morale8. Une réputation due en partie à l’anecdote selon laquelle son fidèle ministre Yi Ya 易牙, pour satisfaire ses désirs, lui offrit la chair de son propre fils9.

  • 10  Connu aussi sous le nom de Lushi zashuo 卢氏杂说, écrit par Lu Yan 卢言 sous la dynastie des Tang.

6Plus d’un millénaire après, le Lushi zaji 卢氏杂记10 raconte également :

  • 11  Traduction personnelle. Texte original : « 唐张茂昭为节镇,频吃人肉,及除统军,到京。班中有人问曰:闻尚书在镇好人肉,虚实?”昭笑曰:“人肉腥而且肕,争堪 (…)

Le gouverneur militaire Zhang Maozhao [762-811] de la dynastie des Tang était connu pour manger de la viande humaine. Lorsqu’il rejoignit le haut commandement de l’armée impériale, il se rendit à la capitale. L’un de ses collègues officiers lui demanda alors : « On dit que vous mangez de la chair humaine. Est-ce vrai ? » Zhang Maozhao répondit avec un sourire : « Allons donc ! La chair humaine est bien trop dure et fétide ! »11

  • 12  Cf. Chaoye qianzai 朝野佥载, in TPGJ, j. 267, rubrique « Actes de cruauté » 酷暴, récit « Dugu Zhuang » (…)

7Un autre récit mettant en avant la cruauté d’un gouverneur de province nommé Dugu Zhuang 独孤庄 explique qu’il termina sa vie fou, et que la seule pensée qui lui vint alors à l’esprit était de manger de la chair humaine. Par contre, il ne tua pas à dessein pour assouvir son désir : il se contenta de manger le cadavre d’une servante décédée12.

  • 13  Recueil de biji composé par Zhang Zhuo 张鷟 (657-730) sous la dynastie des Tang.

8Si cette tendance à l’anthropophagie existe, les condamnations morales sont néanmoins courantes. Le souverain de l’Etat de Qi, cité plus haut, finira, ironiquement, par mourir de faim : on pourrait voir dans cette fin tragique une punition céleste. Dans le deuxième récit présenté, la réaction de l’officier prouve que la consommation de viande humaine choque l’opinion. Enfin, dans un texte tiré du Chaoye qianzai 朝野佥载 (Rapport complet sur les affaires à la cour et en dehors)13, un amateur de viande humaine est publiquement et sévèrement puni :

  • 14  Traduction personnelle. Texte original : « 周杭州临安尉薛震好食人肉。有债主及奴诣临安,于客舍,遂饮之醉。杀而脔之,以水银和煎,并骨消尽。后又欲食其妇,妇 (…)

Sous la dynastie Zhou [690 – 705, fondée par l’Impératrice Wu Zetian], Xue Zhen, chef du district de Lin’an près de Hangzhou, adorait la chair humaine. Un jour, un de ses créanciers, accompagné d’un domestique, fit halte dans une auberge de Lin’an. Là, il burent jusqu’à l’ivresse. Xue Zhen en profita pour les tuer. Il les découpa en morceaux, arrosa le tout de mercure, les fit frire et s’en régala. Il n’en resta même pas les os. Par la suite, il projeta de manger également son épouse. En découvrant ses intentions, la femme prit la fuite. Le magistrat du district enquêta et fit un rapport aux autorités provinciales, qui elles-mêmes en référèrent aux autorités impériales. Xue Zhen fut condamné à être battu à mort.14

  • 15  Cf. Des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 397. L’auteur cite (…)
  • 16  Cf. Marco Polo, La Description du monde, Pierre-Yves Badel (trad.), chapitre LXXIV. Paris : Le liv (…)
  • 17  Ibidem, chapitre CLIV, p. 267.
  • 18  Voir partie 5 du présent article, sur le cannibalisme guerrier.

9Mais l’exemple le plus horripilant concerne certainement la dynastie éphémère des Zhao postérieurs 后赵 (319-352), avec les habitudes du cruel dirigeant Shi Sui 石邃, qui succéda à son père Shi Hu 石虎, lui-même neveu de Shi Le石勒, brigand fondateur de la dynastie : une fois au pouvoir, il prit l’habitude de faire tuer et préparer en cuisines ses plus belles concubines, pour les offrir à ses invités lors de banquets, prenant soin de laisser sur la table la tête des belles15. Des rumeurs circulent également à propos de la dynastie mongole des Yuan. Marco Polo raconte notamment à propos de la ville de Shangdu 商都 (résidence d’été de Kubilai Khan, en Mongolie intérieure) que des devins originaires du Tibet et du Cachemire mangeaient la chair des condamnés à mort : « Quand un homme est condamné à mort et qu’il a été exécuté par le gouvernement, ils le prennent, le font cuire et le mangent. »16 Il écrit également à propos des habitants des villes et villages sous l’autorité de Fuzhou (province du Fujian) : «  […] Ils mangent de toutes les viandes, je vous assure qu’ils mangent de la chair d’un homme avec plaisir dès lors qu’il n’est pas mort de mort naturelle : ceux qui sont tués, on les recherche et on les mange avec plaisir, car on les tient pour une bonne viande »17. Il s’agit néanmoins ici de la viande d’un ennemi : le plaisir se mêle à l’esprit de vengeance et de combat18.

10Pour conclure, même si elles sont avérées, les pratiques d’un véritable « cannibalisme jouissif » en tant que tel restent minoritaires dans l’Histoire de Chine, se limitent à quelques personnages historiques la plupart du temps fous ou cruels, et sont généralement moralement condamnées.

2. La consommation de viande humaine à des fins médicales

  • 19  Chen Zangqi, après avoir étudié minutieusement le Classique de Materia medica du Divin laboureur ((…)
  • 20  Chen Zangqi 陈藏器, Bencao shiyi 本草拾遗 : « 人肉疗羸瘵 ».
  • 21  Cf. Xin Tangshu 新唐书, chap. 195. Cité in Des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chin (…)
  • 22  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao (titre original : Hungry Ghosts, China’s secret Famine), Mi (…)
  • 23  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao, op. cit., p. 302.

11Dans son ouvrage de pharmacopée Bencao shiyi 本草拾遗19, le botaniste et médecin Chen Zangqi 陈藏器 (687-757) présente la chair humaine comme un reconstituant20. A la suite de cette annonce, « des fils pieux se firent couper des morceaux de chair pour la donner à leurs parents afin de guérir leur maladie »21. Li Shizhen 李时珍(1518-1593), médecin de l’époque des Ming, répertorie dans son Bencao gangmu 本草纲目 (Compendium de materia medica) « 35 parties ou organes du corps humain ainsi que les différentes maladies et douleurs que lesdites parties pouvaient servir à soigner. »22 Le journaliste britannique Jasper Becker (1956 – ) raconte encore que, toujours sous la dynastie des Ming, les eunuques mangeaient la cervelle de jeunes hommes vigoureux dans le but de « recouvrer leur puissance sexuelle »23.

  • 24  « Le Journal d’un fou », in Cris, Sebastian Veg (trad.). Paris : Editions rues d’Ulm, 2010, p. 24.
  • 25  Ibidem, note 7 p. 181.
  • 26  Cf. Wells Williams, The Middle Kingdom. New York, (1847) 1899, vol. I, p. 514. Cité in Des Rotours (…)

12Ces vertus médicales ont traversé les siècles. Dans la nouvelle « Le journal d’un fou », le protagoniste cite d’ailleurs le Bencao gangmu en disant : « Dans l’Herbier quelque chose de leur maître à penser Li Shizhen, il est écrit clairement que la chair humaine peut être mangée grillée. »24 Sébastian Veg signale à ce sujet qu’une prescription du Bencao gangmu recommande en effet la consommation de chair humaine grillée pour traiter la tuberculose25. Il était également courant de se procurer le sang d’un supplicié pour se donner du courage ou augmenter sa virilité26. Lu Xun 鲁迅 (1881 – 1936) s’est d’ailleurs inspiré de cette croyance pour construire l’intrigue de sa nouvelle « Le remède » (« Yao » 药).

13Dans cette nouvelle, le vieux Shuan, propriétaire d’une maison de thé, sort discrètement à l’aube acheter contre une bourse pleine d’argent un petit pain à la vapeur imbibé du sang encore frais d’un supplicié. Il se sent mal à l’aise, mais heureux de le faire, car pour lui, cette marchandise est précieuse : il la destine à son fils unique, tuberculeux. Le jeune garçon l’engloutit, sans savoir ce que c’est. Ses parents, le vieux Shuan et la mère Hua, affirment que cela le guérira. Lu Xun construit bien sa nouvelle : ce n’est qu’au troisième chapitre qu’on apprend ce que contient réellement le petit pain ainsi que l’identité de celui qui l’a vendu au vieux Shuan, c’est-à-dire le bourreau, Sieur Kang. Ce dernier vient d’ailleurs fanfaronner dans la maison de thé et s’écrie : « C’est garanti, garanti ! Il faut l’avaler chaud. Un petit pain au sang humain, c’est un remède garanti contre toute tuberculose. » Mais en dépit du grand espoir placé en ce remède, le fils Shuan décède. La mère Hua se retrouve, le jour de la fête des Morts (Qingming jie 清明节), sur la tombe de son fils. Elle y rencontre la vieille mère du supplicié, dont son fils avait bu le sang à travers le petit pain. Ce n’est pas un hasard si Lu Xun a choisi d’écrire cette nouvelle, parallèlement au « Journal d’un fou », et qu’il y a intégré, dans l’une comme dans l’autre, des références au cannibalisme. Sebastian Veg, qui a traduit les deux nouvelles en 2010, commente :

  • 27  Cf. Cris, op. cit., p. 214. Voir la traduction intégrale de la nouvelle p. 39-48.

Plusieurs raisons incitent à penser que la nouvelle forme un diptyque avec le « Journal d’un fou ». D’abord, l’intrigue du « Médicament » est annoncée à l’entrée X du « Journal » : « L’année dernière, quand on a exécuté un criminel en ville, un tuberculeux a utilisé un petit pain cuit à la vapeur pour le tremper dans son sang et le lécher. » Ensuite, les allusions historiques se complètent […]. On retrouve dans le « Médicament » les thèmes du cannibalisme, notamment à travers le petit pain trempé de sang, et de la médecine, avec un léger déplacement d’accent.27

  • 28  Cf. Han Shaogong, Pa pa pa (N. Dutrait, Hu Sishe, trad.). La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, c (…)
  • 29  Cf. Noël Dutrait, « Le pays de l’alcool de Mo Yan [Entretien avec l’auteur] », Perspectives chinoi (…)
  • 30  Connu en Occident sous le nom de Fruit Chan.
  • 31  Concernant la consommation de fœtus humains, citons également les exhibitions controversées de l’a (…)

14Au niveau de la littérature contemporaine, nous pouvons citer la nouvelle « Ba ba ba » 爸爸爸 de Han Shaogong 韩少功 (1953 – ), dans laquelle la mère du protagoniste, Bingzai, accoucheuse, confectionne des fortifiants à base de placentas28. Plus près de nous, Mo Yan 莫言 (1956 – ) explique que ce qui lui a donné l’idée de son roman Le Pays de l’alcool (Jiuguo 酒国) est la pratique courante de récupérer dans les hôpitaux les fœtus humains de trois mois (issus majoritairement d’avortements) et de les réduire en poudre pour en faire un fortifiant29. Fait qui n’est pas sans rappeler l’intrigue du film La nouvelle cuisine (Jiaozi 饺子), réalisé par le Hongkongais Chen Guo 陳果30 (1959 – ) en 2004, dans lequel une femme nommée Tante Mei vend des raviolis fourrés aux fœtus humains, promesses de la beauté et de la jeunesse éternelles31.

3. Les cas de piété filiale

  • 32  On trouve parfois le terme 股 (signifiant « la cuisse ») à la place de 骨 (« l’os »). Voir à ce suje (…)

15Les actes de cannibalisme réalisés dans un but de piété filiale sont, dans les ouvrages historiques, extrêmement nombreux. Nous l’avons déjà abordé dans la partie précédente, à propos du Bencao shiyi de Chen Zangqi. Il s’agit d’un don physique de soi (comprendre « don d’une partie de soi ») pour soigner ou nourrir un parent ou un beau-parent. Cette pratique porte le nom de « gegu liaoqin » 割骨疗亲32. Les premières traces remontent à l’époque des Six Dynasties, sous la dynastie des Song (420-479), où il est dit :

  • 33  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao, op. cit., p. 302.

Les gens découpaient parfois des parties de leur corps pour nourrir un ancien vénéré. Souvent, c’est la belle-fille qui coupait une partie de sa jambe ou de sa cuisse afin de faire une soupe nourrissante pour une belle-mère malade, et cette pratique était devenue si courante que l’Etat fut contraint de publier un édit l’interdisant.33

  • 34  Cf. Key Ray Chong, Cannibalism in Chine, p. 159. Cité in Georges Guille-Escuret, Sociologie compar (…)
  • 35  Sur le fait de s’approprier l’âme d’un défunt respecté à travers l’endo-cannibalisme (principaleme (…)

16La pratique se perpétua jusque sous les dernières dynasties impériales, et peut-être plus tard… Rey Kay Chong, qui a réalisé une étude très complète sur ce sujet, révèle, chiffres à la clé, que ce sont majoritairement les femmes qui se sacrifient pour prouver leur piété filiale. Il explique par exemple que sur 653 cas répertoriés sous la dynastie des Ming : « les dons masculins représentent moins de 1% […] Deux fois sur trois, une belle-fille nourrit l’un de ses beaux-parents […]. Une fois sur quatre, la fille nourrit un de ses ascendants […]. A dix-neuf reprises, l’épouse a alimenté le mari, jamais en sens inverse. »34 Les morceaux de chair sont généralement prélevés sur la cuisse ou le bras. On peut parler ici « d’homophagie » (consommer la chair d’un parent consanguin) ou « d’endo-cannibalisme » (consommer la chair d’un proche — une belle-fille par exemple —, ou d’une personne du même clan)35, sauf que la personne mangée n’est pas une victime rituelle ici, puisqu’elle offre volontairement une partie d’elle-même.

17Les personnes qui se sacrifient pour guérir un parent proche sont louées pour leur comportement exemplaire d’enfant respectueux à l’extrême de la piété filiale, une vertu présentée comme essentielle dans le confucianisme. Cela a même donné naissance à des chefs d’œuvre littéraires. Robert des Rotours raconte notamment : « A Pékin, en 1921, j’ai vu une pièce de théâtre qui, si mes souvenirs sont exacts, était intitulée Ting-xiang ko jeou, « Ting-xiang coupe sa chair » ; l’héroïne de la pièce faisait couper sa chair pour guérir la maladie de sa mère. »36 Ses souvenirs sont bien exacts, à quelques détails près. Il s’agit en réalité d’un opéra de Pékin qui s’intitule en pinyin Dingxiang gerou 丁香割肉. L’histoire se passe dans un village. Une veuve vit avec ses trois belles-filles et son fils cadet, les deux aînés travaillant loin de la maison. Seul son fils cadet se montre pieux envers elle en s’occupant diligemment de leurs terres, et seule l’épouse de ce dernier, nommée Dingxiang, se montre polie et dévouée. Les deux autres belles-filles, perfides et jalouses, font tout pour envenimer les relations entre Dingxiang et la belle-mère, en vain. Jusqu’au jour où elles font croire à la vieille dame que Dingxiang lui a lancé une malédiction pour que son corps entier soit couvert de furoncles et qu’elle finisse par en mourir. Écœurée et terrifiée par ce qu’elle vient d’entendre, la belle-mère tombe malade : du jour au lendemain, elle ne peut plus rien avaler, ni nourriture ni liquide, et semble avoir perdu la raison. Un prêtre taoïste explique à son fils cadet que le seul remède valable est de lui faire boire un bouillon fait avec de la viande humaine. Sans hésiter un instant, Dingxiang se rend dans sa chambre et se coupe un morceau de la cuisse. L’épouse du fils aîné saisit l’occasion pour servir le bouillon à sa belle-mère en lui faisant croire qu’il s’agit de sa propre chair, et que Dingxiang reste enfermée dans sa chambre en feignant d’être malade. La belle-mère, une fois guérie, est outrée par le comportement de Dingxiang : elle sort de ses gongs et part la molester. Mais elle trouve celle-ci mal en point, alitée, couverte de sueur et gémissante. Elle comprend alors ce qui s’est réellement passé et punit les deux perfides comme il se doit. Par la suite, Dingxiang est érigée dans le village en modèle de piété filiale37.

  • 38  Cf. Cris, op. cit., p. 205. Malgré tout, rappelons que ce ne sont pas toujours les jeunes qui se s (…)

18Paradoxalement, c’est cette piété filiale tant louée dans l’Histoire de Chine que Lu Xun dénonce dans sa nouvelle « Le journal d’un fou », la présentant comme une forme cachée de cannibalisme. Comme l’explique Sebastian Veg : « La révélation nocturne du protagoniste consiste en la prise de conscience que les livres anciens sont remplis de prescriptions cannibales, recouvertes par le vernis moral des quatre vertus cardinales « humanité, justice, voie, vertu ». C’est en particulier la piété filiale, et plus généralement le pouvoir des anciens et des hommes sur les plus jeunes et les femmes »38.

4. Les périodes de famine

  • 39  Tout le monde a à l’esprit le naufrage de la frégate Méduse, de la Marine française, échouée au la (…)
  • 40  Rémi Mathieu, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne. Paris : Gallimard, coll. « C (…)

19Universellement, la faim a poussé au cannibalisme39. La Chine ne fait pas figure d’exception. Et les traces de cette pratique sont très anciennes. Les yayu 猰狳, bêtes sauvages légendaires et anthropophages, sont censées avoir régulièrement sévi durant les périodes de pénurie alimentaire à l’époque mythique. Elles sont définies par Rémi Mathieu comme des quadrupèdes à tête de dragon et parfois comme des renards ou des chats sauvages anthropophages des contrées occidentales40. Ces créatures ont-elles réellement existé ? Ou bien sont-elles utilisées pour désigner une population précise qui se serait livrée à des actes de cannibalisme durant une période de pénurie ? On peut en effet se poser la question.

  • 41  Cf. Sima Guang 司马光, Zizhi tongjian 资治通鉴 (Miroir compréhensif pour aider le gouvernement), juan 17 (…)
  • 42  Cf. Ying Shao 应劭 (140 – 206), Fengsu tongyi 风俗通义 (« Généralités sur les moeurs et les coutumes »), (…)

20Le grand avantage qu’on a lorsqu’on étudie le cannibalisme dans l’Empire du Milieu est qu’il n’y aucun tabou à cet égard en Chine. Concernant les cas de cannibalisme en période de famine, les historiographes chinois ont toujours pris soin de les noter. Comme l’explique Sima Guang 司马光 (1019-1086), historien de la dynastie des Song : « En période de famine, les humains se mangent entre eux »41. Dans la Chine ancienne, les enfants sont généralement consommés en premier : les gens s’échangent leurs enfants, pour ne pas avoir à manger leur progéniture (d’où l’expression « yi zi xi hai » 易子析骸)42. Parfois, les acteurs mis en cause peuvent constituer un groupe entier, dont les membres sont solidaires. La viande humaine est consommée dans un but de survie, que cela implique ou non de tuer les victimes. Il est dit notamment dans le Chaoye qianzai 朝野佥载, cité plus haut :

  • 43  Traduction personnelle. Texte original : « 隋末荒乱,狂贼朱粲起于襄、邓间。岁饥,米斛万钱,亦无得处,人民相食。粲乃驱男女小大,仰一大铜钟,可二百石,煮人 (…)

Lors de la période troublée de la fin des Sui [581-618], le fanatique brigand Zhu Can leva ses troupes dans la région de Xiangzhou et Dengzhou. En cette période de famine, une simple once de riz coûtait 10 000 pièces. Mais comme on ne pouvait de toute façon en acheter nulle part, les gens venaient à se manger entre eux. Zhu Can fit alors amener un groupe d’hommes et de femmes, jeunes et vieux, ainsi qu’une énorme cloche en cuivre, qui pouvait à elle seule contenir jusqu’à deux cents dan de céréales. Il y fit cuire les malheureux pour rassasier ses troupes. Et c’est ainsi que périrent de nombreuses gens.43

  • 44  Nous ne traiterons pas de tous ces cas en détail. Un grand nombre ont déjà été minutieusement répe (…)
  • 45  Cf. Ji Yun 纪昀, Yuewei caotang biji 阅微草堂笔记, « 滦阳消夏录 », juan 2 : « 盖前崇禎末,河南 、山东大旱蝗,草根树皮皆尽,乃以人为粮,官吏弗能 (…)

21Les exemples au cours de l’Histoire sont extrêmement variés : famines dues à de mauvaises récoltes, périodes troublées, villes assiégées44. La pratique semble s’être perpétuée jusque sous les Ming, puisqu’on raconte qu’à la fin du règne de l’empereur Chongzhen 崇祯 (1628 – 1644), lors d’une terrible famine, il existait des marchés de viande humaine dans les provinces du Henan et du Shandong. Les victimes, majoritairement des femmes et des enfants, étaient désignées sous le terme « d’humains d’alimentation » (cairen 菜人)45.

  • 46  Theodore White, A la quête de l’Histoire, Henri Rollet (trad.). Montréal : Stanké, 1979, p. 165-16 (…)

22Ce qui attire cependant l’attention des chercheurs depuis quelques décennies, ce sont les faits de cannibalisme qui ont eu lieu non pas sous les dernières dynasties impériales, mais au cours du xxe siècle, par exemple lors de la famine durant la guerre civile, notamment dans la province du Henan. Le journaliste américain du Time Magazine, Theodore White (1915 – 1986), nous en livre un témoignage poignant dans son ouvrage A la quête de l’Histoire. Il prend soin de préciser, néanmoins, que les personnes mangées étaient toutes décédées de mort naturelle avant d’être consommées46.

  • 47  Cf. Cris, op. cit., p. 281.
  • 48  Ibidem, p. 28.
  • 49  Ibid., p. 29.

23Ces faits historiques se retrouvent dans la littérature moderne et contemporaine. Citons par exemple un extrait de la nouvelle « Le journal d’un fou » de Lu Xun. Alors qu’une période de disette sévit dans son village, le protagoniste est pris d’un délire de persécution : il est persuadé que l’ensemble des gens qui l’entourent (voisins, villageois, membres de sa famille) projettent de le tuer pour le manger. Tout le monde est suspect à ses yeux, même son frère, même le docteur qui vient l’examiner, comme si un complot énorme se tramait autour de lui. Les habitants le pousseraient au suicide pour ne pas avoir à le tuer eux-mêmes et ne pas se heurter à la vengeance de son âme. Ils le feraient également passer pour un fou pour se déculpabiliser. La nouvelle serait avant toute chose une métaphore de la « société ancienne cannibale » forgée par Lu Xun et figée dans le discours révolutionnaire communiste à travers la dénonciation rituelle du « féodalisme »47. A travers les propos de son protagoniste, Lu Xun explique dans sa nouvelle : « Au début, les hommes sauvages ont tous dû manger un peu d’homme. Ensuite, développant des idées différentes, certains n’ont plus mangé d’homme ; en décidant de s’améliorer, ils sont devenus des êtres humains, de vrais êtres humains. »48 Et un peu plus loin : « Vous pouvez changer, changez sincèrement ! Vous devez comprendre qu’on ne tolérera plus les mangeurs d’homme dans ce monde à l’avenir. »49 Si Lu Xun avait su ce que le demi-siècle suivant allait réserver de monstruosités en la matière, il aurait sûrement ajouté une fin moins heureuse à sa nouvelle…

24Il en est de même dans le roman de Chen Zhongshi 陈忠实, Au pays du cerf blanc (Bailu yuan 白鹿原), dont le récit se situe peu après la chute de la dynastie des Qing puis pendant la lutte entre nationalistes et communistes. Au chapitre 18, alors que sévit une terrible famine, un couple essaie de convaincre son fils de tuer sa femme pour la manger :

  • 50  Cf. Chen Zhongshi, Au pays du cerf blanc, Shao Baoqing / Solange Cruveillé (trad.). Paris : Le Seu (…)

Mourir de faim n’effrayait plus, ne surprenait plus. Les premiers à périr furent les personnes âgées et les enfants, car c’étaient les plus fragiles. Quand les vieux mouraient, non seulement on n’était plus accablé, mais on se réjouissait des économies qu’on allait réaliser et qui allaient permettre aux personnes plus utiles de survivre. Seuls les ragots pouvaient encore éveiller quelque intérêt chez les gens. Ainsi, on racontait qu’une jeune femme, mariée depuis un an, réveillée au milieu de la nuit par la faim et ne parvenant pas à se rendormir, tâta le lit et se rendit compte que son mari n’était pas là. Se doutant qu’il mangeait à la dérobée avec ses beaux-parents, elle se glissa à pas feutrés sous la fenêtre de la belle-mère et surprit son mari et ses parents en pleine discussion :
— Ne t’inquiète pas, dit le beau-père, dès que la famine sera finie, on te trouvera une nouvelle femme. Il faut la tuer, sinon toute la famille va crever de faim ! Alors, non seulement tu perdras ta femme, mais en plus notre nom s’éteindra !
La jeune femme, terrifiée, partit la nuit même chez ses parents. Là, elle s’endormit, calmée par les consolations de sa mère. Mais elle ne mit pas longtemps à se réveiller à nouveau. Elle entendit son père dire :
— Plutôt que de la laisser manger par les autres, mieux vaudrait la manger nous-mêmes !
La jeune femme tomba de son lit et perdit la raison…
Les rumeurs de ce genre, à l’instar des croassements de corbeaux, faisaient froid dans le dos.50

  • 51  Cf. Yang Jisheng 楊繼繩,, Mubei : Zhongguo liushi niandai da jihuang jishi 墓碑——中國六十年代大饑荒紀實. Taïwan : (…)
  • 52  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao, op. cit., pp. 295-305.
  • 53  Ibidem, p. 300.

25Mais l’exemple historique le plus récent concerne la période noire du Grand Bond en avant (1958 – 1962), lancé par Mao, qui entraîna la plus grande famine du siècle et fit, selon les estimations, entre 30 et 50 millions de morts en Chine51. Jasper Becker, auteur de l’ouvrage très complet La grande famine de Mao, consacre un court chapitre au cannibalisme52. On constate que de nombreuses provinces furent touchées : le Sichuan, le Liaoning, l’Anhui, le Shaanxi, le Ningxia, le Hebei, mais aussi le Tibet, le Qinghai, le Gansu et le Heilongjiang. Comme dans la Chine ancienne, les premières victimes tuées à dessein pour se nourrir étaient les enfants. Ceux qui consommaient de la chair humaine étaient même décrits comme « ayant une odeur étrange, leurs yeux et leur peau prenant une couleur rouge. »53 L’écrivain Ma Jian 马建 (1953 – ) cite également des événements similaires qui eurent lieu sous la Révolution Culturelle, dans son roman Beijing Coma (Beijing zhiwu ren 北京植物人) :

  • 54  Ma Jian, Beijing Coma, Constance de Saint-Mont (trad. de l’anglais). Paris : J’ai lu, « Par ailleu (…)

Je me rappelai un passage du journal de mon père qui décrivait un acte de cannibalisme dont il avait été témoin [dans un camp du] Gansu : « Trois jours après que Jiang est mort de faim, Hu et Gao ont découpé des tranches dans sa fesse et sa cuisse et les ont rôties sur un feu. Ils ne s’attendaient pas à ce que la femme de Jiang vienne chercher le corps le lendemain. Elle avait pleuré pendant des heures en tenant son corps mutilé dans ses bras. » […] Je n’arrive tout simplement pas à imaginer comment on peut se résoudre à manger de la chair humaine. Mon père m’a dit que sur les trois mille droitistes qui avaient été envoyés [dans le camp de rééducation du Gansu], mille sept cents étaient morts de faim. Parfois les survivants étaient si affamés qu’ils étaient obligés de manger les cadavres.54

  • 55  Nous aborderons ce point dans la partie 6.

26Nous verrons que malheureusement, à cette époque-là, les cas de cannibalisme ne furent pas tous motivés par la faim…55

5. Le cannibalisme guerrier

  • 56  Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol. 2, op. cit., p. 97.
  • 57  « Chidiao diren yige shi » 吃掉敌人一个师. Cf. Dictionnaire chinois-français 汉法词典,. Beijing : Shangwu yin (…)

27Le cannibalisme peut également être pratiqué en temps de guerre ou de rivalité, dans un but de punition, de vengeance ou de simple cruauté, faisant de l’acte de dévorer les organes des victimes défaites un symbole de possession, de prise de pouvoir. Comme l’explique Georges Guille-Escuret, docteur en ethnologie et en biologie, consommer la chair de l’ennemi ou d’un prisonnier est, en cas de guerre, un symbole d’allégeance à son souverain ou à son général, et un témoignage de la solidarité et de l’unité du groupe56. Ne dit-on pas, en chinois, lorsqu’on anéantit une division ennemie, qu’on « l’engloutit » ?57 Faut-il voir dans cette expression autre chose qu’une image ? On peut se poser la question…

  • 58  Cf. Robert des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 389. Voir a (…)
  • 59  Cf. Sima Qian, Shiji, « Qingbu liezhuan » 黥布列传.
  • 60  Des Rotours cite à ce sujet le Traité des châtiments et des Lois (Xingfa zhi 刑法志), dont un passage (…)
  • 61  Source : Sima Guang, Zizhi tongjian 资治通鉴, juan 111 : « 醢诸县令,以食其妻子;不肯食者,辄支解之». Traduction Robert de (…)

28La référence la plus célèbre concerne l’Archer Yi 羿, que ses serviteurs mirent à mort. Ils le firent ensuite bouillir et forcèrent ses fils à manger sa chair. Refusant d’obtempérer, les fils furent tués à leur tour58. Dans les Mémoires historiques, Sima Qian raconte aussi que Liu Bang 刘邦 (256 – 195 avant notre ère), fondateur de la dynastie des Han et coutumier des actes de vengeance, obligea les princes feudataires à manger la chair de son ancien allié Peng Yue 彭越, soupçonné de préparer une rébellion, qu’il avait fait occire et cuisiner59. Cette manœuvre avait pour but de dissuader les princes de se liguer contre lui60. Un autre exemple connu concerne le cruel pirate Sun En 孙恩, meneur d’une révolte paysanne d’inspiration taoïste dans la région du Zhejiang, en 399 de notre ère : « Il faisait mettre en hachis salé les sous-préfets de la région [de Shaoxing 绍兴] pour les donner à manger à leurs épouses et à leurs enfants ; si ceux-ci se refusaient à les manger, il les faisait dépecer. »61

29La punition, qui a toujours pour but d’effrayer, peut parfois être ordonnée sur un simple coup de sang, comme c’est le cas dans un texte du Tang zhiyan 唐摭言, recueil de biji composé par Wang Dingbao 王定保 (870-940) sous les Cinq dynasties :

  • 62  Traduction personnelle. Texte original : « 周岭南首陈元光设客,令一袍裤行酒。光怒,令曳出,遂杀之。须臾烂煮,以食诸客。后呈其二手,客惧,攫喉而吐。 » (…)

Sous la dynastie des Zhou [fondée par l’Impératrice Wu Zetian], Chen Yuanguang, le chef de la région de Lingnan [Guangdong et Guangxi], organisa un banquet pour recevoir des invités. Il demanda à un de ses officiers de servir l’alcool. Soudain, Chen Yuanguang se mit terriblement en colère contre lui : il ordonna qu’on le fasse sortir et qu’on le tue. En peu de temps, le cadavre du pauvre homme fut cuisiné et on le servit aux invités. Lorsque ces derniers aperçurent finalement deux mains dans le plat, ils s’enfoncèrent aussitôt les doigts dans la gorge pour se faire vomir.62

  • 63  Cf. Yutang xianhua 玉堂闲话, in TPGJ, j. 269, rubrique « Actes de cruauté », récit « Zhao Siwan » 赵思绾, (…)

30Dans son Yutang xianhua 玉堂闲话 (« Bavardages du Hall de Jade »), recueil de biji composé à la fin des Tang et au début des Cinq Dynasties, Wang Renyu 王仁裕 (880-956) raconte encore que le général séditieux Zhao Siwan 赵思绾, avant d’être vaincu, dévora les foies de soixante-six victimes. Certaines, à ce moment-là, étaient encore agonisantes63.

  • 64  Voir à ce sujet le court article de Lin Ling 林翎, « 中国历史上最悲惨的一页:吃人肉 », op. cit., p. 2.
  • 65  Tao Zongyi, Chuogeng lu, chap. 9 : « 想肉天下兵甲方殷,而淮右之军嗜食人,以小儿为上,妇女次之,男子又次之. »
  • 66  Cf. Lin Ling, op. cit., p. 4 : « 战争真正可怕的地方不是在于屠戮生命,而是在于摧残人性。 »

31Sous les Yuan, on trouve même des détails expliquant la façon de cuisiner la viande humaine. Cela se fait principalement dans un contexte de guerre, pour nourrir les troupes armées lors de périodes de pénurie alimentaire64. Tao Zongyi 陶宗仪 (fin des Yuan, début des Ming), auteur du recueil de biji Chuogeng lu 辍耕录 (Archives de l’arrêt des cultures), explique au chapitre 9 : « En période de guerre […] la chair des enfants est considérée comme la plus exquise des nourritures ; vient ensuite celle des femmes, et en dernier celle des hommes »65. La viande peut être rôtie, bouillie, les victimes cuites vivantes, entières ou en morceaux (jambes, poitrine). Ceux qui en mangent trouvent cela tellement bon qu’ils qualifient la viande humaine de « viande désirée » (xiangrou 想肉). Il faut cependant ici bien insister sur le contexte : il ne s’agit pas de combler un caprice alimentaire, ni simplement de trouver un moyen de nourrir les soldats. La barbarie est mise en avant à tout point de vue, la cruauté est sans limite, et Tao Zongyi présente ces événements comme des actes vils et inhumains. Comme l’explique Lin Fu-shih : « Ce qu’il y a de véritablement effrayant dans la guerre, ce n’est pas le fait de massacrer des vies, mais de porter atteinte à ce qui nous rend humain »66.

6. Le cannibalisme culturel et idéologique

  • 67  Cf. Han Shaogong, Pa pa pa, N. Dutrait (trad.), op. cit., p. 7

32La pratique relève, à ce stade, soit de la folie meurtrière, soit de la superstition. Comme l’explique Noël Dutrait dans la préface de la traduction française de Ba ba ba de Han Shaogong, le passé millénaire de la Chine voit s’opposer deux cultures : la culture confucéenne « rationaliste » et la culture « non orthodoxe » des minorités, régie par des règles et des religions primitives67.

  • 68  Cf. Jasper Becker, La grande famine de Mao, op. cit., p. 301.
  • 69  Cf. J. Becker, op. cit. p. 304. Voir aussi Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibal (…)
  • 70  Cf. J. Becker, op. cit., p. 304.

33Kay Ray Chong, dans son étude le cannibalisme en Chine, défend l’idée qu’il y a en Chine un « cannibalisme de survie » (époques de famine…) et un « cannibalisme culturel ». C’est cela qui fait selon lui de la Chine un cas à part68. Cet acte barbare de manger la chair d’un ennemi est-il cantonné à la Chine ancienne et classique ? Assurément pas. En effet, des faits similaires se sont déroulés au xixe siècle à Canton, à propos d’une querelle autour du droit sur l’eau. Cet épisode est relaté par le sinologue James Dyer Ball (1847 – 1919) dans son livre Choses vues en Chine : « Après chaque escarmouche, les hommes faits prisonniers étaient abattus. Ensuite les cœurs et les foies étaient distribués et mangés ; on permettait même aux jeunes enfants de participer au festin. »69 Plus près de nous, au niveau littéraire, au chapitre IV de Ba ba ba, Han Shaogong raconte que lors d’une période de rivalités entre deux villages voisins, une guerre est déclarée. L’un des villages fait alors bouillir dans une marmite un porc et le cadavre d’un ennemi coupé en morceaux, et chaque habitant, malgré l’écœurement, est obligé de manger un morceau pioché au hasard dans le bouillon, pour prouver sa solidarité envers les membres du village. Des cas ont par ailleurs été relevés lors de la guerre civile opposant communistes et nationalistes70.

