Il faut se rappeler que les chefs militaires allemands jouaient un jeu désespéré. Néanmoins, ce fut avec un sentiment d’effroi qu’ils tournèrent contre la Russie la plus affreuse de toutes les armes. Ils firent transporter Lénine, de Suisse en Russie, comme un bacille de la peste, dans un wagon plombé. Winston Churchill
Quand Freud est arrivé aux États-Unis, en voyant New York il a dit: « Je leur apporte la peste. » Il avait tort. Les Américains n’ont eu aucun mal à digérer une psychanalyse vite américanisée. Mais en 1966, nous avons vraiment apporté la peste avec Lacan et la déconstruction… du moins dans les universités! Au point que je me suis senti soudain aussi étranger à Johns Hopkins qu’à Avignon au milieu de mes amis post-surréalistes. Un an plus tard, la déconstruction était déjà à la mode. Cela me mettait mal à l’aise. C’est la raison pour laquelle je suis parti pour Buffalo en 1968. René Girard
C’est l’antisémite qui fait le juif. Sartre
Puisqu’on l’opprime dans sa race et à cause d’elle, c’est d’abord de sa race qu’il lui faut prendre conscience. Ceux qui, durant des siècles, ont vainement tenté, parce qu’il était nègre, de le réduire à l’état de bête, il faut qu’il les oblige à le reconnaître pour un homme. Or il n’est pas ici d’échappatoire, ni de tricherie, ni de « passage de ligne » qu’il puisse envisager : un Juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l’authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de « nègre » qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté. L’unité finale qui rapprochera tous les opprimés dans le même combat doit être précédée aux colonies par ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativité : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race. Jean-Paul Sartre (Orphée noir, 1948)
Attention, l’Amérique a la rage (…) La science se développe partout au même rythme et la fabrication des bombes est affaire de potentiel industriel. En tuant les Rosenberg, vous avez tout simplement essayé d’arrêter les progrès de la science. (…) Vous nous avez déjà fait le coup avec Sacco et Vanzetti et il a réussi. Cette fois, il ne réussira pas. Vous rappelez-vous Nuremberg et votre théorie de la responsabilité collective. Eh bien ! C’est à vous aujourd’hui qu’il faut l’appliquer. Vous êtes collectivement responsables de la mort des Rosenberg, les uns pour avoir provoqué ce meurtre, les autres pour l’avoir laissé commettre. Jean-Paul Sartre (« Les animaux malades de la rage », Libération, 22 juin 1953)
Cette violence irrépressible il le montre parfaitement, n’est pas une absurde tempête ni la résurrection d’instincts sauvages ni même un effet du ressentiment : c’est l’homme lui-même se recomposant. Cette vérité, nous l’avons sue, je crois, et nous l’avons oubliée : les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la barbarie ; mais elle procède par elle-même à l’émancipation progressive du combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres coloniales. Dès qu’elle commence, elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou devenir terrible ; cela veut dire : s’abandonner aux dissociations d’une vie truquée ou conquérir l’unité natale. Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l’arme d’un combattant, c’est son humanité. Car, en ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. Sartre (préface aux « Damnés de la terre », 1961)
Il convient ici de dissiper une équivoque : la solidarité pratiquée avec les combattants algériens ne lui [Jeanson] était pas seulement dictée par de nobles principes ou par la volonté générale de combattre l’oppression partout où elle se manifeste; elle procédait d’une analyse politique de la situation en France même. L’indépendance de l’Algérie en effet est acquise. Elle interviendra dans un an ou dans cinq ans, par accord avec la France ou contre elle, après un référendum ou par l’internationalisation du conflit, je l’ignore, mais elle est déjà un fait, et le général de Gaulle lui-même, porté au pouvoir par les champions de l’Algérie française, se voit aujourd’hui contraint de reconnaître : “Algériens, l’Algérie est à vous.” Il importe à mon avis de bien saisir deux points que vous m’excuserez de formuler un peu simultanément, mais il est difficile dans une telle déposition d’aller au fond des choses. D’une part, les Français qui aident le FLN ne sont pas seulement poussés par des sentiments généreux à l’égard d’un peuple opprimé et ils ne se mettent pas non plus au service d’une cause étrangère, ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur liberté et pour leur avenir. Ils travaillent pour l’instauration en France d’une vraie démocratie. D’autre part, ils ne sont pas isolés, mais ils bénéficient de concours de plus en plus nombreux, d’une sympathie active ou passive qui ne cesse de grandir. Ils ont été à l’avant-garde d’un mouvement qui aura peut-être réveillé la gauche, enlisée dans une misérable prudence. Elle aura mieux préparé à l’inévitable épreuve de force avec l’armée, ajournée depuis mai 1958. Si Jeanson m’avait demandé de porter des valises ou d’héberger des militants algériens, et que j’aie pu le faire sans risque pour eux, je l’aurais fait sans hésitation. Jean-Paul Sartre (1961)
Je pense que Sartre est une baudruche et je vais lui donner un bon coup de pied. George Orwell (Lettre privée)
Le Parti vous disait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, et le plus essentiel. Le cœur de Winston défaillit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux arguments qu’il serait incapable de comprendre et auxquels il pourrait encore moins répondre Et cependant, c’était lui qui avait raison ! Ils avaient tort, et il avait raison. Il fallait défendre l’évident, le bêta et le vrai. Les truismes sont vrais, cramponne-toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets qu’on lâche tombent vers le centre de la terre. Avec le sentiment […] qu’il posait un axiome important, il écrivit : « La liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. Quand cela est accordé, le reste suit. George Orwell
La théorie de Burnham n’est qu’une variante […] du culte de la puissance qui exerce une telle emprise sur les intellectuels. Le communisme en est une variante plus courante, du moins en Angleterre. Si l’on étudie le cas des personnes qui, tout en ayant une idée de la véritable nature du régime soviétique, sont fermement russophiles, on constate que, dans l’ensemble, elles appartiennent à cette classe des « organisateurs » à laquelle Burnham consacre ses écrits. En fait, ce ne sont pas des « organisateurs » au sens étroit, mais des scientifiques, des techniciens, des enseignants, des bureaucrates, des politiciens de métier : de manière générale, des représentants des couches moyennes qui se sentent brimés par un système qui est encore partiellement aristocratique, et qui ont soif de pouvoir et de prestige. Ils se tournent vers l’URSS et y voient – ou croient y voir – un système qui élimine la classe supérieure, maintient la classe ouvrière à sa place et confère un pouvoir illimité à des gens qui leur sont très semblables. C’est seulement après que le régime soviétique est devenu manifestement totalitaire que les intellectuels anglais ont commencé à s’y intéresser en grand nombre. L’intelligentsia britannique russophile désavouerait Burnham, et pourtant il formule en réalité son vœu secret : la destruction de la vieille version égalitaire du socialisme et l’avènement d’une société hiérarchisée où l’intellectuel puisse enfin s’emparer du fouet. George Orwell
Le polémiste, lui, s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l’annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d’approcher autant qu’il se peut d’une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste. Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu. Michel Foucault
Les chercheurs sur la race, l’islamophobie et le post-colonialisme sont motivés par “la haine de l’Occident, en tant que civilisation blanche. Le programme commun de ces ennemis de la civilisation européenne tient en trois mots: décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser. Le ‘mâle blanc hétérosexuel’, voilà le coupable à condamner et l’ennemi à éliminer. Pierre-André Taguieff
Les questions autour de l’identité prennent une importance capitale et contribuent aussi au sentiment de stigmatisation que peuvent ressentir beaucoup de gens aujourd’hui. Sans arrêt, on met en avant leur couleur de peau, leur religion, etc. Alors que la majorité des gens voudrait qu’on leur fiche la paix et qu’on les laisse vivre normalement comme d’autres citoyens. Gérard Noiriel
Dans certaines recherches, c’est pertinent, mais on ne peut pas en faire la clé qui ouvrirait toutes les serrures. Le chercheur, en fonction de l’objet qu’il veut étudier, doit mobiliser sa boîte à outils, doit combiner les choses. Gérard Noiriel
Nous ne cherchons évidemment pas à montrer, dans ce livre, que ceux qui préfèrent combattre au nom de leur “race” plutôt que de leur “classe” se trompent sur leur propre identité. Nous insistons sur le fait que nous ne nous prononçons pas sur la légitimité de ce type de combat politique car c’est aux militants, et pas aux chercheurs, d’en décider. Mais nous affirmons en revanche qu’il s’agit là de questions d’ordre civique, qu’il ne faut pas confondre avec les problèmes scientifiques. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel
Pour les marxistes, les ouvriers qui manquaient de « conscience de classe » étaient aliénés, victimes de l’idéologie dominante. Grâce aux intellectuels qui disposaient de la bonne théorie révolutionnaire, ils retrouveraient leur véritable identité. À l’opposé, Bourdieu défend l’idée que c’est en respectant l’autonomie de la science que le sociologue peut échapper aux travers de l’intellectuel engagé et la sociologie jouer un rôle utile dans la cité. Car produire des connaissances sur les acteurs du monde social, ce n’est pas parler à leur place, ni leur dire comment se comporter. Là où règnent les injustices, les inégalités et les discriminations, c’est avant tout à mettre en lumière ces vérités que la science sociale doit s’attacher. La « question raciale » occupe désormais la place publique. Les auteurs de ce livre ont voulu sortir de l’agenda médiatique et politique et mettre le débat sur le terrain de l’autonomie des sciences sociales. Ils reviennent sur l’histoire des enjeux politiques et savants qui se sont noués au xixe siècle autour de la notion de race, pour éclairer les débats actuels et les inscrire dans la continuité de la science sociale telle que la concevaient Durkheim, Weber et Bourdieu. Pour ne pas s’en tenir à des visions trop générales ou théoriques, ils proposent aussi l’analyse d’un « scandale racial » particulier, celui des « quotas » dans le football. Race et sciences sociales (présentation de l’éditeur)
A Washington le second procès en destitution de Donald Trump s’ouvre. Cette procédure pourrait durer quelques jours, ou plusieurs semaines, voire plusieurs mois ! Mais on en connaît déjà l’issue, un acquittement de l’ancien président. (…) Tout simplement parce qu’une condamnation nécessiterait le vote d’au moins soixante-sept sénateurs (sur cent), alors que le Sénat compte cinquante Démocrates et cinquante Républicains et que parmi ces derniers, quarante-cinq ont indiqué qu’ils considéraient la procédure comme inconstitutionnelle et qu’ils ne vont donc pas l’avaliser en votant pour condamner l’ancien président ! Néanmoins le procès aura bien lieu. Il est sans précédent. Aucun président avant Trump n’a été destitué deux fois, encore moins jugé deux fois. Son enjeu est d’éliminer une fois pour toutes Donald Trump de la scène politique américaine, de diviser et d’affaiblir le parti Républicain et de réduire au silence les millions d’Américains toujours fidèles à l’ancien président. Sur deux points au moins ce procès échouera. Un, Donald Trump survivra à ce nouvel assaut contre sa personne et sa légitimité. Deux, ses supporters lui garderont leur confiance et seront même galvanisés par ce qui constitue à leurs yeux un abus de pouvoir flagrant et un détournement des institutions par le parti Démocrate maitre des appareils législatif et exécutif. (…) Toutefois cela pose ici un premier problème majeur. La destitution, comme son nom l’indique, est destinée à déchoir un président de sa fonction. Or Donald Trump n’est plus président. Son mandat s’est achevé le 20 janvier. Il a quitté sa fonction. De façon pacifique. Joe Biden est le président en place. Pourquoi et surtout comment destituer un ancien président qui n’est plus en place. Sauf à se complaire dans une forme d’acharnement politique ? Aucun président américain n’a jamais été poursuivi en destitution après avoir quitté sa fonction. Pas même Richard Nixon. La question se pose donc de la « constitutionnalité » même de la procédure. Le sénateur Républicain du Kentucky Rand Paul estime que ce procès est inconstitutionnel. Il est suivi par tous les sénateurs Républicains, sauf cinq. Le président de la Cour Suprême, le juge John Roberts, a également mis en doute la constitutionnalité de cette procédure en refusant de présider au procès de Donald Trump. La Constitution indique que « le président de la Cour Suprême » fera office de président du tribunal, lors du procès du président devant le sénat. Mais Donald Trump étant désormais un simple citoyen, Roberts a estimé que la Constitution ne justifiait pas sa présence et a décliné le rôle. A sa place, c’est le sénateur du Vermont, Patrick Leahy, un Démocrate âgé de 80 ans et « président pro tempore » du sénat qui a endossé ce rôle. De par son affiliation politique, la question de sa neutralité se pose ainsi que celle de la légitimité d’une procédure où le juge, est à la fois juge et parti… Les fautes imputées à l’ancien président Trump sont contestées par nombre d’experts. Son discours du 6 janvier est couvert par le Premier Amendement à la Constitution, celui qui garantit et protège la liberté d’expression (entre autres). De nombreux autres discours, beaucoup plus incendiaires que celui de Donald Trump le 6 janvier, ont été délivrés au cours de l’histoire américaine, sans entrainer la destitution de leurs auteurs. Certains de ces discours impliquent le chef de la majorité Démocrate au Sénat, Chuck Schumer, qui en 2018, au sujet de la confirmation du juge Kavannaugh à la Cour Suprême avait menacé ses collègues Républicains au son de « vous avez soulevé une tempête pour laquelle vous allez devoir payer… Vous ne saurez pas d’où vient le coup » ! Ou bien encore la vice-présidente en place Kamala Harris qui, il y a moins d’un an, justifiait les émeutes qui avaient réduit en cendres des dizaines de centre-villes aux Etats-Unis, ruiné des milliers d’entreprises, et causé la mort de dizaines de personnes, dont celle d’un policier noir à la retraite David Dorn, en disant que « rien dans notre pays n’a été obtenu sans qu’il faille combattre ». Dans la foulée elle avait levé des fonds pour payer la caution permettant de libérer les personnes arrêtées lors de ces émeutes. Un acte dénoncé comme une incitation à la violence, mais pour lequel elle n’a fait l’objet d’aucune poursuite. Par ailleurs, la jurisprudence américaine ne reconnaît pas nécessairement de lien de cause à effet, et encore moins celui de « responsabilité pénale » entre les propos d’une personne A et les actions d’une personne B, ayant écouté ces propos. La première règle pénale aux Etats-Unis est que chacun est responsable de ses actes. Enfin, plusieurs éléments de preuve existent, notamment des écoutes du FBI et des messages sur les réseaux sociaux, indiquant que l’action du 6 janvier avait été préméditée et planifiée à l’avance, ce qui disculpe Donald Trump d’en avoir été l’instigateur. Certains estiment même que le FBI et la police du Capitole portent en partie la responsabilité de ce qui s’est passé pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires afin de l’éviter… L’acte d’accusation des Démocrates est donc contestable sur le fond et sur la forme. (…) Donald Trump souhaitait transformer son procès en destitution en un procès de l’élection du 3 novembre, une élection dont il a toujours contesté le résultat, ce qui a mené à son discours du 6 janvier et aux évènements qui ont suivi. Ses avocats ont rejeté cette stratégie, la jugeant suicidaire. Car, à sa base, elle constitue une contestation de la légitimité institutionnelle du résultat électoral et donc un acte séditieux… Quelle que soit la réalité des fraudes qui ont pu émailler le scrutin du 3 novembre 2020, ce scrutin est désormais clos, son résultat a été certifié et validé par les institutions américaines et il doit donc être respecté ! Donald Trump devra suivre une autre stratégie. Dès lors deux possibilités s’offrent à lui. La première est d’opter pour un procès court, moins d’une semaine, invitant les sénateurs à voter rapidement avec à l’issue le résultat attendu d’un acquittement par 45 voix contre 55 ! La seconde est, au contraire, de faire durer la procédure et de transformer son procès en un procès de la majorité Démocrate au Congrès en évoquant tous les propos des élus actuellement en place et les nombreux cas d’incitation à la violence. En gros tourner la table contre ses accusateurs et faire que l’arroseur se retrouve arrosé. Cette stratégie est plus risquée. Mais elle peut-être beaucoup plus embarrassante pour les Démocrates. Car ce procès va être retransmis par les grandes chaines de télévision et suivi par des dizaines de millions d’Américains, y compris sur les réseaux sociaux. Non seulement cela pourrait apporter un éclairage défavorable à des nombreux élus et nouveaux membres de l’administration Biden, mais cela constituera inévitablement une distraction par rapport aux activités de l’administration Biden. Donald Trump, même s’il n’apparaîtra pas en personne, lors de ce procès, va à nouveau dominer l’actualité de toute sa stature. Son ombre va recouvrir les premiers jours de la présidence de Joe Biden alors que ce dernier tente désespérément d’asseoir sa légitimité auprès des électeurs. Une stratégie sur la durée comporte aussi le risque de diviser ouvertement le camp Républicain. L’un des objectifs de la majorité Démocrate à travers cette procédure est évidemment de mettre les élus Républicains au pied du mur. Les obliger à prendre position pour un président dont ils estiment qu’il a menacé les institutions, ou au contraire contre ce président et dès lors à contester sa main mise sur le parti. C’est l’autre enjeu de cette parodie de procès. Favoriser la division du parti adverse pour assurer sa propre domination politique. Pour l’instant la manœuvre a échoué. Les Républicains restent très majoritairement fidèles à Donald Trump mais quelques voix se sont élevées contre lui, celle de Liz Cheney, la fille de l’ancien vice-président Dick Cheney à la Chambre, ou celle du Sénateur Ben Sasse du Nebraska. Une prolongation des débats ne ferait que favoriser des dissensions… Qu’elle soit brève ou prolongée, il n’est pas dit que cette mascarade – car c’en est bien une, ce procès étant une affaire strictement politique et non pas judiciaire – ne se retourne contre ses auteurs. Les Américains pourraient voir d’un mauvais œil que leurs élus gaspillent leur temps et leurs impôts à financer de futiles actions motivées par des fins de politique partisane. Cela alors que la pandémie de coronavirus pour laquelle Joe Biden avait prétendu avoir « un plan » continue de tuer les Américains en nombres records et de pénaliser l’économie, donc de menacer la survie même des ménages américains. Après tout, les prochaines échéances législatives sont dans vingt mois et les Américains ont, certes, la mémoire courte, mais pas forcément à ce point. Gérald Olivier
Pour expliquer l’aggravation de son état de santé « inhabituellement rapide », les médecins évoquent deux possibles facteurs: les « manoeuvres momentanées de contrainte » des gendarmes et, « dans une plus faible mesure », les « états pathologiques sous-jacents » du jeune homme. Adama Traoré souffrait d’une maladie génétique, la drépanocytose, associée à une pathologie rare, la sarcoïdose. En 2018, un premier collège d’experts, aux conclusions balayées par les médecins de la famille, avait retenu ces maladies parmi les causes principales du décès. Au terme de leur rapport d’une centaine de pages signé le 13 janvier, les médecins belges concluent que « cette évolution » fatale du coup de chaleur « n’aurait probablement pas eu lieu sans l’intervention de ces facteurs aggravants ». (…) Pour leurs avocats, « les gestes réglementaires opérés par les trois gendarmes l’ont été au regard de la rébellion d’Adama Traoré ». « Ces trois agents étaient dans l’ignorance la plus complète des antécédents médicaux de cet homme et de ce qui pouvait s’être produit physiologiquement pour lui » avant leur arrivée, poursuivent Mes Rodolphe Bosselut, Pascal Rouiller et Sandra Chirac Kollarik. Le Point
En français ou en anglais, de drôles de mentions apparaissent, ces temps-ci, dans les « bios », ces quelques lignes de présentation sur les réseaux sociaux. Dans les signatures de mails, aussi, comme sur les cartes de visite ou les badges accrochés aux sacs à dos des étudiants. « il/lui », « they/them », « elle/elle », « she/her/hers », « il/they », « il/elle » : toute une flopée de pronoms personnels sujets et compléments (et d’adjectifs possessifs) s’affichent. Sur son compte personnel Twitter, la vice-présidente des Etats-Unis, Kamala Harris, précise les siens, du genre féminin : « she/her ». Déroutant, à première vue… Pourquoi ce besoin soudain d’exposer les pronoms que l’on souhaite voir utilisés par ceux qui parlent de nous ou s’adressent à nous ? Question de genre. Plus précisément de hiatus entre identité de genre et expression de genre. Et de solidarité entre personnes transgenres ou non binaires et personnes cisgenres. Pardon ? On vous l’accorde, il y a de quoi se perdre dans ce vocabulaire tout neuf de la transidentité que les dictionnaires n’ont pas eu le temps d’intégrer. Qui emploie encore l’adjectif « transsexuel » trahit d’ailleurs son âge : trop médical, il renvoie à une transition physique qui n’est plus nécessairement souhaitée. (…) Les personnes transgenres (dont le genre ressenti diffère du sexe de naissance) ou non binaires (qui ne s’identifient ni au genre masculin ni au genre féminin) ont besoin d’indiquer à leurs interlocuteurs de quelle manière, donc avec quels pronoms, ils peuvent les désigner sans commettre d’impair – au masculin, au féminin ou de façon neutre. Car l’apparence physique (« l’expression de genre », disent les concernés) peut se révéler trompeuse, ne pas correspondre à l’identité de genre – le genre auquel la personne s’identifie. Bref, impossible de deviner qui est homme, femme, encore moins non binaire, en jetant un coup d’œil à la photo d’un profil sur les réseaux sociaux. (…) Etre mégenré ? Autre invention lexicale : se voir attribuer un genre erroné. « Que ce soit par malveillance ou par maladresse, c’est une claque, décrypte Karine Espineira, sociologue des médias et femme transgenre. Pour une personne en début de parcours de transition, cela représente un retour en arrière. Et même une violence, lorsque cela se répète. C’est lui dire : je ne te reconnais pas tel que tu affirmes être. » D’où la publicité faite aux pronoms. Né dans les milieux militants gay et trans, l’usage se répand chez les féministes, les étudiants en sciences sociales et, plus largement, dans la génération du millénaire. « Le mouvement transgenre a pris de l’ampleur aux Etats-Unis à partir de 2006, grâce aux jeunes trans, résume Karine Espineira. Puis, au milieu des années 2010, on a assisté à l’explosion médiatique du sujet de la non-binarité, avec des coming out de pop stars, ou de leurs enfants. Une nouvelle terminologie s’est diffusée dans toute la société. » Rachel Levine, la ministre adjointe de la santé tout juste nommée par le président Joe Biden, est une pédiatre transgenre. Sur la page contact du site de la Maison Blanche, on peut sélectionner les pronoms neutres « they/them » et le titre de civilité « Mx », pour échapper au dilemme « Mr » ou « Mrs ». La France est à 3 000 milles marins de tout cela, de l’autre côté de l’Atlantique. « Le genre est omniprésent dans la langue française, remarque Eric Fassin, sociologue au département d’études de genre de l’université Paris-VIII. Dès l’école primaire, c’est tout l’apprentissage des accords, surtout à la première personne. A chaque phrase, on doit décliner son identité de genre. Et pour l’éviter, c’est un véritable gymkhana. » Le pronom personnel neutre (comme le « they » anglo-saxon employé au singulier, ou le «hen » suédois) n’existe pas, « on » ayant d’autres fonctions. D’où les néologismes « iel », « ielle » (ou « ille, ul, ulle, ol, olle, ellui, ael, aelle »…), encore très peu usités. Si la langue française fait barrage au «trouble dans le genre », comme le nomme Eric Fassin, citant l’essai de la philosophe américaine Judith Butler (La Découverte, 2005), ces questionnements prennent de plus en plus d’importance, à l’en croire. « C’est la fin de l’évidence qu’on veut croire naturelle. Avec le pacs, puis le mariage pour tous, les nouvelles générations ont pu constater qu’il n’y a pas une nature des choses immuable. Les générations précédentes ont expérimenté dans le domaine de la sexualité, celles d’aujourd’hui explorent leur identité de genre. » En novembre 2020, 22 % des 18-30 ans interrogés par l’IFOP pour Marianne affirmaient ne pas se reconnaître dans les catégories homme ou femme. Le Monde
La critique fondamentale que j’adresse à la gauche identitaire porte sur le repli sur soi qu’elle promeut. A force d’inciter chacun à s’interroger sur les différentes identités qui le traversent, de race, d’orientation sexuelle, etc., cette gauche est moins en mesure de remporter des élections là où il le faudrait pour, ensuite, défendre les droits des minorités, ou atteindre tout autre objectif. Rappelons que les Etats-Unis sont une fédération qui laisse de larges pouvoirs aux Etats. Ces derniers ont la liberté d’adopter leurs propres lois et d’interpréter les textes fédéraux comme ils l’entendent. Si vous voulez aider les gays et les Afro-Américains en Iowa, un Etat blanc et profondément religieux, il faut y gagner des élections, et pas seulement en Californie ou à New York. Et pour cela, il faut développer une vision du bien commun et de l’avenir du pays susceptible d’inspirer autant de gens que possible et de les rassembler. Se concentrer de façon obsessive sur les « différences sociales » est l’exact contraire de ce qu’il faudrait faire. Les mouvements sociaux opposés à Donald Trump sont incorrigibles tant ils répètent cette erreur, mais je suis heureux de constater que les choses se sont un peu améliorées au sein du Parti démocrate cette année. La menace du trumpisme a attiré de nombreux nouveaux candidats, venant de différents groupes sociaux. Et ceux qui sont en bonne position pour l’emporter lors des élections de mi-mandat du 6 novembre ne mettent pas l’accent sur leurs identités personnelles, ou celles des autres. Ils se concentrent sur des problèmes politiques concrets et sont animés d’une véritable envie de rassembler. (…) Depuis l’effondrement du mouvement étudiant dans les années 1960, il y a eu deux développements importants au sein de la gauche américaine. Premièrement, un retrait de la politique institutionnelle (des partis et des élections) pour s’investir plutôt dans des mouvements sociaux mobilisés en faveur de causes justes portées par des groupes identitaires précis : les femmes, les Afro-Américains, les gays, etc. Deuxièmement, la gauche ne cherche plus à mobiliser la classe ouvrière autour d’enjeux économiques, préférant lutter pour une réforme culturelle conduite par des élites diplômées. Elle a deux objectifs en tête : amener les Américains à être plus tolérants et placer les groupes marginalisés au cœur du récit national. Ces deux projets ont été couronnés de succès. Mais le prix à payer s’est avéré élevé. La gauche identitaire domine largement sur le plan culturel, mais elle est dépourvue de pouvoir politique. Ce déséquilibre s’explique par le fait qu’elle a perdu tout contact avec une grande partie du pays. Par exemple, 20 % des Américains sont évangéliques, tandis que moins de 0,5 % se déclarent transgenres. La gauche identitaire a beaucoup de choses à dire à propos de la cause transgenre, mais elle ne sait pas comment s’adresser aux évangéliques, qu’elle regarde généralement avec mépris. Il ne s’agit pas de flatter un groupe ou l’autre. Ce qu’il faut, c’est une gauche capable d’avancer une vision politique du bien commun à laquelle des citoyens appartenant à ces deux groupes peuvent adhérer et qu’ils seront prêts à défendre au sein de nos institutions. Aujourd’hui, la classe ouvrière est peut-être conservatrice sur le plan culturel ; il n’empêche qu’elle souffre des effets de la mondialisation et qu’elle n’est représentée ni par les démocrates obsédés par l’identité ni par les républicains néolibéraux. Ils sont donc susceptibles de se laisser séduire par un démagogue délirant comme Donald Trump. Voilà ce que j’entends par la démission de la gauche. (…) La réponse d’Eric Fassin est typique de la gauche identitaire, de son refus de prendre ses responsabilités politiques. « Influer sur la société, infléchir les élections ? », les ambitions de la gauche aujourd’hui se limitent-elles à cela ? Pauvre Jaurès ! Le mouvement identitaire aux Etats-Unis ne vise plus véritablement à étendre les droits légaux des minorités, cet objectif a été largement atteint, grâce aux mouvements sociaux du passé. Le défi est maintenant de s’assurer que ces droits sont respectés, ce qui demande de pouvoir s’appuyer sur nos institutions démocratiques, ce qui signifie qu’il faut gagner des élections. Le mouvement identitaire ne vise plus que la découverte de soi et la reconnaissance sociale de l’identité choisie par chacun. La conscience identitaire a remplacé la conscience politique, particulièrement auprès des jeunes gens. Ce courant de pensée a d’abord transformé nos universités et en a fait des théâtres pseudo-politiques où se mettent en scène des mélodrames moralisateurs. Il s’attaque maintenant à la presse et l’édition : de stricts contrôles sont désormais exercés pour déterminer ce qui peut être dit, comment cela peut être dit et par qui. Récemment, la grande institution du journalisme de gauche radicale, l’hebdomadaire The Nation, a présenté des excuses pour avoir publié un poème qui utilisait le mot cripple (« handicapé »), un terme considéré discriminatoire. L’auteur a aussi exprimé des regrets absolument abjects. Toute cette énergie gâchée ! La gauche identitaire ne souhaite pas prendre part à la dure tâche qui consiste à dialoguer avec ses concitoyens et à tenter de les convaincre de rejoindre une large entreprise de réorientation de la société. Elle n’a que mépris pour ceux qu’elle juge insuffisamment éveillés, elle préfère se replier dans des enclaves où ils peuvent se sentir en sécurité. Son geste politique le plus audacieux est de cliquer. Tweetons enfants de la patrie… (…) moi, je m’étonne qu’au moment où le droit à l’avortement est mis en cause aux Etats-Unis, la gauche américaine et Eric Fassin refusent de reconnaître la priorité absolue de gagner les élections et de prendre le pouvoir institutionnel. Pour quoi le juge Kavanaugh est-il candidat à la Cour suprême ? Parce qu’il nous manquait des manifs à Brooklyn et à Berkeley ? Non. C’est parce que les Républicains contrôlent le vaste centre de mon pays et que la gauche identitaire manque d’une vision de notre destin commun. Manifestations, piège à cons, dirais-je pour détourner la formule de Sartre. La gauche s’est-elle désintéressée des classes populaires ? Entre le centre gauche et la gauche identitaire ou minoritaire, qui est responsable du sentiment d’abandon qui s’est diffusé dans les milieux ouvriers ? (…) Eric Fassin le sociologue nous donne une image extrêmement primaire de nos sociétés : il y a des riches et des pauvres, les néolibéraux et les socialistes, les racistes et les minorités, les pentecôtistes et les profs. Faire la politique est chose facile : il ne faut que choisir votre camp. Le simplisme bourdieusien se porte bien en France. Je ne fais pas un fétiche des classes populaires blanches, dont je suis issu. Je les connais trop bien. Je veux tout simplement sortir du jeu à somme nulle dans lequel la gauche américaine se trouve. Eric Fassin a tronqué une citation de mon livre, où je dis qu’au fond ce n’était pas une dérive à droite qui a fait perdre les démocrates. La cause, dis-je, est qu’ils « se sont retranchés dans des grottes qu’ils ont eux-mêmes creusées dans le flanc de ce qui était autrefois une magnifique montagne. » Et quelle était cette montagne ? C’était la grande coalition d’ouvriers et de paysans, de catholiques et de protestants, de résidents du Nord et du Sud, qui entre les années 1930 et les années 1960 ont lutté pour des protections sociales et des droits constitutionnels, pour que toutes les familles américaines pussent vivre dignement. C’était un mouvement rassemblé autour d’un programme d’ambition universaliste, que Franklin Delano Roosevelt appelait « les quatre libertés » : liberté d’expression, liberté de religion, liberté de vivre à l’abri du besoin et liberté de vivre à l’abri de la peur. Pas autour de notre diversité ou différence. Eric Fassin a tout à fait raison d’attirer notre attention sur l’aveuglement de ce mouvement, qui en grande partie a laissé les femmes et surtout les Noirs sur le bas-côté de la route. Mais le remède est de tenir et d’étendre les promesses de cette tradition : il faut nous rassembler pour faire face aux nouveaux défis de l’ère néolibérale. Et non pas nous disperser dans des groupuscules avec des revendications non négociables. (…) La seule façon de protéger les exclus est d’insister sur le fait qu’ils font déjà partie de « nous », et par conséquent que leur exclusion est injuste. S’il n’y a pas de « nous », comment motiver les uns d’être solidaires avec les autres ? Plus nos sociétés deviennent individualistes et diverses, plus nous avons besoin d’établir des liens de sympathie et de devoir politique parmi nous. La rhétorique de la gauche identitaire en Amérique, qui nie l’existence d’un « nous » social, fait tout le contraire. Sans le savoir, elle renforce l’idéologie néolibérale, qui veut nous convaincre que nous ne sommes que des « acteurs économiques», des particules élémentaires qui travaillent, consomment, et meurent seules. C’est pour cela que je parle de « reaganisme pour gauchistes » : les années 1990 étaient le berceau et du néolibéralisme, et de la politique de l’identité. Une main lave l’autre. Je mets l’accent sur la citoyenneté parce que c’est un statut strictement politique, qui n’est en aucune façon en contradiction avec d’autres appartenances ou affinités électives : ethniques, religieuses, de genre. Je ne suis pas nationaliste et n’ai pas peur du multiculturalisme. Je m’en réjouis même – tant que le lien de citoyenneté est assez fort pour garantir la solidarité et le bien commun. Une citoyenneté ouverte, accueillante, combative – c’est ça dont nos démocraties ont besoin et que je tiens à promouvoir avec ce livre. Mark Lilla
En réalité, Mark Lilla va plus loin dans la polémique que cette simple critique pragmatique. Au lendemain de la victoire de Donald Trump, dans une tribune qui fit grand bruit, il en rendait responsable ce qu’il appelle la « gauche identitaire » : « Quand on joue au jeu de l’identité, il faut s’attendre à perdre. » Aujourd’hui, dans l’essai qui prolonge cet article, il redouble l’attaque : « La politique identitaire, c’est du reaganisme pour gauchistes. » Il ranime la querelle lancée par les néoconservateurs, au début des années 1990, contre le « politiquement correct ». Or il y a là un biais « ethnocentrique » : voilà un universitaire qui traduit son exaspération contre les « radicaux de chaire » en explication de l’élection du président des Etats-Unis. Pour Salvador Dali, la gare de Perpignan était le centre du monde. Pour Mark Lilla, c’est l’université Columbia. Cette illusion sociologique est redoublée par un problème politique. Il est vrai que Donald Trump a surfé sur le racisme et le sexisme pour attiser le ressentiment contre Barack Obama et Hillary Clinton. Imputer son triomphe aux universitaires qui parlent de genre et de race, n’est-ce pas inverser les causes et les effets ? C’est faire comme ceux qui, en France, accusent les antiracistes d’être responsables de la montée du racisme. (…) Je parlerais plutôt d’une gauche minoritaire. A la différence des communautés, les minorités n’ont pas forcément une culture commune ; mais elles ont en partage une expérience de discrimination. Les femmes n’ont pas toutes la même identité ; mais toutes savent ce qu’est le sexisme, #metoo l’a bien montré. L’homophobie, la transphobie ou le racisme constituent pareillement des minorités d’expérience. Bref, « c’est l’antisémite qui fait le juif » (Sartre). En France, dès que les minorités se font entendre, on les taxe de communautarisme ; aux Etats-Unis, on se récrie : « politique identitaire ». Mais pourquoi l’égalité demandée par des minorités ne serait-elle pas universaliste ? Le mouvement Black Lives Matter [créé contre les violences policières envers les Noirs] pose des questions à toute une société aveugle au racisme ordinaire. En quoi est-il identitaire ? En France, quand des hommes noirs ou arabes meurent sous les coups de la police, cette violence d’Etat n’est-elle pas l’affaire de tout le monde ? D’un côté, Mark Lilla dénonce l’individualisme ; de l’autre, il n’aime les mouvements sociaux qu’au passé, à l’époque de Martin Luther King. C’est réduire la politique aux seules élections. Cette logique majoritaire l’amène à juger que les revendications transgenres ne pèsent pas grand-chose dans les urnes. Certes, mais qui eût cru qu’aux Etats-Unis le mariage s’ouvrirait si vite aux couples de même sexe ? Qu’ils aient un pied dans l’université ou pas, les mouvements sociaux peuvent influer sur la société et infléchir les élections. Aux Etats-Unis, 1992 fut « l’année de la femme » : plusieurs furent élues [au Sénat], portées par une vague d’indignation après la nomination à la Cour suprême d’un juge accusé de harcèlement sexuel… (…) Je m’étonne qu’à l’heure où le juge Brett Kavanaugh devrait faire basculer la Cour suprême des Etats-Unis très à droite, Mark Lilla considère que la question des droits est réglée aux Etats-Unis. En effet, on peut s’attendre par exemple à une remise en cause du droit à l’avortement. Je ne partage pas non plus sa sévérité à l’égard de la