  • 71  Zheng Yi, Stèles rouges, Françoise Lemoine & Anne Auyeung (trad.). Paris : Bleu de Chine, 1999, 28 (…)
  • 72  10 000 personnes pour l’ensemble de la région.
  • 73  Voir le compte-rendu de l’ouvrage rédigé par Max Lagarrigue, in Communisme, n° 65/66, L’âge d’homm (…)

34Mais la preuve la plus démesurée est l’étude édifiante réalisée par l’écrivain Zheng Yi 郑义 (1947 – ) (de son vrai nom Zheng Guangzhao 郑光召) dans la province du Guangxi, et publiée dans son ouvrage Hongse jinianbei 紅色纪念碑 (Stèles rouges : du totalitarisme au cannibalisme)71. Il y répertorie des centaines de cas de cannibalisme qui eurent lieu durant la Révolution culturelle (1966 – 1976), avec cette fois une visée purement idéologique : « Dans le seul district de Wuxuan [Guangxi], au cours de la Révolution culturelle, 504 personnes ont été tuées et plus d’une centaine dévorée […]72. L’estimation du nombre de cannibales pour ce district est de 10 000. »73

  • 74  Sur ces faits, le lecteur intéressé pourra se reporter à l’article « Le cannibalisme au Guangxi » (…)
  • 75  Notons néanmoins qu’à la fin de la Révolution Culturelle, certaines victimes ont été réhabilitées, (…)
  • 76  Voir le compte-rendu de lecture de Jean-Jacques Gandini in Perspectives chinoises n° 57, janvier-f (…)
  • 77  Zheng Yi, Stèles rouges, op. cit., p. 163.
  • 78  Une petite nuance à apporter cependant à cette qualification, puisqu’on relève dans l’ouvrage que (…)

35Les faits les plus marquants concernent le meurtre d’une professeure d’école par ses propres élèves, qui, ensuite, se partagèrent son cœur, son foie et la chair de ses cuisses. Ceux qui ne voulaient pas suivre le mouvement risquaient le même traitement, de sorte qu’une hystérie collective submergea toute la ville puis toute la région74. Le principal prétexte à ces orgies ? La lutte des classes. Certains bourreaux clamant haut et fort qu’il ne s’agissait pas simplement de chair humaine, mais de « chair de propriétaire foncier », de « chair de traitre », de « chair d’ennemis de classe ». Les victimes étaient généralement tuées et découpées à la suite de séances de pidou 批斗, ces séances d’humiliation publique courantes sous la Révolution Culturelle. Les personnes ciblées pouvaient être des voisins, des professeurs, des élèves. Elles pouvaient être dépecées vivantes, et leur chair pouvait être consommée lors de banquets collectifs, au vu et au su des autorités75. Pour Zheng Yi : « Le cannibalisme pendant la Révolution Culturelle au Guangxi correspond au despotisme sanguinaire du Parti communiste »76. Il qualifie ainsi ces faits : « une atrocité organisée, armée par la théorie de la dictature du prolétariat, de la lutte des classes du marxisme-léninisme et de la pensée de Mao »77. En ce sens, on peut véritablement parler ici de « cannibalisme culturel »78.

  • 79  Cf. Lu Xun, Fleurs du matin cueillies le soir, François Jullien (trad.). Lausanne : A. Eibel, 1976 (…)
  • 80  Cf. « Le cannibalisme au Guangxi » (extrait de Stèles rouges de Zheng Yi), op. cit., p. 74.
  • 81  Cf. Cris, op. cit., p. 205.

36On pense aussitôt au récit de Lu Xun, Fleurs du matin cueillies le soir (Zhao hua xi shi 朝花夕拾), écrit en 1928. L’auteur se serait inspiré de la tragédie arrivée à l’un de ses amis rencontré au Japon et devenu gouverneur de l’Anhui. Le malheureux fut mis à mort puis son cœur et son foie furent donnés à manger aux soldats du gouvernement79. On pense également à la nouvelle de Lu Xun « Le journal d’un fou » vue plus haut, à propos de laquelle Zheng Yi écrit » « Ce qui n’était que du symbolisme dans son roman était malheureusement devenu réalité dans la grandiose et radieuse société socialiste. »80 Pour Sébastian Veg, le cannibalisme renvoie in fine à « la lutte de tous contre tous »81.

37Ma Jian ajoute sa pierre à l’édifice concernant les faits qui se sont déroulés dans le Guangxi sous la Révolution culturelle, toujours dans son roman Beijing Coma. Alors que le protagoniste effectue un voyage dans le fameux district de Wuxuan (où Zheng Yi mena ses investigations), il rencontre un certain Docteur Song qui lui raconte :

  • 82  Ma Jian, Beijing Coma, op. cit., pp. 89-90.

« Ici, [dans le Guangxi], ce n’est pas la faim qui poussait les gens au cannibalisme. C’était la haine. »
Je ne voyais pas ce qu’il voulait dire.
« Il ne leur suffisait pas d’exécuter leurs ennemis ? Pourquoi fallait-il qu’ils les mangent en plus ?
— C’était en 1968, une des années les plus violentes de la Révolution culturelle. [Dans le Guangxi], tuer les ennemis de classe n’était pas suffisant, les comités révolutionnaires locaux forçaient les gens à les manger en plus. Au début, les cadavres des ennemis étaient mis à mijoter dans de grandes cuves avec des pieds de porc. Mais à mesure que la campagne progressait, il y avait trop de cadavres, et seuls le cœur, le foie et la cervelle étaient cuits. […] Tu vois ces volumes que mon équipe de chercheurs vient de retrouver : Chroniques de la Révolution culturelle dans la province du Guangxi. Regarde, il est écrit ici que dans la province du Guangxi, en 1968, plus de 100 000 personnes ont été tuées, et que dans le seul district de Wuxuan, 3523 personnes ont été assassinées, et que 350 d’entre elles furent mangées. Si je n’avais pas été emprisonné en août de cette année-là, j’aurais sans doute été tué moi aussi. »82

38Il nous raconte plus en détail les actes de l’ethnie Zhuang de la province du Guangxi, dans son autre roman Chemins de poussière rouge (Hongchen 红尘), en reprenant les faits présentés plus haut concernant une professeure :

  • 83  Ma Jian, Chemins de poussière rouge, Jean-Jacques Bretou (trad. de l’anglais). Paris : « J’ai lu » (…)

J’ai passé une grande partie du mois dernier dans le village de Longzhou près de la frontière vietnamienne. […] J’ai pensé aux étudiants du village voisin qui ont massacré leur professeur pendant la Révolution culturelle. Pour prouver leur dévotion au Parti, ils l’ont découpé en morceaux, fait cuire dans une bassine avant de la manger pour le dîner. Comme ils avaient pris goût aux abats frais, avant de tuer leur victime suivante, ils lui ont ouvert le ventre et lui ont tapé dans le dos pour faire tomber le foie encore chaud dans leurs mains. Les villages locaux ont dû consommer environ trois cents ennemis de classe ces années-là.83

  • 84  Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol.2 , op. cit., pp. 116-117.

39Ma Jian s’est-il inspiré de l’enquête de Zheng Yi ou bien a-t-il réellement entendu parler de ces faits connus de tous dans la région ? Quoi qu’il en soit, si barbares soient-ils, ces événements sont à relativiser. Georges Guille-Escuret voit dans l’étude de Zheng Yi un pessimisme extrême et un jugement généralisé et partial sur une nation chinoise présentée comme barbare, alors qu’à ses yeux, les pratiques cannibales de l’ethnie Zhuang du Guangxi étaient surtout influencées par un passé chamanique ancestral et par la tradition d’un cannibalisme guerrier84.

Conclusion

40Au fil de notre article, nous avons présenté les différentes motivations poussant à la consommation de chair humaine en Chine : guerres, vengeances, famines, idéologie, piété filiale, croyances médicales, rituels ancestraux, penchants culinaires. Nous avons vu les multiples influences que les événements historiques ont eues sur les auteurs anciens, notamment de recueils de contes du premier millénaire, mais aussi sur les auteurs modernes (Lu Xun) et contemporains (Han Shaogong, Mo Yan, Chen Zhongshi, Ma Jian). Il y en a assurément une multitude d’autres.

41Les écrivains chinois sont tout à fait au courant de l’existence de ces pratiques, ils en ont tous plus ou moins entendu parler. L’aveu de Mo Yan à ce sujet est significatif :

  • 85  Voir plus haut, note 8.
  • 86  Nous avons fait le choix de ne pas traiter du cannibalisme dans le Shuihu zhuan 水浒传, car il s’agit (…)
  • 87  Cf. Dutrait Noël, « Le pays de l’alcool de Mo Yan », op. cit., p. 60. Sur cette dernière phrase, o (…)

Existe-t-il réellement dans la société chinoise des faits de cannibalisme ? Historiquement, c’est sûr. Prenez l’exemple de Yi Ya à l’époque des Royaumes Combattants, qui a donné son fils à manger au duc Huan de Qi85. D’autres faits sont attestés à l’époque féodale ; la piété filiale contraignait à donner sa propre chair pour soigner ses parents ; Lu Xun et son Journal d’un fou qui se termine par l’appel « Sauvez les enfants » ; les témoignages de Zheng Yi à l’époque de la Révolution culturelle sur des actes de cannibalisme dans le sud du pays. Tout prouve que le cannibalisme a existé. On en trouve aussi des traces dans le Roman des Trois Royaumes ou dans Au bord de l’eau86 ; mais pour ce qui est de notre époque, nous n’avons pas réellement de preuves que des enfants aient été dévorés, comme je l’écris dans mon roman où le cannibalisme a une valeur plutôt symbolique.87

42La consommation de chair humaine, c’est un fait, a été récurrente dans l’Histoire de Chine et a laissé une empreinte indélébile, et ce jusqu’au siècle dernier. La grande diligence des historiographes et des écrivains chinois, mais aussi le travail énorme fourni par les spécialistes ou chercheurs chinois et européens — dont vous avons à de multiples reprises cité les ouvrages — nous ont permis d’en faire une étude succincte mais complète du sujet : nous leur sommes redevables de tant de sincérité sur une pratique, rappelons-le, généralement taboue et condamnée.

43Reste à savoir si le cannibalisme continuera ou non d’influencer les auteurs chinois, et donnera lieu à de nouvelles études qui apporteront, peut-être, un nouvel éclairage sur ces épisodes sombres de l’Histoire de Chine.

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Notes

1  Recueil de biji 笔记 de Duan Chengshi  段成式 (803-863).

2  Traduction personnelle. Texte original : « 无物不堪吃,唯在火候,善均五味。 » (Cf. Duan Chengshi 段成式, Xiyang zazu 酉阳杂俎, cité dans le Taiping guangji 太平广记 (TPGJ), juan 234, rubrique « Nourriture » 食, récit « Bai zhangni » 败障泥. Cf. Li Fang 李昉, Taiping Guangji. Beijing : Zhonghua shuju, 1986, p. 1794.).

3  A propos de la terminologie utilisée dans notre article, précisons que l’anthropophagie désigne le fait de consommer de la viande humaine (peu importe l’espèce animale qui consomme cette viande), alors que le cannibalisme désigne le fait de manger un individu de la même espèce que la sienne. À ce titre, lorsqu’on parle des êtres humains, un cannibale est forcément anthropophage et vice versa. Les deux termes seront donc utilisés dans notre article, même si nous privilégierons le mot « cannibalisme », qui peut posséder en outre, selon le contexte, une connotation rituelle.

4  Cf. Lin Ling 林翎, « Zhongguo lishishang zui beican de yi ye : chi renrou » 中国历史上最悲惨的一页:吃人肉 (« L’une des pages les plus tragiques de l’Histoire de Chine : le cannibalisme »), in Zhongyang ribao 中央日報, avril 1989, Editions Changhe, p. 1 : « 中国人吃人的经验可能是世界上最丰富的。. »

5  Robert des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », T’oung Pao, n° 50, 1963, p. 387

6  Cf. Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol. 2 : la consommation d’autrui en Asie et en Océanie. Paris : PUF, 2012, p. 89 et p. 91, d’après sa lecture de l’ouvrage de Key Ray Chong, Cannibalism in China. Wakefield : Longwood Academic, 1990, 200 p. Ledit ouvrage a été traduit en chinois sous la référence suivante : Key Ray Chong 鄭麒來, Zhongguo gudai de shiren, ren chi ren xingwei toushi 中國古代的食人: 人吃人行為透視. Beijing : Zhongguo she hui ke xue, 1994. Voir particulièrement la partie 5 sur la littérature.

7  Voir notamment les références présentées en notes 5 et 6. Voir aussi Huang Wenxiong 黃文雄,, Zhongguo shiren shi 中國食人史 (Histoire du cannibalisme en Chine). Taipei : Qianwei, 2005, 235 p. D’autres ouvrages seront cités au fil de l’article.

8  Sima Qian, Shiji, « Qi taigong shijia » 齐太公世家

9  Cf. Guanzi 管子, « 小称 » : « 易牙以厨艺服侍齐桓公。齐桓公说:“只有蒸婴儿肉还没尝过。”於是易牙将其长子蒸了献给齐桓公吃. » Voir aussi Han Fei zi 韩非子, « 二柄·难一皆 » : « 齐桓公好味,易牙蒸其子首而进之。 ».

10  Connu aussi sous le nom de Lushi zashuo 卢氏杂说, écrit par Lu Yan 卢言 sous la dynastie des Tang.

11  Traduction personnelle. Texte original : « 唐张茂昭为节镇,频吃人肉,及除统军,到京。班中有人问曰:闻尚书在镇好人肉,虚实?”昭笑曰:“人肉腥而且肕,争堪吃。” » (Cf. Lushi zazi 卢氏杂记, in TPGJ, j. 261, rubrique « Raillerie » 嗤鄙, récit « Zhang Maozhao » 张茂昭, édition de référence p. 2035).

12  Cf. Chaoye qianzai 朝野佥载, in TPGJ, j. 267, rubrique « Actes de cruauté » 酷暴, récit « Dugu Zhuang » 独狐庄, p. 2094-2095.

13  Recueil de biji composé par Zhang Zhuo 张鷟 (657-730) sous la dynastie des Tang.

14  Traduction personnelle. Texte original : « 周杭州临安尉薛震好食人肉。有债主及奴诣临安,于客舍,遂饮之醉。杀而脔之,以水银和煎,并骨消尽。后又欲食其妇,妇觉而遁。县令诘得其情,申州,录事奏,奉敕杖杀之。 ». Cf. Chaoye qianzai 朝野佥载, in TPGJ, j. 267, rubrique « Actes de cruauté » 酷暴, récit « Xuezhen » 薛震, p. 2094).

15  Cf. Des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 397. L’auteur cite un passage du Shiliu guo chunqiu 十六国春秋, « Hou zhao lu » 后赵录.

16  Cf. Marco Polo, La Description du monde, Pierre-Yves Badel (trad.), chapitre LXXIV. Paris : Le livre de Poche, coll. « Classiques », 2012, p. 140.

17  Ibidem, chapitre CLIV, p. 267.

18  Voir partie 5 du présent article, sur le cannibalisme guerrier.

19  Chen Zangqi, après avoir étudié minutieusement le Classique de Materia medica du Divin laboureur (Shennong bencao jing 神农本草经) (époque Han), considéré comme le plus grand classique de pharmacopée chinoise, estima qu’il y avait dedans beaucoup de lacunes, et décida d’y remédier en publiant un ouvrage plus complet.

20  Chen Zangqi 陈藏器, Bencao shiyi 本草拾遗 : « 人肉疗羸瘵 ».

21  Cf. Xin Tangshu 新唐书, chap. 195. Cité in Des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 416. On peut se demander néanmoins s’il ne s’agit pas plutôt, en fait de « fils pieux », de « filles » et de « belles-filles » pieuses. Voir la partie suivante du présent article sur le cannibalisme et la piété filiale.

22  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao (titre original : Hungry Ghosts, China’s secret Famine), Michel Pencréach (trad.). Paris : Dagorno, 1998, p. 302. Pour une étude poussée des parties du corps humains aux vertus médicinales présentées dans le Bencao gangmu, voir W.C. Cooper et Nathan Sivin, « Man as a Medicine: Pharmacological and Ritual Aspects of Traditional Therapy Using Drugs Derived from the Human Body », in Chinese Science : Exploration of an Ancient Tradition. Cambridge : The MIT Press, 1973, p. 203-272.

23  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao, op. cit., p. 302.

24  « Le Journal d’un fou », in Cris, Sebastian Veg (trad.). Paris : Editions rues d’Ulm, 2010, p. 24.

25  Ibidem, note 7 p. 181.

26  Cf. Wells Williams, The Middle Kingdom. New York, (1847) 1899, vol. I, p. 514. Cité in Des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 421. Voir aussi Edgar Snow, Living China. Londres, 1936, p. 29.

27  Cf. Cris, op. cit., p. 214. Voir la traduction intégrale de la nouvelle p. 39-48.

28  Cf. Han Shaogong, Pa pa pa (N. Dutrait, Hu Sishe, trad.). La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, coll. « Proche », 1995.

29  Cf. Noël Dutrait, « Le pays de l’alcool de Mo Yan [Entretien avec l’auteur] », Perspectives chinoises, n° 58, avril 2000, p. 60.

30  Connu en Occident sous le nom de Fruit Chan.

31  Concernant la consommation de fœtus humains, citons également les exhibitions controversées de l’artiste chinois contemporain Zhu Yu 朱昱 (1970 – ), se présentant comme le premier « artiste cannibale » et se délectant de soupes de fœtus humains dans le simple but de choquer. Pour plus d’informations sur cet artiste, mais aussi sur le fait de manger des fœtus en Chine et à Taiwan, voir l’article de Meiling Cheng, « Violent Capital: Zhu Yu on File », The Drama Review, Vol. 49, No. 3 (Autumn, 2005), The MIT Press, p. 58-77.

32  On trouve parfois le terme 股 (signifiant « la cuisse ») à la place de 骨 (« l’os »). Voir à ce sujet l’intervention de Chün Fang Yü de l’Université de Rutgers : « Filial Piety, Iatric Cannibalism and the Cult of Kuan-yin in Late Imperial China », AAS Convention, Washington, avril 1994.

33  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao, op. cit., p. 302.

34  Cf. Key Ray Chong, Cannibalism in Chine, p. 159. Cité in Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol. 2, op. cit., p. 91-92.

35  Sur le fait de s’approprier l’âme d’un défunt respecté à travers l’endo-cannibalisme (principalement sous la préhistoire), voir l’article de M. Patou-Mathis, « Aux racines du cannibalisme », La Recherche, janvier 2000.

36  Des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 416.

37  Nous avons trouvé le résumé de cette pièce sur le site http://www.luquanren.com/Article/ShowArticle.asp?ArticleID=302. Dernière date de consultation : 20 mai 2015.

38  Cf. Cris, op. cit., p. 205. Malgré tout, rappelons que ce ne sont pas toujours les jeunes qui se sacrifient pour les vieux. A la fin de la nouvelle Ba ba ba de Han Shaogong, en pleine période de famine, le tailleur Zheng prépare une décoction mortelle pour supprimer les vieillards (dont lui-même), les impotents et les bébés, afin de laisser plus de chances de survie aux jeunes gens, faisant passer la lignée avant tout. Tout le monde boit le breuvage volontairement.

39  Tout le monde a à l’esprit le naufrage de la frégate Méduse, de la Marine française, échouée au large de la Mauritanie en 1816 : une minorité de naufragés ayant pris place sur un radeau survécut, principalement grâce à la consommation de chair humaine. Il en fut de même pour les survivants du crash aérien du vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya dans la cordillère des Andes le 13 octobre 1972. Pour plus d’informations à ce sujet, voir l’article en ligne du Point du 20/12/2012, « Sauvetage de seize rugbymen cannibales dans les Andes. ». http://www.lepoint.fr/c-est-arrive-aujourd-hui/20-decembre-1972-bien-avant-chabal-il-existait-deja-des-rugbymen-cannibales-dans-les-andes-20-12-2012-1604056_494.php

40  Rémi Mathieu, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne. Paris : Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1989, p. 113

41  Cf. Sima Guang 司马光, Zizhi tongjian 资治通鉴 (Miroir compréhensif pour aider le gouvernement), juan 17 : « Da ji, ren xiang shi » 大饥,人相食.

42  Cf. Ying Shao 应劭 (140 – 206), Fengsu tongyi 风俗通义 (« Généralités sur les moeurs et les coutumes »), « 皇霸·五伯».

43  Traduction personnelle. Texte original : « 隋末荒乱,狂贼朱粲起于襄、邓间。岁饥,米斛万钱,亦无得处,人民相食。粲乃驱男女小大,仰一大铜钟,可二百石,煮人肉以喂贼。生灵歼于此矣。»,Cf. Chaoye qianzai, in TPGJ, j. 267, rubrique « Actes de cruauté », récit 朱粲, p. 2093.

44  Nous ne traiterons pas de tous ces cas en détail. Un grand nombre ont déjà été minutieusement répertoriés dans les articles de Robert des Rotours (« Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit. et « Encore quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », T’oung Pao, n° 54, 1/3, Leiden : Brill, 1968, p. 1-49) ainsi que dans l’ouvrage de Key Ray Chong, Cannibalism in China, op. cit.

45  Cf. Ji Yun 纪昀, Yuewei caotang biji 阅微草堂笔记, « 滦阳消夏录 », juan 2 : « 盖前崇禎末,河南 、山东大旱蝗,草根树皮皆尽,乃以人为粮,官吏弗能禁。妇女幼孩反接鬻于市,谓之菜人 婦女幼孩,反接鬻於市,謂之菜人 ». Voir la traduction de Jacques Dars in Ji Yun, Passe-temps d’un été à Luanyang. Paris : Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1998, p. 135, « Humains à cuisiner » : « C’est qu’à la fin de l’ère Chongzhen de la précédente dynastie, quand par suite de la sécheresse et des ravages de sauterelles au Henan et au Shandong il ne resta plus ni racines ni écorces, on se nourrit de chair humaine, sans que les fonctionnaires officiels pussent l’interdire. Femmes et jeunes enfants, mains liées derrière le dos, étaient vendus sur les marchés comme « humains à cuisiner », que les bouchers achetaient et emmenaient pour les débiter tels des moutons ou des porcs. »

46  Theodore White, A la quête de l’Histoire, Henri Rollet (trad.). Montréal : Stanké, 1979, p. 165-167. Pour la version originale, voir T. White, In search of History. Harpercollins, 1978, 561 p.

47  Cf. Cris, op. cit., p. 281.

48  Ibidem, p. 28.

49  Ibid., p. 29.

50  Cf. Chen Zhongshi, Au pays du cerf blanc, Shao Baoqing / Solange Cruveillé (trad.). Paris : Le Seuil, 2012, p. 378.

51  Cf. Yang Jisheng 楊繼繩,, Mubei : Zhongguo liushi niandai da jihuang jishi 墓碑——中國六十年代大饑荒紀實. Taïwan : Tiandi tushu, 2009, 660 p. Pour une traduction, voir Yang Jisheng, Stèles, la Grande famine en Chine, 1958-1961. Paris : Le Seuil, 2012, 660 p. Voir aussi Zhou Xun, The Great Famine in China, 1958-1962. Yale University Press, 2012.

52  Cf. J. Becker, La grande famine de Mao, op. cit., pp. 295-305.

53  Ibidem, p. 300.

54  Ma Jian, Beijing Coma, Constance de Saint-Mont (trad. de l’anglais). Paris : J’ai lu, « Par ailleurs », 2009, p. 88.

55  Nous aborderons ce point dans la partie 6.

56  Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol. 2, op. cit., p. 97.

57  « Chidiao diren yige shi » 吃掉敌人一个师. Cf. Dictionnaire chinois-français 汉法词典,. Beijing : Shangwu yinshu guan, 2011, p. 87.

58  Cf. Robert des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., p. 389. Voir aussi Séraphin Couvreur, Tso tchouan. Ho kien fou, 1914, tome II, p. 205 ; et Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne. Paris : Presses Universitaires de France, 1926, p. 164.

59  Cf. Sima Qian, Shiji, « Qingbu liezhuan » 黥布列传.

60  Des Rotours cite à ce sujet le Traité des châtiments et des Lois (Xingfa zhi 刑法志), dont un passage décrit les différentes façons de cuire les restes d’un condamné : en hachis, avec ou sans les os, mélangés avec des légumes ou avec de la viande, en gros ou en petits morceaux… Les destinataires de ce genre de préparation sont avertis de la nature de la viande, et se contentent souvent de la considérer comme un avertissement. Mais il arrive également qu’ils soient tenus d’en consommer, pour prouver leur solidarité envers leur souverain et leur haine à l’égard du traître (Cf. « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit., pp. 391-392).

61  Source : Sima Guang, Zizhi tongjian 资治通鉴, juan 111 : « 醢诸县令,以食其妻子;不肯食者,辄支解之». Traduction Robert des Rotours, « Quelques notes sur l’anthropophagie en Chine », op. cit. ,p. 398.

62  Traduction personnelle. Texte original : « 周岭南首陈元光设客,令一袍裤行酒。光怒,令曳出,遂杀之。须臾烂煮,以食诸客。后呈其二手,客惧,攫喉而吐。 » (Cf. Zhiyan 摭言, in TPGJ, j. 267, rubrique « Actes de cruauté » 酷暴, récit « 陈元光 », p. 2094).

63  Cf. Yutang xianhua 玉堂闲话, in TPGJ, j. 269, rubrique « Actes de cruauté », récit « Zhao Siwan » 赵思绾, p. 2114.

64  Voir à ce sujet le court article de Lin Ling 林翎, « 中国历史上最悲惨的一页:吃人肉 », op. cit., p. 2.

65  Tao Zongyi, Chuogeng lu, chap. 9 : « 想肉天下兵甲方殷,而淮右之军嗜食人,以小儿为上,妇女次之,男子又次之. »

66  Cf. Lin Ling, op. cit., p. 4 : « 战争真正可怕的地方不是在于屠戮生命,而是在于摧残人性。 »

67  Cf. Han Shaogong, Pa pa pa, N. Dutrait (trad.), op. cit., p. 7

68  Cf. Jasper Becker, La grande famine de Mao, op. cit., p. 301.

69  Cf. J. Becker, op. cit. p. 304. Voir aussi Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol.2, op. cit., p. 107.

70  Cf. J. Becker, op. cit., p. 304.

71  Zheng Yi, Stèles rouges, Françoise Lemoine & Anne Auyeung (trad.). Paris : Bleu de Chine, 1999, 288 p. Au départ, Zheng Yi avait commencé son enquête dans le but d’écrire un roman. Ce qu’il découvrit le fit changer d’avis et donna lieu à la publication même de l’enquête. Mais pour ce faire, Zheng Yi dut quitter la Chine continentale. Le livre est paru d’abord à Taïwan. Il vit aujourd’hui avec sa femme aux Etats-Unis. Pour plus d’informations sur cet auteur et l’histoire de la rédaction de ce livre, voir Michel Bonnin, Perspectives chinoises, n° 11-12, janvier/février 1993, pp. 68-71. Voir aussi Jacques Andrieu, « Les gardes rouges : des rebelles sous influence », Revue Cultures et Conflits, n° 18, 1995, pp.121-164. Pour une étude contextualisée des événements présentés dans le livre de Zheng Yi, voir enfin Donald Sutton, « Consuming Counterrevolution: The Ritual and Culture of Cannibalism in Wuxuan, Guangxi, China, May to July 1968 », Comparative Studies in Society and History, n° 37, 1995, pp. 136-172.

72  10 000 personnes pour l’ensemble de la région.

73  Voir le compte-rendu de l’ouvrage rédigé par Max Lagarrigue, in Communisme, n° 65/66, L’âge d’homme, 2001, p. 272.

74  Sur ces faits, le lecteur intéressé pourra se reporter à l’article « Le cannibalisme au Guangxi » (extrait de Stèles rouges de Zheng Yi), traduit par Annie Au-Yeung et Françoise Lemoine-Minaudier, paru dans la revue Perspectives chinoises, n° 11-12, 1993, pp. 72-83.

75  Notons néanmoins qu’à la fin de la Révolution Culturelle, certaines victimes ont été réhabilitées, et certains bourreaux ont été condamnés. Certains témoins ou acteurs avouent regretter leurs actes, d’autres s’être sentis obligés de le faire. D’autres encore, toutefois, gardent le silence ou continuent à vouer une haine féroce aux descendants de leurs victimes, même vingt ans plus tard (cf. Ibidem, p. 81).

76  Voir le compte-rendu de lecture de Jean-Jacques Gandini in Perspectives chinoises n° 57, janvier-février 2000, p. 100.

77  Zheng Yi, Stèles rouges, op. cit., p. 163.

78  Une petite nuance à apporter cependant à cette qualification, puisqu’on relève dans l’ouvrage que les personnes âgées qui mangeaient la chair des victimes considéraient principalement la vertu médicale de la chair humaine (avant l’aspect idéologique du cannibalisme). Dans son compte-rendu, Jean-Jacques Gandini explique en effet : « Ce qui est consommé en priorité ce sont les viscères qui sont censés guérir divers maux selon les croyances locales : la cervelle, le cœur, les intestins, l’utérus et surtout le foie, réputé donner du courage et être en outre un puissant tonique. […] La consommation de cervelle était aussi prisée par les vieillards qui en escomptaient un regain de jeunesse. » (op. cit., pp. 98-99).

79  Cf. Lu Xun, Fleurs du matin cueillies le soir, François Jullien (trad.). Lausanne : A. Eibel, 1976, p.152 (cité dans Cris, op. cit., note 13 p. 181).

80  Cf. « Le cannibalisme au Guangxi » (extrait de Stèles rouges de Zheng Yi), op. cit., p. 74.

81  Cf. Cris, op. cit., p. 205.

82  Ma Jian, Beijing Coma, op. cit., pp. 89-90.

83  Ma Jian, Chemins de poussière rouge, Jean-Jacques Bretou (trad. de l’anglais). Paris : « J’ai lu », 2014, p. 344.

84  Georges Guille-Escuret, Sociologie comparée du cannibalisme, vol.2 , op. cit., pp. 116-117.

85  Voir plus haut, note 8.

86  Nous avons fait le choix de ne pas traiter du cannibalisme dans le Shuihu zhuan 水浒传, car il s’agit là d’un cannibalisme involontaire : le couple de taverniers tue les voyageurs riches et se débarrasse de leur chair dans la farce de leurs petits pains, mais les consommateurs desdits petits pains ne sont pas au courant du contenu de leur nourriture.

87  Cf. Dutrait Noël, « Le pays de l’alcool de Mo Yan », op. cit., p. 60. Sur cette dernière phrase, on peut toutefois objecter que la pratique de consommer des fœtus humains à des fins médicinales est bien un acte de cannibalisme contemporain sur les enfants (même si ces derniers sont encore au stade de fœtus). Mo Yan lui-même reconnaît d’ailleurs s’être inspiré de cette pratique pour son roman (voir plus haut, note 29).

References

Electronic reference

Solange Cruveillé, “La consommation de chair humaine en Chine”Impressions d’Extrême-Orient [Online], 5 | 2015, Online since 15 September 2015, connection on 09 January 2023. URL: http://journals.openedition.org/ideo/379

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Solange Cruveillé

IRIEC, Université Paul-Valéry

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Voir de plus:

Chine : avec un mandat illimité, « un système à vie », le président Xi Jinping suscite la critique

L’Assemblée populaire de Chine, réunie à partir de lundi, devrait voter sans ciller un mandat illimité à l’actuel président, Xi Jinping. Une mesure que des Pékinois ne se privent pourtant pas de critiquer.

Dominique André
Radio France

L’Assemblée nationale populaire (ANP) de Chine se réunit à partir de lundi 5 mars pendant près de deux semaines. Sans surprise, les délégués chinois devraient voter la modification de la Constitution voulue par le président chinois, en supprimant la limite à deux mandats pourtant prévue Deng Xiaoping dans les années 1980. Une mesure qui ne fait pas l’unanimité parmi les Pékinois.

Xi Jinping dans les pas de Mao Tsé-toung ?

Xi Jinping est chef d’Etat depuis 2013. À 64 ans, il entame un deuxième mandat prévu jusqu’en 2023. Sans limite dans le temps cette fois, il occupe aussi les fonctions de secrétaire général du Parti communiste chinois et de président de la Commission militaire centrale. Une modification constitutionnelle, soumise aux députés, pourrait offrir au président un mandat illimité. Pourtant, en 1982, le numéro un chinois, Deng Xiao Ping, l’architecte de la Chine moderne avait introduit ce plafond à deux mandats pour prévenir la concentration excessive du pouvoir, comme l’avait montré le règne de Mao Tsé de 1949 à 1976. La mesure, qui est un séisme politique, ne plaît pas à certains Pékinois. Ils ne veulent pas revenir en arrière. « Il faut suivre l’envie du peuple avant de décider de la modification de la Constitution, sinon c’est inutile », n’hésite pas à clamer un habitant. « Je ne suis pas d’accord avec un système à vie », ajoute-t-il.

Les temps ont changé. Il faut laisser les nouvelles générations participer au gouvernement de notre pays. Il faut du sang neuf, c’est comme ça qu’on arrivera à avancer.

Un Pékinois sur la modification constitutionnelle

à franceinfo

Une Pékinoise renchérit et s’interroge sur le pouvoir et l’âge. « Je trouve qu’il ne faut pas rester au pouvoir à vie. Chaque individu a la capacité à réaliser beaucoup de projets tant qu’il est en forme. Mais ça n’est plus possible quand on vieillit, qu’on est fatigué », assène-t-elle. Cette femme précise qu’elle se contentait, jusqu’ici, d’« un système plutôt démocratique avec des réunions régulières », comme celle qui commence lundi.

Depuis l’annonce du projet présidentiel, il y a une semaine, les réseaux sociaux sont surveillés par la censure. Et parmi les experts chinois, ceux qui ne soutiennent pas la décision sont priés de se taire.

Voir encore:

La Chine avance à grand pas dans la modification de sa météo

L’Empire du Milieu s’apprête à fortement amplifier un programme expérimental de modification des conditions météorologiques. La zone concernée représentera une fois et demi la superficie de l’Inde.

La Chine, une puissance montante au point de faire la pluie et le beau temps ? La réalité devrait bientôt rattraper l’expression. En développant massivement un programme de modification des conditions météorologiques, le pays pourra, d’ici 2025, infléchir la météo grâce aux avancées spectaculaires de la recherche en matière « d’ensemencement » des nuages, rapporte CNN. Si cette technologie n’est pas nouvelle, l’ampleur du programme impressionne : la zone concernée couvrira une surface de 5,5 millions de kilomètres carrés, soit une fois et demi la superficie de l’Inde.

Le concept d’ensemencement des nuages, déjà connu, consiste à injecter de petites quantités d’iodure d’argent dans les nuages qui comportent un taux d’humidité élevé, ce qui provoque la condensation des particules, puis des précipitations. Pékin est familière de cette technologie, utilisée notamment lors des JO de 2008 pour assurer un ciel dégagé pendant les épreuves sportives, ou encore lors des grandes exhibitions politiques dans la capitale.

Un enjeu stratégique

À l’heure où le dérèglement climatique menace, la maîtrise de cette technologie permettrait à la Chine de préserver ses régions agricoles des chutes de grêle, de lutter plus efficacement contre les grands feux de forêt, ou encore de parer aux périodes de sécheresse. L’année dernière, l’agence de presse chinoise Chine nouvelle annonçait en effet que la manipulation météorologique avait permis de réduire de 70% les dommages provoqués par la grêle sur les cultures dans le Xinjiang. Cette technologie a toutefois nécessité un investissement massif de la part du gouvernement chinois qui a, au total, déboursé pas moins de 1,34 milliard de dollars entre 2012 et 2017.

Cet engouement fait cependant tiquer certains pays, comme l’Inde justement. Les deux pays, qui partagent une frontière le long de l’Himalaya, s’y étaient confrontés lors de violents heurts en juin 2020. L’Inde se demande depuis plusieurs années si la modification météorologique et les chutes de neige artificielles ne pourraient pas donner l’ascendant à la Chine en cas de conflit futur dans cette zone montagneuse où les mouvements de troupes sont essentiels.

Voir enfin:

Polémique sur les crèches de Noël : « On devrait supprimer Noël dans ce cas » ironise Pierre Charon
Avant les fêtes de Noël, c’est une polémique que la droite avive volontiers. La semaine dernière, le conseil général de Vendée, présidé par le président du groupe UMP du Sénat, Bruno Retailleau, a dû retirer la crèche de Noël qu’il avait installée.
François Vignal
Public Sénat
08 déc 2014

Avant les fêtes de Noël, c’est une polémique que la droite avive volontiers. La semaine dernière, le conseil général de Vendée, présidé par le président du groupe UMP du Sénat, Bruno Retailleau, a dû retirer la crèche de Noël qu’il avait installée. Saisi par une association de défense de la laïcité, le tribunal administratif a motivé sa décision au nom du principe de séparation de l’Église et de l’État. La décision passe mal en Vendée, terre de tradition catholique forte, et chez une partie de la droite. « Bientôt, il faudra supprimer le mot Dieu de tout notre vocabulaire », ironise Pierre Charon, sénateur UMP de Paris, qui y voit une décision anti-chrétienne « au moment où ils sont martyrisés dans une partie du monde ». Ce sarkozyste renvoie à une réponse du ministère de l’Intérieur, datant de 2007, qui affirmait que « le principe de laïcité n’impose pas aux collectivités territoriales de méconnaître les traditions issues du fait religieux ». Le ministre était à l’époque Nicolas Sarkozy. Entretien.

Vous dénoncez la décision du tribunal administratif de Nantes qui a demandé au conseil général de Vendée de retirer la crèche de Noël qu’il avait installée. Pourquoi ?
J’ai été outré par cette décision et par celui qui l’a demandée. C’est une provocation. Nous avions déjà connu dans les années précédentes des demandes pour retirer les sapins de Noël, car ce serait un signe ostentatoire. Je trouve la décision du tribunal très agressive vis-à-vis du président du conseil général, surtout en Vendée. Bientôt, il faudra supprimer le mot Dieu de tout notre vocabulaire. C’est un peu insensé. Il faut arrêter les provocations.