jeunesse. Les mobilisations pour inciter à s’inscrire sur les listes électorales et à voter ne trouvent-elles pas grâce à ses yeux ? Et encore une fois, pourquoi opposer l’élection à la manifestation, comme si manifester n’était pas aujourd’hui un enjeu démocratique ? Mark Lilla semble croire que plus on manifeste, moins on vote. En réalité, la mobilisation dans la rue est aussi une condition de la mobilisation électorale. En tout cas, les suprémacistes blancs, eux, n’hésitent pas à manifester – rappelons-nous les manifestations Unite the Right en 2017 à Charlottesville [en Virginie, lors desquelles une contre-manifestante avait perdu la vie dans l’attaque à la voiture bélier d’un militant d’extrême droite] – et Donald Trump les renvoie dos à dos avec la jeunesse antifasciste qui a le courage de leur faire face ; ne sont-ils pas en train de défendre la démocratie, au risque de leur vie ? En France, lorsque Génération identitaire bloque la frontière franco-italienne, ce sont les contre-manifestants qui s’exposent à la justice. Contre le délit de solidarité, ils parviennent à faire reconnaître le principe de fraternité par le Conseil constitutionnel : ne faut-il pas applaudir cette victoire démocratique ? Pourquoi railler le « narcissisme » d’une jeunesse qui fait reculer l’Etat [sur le projet d’aéroport de] Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), et avancer la cause écologique ? (…) Partout, la conversion des sociaux-démocrates au néolibéralisme s’est faite aux dépens des classes populaires, et au bénéfice des plus riches. C’est ce qui fragilise la démocratie : comment croire aux élections quand leur résultat ne change rien ? Les ouvriers de gauche sont tentés par l’abstention, ceux de droite par l’extrême droite. Hillary Clinton n’a pas trop courtisé les minorités, ni trop rejeté les « déplorables » : racistes, sexistes et homophobes n’auraient jamais voté pour elle. C’est la continuité des politiques néolibérales, de Bill à Hillary Clinton, en passant par Barack Obama, qui explique la désaffection populaire. Or cette interprétation est balayée en une phrase : « Si les démocrates ont perdu du terrain, ce n’est pas, nous dit Mark Lilla, parce qu’ils ont trop dérivé à droite, notamment en matière économique. » Il a beau citer Marx, il n’a donc que faire de l’économie : tout serait culturel ! Quand il invite la gauche à « créer un lien », ce n’est pas avec les ouvriers au chômage de la Rust Belt [« ceinture de la rouille », soit l’ancien nord-est industriel des Etats-Unis] ; c’est avec « les pentecôtistes du Sud et les propriétaires d’armes à feu des Rocheuses ». Non pas les classes populaires, mais le peuple de droite. En France, on aime croire qu’il faudrait choisir : les ouvriers ou les minorités ? C’est une fausse alternative : les minorités sont surreprésentées dans les classes populaires (et inversement !) ; et il n’y a aucune raison d’opposer les politiques de reconnaissance et de redistribution. Il faut donc cesser d’opposer le social au sociétal. Ce sont Trump et Le Pen qui jouent la race contre la classe – pas les minorités, qui ont trop à perdre à ce jeu. Parler d’intersectionnalité, soit de la pluralité des logiques de domination qui se cumulent ou se compensent, ce n’est pas creuser des clivages ; c’est penser l’articulation du sexe, de la race et de la classe. (…) Tout se passe comme si le racisme, en France, émanait principalement de celles et de ceux qui le subissent ! On oublie que les féministes, de longue date, recourent à la non-mixité sans faire scandale : regardez le collectif La Barbe. Ensuite, on occulte le fait que l’on se retrouve très souvent entre hommes blancs – comme pour notre débat – sans y prêter attention. Qui s’inquiète du communautarisme blanc ? Revendiquer la non-mixité minoritaire, c’est une provocation qui met le doigt sur l’aveuglement majoritaire. Enfin, la non-mixité n’est pas une philosophie ; c’est une technique : se retrouver pour échanger sur l’expérience du racisme ou du sexisme, sans avoir à se justifier devant ceux qui ne la partagent pas. Ce n’est pas la fin du monde ! (…) Contre la gauche minoritaire, Mark Lilla se présente comme un liberal (de gauche). Demander d’être à l’écoute de la droite, est-ce vraiment un programme de gauche ? Dans la traduction, leftist est d’ailleurs rendu par « gauchiste » – ce qui n’est pas très positif… Mark Lilla n’a donc rien d’un radical. Est-il pour autant liberal ? Il dénonce sans cesse l’individualisme et la bataille pour les droits. Or fustiger, avec Houellebecq, les « particules élémentaires », c’est plutôt anti-libéral ! En fait, il est républicain. On peut donc regretter que, pour parler de la citoyenneté, il évite délibérément la question qui fâche : l’immigration. Parlons de « nous », pas d’« eux » ? En réalité, l’immigration nous rappelle que la démocratie, ce n’est pas le consensus ; c’est le dissensus. Sinon, quelle différence avec les régimes non démocratiques ? Faire de la politique, c’est défendre des valeurs contre d’autres valeurs, une vision du monde contre une autre. Comment l’oublier quand Trump est au pouvoir ? Pour ma part, si je m’engage dans des combats minoritaires sans appartenir moi-même à une minorité, c’est que je suis convaincu que tout le monde est concerné : les discriminations minent nos sociétés. Ce qui menace le « nous », ce n’est pas que des gens dénoncent les discriminations ; c’est que tant d’autres s’en accommodent. Il ne suffit pas de proclamer que nous sommes tous citoyens. Encore faut-il que ce soit vrai. Or beaucoup se sentent dans leur propre pays comme des citoyennes ou des citoyens de deuxième zone – au mieux. Eviter d’en parler trop pour ne pas fâcher les électeurs d’extrême droite, ce n’est pas combattre, mais reculer devant ceux-ci. Ce ne sont pas les revendications des minorités qui fragmentent la société ; c’est leur relégation. Les opposer aux classes populaires, c’est encore les exclure du peuple. Soyons pragmatiques : il faut gagner les élections ! Nous sommes bien d’accord. Certes, il n’est pas sûr qu’une stratégie de gauche soit efficace. Mais il est certain que le virage à droite a été un échec. Eric Fassin
Je prendrai à nouveau comme point de départ la polémique sur la « gauche identitaire » qui a opposé Mark Lilla et Eric Fassin dans le Monde du 1er octobre 2018 car, comme je l’ai dit dans mon dernier blog, elle illustrait clairement la confusion entre le savant et le politique que je déplore depuis longtemps. Cela n’empêche pas, qu’en tant que citoyen, j’étais plutôt d’accord avec les arguments avancés dans cette polémique par Eric Fassin. Je rappelle, pour que les choses soient claires, que je suis un militant antiraciste depuis le début des années 1970. (…) C’est justement parce que j’ai poussé jusqu’au bout ma réflexion sur les relations de pouvoir que j’ai pris mes distances avec les intellectuels marxistes (dont les successeurs sont les intellectuels critiques d’aujourd’hui), qui reprenaient à leur compte le slogan « tout est politique », très en vogue en 68. La sociologie m’a fait mieux comprendre en effet le phénomène que j’avais souvent observé de mes propres yeux concernant les formes de domination qu’exercent sur le peuple ceux qui prétendent parler en son nom. La polémique qui a opposé Lilla et Fassin dans le Monde avait pour thème : « la gauche s’occupe-t-elle trop des minorités ? ». Il s’agissait donc d’une question d’ordre politique à laquelle ces deux éminents universitaires étaient invités à répondre en raison de leurs compétences savantes. Mais à aucun moment les lecteurs n’ont eu la possibilité de savoir sur quels travaux scientifiques précis les débatteurs s’appuyaient pour étayer leurs arguments. Le langage utilisé par ces deux collègues était celui de la politique, truffé de jugements de valeur et d’approximations. Par exemple, quand Eric Fassin écrit : « en France, on aime croire qu’il faudrait choisir les ouvriers ou les minorités », le lecteur est en droit de se demander ce que désigne ce « on » ? Est-ce qu’il s’agit des chercheurs en sciences sociales, des militants politiques, des intellectuels, des journalistes, du peuple français ? Et quand j’ai lu que Mark Lilla prétendait « réfuter » Fassin en affirmant : « le simplisme bourdieusien se porte bien en France », j’avoue que la moutarde m’est montée au nez comme on dit. Comment pouvait-on donner au public non spécialiste une image aussi caricaturale de la recherche en sciences sociales ? (…) Contrairement à ce qu’affirme Lilla, c’est Foucault bien plus que Bourdieu qui constitue la principale référence théorique d’Eric Fassin. Dans un article ancien, intitulé « “L’intellectuel spécifique” et le PaCS : politiques des savoirs» (Mouvements, janvier-février 2000), Fassin avait convoqué l’autorité de Foucault pour affirmer que « le savoir est devenu, en même temps qu’un enjeu, un des lieux du politique ». Il a reproduit ensuite ce genre d’argument dans tous les domaines sur lesquels il est intervenu. Récemment encore, lors d’une polémique sur le « blackface », il écrivait dans une tribune donnée au quotidien Libération : « La politique n’est pas extérieure à l’esthétique (…). Le monde de la culture, s’il réclame une autonomie radicale pour faire abstraction des enjeux politiques de la création, risque de payer d’insignifiance cette liberté. » (…) Je me suis présenté pendant longtemps comme un « intellectuel spécifique » en me référant moi aussi à Michel Foucault, parce que j’ai compris autrement que Fassin ce qu’il a écrit à ce sujet. (…) Foucault a constamment oscillé entre plusieurs postures intellectuelles. On peut donc interpréter ses écrits sur ce sujet de différentes manières. Néanmoins, s’appuyer sur sa définition de l’intellectuel spécifique pour affirmer que le savoir est « un des lieux du politique », c’est confondre à mon sens, le politique et le pouvoir. (…) Il est vrai que Foucault a repris à son compte, en quelques occasions, la formule « tout est politique ». (…) Foucault joue ici sur la polysémie du mot « politique » qui vient du grec « polis » et qui désigne, au sens large, l’ensemble des pratiques et des institutions d’une communauté de citoyens. Cela n’empêche pas que Foucault a maintes fois souligné que ce qu’il appelait « les rapports de force dans une société donnée » étaient en réalité des relations de pouvoir qui pouvaient être politisées, mais ne l’étaient pas toujours. Je me suis inspiré de ces analyses dans mes propres travaux de socio-histoire en partant du principe qu’on pouvait envisager les liens sociaux comme des relations de pouvoir à condition de renoncer à la vision dénonciatrice du pouvoir (conception dénonciatrice que Foucault a lui-même rejetée lorsqu’il a produit le concept de « gouvernementalité »). Certes, les relations de pouvoir peuvent engendrer des formes de domination sociale, mais elles cimentent aussi des liens de solidarité (par exemple, les parents qui veulent éduquer leurs enfants pour qu’ils puissent devenir des adultes autonomes doivent entrer avec eux dans des relations de pouvoir). La confusion entre pouvoir et politique occulte donc un phénomène fondamental qu’on appelle la politisation. Confusion à laquelle échappe Foucault quand il écrit : « le problème n’est pas tellement de définir une position politique (ce qui nous ramène à un choix sur un échiquier déjà constitué), mais d’imaginer et de faire exister de nouveaux schèmes de politisation ». Le mot « politisation » est ici essentiel car il s’agit d’un processus qui permet de rendre visible dans l’espace public des relations de pouvoir qui n’avaient rien de politique au départ. C’est ce processus qu’il faut prendre en compte pour comprendre le rôle que jouent ceux que j’appelle « les professionnels de la parole publique » (politiciens, journalistes, experts, intellectuels) dans le champ politique. C’est aussi à ce niveau que peut intervenir l’universitaire en diffusant, au-delà des cercles spécialisés, les résultats de ses recherches pour rendre publiques des souffrances, des formes de domination ou de solidarité qui étaient invisibles jusque là, ce qui permet aux acteurs du champ politique de s’en emparer pour défendre de nouvelles causes. Cela n’a évidemment rien à voir avec les polémiques d’actualité visant à savoir si « la gauche s’occupe trop ou pas assez des « minorités » ». C’est justement pour se démarquer de ce type d’intervention que Foucault a proposé le terme d’intellectuel « spécifique ». Si je me suis toujours élevé contre le slogan « tout est politique », c’est surtout parce qu’il masque le rôle que jouent les intellectuels dans le processus de politisation des rapports sociaux. Comme tous les autres acteurs du monde social, les intellectuels sont pris, eux aussi, dans des relations de pouvoir qu’il faut mettre au jour si l’on veut pousser l’analyse du champ politique jusqu’au bout. L’article de Foucault sur lequel s’appuie Fassin pour affirmer que le savoir est un des lieux du politique, commence par cette phrase : « Pendant longtemps, l’intellectuel dit « de gauche » a pris la parole et s’est vu reconnaître le droit de parler en tant que maître de vérité et de justice ». (…). La cible de Foucault, à ce moment-là, c’était l’intellectuel universel qu’avait incarné Jean-Paul Sartre dans les décennies d’après-guerre. C’est lui qui est visé quand Foucault écrit : « J’ai toujours tenu à ne pas jouer le rôle de l’intellectuel prophète qui dit à l’avance aux gens ce qu’ils doivent faire et leur prescrit des cadres de pensée, des objectifs et des moyens qu’il a tirés de sa propre cervelle en travaillant enfermé dans son bureau parmi les livres ». (…) Il oppose à cette figure de l’intellectuel universel, celle de l’intellectuel spécifique pour souligner que la seule légitimité qu’un universitaire peut avancer pour justifier son intervention dans le débat politique tient à la compétence spécialisée qu’il a acquise dans un domaine de la recherche savante. Foucault a lui-même donné de multiples exemples de cette posture, puisque la plupart de ses propos publics s’appuyaient sur ses propres recherches empiriques que ce soit sur la folie, la prison, la sexualité, etc. Quand Foucault écrit que « le travail de l’intellectuel n’est pas de modeler la volonté politique des autres » (…), c’est bien la fonction de porte-parole que s’attribuent fréquemment les intellectuels qui est interpellée. C’est pour répondre à cette interrogation qu’il a forgé la notion de « problématisation ». L’universitaire peut mobiliser les connaissances qu’ils a acquises grâce à ses travaux spécialisés pour intervenir dans l’espace public comme un intellectuel spécifique, afin de « dégager les systèmes de pensée qui nous sont devenus familiers, qui nous paraissent évidents et qui font corps avec nos perceptions, nos attitudes, nos comportements ». (…). « Problématiser » les questions d’actualité ne consiste donc pas à multiplier dans les médias des commentaires critiques. Il s’agit au contraire d’appréhender ces questions autrement, en prenant une distance par rapport à la sphère politico-médiatique et sa façon de fabriquer de faux-problèmes (comme l’immigration, le communautarisme, etc). L’intellectuel spécifique intervient dans l’espace public afin de « poser des problèmes, les faire travailler », de façon à ce « qu’au sein même de la société les données du problème soient modifiées et que les impasses se débloquent. En somme, en finir avec les porte-parole ». (…) Foucault explique en effet que « sa critique a pour objectif de permettre aux autres de parler, sans mettre de limites au droit qu’ils ont de parler ». (…) C’est ici qu’apparaît la divergence principale entre l’intellectuel spécifique (tel que je le conçois) et l’intellectuel critique. Alors que ce dernier critique tous les pouvoirs, sauf celui qu’il détient, Foucault définit l’intellectuel spécifique comme celui qui est capable de se critiquer lui-même. Il a fréquemment reconnu les points faibles de ses propres recherches, les réponses inadéquates qu’il avait parfois apportées aux questions qu’il se posait. (…) A la différence de Foucault, qui a toujours refusé d’être défini par son identité d’universitaire, Bourdieu a d’emblée présenté la sociologie comme un « métier », s’inscrivant ainsi dans le sillage de Marc Bloch et de son livre célèbre sur le « métier d’historien ». Affirmer cet ancrage socio-professionnel, c’était déjà une manière de plaider pour une séparation du savant et du politique. Tout au long de sa vie, Bourdieu n’a cessé en effet de défendre l’autonomie de la sociologie contre ceux qui, à l’instar d’Eric Fassin aujourd’hui, la voyait comme une manière parmi d’autres de faire de la politique. (…) Cela n’a pas empêché qu’il ait été constamment préoccupé par la question de l’utilité sociale de la science sociale. Il le redit clairement dans le petit ouvrage des PUL que j’ai cité plus haut : « C’est une sorte de devoir civique de rendre à l’Etat qui me paye et à mes concitoyens ce que je crois être le savoir sur le monde social ». Et il enchaîne aussitôt en faisant référence aux nombreux travaux empiriques qu’il a produits avec ses équipes de recherche sur les musées, sur l’école, etc. Dans cette citation, le mot essentiel c’est « devoir civique ». Aux yeux de Bourdieu, il existe en effet une différence majeure entre le politique et le civique. Affirmer que « tout est politique » c’est une manière, selon lui, d’occulter la domination qu’exercent les professionnels de la parole publique dans le champ politique. Il considère que cette occultation est une dimension du pouvoir que détiennent les producteurs de biens symboliques car, comme le dit Philippe Fritsch dans l’introduction à ce volume, ce pouvoir suppose « la méconnaissance de la violence symbolique qui s’exerce à travers lui ». Le premier problème que rencontre le sociologue qui sort de son laboratoire pour s’exprimer sur des questions politiques tient au fait que « l’accès à l’espace public est contrôlé presque complètement aujourd’hui par les journalistes ». Ceux d’entre eux qui occupent le pôle dominant du champ médiatique imposent chaque jour ce qu’on appelle « l’actualité ». Etant donné que l’actualité est « ce qui se donne à comprendre de manière immédiate » affirme Bourdieu en faisant référence à Walter Benjamin, le sociologue doit rompre avec cette illusion, non seulement pour avoir de bonnes réponses, mais aussi pour poser de bonnes questions. Malheureusement, le sociologue ne parvient pratiquement jamais à faire accepter ses questionnements savants car, ajoute Bourdieu, « pour être en désaccord sur une formule politique il faut être d’accord sur le terrain du désaccord ». Autrement dit, tant que le sociologue répond aux questions qui sont acceptées dans le champ politico-médiatique, il peut y trouver sa place, mais s’il pose d’autres questions il n’a guère de chance d’être entendu. Voilà pourquoi Bourdieu a livré ce constat désabusé dans ses Méditations pascaliennes : « une proposition scientifique, c’est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, çà ne prêche que les convaincus ». Les seuls qui parviennent à se faire entendre, ajoute-t-il, ce sont « les représentants les plus divulgués de la corporation, qui ne peuvent hélas, que renforcer l’image politico-journalistique de la discipline ». Un autre obstacle auquel se heurte le sociologue soucieux d’assumer son rôle civique tient à l’usage qu’un certain nombre de journalistes font de ses travaux scientifiques. « Un des problèmes est de savoir comment on peut se protéger contre cette instrumentalisation ». (…) Bourdieu part du principe que les inégalités sociales s’ancrent dans les rapports économiques, mais qu’elles s’étendent à tous les niveaux d’une société. Il insiste sur le fait que le rapport au langage est le lieu d’une inégalité fondamentale. Dans la Distinction, il avait déjà fait ce constat : « on peut être en mesure de résister à l’argumentation sans être capable d’argumenter la résistance et moins encore d’en formuler explicitement les principes ». C’est pourquoi le passage entre expérience et expression passe nécessairement par les professionnels du discours. Il ne s’agit pas, là non plus, d’une dénonciation, puisque la délégation de parole est le seul moyen dont les démunis disposent pour espérer se faire entendre. Néanmoins, une telle inégalité pose le problème du type de pouvoir que détiennent les privilégiés du langage. Bourdieu estime que c’est l’une des principales questions que la sociologie du champ politique doit élucider. Elle concerne au premier chef les dirigeants des partis qui sont en concurrence entre eux pour le monopole du droit de parler et d’agir au nom des profanes. L’irruption du Front national dans l’espace public français à partir des années 1980 est vue par Bourdieu sous l’angle d’une « lutte de classement ». Si j’arrive à faire croire que le clivage principal de la société française oppose les nationaux et les étrangers, j’obtiens une structure du champ politique complètement différente de celle qui découle du clivage opposant les riches et les pauvres. C’est pourquoi l’un des enjeux majeurs de la politique est l’imposition légitime de principes de vision et de division du monde social. Les intellectuels – y compris les sociologues quand ils interviennent dans le débat public – contribuent à la redéfinition des formes de classement et de catégorisation publiques ; ce qui les expose « au problème très difficile » dit Bourdieu « d’entrer dans la politique sans devenir des politiques ». Comme Foucault, Bourdieu était convaincu que pour clarifier ce problème, les intellectuels devaient commencer par utiliser les armes de la critique pour se critiquer eux-mêmes. « Il est certain » affirme-t-il « que ceux que Max Weber classait dans « l’intelligentsia prolétaroïde », c’est à dire les intellectuels mineurs, les demi-savants, ont souvent trouvé dans l’intervention politique, au cours de l’histoire, l’occasion d’une revanche contre ceux qui dominent le monde intellectuel ». Cela a été le cas avec le nazisme, le stalinisme, ou la Révolution chinoise. Voilà pourquoi, ajoute Bourdieu, « la critique sociologique de l’institution intellectuelle » est fondamentale. Il la juge nécessaire aussi si l’on veut combattre ce qu’il appelle le « racisme de l’intelligence » dont font souvent preuve les « détenteurs du capital culturel » quand ils oublient qu’ils sont eux-mêmes « les héritiers des familles cultivées ». (…) A partir de 1995, et de son engagement au côté des cheminots en grève, Bourdieu a quelque peu infléchi sa position. Dans un cheminement inverse à celui de Foucault, il a renoncé partiellement au principe d’autonomie de la sociologie pour s’investir plus directement dans le champ politique. Néanmoins, il vaut mieux parler d’élargissement plutôt que de renoncement car Bourdieu s’est alors lancé dans une vaste entreprise visant à construire un intellectuel collectif, à l’échelle européenne, regroupant des universitaires, des journalistes, des artistes qui partageaient les mêmes idéaux civiques, mais dans le respect des compétences de chacun. C’est à ce moment-là qu’il a proposé la mise en place de « réseaux critiques, rassemblant des « intellectuels spécifiques» (au sens de Foucault) dans un véritable intellectuel collectif (souligné dans le texte) capable de définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son action, bref autonome ». Tel fut l’enjeu principal du réseau « Raisons d’agir » auquel j’ai apporté ma modeste contribution. Dans l’un de ses tout derniers entretiens, Pierre Bourdieu a proposé une ultime définition de l’intellectuel : « On dit ‘intellectuel engagé’, moi je dis : ‘responsable’. C’est un peu vieillot, ça fait un peu durkheimien. C’est une grande responsabilité si on croit que la sociologie est une science ; or je le crois ». Plutôt que d’alimenter des débats stériles sur la « véritable » définition de l’intellectuel spécifique, je pense que ceux qui se reconnaissent dans les réflexions que j’ai développées ici pourraient se retrouver autour de cette notion d’ « intellectuel responsable ». Même s’ils n’ont pas vécu à l’âge des réseaux sociaux, les réflexions de Foucault et de Bourdieu sur l’articulation du savant et du politique restent précieuses pour comprendre les transformations qui ont affecté notre espace public depuis une quinzaine d’années. Foucault avait noté qu’en raison de la démocratisation de l’université, du développement de la télévision, etc., le type d’intellectuel que seul Sartre pouvait incarner au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avait été mis à la portée de tout le monde dans les années 1970. Cette démocratisation avait donné aux travaux universitaires un écho qui débordait largement désormais le cercle des spécialistes. L’inconvénient de cette « entropie » ajoutait Foucault, c’est qu’elle avait engendré ce qu’il appelait « le toboggan de la pensée philosophique ». Les recherches savantes finissaient en slogan et la philosophie était en train de devenir une « matière de consommation courante ». La multiplication des chaînes d’information en continu et l’irruption des réseaux sociaux ont accéléré dans des proportions que Foucault n’aurait même pas imaginées, ce processus d’entropie. Les sciences sociales sont devenues, à leur tour, une « matière de consommation courante ». Nous avons pu constater, Stéphane Beaud et moi, que notre ouvrage Race et sciences sociales avait été immédiatement pris dans la spirale de ce fameux « toboggan ». Nos analyses ont ainsi été converties en slogan, ou en sondage d’opinion, du genre : « Etes-vous pour la classe ou pour la race ? Cochez la bonne case ». Comme je l’ai déjà dit dans mon dernier blog, les réseaux sociaux ont permis la formation d’un espace public intermédiaire. Conjugué à l’élévation constante du niveau scolaire des nouvelles générations, ce phénomène a accéléré la démocratisation de notre vie publique. Des gens qui n’ont aucune compétence spécifique en sciences sociales, et qui ont donc tendance à voir le monde uniquement à l’aide des catégories que leur fournissent ceux qui dominent la sphère médiatico-politique, peuvent désormais participer aux débats publics. Beaucoup d’entre eux, souvent pour des raisons qui sont en lien avec leur histoire personnelle, sont particulièrement sensibles à la question du racisme. Cet engagement civique est puissamment stimulé par les médias qui placent constamment ce sujet au centre de l’actualité car c’est l’un des meilleurs moyens aujourd’hui de mobiliser les affects du grand public et donc de booster l’audimat pour engranger des recettes publicitaires. Ce contexte rend particulièrement difficile le travail des chercheurs. Le simple fait de s’interroger sur le type de pouvoir que détiennent les porte-parole des mouvements antiracistes est vu comme une « dénonciation ». Mettre en doute l’idée que la question du racisme serait encore « taboue », alors qu’elle fait constamment la une des grands médias, est pris par certains comme une manière de minimiser, voire même de cautionner, le racisme. Alors que je suis convaincu, pour ma part, qu’il faut aborder ces questions de front si l’on veut lutter plus efficacement contre le racisme et contre les formes de domination symbolique qu’elles charrient. La violence verbale qui s’exprime aujourd’hui à jets continus sur les réseaux sociaux reflète, paradoxalement, la pacification des rapports sociaux. Les « intellectuels prolétaroïdes » dont parlaient Max Weber et Pierre Bourdieu se contentent désormais, pour la plupart, d’insulter sur ces plate-forme numériques ceux qui croient encore utile de transmettre au plus grand nombre les connaissances qu’ils ont produites au cours de longues années de travail, alors qu’auparavant il arrivait souvent que les affrontements se déroulent dans la rue, à coups de poings ou à coups de fusil. Je ne trouve pas scandaleux pour ma part que celles et ceux qui se sentent heurtés dans leurs convictions par ce que j’ai pu écrire, puissent réagir de façon agressive. Mais au lieu de me situer sur le même terrain qu’eux, en empruntant à mon tour des chemins qui ne mènent nulle part, je préfère mobiliser les ressources que nous offrent aujourd’hui les réseaux sociaux pour expliquer en quoi consiste notre travail de chercheur, ce qui suppose de refuser énergiquement la confusion entre le savant et le politique. Gérard Noiriel
La menace serait existentielle. Elle nourrit le séparatisme. Ronge l’unité nationale. Encourage l’islamisme. Porte atteinte au patrimoine intellectuel et culturel de la France. Quelle menace ? “Certaines théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis d’Amérique”, affirme le président Emmanuel Macron. Certains politiciens, d’éminents intellectuels et nombre de journalistes français avertissent que les idées progressistes américaines — notamment sur la race, le genre, le post-colonialisme — sont en train de saper leur société. “Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines”, prévient le ministre de l’éducation de M. Macron. Enhardis par ces propos, des intellectuels de renom se regroupent pour contrecarrer ce qu’ils perçoivent comme une contamination par le mouvement “woke” gauchiste et incontrôlé venu des campus américains, et la “cancel culture” qui l’accompagne. Ils font face à une jeune garde plus diversifiée pour qui ces théories sont des outils aidant à éclairer les angles morts d’une nation de plus en plus diversifiée qui rechigne encore à faire mention de la race, qui ne s’est toujours pas confrontée à son passé colonial et qui associe souvent les aspirations des minorités à des politiques identitaires. Ces conflits qui n’auraient autrement pas attiré beaucoup d’attention ont pris de l’ampleur dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le nouveau directeur de l’Opéra de Paris, qui a annoncé lundi son intention de diversifier le recrutement du personnel et d’interdire le “blackface”, s’est vu vivement critiqué non seulement par la cheffe de l’extrême droite Marine Le Pen, mais aussi dans les colonnes du Monde car, bien qu’étant allemand, il a travaillé 10 ans à Toronto et aurait “baigné dix ans dans la culture américaine ». Dans un livre paru ce mois-ci, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, spécialistes chevronnés en sciences sociales, critiquent le principe des études raciales. L’ouvrage s’est attiré les foudres de jeunes universitaires et a fait l’objet d’une large couverture médiatique. Pour M. Noiriel, la race est devenue un “bulldozer” qui écrase les autres sujets. Dans une réponse par courriel, ce dernier ajoute que l’étude de ce sujet à l’université en France est discutable car la race n’est pas officiellement reconnue par les institutions et n’est qu’une “donnée subjective”. Alors qu’on assiste au déclin progressif de l’influence américaine dans de nombreux coins du monde, la virulence du débat autour d’une poignées de disciplines universitaires enseignées sur les campus américains peut surprendre. D’une certaine manière, c’est un combat par procuration autour de questions qui sont parmi les plus brûlantes au sein de la société française, celles notamment de l’identité nationale et du partage du pouvoir. Dans un pays où les intellectuels ont toujours une place centrale, les enjeux sont importants. Si cette bataille qui reflète les guerres culturelles américaines a commencé dans les universités françaises, elle prend désormais de l’ampleur dans les médias. Les hommes politiques s’y engagent de façon croissante, d’autant plus que l’année écoulée a été mouvementée, marquée par une série d’événements qui ont remis en cause les principes de la société française. En France, des manifestations de grande ampleur contre les violences policières, suscitées par l’assassinat [sic] de George Floyd, remettaient en cause la non-reconnaissance institutionnelle de la race et le racisme systémique. Une génération #MeToo de féministes s’est dressée à la fois contre le pouvoir masculin et contre les féministes plus âgées. La répression qui a suivi une série d’attaques islamistes a soulevé des interrogations sur le modèle français de laïcité et l’intégration des immigrés des anciennes colonies de la France. Certains y voient un écho des politiques identitaires et des théories des sciences sociales américaines. Des parlementaires de centre-droite ont appelé à l’ouverture d’une enquête parlementaire sur les “excès idéologiques” dans les universités et ciblé sur Twitter des universitaires “coupables”. M. Macron — qui manifestait jusque-là peu d’intérêt pour ces questions mais courtise la droite à l’approche des élections de l’année prochaine — est intervenu en juin dernier, reprochant aux universités d’encourager “l’ethnicisation de la question sociale”, qui reviendrait à “casser la République en deux”. “(…) Pour Mme Heinich, les événements de l’année dernière sont venus s’ajouter au militantisme qui a importé dans les universités française des controverses nées à l’étranger sur l’appropriation culturelle et le black-face. À la Sorbonne, des militants ont empêché la représentation d’une pièce d’Eschyle car ils y contestaient le port de masques et le maquillage en noir d’acteurs blancs; ailleurs, des conférenciers renommés ont vu leur invitation annulée suite à la pression des étudiants. (…) Pour d’autres, s’en prendre à ce qu’ils perçoivent comme l’influence américaine a révélé encore autre chose, à savoir que l’establishment français serait incapable de se confronter à un monde en mutation, surtout dans un contexte où la mauvaise gestion par le gouvernement de la pandémie de coronavirus vient renforcer un sentiment de déclin inéluctable de ce qui fut autrefois une grande puissance. (…) La France a longtemps revendiqué une identité nationale fondée sur une culture commune, des droits fondamentaux et des valeurs essentielles comme l’égalité et la liberté, rejetant les principes de diversité et de multiculturalisme. Les Français considèrent souvent les États-Unis comme une société fracturée en guerre contre elle-même. Mais nombre des principaux penseurs à l’origine des théories des genres, de la race, du post-colonialisme et de la théorie queer, loin d’être des Américains, venaient de la France — ainsi que du reste de l’Europe, d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Inde, explique Anne Garréta, une écrivaine française qui enseigne la littérature dans des universités en France et à Duke University, aux Etats-Unis. “C’est tout un monde d’idées qui circule à l’échelle mondiale”, precise-t-elle. “Il se trouve que les campus qui sont les plus cosmopolites et les plus mondialisés à ce stade de l’histoire sont les campus américains. ’’ L’État français ne recueille pas de statistiques raciales, illégales, dans le cadre de son engagement affiché en faveur de l’universalisme et du traitement égal de tous les citoyens au regard de la loi. Mais pour nombre de spécialistes de la question raciale, cette réticence s’inscrit dans une longue histoire de négation du racisme en France, du passé colonial et de la traite négrière du pays. (…) L’historien Pap Ndiaye, qui s’efforce de faire établir un cursus de Black Studies en France, estime que ce n’était pas une coïncidence si la vague actuelle de rhétorique anti-américaine est apparue au moment même où se tenaient les premières manifestations contre le racisme et les violences policières, en juin dernier. “Il y a bien cette idée qu’on parle trop des questions de race en France,” dit-il. “Ça suffit. » Les trois attentats islamistes à l’automne dernier sont venus rappeler que le terrorisme reste une menace en France. Ils ont également fait porter l’attention sur un autre domaine de recherche très sensible, l’islamophobie, et comment l’hostilité envers l’islam en France, ancrée dans son expérience coloniale du monde musulman, continue de marquer la vie des musulmans français. Abdellali Hajjat, un expert en islamophobie, dit qu’il est de plus en plus difficile de se consacrer à son sujet depuis 2015, date des attaques terroristes dévastatrices qui avaient frappé Paris. Le financement public de la recherche s’est tari. Les chercheurs sur cette matière se voient accusés de faire l’apologie des islamistes et même des terroristes. Il y a deux ans, fuyant l’ambiance qu’il trouvait oppressante, M. Hajjat est parti enseigner à l’Université libre de Bruxelles, en Belgique, où il dit jouir d’une plus grande liberté académique. (…) Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation de M. Macron, a accusé les universités, sous influence américaine, d’être complices des terroristes en fournissant une légitimation intellectuelle de leurs actes. Dans une lettre ouverte de soutien au ministre publiée dans Le Monde, un groupe de 100 universitaires réputés a fustigé les théories “transférées des campus nord-américains”. L’un des signataires, l’expert de l’islam Gilles Kepel, considère que l’influence américaine a conduit à “une sorte d’interdiction dans les universités de réfléchir au phénomène de l’islam politique au nom d’une idéologie de gauche qui le considère comme la religion des défavorisés ». Avec l’islamophobie, c’est par “l’importation totalement artificielle” en France de la “question noire à l’américaine” que certains tentent de présenter une fausse image d’une France coupable de “racisme systémique” et de “privilège blanc”, renchérit de son côté Pierre-André Taguieff, historien et grand critique de l’influence américaine. (…) Derrière les attaques contre les universités américaines — menées par des intellectuels hommes, blancs, âgés — se cachent les tensions d’une société où le pouvoir établi est bousculé, estime de son côté Éric Fassin, un sociologue qui a été l’un des premiers chercheurs, il y a une quinzaine d’années, à s’intéresser à la question raciale et au racisme en France. À l’époque, les spécialistes des questions raciales étaient généralement des hommes blancs comme lui, explique-t-il. Il ajoute qu’il est souvent traité de traître et a été la cible récemment d’un extrémiste de droite condamné à quatre mois de prison avec sursis pour avoir menacé de le décapiter. Mais l’émergence de jeunes intellectuels — dont certains sont Noirs (sic) ou musulmans — nourrit l’assaut contre ce que M. Fassin appelle “l’épouvantail américain”. NYT