Mais qu’est-ce qu’une crèche de Noël a à faire dans le hall d’un conseil général ou d’une mairie ?
Toutes les mairies mettent des sapins de Noël partout. Ou alors on décide d’enlever toutes les églises du pays, car c’est aussi un signe ostentatoire religieux. Il faut arrêter de répondre à quelques babas cool écervelés à un moment où tout ça est très crispant dans la société. On prend la décision de retirer une crèche juste avant Noël, alors que cette fête est uniquement féérique. Ça n’a rien à voir avec la religion. On devrait se demander si on supprime Noël dans ce cas. La connerie n’a pas de limites…

La laïcité impose pourtant une neutralité des bâtiments publics…
Il faut du discernement. C’est ça le vivre ensemble. La réponse du ministre de l’Intérieur à une question écrite en mars 2007 l’explique tout a fait. (NDLR : à une question de Jean-Luc Mélenchon, alors sénateur, au sujet d’une crèche installée par une mairie, le ministère de l’Intérieur, dirigé à l’époque par Nicolas Sarkozy, répond que « le principe de laïcité n’impose pas aux collectivités territoriales de méconnaître les traditions issues du fait religieux qui, sans constituer l’exercice d’un culte, s’y rattachent néanmoins de façon plus ou moins directe. Tel est le cas de la pratique populaire d’installation de crèches, apparue au XIIIe siècle. Tel est le cas aussi de la fête musulmane de l’Aïd-el-Adha ».) Sans discernement, on supprime tout. L’Hôtel-Dieu doit changer de nom dans ce cas… Les musulmans ne le demandent même pas. Ceux qui demandent cela sont des ramassis de gens hors-sol et anti-calotin. Il ne faut pas y céder.

Mais il y a aussi le préfet qui a demandé à Robert Menard, maire de Beziers, soutenu par le FN, de retirer la crèche qu’il a installée car elle contrevient « aux dispositions constitutionnelles et législatives garantissant le principe de laïcité »…
C’est une erreur. C’est souffler sur des braises.

Qualifieriez-vous ces décisions d’anti-chrétiennes ?
Oui, au moment où les chrétiens sont martyrisés dans une partie du monde, je crois qu’il faut arrêter. On ne va pas brûler les minarets et faire sauter les synagogues. Arrêtons les bêtises. Noël, c’est féérique et je crois qu’on doit croire au Père-Noël le plus longtemps possible.

Voir enfin:

[Entretien] Douglas Murray : l’Occident en ligne de mire

Une attaque en règle contre notre civilisation est en cours, alimentée par la haine de soi et l’antiracisme, avertit Douglas Murray.

Valeurs actuelles. Avortements forcés parfois tardifs jusqu’à il y a peu, internements forcés : la Chine est plus que critiquable en matière de droits de l’homme et bénéficie pourtant d’une étonnante indulgence. Seul l’Occident, en effet, semble responsable de tous les maux de la planète et focalise les critiques : il serait raciste, esclavagiste, patriarcal, discriminatoire…

Désormais, dénonce Douglas Murray dans son nouvel ouvrage, « l’Occident ne peut jamais bien agir tandis que le reste du monde ne pourrait jamais mal se comporter ». L’écrivain, journaliste et commentateur politique avait déjà commencé à évoquer sans concessions la disparition de la civilisation européenne dans son best-seller l’Étrange Suicide de l’Europe, immigration, identité, islam (L’Artilleur). Une réflexion percutante qu’il avait poursuivie avec la Grande Déraison, race, genre, identité (L’Artilleur) en exposant les dangers posés par la “politique de l’identité”, dont l’antiracisme.

Avec Abattre l’Occident, l’intellectuel britannique poursuit son analyse en montrant comment une véritable guerre est menée contre l’Occident par une partie de ses propres habitants. Un ouvrage coup de poing, qui illustre les aberrations idéologiques du système de pensée perverti qu’il dénonce à l’aide de nombreux exemples.

Vous faites le parallèle entre les attaques que subirait actuellement l’Occident avec les conflits du XXe siècle, notamment la guerre froide ?

​Douglas Murray. Comme au XXe siècle, une guerre a été déclarée contre l’Occident. Certes, elle est différente dans le sens où il s’agit d’une guerre culturelle destinée à combattre la tradition occidentale. Mais, un peu comme lors de la guerre froide, c’est le camp de la démocratie, des droits et des principes universels, de la raison qui se trouve menacé.

Bien sûr, les attaques contre l’Occident en ce moment sont différentes de la plupart des conflits précédents. Parce que ce sont des attaques qui sont portées sur nous-mêmes PAR nous-mêmes. Il y a de nombreuses variantes de l’antioccidentalisme. Il y a l’antioccidentalisme chinois, l’antioccidentalisme arabe et bien d’autres encore. Mais celui qui me préoccupe est l’antioccidentalisme occidental, c’est-à-dire l’attaque de nos propres fondements civilisationnels par des personnes issues de nos propres sociétés. Il s’agit d’une remise en question radicale de notre histoire et des éléments qui constituent les bases de notre fierté, de notre identité et de nos valeurs.

Même si des gens comme le Kremlin et le Parti communiste chinois (PCC) font tout pour en profiter, il s’agit d’abord d’une attaque que nous menons contre nous-mêmes. Alors qu’avant, nous étions fiers et que nous défendions notre culture occidentale, nous entendons désormais un discours acerbe selon lequel il faudrait la démanteler. On ne veut plus la transmettre, l’étudier, ou alors sous un angle biaisé et accusateur. En revanche, n’importe quelle culture qui n’est pas occidentale se retrouve célébrée et vénérée.

Pourquoi un tel autodénigrement ?

Si ce mépris de la culture occidentale se propage à grande échelle, c’est par ignorance : on n’apprend aux jeunes générations incultes que les parties sombres de son histoire, on en fait une lecture biaisée et on passe sous silence tous les apports qu’elle a pu donner à notre monde.

Nous avons offert de considérables avancées scientifiques, économiques, musicales, etc. La culture occidentale est celle qui vit s’épanouir le Bernin, Vinci, Michel-Ange, Mozart, Bach, La Fontaine, Pascal et tant d’autres. Elle fit sortir de la misère des millions d’individus et fit briller les lumières de l’esprit. Mais on apprend aux écoliers son rôle dans l’esclavage et ses autres fautes sans contrebalancer par ses richesses.

Les artisans de ce déséquilibre sont des idéologues qui voient le monde sous un rapport de domination et à travers la politique des identités. L’Occident est vu comme raciste et patriarcal et doit alors expier ses fautes.

Vous montrez comment cette haine de soi occidentale est exploitée sur le plan géopolitique…

Oui, le mal vient de l’intérieur, mais il est exploité de l’extérieur. Cette haine de soi est un mal typiquement occidental que certaines puissances sont ravies d’exploiter. Comme je le montre dans mon livre, les communistes chinois trouvent particulièrement commode d’être confrontés à un concurrent occidental qui ne cesse de répéter à quel point il est raciste. Pendant ce temps, le PCC peut s’en tirer notamment en envoyant au bas mot 1 million de personnes dans des camps de concentration. Par exemple, au cours d’une session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, au cours de l’été 2021, Zhao Lijian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, a déclaré devant la presse internationale que le monde occidental devait faire un « examen de conscience profond » pour lutter contre le « racisme systémique » et « la discrimination raciale ». Et ce, alors qu’un certain racisme décomplexé existe en Chine… Le Parti communiste chinois transforme ainsi les faiblesses occidentales en armes.

Obsédés par nos fautes, nous sommes incapables de voir les atteintes aux droits de l’homme qui ont lieu dans certains pays et toute une compréhension du monde nous échappe.

J’ai parlé à des personnes qui ont souffert des régimes de Corée du Nord, de Chine, de Russie et de bien d’autres pays, et elles sont tout simplement stupéfaites que les pays les plus libres – les nôtres, en Occident – soient les plus obsédés par cette autocritique qui mène à l’autodénigrement, au dégoût de soi et finalement à l’automutilation. Obsédés par nos fautes, nous sommes incapables de voir les atteintes aux droits de l’homme qui ont lieu dans certains pays et toute une compréhension du monde nous échappe.

Vous montrez comment Karl Marx et Michel Foucault ont influencé cet antioccidentalisme. Pourtant, ils n’étaient pas de blanches colombes, loin de là. Comment expliquer l’indulgence dont ils bénéficient ?

Quant à Foucault, nous savons maintenant quelle personne épouvantable il était.

Tous deux étaient sans aucun doute des stylistes impressionnants, capables d’exposer avec force des idées qui étaient totalement absurdes. Cela requiert une certaine compétence. Comme je le mentionne dans mon livre, Marx était bien plus raciste que son époque. C’était un convaincu vraiment vicieux et désagréable. Pourtant, étrangement, les personnes qui se sont attaquées à tous les autres personnages historiques qui ne pensaient pas comme nous dans les années 2020 ne se sont pas encore attaquées à Marx. La raison en est évidente, bien sûr. Parce qu’ils l’admirent et veulent encore défendre ses idées. Une vision catastrophique et irréalisable. Quant à Foucault, nous savons maintenant quelle personne épouvantable il était. La révélation de ses abus sexuels sur de jeunes enfants en Afrique du Nord est à la fois choquante et sans surprise. Au cœur de ses idées, il y a une obsession absolue pour le pouvoir.

Le véritable principe d’organisation le plus puissant sur terre est l’amour.

Qui l’exerce et contre qui il est exercé. Bien sûr, Foucault est extrêmement contradictoire, mais il a fourni un cadre qui semble plaire à des personnes issues d’un large éventail de disciplines. Il est toujours l’un des penseurs les plus cités dans diverses écoles de pensée. J’espère que son temps sera bientôt révolu. Sa philosophie, telle qu’il la présente lui-même, est sauvagement anti-humaine et inadaptée à la tâche qui consiste à essayer de nous comprendre. Par exemple, considérer toutes les dynamiques humaines à travers le prisme du “pouvoir” est quelque chose qui ignore ce que je pense – et surtout ce que pensaient de grands penseurs comme Rilke -, à savoir que le véritable principe d’organisation le plus puissant sur terre est l’amour. Mais Foucault n’était pas très intéressé par cela. Ses disciples non plus. Et c’est un fait éloquent.

Nous vivons à l’ère du ressentiment.

La grande indulgence dont ils bénéficient doit sans doute au travail de sape que leurs travaux ont effectué sur les institutions occidentales. Si le racisme de Marx et les viols de Foucault sur des jeunes Orientaux restent passés sous silence, c’est parce qu’ils appartiennent au camp de la gauche politique. Et leurs œuvres continuent à être diffusées. Personne ne semble trouver à redire sur le fait que l’un des penseurs à l’origine du discours antioccidental satisfaisait son appétit sexuel en utilisant des jeunes mineurs autochtones dans des pays étrangers…

Vous mettez en garde contre les hommes de ressentiment, pourquoi ?

Eh bien, nous vivons à l’ère du ressentiment. Il faut toujours traiter Nietzsche avec beaucoup de prudence, et c’est ce que je fais, mais son travail sur la question dans la Généalogie de la morale est vraiment perspicace et d’une grande utilité pour notre époque. Par exemple, sa description des hommes gonflés par le ressentiment qui rouvrent des blessures depuis longtemps guéries et pleurent ensuite sur leur douleur. Cela ne vous rappelle-t-il pas un certain type de personnes aujourd’hui ?

Le problème des personnes qui se complaisent dans le ressentiment, c’est qu’elles peuvent toujours trouver d’autres personnes responsables de leurs maux. Il y a toujours quelqu’un ou quelque chose d’autre à blâmer. Il peut s’agir d’un parent. Il peut s’agir d’un problème “structurel” de la société. Pourtant, le plus souvent, le problème vient d’eux-mêmes. Comme le dit Nietzsche, quelqu’un doit se tenir droit face à ces personnes et dire : “Oui, quelqu’un a ruiné votre vie – cette personne, c’est vous. ” Mais qui accepterait une telle tâche ? Pour ma part, je tenterais de le faire si l’occasion devait se présenter.

Regardez toutes les choses dont nous avons hérité en Occident.

Comment sauvegarder ce que nous sommes ?

Comme je le dis dans ce qui est mon chapitre préféré de ce nouveau livre, la réponse à toutes ces choses est la “gratitude”. C’est la seule chose suffisamment profonde pour faire évoluer les gens loin du “ressentiment”. Je crois qu’il est crucial que nous réalisions que le ressentiment est l’un des moteurs les plus profonds de l’esprit humain, même si celui-ci est parfois déformé. Il doit être contré par quelque chose d’aussi profond, et je suggère que cette chose soit la gratitude. Regardez toutes les choses dont nous avons hérité en Occident.

J’étais à Paris, tout récemment, pour la première fois depuis trois misérables années. Le simple fait de se promener dans les rues de Paris fait naître – ou devrait faire naître – un profond sentiment de gratitude. Regardez ce qui nous a été donné. Regardez ce qu’on nous a donné, ce qu’on nous a laissé, ce qu’on nous a confié, ce dont nous devons nous montrer à la hauteur ! Tout cela pourrait être si différent.

Je peux me plaindre des choses qui ne sont pas exactement à mon goût en ce moment ou je peux avoir une saine gratitude.

J’ai grandi dans la paix, j’ai vécu la majeure partie de ma vie dans la paix et j’ai dû me rendre dans d’autres endroits pour voir la guerre. Je vis dans un pays doté d’un État de droit, d’une démocratie représentative, d’une grande culture et de bien d’autres choses encore. Je peux me plaindre des choses qui ne sont pas exactement à mon goût en ce moment ou je peux avoir une saine gratitude. Où est passé cet esprit ? Je crois qu’il est parti en fumée sous l’impulsion de penseurs comme Foucault et Marx. Mais je crois que nous pouvons le retrouver. Non seulement nous pouvons, mais nous devons.

Abattre l’Occident, de Douglas Murray, L’Artilleur, 432 pages, 22 €.


Nobel de littérature: Yvetot valait donc bien Constantinople (Retour sur la première femme écrivain française nobélisée qui au nom de la justesse et de la justice n’a pas hésité à se faire la Madone du RER et l’écrivaine cégétiste qui écrit des livres de dactylo dans les supermarchés)

8 octobre, 2022

 (Image: News18)French author Annie Ernaux awarded Nobel Prize in Literature 2022; a look at her life and career (Image: News18) (Image: News18)