Le livre que co-signent le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel, et qui sort ce 5 février chez Agone, s’intitule finalement : Race et sciences sociales. Sous-titre : “Essai sur les usages publics d’une catégorie”. La “race”, plutôt que “l’identité” ? Le mot est polysémique et spectaculaire, il ramasse à la fois l’histoire de la pensée raciste et racialiste (qui table sur l’inégalité des races, contrairement à ce qui peut parfois circuler dans les médias) et les travaux de ceux qui l’envisagent désormais comme un outil pour mettre au jour des discriminations ou un sort spécifique. Sujet au grand écart, le terme est inflammable, et justement propice à bien des procès parce qu’il charrie cette histoire paradoxale et pas mal de culs-de-sac interprétatifs. Bien qu’il figure en titre, nulle part dans le livre, on ne trouve de définition précise et explicite du concept de race tel que Stéphane Beaud et Gérard Noiriel annoncent en réfuter l’usage en sciences sociales. Cette absence interpelle. Interrogés dans le cadre d’un séminaire universitaire à deux jours de la sortie de leur livre, ils convenaient qu’il s’agissait d’abord d’un titre parce qu’il en fallait bien un ; et arguaient, surtout, qu’ils n’entendaient pas nécessairement proposer de définition bien léchée du concept – évoquant même le spectre des procès en tectonique lexicale des années où le marxisme régnait en maître sur leurs disciplines. Hasardeux ? En fait, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud répondent qu’ils entendent travailler depuis la façon dont les gens peuvent se décrire eux-mêmes. Et se méfier des étiquettes que des chercheurs pourraient distribuer vu du dessus. Expéditif ? Que le mot race ne soit pas davantage défini conceptuellement a aussi à voir avec l’ambition du livre, et son statut. (…) Un climat avec lequel le mot “identitaire” n’a pas rien à voir – notamment parce qu’on peut lui faire dire beaucoup, et qu’il embarque quelque chose d’un peu indigne, et surtout d’assez peu scientifique. Ils écrivent que c’est par exemple parce que les “polémiques identitaires” ont pris cette place prépondérante dans le débat public que “des jeunes”, qui se trouvent privés de l’espoir d’émancipation porté jadis par le communisme, finissent par privilégier “les éléments de leur identité personnelle que sont la religion, l’origine ou la race (définie par la couleur de peau)” – et rejeter « la société”. Revisitant la place allouée à l’identité individuelle et à l’identité collective selon les époques, les deux chercheurs écrivent que _“malheureusement, les plus démunis d’entre eux sont privés, pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. C’est ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le « nous » (de la cité, des jeunes Noirs ou Arabes, des exclus, mais aussi de plus en plus, semble-t-il, le « nous » musulman) versus le « eux » (des bourgeois, des « céfrans », des « gaulois », des Blancs, ou des athées, etc.).”_ Un “enfermement identitaire”, écrivent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel dès les premières pages de leur livre. Mais un enfermement dont les deux auteurs laissent entendre qu’il a directement lien avec l’activité scientifique de certains de leurs collègues qui assignent et qui essentialisent. Là où Gérard Noiriel rappelle qu’un des axes majeurs de son travail en socio-histoire a toujours consisté à déconstruire des catégories. A charge et parfois ad hominem, leur livre s’avance comme une entreprise destinée à mettre au jour comment les sciences sociales ont pu se laisser aller à une forme d’errance épistémologique. Comment ? En laissant la variable raciale ou “identitaire” écraser, telle « un bulldozer », la classe, un niveau de vie, la valeur d’un diplôme, la fluidité d’une scolarité ou de meilleures chances… Au point d’imposer des grilles de lecture qui forcent le réel et contraignent tout un chacun à se définir comme malgré soi. (…) Pour les deux auteurs, le fait de prendre comme focale la race et, au-delà, tout ce qui devrait au contraire rester de l’ordre d’une identité privée, n’est pas seulement simpliste. C’est aussi abusif parce qu’à cet endroit-là, le ou la scientifique sortira de son rôle. En devenant un militant, un porte-parole, un agitateur, un bon client des médias… La position du chercheur dans la société, est au fond un vieux débat, que les deux auteurs revisitent à nouveaux frais : Pierre Bourdieu et quelques autres, ont déjà beaucoup écrit sur la place de l’intellectuel (à quoi Gérard Noiriel a d’ailleurs consacré récemment des billets sur son blog). Mais ça reste ici un débat un peu sinueux : leur position pourra paraître sibylline quand, au paragraphe suivant, les deux auteurs annoncent justement se considérer eux-mêmes comme des “chercheurs engagés” depuis des dizaines d’années à travailler notamment sur les discriminations. Ou quand ils s’abstiennent de définir la race, et n’engagent pas toujours une discussion scientifique avec les travaux qu’ils entendent étriller. Mais c’est surtout un débat à charge, où le mot “identitaire” peut être regardé à la fois comme un carburant polémique, et le marqueur qui nous renseigne sur le registre dans lequel se déploie ce livre signé par deux chercheurs qui ont beaucoup fait pour leurs disciplines respectives – mais qui, jusqu’alors, publiaient des travaux qui relevaient plutôt d’un autre registre. Car ce mot “identitaire” a quelque chose de déshonorant pour l’adversaire. Au mieux, c’est le scotch du capitaine Haddock. Au pire, c’est la marque au fer rouge qui vient en fait sceller l’absence de scientificité de travaux malhonnêtes, et des alliances politiques suspectes. Le mot « race », dont le titre définitif est réhaussé, vous semble à la fois plus fort, et aussi plus incendiaire, que le mot “identitaire” ? C’est possible qu’il fasse davantage sursauter. Pourtant, “race” est un mot utilisé par des universitaires qui l’ont en fait revisité, revitalisé, et redessiné. Ces chercheurs et ces chercheuses-là ne sont pas majoritaires, et l’usage de cette catégorie ne fait pas consensus. Mais c’est celui qu’ils mettent en circulation eux-mêmes. Qu’ils écrivent pour explorer un cadre théorique, qu’ils interrogent et dont ils fixent les contours. Et duquel ils entendent souvent tirer un usage pédagogique, comme par exemple Sarah Mazouz avec le livre Race paru chez Anamosa en 2020 dans la collection “Le Mot est faible” (…) depuis des années, le mot “identitaire” est d’abord celui qu’utilisent la droite et l’extrême-droite françaises pour disqualifier les sciences sociales et, en particulier, la sociologie. Il a une connotation militante et obscurantiste, et embarque avec lui l’idée que les chercheurs manipuleraient grosso modo leurs positions académiques pour nourrir des croisades. Et parfois, des offensives communautaires arrimées aussi bien au genre qu’à l’origine ethnique. Or le livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel paraît justement dans un double timing qui voit à la fois l’université brocardée tous azimuts et comme jamais ; et, en parallèle, un texte de loi sur les “séparatismes” faire son chemin. Dans ce contexte de discrédit qui affleure jusqu’au sommet de l’Etat et dans de très nombreux médias, les mots “indigéniste”, “identitaire”, “racialiste”, “communautaire” sont souvent interchangeables. Il suffit de voir, parmi de nombreux autres, un article du Point fin janvier 2021, titré “Quand la fièvre identitaire frappe l’université” (sous-titre : “Indigénistes, déboulonneurs de statues, gauche racialiste, écriture inclusive… Comment ces militants étendent leur emprise et verrouillent les débats”). Dans un contexte de baisse des crédits à la recherche et de dévalorisation de l’université, tous ces mots contribuent à déstabiliser des pans entiers du monde universitaire – sans d’ailleurs que le plus grand nombre ne s’y retrouve nulle part. Ils charrient aussi un goût amer chez tous ceux qu’on accuse soudain de porter d’abord une cause plutôt que de contribuer à la recherche. Ou qu’on soupçonne carrément de faire justice à une histoire personnelle. Même s’ils hissent le terme “identitaire” bien haut sans toujours trier son usage militant de son usage académique, les deux auteurs écrivent cependant, sans ambiguïté : « On ne voit pas au nom de quel principe ce genre de recherches devrait être banni de l’université française. » Le mot “identitaire” est aussi un truc collant sous la chaussure parce qu’il croise le registre politique et polémique et l’idée d’identité. Or l’identité est une notion tardive dans les sciences sociales, et elle n’a pas toujours fait l’objet d’un ancrage théorique et conceptuel à même de le légitimer. Avant les années 80, en France, on ne parlait guère d’identité en histoire ou en sociologie (mais beaucoup plus, en Allemagne ou aux Etats-Unis, et notamment en psychologie sociale).(…) Historiquement, surtout, l’identité est plutôt de droite : avant même d’être happée par l’extrême-droite dans le “Bloc identitaire” (en 2002) puis “Génération identitaire” (en 2012), elle se construit un peu comme une réponse à ce que la classe peut représenter à gauche. A contrario, dans les années 50 et 60, le camp progressiste et le monde universitaire sont plutôt assimilationnistes. A partir de la fin des années 70, la gauche reprendra à son compte l’idée d’identité, et même la construction d’une “identité nationale”. Mais plutôt pour vanter ce que le chercheur Vincent Martigny décrit comme une France mosaïque. C’est-à-dire, un récit, accolé à ce qui restera comme “le droit à la différence”, mais qui entre en friction avec l’idée d’une France homogène qui charpentait l’imaginaire collectif. C’est quand l’extrême-droite s’emparera de l’identité nationale que l’on verra naître les accusations de communautarisme. A l’époque, il s’agit déjà, essentiellement, de saisir (et disqualifier) l’expression d’un sentiment d’appartenance qui a directement prise dans l’histoire coloniale – et pas d’une identité provençale ou berrichonne. Depuis cette date, dire à quelqu’un qu’il verse dans “l’identitaire” n’a jamais été un hommage. Sauf erreur, on ne trouve ainsi personne à se définir soi-même de cette étiquette bizarre de “chercheur identitaire”. Ni d’ailleurs des travaux que leurs auteurs désigneraient comme des recherches “identitaires”. Quand des textes académiques mobilisent le mot “identité”, leurs auteurs sont bien plus souvent du côté de ceux qui veulent s’en défier. Même à des chercheurs intersectionnels qui croisent, selon leurs objets et leurs terrains de recherche, le genre, la classe et la race, l’identité apparaît parfois trop artificielle ou, tout simplement, trop vague. Elle reste aussi un terrain miné qui ouvre à toute une foule de critiques qui émanent de ceux qui estiment que mobiliser l’identité, c’est essentialiser un groupe, le figer dans une appartenance prédéfinie, le couper de toute une histoire en tensions dans laquelle les trajectoires s’enracinent, prennent corps, et parfois divergent. Aujourd’hui, l’identité est, pour beaucoup, un terme extérieur au champ scientifique. Si on trouve des travaux qui mobilisent, évaluent, interrogent ou remodèlent la notion d’identité (qui, elle non plus, ne fait pas consensus), c’est souvent un mot à la fois trop lâche et trop élastique pour voyager tel quel. C’est d’ailleurs en partie pour ça que la race a davantage sédimenté : elle est devenue cet outil lexical et conceptuel pour exprimer l’idée d’une stigmatisation. Mais d’abord un mot pour parler de celui qui regarde, plutôt qu’un mot pour dire la revendication identitaire de celui qui est regardé – comme Sartre disait hier que c’est l’antisémitisme qui fait le Juif. A défaut de “chercheurs identitaires”, il existe dans le débat public l’idée d’une “gauche identitaire”, à laquelle on renvoie plus particulièrement certains universitaires. Mais l’expression surgit toujours dans les mots de la partie adverse. En 2018, lorsqu’un violent débat avait opposé Mark Lilla et Eric Fassin, le mot “identitaire” fonctionnait déjà comme un blâme, et pas comme une étiquette qu’on prendrait pour soi. Dans un entretien croisé que Le Monde avait proposé aux deux chercheurs, Eric Fassin avait d’ailleurs répondu qu’il parlerait “plutôt d’une gauche minoritaire”. Le cœur du débat était déjà là quand le sociologue argumentait : « A la différence des communautés, les minorités n’ont pas forcément une culture commune ; mais elles ont en partage une expérience de discrimination. » En disant “identitaire” aussi bien pour des polémiques médiatiques, des affrontements à hauteur de réseaux sociaux que pour des travaux universitaires, on contribue en fait à oxyder le débat intellectuel en floutant ses frontières. On corrode aussi, au passage, quantité de travaux qui à la fois sont bien plus précis sur les mots et les catégories qu’ils mobilisent, et qui souvent les mettent en tension et les problématisent. Mais ce qui frappe en lisant le livre de Stéphane Beaud et de Gérard Noiriel, c’est que pour quelques pages consacrées à moins d’une demie-douzaine de chercheurs en sciences sociales qu’ils estiment responsables de cette offensive “identitaire” sur le champ académique et qu’ils nomment (Colette Guillaumin, la seule femme parmi les références évoquées, qui soutenait en 1969 la première thèse sur le racisme et l’altérité et revisitait le concept de “race”, puis Eric et Didier Fassin, Pap Ndiaye, Patrick Simon et Pascal Blanchard), on ne trouve guère d’analyses des travaux qui, depuis quinze ans, mettent vraiment au travail les concepts et les grilles de lecture que les auteurs brocardent. Dénonçant le “business postcolonial” de ces auteurs dont on pourrait objecter qu’ils sont loin de parler d’une même voix, ils brocardent un filon aussi juteux que conceptuellement pauvre. Mais ils ne mobilisent guère de travaux récents produits depuis moins de dix ans, et ne discutent par exemple ni Sarah Mazouz, ni Silyane Larcher, et citent à peine (hormis une note de bas de page) Abdellali Hajjat dont Stéphane Beaud fut pourtant le directeur de thèse (en 2009) et qui a justement montré que, dans les revues académiques françaises, les concepts de genre et de race n’ont pas occulté le concept de classe. Ils n’évoquent pas non plus l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, dont on ne peut pas dire que le travail depuis quarante ans évacue la classe. Bon nombre de chercheurs et de chercheuses qui furent pourtant formés par Beaud et Noiriel sont aussi éclipsés à présent qu’ils en renouvellent l’approche ; et quant à elle Elsa Dorlin, à qui on doit la première occurrence du mot “intersectionnalité” à la radio française et qui croise le genre et la race dans ses travaux depuis pas loin de vingt ans, disparaît pratiquement : elle apparaît une fois, dans un comptage en note de bas de page, pour un passage dans un séminaire universitaire en 2007 – mais pas pour une lecture critique de ses travaux. L’intersectionnalité, quant à elle, est toujours mentionnée entre guillemets – mais Gérard Noiriel dit explicitement que, pour lui, la polémique sur l’intersectionnalité est « un faux problème ». L’ampleur de cette absence tranche avec l’usage massif du terme “identitaire” (125 occurrences pour “identitaire” dans le livre, plus 81 du mot “identité”, parfois chevillé à l’expression “identité nationale” toutefois). Le contraste pousse lui aussi à se poser la question du registre de la discussion, et à s’interroger sur le statut du livre. Avant que les deux auteurs ne discutent, ensemble, de la pertinence de la variable raciale qui encombrerait la recherche et génèrerait des erreurs d’aiguillage, Gérard Noiriel consacre les trois premiers chapitres à une socio-histoire de la question raciale dans l’espace public. Mais il n’est pas sûr que Race et sciences sociales ne soit pas, d’abord, un texte polémique et politique. Un livre qui vise à répliquer à une poignée de collègues mais pas forcément à objecter à l’usage, ou au mésusage, d’un concept, d’une variable, et aux travaux qui s’en réclament. Un livre qui, finalement, porte avant tout sur ce qu’ils pensent de l’état du débat public – trêve de suspense : les auteurs le trouvent déplorable. On peut se le dire en voyant que les auteurs n’envisagent pas vraiment qu’on puisse tenir ensemble question sociale et question raciale comme pourtant bien des recherches le font (et même certains mouvements antiracistes plus récents). On le perçoit mieux en lisant la troisième et dernière partie d’un livre à la construction très disparate. On doit cette dernière partie à Stéphane Beaud, et elle est consacrée aux quotas dans le football français (surgis en 2011 dans les médias après que Médiapart avait annoncé « moins de Noirs et d’Arabes » en sélection nationale). C’est-à-dire, en fait, à la construction de problèmes médiatiques comme autant d' »affaires », réductrices et mal ficelées. Le sociologue y décrit la lourdeur médiatique et l’incapacité des journalistes à penser les questions raciales autrement qu’en se faisant intoxiquer par ce qui relèverait d’une entreprise décoloniale à la fois démagogique et hors sol. Une entreprise à laquelle contribuent des chercheurs et qui sature l’espace public. (…) Or, à la lecture de nombreux travaux récents, on peut aussi se dire que bien des chercheuses et des chercheurs qui mobilisent l’intersectionnalité pour appréhender l’idée d’un sort spécifique fait à certains groupes plutôt qu’à d’autres ne seraient pas loin d’y retrouver leurs petits – même si elles et eux n’écriraient jamais « théorie du genre ». Mais ça reste difficile à confronter dès lors que tous ces travaux demeurent les grands absents du débat – ou de la polémique. Dans leur livre, Stéphane Beaud et Noiriel écrivent que « l’histoire de la France a montré que la lutte contre le racisme (au sens large du terme) avait connu des succès significatifs sur le plan politique lorsqu’elle avait été reliée au combat social, de façon à unifier les différentes composantes du peuple français. » A l’heure où s’empilent les procès en sorcellerie contre les sciences sociales, on pourrait aussi penser qu’éviter de s’agonir entre chercheurs en fagotant les autres en épouvantails est une bonne base stratégique. Chloé Leprince (France Culture)
Dans l’ouvrage Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question (Agone, 2010), j’avais tenté de montrer (en me limitant au monde universitaire) que trois grands types d’intellectuels s’étaient imposés à l’issue de l’Affaire Dreyfus. Ceux que j’ai appelé, par référence à Charles Péguy, les « intellectuels de gouvernement » occupent une position dominante dans le champ médiatique (la presse de masse d’hier, les chaînes télévisées d’aujourd’hui). Ils accèdent souvent à l’Académie française et certains d’entre eux deviennent parfois ministre de l’Education nationale ou de la Culture. Ils défendent mordicus la nation française, ses traditions, l’ordre établi, mobilisant leur intelligence pour dénoncer toute forme de pensée subversive. Après avoir vaillamment combattu le « totalitarisme », ils sont aujourd’hui vent debout contre « l’islamisme ». Face à eux se dressent les « intellectuels critiques », qui sont les héritiers des « intellectuels révolutionnaires » de la grande époque du mouvement ouvrier. Certains d’entre eux prônent encore la lutte des classes, mais leur principal cheval de bataille aujourd’hui, c’est le combat contre le « racisme d’Etat » et « les discriminations » ; les « racisé-e-s » ayant remplacé le prolétariat. Ces deux pôles antagonistes peuvent s’affronter continuellement dans l’espace public parce qu’ils parlent le même langage. Les uns et les autres sont persuadés que leur statut d’universitaire leur donne une légitimité pour intervenir sur tous les sujets qui font la une de l’actualité. Ils font comme s’il n’existait pas de séparation stricte entre le savant et le politique. Les intellectuels de gouvernement ne se posent même pas la question car ils sont convaincus que leur position sociale, et les diplômes qu’ils ont accumulés, leur fournissent une compétence spéciale pour traiter des affaires publiques. Quant aux intellectuels critiques, comme ils estiment que « tout est politique », ils se sentent autorisés à intervenir dans les polémiques d’actualité en mettant simplement en avant leur statut d’universitaire. Le troisième type d’intellectuels que j’avais retenu dans cet ouvrage est celui que Michel Foucault appelait « l’intellectuel spécifique ». Il tranche avec les deux autres parce qu’il part du principe que la science et la politique sont des activités très différentes. Le fait d’avoir une compétence dans le domaine des sciences sociales peut certes nous aider à éclairer les relations de pouvoir qui régissent nos sociétés, mais le mot pouvoir n’est pas synonyme du mot politique (au sens commun du terme) et la critique scientifique n’est pas du même ordre que la critique politique. Cette conviction explique pourquoi l’intellectuel spécifique ne peut intervenir dans l’espace public que sur des questions qu’il a lui-même étudiées pendant de longues années. Ces questions sont d’ordre scientifique, ce qui fait qu’elles ne se confondent pas avec celles auxquelles les journalistes et les politiciens voudraient qu’il réponde. Voilà pourquoi l’intellectuel spécifique doit « problématiser » (comme disait Foucault) les questions d’actualité dans le but de produire des vérités sur le monde social qui ne peuvent être obtenues qu’en se tenant à distance des passions et des intérêts du moment. Cela ne signifie pas que l’intellectuel spécifique se désintéresse de la fonction civique de son métier. Toutefois, ce qui le distingue des autres types d’intellectuels, c’est qu’il refuse de jouer les experts ou les porte-parole de telle ou telle catégorie de victimes. Il estime que l’intellectuel de gouvernement, mais aussi l’intellectuel critique, commettent un abus de pouvoir en intervenant constamment dans le débat public sur des questions qui concernent tous les citoyens. Voilà pourquoi, depuis Max Weber jusqu’à Pierre Bourdieu, les intellectuels spécifiques ont mobilisé les outils que propose la science sociale pour combattre le pouvoir symbolique que détiennent les intellectuels. Mais comme ils deviennent eux aussi des intellectuels quand ils interviennent dans le débat public, ils doivent retourner contre eux-mêmes les armes de la critique. Ce qui caractérise le véritable intellectuel spécifique, c’est donc sa capacité à se mettre lui-même en question, ce que j’ai appelé la faculté de « se rendre étranger à soi-même », alors que chez les autres intellectuels, le pouvoir de la critique s’arrête toujours devant leur porte. C’est cette propension à s’interroger sur lui-même qui a poussé Pierre Bourdieu à écrire, dans l’un de ses derniers ouvrages : « Je ne me suis jamais vraiment senti justifié d’exister en tant qu’intellectuel », ou encore « je n’aime pas en moi l’intellectuel » (Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 16). Comme je l’avais souligné dans mon livre, ce malaise chronique de l’intellectuel spécifique tient aussi au fait que, pour être entendu dans l’espace public, il est parfois amené à dépasser la limite entre le savant et le politique qu’il s’était promis de ne pas franchir. Ce fut le cas pour Durkheim pendant la Première Guerre mondiale, pour Foucault dans les années 1970, et aussi pour Bourdieu à la fin de sa vie. Les trois types d’intellectuels que je viens de citer se sont imposés en France au tournant des XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire au moment où la presse de masse a restructuré complètement l’espace public en y intégrant la fraction des classes populaires qui en était exclue jusque là. Depuis une vingtaine d’années, l’irruption des chaînes d’information en continu et des « réseaux sociaux » a provoqué une nouvelle révolution de la communication à distance. Ces réseaux sont des entreprises privées, gouvernées par la loi du profit, qui mobilisent leurs adeptes en jouant sur leurs émotions. Toute personne peut y intervenir, de façon spontanée et souvent anonyme, en tenant le genre de propos qui s’échangeaient auparavant au « café du commerce », c’est-à-dire dans un espace d’interconnaissance directe, régi par la communication orale. La montée en puissance des réseaux sociaux a donc abouti à l’émergence d’un espace public intermédiaire entre la sphère des relations personnelles fondées sur la parole, et la sphère nationale, voire internationale, structurée par les médias de masse. Les journalistes se sont adaptés à cette nouvelle situation de la même manière qu’ils s’étaient adaptés aux sondages. Ils nous font croire que les réseaux sociaux expriment « l’opinion publique », alors qu’ils sélectionnent, dans les milliards de propos échangés chaque jour sur Twitter ou Facebook, ceux qui peuvent leur servir dans le traitement de l’actualité. Les chaînes d’information en continu, dont la logique repose sur ce qu’on pourrait appeler « une économie de la palabre », obéissent aux mêmes principes que les réseaux sociaux : il faut mobiliser les émotions des téléspectateurs pour booster les audiences, et donc les recettes publicitaires. Voilà pourquoi ces chaînes accordent une place essentielle aux polémiques, aux « clashs », aux insultes qui sont immédiatement relayés sur les réseaux sociaux. Dans le même temps, pour donner un peu de crédibilité à leur entreprise, ils sollicitent constamment des « experts », le plus souvent des universitaires, transformés en chasseurs de « fake news », qui acceptent de jouer ce jeu pour en tirer quelques profits en terme de notoriété, de droits d’auteurs, etc. Les journalistes de la presse écrite se sont adaptés eux aussi à ce nouveau contexte en proposant des éditions en ligne, qui font une place de plus en plus grande à ce qu’on appelait autrefois « le courrier des lecteurs ». Les plus hardis se sont lancés dans l’édition entièrement numérique ; Médiapart ayant innové en allant jusqu’à abriter les « blogs » tenus par certains de ses abonnés. Comme toute innovation technologique, cette révolution numérique a eu des conséquences contradictoires. On peut y voir un progrès de la démocratie car elle a élargi le cercle de ceux qui peuvent désormais participer aux échanges publics. Malheureusement, dans le même temps, la révolution numérique a considérablement affaibli l’autonomie des sciences sociales. Un nombre croissant d’universitaires ont été intégrés dans le jeu médiatique pour commenter l’actualité, pour livrer leur expertise, pour critiquer le gouvernement dans leurs blogs ou les tribunes que leur propose la presse. En pénétrant de plus en plus intensément dans la vie quotidienne des individus, les nouveaux instruments de la communication de masse ont donc fortement aggravé la confusion du savant et du politique. Les intellectuels de gouvernement et les intellectuels critiques se sont facilement adaptés à cette nouvelle situation, étant donné qu’ils ne séparent pas strictement les deux sphères. En revanche, la position déjà fragile des intellectuels spécifiques, s’en est trouvée très affaiblie. Les chaînes télévisées, les radios et les réseaux sociaux convergent pour marteler 24 heures sur 24 un discours d’actualité construit sur la défense des victimes et la dénonciation des coupables. Ce matraquage permanent a ancré dans l’esprit des citoyens que toute réflexion sur notre société consistait à dénoncer, réhabiliter, expertiser, dire aux gens ce qu’ils sont et comment ils doivent se comporter. Cette façon de penser est tellement intériorisée par ceux qui s’activent sur les réseaux sociaux qu’elle devient la norme même pour les universitaires, y compris en sciences sociales. Cette confusion entre le savant et le politique a pris une telle ampleur qu’elle a été cautionnée ces dernières années jusqu’au sommet de l’Etat. Après les attentats de 2015, le Premier ministre Manuel Valls n’a pas hésité à affirmer : « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». En juin 2020, au moment des mobilisations d’une partie de la jeunesse contre les violences policières, le président de la République a affirmé que « le monde universitaire (…) a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». Les représentants de nos professions ont répliqué en reprochant au chef de l’Etat de généraliser à l’ensemble de la communauté scientifique des prises de position politiques qui restent très minoritaires. Effectivement, le président a confondu les universitaires avec les intellectuels, c’est-à-dire avec la petite fraction des enseignants-chercheurs qui interviennent dans les polémiques politico-médiatiques en mettant en avant leur fonction universitaire. Mais qui peut croire que la meilleure manière de lutter contre un gouvernement qui s’en prend aujourd’hui frontalement aux sciences sociales soit de confondre le savant et le politique, en rupture avec toute la tradition de la sociologie critique depuis Max Weber jusqu’à Pierre Bourdieu, comme le fait Eric Fassin quand il écrit que « le savoir est devenu, en même temps qu’un enjeu, un des lieux du politique » ? Je suis convaincu que nos disciplines courent un grave danger si les universitaires n’ont pas le courage d’aborder de front ce genre de questions. Telle est la raison qui m’a poussé à évoquer dans un de mes blogs, la polémique entre le sociologue Eric Fassin et le sociologue américain Mark Lilla. J’ai montré qu’au-delà de leurs divergences, ils étaient d’accord au moins sur un point, à savoir que leur statut d’universitaire les autorisait à donner leur opinion en matière politique comme si cela allait de soi. C’est le même genre de critiques sur le pouvoir symbolique que s’arrogent les intellectuels que j’ai adressé à Patrick Boucheron dans un autre blog, qui prolongeait ce que j’avais déjà écrit, à propos de Jacques Julliard ou de François Furet, dans mon livre sur les intellectuels. Le blog sur la polémique Lilla/Fassin a suscité des réactions qui montrent quelques unes des armes rhétoriques que mobilisent aujourd’hui les intellectuels critiques pour échapper à la critique. La revue Mouvement qui est un exemple typique de publication mi-savante, mi-militante, confondant fréquemment la science, l’expertise et l’engagement politique, a cru bon de consacrer tout un numéro pour « réfuter » mon texte, en faisant comme si la divergence était d’ordre scientifique. J’ai été à la fois flatté de l’importance accordée à ce petit blog et consterné par la manière dont les contributeurs ont argumenté pour éviter le problème de fond que j’avais mis sur la table. Au lieu d’aborder la question des rapports entre le savant et le politique, les auteurs de ce numéro ont préféré se focaliser sur « l’intersectionnalité ». Ce qui est pour moi l’exemple type d’un faux problème qu’on nous avait déjà servi il y a vingt ans avec la « déconstruction » de Jacques Derrida. Je ne suis ni pour ni contre « l’intersectionnalité », étant donné qu’à mes yeux, c’est toujours l’objet précis d’une recherche scientifique qui doit guider le chercheur dans le choix de ses concepts et de ses méthodes. Il est tout à fait légitime, dans le cadre d’une étude empirique précise, de discuter pour savoir s’il est pertinent de croiser les critères de classe, de genre et de race (à condition de s’entendre sur le sens qu’on donne à ce dernier terme) comme le prétendent les tenants de l’intersectionnalité. Des discussions intéressantes ont eu eu lieu parmi les chercheurs sur l’intérêt heuristique de ce concept en sociologie. Si j’ai parlé, dans mon blog, de « régression » par rapport à la tradition des sciences sociales, c’est uniquement parce que les adeptes de l’intersectionnalité en font la clé qui ouvrirait toutes les serrures de la connaissance, alors qu’on a appris jusqu’ici à nos étudiants qu’il n’était pas possible de dire a priori quelles étaient les variables les plus pertinentes pour expliquer le problème scientifique que l’on veut résoudre. Mes divergences portent donc sur l’usage qui est fait de l’intersectionnalité par ceux qui brandissent ce terme comme un étendard à la fois politique et scientifique, car le vrai clivage oppose d’un côté les théoriciens – qui ne font jamais de travaux de terrain ou qui généralisent abusivement leurs résultats en présentant l’intersectionnalité comme une théorie universelle – et d’un autre côté, les chercheurs qui établissent et conjuguent leurs variables pour répondre aux questions concrètes qui ont surgi au cours de leur enquête. Les intellectuels critiques ne sont bien sûr pas les seuls à entreprendre ces opérations de « traduction » pour discréditer ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. J’ai subi le même genre d’avanies de la part des intellectuels de gouvernement, qui prétendent défendre la « laïcité » au nom du « printemps républicain ». Ceux-là ont jugé « stupide » l’ouvrage intitulé le Venin dans la plume dans lequel je compare, textes en main, la rhétorique d’Edouard Drumont à la fin du XIXe siècle et celle d’Eric Zemmour aujourd’hui. Ils n’ont pas supporté que j’utilise le mot « islamophobie » pour désigner les discours de haine que subissent les musulmans aujourd’hui car, selon eux, en reprenant ce terme à mon compte, j’aurais « fait le jeu » des islamistes qui menacent les « valeurs républicaines ». Dans ce type de polémiques, la traduction du langage savant dans le langage politico-médiatique permet de combiner les deux arguments majeurs qu’utilisent les intellectuels de gouvernement et les intellectuels critiques pour discréditer leurs concurrents : les dégrader en tant que savant tout en les accusant de complicité avec les ennemis du peuple au nom duquel ils parlent. Les extraits, récemment publiés dans le Monde Diplomatique, du livre Race et sciences sociales (Agone, 2021) que j’ai co-écrit avec Stéphane Beaud, ont suscité une avalanche de commentaires qui reproduisent exactement la même rhétorique. Les intellectuels de gouvernement tentent de nous récupérer en nous embarquant dans leur croisade contre les « islamo-gauchistes », ce qui constitue, aux yeux des intellectuels critiques, la preuve manifeste que nous avons rejoint le camp ennemi. Comme pourront le vérifier tous ceux qui auront le courage de lire cette prose souvent insultante, nous sommes à la fois disqualifiés en tant que chercheurs et accusés de « faire le jeu » des racistes en ne voyant que la classe sociale. Même si le titre qu’a choisi la rédaction du Monde Diplomatique (« Impasses des politiques identitaires ») a pu inciter une partie des lecteurs à penser que notre propos était politique, ce que je regrette pour ma part, il suffit de le lire sérieusement pour comprendre que notre but est justement d’échapper à ce genre de polémiques stériles. Nous reprocher d’occulter la race au profit de la classe, c’est se tromper complètement de combat, soit par ignorance, soit par intérêt. Nous montrons en effet dans cet ouvrage que les intellectuels critiques qui réifient aujourd’hui la race raisonnent exactement comme les intellectuels révolutionnaires des générations précédentes. qui réifiaient la classe (en l’occurrence le prolétariat). Dans son livre Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu avait déjà constaté que ces philosophes marxistes s’efforçaient de discréditer leurs concurrents en conjuguant les deux types d’arguments scientifiques et civiques que les intellectuels critiques nous opposent aujourd’hui. Il avait alors mis en cause la violence symbolique qui consistait à cumuler « deux principes de légitimation : l’autorité universitaire et l’autorité politique » pour échapper à la critique. A la même époque Michel Foucault avait, lui aussi, pris ses distances avec les intellectuels qui parlaient au nom du prolétariat en leur reprochant de confondre l’insulte et l’argumentation (…) Foucault n’avait rien à répondre en effet aux amateurs de polémiques parce qu’il ne parlait pas leur langage. (…) Il n’est pas sans intérêt de rappeler également qu’un petit nombre de journalistes ont combattu eux aussi le pouvoir symbolique que s’arrogent une grande partie des intellectuels. Le meilleur exemple est sans contexte celui de George Orwell. Pour saluer la nouvelle édition de 1984 qui sort aujourd’hui aux éditions Agone (avec une postface de Thierry Discepolo et Celia Izoard), je partirai de la distinction qu’Orwell a établie entre « l’intellectuel totalitaire » et « l’intellectuel ordinaire », en suivant l’analyse qu’en a proposée Jean-Jacques Rosat (…) Contrairement à une lecture simpliste de 1984, le terme « totalitaire » est utilisé dans ce roman au sens large, pour désigner un certain type d’idéologie. « Ce qui rend une idée totalitaire, ce n’est pas son contenu particulier (rien n’est plus opposé quant à leurs contenus respectifs que les idées fascistes et les idées communistes) mais son fonctionnement, ou plus exactement sa capacité à fonctionner comme une arme pour détruire l’homme ordinaire » et le transformer en « homme totalitaire ». Orwell utilise cette expression, ajoute Rosat, pour désigner « l’individu qui est dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante, et du même coup de sa capacité d’éprouver tout l’éventail des sentiments ordinaires ». Orwell en conclut qu’il « vaut mieux ne pas oublier que le pouvoir sur les esprits est un pouvoir intellectuel et qu’il est exercé par des intellectuels ». Ce qui l’amène à s’interroger sur la fonction de « l’intellectuel engagé », car en prétendant défendre la cause des opprimés, il « court ainsi le risque permanent de se poser comme une autorité dictant aux autres ce qu’ils doivent faire ou assignant à leurs actes un sens qu’il prétend mieux connaître qu’eux-mêmes ». Ces quelques citations montrent bien que ce qui a été souvent présenté comme une critique des intellectuels staliniens concerne en réalité tous les intellectuels. Pour reprendre le langage d’Orwell, je dirai que les intellectuels qui passent leur temps sur les réseaux sociaux à insulter ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, en mettant en cause leur compétence professionnelle et leur comportement civique, contribuent à fabriquer « l’homme totalitaire », c’est-à-dire un « individu qui est dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante ». Grâce à Facebook ou Twitter, des citoyens qui avaient été jusque là exclus du débat public ont désormais la possibilité d’y accéder. Malheureusement, ils sont le plus souvent placés dans une situation qui les empêchent « d’exercer leur jugement de manière indépendante », étant donné que le langage politico-médiatique est le seul auquel ils ont accès, ce qui les incite constamment à juger, condamner, dénoncer, réhabiliter au lieu d’essayer d’apprendre pour comprendre. Tous ceux qui refusent la « trumpisation » de la vie intellectuelle française devraient pouvoir coordonner leurs efforts pour consolider le front de la résistance. C’est en tout cas une tâche qui s’impose si l’on veut adapter l’éducation populaire aux exigences de notre temps. Gérard Noiriel
Attention: une peste peut en cacher une autre ! (Et si comme pour le marxisme de leurs ainés, l’actuelle racialisation du social n’était que la dernière version du souhait secret des intellectuels d’une société hiérarchisée où ils puissent à nouveau mettre la main sur le fouet ?)