Soyez fils de votre Père qui est dans les cieux (qui) fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et (…) pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Jésus (Matthieu 5: 45)
Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Jésus (Matthieu 10 : 34-36)
Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre,  il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Paul (Galates 3: 28)
Il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et qu’Yvetot donc vaut Constantinople ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L’artiste doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne voyait pas. Gustave Flaubert (lettre à Louise Colet, 25 juin 1853
C’est peut-être dans la Bible qu’on trouverait des procédés littéraires nouveaux et l’art de laisser les choses à leur place. Marcel Schwob (lettre à Jules Renard, 1891)
Il va de soi que ce mélange des styles ne dénote aucune intention esthétique. Au contraire, il caractérise dès l’origine les écrits judéo-chrétiens ; il fut encore souligné par l’incarnation de Dieu dans un homme du dernier rang, par son existence terrestre parmi les humbles, par sa Passion ignominieuse au jugement du monde, et, par suite de la vaste diffusion et du puissant effet de ces écrits à une époque postérieure, agit naturellement de façon décisive sur la représentation du tragique et du sublime. (…) tout se joue entre des gens communs issus du peuple; une telle action, pour les Anciens, aurait fait la matière d’une farce ou d’une comédie. Et pourquoi n’avons-nous rien de tel ici? Pourquoi ce texte éveille-t-il en nous une profonde et grave sympathie? Parce qu’il représente quelque chose que ni la poésie antique ni l’historiographie antique n’ont jamais représenté: la naissance d’un mouvement spirituel dans les profondeurs du peuple, au sein des circonstances quotidiennes de l’existence du temps. Un nouveau cœur et un nouvel esprit naissent sous nos yeux. Ce que nous disons ici ne s’applique pas seulement au reniement de Pierre, mais à tous les faits que nous rapportent les livres du Nouveau Testament; dans chacun d’entre eux il s’agit toujours de la même question, toujours du même conflit, auquel tout homme se trouve forcément confronté et qui par là est un conflit toujours inachevé et infini. Il met en mouvement le monde entier des hommes, tandis que les enchevêtrements de destin et de passion que connaît l’antiquité gréco-romaine ne concernent directement qu’un seul individu, celui qui s’y trouve impliqué; c’est seulement en vertu d’une relation très générale, parce que nous sommes aussi des hommes, c’est-à-dire soumis au destin et aux passions, que nous ressentons de la terreur et de la pitié. Pierre, en revanche, ainsi que les autres personnages du Nouveau Testament sont plongés dans un mouvement général qui surgit des profondeurs, qui ne concerne d’abord qu’eux-mêmes et qui ne passe que très progressivement (les Actes des Apôtres illustrent le commencement de ce processus) au premier plan de l’histoire, mais qui dès le début est un mouvement sans limite qui aspire à toucher directement chaque homme et absorbe en lui tous les conflits purement personnels. Ainsi apparaît un monde d’une part tout à fait réel, quotidien, reconnaissable sous le rapport du temps, du lieu et des circonstances, et d’autre part ébranlé dans ses fondations, qui se transforme et se renouvelle sous nos yeux. Erich Auerbach (1946)
La naissance dans l’étable de Bethléem, la vie parmi les pêcheurs, des publicains et d’autres personnes du commun, la Passion avec touts ses épisodes réalistes et indignes ne convenaient ni au style de l’éloquence sublime ni à celui de la tragédie ou de la grande épopée; un tel arrière-plan, un tel environnement ne convenait guère, d’après les conceptions de l’esthétique augustéenne, qu’à l’un des genres littéraires les plus bas; mais le style bas de l’Ecriture sainte inclut le sublime. Erich Auerbach
Dans la littérature moderne, toute personne, quels que soient son caractère et sa position sociale, tout événement, qu’il appartienne à la légende, à la haute politique ou à la vie domestique, peut être représenté comme une réalité sérieuse, problématique et tragique, et le plus souvent se trouve effectivement représenté sous cette forme. Mais ceci est complètement impossible dans l’Antiquité. Il existe certes, dans la poésie pastorale ou amoureuse, quelques formes intermédiaires, mais dans l’ensemble la règle de la séparation des styles maintient son empire et demeure inviolée : tout ce qui est vulgairement réaliste, le quotidien tout entier, ne supporte qu’une représentation comique ; on n’en doit pas approfondir les problèmes virtuels. Un tel principe fixe d’étroites limites au réalisme, et on peut dire, en prenant le mot réalisme en un sens plutôt strict, qu’il ôtait à la littérature toute possibilité de prendre au sérieux les métiers et les états de la vie quotidienne – commerçants, artisans, paysans, esclaves –, le décor de la vie quotidienne – maison, atelier, boutique, champ –, les circonstances de la vie quotidienne – mariage, naissance d’un enfant, travail, nourriture –, bref de prendre au sérieux le peuple et la vie du peuple. (…) Au contraire, [le mélange des styles] caractérise dès l’origine les écrits judéo-chrétiens (…) Une figure tragique d’une telle origine, un héros si faible mais qui puise sa force dans sa faiblesse même, un tel va et vient du pendule, est incompatible avec le style élevé de la littérature classique gréco-romaine. (…) Du même coup, les conventions stylistiques de l’Antiquité disparaissent car il est impossible de représenter autrement qu’avec le plus grand sérieux l’attitude de chacun des individus qui se voient impliqués dans le mouvement ; tel pêcheur parmi les autres, ou tel publicain, ou tel jeune homme riche, telle Samaritaine ou telle femme adultère, chacun et chacune pris dans sa vie de tous les jours, se trouvent confrontés directement à la personne de Jésus, et l’attitude de chacune de ces personnes à ce moment précis est nécessairement une chose tragique. La règle stylistique de l’Antiquité, pour laquelle la représentation réaliste, la description de la vie quotidienne ne pouvaient relever que de la comédie (ou au mieux de l’idylle) est par conséquent incompatible avec la représentation de forces historiques dès que celle-ci s’efforce de rendre les choses concrètement. Car alors, elle est contrainte de descendre dans les profondeurs de la vie quotidienne du peuple, elle est dans l’obligation de prendre au sérieux ce qu’elle y rencontre, tandis qu’à l’inverse, la règle stylistique ne peut subsister que là où on renonce à rendre concrètement les forces historiques, où on n’éprouve même pas le besoin d’en tenir compte. Il va de soi que dans les écrits évangéliques cette prise de conscience de forces historiques revêt un caractère parfaitement « non scientifique » ; elle se réduit à des faits concrets et ne les dépasse pas à l’aide de concepts qui systématiseraient des expériences. (…) Néanmoins, quelle que soit la nature du mouvement que les récits évangéliques ont introduit dans l’historiographie, l’essentiel réside en ceci : que les couches profondes qui restaient immobiles aux yeux des observateurs antiques commencent à entrer en mouvement. Erich Auerbach
Il n’y a que l’Occident chrétien qui ait jamais trouvé la perspective et ce réalisme photographique dont on dit tant de mal: c’est également lui qui a inventé les caméras. Jamais les autres univers n’ont découvert ça. Un chercheur qui travaille dans ce domaine me faisait remarquer que, dans le trompe l’oeil occidental, tous les objets sont déformés d’après les mêmes principes par rapport à la lumière et à l’espace: c’est l’équivalent pictural du Dieu qui fait briller son soleil et tomber sa pluie sur les justes comme sur les injustes. On cesse de représenter en grand les gens importants socialement et en petit les autres. C’est l’égalité absolue dans la perception. René Girard 
D’une manière générale, mon souhait est d’écrire littérairement dans la langue de tous. C’est un choix qu’on pourrait qualifier de politique, puisque c’est une façon de détruire les hiérarchies, d’accorder la même importance de signification aux paroles, aux gestes des gens, quelle que soit leur place dans la société. Annie Ernaux (conférence à Yvetot, 2012)
Il y a beaucoup de livres qui ont pour moi valeur de littérature, bien qu’ils ne soient pas classés dans la littérature, des textes de Michel Foucault, de Bourdieu, par exemple. C’est le bouleversement, la sensation d’ouverture, d’élargissement, qui fait pour moi la littérature. Annie Ernaux
J’aimerais m’attarder sur cette notion d’intime qui, en un peu plus d’une décennie, est venue au premier plan, a fourni une classification littéraire  – « écrits intimes » – , a fait l’objet de débats dits de société à la télé et dans les magazines, se confond plus ou moins avec le sexuel (auquel il a été longtemps associé, faire sa toilette intime). On peut imaginer que l’émergence de cette notion a quelque chose à voir avec une modification de la perception de soi et du monde, qu’elle en est le signe. Toujours est-il que l’intime est, pour le moment, une catégorie de pensée à travers laquelle on voit, aborde et regroupe des textes. Cette façon de penser, de classer, m’est étrangère. L’intime est encore toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j’écris, tout est chose, matière devant moi, extériorité, que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pensées ou le comportement des gens dans le RER. Dans L’Événement, le sexe traversé par la sonde, les eaux et le sang, tout ce qu’on range dans l’intime, est là, de façon nue, mais qui renvoie à la loi d’alors, aux discours, au monde social en général. Existe-t-il un intime à partir du moment où le lecteur, la lectrice, ont le sentiment qu’ils se lisent eux-mêmes dans un texte ? (…) Je me considère très peu comme un être singulier, au sens d’absolument singulier, mais comme une somme d’expérience, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs. Annie Ernaux
Lire dans les années 1970 Les Héritiers, La Reproduction, plus tard La Distinction, c’était – c’est toujours – ressentir un choc ontologique violent. J’emploie à dessein ce terme d’ontologique : l’être qu’on croyait être n’est plus le même, la vision qu’on avait de soi et des autres dans la société se déchire, notre place, nos goûts, rien n’est plus naturel, allant de soi dans le fonctionnement des choses apparemment les plus ordinaires de la vie. Et, pour peu qu’on soit issu soi-même des couches sociales dominées, l’accord intellectuel qu’on donne aux analyses rigoureuses de Bourdieu se double du sentiment de l’évidence vécue, de la véracité de la théorie en quelque sorte garantie par l’expérience : on ne peut, par exemple, refuser la réalité de la violence symbolique lorsque, soi et ses proches, on l’a subie. Il m’est arrivé de comparer l’effet de ma première lecture de Bourdieu à celle du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, quinze ans auparavant : l’irruption d’une prise de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social. Irruption douloureuse mais suivie d’une joie, d’une force particulières, d’un sentiment de délivrance, de solitude brisée. Cela me reste un mystère et une tristesse que l’œuvre de Bourdieu, synonyme pour moi de libération et de « raisons d’agir » dans le monde, ait pu être perçue comme une soumission aux déterminismes sociaux. Il m’a toujours semblé au contraire que, mettant au jour les mécanismes cachés de la reproduction sociale, en objectivant les croyances et processus de domination intériorisés par les individus à leur insu, la sociologie critique de Bourdieu défatalise l’existence. En analysant les conditions de production des œuvres littéraires et artistiques, les champs de luttes dans lesquelles elles surgissent, Bourdieu ne détruit pas l’art, ne le réduit pas, il le désacralise simplement, il en fait ce qui est beaucoup mieux qu’une religion, une activité humaine complexe. Et les textes de Bourdieu ont été pour moi un encouragement à persévérer dans mon entreprise d’écriture, à dire, entre autres, ce qu’il nommait le refoulé social. Le refus opposé, avec une extrême violence parfois, à la sociologie de Pierre Bourdieu vient, me semble-t-il, de sa méthode et du langage qui lui est lié. Venu de la philosophie, Bourdieu a rompu avec le maniement abstrait des concepts qui la fonde, le beau, le bien, la liberté, la société, et donné à ceux-ci des contenus étudiés concrètement, scientifiquement. Il a dévoilé ce que signifiaient dans la réalité le beau quand on est agriculteur ou professeur, la liberté si l’on habite la cité des 3 000, expliqué pourquoi les individus s’excluent eux-mêmes de ce qui, de façon occulte, les exclut de toute façon. Comme dans la philosophie et, le meilleur des cas, la littérature, c’est encore et toujours de la condition humaine qu’il s’agit, mais non d’un homme en général, des individus tels qu’ils sont inscrits dans le monde social. Et si un discours abstrait, au-dessus des choses, ou prophétique, ne dérange personne, il n’en est pas de même dès lors qu’on donne le pourcentage écrasant d’enfants issus de milieux dominants intellectuellement ou économiquement dans les grandes écoles, qu’on révèle de manière rigoureuse les stratégies du pouvoir, ici et maintenant aussi bien chez les universitaires (Homo academicus) que dans les médias. Question de langage ; substituer, par exemple, à « milieux, gens, modestes » et « couches supérieures » les termes de « dominés » et « dominants », c’est changer tout : à la place d’une expression euphémisée et quasi naturelle des hiérarchies, c’est faire apparaître la réalité objective des rapports sociaux. Le travail de Bourdieu, acharné comme Pascal à détruire les apparences, à rendre manifeste le jeu, l’illusion, l’imaginaire social, ne pouvait que rencontrer des résistances dans la mesure où il contient des ferments de subversion, où il débouche sur une transformation du monde, dont l’ouvrage qu’il a dirigé avec son équipe de chercheurs, le plus connu, montre la misère. Si, avec la mort de Sartre, j’ai pu avoir le sentiment que quelque chose était achevé, intégré, que ses idées ne seraient plus actives, qu’il basculait, en somme, dans l’histoire, il n’en va pas de même avec Pierre Bourdieu. Si nous sommes tant à éprouver le chagrin de sa perte – j’ose, ce que je fais rarement, dire « nous », en raison de l’onde fraternelle qui s’est propagée spontanément à l’annonce de sa mort – nous sommes aussi nombreux à penser que l’influence de ses découvertes et de ses concepts, de ses ouvrages, ne va cesser de s’étendre. Comme ce fut le cas pour Jean-Jacques Rousseau, à propos de qui je ne sais lequel de ses contemporains s’insurgeait de ce que son écriture rendît le pauvre fier. Annie Ernaux
Il y a cette différence d’âge et de statut social, cette « pauvreté » du jeune homme qui est attirante : je veux être celle qui peut donner plein de choses. Chacun sait que donner, c’est prendre. Le côté économique compte beaucoup et je voulais même l’accentuer en listant tout ce que j’ai fait pour, non pas l’attacher, mais rétablir un ordre. (…) C’est un aspect de la domination qui est dû à mon âge, car je n’avais pas d’argent non plus. Cette domination-là lui facilite la vie mais je considère aussi les avantages. Lorsqu’il ne travaille pas, il me donne son temps : je le rétribue pour ça.  (…) Ce qui était le plus marquant était cette sensation de revivre, de me replonger dans une jeunesse, de retrouver une forme de spontanéité, de jeu. Le fait que cela se passe dans une ville où j’avais été jeune était d’autant plus troublant. Par exemple, revenir au restaurant universitaire que j’avais fréquenté tant d’années et dont la disposition intérieure n’avait pas changé fut particulièrement déroutant. Il y a là une sensation fantastique. (…) Ce qu’il m’a apporté, sans lui, je ne l’aurais pas. Ce qui était très difficile était ce sentiment de répétition tel qu’il ressemble à la mort. Être condamnée à répéter quelque chose qui, à mon sens, ne conduisait nulle part. Je me suis aperçue, en écrivant L’Événement, où je racontais comment j’avais expulsé cette grossesse non voulue, que, de la même façon, j’étais en train de le supprimer de mon existence. (…) Au même âge, je ne l’aurais même pas regardé. Il faisait un peu plouc. Il représentait ma propre plouquerie. C’est un aveu qui va sans doute me valoir des volées de bois vert. Cette image de moi qui est en lui satisfait quelque chose. D’autant que je ne peux pas dire que je suis restée comme ça. Là, on est en pleine domination économique et culturelle. (…) [La différence d’âge dans le couple] C’est toujours pareil. Il y a eu des livres de femmes sur ce sujet, comme celui de Camille Laurens. On a donné à ces femmes, qu’on appelle les cougars, le nom d’un fauve, d’un prédateur. Peut-être qu’il y a de ça mais pourquoi ne dit-on pas que les hommes sont des prédateurs ? Quand j’ai commencé ce texte, il y a plus de vingt ans, je ne voyais pas le scandale d’écrire cela. [Les Cahiers de L’Herne] Je ne me le représente pas comme quelque chose qui ferait de moi un classique. Ce qui me plaît dans la conception de ces Cahiers, c’est qu’ils ouvrent beaucoup de portes sur mon travail. Il y a des recherches très pointues, mais aussi des témoignages d’écrivains et d’écrivaines et d’autres personnes qui me connaissent d’un peu plus près. Souvent, on prend les Cahiers de L’Herne comme quelque chose d’académique mais là, cela échappe à l’académique. C’est très divers. J’en suis l’objet mais, pour un lecteur, il y a dans ce qu’il lit quelque chose qui dépasse l’objet. Cela peut, presque, se lire comme une fiction. (…) le réel n’est pas accessible en vivant seulement, contrairement à la parole. Je mets dans le travail d’écriture quelque chose qui va au-delà de la vie ordinaire. C’est ça l’écriture. C’est devenu ça. Sans preuves écrites, je n’avance qu’à tâtons. (…) Plus jeune, je pratiquais deux écritures : celle pour obtenir mes examens et celle des lettres adressées à mes parents, que je simplifiais pour ne pas montrer une supériorité – alors que j’étais une sale gamine qui faisait exprès d’employer des mots compliqués pour embêter mon père. Par contre, je savais que ma mère les enregistrait. Je jouais le rôle de l’institutrice. Ensuite, quand j’écris d’Angleterre, j’ai 19 ans et je suis consciente de ce que font mes parents pour moi et donc je ne leur inflige pas une sorte de supériorité que je ressens d’ailleurs beaucoup moins à cette époque qu’à l’adolescence. (…) Au départ, c’est une écriture très violente. Mes premiers textes Venger sa race, Les Armoires vides, etc. sont violents… C’est écrivant sur quelqu’un de proche, comme mon père, que j’ai adopté une écriture qui n’est pas une écriture dominante, qui surplombe. À l’époque, je ne formulais pas les choses comme cela mais on aurait pu dire que c’était une voie étroite entre le populisme et le misérabilisme. C’était justement cette écriture du réel, factuelle – que j’ai malencontreusement qualifiée d’écriture plate –, qui ne donne pas prise aux jugements du lecteur que je présumais toujours comme bourgeois. J’étais très arc-boutée sur cette position et j’ai donc écrit La Place dans cette optique. Cette écriture-là, je l’ai faite mienne, avec quand même des changements importants. Si vous prenez Le Jeune Homme et que vous le comparez à La Place, ou même Passion simple vous voyez bien qu’il y a une évolution. (…) C’est une écriture objective. Objectiver non seulement le matériel mais aussi ce qui est plus difficile : les choses mentales, abstraites comme les sentiments. (…) C’est presque devenu naturel chez moi. Pour moi, la fiction a lieu dans la construction du livre, c’est-à-dire que l’organisation d’un livre donne un sens en soi. Je n’ai pas besoin de la fiction. Écrire ne se confond pas avec imaginer, ni avec un laisser-aller : pour moi, écrire, c’est retrouver. (…) Il y avait cette idée que je faisais de l’autobiographie toute simple, et donc que c’était facile. C’est ce côté-là qui m’était reproché. (…) Passion simple, ça a été un grand moment de réception contrastée. On m’a aussi reproché mon écriture plate, ou, souvent, la crudité de mes propos, notamment dans le journal que j’ai publié sur ma mère, Je ne suis pas sortie de ma nuit. On se demandait comment on pouvait oser parler de sa mère ainsi, mais je ne parlais pas de ma mère, je parlais d’une maladie. (…) Je me souviens d’un écrivain avec lequel j’entretenais des rapports très amicaux. Il m’a demandé comment je pouvais parler d’hypermarchés dans un livre. Je lui ai répondu que c’était la réalité. Même si nous avons évolué sur ce que l’on peut montrer ou pas, l’argent reste sale. Quant à l’hypermarché, il ne devance jamais la société. Il crée tout, même des désirs, et il ne va voir que son intérêt. Faire des rayons garçon/fille, cela s’appelle de la segmentation, et cela fait gagner plus d’argent. Si, au moment du ramadan, ils proposent des produits adaptés, ce n’est pas parce qu’ils veulent une mixité sociale : c’est parce qu’ils gagnent de l’argent avec ça. (…) En général, rien ne me fait peur en écriture. (…) Je me souviens m’être dit, au moment où j’envisageais Les Années, « il manque du danger là-dedans ». Alors, ce qui était dangereux, c’était la forme. [Pour L’Usage de la photo] je n’y ai même pas pensé. J’avais oublié comment ce bouquin avait été stigmatisé. Pour plein de raisons : parce que je ne l’ai pas écrit toute seule, parce qu’allier le cancer et l’érotisme, cela paraît difficile… (…) [Parler de la boulimie] C’est rare, mais pour moi, en effet, c’est très important. La boulimie est une horreur et les filles qui en sont affligées en ont honte. Cela fait davantage honte que l’anorexie car la boulimie, c’est la matérialité : on mange beaucoup, on exècre beaucoup… C’est horrible ! L’évoquer, à cette distance-là, n’était pas très courageux, mais je voulais montrer cette addiction animale à la nourriture : on se jette sur du chocolat jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus – pour moi, avec le commerce de mes parents, c’était inépuisable. Dans L’Événement, j’ai écrit « Il n’y a pas de vérités inférieures. » Effectivement, là, je ne cache rien, et il fallait que j’aille au bout. Les gens qui ont vu le film – où la réalisatrice ne cache rien non plus – ont été surpris de voir comment cela se passait autrefois. (…) Toutes ces réflexions à propos de Proust, c’est parce que je faisais un cours sur lui. Et je voulais, au fond, ne pas avoir un regard universitaire sur lui. Je relisais ses écrits et je me suis arrêtée sur ce fameux geste de Gilberte dont Proust ne dit rien. J’ai parlé à des spécialistes et ils en sont à se demander quel était ce fameux geste. Je suis une fan de Proust mais en même temps, il y a une dimension sociale qui m’est insupportable. La façon dont il parle de Françoise… Il y a des phrases terribles où il compare tout de même sa façon de regarder le monde à celle d’un chien. Une sorte de vie inférieure. Il y a là quelque chose de profondément douloureux pour moi car, si beaucoup de lecteurs considèrent que Françoise n’a rien à voir avec leur vie, pour moi, profondément, Françoise, c’est tous mes ascendants. (…) Au début des années 1980, il y a eu un retour de la littérature au réel. Les textes de Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Leslie Kaplan ou François Bon incarnaient ce mouvement. Mon premier livre, Les Armoires vides, date de 1974. Là, effectivement, j’étais un peu précurseur. On a considéré ce livre comme un ovni. Dans les années 1970, la littérature des femmes était pourtant très florissante. J’ai poursuivi dans cette voie et La Place a eu le prix Renaudot. Ce livre a tout de suite été remarqué par l’Éducation nationale. Il y a même eu un sujet de Capes qui portait sur La Place ! J’étais devenue un classique, dès la sortie du livre. (…) Je pense qu’écrire relève de la politique, mais il ne contient pas une politique. Les livres ne sont jamais des manifestes. Dans Les Années, certains ont tiqué et ont pointé du doigt le regard de gauche. Je ne voyais pas comment j’aurais pu tenir une sorte de balance… De toute façon, Les Années, c’est une mémoire collective, mais depuis une mémoire individuelle. Je ne suis pas allé puiser dans Internet ou dans les mémoires écrits. C’est à travers tout ce que ma mémoire retient, notamment ce que mes parents m’ont dit sur la guerre de 14, les corps de ferme. Mais je n’ai jamais cherché l’objectivité dans ce genre de livre. (…) J’ai été fortement marquée par l’éducation reçue dans un pensionnat et par ma mère qui était une vraie catholique. Je fais mon salut en écrivant. Il s’agit de sauver dans tous les sens : sauver son âme mais aussi garder, protéger de la disparition. Pourquoi suis-je venue au monde ? Il y avait quelque chose à faire et ce que je pouvais faire de mieux, c’était écrire. Assez tôt, j’ai eu cette conviction. À 20 ans. Avant, je n’avais pas le sens de vouloir sauver le monde. (…) [Etre régulièrement citée pour le prix Nobel] Ce n’est pas un cadeau. Je n’aime pas du tout ce système de prix. C’est malsain. Chaque année, je vois bien à quel point cela obsède les écrivains qui attendent. Il y a toujours une hiérarchisation en France. Il faut toujours un gagnant. Le prix Goncourt est souvent très difficile à gérer avec cette peur du livre d’après… Même moi, après La Place, j’ai souvent été perturbée. Le prix Marguerite-Yourcenar, c’est autre chose, c’était un prix pour l’ensemble. Quant au Nobel, c’est faire partie d’une brochette… Ça n’a pas beaucoup de sens au regard du temps. Je me souviens d’une Suédoise, Sigrid Undset, qui a eu le Nobel dans les années 1920. Quand je l’ai découverte, c’était ses livres qui comptaient. C’est cela qui fait que l’on reste, ce n’est pas le titre, mais la valeur des textes. Annie Ernaux
[Se réconcilier ?] Eh bien non, c’est pas possible. Je me dis que voilà, la coupure est à l’intérieur de moi. Ce sont deux mondes irréductibles. La lutte des classes est en moi. J’ai un mode de vie, une façon physique d’apparaître qui est celle de la classe dominante, je vais pas me le cacher. Mais je sais quelle était ma vision de petite fille, d’adolescente, et ce n’est pas réconciliable. Ma mémoire est dans un monde et ma vie est dans un autre et ça, c’est insupportable. Voyez, ce matin je sors de chez moi pour prendre le RER, et je vois qu’une grosse maison se construit. Il faisait très froid. Je vois un garçon avec une brouette. Immédiatement, je n’ai pas besoin de penser, me revient que travailler de ses mains c’est dur, c’est très, très dur. J’ai vu mon père travailler de ses mains, et pourtant je viens là, à Gallimard. Il n’y a pas de réconciliation, sinon sur un plan politique. Mais intérieurement, ce n’est pas possible. (…) Je vais pas dire que je me sens traître, mais j’ai tout de suite conscience qu’il y a des mondes ennemis, des classes sociales, qu’il y a de la liberté d’un côté et de l’aliénation de l’autre. Oui, j’ose employer ce terme marxiste, et on va pas me la faire « Mais non, il est très heureux cet homme qui fait des choses de ses mains. » Et en continuant sur le chemin du RER, je me disais : mais pourquoi je pense toujours comme ça ? Ça sert à quoi d’avoir vu ce garçon, d’avoir pensé à ça ? Ça ne m’empêche pas de vous rencontrer, de parler, d’avoir l’usage de la parole, de proférer des choses révoltées. Mais il faut que ça aille au delà. (…) Le dimanche ça dépasse le lieu, l’ennui, l’attente. C’est un trou, le dimanche, c’est métaphysique, le dimanche, c’est un leitmotiv de ce que j’écris. J’aimais beaucoup le mot dimanche quand j’étais petite fille et en même temps, ça a été très lié à des jours sombres, d’avoir l’impression de saisir le cœur du temps de la vie. J’ai commencé d’écrire un dimanche plusieurs fois. C’est là où on devrait se poser toutes les questions possibles, car le travail s’arrête. Tout peut arriver le dimanche. Pendant longtemps il n’y a pas eu de loisirs. Aujourd’hui, les gens fuient. Noël approche et ils vont se précipiter dans les magasins pour éviter cet ennui du dimanche. Quand on fait la révolution, c’est pour qu’il y ait un dimanche, le grand dimanche, non ? (…) [L’argent qui anime les combats ?] Pas seulement. J’ai bien aimé le film de Guédiguian, « Les Neiges du Kilimandjaro ». Il a posé en des termes qui ne sont pas forcément les miens, avec une bonté qui est peut-être excessive (moi j’aurais préféré plus de dureté), cette question de la coupure entre ces jeunes dont les parents sont des petites gens, qui vraiment ont du mal à s’en sortir, et ceux qui sont des héritiers, qui possèdent la culture et les réseaux sociaux. [Qui porte politiquement les attentes, les désirs de ces petites gens ?] Personne, ou alors il faudrait dire, hélas, Marine Le Pen, mais on va pas dire ça… Le Front de Gauche, si, bien sûr, c’est lui seul. Je vais voter Front de Gauche, Mélenchon, car il reprend une parole, communiste mais pas seulement, qu’on n’entendait plus. (…) Quelle conscience avais-je de m’élever en étant bonne élève, en étant la meilleure à l’école ? D’où me venait cette certitude ? Il y avait des injonctions plutôt que des certitudes : « Si tu travailles bien en classe, tu seras mieux que tes parents, tu ne serviras pas au bistrot. » Comme j’étais dans une école privée, il y avait aussi un autre discours : c’est le bon dieu qui m’avait donné l’intelligence, il fallait que j’en fasse quelque chose. C’était un discours valorisant dans le fond. Quand j’ai commencé à enseigner, on avait un discours de l’inné, des dons. Certains sont faits pour réussir et d’autres, non. J’ai participé de cette croyance. Aujourd’hui, je pense que l’école est un instrument de promotion personnelle pour les classes intellectuelles supérieures, pas pour les autres. (…) [dans mes classes les filles ou garçons qui me ressemblaient ?] Je ne faisais rien de particulier, seulement leur donner le plus de confiance possible en eux. Ça se marquait à l’oral, la maîtrise de l’oral, c’est un marqueur d’origine sociale, la facilité de langage. J’ai eu la chance de commencer par des classes qu’on n’appelait pas encore « de relégation », des classes d’aide comptable, de secrétariat. C’était un lycée classique-moderne-technique, dans une petite ville de 7 000 habitants, en Haute-Savoie, avec des élèves très difficiles, des classes de quarante. Et ça a vraiment été un grand choc. Le français pour eux n’était pas aussi important que la compta ou apprendre à taper. Et là, j’ai compris que la culture que je leur transmettais ne s’imposait pas à tous. Et puis et puis il y avait ces sixièmes, où certains parlaient en patois savoyard. Il y avait beaucoup d’enfants d’ouvriers. J’ai vu le décalage immense avec les lycées de centre-ville de Lyon où j’avais fait mes stages. Il y a eu un retournement, moi aussi j’avais été une élève qui ne savait pas s’exprimer, ne comprenait pas les mots que les maîtresses utilisaient. J’ai écrit « Les Armoires vides » en étant professeur. Enseigner m’a vraiment donné envie d’écrire.(…) [Pas eu d’amies quand j’étais étiez jeune ?] . Non… [Pour l’avortement] Il faut se remettre dans les années d’avant Simone Veil, d’avant 68. C’était quelque chose de terriblement honteux, criminel. Ce n’est pas seulement mon cas personnel : la plupart du temps, les filles qui avaient recours, elles ne pouvaient pas l’ébruiter. (…) mais tout de même (…) cette amie du collège qui est en photo dans le livre, nous nous nous sommes revues presque cinquante ans après, et c’est seulement à ce moment que nous avons tout dit de la honte. Et elle, elle avait encore plus honte, c’est seulement là qu’on parle, cinquante ans après. On aurait pu, mais on ne pouvait pas, c’est ça la question. Les dominants ils ont une complicité, ils ont les mêmes intérêts. Tandis que quand on est dominé, comme nous l’étions, sans sentiment de classe politique, on le cachait et on le taisait. Elle était fille de paysan, moi d’épicier. On n’avait pas cette conscience de classe plus active que possédaient mes cousines filles d’ouvriers. Elles étaient plus agressives, plus revendicatives. (…) [A mes parents qui m’ont mise dans une institution privée où je me suis retrouvée totalement isolée et différente des autres] Je leur en ai voulu après être sortie de ce pensionnat. Je voulais en sortir, je ne voulais surtout pas faire ma classe de philo dans cet établissement religieux. Quand je suis arrivée au lycée de Rouen, la souffrance sociale que je vivais à Saint-Michel a continué, et s’est même aggravée, c’est ça qui était terrible. Rouen, c’était un lycée bourgeois dans une ville bourgeoise. Les professeurs étaient infiniment supérieurs à ceux de mon établissement précédent, en français, en histoire-géo n’en parlons pas, en physique. Vraiment, il régnait un état d’esprit tellement plus ouvert. De l’autre côté, il y avait dans cette classe de philo une majorité de filles de la grande bourgeoisie de Rouen, trois filles de médecins, la fille du préfet. C’était impalpable, mais ça contredisait l’idéal égalitaire de l’école laïque publique. Elles ne disaient pas bonjour, elles formaient des petits groupes, je n’en étais pas. A Rouen, j’ai eu une amie durant deux, trois ans, fille de représentant. Et là vous touchez quelque chose d’assez intime : elle ne m’a jamais invitée chez elle. Après, j’y ai pensé. Elle devait avoir une forme de honte, comme moi, mais moi, je l’ai invitée chez moi. Vous savez, c’est un sentiment de honte le sentiment de classe, de mon temps c’était très diffus, on éprouvait ça de façon solitaire, personnelle. (…) A l’âge où j’ai envie d’aller avec les garçons, il est évident que je ne veux pas aller avec un ouvrier. Je fais mon petit barème intérieur, je dois dire c’est assez stupide, je me fonde sur des critères nuls : la façon de s’habiller, de parler, pour m’apercevoir que ce sont des cruches. C’est vrai, je capte leurs codes, j’essaye de savoir si ça vaut le coup. [Ce qui n’était pas possible avec les amies, ce rapprochement, devient possible avec la sexualité] Jusqu’à un certain point. A une époque où on se marie, venant d’où je viens, il ne peut pas être question que j’épouse quelqu’un de bourgeois. Et pourtant, je le ferai quand même. (…) Ma mère, la perdre, c’est vraiment perdre quelque chose d’immense, son corps. C’est perdre une forme de double de soi, celle qui était en tant que femme avant moi, et ça se joue sur tous les plans, un plan charnel, le plan de la loi – ma mère était la loi : ce qu’il faut faire et pas faire, elle était comme Dieu. Elle est morte, Dieu est mort aussi. Mon père, lui, représente ma classe sociale, la classe dont je suis issue. C’est quelqu’un qui portait le monde paysan, le monde auquel ma mère voulait échapper, et elle a tout fait pour y échapper. Mon père non, et il avait aussi une culture ouvrière. Très certainement il était animé par une haine de classe à l’égard de la bourgeoisie. La honte qui le nourrissait, je la raconte. Un voyage-pèlerinage à Lourdes, une scène dans un restaurant où les gens riches du groupe sont bien servis car ils prennent le menu à la carte, et nous, personne ne prête attention à nous car nous sommes au menu. Il ressortait ça souvent, avec des mots d’une extrême violence sur les « bonnes femmes couvertes de bijoux ». Etre orpheline de son père, c’est être dépositaire de cette haine de classe, encore plus. (…) Je revis souvent des situations où je me sens exclue, alors que je ne le suis pas. C’est parce que je ne suis pas à ma place, je ne me sens pas à ma place, d’une façon ou d’une autre. Et maintenant, ça ne m’intéresse pas, je n’en souffre plus car ça ne m’intéresse pas d’appartenir à ce monde. Je n’ai jamais voulu en faire partie, sauf au moment où j’ai voulu y accéder. Mais à peine entrée, je n’ai eu de cesse de vouloir en sortir. [« Le luxe c’est de pouvoir vivre une passion. »] J’écris ça à la fin de « Passion simple ». Au moment où je vis cette passion et où je l’écris, je suis également très engagée contre la guerre du Golfe. Mais oui, à un moment la vie amoureuse prend le dessus, dans l’écriture, mais pas dans la vie réelle. La passion amoureuse et la révolte politique, cela va de pair. (…) La sexualité, l’usage de la sexualité, l’acte sexuel a une sorte de vertu pour moi de dégrisement, de vision froide, comme si on atteignait le cœur des choses, que ni le bien ni le mal n’existent. C’est cette expérience-là, et pour moi presque toujours, c’était le désir d’écrire après, de façon violente. L’acte sexuel permet d’accéder à la connaissance, que ça soit du bien ou du mal, peu importe. (…) Il n’y a pas que l’écriture qui sauve… J’ai fait partie de cette génération en 68 qui pensait : il faut faire table rase. Justement non, je crois qu’il faut transmettre. Par un mode de vie qui serait différent, qui ne soit pas dans l’urgence ni l’effacement permanent de ce qui vient de se passer, dans la consommation. Où les gens trouvent-ils le temps de réfléchir, de faire des liens ? On ne peut pas échapper à la politique et il faut y réfléchir. Cette période que nous vivons, avant la présidentielle, ça me paraît nul comme période, et je crois que la majorité des gens le savent. Ça ne va rien changer, on s’étourdit avec ça, c’est une imposture. Entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, je ne vois pas assez de différences. (…) Très souvent, vous voyez, on se demande pourquoi est-ce qu’on vit comme ça. Pourquoi est-ce qu’on se laisse complétement avoir par les dimanches où on va tous se précipiter dans les magasins, on va profiter des bons de réduction, des promotions. Comment casser ça, comment trouver plus de plaisir à faire la révolution qu’à aller acheter dans les magasins le dimanche ? Annie Ernaux (2016)
Les tours jumelles de Manhattan s’effondrant l’une après l’autre. On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens. D’un seul coup, la représentation du monde basculait cul par dessus tête, quelques individus juste armés de cutters, avaient rasé en moins de deux heures les symboles de la puissance américaine. Le prodige de l’exploit émerveillait. Annie Ernaux (2011)
Je considère que c’est un très grand honneur qu’on me fait et, pour moi, en même temps, une grande responsabilité, une responsabilité qu’on me donne en me donnant le prix Nobel (…) c’est-à-dire de témoigner (…) d’une forme de justesse, de justice, par rapport au monde. Annie Ernaux
Quand je rentre à Paris, une fois par an, je vois trop de blancs. Annie Ernaux (2021)
Une fois de plus, on a frôlé l’affaire d’Etat, l’embrasement de la France comme naguère avec le burkini au motif qu’une entreprise française, Decathlon, a envisagé de commercialiser le hijab de course destiné aux filles et femmes musulmanes. Des bords de la droite et de l’extrême droite, du Modem, du Parti socialiste et de membres du gouvernement – des femmes notamment – ce fut à qui dénoncerait le plus fort ce funeste dessein. Le responsable de la communication de l’entreprise eut beau arguer que cette pièce de vêtement était destinée «à rendre le sport accessible pour toutes les femmes dans le monde», il y a eu consensus pour signifier tacitement que, en France, il en allait tout autrement, le port du voile contrevenant aux valeurs de la République. Des mails haineux et des menaces physiques à l’égard des vendeurs ont entraîné le retrait du projet par Decathlon et la réaction soulagée de Muriel Pénicaud, comme si la France venait d’échapper à un grand péril : «Heureusement qu’ils ont reculé.» A noter que personne ne s’est élevé contre la violence déployée à l’égard des employés de Decathlon, faute de pouvoir s’en prendre à celles qui portent le hijab. Si quelques voix ont souligné la liberté d’une entreprise privée de vendre ce qu’elle veut, d’autres rappelé que c’est l’Etat qui est laïque et non pas les individus, lesquels ont le droit d’arborer les signes d’une pratique religieuse (la loi de 1905 n’a pas obligé les prêtres à enlever leur soutane ni les religieuses leur voile), il n’a pas été fait mention de cette violence infligée, une nouvelle fois, à une partie des femmes qui vivent, travaillent, étudient sur le sol français, qui sont une composante de notre société. Violence, parce que sous couvert de défendre la liberté et l’égalité, dans les faits on tente de limiter le droit des femmes qui portent le hijab, ici, à faire du sport, là à chanter dans un télé-crochet (Mennel), à militer (Maryam Pougetoux), à accompagner des enfants en sortie scolaire (et se souvient-on de ce projet d’une sénatrice socialiste d’interdire le voile, dans leur domicile, aux assistantes maternelles ?), naguère à fréquenter les plages et se baigner. Bref, c’est de la vie collective qu’on cherche à les écarter. Violence, parce que dans cet épisode qui les concerne, elles, au premier chef, nul, dans les médias, à ma connaissance, ne s’est avisé de leur donner la parole (1). Qu’avaient-elles à dire sur cette possibilité de pratiquer le sport conformément à leur croyance ? Qu’éprouvaient-elles à entendre les propos stigmatisants proférés tous azimuts ? Tout se passe comme s’il n’y avait personne sous le «voile», pas d’être humain capable de réfléchir, de sentir, et de s’exprimer. La femme comme individu disparaît. On la réduit purement et simplement à un objet chargé, outre de sa signification musulmane – mais n’en doutons pas, à cause d’elle – d’un tombereau de symboles, soumission, archaïsme, étendard politique de l’islamisme, voire du jihad. En se référant à Simone de Beauvoir, on peut dire que sous le voile la femme n’est plus son corps, qu’il a disparu entièrement sous autre chose qu’elle (2). Plus que d’autres épisodes, celui du Decathlon me laisse une impression boueuse, parce que j’ai entendu trop de femmes politiques s’insurger contre le hijab et pas assez défendre la liberté de le porter. Parce que, de plus en plus, lorsque je croise une femme en hijab dans le bus ou à l’hypermarché, je peux, me mettant à sa place, penser que j’ai, dans la France d’aujourd’hui, le visage de son exclusion. Je pose la question, celle-là même que l’on met en avant pour faire valoir la liberté d’un choix existentiel : pourquoi refuser d’accorder aux individus un droit qui ne retire rien aux autres ? Comment nous, femmes féministes, qui avons réclamé le droit à disposer de notre corps, qui avons lutté et qui luttons toujours pour décider librement de notre vie pouvons-nous dénier le droit à d’autres femmes de choisir la leur ? Où est la sororité qui a permis, par exemple, la fulgurante expansion du mouvement #MeToo ? L’empathie, la solidarité cessent dès qu’il s’agit des musulmanes en hijab : elles sont le continent noir du féminisme. Ou plutôt d’un certain féminisme qui fait la guerre à d’autres femmes au nom d’une laïcité devenue le mantra d’un dogme qui dispense de toute autre considération. Si l’idée de me couvrir d’un voile – et plus encore celle que mes petites-filles le fassent – m’est profondément et intimement inimaginable, il me faut accepter que l’inverse, ne pas vouloir sortir sans hijab, puisse être vécu de la même manière absolue, intransigeante, quoi qu’il m’en coûte au regard de ce qu’est pour moi la liberté et une vie libre de femme. Qui suis-je pour obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination masculine ? Examiner loyalement son trajet personnel sous l’angle de la soumission et de la révolte à l’égard de celle-ci rabat l’orgueil et entame les certitudes. Je ne suis pas née féministe, je le suis devenue. N’y a-t-il pas de quoi échanger entre nous sur les images de notre identité sexuelle, sur le contrôle du corps féminin, l’injonction de le dévoiler ou le cacher, l’impératif impossible de rester toujours jeune ? Briser l’ignorance réciproque. Se parler comme le font ces adolescentes, l’une voilée et l’autre pas, que l’on voit marchant et riant ensemble dans les rues et les centres commerciaux. J’entends déjà les rires condescendants sur ma naïveté, les arguments définitifs qu’on m’assènera. Ni rire, ni pleurer, ni haïr mais comprendre, je reste fidèle au principe de Spinoza. Vouloir comprendre le sens de la pratique du hijab, ici et maintenant, c’est ne pas le séparer de la situation dominée des immigrés en France, ni par ailleurs des bouleversements, des mutations, de l’anomie même, des sociétés occidentales actuelles. C’est reconnaître dans celle qui choisit de le porter la revendication visible d’une identité, la fierté des humiliés. Annie Ernaux
Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. » Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. (…) La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse me les rendaient encore plus désirables. Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d’Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard Les Misérables, Les Raisins de la colère, La Nausée, L’Etranger : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures. (…) Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans Le Procès, de Kafka, sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire. Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes 20 ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines. Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux qui, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus Entre oui et non. De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien-écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte. (…) Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.  (…) j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet. Continuer à dire « je » m’était nécessaire. (…) Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. (…) Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. » (…) Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines. Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies. (…) Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir de vigilance. Quant au poids du sauvetage de la planète, détruite en grande partie par l’appétit des puissances économiques, il ne saurait peser, comme il est à craindre, sur ceux qui sont déjà démunis. Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise. (..) Si je me retourne sur la promesse faite à 20 ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature. Annie Ernaux
Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. (…) Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. Rousseau (Confessions)
J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : “Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, où il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. (…) Meursault, pour moi, n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde parce que tenace, l’anime : la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant, dans L’Étranger, l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer, dans mon personnage, le seul Christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création. Albert Camus (préface américaine à L’Etranger, 1955)
Le thème du poète maudit né dans une société marchande (…) s’est durci dans un préjugé qui finit par vouloir qu’on ne puisse être un grand artiste que contre la société de son temps, quelle qu’elle soit. Légitime à l’origine quand il affirmait qu’un artiste véritable ne pouvait composer avec le monde de l’argent, le principe est devenu faux lorsqu’on en a tiré qu’un artiste ne pouvait s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général. Albert Camus (discours de Suède, 1957)
Personne ne nous fera croire que l’appareil judiciaire d’un Etat moderne prend réellement pour objet l’extermination des petits bureaucrates qui s’adonnent au café au lait, aux films de Fernandel et aux passades amoureuses avec la secrétaire du patron. (…) Le besoin de se justifier hante toute la littérature moderne du «procès». Mais il y a plusieurs niveaux de conscience. Ce qu’on appelle le «mythe» du procès peut être abordé sous des angles radicalement différents. Dans L’Etranger, la seule question est de savoir si les personnages sont innocents ou coupables. Le criminel est innocent et les juges coupables. Dans la littérature traditionnelle, le criminel est généralement coupable et les juges innocents. La différence n’est pas aussi importante qu’il le semble. Dans les deux cas, le Bien et le Mal sont des concepts figés, immuables : on conteste le verdict des juges, mais pas les valeurs sur lesquelles il repose. La Chute va plus loin. Clamence s’efforce de démontrer qu’il est du côté du bien et les autres du côté du mal, mais les échelles de valeurs auxquelles il se réfère s’effondrent une à une. Le vrai problème n’est plus de savoir «qui est innocent et qui est coupable?», mais « pourquoi faut-il continuer à juger et à être jugé? ». C’est là une question plus intéressante, celle-là même qui préoccupait Dostoïevski. Avec La Chute, Camus élève la littérature du procès au niveau de son génial prédécesseur. Le Camus des premières oeuvres ne savait pas à quel point le jugement est un mal insidieux et difficile à éviter. Il se croyait en-dehors du jugement parce qu’il condamnait ceux qui condamnent. En utilisant la terminologie de Gabriel Marcel, on pourrait dire que Camus considérait le Mal comme quelque chose d’extérieur à lui, comme un «problème» qui ne concernait que les juges, alors que Clamence sait bien qu’il est lui aussi concerné. Le Mal, c’est le «mystère» d’une passion qui en condamnant les autres se condamne elle-même sans le savoir. C’est la passion d’Oedipe, autre héros de la littérature du procès, qui profère les malédictions qui le mènent à sa propre perte. (…) L’étranger n’est pas en dehors de la société mais en dedans, bien qu’il l’ignore. C’est cette ignorance qui limite la portée de L’Etranger tant au point de vue esthétique qu’au point de vue de la pensée. L’homme qui ressent le besoin d’écrire un roman-procès n’ appartient pas à la Méditerranée, mais aux brumes d’Amsterdam. Le monde dans lequel nous vivons est un monde de jugement perpétuel. C’est sans doute le vestige de notre tradition judéo-chrétienne. Nous ne sommes pas de robustes païens, ni des juifs, puisque nous n’avons pas de Loi. Mais nous ne sommes pas non plus de vrais chrétiens puisque nous continuons à juger. Qui sommes-nous? Un chrétien ne peut s’empêcher de penser que la réponse est là, à portée de la main : «Aussi es-tu sans excuse, qui que tu sois, toi qui juges. Car en jugeant autrui, tu juges contre toi-même : puisque tu agis de même, toi qui juges». Camus s’était-il aperçu que tous les thèmes de La Chute sont contenus dans les Epîtres de saint Paul ? (…) Meursault était coupable d’avoir jugé, mais il ne le sut jamais. Seul Clamence s’en rendit compte. On peut voir dans ces deux héros deux aspects d’un même personnage dont le destin décrit une ligne qui n’est pas sans rappeler celle des grands personnages de Dostoïevski. (…) Pour faire de Meursault un martyr, il faut lui faire commettre un acte vraiment répréhensible, mais pour lui conserver la sympathie du lecteur, il faut préserver son innocence (…) On nous conduit insensiblement à l’incroyable conclusion que le héros est condamné à mort non pour le crime dont il est accusé et dont il est réellement coupable, mais à cause de son innocence que ce crime n’a pas entachée, et qui doit rester visible aux yeux de tous comme si elle était l’attribut d’une divinité. René Girard (Critiques dans un souterrain, 1968/1976)
Il semble que la célébration de Mme Ernaux soit devenue obligatoire en France. Son dernier livre, Mémoire de fille, est unanimement salué par une critique béate. Le public suit. Les éditions Gallimard ont rassemblé son œuvre en un gros volume sous le titre: Ecrire la vie. La Pléiade est pour bientôt, le Nobel imminent, l’Académie s’impatiente, et ma fille l’étudie au lycée. Une suggestion à François Hollande: ouvrir le Panthéon aux vivants, spécialement pour Mme Ernaux. Seul Maxime Gorki a connu une gloire comparable, dans l’URSS des années 30. Il est permis de se méfier d’une telle sanctification collective. Récapitulons: en un demi-siècle, Annie Ernaux a successivement écrit sur son père, sa mère, son amant, son avortement, la maladie de sa mère, son deuil, son hypermarché. Cette fois c’est sur son dépucelage raté durant l’été 1958, en colonie de vacances, quand elle s’appelait Annie Duchesne. L’événement est raconté à cinquante ans de distance avec un sérieux inouï. Ce qui est étonnant avec Mme Ernaux, c’est à quel point ses livres, qui ne cessent de revenir sur ses origines modestes, ne le sont pas. C’est l’histoire d’un écrivain qui s’est installé au sommet de la société en passant sa vie à ressasser son injustice sociale. Ce dolorisme des origines révèle en réalité une misère de l’embourgeoisement. C’est comme si elle refusait d’admettre qu’elle s’en est très bien sortie ; 2016 n’effacera jamais 1958. Statufiée, Annie Ernaux prend son lecteur pour un abruti Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d’elle. C’est regrettable, car il y a des bribes à sauver dans ce galimatias autosatisfait: «C’était un été sans particularité météorologique» sonne très modianesque ; et cet autoportrait «au total une jolie fille mal coiffée» évoque Sagan. Mais Sagan n’aurait jamais ajouté: «Je la sais dans la solitude intrépide de son intelligence.» A chaque fois que Mme Ernaux trouve quelque chose de beau, elle le gâte par une explication de texte laborieuse. Autre exemple: «Elle attend de vivre une histoire d’amour» est une phrase charmante, qui contient tout, y compris la déception à venir. Pourquoi ajouter: «il faut continuer, définir le terrain – social, familial et sexuel» comme si l’on devait se farcir un commentaire composé du bac français? A force d’être statufiée, Annie Ernaux prend son lecteur pour un abruti. Elle annihile son talent en le noyant sous sa propre exégèse fascinée. On regrette l’écrivain qu’elle a failli être, le livre qu’elle a failli écrire, la légèreté qu’elle se refuse depuis cet été 1958. Frédéric Beigbeder (2016)
Dans une tribune parue la semaine dernière dans Libération, la romancière Annie Ernaux revient sur la polémique autour du hijab de running et sur « l’embrasement de la France » qui s’ensuivit, selon ses propres mots. Pour Annie Ernaux, la violence, ce n’est pas de forcer certaines femmes à porter le hijab, ce n’est pas non plus de vouloir en affubler certaines fillettes, mais c’est de refuser la commercialisation d’un vêtement qui les enferme dans une identité. « Il n’a pas été fait mention de cette violence infligée, une nouvelle fois, à une partie des femmes qui vivent, travaillent, étudient sur le sol français, qui sont une composante de notre société », écrit-elle, affirmant ensuite que « c’est de la vie collective qu’on cherche à les écarter », et ne voyant pas combien l’emploi même des expressions « étudient sur le sol français » et « composante de notre société » met d’emblée ces femmes à part et fait d’elles des citoyennes de seconde zone. Comme lors de la polémique sur le burkini, il ne viendrait jamais à l’esprit de ces défenseurs du voile de se demander comment faisaient ces mêmes femmes avant que ces articles soient commercialisés, voire qu’ils existent. Si on les écoutait, on finirait par croire que jusqu’ici aucune Française de confession musulmane n’a jamais pu ni aller courir ni se baigner sur notre sol. « La loi de 1905 n’a pas obligé les prêtres à enlever leur soutane ni les religieuses leur voile », justifie Annie Ernaux, confondant allègrement citoyen lambda et représentant religieux. La romancière déplore ensuite « que dans cet épisode qui les concerne, elles, au premier chef, nul, dans les médias, à [sa] connaissance, ne s’est avisé de leur donner la parole », comme si les citoyennes de confession musulmane étaient toutes les mêmes et avaient nécessairement le même avis sur le hijab de running, le voile et la religion en général. C’est fou comme à chaque argument d’Annie Ernaux on sent à la fois une profonde connaissance du sujet mais également la volonté d’éviter tout cliché, comme lorsqu’elle fait le vœu que les adultes puissent « échanger » sur le sujet, « se parler, écrit-elle, comme le font ces adolescentes, l’une voilée et l’autre pas, que l’on voit marchant et riant ensemble dans les rues et les centres commerciaux » : c’est beau comme une pub des Inconnus pour Benetton. Mais Annie Ernaux ne pouvait pas s’arrêter là. Il fallait, comme tout bon article sur le sujet, rappeler à quel point la France est méchante et à quel point c’est elle qui cherche à instaurer un séparatisme et non pas ceux qui l’appellent de leurs vœux : « Parce que, de plus en plus, lorsque je croise une femme en hijab dans le bus ou à l’hypermarché, je peux, me mettant à sa place, penser que j’ai, dans la France d’aujourd’hui, le visage de son exclusion. » Par un de ces prodigieux renversements dont les défenseurs invétérés du voile ont le secret, ce seraient les contempteurs de ce fameux « bout de tissu » qui seraient responsables de la disparition de la femme sous son voile et de sa perte d’identité : « Tout se passe comme s’il n’y avait personne sous le « voile », pas d’être humain capable de réfléchir, de sentir, et de s’exprimer. La femme comme individu disparaît. On la réduit purement et simplement à un objet chargé, outre de sa signification musulmane – mais n’en doutons pas, à cause d’elle – d’un tombereau de symboles, soumission, archaïsme, étendard politique de l’islamisme, voire du jihad. »« Pourquoi refuser d’accorder aux individus un droit qui ne retire rien aux autres ? », s’interroge ensuite la romancière. C’est vrai qu’il n’y a, sur la planète, aucune femme qui se bat pour avoir le droit d’enlever son voile. « Qui suis-je pour obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination masculine ? », demande-t-elle pour finir. Peut-être une citoyenne française héritière de la laïcité à la française, d’une laïcité qui a toujours refusé, contrairement aux pays anglo-saxons, de se soumettre au marché et qui a préféré défendre son modèle républicain, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes. Samuel Piquet
La liaison amoureuse qu’elle nous rapporte l’unit pendant deux ans en toute fin du XXe siècle à un étudiant qui était son cadet de trente ans et qui s’est épris d’elle de façon fervente ; de plus, ladite aventure va nous être narrée en juste 40 pages (dans la collection Blanche de Gallimard) avec force détails qui sont d’ailleurs de lecture plaisante. Pour rappel, Ernaux est issue de la classe populaire. Or, l’âge adulte étant largement venu et s’accompagnant d’une aisance acquise via d’importants droits d’auteur, l’autrice se retrouve parfaitement bourgeoise, jusqu’à faire visiter à son jeune amant désargenté belles villes et belles plages aux quatre coins de l’Europe ; reste qu’entre les deux amants subsiste ce gap de trente ans parfois lourd à porter. On serait tenté de dire que la présente fiction telle qu’elle fut vécue offre un caractère expérimental : qu’arrive-t-il lorsqu’une femme mûre se lie avec un « jeune » et se donne à voir à son bras en maints endroits — restaurants, plages ou autres — imitant les agissements de quantité de mâles adultes s’accompagnant de très jeunes femmes, parfois même de gamines ? Or, le bref roman que nous lisons est celui de la relation inverse, celui de la femme mûre au bras d’un jeune homme, qui ne peut guère que déclencher des « ça ne se fait pas » ou des « ça n’est pas permis ». Et la narratrice de noter : « Devant le couple que nous formions visiblement, les regards se faisaient impudents, frôlaient la sidération, comme devant un assemblage contre nature. Ou un mystère. Ce n’était pas nous qu’ils voyaient, c’était, confusément, l’inceste.» (p. 30). De fait, L’Œdipe façon Sophocle n’est pas loin, comme on peut voir. Le deal dont aime à parler la romancière entre A et elle-même tient du retournement de situation. Elle fut une jeune fille issue de la classe populaire avec des manières et un parler propres à cette classe. Par les études et par son talent d’artiste, elle s’en est sortie. Elle peut s’afficher désormais avec un jeunot mais il est clair que ce n’est guère accepté d’une femme adulte et dominante, sauf à susciter des regards envieux chez des femmes de même âge et de condition semblable. Nous pouvons dire qu’Ernaux est allée à l’école de Pierre Bourdieu, ce qu’elle a d’ailleurs fait, le lisant bien et beaucoup. À quelques endroits, elle relève des gestes et usages de son compagnon, gestes et conduites qu’elle connut elle-même en son jeune temps, chez elle ou chez ses pareilles. Ce que la romancière note avec une grande finesse qui confine par moments à la cruauté, faisant de son amant un « passé incorporé » : « Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde. Agiter le sucre dans sa tasse de café pour qu’il fonde plus vite, couper ses spaghettis, détailler une pomme en petits morceaux piqués ensuite au bout du couteau, autant de gestes que je retrouvais en lui, de façon troublante. » (p. 21) Que nombre de fictions puissent ainsi proposer d’excellentes leçons de sociologie, la littérature le sait mieux aujourd’hui et le donne à voir. Annie Ernaux excelle dans cette veine, pour notre plus grand plaisir. Son Jeune homme, qui est un roman-essai très réussi dans sa brièveté même, nous le dit à chaque page et l’on s’en réjouit. Jacques Dubois
Annie Ernaux. 16ème écrivain français à être recomposé et 17ème femme à obtenir la plus haute distinction littéraire au monde. Annie Ernaux succède à l’écrivain tanzanien Abdelrazak Gurnah (2021) et à la poétesse américaine Louise Glück (2020). Elle est récompensée pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».  Julie Viers
La tribune signée par des intellectuels et des artistes est un exercice classique dans la vie intellectuelle (et politique). On ne les compte plus. Moi-même, j’en signe. Ça me rassure : je vérifie ainsi que je suis bien un intellectuel (et un artiste). Et que je continue à m’intéresser au monde. Certaines sont plus pertinentes que d’autres, certes. Vous vous souvenez certainement de cette tribune qui, à l’initiative d’Annie Ernaux, a permis de débusquer de son trou le nazi Richard Millet (alias M le maudit). Ce fut un lynchage organisé. L’abject individu en a d’ailleurs perdu son emploi. Bien fait pour lui. Pour une fois qu’une tribune est efficace, il y a de quoi se réjouir ! Et puis j’aime bien les comités d’épuration, ils aident à rendre la justice. La même Ernaux a d’ailleurs appelé depuis au boycott d’Israël. Pierre Jourde
J’en étais à peu près à un livre par jour. Je venais de découvrir Modiano quand j’ai lu La place d’Annie Ernaux. Je pense que c’est la première à m’avoir parlé des femmes comme si elle me parlait de moi. Elle avait une sincérité, une précision dans l’écriture, sans fioritures ni rien, qui m’allait droit au cœur. Je l’ai reçue comme une alter ego. J’avais déjà lu des femmes, Beauvoir, Woolf, Sylvia Plath qui m’attirait, Sarah Bernhardt aussi, Marceline Desbordes-Valmore que j’adorais, et même des récits de prostitution ou de drogue, mais jamais je n’avais accédé à la sensibilité féminine avec cette fluidité, cette véracité, cette intimité contemporaine. À cette époque, je commençais à avoir des amitiés féminines profondes. Je pense qu’Ernaux a contribué à ce que je connaisse mieux les femmes. Je n’ai pas cessé de la lire depuis, parce que j’ai toujours retrouvé en elle quelqu’un de mon temps, qui me parle avec ma langue, des sentiments d’une pudeur et d’une sensibilité que je partage. PS : Après m’être relu, j’ajouterais qu’elle m’a certainement aidé à me comprendre en tant qu’homme. Daniel
J’aime bien la génération de ces filles qui avaient 20 ans en 2000 et qui en ont 40 aujourd’hui – tout le long de ces années, j’ai ressenti un changement dans leurs réflexions, dans leur attitude vis-à-vis des garçons. Leur demande d’égalité est claire. Elles ont remis en question les coutumes des hommes. Je vous parle de choses simples, comme ne jamais se laisser inviter au restaurant mais payer sa part, par exemple, ou revendiquer le fait de voyager n’importe où sans avoir des comptes à rendre ni être importunées – comme diraient ces dames de la pétition, vous vous souvenez ? (Tribune du journal Le Monde du 9 janvier 2018, où un collectif de cent femmes affirmait le rejet d’un certain féminisme sous le titre : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », ndlr) » (…) Je n’aime pas le terme de liberté de parole, car s’il n’y avait que la parole de libérée, ça n’irait pas très loin, or la parole a souvent été libérée, notamment en littérature, et ça n’a rien changé pour les femmes. (…) Ma vie depuis le début a été ombrée par le fait que les filles n’avaient pas les mêmes droits que les garçons. Elles étaient soumises à des lois patriarcales qui envahissaient la société ; lors de mes 20 ans – pour faire bref –, c’était soit le mariage, soit l’avortement. En 1974 j’ai publié Les armoires vides, mon premier roman, et depuis, j’ai avancé sur les deux dimensions, sociales et féministes, la lutte pour la justice sociale et celle contre l’injustice faite aux femmes. Ce sont les deux lignes de mon écriture. Avec beaucoup plus de difficulté, ce sont aussi mes deux lignes de vie – mais enfin, je peux vous dire qu’en ce qui concerne ma vie, c’est nettement plus compliqué ! Parce que quand je relis mon journal intime, qui sera publié après ma mort, j’y vois une succession d’hommes, une succession de problèmes avec les hommes, plutôt. (…)Je suis une femme, et d’une manière générale, les femmes sont beaucoup moins reconnues, c’est indéniable. C’est partout pareil. Dans le domaine littéraire, c’est la même domination masculine qu’ailleurs. Il y a plus d’hommes critiques littéraires, plus de membres de jurys, plus d’éditeurs, plus de patrons ; des hommes avec des grandes gueules. Ils se permettent – ils se permettent… vous savez, j’ai eu ma part d’injures. Colette, Beauvoir ont eu leur lot d’insultes sexistes aussi. Dans les années 90, j’en ai eu même un sacré paquet, notamment pour Passion simple, La honte et Journal du dehors. (…) C’est complexe. Je n’ai jamais donné de gages à ce monde qui me regardait de haut. Je n’ai fait aucune concession. Il y a même des prix que j’ai refusés. Un texte comme La place a eu un grand retentissement, malgré certaines critiques qui trouvaient que c’était populo, une littérature 1930. Avec ce livre, j’ai eu le Renaudot, ça en a embêté plus d’un. Alors, lorsque j’ai sorti Passion simple, ils ont réglé leurs comptes. Un déchaînement. On m’a appelée Madame Ovarie. Il m’est tombé dessus un déluge de commentaires sarcastiques, j’étais l’écrivaine cégétiste qui écrit des livres de dactylo. J’ai eu droit au mépris social – et au mépris sexiste. Le retournement s’est fait avec Les années, mais c’était factice, le mépris est vite revenu, Regarde les lumières mon amour l’a rallumé : qu’essaie-t-elle de faire ? De la littérature dans les supermarchés, ces non-lieux où l’on croise n’importe qui ? On m’a appelée la Madone du RER, aussi. (…) Je ne suis pas en colère (…) Je tâche d’analyser ce qui m’arrive. Une analyse froide, enfin, froide, non, pas trop quand même. Je suis toujours dans la vie, et je suis toujours révoltée, le racisme, le sexisme, l’injustice, voilà, révoltée, c’est le mot. Je ne peux pas me taire. Dans un de mes carnets, il y a cette phrase : « J’écrirai pour venger ma race. » (…) Ça vient de Rimbaud. Il dit : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » (3) Je me suis approprié ce mot, race, mais c’est évidemment d’origine sociale que je parle. Je parle de ceux dont je suis issue. (…) Il y a des films tirés de mes textes, mes livres sont étudiés à l’université. Quand on donne à lire La femme gelée, l’histoire d’un couple animé de théories idéales sur l’égalité des sexes rattrapé par les conventions sociales – même si ce livre a quarante ans, ça fait bouger les regards. Oui, je crois que ça sert. La parole a un énorme pouvoir. La parole tue. L’époque où j’étais une jeune fille reste dans ma mémoire comme l’époque des choses sans nom. Elles sont terribles, ces choses sans nom. [Le consentement et La familia grande] Non, je ne les ai pas lus, mais ces récits sont indispensables. Seulement, je n’écris pas… comment dire ? Pas comme ça. Peut-être que si j’avais eu ces mêmes choses à écrire… bien que, dans Mémoire de fille, j’écris, je décris. Je suis très heureuse de l’avoir fait avant #MeToo, pour moi la question était très exactement l’instant du consentement. J’interroge cet instant-là. Pour ma part, je consens à ce qui se passe cette nuit-là. Je consens à tout ce que cet homme me fait. Mais pourquoi ? Et qui était cette fille ? J’avais 70 ans quand j’ai écrit ce texte, et cette fille en avait 18. Je ne suis plus la même, je ne suis plus elle. L’époque n’est plus du tout la même non plus. Jamais à cette époque, ce qui s’est passé cette nuit-là n’aurait été appelé un viol. C’était la règle. Lui, il ne m’a posé aucune question, ça allait de soi. C’était brutal. « Déshabille-toi. » J’obéis. Pourquoi ? Il est plus âgé, c’est le responsable de la colonie de vacances. C’est la loi sauvage. Je suis nue. Son sexe est trop gros pour moi. Il force, ça ne rentre pas. Je crie. Alors, il le met dans ma bouche. Il a cette phrase terrible : « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules. » Dans Le deuxième sexe, Beauvoir dit que toute première nuit de noces est un viol. Pendant des années, mon corps en a subi les conséquences. Une aménorrhée. Ce manque de sang, pour ma mère, ce n’était pas normal. Je n’étais plus normale. Voilà. [Ce que j’aurais à dire aux hommes ?] Qu’ils ont tout à gagner à ce que les femmes soient leurs égales. [Et aux femmes] Ne laissez jamais rien passer. (…) Entre les hommes et les femmes, la lutte, c’est la vie. (…) Une famille, c’est un lieu de non-droit. (..) Les rêves n’existent pas au passé. [L’espoir dans tout cela] Cela s’appelle l’aurore. [Pour moi, la liberté] Ça ne va pas vous faire plaisir. (.) Ne plus faire qu’écrire. Ne pas avoir à répondre à toutes ces questions. Annie Ernaux

Yvetot valait donc bien Constantinople !

Retour …

Au lendemain d’un énième prix Nobel controversé

Avec cet entretien de Marie-Claire d’il y a un an …
Sur la première femme écrivain française nobélisée …
Qui reprenant après Flaubert et tant d’autres sans toujours le reconnaitre …
Comme l’avait si bien repéré Auerbach  » le style bas de l’Ecriture sainte qui inclut le sublime » …
N’a pas hésité pour aider les hommes à ce que les femmes soient leurs égales en apprenant aux femmes à ne plus rien laisser passer …
Mais au risque naturellement, comme nous en avait avertis le Christ, d’ajouter hors de l’amour évangélique de la division jusqu’au coeur de la famille …
 A se faire la « Madone du RER » et l’écrivaine cégétiste qui écrit des livres de dactylo » et de la « littérature dans les supermarchés » …
D’où au-delà de sa bien-pensance mélenchoniste
Un prix Nobel largement mérité …
Simonetta Greggio
Marie-Claire
06/10/2022
Depuis 1974, la prix Nobel de littérature 2022 construit une œuvre puissante où s’entrelacent les questions de l’intime, de la justice sociale et des droits des femmes. Et qui résonne aujourd’hui par-delà les frontières et le fossé des générations. Annie Ernaux faisait la « Une » de « Marie Claire », à l’occasion de la journée mondiale pour le droit des femmes en mars 2021. (Re)découvrez notre interview.
Pour nous, Annie Ernaux a accepté de rencontrer [à l’occasion de notre numéro spécial du 8 mars 2021, dont elle faisait l’une des 8 couvertures, ndlr] la romancière italienne Simonetta Greggio (1), qui a souhaité lui remettre la lettre d’un ami. Un billet dont les mots lui permettent de revenir sur son parcours et d’aborder, avec une précision et une acuité lumineuses, les problématiques auxquelles les femmes sont aujourd’hui confrontées.
La lettre à Annie Ernaux
« Chère amie, Tu m’as dit que tu allais rencontrer Annie Ernaux, et j’ai repensé à elle et à ce qu’elle a représenté pour moi. J’avais entre 15 et 17 ans, je dévorais le XVIIIe et le XIXe français, les Russes, les Espagnols, la littérature sud-américaine, les classiques anglais, les polars de Manchette, le théâtre américain et européen, la poésie, le nouveau roman qui m’avait souvent fait chier, sauf Duras, bref pas mal de choses, et ce XXe français que je connaissais mieux que scolairement.
J’en étais à peu près à un livre par jour. Je venais de découvrir Modiano quand j’ai lu La place d’Annie Ernaux. Je pense que c’est la première à m’avoir parlé des femmes comme si elle me parlait de moi. Elle avait une sincérité, une précision dans l’écriture, sans fioritures ni rien, qui m’allait droit au cœur. Je l’ai reçue comme une alter ego. J’avais déjà lu des femmes, Beauvoir, Woolf, Sylvia Plath qui m’attirait, Sarah Bernhardt aussi, Marceline Desbordes-Valmore que j’adorais, et même des récits de prostitution ou de drogue, mais jamais je n’avais accédé à la sensibilité féminine avec cette fluidité, cette véracité, cette intimité contemporaine.
À cette époque, je commençais à avoir des amitiés féminines profondes. Je pense qu’Ernaux a contribué à ce que je connaisse mieux les femmes. Je n’ai pas cessé de la lire depuis, parce que j’ai toujours retrouvé en elle quelqu’un de mon temps, qui me parle avec ma langue, des sentiments d’une pudeur et d’une sensibilité que je partage. J’y ai pensé cette nuit. Je voulais te dire ça avant de partir travailler ce matin. Je t’embrasse, Daniel.
PS : Après m’être relu, j’ajouterais qu’elle m’a certainement aidé à me comprendre en tant qu’homme. »
Les mots
Annie Ernaux : Ces mots me touchent ; qu’ils viennent d’un homme, aussi, me touche. Vous savez, c’est mon livre Passion simple (2), écrit à la première personne, qui m’a valu tous ces lecteurs. Presque autant de lecteurs que de lectrices, alors que d’autres livres, comme L’événement, par exemple, qui fait appel à cette expérience du corps féminin qu’est l’avortement clandestin, sont plus problématiques à lire pour les hommes.
Ceux qui s’y sont risqués en sont sortis ébranlés. Je me souviens d’un lecteur canadien me disant – je vous livre la réflexion parce qu’elle est dure –: « Je vous ai lue et je me suis dit, je suis né l’année de votre avortement, c’est terrible pour moi parce que j’ai pensé que j’aurais pu ne pas naître. » Je lui ai répondu qu’il y a des tas d’embryons qui ne naissent pas, et ce, le plus naturellement du monde.
Il était effaré par le texte car, au fond, les hommes ne savent pas, encore maintenant, comment se passe l’interruption de grossesse, ils l’ignorent totalement. Même si les femmes aujourd’hui parlent plus d’elles-mêmes, des règles, de la ménopause, il y a encore des silences, des tabous, et l’IVG en est clairement un. Les choses sont en train de changer très progressivement, depuis 2000 je dirais.
J’aime bien la génération de ces filles qui avaient 20 ans en 2000 et qui en ont 40 aujourd’hui – tout le long de ces années, j’ai ressenti un changement dans leurs réflexions, dans leur attitude vis-à-vis des garçons. Leur demande d’égalité est claire. Elles ont remis en question les coutumes des hommes. Je vous parle de choses simples, comme ne jamais se laisser inviter au restaurant mais payer sa part, par exemple, ou revendiquer le fait de voyager n’importe où sans avoir des comptes à rendre ni être importunées – comme diraient ces dames de la pétition, vous vous souvenez ? (Tribune du journal Le Monde du 9 janvier 2018, où un collectif de cent femmes affirmait le rejet d’un certain féminisme sous le titre : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », ndlr) »
Simonneta Greggio : Vous avez contribué à cette liberté, et pas seulement par la parole.
Annie Ernaux : Je n’aime pas le terme de liberté de parole, car s’il n’y avait que la parole de libérée, ça n’irait pas très loin, or la parole a souvent été libérée, notamment en littérature, et ça n’a rien changé pour les femmes.
Mais vous prenez part au débat, votre parole est engagée, votre écriture est un engagement. Lorsque vous écrivez, le faites-vous avec une pensée militante, active ?
Ma vie depuis le début a été ombrée par le fait que les filles n’avaient pas les mêmes droits que les garçons. Elles étaient soumises à des lois patriarcales qui envahissaient la société ; lors de mes 20 ans – pour faire bref –, c’était soit le mariage, soit l’avortement.
En 1974 j’ai publié Les armoires vides, mon premier roman, et depuis, j’ai avancé sur les deux dimensions, sociales et féministes, la lutte pour la justice sociale et celle contre l’injustice faite aux femmes. Ce sont les deux lignes de mon écriture. Avec beaucoup plus de difficulté, ce sont aussi mes deux lignes de vie – mais enfin, je peux vous dire qu’en ce qui concerne ma vie, c’est nettement plus compliqué !
[Annie rit. Il y a des rires qui sont une manière de s’excuser. Le sien, non. Son rire vivant, libre et malicieux, lui ressemble. Il augure, soutient d’une certaine manière ce qu’elle va dire. Il provoque, invite l’interlocuteur à participer à une ironie privée…, ndr] Parce que quand je relis mon journal intime, qui sera publié après ma mort, j’y vois une succession d’hommes [lorsqu’elle rit de nouveau, elle soupire], une succession de problèmes avec les hommes, plutôt.
Les hommes
Depuis votre roman Les années, vous êtes enfin connue.
Reconnue, vous voulez dire…
Reconnue, oui. En 2020, vous avez été finaliste du Booker Prize. Mais à part le Renaudot en 1984 pour La place, vous n’avez pas eu de grands prix. Au contraire, je me souviens d’articles ou d’émissions radio qui vous étaient hostiles. J’ai souvent pensé qu’un Modiano, un Le Clézio, n’ont jamais eu de soucis avec la reconnaissance.
Je suis une femme, et d’une manière générale, les femmes sont beaucoup moins reconnues, c’est indéniable. C’est partout pareil. Dans le domaine littéraire, c’est la même domination masculine qu’ailleurs.
Il y a plus d’hommes critiques littéraires, plus de membres de jurys, plus d’éditeurs, plus de patrons ; des hommes avec des grandes gueules. Ils se permettent – ils se permettent… vous savez, j’ai eu ma part d’injures. Colette, Beauvoir ont eu leur lot d’insultes sexistes aussi. Dans les années 90, j’en ai eu même un sacré paquet, notamment pour Passion simple, La honte et Journal du dehors.
Que vous a-t-on reproché ?
C’est complexe. Je n’ai jamais donné de gages à ce monde qui me regardait de haut. Je n’ai fait aucune concession. Il y a même des prix que j’ai refusés. Un texte comme La place a eu un grand retentissement, malgré certaines critiques qui trouvaient que c’était populo, une littérature 1930. Avec ce livre, j’ai eu le Renaudot, ça en a embêté plus d’un.
J’ai eu droit au mépris social et au mépris sexiste.
Alors, lorsque j’ai sorti Passion simple, ils ont réglé leurs comptes. Un déchaînement. On m’a appelée Madame Ovarie. Il m’est tombé dessus un déluge de commentaires sarcastiques, j’étais l’écrivaine cégétiste qui écrit des livres de dactylo.
J’ai eu droit au mépris social – et au mépris sexiste. Le retournement s’est fait avec Les années, mais c’était factice, le mépris est vite revenu, Regarde les lumières mon amour l’a rallumé : qu’essaie-t-elle de faire ? De la littérature dans les supermarchés, ces non-lieux où l’on croise n’importe qui ? On m’a appelée la Madone du RER, aussi.
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Annie Ernaux photographiée par Charlotte Abramow pour Marie Claire
Les femmes
Au lieu de vous mettre en colère, on dirait que ça vous a donné encore plus d’énergie.
Je ne suis pas en colère, c’est vrai. Je tâche d’analyser ce qui m’arrive. Une analyse froide, enfin, froide, non, pas trop quand même. Je suis toujours dans la vie, et je suis toujours révoltée, le racisme, le sexisme, l’injustice, voilà, révoltée, c’est le mot.
Je ne peux pas me taire. Dans un de mes carnets, il y a cette phrase : « J’écrirai pour venger ma race. »
C’est quoi, votre race ?
Ça vient de Rimbaud. Il dit : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » (3) Je me suis approprié ce mot, race, mais c’est évidemment d’origine sociale que je parle. Je parle de ceux dont je suis issue.
Vous croyez qu’écrire sert à quelque chose ? Que ça fait bouger quoi que ce soit ?
Il y a des films tirés de mes textes, mes livres sont étudiés à l’université. Quand on donne à lire La femme gelée, l’histoire d’un couple animé de théories idéales sur l’égalité des sexes rattrapé par les conventions sociales – même si ce livre a quarante ans, ça fait bouger les regards.
Oui, je crois que ça sert. La parole a un énorme pouvoir. La parole tue.
Vous avez contribué à mettre des mots sur les choses.
L’époque où j’étais une jeune fille reste dans ma mémoire comme l’époque des choses sans nom. Elles sont terribles, ces choses sans nom.
Vous avez lu Le consentement (4) ? Et La familia grande (5) ?
Non, je ne les ai pas lus, mais ces récits sont indispensables. Seulement, je n’écris pas… comment dire ? Pas comme ça. Peut-être que si j’avais eu ces mêmes choses à écrire… bien que, dans Mémoire de fille, j’écris, je décris.
Jamais à cette époque, ce qui s’est passé cette nuit-là n’aurait été appelé un viol.
Je suis très heureuse de l’avoir fait avant #MeToo, pour moi la question était très exactement l’instant du consentement. J’interroge cet instant-là. Pour ma part, je consens à ce qui se passe cette nuit-là. Je consens à tout ce que cet homme me fait. Mais pourquoi ? Et qui était cette fille ?
J’avais 70 ans quand j’ai écrit ce texte, et cette fille en avait 18. Je ne suis plus la même, je ne suis plus elle. L’époque n’est plus du tout la même non plus. Jamais à cette époque, ce qui s’est passé cette nuit-là n’aurait été appelé un viol. C’était la règle. Lui, il ne m’a posé aucune question, ça allait de soi.
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#JusticePourJulie : les pompiers accusés de viols sur l’adolescente ne seront pas poursuivis pour « corruption de mineur »
C’était brutal. « Déshabille-toi. » J’obéis. Pourquoi ? Il est plus âgé, c’est le responsable de la colonie de vacances. C’est la loi sauvage. Je suis nue. Son sexe est trop gros pour moi. Il force, ça ne rentre pas. Je crie. Alors, il le met dans ma bouche. Il a cette phrase terrible : « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules. »
Il a cette phrase terrible : « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules ».
Dans Le deuxième sexe (6), Beauvoir dit que toute première nuit de noces est un viol. Pendant des années, mon corps en a subi les conséquences. Une aménorrhée. Ce manque de sang, pour ma mère, ce n’était pas normal. Je n’étais plus normale. Voilà.
Les choses
Auriez-vous aujourd’hui quelque chose à dire aux hommes ?
Qu’ils ont tout à gagner à ce que les femmes soient leurs égales.
Et aux femmes ?
Ne laissez jamais rien passer.
Que va-t-il arriver entre les hommes et les femmes ?
Entre les hommes et les femmes, la lutte, c’est la vie.
Qu’est-ce qu’une famille ?
Une famille, c’est un lieu de non-droit.
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Faut-il faire la paix avec sa famille pour être heureux ?
Lesquels de vos rêves ont été exaucés ?
Les rêves n’existent pas au passé.
Est-ce qu’il y a un espoir dans tout cela, et comment s’appelle-t-il ?
Cela s’appelle l’aurore.
Quelle est aujourd’hui pour vous, Annie, la liberté ?
Ça ne va pas vous faire plaisir.
Nous ne sommes pas là pour ça.
Ne plus faire qu’écrire. Ne pas avoir à répondre à toutes ces questions.
Avant que je m’en aille, Annie Ernaux a écrit une lettre de réponse à mon ami Daniel. J’ai vu que ça se terminait par force, et tendresse. Le reste, c’est privé.
(1) auteure, notamment, de Elsa, mon amour, éd. Flammarion
(2) tous les ouvrages d’Annie Ernaux cités ici, éd. Gallimard
(3) Extrait du poème Mauvais sang.
(4) De Vanessa Springora, éd. Grasset.
(5) De Camille Kouchner, éd. du Seuil.
(6) Éd. Gallimard.
Cet entretien est initialement paru dans le n°823 de Marie Claire, daté d’avril 2021. Un numéro collector, avec huit interviews de femmes engagées (Leïla Bekhti, Juliette Binoche, Annie Ernaux, Odile Gautreau, Grace Ly, Aïssa Maïga, Elisa Rojas, et Lous and the Yakuza) et huit Unes, photographiées par Charlotte Abramow.
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Annie Ernaux et la bête immonde
Daniel Horowitz
Juin 13, 2022

Annie Ernaux est une écrivaine française de grand talent, dont l’œuvre est essentiellement autobiographique. Elle vient d’un milieu modeste, où ses parents étaient exploitants d’un café-épicerie après avoir été ouvriers. A force de persévérance elle arrive à s’extraire de son milieu et devient agrégée de lettres. Elle gardera toute sa vie un sentiment de culpabilité par rapport à sa classe sociale, dont elle s’est éloignée par la force des choses.

Ernaux est lauréate de nombreux prix littéraires, dont le Renaudot en 1984 pour son ouvrage « La Place ». Elle figure parmi les grands écrivains français de notre temps.

Ernaux est récemment passée à la télévison sur France 5, où elle était le principal centre d’intérêt. Indépendamment de sa belle plume, on a pu découvrir la dérive morale et intellectuelle de cette femme de lettres par ailleurs si brillante. Ernaux est néoféministe, raciste, indigéniste, communiste, antisémite, décoloniale, neoécologique, propalestinienne, ennemie d’Israël et militante de la France Insoumise depuis 10 ans. Elle est d’ailleurs une inconditionnelle du leader de ce parti islamogauchiste, Jean-Luc Mélenchon, qui adore lui aussi fréquenter les antisémites de son parti ou d’ailleurs.

Ernaux a cosigné dans le quotidien « Le Monde » une tribune de soutien à Houria Bouteldja, antisémite notoire, et appelé au boycott d’une manifestation culturelle franco-Israélienne. Son amie Bouteldja juge que Miss Provence était indigne de participer à Miss France, parce qu’elle avait un père israélo-italien. Elle trouve d’ailleurs d’une manière générale qu’on « ne peut pas être Israélien innocemment » et suggère d’envoyer tous les sionistes au Goulag.

C’est cette scélérate proche des pires ennemis de Juifs que soutient Annie Ernaux, qui n’a même pas l’excuse de l’ignorance.

Voir également:

Annie Ernaux reçoit le prix Nobel de littérature 
Julie Viers
Toute la culture
06 octobre 2022

Après un succès critique et public, Annie Ernaux est la première écrivaine française à recevoir le prix Nobel de littérature.

Un Nobel pour Ernaux

Ce jeudi 6 octobre l’Académie royale des sciences suédoise a attribué le prix Nobel de littérature à Annie Ernaux. 16ème écrivain français à être recomposé et 17ème femme à obtenir la plus haute distinction littéraire au monde. Annie Ernaux succède à l’écrivain tanzanien Abdelrazak Gurnah (2021) et à la poétesse américaine Louise Glück (2020). Elle est récompensée pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle », a expliqué le jury Nobel. L’intéressée a réagi à la télévision suédoise en disant :

« Je considère que c’est un très grand honneur qu’on me fait et, pour moi, en même temps, une grande responsabilité, une responsabilité qu’on me donne en me donnant le prix Nobel […] c’est-à-dire de témoigner (…) d’une forme de justesse, de justice, par rapport au monde »

Né en 1940, Annie Ernaux connait aussi bien un succès critique que public. Elle a reçu le prix Renaudot en 1984 pour son roman La Place. Certains de ses ouvrages ont été adapté au cinéma comme L’Événement par Audrey Diwan en 2021. Les Années reste son plus grand succès, traduit en 2018 en anglais. Dans cette autobiographie à la troisième personne elle mêle,comme elle sait si bien le faire, l’individuel et le collectif.

Une oeuvre « entre la littérature, la sociologue et l’histoire »

C’est de cette manière que l’écrivaine caractérise son travail. À travers ses ouvrages à la fois autobiographiques et universels, Annie Ernaux tente l’élucider le réel, de mettre en avant une vérité sur l’existence dans une démarche presque sociologique. Cela se fait également à travers un style d’une grande netteté mais très plat, presque sec, clinique. Cette absence d’ornement est une forme d’exigence de sa part. C’est de cette manière qu’elle dépeint le monde contemporain sous toutes ses coutures. Dans sa biographie intitulée Annie Ernaux : le temps et la mémoire il est écrit qu’ « elle est attentive aussi bien aux grandes problématiques sociales – différence de classes, distinction socioculturelle, revendications féminines… – qu’aux catégories que l’art ou la pensée ont récemment portées à l’avant-scène – questions de la mémoire et du quotidien, de l’héritage et de la filiation. »

« Yvetot vaut Constantinople »

Dans une lettre à Louise Colet datant du 25 juin 1853, Gustave Flaubert écrit : « il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et […] Yvetot donc vaut Constantinople ». Tout se vaut, il n’y a pas de hiérarchisation possible à propos de ce qui fait art. Annie Ernaux a repris cette idée. À travers ses ouvrages elle place le non noble à côté du noble. L’avortement, le RER, les supermarchés sont placés sur le même pied d’égalité que les grands sujets comme le temps, la mémoire et l’oubli.

Native de Lillebonne en Seine-Maritime, elle a grandidans le café que tenaient ses parents à Yvetot. Très vite elle a pris conscience des hiérarchies sociales, des différents langages, des formes de domination mêmes les plus infimes. Grâce à ses études elle est devenue professeure agrégée de français. Mais le fait d’être une transfuge de classe a provoqué en elle de la honte, de la culpabilité, du regret que l’on retrouve dans ses romans. Ainsi dans Les armoires vides son héroïne autobiographique vit entre deux mondes antinomiques. D’une part son adolescence marquée par l’ignorance, la vulgarité des clients ivrognes. D’autre part les jeunes filles belles, libres et légères issues de la petite bourgeoisie qui fréquentent son école. L’académicien Anders Olsson a d’ailleurs souligné que « dans son œuvre, elle explore constamment l’expérience d’une vie marquée par de grandes disparités en matière de genre, de langue et de classe ».

Voir de même:

Annie Ernaux à l’école de Pierre Bourdieu : Le Jeune homme

Jacques Dubois

Annie Ernaux est décidément l’une des grandes romancières de notre temps, surtout lorsqu’elle prend des risques autobiographiques, ce qu’elle fit en plus d’une circonstance. C’est bien le cas avec Le Jeune homme que vient de publier Gallimard et qui suscitera sans doute plus d’une réaction de rejet chez certains lecteurs ou lectrices. C’est que la mise en scène d’elle-même au bras d’un très jeune homme, alors qu’elle est pleinement adulte, pourrait choquer.

Que l’on en juge : la liaison amoureuse qu’elle nous rapporte l’unit pendant deux ans en toute fin du XXe siècle à un étudiant qui était son cadet de trente ans et qui s’est épris d’elle de façon fervente ; de plus, ladite aventure va nous être narrée en juste 40 pages (dans la collection Blanche de Gallimard) avec force détails qui sont d’ailleurs de lecture plaisante.

Pour rappel, Ernaux est issue de la classe populaire. Or, l’âge adulte étant largement venu et s’accompagnant d’une aisance acquise via d’importants droits d’auteur, l’autrice se retrouve parfaitement bourgeoise, jusqu’à faire visiter à son jeune amant désargenté belles villes et belles plages aux quatre coins de l’Europe ; reste qu’entre les deux amants subsiste ce gap de trente ans parfois lourd à porter.

On serait tenté de dire que la présente fiction telle qu’elle fut vécue offre un caractère expérimental : qu’arrive-t-il lorsqu’une femme mûre se lie avec un « jeune » et se donne à voir à son bras en maints endroits — restaurants, plages ou autres — imitant les agissements de quantité de mâles adultes s’accompagnant de très jeunes femmes, parfois même de gamines ? Or, le bref roman que nous lisons est celui de la relation inverse, celui de la femme mûre au bras d’un jeune homme, qui ne peut guère que déclencher des « ça ne se fait pas » ou des « ça n’est pas permis ». Et la narratrice de noter : « Devant le couple que nous formions visiblement, les regards se faisaient impudents, frôlaient la sidération, comme devant un assemblage contre nature. Ou un mystère. Ce n’était pas nous qu’ils voyaient, c’était, confusément, l’inceste. » (p. 30). De fait, L’Œdipe façon Sophocle n’est pas loin, comme on peut voir.

Le deal dont aime à parler la romancière entre A et elle-même tient du retournement de situation. Elle fut une jeune fille issue de la classe populaire avec des manières et un parler propres à cette classe. Par les études et par son talent d’artiste, elle s’en est sortie. Elle peut s’afficher désormais avec un jeunot mais il est clair que ce n’est guère accepté d’une femme adulte et dominante, sauf à susciter des regards envieux chez des femmes de même âge et de condition semblable.

Nous pouvons dire qu’Ernaux est allée à l’école de Pierre Bourdieu, ce qu’elle a d’ailleurs fait, le lisant bien et beaucoup. À quelques endroits, elle relève des gestes et usages de son compagnon, gestes et conduites qu’elle connut elle-même en son jeune temps, chez elle ou chez ses pareilles. Ce que la romancière note avec une grande finesse qui confine par moments à la cruauté, faisant de son amant un « passé incorporé » : « Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde. Agiter le sucre dans sa tasse de café pour qu’il fonde plus vite, couper ses spaghettis, détailler un pomme en petits morceaux piqués ensuite au bout du couteau, autant de gestes que je retrouvais en lui, de façon troublante. » (p. 21)

Que nombre de fictions puissent ainsi proposer d’excellentes leçons de sociologie, la littérature le sait mieux aujourd’hui et le donne à voir. Annie Ernaux excelle dans cette veine, pour notre plus grand plaisir. Son Jeune homme, qui est un roman-essai très réussi dans sa brièveté même, nous le dit à chaque page et l’on s’en réjouit.

Annie Ernaux, Le jeune homme, éditions Gallimard, mai 2022, 48 p., 8 € — Lire un extrait

Voir de plus:

Annie Ernaux s’interroge sur la polémique sur le hijab de course : les opposantes à cet accessoire n’ont-elles pas oublié la femme qui était derrière le voile ? N’ont-elles pas oublié la sororité ?

Annie Ernaux, Ecrivaine

Libération
13 mars 2019

Une fois de plus, on a frôlé l’affaire d’Etat, l’embrasement de la France comme naguère avec le burkini au motif qu’une entreprise française, Decathlon, a envisagé de commercialiser le hijab de course destiné aux filles et femmes musulmanes. Des bords de la droite et de l’extrême droite, du Modem, du Parti socialiste et de membres du gouvernement – des femmes notamment – ce fut à qui dénoncerait le plus fort ce funeste dessein. Le responsable de la communication de l’entreprise eut beau arguer que cette pièce de vêtement était destinée «à rendre le sport accessible pour toutes les femmes dans le monde», il y a eu consensus pour signifier tacitement que, en France, il en allait tout autrement, le port du voile contrevenant aux valeurs de la République. Des mails haineux et des menaces physiques à l’égard des vendeurs ont entraîné le retrait du projet par Decathlon et la réaction soulagée de Muriel Pénicaud, comme si la France venait d’échapper à un grand péril : «Heureusement qu’ils ont reculé.» A noter que personne ne s’est élevé contre la violence déployée à l’égard des employés de Decathlon, faute de pouvoir s’en prendre à celles qui portent le hijab.

Si quelques voix ont souligné la liberté d’une entreprise privée de vendre ce qu’elle veut, d’autres rappelé que c’est l’Etat qui est laïque et non pas les individus, lesquels ont le droit d’arborer les signes d’une pratique religieuse (la loi de 1905 n’a pas obligé les prêtres à enlever leur soutane ni les religieuses leur voile), il n’a pas été fait mention de cette violence infligée, une nouvelle fois, à une partie des femmes qui vivent, travaillent, étudient sur le sol français, qui sont une composante de notre société.

Violence, parce que sous couvert de défendre la liberté et l’égalité, dans les faits on tente de limiter le droit des femmes qui portent le hijab, ici, à faire du sport, là à chanter dans un télé-crochet (Mennel), à militer (Maryam Pougetoux), à accompagner des enfants en sortie scolaire (et se souvient-on de ce projet d’une sénatrice socialiste d’interdire le voile, dans leur domicile, aux assistantes maternelles ?), naguère à fréquenter les plages et se baigner. Bref, c’est de la vie collective qu’on cherche à les écarter.

Violence, parce que dans cet épisode qui les concerne, elles, au premier chef, nul, dans les médias, à ma connaissance, ne s’est avisé de leur donner la parole (1). Qu’avaient-elles à dire sur cette possibilité de pratiquer le sport conformément à leur croyance ? Qu’éprouvaient-elles à entendre les propos stigmatisants proférés tous azimuts ?

Tout se passe comme s’il n’y avait personne sous le «voile», pas d’être humain capable de réfléchir, de sentir, et de s’exprimer. La femme comme individu disparaît. On la réduit purement et simplement à un objet chargé, outre de sa signification musulmane – mais n’en doutons pas, à cause d’elle – d’un tombereau de symboles, soumission, archaïsme, étendard politique de l’islamisme, voire du jihad. En se référant à Simone de Beauvoir, on peut dire que sous le voile la femme n’est plus son corps, qu’il a disparu entièrement sous autre chose qu’elle (2).

Plus que d’autres épisodes, celui du Decathlon me laisse une impression boueuse, parce que j’ai entendu trop de femmes politiques s’insurger contre le hijab et pas assez défendre la liberté de le porter. Parce que, de plus en plus, lorsque je croise une femme en hijab dans le bus ou à l’hypermarché, je peux, me mettant à sa place, penser que j’ai, dans la France d’aujourd’hui, le visage de son exclusion. Je pose la question, celle-là même que l’on met en avant pour faire valoir la liberté d’un choix existentiel : pourquoi refuser d’accorder aux individus un droit qui ne retire rien aux autres ? Comment nous, femmes féministes, qui avons réclamé le droit à disposer de notre corps, qui avons lutté et qui luttons toujours pour décider librement de notre vie pouvons-nous dénier le droit à d’autres femmes de choisir la leur ? Où est la sororité qui a permis, par exemple, la fulgurante expansion du mouvement #MeToo ? L’empathie, la solidarité cessent dès qu’il s’agit des musulmanes en hijab : elles sont le continent noir du féminisme. Ou plutôt d’un certain féminisme qui fait la guerre à d’autres femmes au nom d’une laïcité devenue le mantra d’un dogme qui dispense de toute autre considération.

Si l’idée de me couvrir d’un voile – et plus encore celle que mes petites-filles le fassent – m’est profondément et intimement inimaginable, il me faut accepter que l’inverse, ne pas vouloir sortir sans hijab, puisse être vécu de la même manière absolue, intransigeante, quoi qu’il m’en coûte au regard de ce qu’est pour moi la liberté et une vie libre de femme. Qui suis-je pour obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination masculine ? Examiner loyalement son trajet personnel sous l’angle de la soumission et de la révolte à l’égard de celle-ci rabat l’orgueil et entame les certitudes. Je ne suis pas née féministe, je le suis devenue.