Au lendemain de la publication d’un nouveau rapport indépendant sur l’Affaire Adama Traoré …
Qui comme pour celle de George Floyd qui a relancé la furie Black Lives Matter de cet été aux Etats-Unis comme dans le reste du monde …
Démonte l’hypothèse de l’assassinat répétée par tous les médias …
Et en pointe, entre la forte chaleur et les états pathologiques sous-jacents de la victime, les causes accidentelles …
Et à l’heure où au terme d’une chasse aux sorcières de quatre ans, une élection volée et en cet instant même un véritable procès de Moscou d’un président qui ne l’est même plus …
Et où un New York Times lui-même dépassé par ses nouveaux gardes rouges …
S’inquiète du début de rejet de la part d’un nombre croissant de politiques et intellectuels français …
De la version américaine, entre théories sur la race, le genre et le post-colonialisme, de notre propre French theory …
Pendant qu’entre écriture inclusive et pronoms non-genrés, la prétendue « transidentité » menace de mettre une orthographe française déjà problématique définitivement hors de portée de la plupart de ses usagers ordinaires …
Comme ne pas voir avec Orwell …
Sans compter l’immense ironie, sur fond d’épidémie réelle, d’un véritable cas d’école de contamination croisée …
Le vieux rêve réalisé des intellectuels de s’emparer enfin du fouet ?
Et avec le nouveau livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel …
Cette tentation toujours renouvelée d’un certain pouvoir intellectuel de vouloir imposer …
Comme autrefois leurs ainés avec le marxisme mais cette fois à travers le « racisme antiraciste » théorisé par notre propre Sartre dès 1948 …
Et via les médias traditionnels comme les nouveaux médias numériques …
Leur magistère moral et politique à la fois aux citoyens ordinaires et à la recherche elle-même ?
Gérard Noiriel
J’ai mis ce blog en sommeil depuis le mois de mars pour plusieurs raisons. La première résulte de l’effet de sidération qu’a provoqué en moi cet événement inouï que constitue l’épidémie du coronavirus et la mobilisation mondiale des Etats pour tenter de l’enrayer. Ne l’ayant pas prévu, même pas comme hypothèse de travail, et me sentant incapable de l’analyser sur le moment, je me suis appliqué à moi-même le conseil « wittgensteinien » que j’avais adressé, dans l’un de mes précédents blogs, à Patrick Boucheron, lorsqu’il avait donné, sur France Inter, son opinion à propos des gilets jaunes : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». L’actualité de ces derniers mois m’a conforté dans cette attitude. J’ai préféré subir en silence le spectacle affligeant d’une actualité où les experts défilent chaque jour, pour comptabiliser les morts, pour nous marteler doctement leurs injonctions contradictoires sur les masques, les « gestes barrière », la « distanciation sociale » ; sans compter les litanies d’un gouvernement se retranchant constamment derrière les « scientifiques », au moment même où il concoctait un projet de loi portant des coups mortels à la recherche publique.
La deuxième raison de ce silence, c’est que je me suis interrogé sur l’utilité de ce blog. La façon dont ont été interprétés plusieurs des textes que j’ai publiés ici m’a fait réaliser l’ampleur du fossé qui me séparait de la plupart des adeptes de Twitter ou de Facebook. Comment convaincre des gens quand on ne parle pas la même langue ? Chemin faisant, je me suis rendu compte que j’avais ma part de responsabilité dans cette situation parce que je n’avais pas suffisamment expliqué les raisons qui pouvaient inciter un chercheur en sciences sociales, comme moi, à tenir un blog. Je l’ai conçu non pas comme une revue savante, ni comme une tribune politique, mais comme un outil pour transmettre à un public plus large que les spécialistes, des connaissances en sciences sociales et aussi comme un moyen de réfléchir collectivement au rôle que peuvent jouer les universitaires dans l’espace public quand ils se comportent comme des intellectuels. Ces neuf mois d’abstinence m’ayant permis de mûrir ma réflexion sur ce point, je me sens aujourd’hui en état de relancer ce blog.
Dans l’ouvrage Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question (Agone, 2010), j’avais tenté de montrer (en me limitant au monde universitaire) que trois grands types d’intellectuels s’étaient imposés à l’issue de l’Affaire Dreyfus. Ceux que j’ai appelé, par référence à Charles Péguy, les « intellectuels de gouvernement » occupent une position dominante dans le champ médiatique (la presse de masse d’hier, les chaînes télévisées d’aujourd’hui). Ils accèdent souvent à l’Académie française et certains d’entre eux deviennent parfois ministre de l’Education nationale ou de la Culture. Ils défendent mordicus la nation française, ses traditions, l’ordre établi, mobilisant leur intelligence pour dénoncer toute forme de pensée subversive. Après avoir vaillamment combattu le « totalitarisme », ils sont aujourd’hui vent debout contre « l’islamisme ». Face à eux se dressent les « intellectuels critiques », qui sont les héritiers des « intellectuels révolutionnaires » de la grande époque du mouvement ouvrier. Certains d’entre eux prônent encore la lutte des classes, mais leur principal cheval de bataille aujourd’hui, c’est le combat contre le « racisme d’Etat » et « les discriminations » ; les « racisé-e-s » ayant remplacé le prolétariat.
Ces deux pôles antagonistes peuvent s’affronter continuellement dans l’espace public parce qu’ils parlent le même langage. Les uns et les autres sont persuadés que leur statut d’universitaire leur donne une légitimité pour intervenir sur tous les sujets qui font la une de l’actualité. Ils font comme s’il n’existait pas de séparation stricte entre le savant et le politique. Les intellectuels de gouvernement ne se posent même pas la question car ils sont convaincus que leur position sociale, et les diplômes qu’ils ont accumulés, leur fournissent une compétence spéciale pour traiter des affaires publiques. Quant aux intellectuels critiques, comme ils estiment que « tout est politique », ils se sentent autorisés à intervenir dans les polémiques d’actualité en mettant simplement en avant leur statut d’universitaire.
Le troisième type d’intellectuels que j’avais retenu dans cet ouvrage est celui que Michel Foucault appelait « l’intellectuel spécifique ». Il tranche avec les deux autres parce qu’il part du principe que la science et la politique sont des activités très différentes. Le fait d’avoir une compétence dans le domaine des sciences sociales peut certes nous aider à éclairer les relations de pouvoir qui régissent nos sociétés, mais le mot pouvoir n’est pas synonyme du mot politique (au sens commun du terme) et la critique scientifique n’est pas du même ordre que la critique politique.
Cette conviction explique pourquoi l’intellectuel spécifique ne peut intervenir dans l’espace public que sur des questions qu’il a lui-même étudiées pendant de longues années. Ces questions sont d’ordre scientifique, ce qui fait qu’elles ne se confondent pas avec celles auxquelles les journalistes et les politiciens voudraient qu’il réponde. Voilà pourquoi l’intellectuel spécifique doit « problématiser » (comme disait Foucault) les questions d’actualité dans le but de produire des vérités sur le monde social qui ne peuvent être obtenues qu’en se tenant à distance des passions et des intérêts du moment.
Cela ne signifie pas que l’intellectuel spécifique se désintéresse de la fonction civique de son métier. Toutefois, ce qui le distingue des autres types d’intellectuels, c’est qu’il refuse de jouer les experts ou les porte-parole de telle ou telle catégorie de victimes. Il estime que l’intellectuel de gouvernement, mais aussi l’intellectuel critique, commettent un abus de pouvoir en intervenant constamment dans le débat public sur des questions qui concernent tous les citoyens.
Voilà pourquoi, depuis Max Weber jusqu’à Pierre Bourdieu, les intellectuels spécifiques ont mobilisé les outils que propose la science sociale pour combattre le pouvoir symbolique que détiennent les intellectuels. Mais comme ils deviennent eux aussi des intellectuels quand ils interviennent dans le débat public, ils doivent retourner contre eux-mêmes les armes de la critique. Ce qui caractérise le véritable intellectuel spécifique, c’est donc sa capacité à se mettre lui-même en question, ce que j’ai appelé la faculté de « se rendre étranger à soi-même », alors que chez les autres intellectuels, le pouvoir de la critique s’arrête toujours devant leur porte. C’est cette propension à s’interroger sur lui-même qui a poussé Pierre Bourdieu à écrire, dans l’un de ses derniers ouvrages : « Je ne me suis jamais vraiment senti justifié d’exister en tant qu’intellectuel », ou encore « je n’aime pas en moi l’intellectuel » (Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 16).
Comme je l’avais souligné dans mon livre, ce malaise chronique de l’intellectuel spécifique tient aussi au fait que, pour être entendu dans l’espace public, il est parfois amené à dépasser la limite entre le savant et le politique qu’il s’était promis de ne pas franchir. Ce fut le cas pour Durkheim pendant la Première Guerre mondiale, pour Foucault dans les années 1970, et aussi pour Bourdieu à la fin de sa vie.
Les trois types d’intellectuels que je viens de citer se sont imposés en France au tournant des XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire au moment où la presse de masse a restructuré complètement l’espace public en y intégrant la fraction des classes populaires qui en était exclue jusque là. Depuis une vingtaine d’années, l’irruption des chaînes d’information en continu et des « réseaux sociaux » a provoqué une nouvelle révolution de la communication à distance. Ces réseaux sont des entreprises privées, gouvernées par la loi du profit, qui mobilisent leurs adeptes en jouant sur leurs émotions. Toute personne peut y intervenir, de façon spontanée et souvent anonyme, en tenant le genre de propos qui s’échangeaient auparavant au « café du commerce », c’est-à-dire dans un espace d’interconnaissance directe, régi par la communication orale. La montée en puissance des réseaux sociaux a donc abouti à l’émergence d’un espace public intermédiaire entre la sphère des relations personnelles fondées sur la parole, et la sphère nationale, voire internationale, structurée par les médias de masse.
Les journalistes se sont adaptés à cette nouvelle situation de la même manière qu’ils s’étaient adaptés aux sondages. Ils nous font croire que les réseaux sociaux expriment « l’opinion publique », alors qu’ils sélectionnent, dans les milliards de propos échangés chaque jour sur Twitter ou Facebook, ceux qui peuvent leur servir dans le traitement de l’actualité.
Les chaînes d’information en continu, dont la logique repose sur ce qu’on pourrait appeler « une économie de la palabre », obéissent aux mêmes principes que les réseaux sociaux : il faut mobiliser les émotions des téléspectateurs pour booster les audiences, et donc les recettes publicitaires. Voilà pourquoi ces chaînes accordent une place essentielle aux polémiques, aux « clashs », aux insultes qui sont immédiatement relayés sur les réseaux sociaux. Dans le même temps, pour donner un peu de crédibilité à leur entreprise, ils sollicitent constamment des « experts », le plus souvent des universitaires, transformés en chasseurs de « fake news », qui acceptent de jouer ce jeu pour en tirer quelques profits en terme de notoriété, de droits d’auteurs, etc.
Les journalistes de la presse écrite se sont adaptés eux aussi à ce nouveau contexte en proposant des éditions en ligne, qui font une place de plus en plus grande à ce qu’on appelait autrefois « le courrier des lecteurs ». Les plus hardis se sont lancés dans l’édition entièrement numérique ; Médiapart ayant innové en allant jusqu’à abriter les « blogs » tenus par certains de ses abonnés.
Comme toute innovation technologique, cette révolution numérique a eu des conséquences contradictoires. On peut y voir un progrès de la démocratie car elle a élargi le cercle de ceux qui peuvent désormais participer aux échanges publics. Malheureusement, dans le même temps, la révolution numérique a considérablement affaibli l’autonomie des sciences sociales. Un nombre croissant d’universitaires ont été intégrés dans le jeu médiatique pour commenter l’actualité, pour livrer leur expertise, pour critiquer le gouvernement dans leurs blogs ou les tribunes que leur propose la presse.
En pénétrant de plus en plus intensément dans la vie quotidienne des individus, les nouveaux instruments de la communication de masse ont donc fortement aggravé la confusion du savant et du politique. Les intellectuels de gouvernement et les intellectuels critiques se sont facilement adaptés à cette nouvelle situation, étant donné qu’ils ne séparent pas strictement les deux sphères. En revanche, la position déjà fragile des intellectuels spécifiques, s’en est trouvée très affaiblie.
Les chaînes télévisées, les radios et les réseaux sociaux convergent pour marteler 24 heures sur 24 un discours d’actualité construit sur la défense des victimes et la dénonciation des coupables. Ce matraquage permanent a ancré dans l’esprit des citoyens que toute réflexion sur notre société consistait à dénoncer, réhabiliter, expertiser, dire aux gens ce qu’ils sont et comment ils doivent se comporter. Cette façon de penser est tellement intériorisée par ceux qui s’activent sur les réseaux sociaux qu’elle devient la norme même pour les universitaires, y compris en sciences sociales. Cette confusion entre le savant et le politique a pris une telle ampleur qu’elle a été cautionnée ces dernières années jusqu’au sommet de l’Etat. Après les attentats de 2015, le Premier ministre Manuel Valls n’a pas hésité à affirmer : « expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser ». En juin 2020, au moment des mobilisations d’une partie de la jeunesse contre les violences policières, le président de la République a affirmé que « le monde universitaire (…) a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». Les représentants de nos professions ont répliqué en reprochant au chef de l’Etat de généraliser à l’ensemble de la communauté scientifique des prises de position politiques qui restent très minoritaires.
Effectivement, le président a confondu les universitaires avec les intellectuels, c’est-à-dire avec la petite fraction des enseignants-chercheurs qui interviennent dans les polémiques politico-médiatiques en mettant en avant leur fonction universitaire. Mais qui peut croire que la meilleure manière de lutter contre un gouvernement qui s’en prend aujourd’hui frontalement aux sciences sociales soit de confondre le savant et le politique, en rupture avec toute la tradition de la sociologie critique depuis Max Weber jusqu’à Pierre Bourdieu, comme le fait Eric Fassin quand il écrit que « le savoir est devenu, en même temps qu’un enjeu, un des lieux du politique » (« ‘L’intellectuel spécifique’ et le PaCS : politiques des savoirs », Mouvement, 7, janvier-février 2000) ?
Je suis convaincu que nos disciplines courent un grave danger si les universitaires n’ont pas le courage d’aborder de front ce genre de questions. Telle est la raison qui m’a poussé à évoquer dans un de mes blogs, la polémique entre le sociologue Eric Fassin et le sociologue américain Mark Lilla. J’ai montré qu’au-delà de leurs divergences, ils étaient d’accord au moins sur un point, à savoir que leur statut d’universitaire les autorisait à donner leur opinion en matière politique comme si cela allait de soi. C’est le même genre de critiques sur le pouvoir symbolique que s’arrogent les intellectuels que j’ai adressé à Patrick Boucheron dans un autre blog, qui prolongeait ce que j’avais déjà écrit, à propos de Jacques Julliard ou de François Furet, dans mon livre sur les intellectuels.
Le blog sur la polémique Lilla/Fassin a suscité des réactions qui montrent quelques unes des armes rhétoriques que mobilisent aujourd’hui les intellectuels critiques pour échapper à la critique. La revue Mouvement qui est un exemple typique de publication mi-savante, mi-militante, confondant fréquemment la science, l’expertise et l’engagement politique, a cru bon de consacrer tout un numéro pour « réfuter » mon texte, en faisant comme si la divergence était d’ordre scientifique. J’ai été à la fois flatté de l’importance accordée à ce petit blog et consterné par la manière dont les contributeurs ont argumenté pour éviter le problème de fond que j’avais mis sur la table. Au lieu d’aborder la question des rapports entre le savant et le politique, les auteurs de ce numéro ont préféré se focaliser sur « l’intersectionnalité ». Ce qui est pour moi l’exemple type d’un faux problème qu’on nous avait déjà servi il y a vingt ans avec la « déconstruction » de Jacques Derrida.
Je ne suis ni pour ni contre « l’intersectionnalité », étant donné qu’à mes yeux, c’est toujours l’objet précis d’une recherche scientifique qui doit guider le chercheur dans le choix de ses concepts et de ses méthodes. Il est tout à fait légitime, dans le cadre d’une étude empirique précise, de discuter pour savoir s’il est pertinent de croiser les critères de classe, de genre et de race (à condition de s’entendre sur le sens qu’on donne à ce dernier terme) comme le prétendent les tenants de l’intersectionnalité. Des discussions intéressantes ont eu eu lieu parmi les chercheurs sur l’intérêt heuristique de ce concept en sociologie. Si j’ai parlé, dans mon blog, de « régression » par rapport à la tradition des sciences sociales, c’est uniquement parce que les adeptes de l’intersectionnalité en font la clé qui ouvrirait toutes les serrures de la connaissance, alors qu’on a appris jusqu’ici à nos étudiants qu’il n’était pas possible de dire a priori quelles étaient les variables les plus pertinentes pour expliquer le problème scientifique que l’on veut résoudre.