N’y a-t-il pas de quoi échanger entre nous sur les images de notre identité sexuelle, sur le contrôle du corps féminin, l’injonction de le dévoiler ou le cacher, l’impératif impossible de rester toujours jeune ? Briser l’ignorance réciproque. Se parler comme le font ces adolescentes, l’une voilée et l’autre pas, que l’on voit marchant et riant ensemble dans les rues et les centres commerciaux. J’entends déjà les rires condescendants sur ma naïveté, les arguments définitifs qu’on m’assènera. Ni rire, ni pleurer, ni haïr mais comprendre, je reste fidèle au principe de Spinoza. Vouloir comprendre le sens de la pratique du hijab, ici et maintenant, c’est ne pas le séparer de la situation dominée des immigrés en France, ni par ailleurs des bouleversements, des mutations, de l’anomie même, des sociétés occidentales actuelles. C’est reconnaître dans celle qui choisit de le porter la revendication visible d’une identité, la fierté des humiliés.

(1) Des femmes voilées ont écrit une tribune pour Libération.fr : Hijab de running : «Nous demandons à Decathlon de ne pas céder aux intimidations». (2) «La femme comme l’homme est son corps mais son corps est autre chose qu’elle», le Deuxième Sexe.

Voir encore:

Annie Ernaux : le néoféminisme, le voile et le renversement systématique

Samuel Piquet

Dans une tribune parue la semaine dernière dans Libération, la romancière Annie Ernaux revient sur la polémique autour du hijab de running et sur « l’embrasement de la France » qui s’ensuivit, selon ses propres mots. Pour Annie Ernaux, la violence, ce n’est pas de forcer certaines femmes à porter le hijab, ce n’est pas non plus de vouloir en affubler certaines fillettes, mais c’est de refuser la commercialisation d’un vêtement qui les enferme dans une identité. « Il n’a pas été fait mention de cette violence infligée, une nouvelle fois, à une partie des femmes qui vivent, travaillent, étudient sur le sol français, qui sont une composante de notre société », écrit-elle, affirmant ensuite que « c’est de la vie collective qu’on cherche à les écarter », et ne voyant pas combien l’emploi même des expressions « étudient sur le sol français » et « composante de notre société » met d’emblée ces femmes à part et fait d’elles des citoyennes de seconde zone.

Confondre citoyen lambda et représentant religieux

Comme lors de la polémique sur le burkini, il ne viendrait jamais à l’esprit de ces défenseurs du voile de se demander comment faisaient ces mêmes femmes avant que ces articles soient commercialisés, voire qu’ils existent. Si on les écoutait, on finirait par croire que jusqu’ici aucune Française de confession musulmane n’a jamais pu ni aller courir ni se baigner sur notre sol. « La loi de 1905 n’a pas obligé les prêtres à enlever leur soutane ni les religieuses leur voile », justifie Annie Ernaux, confondant allègrement citoyen lambda et représentant religieux.

La romancière déplore ensuite « que dans cet épisode qui les concerne, elles, au premier chef, nul, dans les médias, à [sa] connaissance, ne s’est avisé de leur donner la parole », comme si les citoyennes de confession musulmane étaient toutes les mêmes et avaient nécessairement le même avis sur le hijab de running, le voile et la religion en général. C’est fou comme à chaque argument d’Annie Ernaux on sent à la fois une profonde connaissance du sujet mais également la volonté d’éviter tout cliché, comme lorsqu’elle fait le vœu que les adultes puissent « échanger » sur le sujet, « se parler, écrit-elle, comme le font ces adolescentes, l’une voilée et l’autre pas, que l’on voit marchant et riant ensemble dans les rues et les centres commerciaux » : c’est beau comme une pub des Inconnus pour Benetton.

Mais Annie Ernaux ne pouvait pas s’arrêter là. Il fallait, comme tout bon article sur le sujet, rappeler à quel point la France est méchante et à quel point c’est elle qui cherche à instaurer un séparatisme et non pas ceux qui l’appellent de leurs vœux : « Parce que, de plus en plus, lorsque je croise une femme en hijab dans le bus ou à l’hypermarché, je peux, me mettant à sa place, penser que j’ai, dans la France d’aujourd’hui, le visage de son exclusion. » Par un de ces prodigieux renversements dont les défenseurs invétérés du voile ont le secret, ce seraient les contempteurs de ce fameux « bout de tissu » qui seraient responsables de la disparition de la femme sous son voile et de sa perte d’identité : « Tout se passe comme s’il n’y avait personne sous le « voile », pas d’être humain capable de réfléchir, de sentir, et de s’exprimer. La femme comme individu disparaît. On la réduit purement et simplement à un objet chargé, outre de sa signification musulmane – mais n’en doutons pas, à cause d’elle – d’un tombereau de symboles, soumission, archaïsme, étendard politique de l’islamisme, voire du jihad. »

« Pourquoi refuser d’accorder aux individus un droit qui ne retire rien aux autres ? », s’interroge ensuite la romancière. C’est vrai qu’il n’y a, sur la planète, aucune femme qui se bat pour avoir le droit d’enlever son voile. « Qui suis-je pour obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination masculine ? », demande-t-elle pour finir. Peut-être une citoyenne française héritière de la laïcité à la française, d’une laïcité qui a toujours refusé, contrairement aux pays anglo-saxons, de se soumettre au marché et qui a préféré défendre son modèle républicain, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes.

Voir aussi:

Annie Ernaux : « Passion amoureuse et révolte politique, cela va de pair »

Honte sociale, lutte des classes, Mélenchon, sexe, écriture : à l’occasion de la parution de l’anthologie « Ecrire la vie », Rue89 a rencontré l’écrivain Annie Ernaux.

Blandine Grosjean

Elle est assise dans la pénombre d’un orage hivernal, au bureau de Gaston Gallimard, et de sa vie dont nous parlons, de sa colère immense d’être née de ces parents-là, de l’amour qui font tous ses livres depuis « Les Armoires vides », il semble que c’est la honte qui prend le dessus.

La honte sociale, elle s’en est vengée en écrivant : écrire ce n’était pas un désir, mais une volonté. Mais la honte d’avoir renié ses parents, de les avoir détestés d’être si vulgaires, sales, incultes et gauches avec leur amour, d’avoir quitté très tôt leur monde sans jamais appartenir à celui des autres (ceux qui avaient des salle de bains, des mères parfumées et un peu artificielles qui disaient « sensas »), elle ne s’en est pas défaite. Elle l’a fouillée avec une impudeur et une liberté totales.

Annie Ernaux est une écrivain engagée, une écrivain marxiste et féministe. Mais cela n’a aucun sens de la présenter ainsi, tant sa langue est sienne et intérieure. Les textes très intimes – sur l’avortement, l’aliénation amoureuse – qui ont suivi « Les Armoires vides » ou « La Place » ne l’ont jamais empêchée de cuver la révolte politique.

« Ecrire la vie » d’Annie Ernaux

« Ecrire la vie », que Gallimard publie dans la collection Quatro, regroupe l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux, dans l’ordre de sa biographie, non de la publication de ses livres.

Il y a, pour ouvrir cette anthologie, une cinquantaine de pages où se superposent des extraits inédits de son journal et des photographies.

Avant de rentrer dans sa maison de banlieue qui ressemble aux villas de ces filles du Havre qu’elle haïssait, elle se plie docilement à la séance photo. Et remercie Audrey Cerdan (photographe de Rue89) de la traiter gentiment.

Rue89 : Vous vous voyez dans le métro avec le regard de l’enfant que vous étiez. Et vous n’aimez pas la femme élégante, cultivée que la fille d’épiciers d’Yvetot est devenue. Est-il donc impossible de se réconcilier ?

Annie Ernaux : Eh bien non, c’est pas possible. Je me dis que voilà, la coupure est à l’intérieur de moi. Ce sont deux mondes irréductibles. La lutte des classes est en moi. J’ai un mode de vie, une façon physique d’apparaître qui est celle de la classe dominante, je vais pas me le cacher. Mais je sais quelle était ma vision de petite fille, d’adolescente, et ce n’est pas réconciliable. Ma mémoire est dans un monde et ma vie est dans un autre et ça, c’est insupportable.

Voyez, ce matin je sors de chez moi pour prendre le RER, et je vois qu’une grosse maison se construit. Il faisait très froid. Je vois un garçon avec une brouette. Immédiatement, je n’ai pas besoin de penser, me revient que travailler de ses mains c’est dur, c’est très, très dur. J’ai vu mon père travailler de ses mains, et pourtant je viens là, à Gallimard. Il n’y a pas de réconciliation, sinon sur un plan politique. Mais intérieurement, ce n’est pas possible.

Vous sentez-vous « traître » à votre classe ?

Je vais pas dire que je me sens traître, mais j’ai tout de suite conscience qu’il y a des mondes ennemis, des classes sociales, qu’il y a de la liberté d’un côté et de l’aliénation de l’autre. Oui, j’ose employer ce terme marxiste, et on va pas me la faire « Mais non, il est très heureux cet homme qui fait des choses de ses mains. »

Et en continuant sur le chemin du RER, je me disais : mais pourquoi je pense toujours comme ça ? Ça sert à quoi d’avoir vu ce garçon, d’avoir pensé à ça ? Ça ne m’empêche pas de vous rencontrer, de parler, d’avoir l’usage de la parole, de proférer des choses révoltées. Mais il faut que ça aille au delà.

Est-ce qu’on s’échappe un jour du dimanche d’Yvetot, des dimanches d’une enfance ?

Le dimanche, c’est sans doute… Le dimanche ça dépasse le lieu, l’ennui, l’attente. C’est un trou le dimanche, c’est métaphysique le dimanche, c’est un leitmotiv de ce que j’écris. J’aimais beaucoup le mot dimanche quand j’étais petite fille et en même temps, ça a été très lié à des jours sombres, d’avoir l’impression de saisir le cœur du temps de la vie. J’ai commencé d’écrire un dimanche plusieurs fois.

C’est là où on devrait se poser toutes les questions possibles, car le travail s’arrête. Tout peut arriver le dimanche. Pendant longtemps il n’y a pas eu de loisirs. Aujourd’hui, les gens fuient. Noël approche et ils vont se précipiter dans les magasins pour éviter cet ennui du dimanche. Quand on fait la révolution, c’est pour qu’il y ait un dimanche, le grand dimanche, non ?

L’instruction, sortir de son milieu, acquérir les codes sociaux et physiques : la grande affaire de votre vie. Mais aujourd’hui, n’est-ce pas tout simplement l’argent qui anime les combats ?

Pas seulement. J’ai bien aimé le film de Guédiguian, « Les Neiges du Kilimandjaro ». Il a posé en des termes qui ne sont pas forcément les miens, avec une bonté qui est peut-être excessive (moi j’aurais préféré plus de dureté), cette question de la coupure entre ces jeunes dont les parents sont des petites gens, qui vraiment ont du mal à s’en sortir, et ceux qui sont des héritiers, qui possèdent la culture et les réseaux sociaux.

Qui, selon vous, porte politiquement les attentes, les désirs de ces petites gens ?

Personne, ou alors il faudrait dire, hélas, Marine Le Pen, mais on va pas dire ça… Le Front de Gauche, si, bien sûr, c’est lui seul. Je vais voter Front de Gauche, Mélenchon, car il reprend une parole, communiste mais pas seulement, qu’on n’entendait plus.

Vous dites que vous avez été une mauvaise enseignante. Qu’avez-vous transmis, si ce ne sont les lettres, socialement ? Le désir de s’élever, de s’en sortir ?

Dans votre question, je me pose moi une question. Quelle conscience avais-je de m’élever en étant bonne élève, en étant la meilleure à l’école ? D’où me venait cette certitude ? Il y avait des injonctions plutôt que des certitudes : « Si tu travailles bien en classe, tu seras mieux que tes parents, tu ne serviras pas au bistrot. »

Comme j’étais dans une école privée, il y avait aussi un autre discours : c’est le bon dieu qui m’avait donné l’intelligence, il fallait que j’en fasse quelque chose. C’était un discours valorisant dans le fond.

Quand j’ai commencé à enseigner, on avait un discours de l’inné, des dons. Certains sont faits pour réussir et d’autres, non. J’ai participé de cette croyance. Aujourd’hui, je pense que l’école est un instrument de promotion personnelle pour les classes intellectuelles supérieures, pas pour les autres.

Vous avez reconnu dans vos classes des filles ou des garçons qui vous ressemblaient ?

Absolument. Je ne faisais rien de particulier, seulement leur donner le plus de confiance possible en eux. Ça se marquait à l’oral, la maîtrise de l’oral c’est un marqueur d’origine sociale, la facilité de langage. J’ai eu la chance de commencer par des classes qu’on n’appelait pas encore « de relégation », des classes d’aide comptable, de secrétariat.

C’était un lycée classique-moderne-technique, dans une petite ville de 7 000 habitants, en Haute-Savoie, avec des élèves très difficiles, des classes de quarante. Et ça a vraiment été un grand choc. Le français pour eux n’était pas aussi important que la compta ou apprendre à taper. Et là, j’ai compris que la culture que je leur transmettais ne s’imposait pas à tous.

Et puis et puis il y avait ces sixièmes, où certains parlaient en patois savoyard. Il y avait beaucoup d’enfants d’ouvriers. J’ai vu le décalage immense avec les lycées de centre-ville de Lyon où j’avais fait mes stages. Il y a eu un retournement, moi aussi j’avais été une élève qui ne savait pas s’exprimer, ne comprenait pas les mots que les maîtresses utilisaient. J’ai écrit « Les Armoires vides » en étant professeur. Enseigner m’a vraiment donné envie d’écrire.

Dans votre vie, il y a quelque chose d’assez frappant pour moi, vous n’avez pas eu d’amies quand vous étiez jeunes.

Non…

Dans « L’Evénement », le récit de l’avortement, pas une amie, copine à qui vous confier. Vous passez trois mois de solitude totale.

Il faut se remettre dans les années d’avant Simone Veil, d’avant 68. C’était quelque chose de terriblement honteux, criminel. Ce n’est pas seulement mon cas personnel : la plupart du temps, les filles qui avaient recours, elles ne pouvaient pas l’ébruiter.

Dans tous vos textes et les parties de votre journal que vous publiez, il y a une première vraie copine du quartier dont vous vous éloignez dès l’adolescence, et ensuite, une ou deux filles qui partagent avec vous l’isolement, l’humiliation sociale.

Effectivement, mais tout de même, voyez, cette amie du collège qui est en photo dans le livre, nous nous nous sommes revues presque cinquante ans après, et c’est seulement à ce moment que nous avons tout dit de la honte. Et elle, elle avait encore plus honte, c’est seulement là qu’on parle, cinquante ans après. On aurait pu, mais on ne pouvait pas, c’est ça la question. Les dominants ils ont une complicité, ils ont les mêmes intérêts. Tandis que quand on est dominé, comme nous l’étions, sans sentiment de classe politique, on le cachait et on le taisait.

Elle était fille de paysan, moi d’épicier. On n’avait pas cette conscience de classe plus active que possédaient mes cousines filles d’ouvriers. Elles étaient plus agressives, plus revendicatives.

Vous en voulez à vos parents de vous avoir mise dans une institution privée où vous vous êtes retrouvée totalement isolée et différente des autres ?

Je leur en ai voulu après être sortie de ce pensionnat. Je voulais en sortir, je ne voulais surtout pas faire ma classe de philo dans cet établissement religieux.

Quand je suis arrivée au lycée de Rouen, la souffrance sociale que je vivais à Saint-Michel a continué, et s’est même aggravée, c’est ça qui était terrible. Rouen, c’était un lycée bourgeois dans une ville bourgeoise. Les professeurs étaient infiniment supérieurs à ceux de mon établissement précédent, en français, en histoire-géo n’en parlons pas, en physique. Vraiment, il régnait un état d’esprit tellement plus ouvert.

De l’autre côté, il y avait dans cette classe de philo une majorité de filles de la grande bourgeoisie de Rouen, trois filles de médecins, la fille du préfet. C’était impalpable, mais ça contredisait l’idéal égalitaire de l’école laïque publique. Elles ne disaient pas bonjour, elles formaient des petits groupes, je n’en étais pas.

A Rouen, j’ai eu une amie durant deux, trois ans, fille de représentant. Et là vous touchez quelque chose d’assez intime : elle ne m’a jamais invitée chez elle. Après, j’y ai pensé. Elle devait avoir une forme de honte, comme moi, mais moi je l’ai invitée chez moi.

Vous savez, c’est un sentiment de honte le sentiment de classe, de mon temps c’était très diffus, on éprouvait ça de façon solitaire, personnelle.

Très jeune, les garçons représentent une façon de conquérir cet autre monde, en tout cas de l’approcher et de s’emparer de ses codes.

Je ne pense pas que ça se soit passé comme ça. A l’âge où j’ai envie d’aller avec les garçons, il est évident que je ne veux pas aller avec un ouvrier. Je fais mon petit barème intérieur, je dois dire c’est assez stupide, je me fonde sur des critères nuls : la façon de s’habiller, de parler, pour m’apercevoir que ce sont de cruches. C’est vrai, je capte leurs codes, j’essaye de savoir si ça vaut le coup.

Ce qui n’était pas possible avec les amies, ce rapprochement, devient possible avec la sexualité ?

Jusqu’à un certain point. A une époque où on se marie, venant d’où je viens, il ne peut pas être question que j’épouse quelqu’un de bourgeois. Et pourtant, je le ferai quand même.

Devient-on orphelin de son père et de sa mère différemment ?

Ma mère, la perdre, c’est vraiment perdre quelque chose d’immense, son corps. C’est perdre une forme de double de soi, celle qui était en tant que femme avant moi, et ça se joue sur tous les plans, un plan charnel, le plan de la loi – ma mère était la loi : ce qu’il faut faire et pas faire, elle était comme Dieu. Elle est morte, Dieu est mort aussi.

Mon père, lui, représente ma classe sociale, la classe dont je suis issue. C’est quelqu’un qui portait le monde paysan, le monde auquel ma mère voulait échapper, et elle a tout fait pour y échapper. Mon père non, et il avait aussi une culture ouvrière. Très certainement il était animé par une haine de classe à l’égard de la bourgeoisie.

La honte qui le nourrissait, je la raconte. Un voyage-pèlerinage à Lourdes, une scène dans un restaurant où les gens riches du groupe sont bien servis car ils prennent le menu à la carte, et nous, personne ne prête attention à nous car nous sommes au menu. Il ressortait ça souvent, avec des mots d’une extrême violence sur les « bonnes femmes couvertes de bijoux ».

Etre orpheline de son père, c’est être dépositaire de cette haine de classe, encore plus.

Cela vous arrive de vous retrouver « au menu » dans un restaurant de Limoges ?

Je revis souvent des situations où je me sens exclue, alors que je ne le suis pas. C’est parce que je ne suis pas à ma place, je ne me sens pas à ma place, d’une façon ou d’une autre. Et maintenant, ça ne m’intéresse pas, je n’en souffre plus car ça ne m’intéresse pas d’appartenir à ce monde. Je n’ai jamais voulu en faire partie, sauf au moment où j’ai voulu y accéder. Mais à peine entrée, je n’ai eu de cesse de vouloir en sortir.

Vous dites : « Le luxe c’est de pouvoir vivre une passion. » Elle vous a éloignée d’une écriture politique, diriez-vous ?

J’écris ça à la fin de « Passion simple ». Au moment où je vis cette passion et où je l’écris, je suis également très engagée contre la guerre du Golfe. Mais oui, à un moment la vie amoureuse prend le dessus, dans l’écriture, mais pas dans la vie réelle. La passion amoureuse et la révolte politique, cela va de pair.

Et le sexe ?

La sexualité, l’usage de la sexualité, l’acte sexuel a une sorte de vertu pour moi de dégrisement, de vision froide, comme si on atteignait le cœur des choses, que ni le bien ni le mal n’existent. C’est cette expérience-là, et pour moi presque toujours c’était le désir d’écrire après, de façon violente.

L’acte sexuel permet d’accéder à la connaissance, que ça soit du bien ou du mal, peu importe.

Le dernier mot du livre est « sauver ». Sauver par l’écriture ?

Il n’y a pas que l’écriture qui sauve… J’ai fait partie de cette génération en 68 qui pensait : il faut faire table rase. Justement non, je crois qu’il faut transmettre. Par un mode de vie qui serait différent, qui ne soit pas dans l’urgence ni l’effacement permanent de ce qui vient de se passer, dans la consommation. Où les gens trouvent-ils le temps de réfléchir, de faire des liens ? On ne peut pas échapper à la politique et il faut y réfléchir.

Cette période que nous vivons, avant la présidentielle, ça me paraît nul comme période, et je crois que la majorité des gens le savent. Ça ne va rien changer, on s’étourdit avec ça, c’est une imposture. Entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, je ne vois pas assez de différences.

Vous voterez Hollande au second tour ?

Je ne sais pas encore.

Très souvent, vous voyez, on se demande pourquoi est-ce qu’on vit comme ça. Pourquoi est-ce qu’on se laisse complétement avoir par les dimanches où on va tous se précipiter dans les magasins, on va profiter des bons de réduction, des promotions. Comment casser ça, comment trouver plus de plaisir à faire la révolution qu’à aller acheter dans les magasins le dimanche ?

Voir également:

Bourdieu : le chagrin

Annie Ernaux
Le Monde

05.02.02.

La manière dont la mort de Pierre Bourdieu a été annoncée et commentée dans les médias, le 24 janvier, à la mi-journée, était instructive. Quelques minutes en fin de journal, insistance – comme s’il s’agissait de l’alliance incongrue, désormais impensable, de ces deux mots – sur « l’intellectuel engagé ». Par-dessus tout, le ton des journalistes révélait beaucoup : celui du respect éloigné, de l’hommage distant et convenu. A l’évidence, par-delà le ressentiment qu’ils avaient pu concevoir vis-à-vis de celui qui avait dénoncé les règles du jeu médiatique, Pierre Bourdieu n’était pas des leurs. Et le décalage apparaissait immense entre le discours entendu et la tristesse, qui, au même moment, envahissait des milliers de gens, des chercheurs et des étudiants, des enseignants, mais aussi des hommes et des femmes de tous horizons, pour qui la découverte des travaux de Pierre Bourdieu a constitué un tournant dans leur perception du monde et dans leur vie.

Lire dans les années 1970 Les Héritiers, La Reproduction, plus tard La Distinction, c’était – c’est toujours – ressentir un choc ontologique violent. J’emploie à dessein ce terme d’ontologique : l’être qu’on croyait être n’est plus le même, la vision qu’on avait de soi et des autres dans la société se déchire, notre place, nos goûts, rien n’est plus naturel, allant de soi dans le fonctionnement des choses apparemment les plus ordinaires de la vie.

Et, pour peu qu’on soit issu soi-même des couches sociales dominées, l’accord intellectuel qu’on donne aux analyses rigoureuses de Bourdieu se double du sentiment de l’évidence vécue, de la véracité de la théorie en quelque sorte garantie par l’expérience : on ne peut, par exemple, refuser la réalité de la violence symbolique lorsque, soi et ses proches, on l’a subie.

Il m’est arrivé de comparer l’effet de ma première lecture de Bourdieu à celle du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, quinze ans auparavant : l’irruption d’une prise de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social. Irruption douloureuse mais suivie d’une joie, d’une force particulières, d’un sentiment de délivrance, de solitude brisée.

Cela me reste un mystère et une tristesse que l’œuvre de Bourdieu, synonyme pour moi de libération et de « raisons d’agir » dans le monde, ait pu être perçue comme une soumission aux déterminismes sociaux. Il m’a toujours semblé au contraire que, mettant au jour les mécanismes cachés de la reproduction sociale, en objectivant les croyances et processus de domination intériorisés par les individus à leur insu, la sociologie critique de Bourdieu défatalise l’existence. En analysant les conditions de production des œuvres littéraires et artistiques, les champs de luttes dans lesquelles elles surgissent, Bourdieu ne détruit pas l’art, ne le réduit pas, il le désacralise simplement, il en fait ce qui est beaucoup mieux qu’une religion, une activité humaine complexe. Et les textes de Bourdieu ont été pour moi un encouragement à persévérer dans mon entreprise d’écriture, à dire, entre autres, ce qu’il nommait le refoulé social.

Le refus opposé, avec une extrême violence parfois, à la sociologie de Pierre Bourdieu vient, me semble-t-il, de sa méthode et du langage qui lui est lié. Venu de la philosophie, Bourdieu a rompu avec le maniement abstrait des concepts qui la fonde, le beau, le bien, la liberté, la société, et donné à ceux-ci des contenus étudiés concrètement, scientifiquement. Il a dévoilé ce que signifiaient dans la réalité le beau quand on est agriculteur ou professeur, la liberté si l’on habite la cité des 3 000, expliqué pourquoi les individus s’excluent eux-mêmes de ce qui, de façon occulte, les exclut de toute façon.

Comme dans la philosophie et, le meilleur des cas, la littérature, c’est encore et toujours de la con- dition humaine qu’il s’agit, mais non d’un homme en général, des individus tels qu’ils sont inscrits dans le monde social. Et si un discours abstrait, au-dessus des choses, ou prophétique, ne dérange personne, il n’en est pas de même dès lors qu’on donne le pourcentage écrasant d’enfants issus de milieux dominants intellectuellement ou économiquement dans les grandes écoles, qu’on révèle de manière rigoureuse les stratégies du pouvoir, ici et maintenant aussi bien chez les universitaires (Homo academicus) que dans les médias.

Question de langage ; substituer, par exemple, à « milieux, gens, modestes » et « couches supérieures » les termes de « dominés » et « dominants », c’est changer tout : à la place d’une expression euphémisée et quasi naturelle des hiérarchies, c’est faire apparaître la réalité objective des rapports sociaux.

Le travail de Bourdieu, acharné comme Pascal à détruire les apparences, à rendre manifeste le jeu, l’illusion, l’imaginaire social, ne pouvait que rencontrer des résistances dans la mesure où il contient des ferments de subversion, où il débouche sur une transformation du monde, dont l’ouvrage qu’il a dirigé avec son équipe de chercheurs, le plus connu, montre la misère.

Si, avec la mort de Sartre, j’ai pu avoir le sentiment que quelque chose était achevé, intégré, que ses idées ne seraient plus actives, qu’il basculait, en somme, dans l’histoire, il n’en va pas de même avec Pierre Bourdieu. Si nous sommes tant à éprouver le chagrin de sa perte – j’ose, ce que je fais rarement, dire « nous », en raison de l’onde fraternelle qui s’est propagée spontanément à l’annonce de sa mort – nous sommes aussi nombreux à penser que l’influence de ses découvertes et de ses concepts, de ses ouvrages, ne va cesser de s’étendre. Comme ce fut le cas pour Jean-Jacques Rousseau, à propos de qui je ne sais lequel de ses contemporains s’insurgeait de ce que son écriture rendît le pauvre fier.

Voir encore:

Annie Ernaux, l’écrivain officiel

Il semble que la célébration de Mme Ernaux soit devenue obligatoire en France. Son dernier livre, Mémoire de fille, est unanimement salué par une critique béate. Le public suit. Les éditions Gallimard ont rassemblé son œuvre en un gros volume sous le titre: Ecrire la vie. La Pléiade est pour bientôt, le Nobel imminent, l’Académie s’impatiente, et ma fille l’étudie au lycée. Une suggestion à François Hollande: ouvrir le Panthéon aux vivants, spécialement pour Mme Ernaux. Seul Maxime Gorki a connu une gloire comparable, dans l’URSS des années 30. Il est permis de se méfier d’une telle sanctification collective.

Récapitulons: en un demi-siècle, Annie Ernaux a successivement écrit sur son père, sa mère, son amant, son avortement, la maladie de sa mère, son deuil, son hypermarché. Cette fois c’est sur son dépucelage raté durant l’été 1958, en colonie de vacances, quand elle s’appelait Annie Duchesne. L’événement est raconté à cinquante ans de distance avec un sérieux inouï. Ce qui est étonnant avec Mme Ernaux, c’est à quel point ses livres, qui ne cessent de revenir sur ses origines modestes, ne le sont pas. C’est l’histoire d’un écrivain qui s’est installé au sommet de la société en passant sa vie à ressasser son injustice sociale. Ce dolorisme des origines révèle en réalité une misère de l’embourgeoisement. C’est comme si elle refusait d’admettre qu’elle s’en est très bien sortie ; 2016 n’effacera jamais 1958.

Statufiée, Annie Ernaux prend son lecteur pour un abruti

Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d’elle. C’est regrettable, car il y a des bribes à sauver dans ce galimatias autosatisfait: «C’était un été sans particularité météorologique» sonne très modianesque ; et cet autoportrait «au total une jolie fille mal coiffée» évoque Sagan. Mais Sagan n’aurait jamais ajouté: «Je la sais dans la solitude intrépide de son intelligence.» A chaque fois que Mme Ernaux trouve quelque chose de beau, elle le gâte par une explication de texte laborieuse. Autre exemple: «Elle attend de vivre une histoire d’amour» est une phrase charmante, qui contient tout, y compris la déception à venir. Pourquoi ajouter: «il faut continuer, définir le terrain – social, familial et sexuel» comme si l’on devait se farcir un commentaire composé du bac français? A force d’être statufiée, Annie Ernaux prend son lecteur pour un abruti. Elle annihile son talent en le noyant sous sa propre exégèse fascinée. On regrette l’écrivain qu’elle a failli être, le livre qu’elle a failli écrire, la légèreté qu’elle se refuse depuis cet été 1958.

Mémoire de fille, d’Annie Ernaux, Gallimard, 151 p., 15 €.

 

 

 

 

 

 

 

Voir par ailleurs:

Petit florilège de citations d’Annie Ernaux

Le temps commercial violait de plus belle le temps calendaire. C’est déjà Noël, soupiraient les gens devant l’apparition en rafale au lendemain de la Toussaint des jouets et des chocolats dans les grandes surfaces, débilités par l’impossibilité d’échapper durant des semaines à l’enterrement de la fête majeur qui oblige de penser son être, sa solitude et son pouvoir d’achat par rapport à la société – comme si la vie entière aboutissait un soir de Noël.

La recherche du temps perdu passait par le Web. […] La mémoire était devenue inépuisable, mais la profondeur du temps […] avait disparu. On était dans un présent infini.

L’anomie gagnait. La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle. Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage.

L’enregistrement hétéroclite, continu, du monde, au fur et à mesure des jours, passait par la télévision. Une nouvelle mémoire naissait.

L’entreprise était la loi naturelle, la modernité, l’intelligence, elle sauverait le monde.

Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son bain, déféquant. C’était la finalité des activités humaines.

On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas.

La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s’habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur des talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d’elles était l’objet d’une surveillance généralisée de la société.

Le silence était le fond des choses et le vélo mesurait la vitesse de la vie.

Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or.

La profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances.

Les jeunesses du monde donnaient de leurs nouvelles avec violence. Elles trouvaient dans la guerre du Vietnam des raisons de se révolter et dans les Cent Fleurs de Mao celles de rêver. Il y avait un éveil de joie pure, qu’exprimaient les Beatles. Rien qu’à les entendre, on avait envie d’être heureux. Avec Antoine, Nino Ferrer et Dutronc, la loufoquerie gagnait. Les adultes installés faisaient mine de ne rien voir.

Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu.

Le progrès était dans l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout- à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome. Il faut être de son temps, disait-on à l’envi, comme une preuve d’intelligence et d’ouverture d’esprit.

Parce que les étés finissaient pas se ressembler et qu’il était de plus en plus lourd de n’avoir souci que de soi, que l’injonction de “se réaliser” tournait à vide à force de solitude et de discussions dans les mêmes cafés, que le sentiment d’être jeune se muait en celui d’une durée indéfinie et morne, qu’on constatait la supériorité sociale du couple sur le célibataire, on tombait amoureux avec plus de détermination que les autres fois et, un moment d’inattention au calendrier Ogino aidant, on se retrouvait mariés et bientôt parents.

Un petit homme glacé, à l’ambition impénétrable, au nom pour une fois facile à prononcer, Poutine, avait remplacé l’ivrogne Eltsine et promettait de « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ». La Russie n’apportait plus d’espoir ni de peur, rien d’autre qu’une désolation perpétuelle. Elle s’était retirée de notre imaginaire — que les Américains occupaient malgré nous, comme un arbre gigantesque étalant ses branches à la surface de la terre. Ils nous énervaient de plus en plus avec leur discours moral, leurs actionnaires et leurs fonds de pension, leur pollution de la planète et leur dégoût de nos fromages. Pour signifier la pauvreté foncière de leur supériorité, fondée sur les armes et l’économie, un mot les définissait usuellement : « arrogance ». Des conquérants sans idéal sinon le pétrole et les dollars. Leurs valeurs et leurs principes — ne compter que sur soi — ne donnaient d’espérance à personne d’autre qu’eux et nous rêvions d’« un autre monde ».

De prime abord c’était quelque chose qui ne pouvait être cru — comme le montrerait ultérieurement un film où l’on voit George W. Bush sans réaction, tel un enfant perdu, quand on lui annonce la nouvelle à l’oreille —, ni pensé, ni ressenti, juste regardé sur l’écran de télévision, encore et encore, les tours jumelles de Manhattan s’effondrant l’une après l’autre, en cet après-midi de septembre — qui était le matin à New York mais resterait toujours pour nous l’après-midi — comme si à force de voir les images cela allait devenir réel. On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens.
Les discours et les analyses affluaient. La pureté de l’événement se dissipait. On se rebiffait contre la proclamation du Monde, « Nous sommes tous Américains ». D’un seul coup, la représentation du monde basculait cul par-dessus tête, quelques individus fanatisés venus de pays obscurantistes, juste armés de cutters, avaient rasé en moins de deux heures les symboles de la puissance américaine. Le prodige de l’exploit émerveillait. On s’en voulait d’avoir cru les États-Unis invincibles, on se vengeait d’une illusion. On se souvenait d’un autre 11 septembre et de l’assassinat d’Allende. Quelque chose se payait. Il serait temps ensuite d’avoir de la compassion et de penser aux conséquences. Ce qui comptait, c’était de dire où, comment, par qui ou quoi on avait appris l’attaque des Twin Towers. Les très rares à ne pas en avoir été informés le jour même conserveraient l’impression d’un rendez-vous manqué avec le reste du monde.
Et chacun cherchait ce qu’il était en train de faire juste à ce moment où le premier avion avait touché la tour du World Trade Center, que des couples s’étaient jetés dans le vide en se tenant par la main. Il n’y avait aucun rapport entre les deux, sinon d’avoir été vivant en même temps que les trois mille êtres humains qui allaient mourir mais l’ignoraient le quart d’heure d’avant. En nous souvenant, j’étais chez le dentiste, sur la route, chez moi à lire, dans cet ahurissement de la contemporanéité on saisissait la séparation des gens sur la terre et notre lien dans une identique précarité. Et l’ignorance où l’on était en regardant un tableau de Van Gogh au musée d’Orsay de ce qui se passait à cette seconde à Manhattan était celle du moment de notre propre mort. Cependant, au milieu de l’écoulement insignifiant des jours, cette heure qui contenait à la fois les tours explosées du World Trade Center et un rendez-vous chez le dentiste ou le contrôle technique d’une voiture était sauvée.
Le 11 septembre refoulait toutes les dates qui nous avaient accompagnés jusqu’ici. De la même façon qu’on avait dit « après Auschwitz », on disait « après le 11 septembre », un jour unique. Ici commençait on ne savait pas quoi. Le temps aussi se mondialisait.
Plus tard, quand nous penserons à des faits que, après hésitation, on situera en 2001 — un orage à Paris le week-end du 15 août, une tuerie à la Caisse d’épargne de Cergy-Pontoise, le Loft, la parution de La Vie sexuelle de Catherine M. —, on sera surpris de devoir les placer avant le 11 septembre, frappés de constater que rien ne les distinguait de ceux qui avaient eu lieu après, en octobre ou novembre. Ils avaient repris leur flottement dans le passé et leur liberté par rapport à un événement dont il fallait bien admettre maintenant qu’on ne l’avait pas réellement vécu.
Sans avoir le temps de réfléchir on entrait dans la peur, une force obscure s’était infiltrée dans le monde, prête aux actes les plus atroces sur tous les points du globe, des enveloppes remplies d’une poudre blanche tuaient leurs destinataires, Le Monde titrait « La guerre qui vient ». Le président des États-Unis, George W. Bush, falot fils du précédent, élu de façon ridicule après d’interminables recomptages de voix, proclamait la guerre des civilisations, du Bien contre le Mal. Le terrorisme avait un nom, Al Qaida, une religion, l’islam, un pays, l’Afghanistan. Il ne fallait plus dormir, être en alerte jusqu’à la fin des temps. L’obligation d’endosser la peur des Américains refroidissait la solidarité et la compassion. On se gaussait de leur incapacité à attraper Ben Laden et le mollah Omar, évaporé à motocyclette.
La représentation du monde musulman se retournait. Cette nébuleuse d’hommes en robe et de femmes voilées comme des saintes vierges, de chameliers, danses du ventre, minarets et muezzin, passait de l’état d’objet lointain, pittoresque et arriéré, à celui de force moderne. Les gens peinaient à unir modernité et pèlerinage à La Mecque, fille en tchador et préparation d’une thèse à l’université de Téhéran. On ne pouvait plus oublier les musulmans. Un milliard deux cents millions.
(Le milliard trois cents millions de Chinois sans croyance autre qu’en l’économie qui turbinaient à la fabrication des choses bon marché à destination de l’Occident n’étaient que silence lointain.)
La religion revenait mais ce n’était pas la nôtre, celle à laquelle on ne croyait plus, qu’on n’avait pas voulu transmettre, qui restait au fond la seule légitime, la meilleure s’il fallait classer. Celle dont la dizaine de chapelet, les cantiques et le poisson le vendredi faisaient partie du musée de l’enfance, Je suis chrétien, voilà ma gloire.
La distinction entre les « Français de souche » — c’était tout dire, l’arbre, la terre — et ceux « issus de l’immigration » ne bougeait pas. Quand le président de la République dans une allocution évoquait « le peuple français » il allait de soi que c’était une entité — généreuse, au-dessus de tout soupçon xénophobe — charriant Victor Hugo, la prise de la Bastille, les paysans, les instituteurs et les curés, l’abbé Pierre et de Gaulle, Bernard Pivot, Astérix, la mère Denis et Coluche, les Marie et les Patrick. Il n’incluait pas Fatima, Ali et Boubacar, ceux qui se servaient dans le rayon halal des grandes surfaces et faisaient le ramadan. Encore moins les « jeunes des quartiers » dont la capuche rabattue sur la tête, la démarche nonchalante paraissaient les signes assurés de leur sournoiserie et de leur paresse, les prolégomènes sûrs d’un mauvais coup. De façon obscure, ils étaient les indigènes d’une colonie intérieure sur laquelle on n’avait plus de pouvoir.
« Le langage construisait avec constance la partition entre nous et eux, les circonscrivait en « communautés » dans les « quartiers », sur des « territoires de non-droit » livrés au trafic de drogue et aux « tournantes », les ensauvageait. Les Français sont inquiets, affirmaient les journalistes. D’après les sondages — qui dictaient les émotions — l’insécurité était le premier souci des gens. Elle avait la figure inavouée d’une population basanée de l’ombre et de hordes rapides à délester les honnêtes gens de leur portable. »

Annie Ernaux (Les Années, 2008)

Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. Annie Ernaux (L’Autre fille, 2011)

Quelquefois, je me disais qu’il passait peut-être toute une journée sans penser une seconde à moi. Je le voyais se lever, prendre son café, parler, rire, comme si je n’existais pas. Ce décalage avec ma propre obsession me remplissait d’étonnement. Comment était-ce possible. Mais lui-même aurait été stupéfait d’apprendre qu’il ne quittait pas ma tête du matin au soir. Il n’y avait pas de raison de trouver plus juste mon attitude ou la sienne. En un sens, j’avais plus de chance que lui. Annie Ernaux (Passion simple, 1991)

J’allais vers eux avec mon petit bagage, les conversations des filles, des romans, des conseils de l’écho de la mode, des chansons, quelques poèmes de Musset et une overdose de rêves, Bovary ma grande soeur. » Annie Ernaux (La femme gelée, 1981)

Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu. Annie Ernaux (L’Occupation, 2002)

COMPLEMENT:

JE SUIS UN NEGRE, DE RACE INFERIEURE DE TOUTE ETERNITE (Retour sur la sorte de discours de Stockholm anticipé de notre poète maudit préféré où rejouant dans un autoportrait au vitriol la carte de l’étrangeté et de l’extériorité absolue à l’égard de la civilisation occidentale, il crache allègrement dans la soupe – annonçant après lui nos Albert Camus et nos Annie Ernaux comme leurs émules du wokisme aujourd’hui)
J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps.
D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.
J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L’honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m’est égal.
Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu’elle ait guidé et sauvegardé jusqu’ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j’ai vécu partout. Pas une famille d’Europe que je ne connaisse. — J’entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l’Homme. — J’ai connu chaque fils de famille !
Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !
Mais non, rien.
Il m’est bien évident que j’ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu’ils n’ont pas tuée.
Je me rappelle l’histoire de la France fille aînée de l’Église. J’aurais fait, manant, le voyage de terre sainte, j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l’attendrissement sur le crucifié s’éveillent en moi parmi les mille féeries profanes. — Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil. — Plus tard, reître, j’aurais bivaqué sous les nuits d’Allemagne.
Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.
Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n’en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, — représentants du Christ.
Qu’étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu’aujourd’hui. Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert — le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l’âme, — le viatique, — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu’ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie !…
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit. C’est très certain, c’est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
 
Le sang païen revient ! L’Esprit est proche, pourquoi Christ ne m’aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l’Évangile a passé ! l’Évangile ! l’Évangile.
J’attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.
Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève.

 

On ne part pas. — Reprenons les chemins d’ici, chargé de mon vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté, dès l’âge de raison — qui monte au ciel, me bat, me renverse, me traîne.
La dernière innocence et la dernière timidité. C’est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.
Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère.
À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel sang marcher ?
Plutôt, se garder de la justice. — La vie dure, l’abrutissement simple, — soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s’asseoir, s’étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n’est pas française.
— Ah ! je suis tellement délaissé que j’offre à n’importe quelle divine image des élans vers la perfection.
Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant !
De profundis Domine, suis-je bête !
Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu’un saint, plus de bon sens qu’un voyageur — et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
Sur les routes, par des nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : « Faiblesse ou force : te voilà, c’est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre. » Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu.
Dans les villes la boue m’apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.
Mais l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d’exécution, pleurant du malheur qu’ils n’aient pu comprendre, et pardonnant ! — Comme Jeanne d’Arc ! — « Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n’ai jamais été de ce peuple-ci ; je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez… »
Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. — Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu’ils demandent à être bouillis. — Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham.
Connais-je encore la nature ? me connais-je ? — Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !
Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler.
J’ai reçu au cœur le coup de la grâce. Ah ! je ne l’avais pas prévu !
Je n’ai point fait le mal. Les jours vont m’être légers, le repentir me sera épargné. Je n’aurai pas eu les tourments de l’âme presque morte au bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice est bête ; il faut jeter la pourriture à l’écart. Mais l’horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l’heure de la pure douleur ! Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l’oubli de tout le malheur !
Vite ! est-il d’autres vies ? — Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L’amour divin seul octroie les clefs de la science.
Je vois que la nature n’est qu’un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
Le chant raisonnable des anges s’élève du navire sauveur : c’est l’amour divin. — Deux amours ! je puis mourir de l’amour terrestre, mourir de dévouement. J’ai laissé des âmes dont la peine s’accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés, ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?
Sauvez-les !
La raison est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J’aimerai mes frères. Ce ne sont plus des promesses d’enfance. Ni l’espoir d’échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu.
L’ennui n’est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, — tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l’étendu de mon innocence.
Je ne serais plus capable de demander le réconfort d’une bastonnade. Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.
Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J’ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles m’ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d’amour divin. Je ne regrette pas le siècle des cœurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
Quant au bonheur établi, domestique ou non… non, je ne peux pas. Je suis trop dissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n’est pas assez pesante, elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde.
Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d’aimer la mort !
Si Dieu m’accordait le calme céleste, aérien, la prière, — comme les anciens saints. — Les saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes comme il n’en faut plus !
Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.
Assez ! voici la punition. — En marche !
Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur… les membres…
Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes… le temps !…
Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. — Lâches ! — Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !
Ah !…
— Je m’y habituerai.
Ce serait la vie française, le sentier de l’honneur !
 
Mauvais sang, Une saison en enfer, avril-août 1873.
 
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Dans son réquisitoire contre lui-même, Rimbaud se voit comme le produit d’un double déterminisme, racial (les gaulois) et social (la classe qui est la sienne, celle des roturiers : maîtres et valets, tous […] ignobles — « ignobles » au sens étymologique de non-nobles ? — ).
Ce discours auto-accusateur est-il sincère ? Rimbaud, dans ce moment de crise où il rédige Une saison en enfer, se laisse-t-il envahir par la honte et la fatigue de soi ? Ou bien faut-il deviner là quelque ironie, le « damné » se complaisant à mimer la parole de l’Autre, du juge, du bourreau, par provocation, par bravade ?
Rimbaud se sent pris dans un engrenage lié à son origine sociale, à sa race et, plus généralement, à l’Histoire. Il semble concevoir celle-ci comme un processus fatal, mathématiquement agencé (C’est la vision des nombres), et progressant vers un but supérieur que, conformément à diverses traditions philosophiques ou théosophiques, Rimbaud nomme l’Esprit (Nous allons à l’Esprit. C’est très certain, c’est oracle, ce que je dis).
Le poète tente d’imaginer les vies qui auraient pu être les siennes à d’autres moments de l’Histoire. Il s’y retrouve toujours comme un membre de la race inférieure, parmi ceux que l’on a enrôlés dans les croisades mais qui n’ont été que superficiellement christianisés, ceux qui ont servi de mercenaires dans les guerres, ceux qui dansaient avec les sorcières (souvenirs de l’histoire de France, telle que la racontent Guizot, Augustin Thierry ou Michelet).
Il est frappant de constater que les notions de race et de classe sociale se confondent ici totalement, conformément à l’historiographie libérale de la première moitié du XIXe siècle qui décrivait la Révolution comme le dénouement d’une légitime lutte pluriséculaire des Gaulois (le peuple conquis, les serfs, les ancêtres du Tiers-état) contre les Francs (les conquérants, les nobles). Les élites contemporaines utilisaient volontiers ces catégories, en inversant les pôles, pour dévaloriser les « classes dangereuses » : les révoltés de Juillet (1830), de juin 48, de la Commune étaient les nouveaux gaulois, les barbares, des sauvages animés par un instinct de destruction, des ivrognes à la brutalité héréditaire (voir les prolétaires de Zola), sans projet politique qui soit compatible avec la civilisation. De même, Rimbaud se dit issu d’une race qui ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu’ils n’ont pas tuée. Il déclare : Je ne puis comprendre la révolte. Dans cette nuit médiévale où il tente de se représenter, il s’imagine voué à une agressivité toute instinctive, à la rapine, à la jacquerie, en deçà de toute révolte rationnelle. On le sent : le procès qui est instruit dans ces lignes n’est pas seulement celui de l’individu Arthur Rimbaud, c’est celui du Peuple en général : La race inférieure a tout couvert — le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
Est-ce Rimbaud qui parle dans ce « monologue du fils de famille » par quoi commence « Mauvais sang » ? Est-ce vraiment l’auteur des lettres « du Voyant », le sympathisant enthousiaste de la Commune, qui s’exprime ici ? Dans ce cas, il le fait dans des termes si péjoratifs pour lui-même que le lecteur hésite : provocation orgueilleuse ou sincère mortification ? Rimbaud assume-t-il par pure bravade et sans y adhérer aucunement l’image négative qu’on lui renvoie de lui ? Ou bien, au contraire, dans un moment de dépression, retourne-t-il contre lui-même le discours plein de mépris qu’il a vu tenir aux dominants contre ceux d’en bas ?
Rimbaud se représente, dirait-on, le moment actuel comme celui d’un achèvement de l’Histoire. Cette fin des temps est marquée par un retour du paganisme, ce qui n’est pas étonnant puisque la race inférieure a tout couvert et que cette race inférieure, nous l’avons vu dans la section 2, s’identifie pour lui avec les barbares gaulois mal christianisés. Le retour du sang païen est lui-même annonciateur de l’avènement de l’Esprit (à travers quelque apocalypse sociale ou métaphysique ?). En somme, le poète convoque les grands mythes pour exprimer de façon hyperbolique son impression de vivre, sur un plan personnel, une situation de crise profonde et irréversible.
Quel recours, dans ce péril extrême ?
Dieu, la religion ? Mais « l’Évangile a passé ». Le temps de l’Évangile est révolu, dans la vie personnelle de l’auteur comme dans l’histoire des hommes. Sans doute aimerait-il y croire : comme tout païen, il est encore en attente de la révélation (J’attends Dieu avec gourmandise) ; mais il n’y croit plus, ou il craint qu’il ne soit plus temps, pour lui, de s’amender.
Reste une autre voie de repentir, dans laquelle on croit reconnaître le destin classique des « fils de famille », des « fils du Peuple » : se mettre aveuglément au service des dominants. Hier, c’étaient les croisades, les guerres de mercenaires. Aujourd’hui, ce sont les expéditions coloniales de la République : quitter l’Europe, aller aux climats perdus, se mêler aux affaires politiques …
Mais comment prendre un tel parti lorsqu’on s’appelle Arthur Rimbaud et qu’on a horreur de la patrie ? Car dans ces dernières lignes, plus de doute pour le lecteur, c’est bien Rimbaud qui parle en son nom.
Faisant transition avec la section 3, le premier paragraphe commence par poser l’inutilité du départ et, de façon plus générale, l’impossibilité d’échapper à son destin, à son « vice ». De quel « vice » s’agit-il ? Le lecteur doit-il voir dans la phrase initiale du second paragraphe (La dernière innocence et la dernière timidité) une réponse à cette légitime question ? Sans doute, bien que la chose ne soit pas aussi clairement « dite » que le poète le déclare (C’est dit). Rimbaud semble s’avouer trop naïf (la dernière innocence), trop sensible (timidité), il avoue de la lâcheté (cf. le mot trahisons), des dégoûts, ce qui n’infirme pas nécessairement les gloses sexuelles plus précises (l’homosexualité, l’onanisme) que certains critiques ont avancées. Ce sentiment d’insuffisance et de faiblesse est confirmé a contrario dans la section 5 par l’obsession de la « force » qui s’y fait jour (Faiblesse ou force ? Te voilà, c’est la force !).
Le poète se résout donc à mener une vie obscure (Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons), à accepter le type de vie que la société « française » réserve à ses esclaves : la marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. Il se « louera » à qui aura besoin de mercenaires, mettra sa charge intérieure de violence au service de n’importe quel mensonge — sans toutefois s’exposer à tomber sous les coups de la Justice, se laissera « abrutir » dans la vie dure que la société réserve aux « fils de famille », ce qui n’est rien d’autre au fond qu’une forme de mort précoce (point de vieillesse), d’où le thème du cercueil dans lequel le narrateur « s’étouffe » lui-même, suicide en douceur, car la terreur n’est pas française (voir la même métaphore dans la section 6 de « Mauvais sang » et dans « Enfance V »).
Enfin, dans un soupir, la tentation de la conversion et de la réhabilitation vient hanter à nouveau le narrateur, tentation absurde, aussitôt repoussée d’une pichenette : Suis-je bête !
De la section 4 à la section 5, il y a comme une rupture après laquelle le texte reprend un rythme de narration plus lent et rappelle les évocations d’enfance par quoi commencent généralement les autobiographies. La section 1 présentait une attaque de même style, avec son autoportrait et sa référence aux lointains ancêtres du narrateur.
Rimbaud avoue d’abord une fascination ancienne pour le brigand (souvenir de Jean Valjean et autres hors-la-loi romantiques ?), que la ville, c’est à dire la société moderne, avec ses injustices, engendre fatalement (je flairais sa fatalité dans les villes).
C’est la « force » du hors-la-loi que le jeune homme invoque lorsqu’il est aux prises avec la peur pendant ses vagabondages, sur les routes (§2) ou dans les villes (§3). C’est cette même « force » qui semble lui manquer pour nouer relation avec les femmes : Mais l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites (§3).
Pour toutes ces raisons se sentant différent, exclu, coupable, le narrateur se voit en imagination traîné devant les tribunaux, insulté par la foule, et injustement condamné à mort, comme la pucelle d’Orléans.
Pour mieux démontrer son innocence, il allègue (comme dans la section 1) ses origines païennes : il est étranger à la morale et à la religion chrétiennes, il ne saurait être condamné au nom de valeurs qui ne sont pas les siennes. Cette étrangeté absolue, cette extériorité à l’égard de la civilisation occidentale, Rimbaud la résume par le mot « nègre » : Je suis une bête, un nègre.
Le « nègre », dans la vision du monde qui est celle de l’occident chrétien, étant l’immoralité, l’irréligion, le Mal incarnés, le damné retourne l’insulte contre ses accusateurs en les traitant à leur tour de « nègres », car ils sont aussi cruels et aussi barbares qu’eux. Mais ce sont des « nègres » qui s’ignorent et, surtout, ils n’ont pas l’excuse, qu’ont ces derniers, de ne pas avoir été christianisés. Pour cette raison, ils ne sont pas de vrais « nègres » et c’est ainsi, sans doute, qu’il faut comprendre l’insulte : Vous êtes de faux nègres.
Alors revient, comme un leitmotiv, la tentation de quitter l’Europe, ce continent inspiré par la fièvre et le cancer : Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham (Cham est, dans la Bible, l’ancêtre des noirs). Le narrateur ne se contente pas de se transporter en Afrique, il se fait « nègre » lui-même pour de bon : Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Et la hantise de la punition prend dès lors, pour Rimbaud, la forme de la prémonition anxieuse du débarquement des colonisateurs.
La section 6 est tout entière consacrée à ce qu’on pourrait appeler : le monologue du converti. La chose commence très ironiquement sous le déguisement du « nègre » qui voit débarquer les blancs et qui reçoit le coup de la grâce (détournement facétieux de la locution « le coup de grâce »). Physiquement anéanti, l’innocent indigène est dès lors spirituellement sauvé. En effet, il est vierge de tout péché, n’ayant eu jusqu’ici aucune idée du bien et du mal. Il va donc aller droit au paradis, comme les enfants morts sans baptême, ainsi que l’enseigne la religion. Vite !, il va savoir s’il existe d’autres vies après la mort. Et Rimbaud continue à réciter son catéchisme … catholique et socialiste : l’argent n’est rien (les premiers seront les derniers) ; la richesse appartient à tous ; seul compte l’amour divin ; il n’y a d’autre connaissance que celle qui nous vient de Dieu ; l’homme est bon naturellement … Puis, vient la métaphore du navire sauveur, dont le Hugo de Plein ciel a fait l’allégorie d’une double mystique, celle du Progrès social et celle du Salut chrétien (on retrouvera cette image presque identique dans « Adieu », à la fin de la Saison). Dans une surenchère de bonté, le dévot personnage s’étonne d’être seul élu, il voudrait que ses amis l’accompagnent sur l’arche. C’est le triomphe de la raison et de la fraternité. Rien à voir, nous assure le locuteur, avec la religion naïve de l’enfance ni avec ces conversions douteuses à l’article de la mort.
La naïveté de cette profession de foi rend l’ironie manifeste aux yeux du lecteur. Il va de soi que ce n’est pas Rimbaud qui parle ici, mais un masque, un personnage ridicule qu’il s’amuse à jouer pour en discréditer la philosophie.
La section 7 développe la critique de la précédente, parfois terme à terme, et l’on peut estimer qu’on y entend la vraie voix de l’auteur. Elle annonce d’abord une volonté de tourner la page : de rejeter l’ennui, les rages, les débauches, la folie qui sont les attributs habituels du poète maudit. Il y a donc bien, dans ce désir de table rase, une sorte d’innocence retrouvée, semble avouer Rimbaud. Mais une innocence qu’il faut débarrasser du vertige mystique de la section précédente. Refus, aussi, de tout sentiment de culpabilité (pas de bastonnade consentie de gaîté de cœur pour ses fautes passées), et de toute religiosité (Rimbaud n’aura pas Jésus-Christ pour beau-père, ce qui se produirait, explique ingénieusement Jean-Luc Steinmetz dans son édition — GF n°106, p.197 — si Rimbaud épousait la vie française, puisque la France est « fille aînée de l’Église »). Refus, encore, des vertus chrétiennes (dévouement, amour divin) et de l’humanisme rousseauiste (raison, cœurs sensibles). Tout cela au nom de la liberté, du droit d’avoir sa raison à soi et son propre bon sens. Refus, enfin, du bonheur établi et du travail, parce que c’est au-dessus de ses forces.
Mais, avec ce nouvel aveu de faiblesse (le « vice » natif évoqué section 4), la blessure ancienne semble se rouvrir : Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d’aimer la mort ! Et, conséquence de ce désarroi, voici à nouveau la tentation mystique : pourquoi Dieu ne me donne-t-il pas la force des héros, ceux qui aiment la mort, les saints, les artistes ? Enfin, une fois de plus, le passage s’achève sur une chute épigrammatique congédiant la pensée illusoire que le narrateur vient de laisser échapper.
Le dénouement de « Mauvais sang » prend la forme d’une brève scène dramatique que l’on pourrait intituler : le monologue du conscrit. Ne sachant comment trancher le dilemme qui le hante, Rimbaud semble laisser la vie décider pour lui. Et la vie, pour bien des jeunes français de son âge et de son temps, c’est le service militaire. Une nouvelle fois dans le chapitre, voici le thème du mercenaire, du « fils de famille » enrôlé pour quelque croisade dont il ne comprend pas les buts, et le fantasme d’une mort sans courage sur le champ de bataille.
Au moment de conclure, il faut répondre à cette question qui s’est, à plusieurs reprises, posée à nous depuis le début de notre lecture : qui est « Je » ? est-ce Rimbaud qui parle ici ? Il est courant de lire chez les critiques contemporains que « le locuteur de Mauvais sang ne saurait se confondre avec l’auteur » (Pierre Brunel, Une saison en enfer, édition critique, Corti, 1987, p.214). « Se confondre » ? Non certes ! Encore faut-il préciser quel sens on pense pouvoir donner à cette ambiguïté énonciative. Pour moi, à l’évidence, c’est Rimbaud qui parle dans « Mauvais sang », et qui se confie, et qui réfléchit. À un moment critique de sa vie, il envisage les solutions qui pourraient le tirer de l’impasse où il s’est fourvoyé. Elles sont deux, essentiellement : se ranger, se convertir. Se ranger, ce serait se réconcilier avec la vie française ; se convertir, revenir vers la religion de son enfance. Un autre que lui choisirait peut-être l’une de ces issues. Lui ne peut pas. Il essaie pourtant : son imagination lui permet de devenir par moments cet Autre. Tantôt, c’est la pantomime du fils du peuple docile et résigné se louant à ses maîtres, tantôt celle du doux chrétien louant son Dieu. Dans ce sens, en effet, des pans entiers de « Mauvais sang » ne représentent pas la pensée de Rimbaud mais plutôt le discours dominant de la société, celui que l’auteur cherche à éprouver en se demandant s’il pourrait, éventuellement, le faire sien. À d’autres moments, c’est au contraire la voix de Rimbaud que nous entendons, celle, du moins, qui nous est familière et que nous identifions, peut-être indûment, comme son vrai Moi : la voix de la critique et du refus. Le dialogue dramatisé entre les voix multiples de ce Moi divisé s’achève sur une résignation que l’on sent fragile : Je m’y habituerai, et un conditionnel qui sous-entend bien des hésitations : Ce serait la vie française, le sentier de l’honneur !
J’ECRIRAI POUR VENGER MA RACE ET MON SEXE (JE SUIS UN NEGRE, DE RACE INFERIEURE DE TOUTE ETERNITE (Retour sur le discours de Stockholm de notre dernière poètesse maudite en date, femme et « immigrée de l’intérieur » comme il se doit désormais, rejouant elle aussi après son préfigurateur « nègre de classe inférieure de toute éternité » Rimbaud et le Camus de l’Etranger – mais non celui de La Chute et de son propre discours de Stockholm – la carte de l’extériorité absolue à l’égard de la civilisation occidentale et crachant comme il se doit depuis, entre Black Lives Matter et wokisme, de cracher allègrement dans la soupe)
« Le thème du poète maudit né dans une société marchande (…) s’est durci dans un préjugé qui finit par vouloir qu’on ne puisse être un grand artiste que contre la société de son temps, quelle qu’elle soit. Légitime à l’origine quand il affirmait qu’un artiste véritable ne pouvait composer avec le monde de l’argent, le principe est devenu faux lorsqu’on en a tiré qu’un artiste ne pouvait s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général. »
Albert Camus (discours de Suède, 1957)
« Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. (…) Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »
Rousseau (Confessions)
Annie Ernaux : « J’écrirai pour venger ma race », le discours de la Prix Nobel de littérature
L’écrivaine française recevra officiellement son prix Nobel de littérature à Stockholm le 10 décembre. « Le Monde » publie l’intégralité de son discours devant l’Académie suédoise.
Annie Ernaux
Le Monde
07 décembre 2022
Document. Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clé. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ? » –, mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.
Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. » Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.
Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse me les rendaient encore plus désirables. Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d’Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard Les Misérables, Les Raisins de la colère, La Nausée, L’Etranger : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.
Je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans Le Procès, de Kafka, sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes 20 ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.
Il me fallait rompre avec le « bien-écrire »
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux qui, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus Entre oui et non. De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien-écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
Le désir de me servir du « je »
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. (…) Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…), mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets, mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. » Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » –, elles ne peuvent être lues de la même façon que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce « je » soit, en somme, transpersonnel, que le singulier atteigne l’universel.
C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
Forme la plus violente et la plus archaïque
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus violente et la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines.
Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
Lire le portrait : Article réservé à nos abonnés Annie Ernaux, une Nobel dont le « je » dit l’expérience commune
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale, où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir de vigilance. Quant au poids du sauvetage de la planète, détruite en grande partie par l’appétit des puissances économiques, il ne saurait peser, comme il est à craindre, sur ceux qui sont déjà démunis. Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise.
Une victoire collective
En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre, souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
Si je me retourne sur la promesse faite à 20 ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.
Annie Ernaux

Bilan Johnson: Mission largement accomplie (Hasta la vista BoJo: If populists are just a bunch of shameless manipulators, why do people keep electing them ?)

23 juillet, 2022
Brexit : Pour Donald Trump, il serait « terrible » que le retrait voulu par Boris Johnson n'ait pas lieu

 

Je peux expliquer son triomphe en trois mots: faisons le Brexit.  Il a promis de faire le Brexit, c’est tout ce que le pays voulait entendre. Rachel Johnson (soeur journaliste de Boris Jonhson)
Dire aux électeurs qu’ils sont des ignorants moraux est une mauvaise façon de les faire changer d’avis. Que voyaient-ils que je ne voyais pas? Cela aurait dû être la première question que j’aurais dû me poser. Quand j’ai vu Trump, j’ai vu un fanfaron fanatique multiplier les arguments d’ignorant. Ce que les partisans de Trump voyaient, eux, c’était un candidat dont tout l’être était un doigt d’honneur fièrement levé contre une élite autosatisfaite qui avait produit un statu quo défaillant. J’étais aveugle à cela. Bien que j’aie passé les années de la présidence Obama à dénoncer sa politique, mes objections étaient plus abstraites que personnelles. J’appartenais à une classe sociale que mon amie Peggy Noonan appelait « les protégés ». Ma famille vivait dans un quartier sûr et agréable. Nos enfants étaient dans une excellente école publique. J’étais bien payé, entièrement assuré, isolé contre les difficultés de la vie. L’appel de Trump, selon Noonan, s’adressait en grande partie aux personnes qu’elle appelait « les non protégés ». Leurs quartiers n’étaient pas si sûrs et agréables. Leurs écoles n’étaient pas aussi bonnes. Leurs moyens de subsistance n’étaient pas si sûrs. Leur expérience de l’Amérique était souvent celle d’un déclin culturel et économique, parfois ressenti de la manière la plus personnelle. Ce fut une expérience aggravée par l’insulte d’être traité comme des perdants et des racistes – accros, selon l’expression notoire d’Obama en 2008, aux « armes à feu ou à la religion ou à l’antipathie envers les gens qui ne sont pas comme eux ». Pas étonnant qu’ils soient en colère. La colère peut prendre des tournures stupides ou dangereuses, et avec Trump elles ont souvent pris les deux. Mais cela ne signifiait pas que leur colère était sans fondement ou illégitime, ou qu’elle visait la mauvaise cible. Les électeurs de Trump avaient de solides arguments pour prouver qu’ils avaient été trahis trois fois par les élites de la nation. Tout d’abord, après le 11 septembre, alors qu’ils avaient supporté une grande partie du poids des guerres en Irak et en Afghanistan, seulement pour voir Washington hésiter puis abandonner ses efforts. Deuxièmement, après la crise financière de 2008, lorsque tant de personnes ont été licenciées, alors même que la classe financière était renflouée. Troisièmement, dans la reprise post-crise, au cours de laquelle des années de taux d’intérêt ultra bas ont été une aubaine pour ceux qui avaient des actifs à investir et brutales pour ceux qui n’en avaient pas. Oh, et puis est venue la grande révolution culturelle américaine des années 2010, dans laquelle les pratiques et croyances traditionnelles – concernant le mariage homosexuel, les toilettes séparées, les pronoms personnels, les idéaux méritocratiques, les règles non basées sur la race, le respect des symboles patriotiques, les règles de la vie sentimentale, la présomption d’innocence et la distinction entre l’égalité des chances et le résultat – sont devenus, de plus en plus, non seulement dépassés, mais tabous. C’est une chose que les mœurs sociales évoluent avec le temps, aidées par le respect des différences d’opinion. C’en est une autre qu’elles soient brutalement imposées par un camp à l’autre, avec peu d’apport démocratique mais beaucoup d’intimidation morale. C’était le climat dans lequel la campagne de Trump s’est épanouie. J’aurais pu réfléchir un peu plus au fait que, dans ma condescendance dégoulinante envers ses partisans, je confirmais également leurs soupçons sur des gens comme moi – des gens qui prêchaient la bonne parole sur les vertus de l’empathie mais ne le pratiquaient que de manière sélective ; des gens épargnés par les problèmes du pays mais pas gênés pour proposer des solutions. J’aurais également pu donner aux électeurs de Trump plus de crédit pour la nuance. Pour chaque guerrier MAGA, il y avait en face beaucoup de partisans ambivalents de Trump, doutant de ses capacités et consternés par ses manières, qui étaient prêts à tenter leur chance avec lui parce qu’il avait le culot de défier des piétés conventionnelles profondément imparfaites. Ils n’avaient pas non plus été impressionnés par les critiques de Trump qui avaient leur propre penchant pour l’hypocrisie et la calomnie pure et simple. À ce jour, très peu d’anti-Trumpers ont été honnêtes avec eux-mêmes à propos du canular élaboré – il n’y a pas d’autre mot pour cela – qu’était le dossier Steele et toutes les fausses allégations, crédulement répétées dans les médias grand public, qui en découlaient. Une dernière question pour moi-même : aurais-je tort de fustiger les partisans actuels de Trump, ceux qui veulent qu’il revienne à la Maison Blanche malgré son refus pour accepter sa défaite électorale et l’indignation historique du 6 janvier ? Moralement parlant, non. C’est une chose de miser sur un candidat qui promet de rompre avec le statu quo. C’en est une autre de faire cela avec un ex-président qui a tenté de détruire la République elle-même. Mais j’aborderais aussi ces électeurs dans un esprit très différent de la dernière fois. « Une goutte de miel attrape plus de mouches qu’un gallon de fiel », avait noté Abraham Lincoln au début de sa carrière politique. « Si vous voulez gagner un homme à votre cause, convainquez-le d’abord que vous êtes son ami sincère. » De sages paroles, en particulier pour ceux d’entre nous qui sommes dans le domaine de la persuasion. Bret Stephens
Certains en Occident savourent les images de révolte en provenance du Sri Lanka. Les tweeteurs et les gauchistes s’émerveillent devant les images et les photos montrant des Sri Lankais en colère prenant d’assaut le palais présidentiel et se baignant dans sa somptueuse piscine. Les images sont en effet frappantes et encourageantes : cela fait toujours plaisir de voir des gens rejeter leurs dirigeants incompétents et corrompus. Et pourtant ces observateurs occidentaux pourraient bientôt être surpris, car cette révolte n’est pas seulement une mise en accusation des élites sri lankaises et de leurs légions d’erreurs de jugement. C’est aussi plus largement une mise en accusation des vanités des élites mondiales. Elle remet en question les préjugés et les politiques des establishments mondiaux sous l’emprise de l’alarmisme climatique et de l’autoritarisme Covid. Au Sri Lanka, nous assistons à une rébellion non seulement contre les responsables gouvernementaux corrompus, mais aussi contre la vision du monde dangereusement déconnectée de la technocratie internationale. (…) Le Sri Lanka nous montre ce qui se passe lorsque la politique d’un pays est déterminée par les désirs et les préjugés des nouvelles élites plutôt que par les besoins des gens ordinaires. Les confinements ont peut-être été une aubaine pour les élites du télétravail et pour certains milliardaires, mais il a été incroyablement préjudiciable pour une grande partie de la classe ouvrière occidentale et pour des millions de démunis des pays du Sud. L’idéologie verte peut donner un sens à leur vie aux nouvelles élites, flattant leur illusion narcissique selon laquelle elles sauvent la planète d’une mort provoquée par le réchauffement climatique, mais ce sont les ouvriers occidentaux qui en font les frais et qui paient au bout du compte pour la folie de la neutralité carbone, et cela attise la faim et la misère dans ces parties du monde qui ne sont pas encore aussi développées que l’Occident. Le Sri Lanka représente un cas extrême et inquiétant de ce qui se passe lorsque la politique mondiale est construite sur la peur et le narcissisme d’élites déconnectées, plutôt qu’à partir des besoins des gens pour s’épanouir et sortir de la pauvreté. Mais ce que l’on voit aussi au Sri Lanka, c’est exactement le type de réaction dont nous avons besoin contre tout cela. Les gens n’en peuvent plus. Et ils ne sont pas les seuls. Des routiers canadiens révoltés contre les mesures anti-Covid qui détruisent leurs moyens de subsistance aux agriculteurs néerlandais insurgés contre la folie des  politiques écologiques de leur gouvernement, des protestations des chauffeurs de taxi italiens contre la hausse des prix du carburant aux manifestations de masse albanaises contre la hausse des prix alimentaires et du carburant après le confinement et la guerre en Ukraine, des manifestations populaires éclatent partout à travers le monde. Le gouvernement du Sri Lanka a peut-être été le premier à tomber, mais il semble peu probable qu’il soit le dernier. Les soulèvements manquent de cohérence. Certains refusent les leaders. Les demandes ne sont pas toujours claires. Mais s’il y a une chose évidente, c’est la raison pour laquelle les gens sont en colère – l’irrationalité des décisions d’une nouvelle classe de responsables politiques qui préfèrent les mesures de répression rapides et les démonstrations de vertu à la tâche difficile de trouver comment améliorer matériellement et spirituellement la vie des gens. Ceux qui pensent que le populisme est terminé maintenant que Trump et même Boris Johnson sont partis pourraient bien avoir des surprises. Réveillez-vous, les gars ! Surveillez vos fenêtres ! Faites gaffe à vos piscines ! Brendan O’Neill
Un soulèvement populaire de la classe ouvrière contre les élites et leurs valeurs est en cours – et il traverse le monde. Il y a une résistance croissante de la part des classes moyennes et inférieures contre ce que Rob Henderson a appelé les «croyances de luxe» des élites, alors que les gens ordinaires réalisent le mal que cela leur cause, à eux et à leurs communautés. Il y a eu des premières lueurs en février dernier, lorsque le Convoi de routiers canadiens a opposé les camionneurs de la classe ouvrière à la classe des télétravailleurs exigeant des mesures COVID-19 toujours plus restrictives. On l’a légalement vu dans la victoire du gouverneur de Virginie, Glenn Youngkin, qui s’est présenté au nom des droits des parents à l’éducation et a ensuite remporté à la fois les banlieues et les zones rurales. On peut le voir dans le soutien croissant des électeurs hispaniques à un parti républicain, qui s’identifie de plus en plus comme anti-woke et pro-classe ouvrière. Et maintenant, nous assistons à sa dernière itération aux Pays-Bas sous la forme d’une manifestation d’agriculteurs contre de nouvelles réglementations environnementales qui vont les ruiner. Plus de 30 000 agriculteurs néerlandais se sont levés pour protester contre le gouvernement à la suite des nouvelles limites d’azote qui les obligent les à réduire radicalement jusqu’à 70 % leurs émissions d’azote  au cours des huit prochaines années. Cela les obligerait à utiliser moins d’engrais et même à réduire le nombre de leurs têtes de bétail. Alors que sur le papier, les grandes entreprises agricoles auraient les moyens d’atteindre ces objectifs et pourraient passer à des engrais non azotés, cela est impossible pour les petites exploitations souvent familiales. Les nouvelles réglementations environnementales sont si extrêmes qu’elles obligeraient de nombreuses personnes à mettre la clé sous la porte, y compris des familles qui sont dans l’agriculture depuis trois ou quatre générations. En signe de protestation, les agriculteurs bloquent les rues et refusent de livrer leurs produits aux chaînes de supermarchés. Cela a entraîné de graves pénuries d’œufs et de lait, entre autres produits alimentaires. Mais les effets vont être mondiaux. Les Pays-Bas sont le deuxième exportateur agricole mondial après les États-Unis, faisant du pays d’à peine 17 millions d’habitants une superpuissance alimentaire. Compte tenu des pénuries alimentaires mondiales et de la hausse des prix, le rôle des agriculteurs néerlandais dans la chaîne alimentaire mondiale n’a jamais été aussi important. Mais si vous pensiez que le gouvernement néerlandais allait en tenir compte et veiller à ce que les gens puissent mettre de la nourriture sur la table, vous auriez tort ; lorsqu’on lui a offert le choix entre la sécurité alimentaire et la lutte contre le « changement climatique », c’est cette dernière que le gouvernement néerlandais a choisi.  Ce qui est particulièrement frustrant, c’est que le gouvernement est pleinement conscient que ce qu’il demande aux agriculteurs de faire en fera disparaître un grand nombre. En fait, le gouvernement avait initialement prévu d’avancer à un rythme plus lent, jusqu’à ce qu’un procès intenté par des groupes environnementaux en 2019 le contraigne  à accélérer son calendrier. La réaction des membres du secteur agricole a été massive et continue depuis 2019, mais l’apparition de la pandémie de COVID-19 a permis au gouvernement du Premier ministre Mark Rutte d’interdire les manifestations en 2020 et 2021. Avec la reprise des manifestations cette année, les autorités sont également passés à une approche plus agressive. Il y a eu des arrestations et même des coups de semonce tirés par la police sur les agriculteurs, dont l’un a failli tuer un manifestant de 16 ans. Pourtant, les sympathies des Néerlandais ne vont pas à leur gouvernement ; ils sont solidaires de leurs agriculteurs. Les sondages actuels indiquent que le Parti politique des agriculteurs, formé il y a seulement trois ans en réponse à la nouvelle réglementation, gagnerait 11 sièges au Parlement si des élections avaient lieu aujourd’hui (il n’en détient actuellement qu’un seul). De plus, l’Union des pêcheurs néerlandais s’est publiquement jointe aux manifestations, bloquant les ports avec des équipages de pêche brandissant des pancartes indiquant « Eendracht maakt Kracht »: L’unité fait la force. Mais alors que les Néerlandais sont du côté des agriculteurs, leurs élites se comportent à peu près comme elles l’ont fait au Canada et aux États-Unis, et pas seulement celles du gouvernement. Les médias refusent même de parler des manifestations et, lorsqu’ils le font, ils qualifient les agriculteurs d’extrémistes. Pourquoi la déconnexion ? Chaque sondage fiable des salles de rédaction européennes, de l’Allemagne aux Pays-Bas, montre que le changement climatique est un sujet beaucoup plus important pour les journalistes que pour les gens ordinaires. Ce n’est pas que les citoyens ordinaires ne se soucient pas du changement climatique, mais qu’ils ont le bon sens de savoir que détruire leur ferme afin que les objectifs d’émissions du gouvernement puissent être atteints en 2030 au lieu de 2035 ne changera pas le climat de la planète. Après tout, les Pays-Bas ne représentent que 0,46 % des émissions mondiales de CO2, et bien qu’une nouvelle réduction soit souhaitable, elle ne sera pas décisive dans la lutte contre le changement climatique au cours des huit prochaines années. Cela peut aider faire les élites du pays à se sentir bien dans leur peau, mais cela se traduira également par le fait que de larges pans de la population verront leur niveau de vie baisser et leur existence économique ciblée par l’État pour des raisons idéologiques. Il y a un malaise en Occident actuellement, où les objectifs idéologiques sont poursuivis au détriment des classes moyennes et ouvrières. Qu’il s’agisse des camionneurs au Canada, des agriculteurs aux Pays-Bas, des sociétés pétrolières et gazières aux États-Unis, l’idéologie, et non la science ou les preuves objectives, domine l’ordre du jour, gratifiant les élites tout en appauvrissant la classe ouvrière. En fin de compte, il y a un risque que les politiques climatiques fassent à l’Europe ce que le marxisme a fait à l’Amérique latine. Un continent réunissant toutes les conditions d’une prospérité générale et d’un environnement sain s’appauvrissant et se ruinant pour de pures raisons idéologiques. Et à la fois les gens et le climat moins bien lotis au bout du compte. Ralph Schoellhammer
Surtout, nous avons réaffirmé l’idée sacrée qu’en Amérique, le gouvernement répond au peuple. Notre lumière directrice, notre étoile du Nord, notre conviction inébranlable a été que nous sommes ici pour servir les nobles citoyens américains de tous les jours. Notre allégeance ne va pas aux intérêts spéciaux, aux sociétés ou aux entités mondiales; c’est pour nos enfants, nos citoyens et notre nation elle-même. Ma priorité absolue, ma préoccupation constante, a toujours été l’intérêt supérieur des travailleurs américains et des familles américaines. Je n’ai pas cherché le cours le plus facile; de loin, c’était en fait le plus difficile. Je n’ai pas cherché le chemin qui recevrait le moins de critiques. J’ai engagé les batailles les plus difficiles, les combats les plus durs, les choix les plus difficiles parce que c’est pour cela que vous m’avez élu. (…) Nous avons promu une culture où nos lois seraient respectées, nos héros honorés, notre histoire préservée et les citoyens respectueux des lois jamais méprisés (…) Aucune nation ne peut prospérer longtemps si elle perd la foi en ses propres valeurs, son histoire et ses héros, car ce sont là les sources mêmes de notre unité et de notre vitalité. (…) La clé de la grandeur nationale réside dans le maintien et la transmission de notre identité nationale commune. Cela signifie se concentrer sur ce que nous avons en commun: le patrimoine que nous partageons tous. Au centre de cet héritage se trouve également une solide croyance en la liberté d’expression, la liberté d’expression et le libre débat. Seul l’oubli de qui nous sommes et comment nous sommes arrivés où nous sommes que nous nous nous abandonnerons à la censure politique et à la mise sur liste noire en Amérique. Ce n’est même pas pensable. Mettre fin au débat libre et contradictoire viole nos valeurs fondamentales et nos traditions les plus durables. En Amérique, nous n’insistons pas sur la conformité absolue et n’imposons pas des orthodoxies rigides et une police de la pensée ou de la parole. Ce n’est tout simplement pas ce que nous faisons. L’Amérique n’est pas une nation timide d’âmes dociles qui ont besoin d’être protégées de ceux avec qui nous sommes en désaccord. Ce n’est pas qui nous sommes. Ce ne sera jamais qui nous sommes. (…) En repensant aux quatre dernières années, une image me vient à l’esprit au-dessus de toutes les autres. Chaque fois que je parcourais le parcours du cortège, il y avait des milliers et des milliers de personnes. Ils étaient sortis avec leurs familles pour pouvoir tenir et agiter  fièrement à notre passage notre grand drapeau américain. Cela n’a jamais manqué de m’émouvoir profondément. Je savais qu’ils ne venaient pas simplement me montrer leur soutien; ils venaient me montrer leur soutien et leur amour pour notre pays. C’est une république de fiers citoyens unis par notre conviction commune que l’Amérique est la plus grande nation de toute l’histoire. Nous sommes, et devons toujours être, une terre d’espoir, de lumière et de gloire pour le monde entier. C’est le précieux héritage que nous devons sauvegarder à chaque tournant. C’est exactement ce pourquoi j’ai oeuvré ces quatre dernières années, ça et rien d’autre. D’une grande salle de dirigeants musulmans à Riyad à une grande place de Polonais à Varsovie; d’un discours à l’Assemblée coréenne à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies; et de la Cité Interdite de Pékin à l’ombre du Mont Rushmore, j’ai combattu pour vous, je me suis battu pour votre famille, je me suis battu pour notre pays. Par-dessus tout, je me suis battu pour l’Amérique et tout ce qu’elle représente – c’est-à-dire sûre, forte, fière et libre. Maintenant, alors que je me prépare à remettre le pouvoir à une nouvelle administration mercredi à midi, je veux que vous sachiez que le mouvement que nous avons lancé ne fait que commencer. Il n’y a jamais rien eu de tel. La conviction qu’une nation doit servir ses citoyens ne diminuera pas, mais ne fera au contraire que se renforcer de jour en jour. Président Trump
Je voudrais utiliser les dernières secondes qui me restent pour donner quelques conseils à mon successeur, quel qu’il ou elle soit. Numéro un : restez proches des Américains, défendez les Ukrainiens, défendez la liberté et la démocratie partout. Réduisez les impôts et déréglementez partout où vous le pouvez pour en faire le meilleur endroit où vivre et investir, ce qu’il est. J’adore le Trésor, mais rappelez-vous que si nous avions toujours écouté le Trésor, nous n’aurions pas construit la M25 [le périphérique londonien de 188 km] ou le tunnel sous la Manche. Concentrez-vous sur la route à suivre, mais n’oubliez pas de vérifier le rétroviseur, et souvenez-vous surtout que ce n’est pas Twitter qui compte, c’est les gens qui nous ont envoyés ici. Et oui, les dernières années ont été le plus grand privilège de ma vie et il est vrai que j’ai aidé à obtenir la plus grande majorité conservatrice depuis 40 ans et un énorme réalignement de la politique britannique. Nous avons transformé notre démocratie et restauré notre indépendance nationale. Nous avons, j’ai aidé ce pays à traverser une pandémie et aidé à sauver un autre pays de la barbarie, et franchement, c’est déjà pas mal comme bilan. Je tiens à vous remercier, M. le speaker. Je veux remercier tout le merveilleux personnel de la Chambre des Communes. Je veux remercier tous mes amis et collègues. Je veux remercier mon vieil ami, en face. Je veux remercier tout le monde ici. Et hasta la vista baby! Boris Johnson
Je ne sais pas combien de temps Éric Zemmour restera en politique. Mais ce dont je suis convaincue, c’est que le mouvement d’espoir et d’enthousiasme bien réel qu’il a réveillé est la manifestation d’une révolte populaire profonde, qui n’a rien d’une bulle. Cette révolte cherche désespérément un leader, et a vu en lui un possible véhicule de ses revendications de renforcement du cadre national, comme protection contre les grands vents de la globalisation. Éric Zemmour a réveillé un patriotisme français à la fois raisonné et émotionnel qui n’osait plus s’exprimer de manière ouverte de peur d’être qualifié de nationalisme raciste et dangereux. L’épisode du vieux militaire qui lui a offert ses décorations de guerre en pleurant, pendant un meeting, n’a rien d’anecdotique. Une partie croissante de la société considère, même si elle est divisée sur les solutions, que le pays est dans une impasse stratégique dangereuse, qui mènera à la disparition de la France en tant que civilisation, si rien n’est fait pour arrêter l’immigration massive et pour favoriser l’intégration des nouveaux arrivants, et notamment celle de communautés musulmanes qui sont soumises à la pression de l’islamisme, et aux particularités politiques de l’islam qui ne fait pas de distinction entre le politique et le religieux. La réalité est que Zemmour a donné voix à une angoisse existentielle sur la transformation démographique et culturelle de notre pays. Le phénomène est transoccidental. Les peuples d’Occident réclament des frontières et sonnent partout l’alarme contre le piège globaliste et multiculturaliste que les élites ont refermé sur eux, avec un mélange d’irénisme et d’aveuglement. Ils ont peur d’une désagrégation du tissu économique et politique national au profit d’intérêts chinois ou autres susceptible d’accélérer notre perte de souveraineté, et d’une communautarisation accélérée qui rendra la vie en commun de plus en plus difficile. En France, il y a aussi une énorme préoccupation due à l’apparition d’une insécurité chronique, d’une grande violence. Le phénomène Zemmour ou ses variantes ne sont pas près selon moi de disparaître, parce que les élites répondent à l’inquiétude en érigeant une grande muraille du déni et de l’excommunication, peignant leurs revendications comme la marque d’un nouveau fascisme au lieu d’y répondre. (…) La révolte zemmouriste et la révolte trumpiste portaient maintes similitudes, dans leurs ressorts antimondialisation et anti-immigration, leur credo conservateur, leur défense de l’Occident chrétien et leur méfiance de l’islam, leur volonté de réalisme en politique étrangère. Toutes ces ressemblances n’empêchent pas les différences de personnalités et de culture abyssales entre les deux. Donald Trump est un fils de famille, héritier d’un promoteur immobilier de Brooklyn, qui a forgé sa personnalité sur les chantiers de construction paternels dans la banlieue de Big Apple, puis fait son chemin dans un monde capitaliste new-yorkais brutal et sans pitié. Éric Zemmour, issu d’un milieu très simple, a fait sa vie dans les livres, le journalisme, l’exploration passionnée de l’histoire et l’observation d’un monde politique dont il connaissait les tours et détours. C’est un intellectuel, qui tend à tout théoriser, quand Trump est un pur intuitif. Mais on trouve aussi des points communs entre les deux hommes: le caractère indomptable, le sens de la formule et la capacité à exprimer, de manière cathartique, ce que pense le peuple. Ce sont de ce point de vue deux hommes de la petite lucarne qu’ils ont utilisée avec maestria pour faire leur célébrité et nouer une relation intime avec le peuple. Tous deux partagent aussi une allergie à l’idéologie du genre et une vision assez macho des relations hommes-femmes, ainsi qu’une conception hobbésienne du monde, basée sur les rapports de force. Leur fascination pour les hommes forts, qui s’est d’ailleurs exprimée dans leur admiration troublante pour Vladimir Poutine, est un autre point commun très frappant. (…) Éric Zemmour n’a pu asseoir sa popularité sur un parti de l’establishment déjà installé contrairement à Trump qui a pris d’assaut le parti républicain. Il n’a pas réussi non plus à séduire les classes populaires, peut-être parce qu’il n’a pas su complètement leur parler, contrairement à Trump et à Marine Le Pen, qui ont su parler de l’insécurité économique et du pouvoir d’achat du «pays périphérique» alors que Zemmour mettait l’accent sur la question de l’immigration et de la survie de la nation. Sans doute a-t-il sous-estimé l’angoisse de «la guerre civile» des Français, qui partagent son inquiétude sur l’avenir de la France, mais craignent sans doute encore plus la menace d’un clash entre communautés. Ils partagent son diagnostic, mais sont terrifiés par ses solutions, ou pas assez convaincus de sa capacité à gérer l’immensité du défi. Au-delà de tous ces points clés, je suis pour ma part persuadée que c’est la guerre de Poutine qui a percuté et détruit la candidature d’Éric Zemmour. Quand celle-ci éclate, le 24 février, il est en ascension, atteignant quelque 16% des intentions de vote, à égalité avec Le Pen, qui semble, elle, sur une pente descendante. Mais la guerre chamboule tout. Ayant répété depuis des années que Poutine est un grand patriote, voire un modèle dont la France devrait s’inspirer pour remettre son pays en ordre, Éric Zemmour est frappé de plein fouet. Sa condamnation trop faible de la guerre, son incapacité à qualifier Poutine de dictateur et sa persistance à dénoncer les responsabilités de l’Occident, au lieu de prendre la mesure de l’impérialisme brutal de Poutine et de la dangerosité d’un pouvoir russe basé sur la violence et le mensonge, ont, je pense, créé un doute béant dans la bourgeoisie qui l’avait soutenu jusque-là, doute dans lequel se sont engouffrés ses adversaires. Les classes populaires, qui soutenaient Le Pen, elles, ont moins réagi à la guerre. Son absence d’empathie vis-à-vis des réfugiés ukrainiens, dont il a jugé la présence peu opportune en France, a également beaucoup choqué. Marine Le Pen, qui avait pourtant un lourd passif sur le sujet, vu sa proximité ancienne et totale avec Poutine, a mieux géré cette situation embarrassante, détournant le tir en parlant «pouvoir d’achat» et révélant une habileté politique que n’a pas su montrer Zemmour, resté très idéologique. Lui qui avait voulu se placer dans le sillage de De Gaulle s’est retrouvé pris à contre-pied, compromis avec un dictateur impérial impitoyable, alors que l’Ukraine incarnait l’esprit de résistance gaullien et churchillien. Cette fascination pour Poutine de la droite national-populiste et de l’extrême droite s’explique par l’habileté avec laquelle l’homme fort de la Russie a instrumentalisé les révoltes national-populistes. Voyant là une opportunité de se constituer une «armée» de partis amis, il les a courtisés, se posant en souverainiste, en rempart de la chrétienté contre l’islamisme et la décadence des mœurs de l’Occident. Il s’agissait d’un trompe-l’œil bien sûr, d’un village Potemkine cachant la déliquescence et l’anomie d’une société russe où domine la loi du plus fort la plus brutale, pas le conservatisme. Mais les voix des experts qui avertissaient contre l’entourloupe ont été ignorées, et les nationalistes de tout poil sont tombés en plein dans le piège. Zemmour comme les autres. (…) Le réveil des nations d’Occident s’exprime de multiples façons, souvent brouillonnes et éphémères, avec un succès très relatif en effet. Ces phénomènes témoignent de la volonté instinctive des peuples d’empêcher des processus de désintégration des nations extrêmement puissants et peut-être irréversibles, liés à l’affaiblissement des États au profit de forces transnationales très puissantes, à la révolution technologique en cours, à l’affaiblissement des classes moyennes, qui, comme le rappelle le politologue Andrew Michta, forment le «demos», l’âme des nations démocratiques. S’agit-il d’un baroud d’honneur? Je ne l’espère pas. L’idéal serait que les revendications des partis populistes entrent peu à peu dans les réflexions des élites gouvernantes, que ces partis contribuent à la solution des problèmes qu’ils pointent. Mais si les élites s’avèrent incapables de faire face, il faut s’attendre à ce que Yascha Mounk appelle un scénario de «guerre civile complexe». Je crains une montée en puissance de tensions communautaires inextricables, d’un scénario de radicalisation des revendications, d’un glissement vers une forme de racialisation et exacerbation des conflits subnationaux si le niveau national devient défaillant ; bref, d’un affaiblissement simultané de la démocratie et de la nation si les élites gouvernantes échouent à intégrer les révoltes actuelles dans le paysage. Un despote pourrait-il alors surgir pour ramasser la mise? Dans mon livre, j’invite à méditer l’évolution américaine. Car l’éviction politique de Trump et l’arrivée de Biden n’ont nullement débouché sur une normalisation de la scène politique. On a vu émerger une véritable sécession mentale et politique d’une partie du camp Trump, sur fond de radicalisation de la gauche identitaire woke. Deux Amérique qui ne se parlent plus et ne se font plus confiance, se sont solidifiées, dans un état de guerre civile tiède. Il faut tout faire pour éviter un tel scénario en France. (….) Car la crise de l’Occident appelle les tempêtes. Nous avons été tellement occupés à nous diviser et à repousser la solution des problèmes posés, tellement obsédés par notre culpabilité historique, tellement absorbés par nos interrogations sur la fluidité du genre et autres débats postmodernes sur le sexe des anges, que nous avons fermé les yeux face aux défis qui fondaient sur nous. Mais nous venons d’être ramenés à la brutalité du réel par la guerre de Poutine en Ukraine. Depuis des années, Vladimir Poutine a constaté nos lâchetés, nos renoncements face à ses agressions, et notre incapacité à nous rassembler. Il a vu dans la faiblesse occidentale, dans sa déliquescence spirituelle et sa sortie de l’Histoire nihiliste et infantile, une occasion rêvée d’avancer ses pions en Ukraine, pour réaliser son grand projet néoimpérial de rassemblement des terres russes et de révolution mondiale anti-occidentale. Il a décidé que nous étions si décadents, si divisés, si vénaux que nous ne bougerions pas. Il s’est en partie trompé puisque nous avons réagi collectivement et entrepris d’aider l’Ukraine. Mais cette crise doit être l’occasion d’une introspection bien plus sérieuse sur la manière dont nous devons viser à reconstruire nos démocraties et l’Europe. Nous devons travailler d’urgence à réconcilier les élites et le peuple, car la guerre civile à petit feu qui gronde est le terreau sur lequel tous nos ennemis s’engouffreront. Nous devons également réarmer nos nations, revenir à la notion de puissance. Nous devons aussi méditer la leçon de la résistance patriotique ukrainienne, qui montre que nous avons besoin de la force et de l’esprit des nations, pour construire une Europe forte et solidaire. Nous avons besoin aussi d’apprendre à garder les yeux ouverts, au lieu de nous concentrer sur «le réel» qui arrange nos postulats idéologiques. En France notamment, la droite nationale doit reconnaître son aveuglement dans l’appréciation du danger russe, et s’interroger sur les raisons pour lesquelles elle s’est laissée abuser. La gauche doit, de son côté, absolument prendre acte du danger stratégique que constitue l’islamisation croissante de notre pays, sujet sur lequel elle reste plongée dans un déni suicidaire. Sinon, dans vingt ans, nous aurons à l’intérieur de nos murs une catastrophe tout aussi grave que celle qui a surgi à l’est de l’Europe. Laure Mandeville
Se poser la question de la fin du populisme est aussi absurde que se poser la question de la fin du peuple. Christophe Guilluy
Dans la défaite, Donald Trump incarne le rôle originel du protagoniste tragique de manière à nous en apprendre plus sur la tragédie que ce que nous pouvons apprendre des lectures habituelles de Shakespeare ou de Sophocle. (…) Aristote définissait la tragédie comme « une imitation de personnes au-dessus du commun », en grec « meilleures que nous-mêmes » (beltionon hemas). Mais dans le vocabulaire d’Aristote, ce ne sont pas que des termes relatifs. Le protagoniste tragique n’est pas « meilleur » parce qu’il est plus intelligent ou plus riche que les citoyens anonymes qui regardent la pièce, mais parce que son rôle est central pour le bien-être de l’État. Il est dans une position de centralité sacrée, mais ontologiquement, simplement un être humain parmi d’autres. Ainsi, il est forcé de fonctionner, comme Barack Obama l’a dit un jour, « au-dessus de mon indice », résolvant des problèmes transcendantaux sur la base faillible de l’intuition individuelle. Si un rôle politique moderne correspond à la description originale d’un protagoniste tragique potentiel, c’est bien celui du président américain, qui combine les rôles de monarque/chef d’État et de leader parlementaire/premier ministre, qui restent séparés dans la plupart des autres démocraties libérales. Notre république a ses racines dans l’agon athénien, et ce n’est pas un hasard si son moment récent le plus agonistique a produit sa figure politique la plus tragique. Aucun président dans toute l’histoire de la république américaine n’a été aussi vilipendé que Donald Trump, tout au long du processus de nomination et de la campagne de 2016, et des près de quatre années de sa présidence. Son mandat a été marqué par un degré sans précédent d’hostilité virulente de tous les coins de l’establishment fédéral, ainsi que des membres du public qui, habitués depuis Reagan aux «syndromes de dérangement» républicains, se sont surpassés dans son cas. Avoir soutenu une « résistance » qui a commencé avec son élection et a nié sa légitimité tout au long de son mandat, avoir été jugé en destitution sur des preuves insignifiantes après avoir soutenu près de trois ans d’enquête approuvée par le Congrès sur l’accusation absurde de « complicité » avec la Russie”, tout en rencontrant le silence hostile de nombreux membres de son propre parti qui se sont abstenus de véritables abus, est loin du statut normal d’une personnalité politique, même dans une démocratie pugnace. Quelle était alors la clé du succès anormal de Trump ? Comme je l’ai souligné depuis le début, Trump était le seul candidat, à l’exception de l’impressionnant mais insuffisamment politique Dr Ben Carson, qui était vraiment invulnérable au « PC », car la pensée victimaire était alors appelée avant de passer à « l’éveil ». Cette résistance a en fait été la distinction la plus significative de Trump, même si ni ses détracteurs ni ses partisans n’ont tendance à s’y référer. Ce n’était pas le fruit d’une réflexion théorique, mais de sa fidélité aux attitudes qui régnaient dans sa jeunesse, attitudes que je partage largement. Que la génération «réveillée» actuelle soit capable de démolir ou de défigurer les statues de pratiquement tous les grands hommes de l’histoire américaine est viscéralement offensant pour nous deux, mais aucun des rivaux de Trump pour la nomination n’a présenté de réelle résistance à la perspective qui a anticipé ces actes. Si nous recherchions une incarnation de notre modèle intemporel du président idéal, sage et indulgent, Trump ne serait guère qualifié. Trump n’est pas un penseur politique, mais un homme d’action, et comme ses détracteurs des deux camps ne manquent jamais d’insister, il n’a pas peur d’exagérer, de fanfaronner, de répéter des idées assez douteuses. Trump a pu battre ses nombreux principaux concurrents et remporter les élections de 2016 parce que, plus encore que sa capacité à conclure des «affaires», son expérience du show-business lui a donné une confiance suprême dans ses «instincts», que ce soit en tant qu’artiste ou président, pour occuper le centre de la scène. Et ces instincts, ces intuitions politiques, étaient hostiles à la pensée victimaire, non pas parce que Trump en est obsédé, mais simplement parce que Trump n’en est pas touché. Mais ce qui comptait en 2016 et qui compte encore aujourd’hui, c’est la constance de Trump à résister à la pression mimétique qui pousse les membres respectables de la classe « Belmont » de Charles Murray à se flageller symboliquement en pénitence pour leur « privilège blanc » – tout en garnissant les poches des membres les plus privilégiés de la société, eux-mêmes compris. Il existe sans aucun doute des moyens plus sophistiqués que ceux de Trump de résister au pouvoir de la culpabilité blanche. Mais sa domination quasi totale sur le monde académique et sur ceux qui y ont été formés, comme les instituteurs dont les leçons antipatriotiques sont diamétralement opposées à celles que j’ai apprises dans ces classes, a rendu la quasi-totalité de la classe éduquée incapable de résister fermement à cette tendance, produit de notre « éveil » forcé au modèle d’égalité morale originaire à l’exclusion de toute autre considération sociale. Seul quelqu’un dont les instincts sociaux se seraient développés avant la constitution actuelle du monde de Belmont pourrait s’opposer de manière crédible à cette configuration, et seul quelqu’un disposant de ressources personnelles – plutôt qu’institutionnelles – considérables aurait la liberté de le faire. Au début de sa campagne en 2015, la principale source de visibilité populaire de Trump était sa présence dans l’émission de télé-réalité The Apprentice, très populaire parmi le public de la classe moyenne inférieure « déplorable » qui allait le porter au pouvoir face au mépris ouvert des politiciens de l’establishment de son propre parti ainsi que des Démocrates. Après sa victoire aux élections de 2016, beaucoup espéraient que les tweets et les dénonciations du style éléphant dans le magasin de porcelaine de Trump allaaient disparaître, ou du moins diminuer. Et en effet, chaque fois qu’il a fait l’effort, Trump s’est montré parfaitement capable de tenir un discours convaincant d’une manière parfaitement digne. Pourtant, il a continué avec le comportement qui, même s’il est efficace en tant que « trolling » pour faire enrager ses ennemis, n’a rien fait pour réparer son éloignement de la classe Belmont. Je pense que pour Trump, c’est une question de principe, même si le principe n’est pas articulé comme une proposition. Ce qui le rend tragique, c’est que, bien que ce comportement ait pu lui coûter sa réélection, il est inséparable de son sens de lui-même. Il semble clair que quelqu’un qui aurait considéré ces bouffonneries simplement comme un stratagème politique n’aurait pas eu le culot d’afficher dès le début son mépris pour la pensée victimaire face à la majorité respectable. Le grain de vérité dans les accusations calomnieuses de «suprématie blanche» et même «d’antisémitisme» est que, seul parmi les politiciens de sa génération, Trump a compris viscéralement que la censure préalable exercée par la Culpabilité Blanche est le véritable coupable qui doit être chassé. Ainsi, même lorsqu’en 2016, Trump a scandaleusement dénoncé le juge né aux États-Unis Gonzalo Curiel comme un « Mexicain » en attaquant son impartialité dans l’affaire du « Mur », son sentiment même que cela ne le condamnait pas comme étant indélébilement « raciste » a confirmé dans son propre esprit son affirmation fréquemment répétée selon laquelle il «est la personne la moins raciste de la pièce». Et en effet, le seul incident de «racisme» sans cesse cité par ses ennemis politiques a été sa déclaration sur les «bonnes personnes des deux côtés» à Charlottesville en référence au déboulonnage de la statue de Robert E. Lee, comme preuve, malgré ses déclarations explicitement contraires, de son soutien aux néo-nazis. Pourtant, le fait demeure que beaucoup de ceux qui ne sont pas émus par ces fausses accusations ont été rebutés par le comportement « non présidentiel » de Trump. Et donc Trump a perdu une élection qu’il aurait bien pu gagner, même face à la pandémie de Covid19. Nul ne peut prétendre savoir quelle formule il aurait dû suivre. Mais ce qui fait de lui une figure tragique, c’est le fait qu’il n’aurait plus été Trump s’il avait cherché une autre formule que d’être simplement Trump. (…) Le protagoniste tragique assume le leadership d’une crise dans laquelle il est obligé de prendre des décisions qui ne peuvent être déduites des normes sociales antérieures. Une fois qu’un être humain vient occuper le centre social originellement réservé au sacré, il est chargé d’une responsabilité à la fois nécessaire et impossible à remplir en connaissance de cause. Par conséquent, chaque dirigeant est potentiellement une figure tragique : Malheur à la tête qui porte la couronne. Mais les personnages tragiques réels et même légendaires sont peu nombreux. (…) La tragédie dépend de la crise. Et bien que, objectivement parlant, les États-Unis aient traversé de nombreuses crises bien plus graves – guerres et dépressions économiques – nous assistons actuellement à l’effondrement le plus grave de notre système politique depuis la guerre civile, celui que l’élection actuelle, quel que soit son résultat, est très peu susceptible de résoudre complètement. Récemment, la représentante démocrate du Michigan, Elissa Slotkin, a donné une appréciation de Trump qui devrait être écoutée par les membres « respectables » des deux partis : (…) « Trump leur parle, parce qu’il les inclut. » Le point de Slotkin est que, comme le vieux Harry Truman, mais contrairement aux Démocrates d’aujourd’hui, Trump parle aux gens ordinaires. Il peut sembler étrange que le parti qui a toujours prétendu représenter « l’homme ordinaire » soit accusé par l’un des siens de « dénigrer » son électorat, alors que les Républicains, supposés être le parti de la ploutocratie, présentent un candidat dont le refus d’un registre élevé gagne son estime malgré son désaccord présumé avec sa politique. Mais ce que Slotkin entend par « parler bas » n’affecte pas tant une supériorité intellectuelle (« bancale ») mais une supériorité morale (« éveillée »). C’est moins traiter les gens comme stupides que comme moralement obtus, non réveillés. En un mot, ce qu’il exige des électeurs blancs « déplorables », c’est d’exhiber, de signaler leur vertu, leur culpabilité blanche. Ce qui nous ramène à notre point de départ. Seul candidat en 2016 capable de résister à la pression victimaire qui domine la gauche mais paralyse aussi la droite, Trump voyait à juste titre sa candidature comme une mission, celle figurée par la descente de l’escalier mécanique de la Trump Tower (désormais confrontée à une fresque de Black Lives Matter peinte dans la rue). Trump avait une mission et, mur ou pas mur, il l’a largement réalisée. Même s’il ne parvient pas à obtenir un second mandat, son exemple aura un effet durable sur la politique américaine. Et j’espère qu’il recevra un jour le respect historique qu’il mérite. Que le médiocre Biden ait pu qualifier Trump de «clown», de «raciste», de «pire président de tous les temps» démontre la tragique vulnérabilité du déni PC de ce dernier. Et ceux de droite qui persistent à voir Trump comme un vulgaire, le jugeant sur ce qu’ils appellent son « caractère » plutôt que sur ses réalisations, sont en tout cas moins excusables. C’est Trump qui a relancé l’économie américaine, réduit le chômage à son minimum à long terme et augmenté les salaires des minorités malgré leur fidélité (décroissante !) aux Démocrates. C’est Trump qui s’est débarrassé de Soleimani et d’Al Baghdadi, a déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem et a commencé à construire une coalition d’États arabes avec Israël pour contrer l’influence de l’Iran. Si Trump refuse toujours de concéder (…) ce n’est qu’une manifestation de plus de l’obstination sans laquelle il n’aurait jamais été élu en premier lieu. Puissent au moins les membres de son propre parti avoir la bonne grâce de reconnaître que Trump a réalisé ce qu’aucun d’entre eux n’aurait pu faire et, quel que soit leur style personnel, chercher à apprendre du noyau sain des « instincts » de Trump. Donald Trump a vu plus clairement que quiconque le danger que la représentante Slotkin reconnaît dans la foi « éveillée » dans le ressentiment qui se construit depuis les années 1960. Virus bien plus virulent que le SRAS-CoV-2, cette foi victimaire a infesté nos institutions dans l’éducation, l’information, le divertissement et le gouvernement, et à moins d’être contrôlée rapidement et fermement, elle risque de livrer aux barbares notre démocratie durement gagnée. Eric Gans
Si Trump en est venu à être viscéralement convaincu d’avoir été spolié de l’élection, c’est que durant quatre ans, l’opposition démocrate s’est comportée comme s’il était un président illégitime, une marionnette du Kremlin qui aurait usurpé, par le biais d’une ténébreuse collusion russe, la victoire de Hillary Clinton (en 2019, cette dernière parlait encore d’avoir été «volée»). L’idée obsessionnelle d’une excommunication du «diable Trump», entretenue par le camp libéral, a alimenté la conviction du président d’alors d’être assiégé par un État profond prêt à tout pour l’écarter. Même chose pour ses partisans. (…) l’ensemble du camp démocrate, que seule la haine de Trump a jusqu’ici uni, acceptera-t-il le compromis vis-à-vis des vaincus? Rien n’est moins sûr. Car à côté du volcan trumpien, dont on a vu surgir une «rage blanche» extrémiste très inquiétante le 6 janvier avec force slogans antisémites et drapeaux confédérés que Biden a promis de combattre, bouillonne en Amérique le volcan de la rage identitariste de la gauche radicale, qui a embrasé le pays pendant près de huit mois l’été dernier au nom de la justice sociale et de la défense des minorités ; transformant des manifestations pacifiques de protestation contre des violences policières en entreprise de pillage et destruction du patrimoine architectural et littéraire de l’Amérique, au motif qu’il est entaché de «racisme systémique». «Cette aile gauche du Parti démocrate, qui rêve d’une détrumpification combattante, aura-t-elle gain de cause?», s’interroge Joshua Mitchell, qui observe avec inquiétude «la culture de l’annulation» prônée par les milieux progressistes se déployer depuis le 6 janvier. L’expulsion de Trump de Twitter et celle du réseau social conservateur Parler des plateformes américaines sont des signaux peu encourageants, de même que l’appel lancé par la revue Forbes aux corporations américaines pour qu’elles refusent d’embaucher d’anciens membres de l’Administration Trump, sous peine d’être blacklistées. (…) Le grand historien de la Grèce antique Victor Davis Hanson, qui a pris parti pour Trump contre les élites depuis quatre ans, met, quant à lui, en garde contre un acharnement sur le «cadavre politique» de l’ex-président, comparant l’idée d’une destitution post-présidentielle à l’acharnement d’Achille sur le corps mort d’Hector pendant la guerre de Troie. Poignardé et traîné derrière un char, celui qui n’était qu’un «vaincu fanfaron» allait devenir une figure mythique… Laure Mandeville
Il est toujours tentant de qualifier d’irrationnels ceux qui ne votent pas comme nous, en particulier si ce sont des étrangers. À leur contact, on se sentirait tellement sages, supérieurs. On ne ferait pas le moindre effort pour les écouter et les comprendre. Certains, même s’ils reconnaissent aux trumpistes une sorte de bon sens primitif, les jugent avec paternalisme et attribuent leurs opinions à une forme d’ignorance aussi crasse qu’autodestructrice : des pauvres types. Nous ferions bien de reconnaître au contraire, du moins hypothétiquement, que bon nombre des électeurs de Trump sont aussi intelligents, rationnels et idéalistes que nos voisins. Ni plus, ni moins. Ce qui les distingue, ce sont leurs objectifs et la conviction que le président Trump est le plus à même de les aider à les défendre. (…) Pendant les trois premières années du mandat de Trump, les revenus moyens des foyers sont passés de 63 000 à plus de 68 500 dollars par an, les salaires horaires des classes inférieures ont augmenté de 7 % au total et le chômage est descendu à des seuils jamais vus depuis les années 1960. Parallèlement, la croissance économique que Trump a stimulée par ses baisses d’impôts en 2018 n’a guère modifié les écarts de revenus entre les différentes catégories de population. Et les baisses de revenus ont été très également partagées, ce qui a évité qu’une catégorie ne se sente particulièrement lésée. Mais comment est-ce possible que l’électorat trumpiste n’ait pas tourné le dos à son champion avec la terrible récession provoquée par la pandémie dans le pays ? Une chose est sûre, après ce que nous avons vu dans nos pays, il ne serait pas très étonnant que les partisans de Trump finissent par faire valoir que la crise n’est pas la faute du gouvernement fédéral, ou qu’ils estiment que les gouvernements antérieurs sont coresponsables de la mauvaise gestion, au même titre que les autorités régionales et locales. Sans parler des puissances étrangères comme la Chine, qui a trop tardé à informer sur la gravité du coronavirus et des contaminations. (…) En 2018, Trump a réussi à renégocier l’Alena, le traité de libre-échange avec le Mexique et le Canada, et à arracher à ces deux pays de modestes concessions qui favorisent les géants américains de l’automobile et des produits laitiers. (…) Selon l’institut Pew Research Center, les Américains qui ont une opinion négative de la Chine ne sont plus 47 % comme en 2017, mais désormais 66 % en 2020, et ils s’inquiètent notamment de la puissance de ses multinationales d’innovation technologique. De plus, la moitié des Américains qualifie de “très grave” la disparition d’emplois, délocalisés, et le déficit commercial des États-Unis par rapport à la Chine. Eh bien, le déficit commercial des États-Unis avec la Chine s’est effondré de près de 20 % entre 2018 et 2019, et de presque 30 % pendant les quatre premiers mois de 2020. De plus, au pic de la guerre commerciale (de janvier 2018 à janvier 2020), 300 000 emplois dans l’industrie ont été créés aux États-Unis, et, ne l’oublions pas,