Mes divergences portent donc sur l’usage qui est fait de l’intersectionnalité par ceux qui brandissent ce terme comme un étendard à la fois politique et scientifique, car le vrai clivage oppose d’un côté les théoriciens – qui ne font jamais de travaux de terrain ou qui généralisent abusivement leurs résultats en présentant l’intersectionnalité comme une théorie universelle – et d’un autre côté, les chercheurs qui établissent et conjuguent leurs variables pour répondre aux questions concrètes qui ont surgi au cours de leur enquête.
Les intellectuels critiques ne sont bien sûr pas les seuls à entreprendre ces opérations de « traduction » pour discréditer ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. J’ai subi le même genre d’avanies de la part des intellectuels de gouvernement, qui prétendent défendre la « laïcité » au nom du « printemps républicain ». Ceux-là ont jugé « stupide » l’ouvrage intitulé le Venin dans la plume (La Découverte, 2018) dans lequel je compare, textes en main, la rhétorique d’Edouard Drumont à la fin du XIXe siècle et celle d’Eric Zemmour aujourd’hui. Ils n’ont pas supporté que j’utilise le mot « islamophobie » pour désigner les discours de haine que subissent les musulmans aujourd’hui car, selon eux, en reprenant ce terme à mon compte, j’aurais « fait le jeu » des islamistes qui menacent les « valeurs républicaines ». Dans ce type de polémiques, la traduction du langage savant dans le langage politico-médiatique permet de combiner les deux arguments majeurs qu’utilisent les intellectuels de gouvernement et les intellectuels critiques pour discréditer leurs concurrents : les dégrader en tant que savant tout en les accusant de complicité avec les ennemis du peuple au nom duquel ils parlent.
Les extraits, récemment publiés dans le Monde Diplomatique, du livre Race et sciences sociales (Agone, 2021) que j’ai co-écrit avec Stéphane Beaud, ont suscité une avalanche de commentaires qui reproduisent exactement la même rhétorique. Les intellectuels de gouvernement tentent de nous récupérer en nous embarquant dans leur croisade contre les « islamo-gauchistes », ce qui constitue, aux yeux des intellectuels critiques, la preuve manifeste que nous avons rejoint le camp ennemi. Comme pourront le vérifier tous ceux qui auront le courage de lire cette prose souvent insultante, nous sommes à la fois disqualifiés en tant que chercheurs et accusés de « faire le jeu » des racistes en ne voyant que la classe sociale. Même si le titre qu’a choisi la rédaction du Monde Diplomatique (« Impasses des politiques identitaires ») a pu inciter une partie des lecteurs à penser que notre propos était politique, ce que je regrette pour ma part, il suffit de le lire sérieusement pour comprendre que notre but est justement d’échapper à ce genre de polémiques stériles.
Nous reprocher d’occulter la race au profit de la classe, c’est se tromper complètement de combat, soit par ignorance, soit par intérêt. Nous montrons en effet dans cet ouvrage que les intellectuels critiques qui réifient aujourd’hui la race raisonnent exactement comme les intellectuels révolutionnaires des générations précédentes. qui réifiaient la classe (en l’occurrence le prolétariat). Dans son livre Ce que parler veut dire (Fayard, 1982, p. 218), Pierre Bourdieu avait déjà constaté que ces philosophes marxistes s’efforçaient de discréditer leurs concurrents en conjuguant les deux types d’arguments scientifiques et civiques que les intellectuels critiques nous opposent aujourd’hui. Il avait alors mis en cause la violence symbolique qui consistait à cumuler « deux principes de légitimation : l’autorité universitaire et l’autorité politique » pour échapper à la critique. A la même époque Michel Foucault avait, lui aussi, pris ses distances avec les intellectuels qui parlaient au nom du prolétariat en leur reprochant de confondre l’insulte et l’argumentation : « Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n’appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l’autre » (Michel Foucault, « Polémique, politique et problématisations » ; entretien avec P. Rabinow, mai 1984 ; repris dans Dits et Ecrits, Gallimard, tome IV, 1980-1988, texte n°342).
Foucault n’avait rien à répondre en effet aux amateurs de polémiques parce qu’il ne parlait pas leur langage. « Le polémiste, lui, s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l’annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d’approcher autant qu’il se peut d’une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste. Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu ».
Il n’est pas sans intérêt de rappeler également qu’un petit nombre de journalistes ont combattu eux aussi le pouvoir symbolique que s’arrogent une grande partie des intellectuels. Le meilleur exemple est sans contexte celui de George Orwell. Pour saluer la nouvelle édition de 1984 qui sort aujourd’hui (14 janvier 2021) aux éditions Agone (avec une postface de Thierry Discepolo et Celia Izoard), je partirai de la distinction qu’Orwell a établie entre « l’intellectuel totalitaire » et « l’intellectuel ordinaire », en suivant l’analyse qu’en a proposée Jean-Jacques Rosat (« Quand les intellectuels s’emparent du fouet. Orwell et la défense de l’homme ordinaire », Agone, 2005, no 34, p. 89-109). Contrairement à une lecture simpliste de 1984, le terme « totalitaire » est utilisé dans ce roman au sens large, pour désigner un certain type d’idéologie. « Ce qui rend une idée totalitaire, ce n’est pas son contenu particulier (rien n’est plus opposé quant à leurs contenus respectifs que les idées fascistes et les idées communistes) mais son fonctionnement, ou plus exactement sa capacité à fonctionner comme une arme pour détruire l’homme ordinaire » et le transformer en « homme totalitaire ». Orwell utilise cette expression, ajoute Rosat, pour désigner « l’individu qui est dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante, et du même coup de sa capacité d’éprouver tout l’éventail des sentiments ordinaires ». Orwell en conclut qu’il « vaut mieux ne pas oublier que le pouvoir sur les esprits est un pouvoir intellectuel et qu’il est exercé par des intellectuels ». Ce qui l’amène à s’interroger sur la fonction de « l’intellectuel engagé », car en prétendant défendre la cause des opprimés, il « court ainsi le risque permanent de se poser comme une autorité dictant aux autres ce qu’ils doivent faire ou assignant à leurs actes un sens qu’il prétend mieux connaître qu’eux-mêmes ».
Ces quelques citations montrent bien que ce qui a été souvent présenté comme une critique des intellectuels staliniens concerne en réalité tous les intellectuels. Pour reprendre le langage d’Orwell, je dirai que les intellectuels qui passent leur temps sur les réseaux sociaux à insulter ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, en mettant en cause leur compétence professionnelle et leur comportement civique, contribuent à fabriquer « l’homme totalitaire », c’est-à-dire un « individu qui est dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante ». Grâce à Facebook ou Twitter, des citoyens qui avaient été jusque là exclus du débat public ont désormais la possibilité d’y accéder. Malheureusement, ils sont le plus souvent placés dans une situation qui les empêchent « d’exercer leur jugement de manière indépendante », étant donné que le langage politico-médiatique est le seul auquel ils ont accès, ce qui les incite constamment à juger, condamner, dénoncer, réhabiliter au lieu d’essayer d’apprendre pour comprendre.
Tous ceux qui refusent la « trumpisation » de la vie intellectuelle française devraient pouvoir coordonner leurs efforts pour consolider le front de la résistance. C’est en tout cas une tâche qui s’impose si l’on veut adapter l’éducation populaire aux exigences de notre temps.
Voir aussi:
Identité et race : le débat peut-il être autre chose qu’un champ de mines ?
Après la « gauche identitaire », les « chercheurs identitaires » ? Retour sur une étiquette qui fonctionne comme une tare.
Chloé Leprince
France Culture
05/02/2021
Le livre que co-signent le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel, et qui sort ce 5 février chez Agone, s’intitule finalement : Race et sciences sociales. Sous-titre : “Essai sur les usages publics d’une catégorie”. La “race”, plutôt que “l’identité” ? Le mot est polysémique et spectaculaire, il ramasse à la fois l’histoire de la pensée raciste et racialiste (qui table sur l’inégalité des races, contrairement à ce qui peut parfois circuler dans les médias) et les travaux de ceux qui l’envisagent désormais comme un outil pour mettre au jour des discriminations ou un sort spécifique. Sujet au grand écart, le terme est inflammable, et justement propice à bien des procès parce qu’il charrie cette histoire paradoxale et pas mal de culs-de-sac interprétatifs.
Bien qu’il figure en titre, nulle part dans le livre, on ne trouve de définition précise et explicite du concept de race tel que Stéphane Beaud et Gérard Noiriel annoncent en réfuter l’usage en sciences sociales. Cette absence interpelle. Interrogés dans le cadre d’un séminaire universitaire à deux jours de la sortie de leur livre, ils convenaient qu’il s’agissait d’abord d’un titre parce qu’il en fallait bien un ; et arguaient, surtout, qu’ils n’entendaient pas nécessairement proposer de définition bien léchée du concept – évoquant même le spectre des procès en tectonique lexicale des années où le marxisme régnait en maître sur leurs disciplines. Hasardeux ? En fait, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud répondent qu’ils entendent travailler depuis la façon dont les gens peuvent se décrire eux-mêmes. Et se méfier des étiquettes que des chercheurs pourraient distribuer vu du dessus. Expéditif ?
Que le mot race ne soit pas davantage défini conceptuellement a aussi à voir avec l’ambition du livre, et son statut. On y accède un peu mieux quand on a en tête que, longtemps, l’ouvrage des deux chercheurs s’est préparé sous le titre « Socio-histoire de la raison identitaire ». Puis, c’est avec ce sous-titre qu’une couverture a circulé, par exemple pour pré-commander le livre en ligne. Attendu et guetté, il a aussi été annoncé sous le titre “La Raison identitaire” tout court – voire “Le Gêne identitaire”. Précédé par ces titres piquants qui donnaient le ton, le livre tel qu’il paraît en librairie comme on sortirait du bois à découvert est déjà devancé par une vive polémique et une rare litanie d’invectives. Un climat avec lequel le mot “identitaire” n’a pas rien à voir – notamment parce qu’on peut lui faire dire beaucoup, et qu’il embarque quelque chose d’un peu indigne, et surtout d’assez peu scientifique. Ils écrivent que c’est par exemple parce que les “polémiques identitaires” ont pris cette place prépondérante dans le débat public que “des jeunes”, qui se trouvent privés de l’espoir d’émancipation porté jadis par le communisme, finissent par privilégier “les éléments de leur identité personnelle que sont la religion, l’origine ou la race (définie par la couleur de peau)” – et rejeter « la société”. Revisitant la place allouée à l’identité individuelle et à l’identité collective selon les époques, les deux chercheurs écrivent que _“malheureusement, les plus démunis d’entre eux sont privés, pour des raisons socio-économiques, des ressources qui leur permettraient de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations. C’est ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le « nous » (de la cité, des jeunes Noirs ou Arabes, des exclus, mais aussi de plus en plus, semble-t-il, le « nous » musulman) versus le « eux » (des bourgeois, des « céfrans« , des « gaulois », des Blancs, ou des athées, etc.).”_ Un “enfermement identitaire”, écrivent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel dès les premières pages de leur livre. Mais un enfermement dont les deux auteurs laissent entendre qu’il a directement lien avec l’activité scientifique de certains de leurs collègues qui assignent et qui essentialisent. Là où Gérard Noiriel rappelle qu’un des axes majeurs de son travail en socio-histoire a toujours consisté à déconstruire des catégories. A charge et parfois ad hominem, leur livre s’avance comme une entreprise destinée à mettre au jour comment les sciences sociales ont pu se laisser aller à une forme d’errance épistémologique. Comment ? En laissant la variable raciale ou “identitaire” écraser, telle « un bulldozer« , la classe, un niveau de vie, la valeur d’un diplôme, la fluidité d’une scolarité ou de meilleures chances… Au point d’imposer des grilles de lecture qui forcent le réel et contraignent tout un chacun à se définir comme malgré soi. Ils écrivent ainsi :
Nous ne cherchons évidemment pas à montrer, dans ce livre, que ceux qui préfèrent combattre au nom de leur “race” plutôt que de leur “classe” se trompent sur leur propre identité. Nous insistons sur le fait que nous ne nous prononçons pas sur la légitimité de ce type de combat politique car c’est aux militants, et pas aux chercheurs, d’en décider. Mais nous affirmons en revanche qu’il s’agit là de questions d’ordre civique, qu’il ne faut pas confondre avec les problèmes scientifiques.
Invité des Matins sur France culture le 2 février 2021, Gérard Noiriel revenait sur cette part d’assignation et le risque d’imposer aux intéressés des cases qu’ils ne convoquent pas eux mêmes :
Les questions autour de l’identité prennent une importance capitale et contribuent aussi au sentiment de stigmatisation que peuvent ressentir beaucoup de gens aujourd’hui. Sans arrêt, on met en avant leur couleur de peau, leur religion, etc. Alors que la majorité des gens voudrait qu’on leur fiche la paix et qu’on les laisse vivre normalement comme d’autres citoyens.
Pour les deux auteurs, le fait de prendre comme focale la race et, au-delà, tout ce qui devrait au contraire rester de l’ordre d’une identité privée, n’est pas seulement simpliste. C’est aussi abusif parce qu’à cet endroit-là, le ou la scientifique sortira de son rôle. En devenant un militant, un porte-parole, un agitateur, un bon client des médias… La position du chercheur dans la société, est au fond un vieux débat, que les deux auteurs revisitent à nouveaux frais : Pierre Bourdieu et quelques autres, ont déjà beaucoup écrit sur la place de l’intellectuel (à quoi Gérard Noiriel a d’ailleurs consacré récemment des billets sur son blog). Mais ça reste ici un débat un peu sinueux : leur position pourra paraître sibylline quand, au paragraphe suivant, les deux auteurs annoncent justement se considérer eux-mêmes comme des “chercheurs engagés” depuis des dizaines d’années à travailler notamment sur les discriminations. Ou quand ils s’abstiennent de définir la race, et n’engagent pas toujours une discussion scientifique avec les travaux qu’ils entendent étriller. Mais c’est surtout un débat à charge, où le mot “identitaire” peut être regardé à la fois comme un carburant polémique, et le marqueur qui nous renseigne sur le registre dans lequel se déploie ce livre signé par deux chercheurs qui ont beaucoup fait pour leurs disciplines respectives – mais qui, jusqu’alors, publiaient des travaux qui relevaient plutôt d’un autre registre.
Stigmate
Car ce mot “identitaire” a quelque chose de déshonorant pour l’adversaire. Au mieux, c’est le scotch du capitaine Haddock. Au pire, c’est la marque au fer rouge qui vient en fait sceller l’absence de scientificité de travaux malhonnêtes, et des alliances politiques suspectes. Le mot « race », dont le titre définitif est réhaussé, vous semble à la fois plus fort, et aussi plus incendiaire, que le mot “identitaire” ? C’est possible qu’il fasse davantage sursauter. Pourtant, “race” est un mot utilisé par des universitaires qui l’ont en fait revisité, revitalisé, et redessiné. Ces chercheurs et ces chercheuses-là ne sont pas majoritaires, et l’usage de cette catégorie ne fait pas consensus. Mais c’est celui qu’ils mettent en circulation eux-mêmes. Qu’ils écrivent pour explorer un cadre théorique, qu’ils interrogent et dont ils fixent les contours. Et duquel ils entendent souvent tirer un usage pédagogique, comme par exemple Sarah Mazouz avec le livre Race paru chez Anamosa en 2020 dans la collection “Le Mot est faible” , et que vous pouvez réécouter le 22 septembre 2020 dans Le Temps du débat :
A l’inverse, depuis des années, le mot “identitaire” est d’abord celui qu’utilisent la droite et l’extrême-droite françaises pour disqualifier les sciences sociales et, en particulier, la sociologie. Il a une connotation militante et obscurantiste, et embarque avec lui l’idée que les chercheurs manipuleraient grosso modo leurs positions académiques pour nourrir des croisades. Et parfois, des offensives communautaires arrimées aussi bien au genre qu’à l’origine ethnique. Or le livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel paraît justement dans un double timing qui voit à la fois l’université brocardée tous azimuts et comme jamais ; et, en parallèle, un texte de loi sur les “séparatismes” faire son chemin. Dans ce contexte de discrédit qui affleure jusqu’au sommet de l’Etat et dans de très nombreux médias, les mots “indigéniste”, “identitaire”, “racialiste”, “communautaire” sont souvent interchangeables. Il suffit de voir, parmi de nombreux autres, un article du Point fin janvier 2021, titré “Quand la fièvre identitaire frappe l’université” (sous-titre : “Indigénistes, déboulonneurs de statues, gauche racialiste, écriture inclusive… Comment ces militants étendent leur emprise et verrouillent les débats”). Dans un contexte de baisse des crédits à la recherche et de dévalorisation de l’université, tous ces mots contribuent à déstabiliser des pans entiers du monde universitaire – sans d’ailleurs que le plus grand nombre ne s’y retrouve nulle part. Ils charrient aussi un goût amer chez tous ceux qu’on accuse soudain de porter d’abord une cause plutôt que de contribuer à la recherche. Ou qu’on soupçonne carrément de faire justice à une histoire personnelle. Même s’ils hissent le terme “identitaire” bien haut sans toujours trier son usage militant de son usage académique, les deux auteurs écrivent cependant, sans ambiguïté :
On ne voit pas au nom de quel principe ce genre de recherches devrait être banni de l’université française.
Le mot “identitaire” est aussi un truc collant sous la chaussure parce qu’il croise le registre politique et polémique et l’idée d’identité. Or l’identité est une notion tardive dans les sciences sociales, et elle n’a pas toujours fait l’objet d’un ancrage théorique et conceptuel à même de le légitimer. Avant les années 80, en France, on ne parlait guère d’identité en histoire ou en sociologie (mais beaucoup plus, en Allemagne ou aux Etats-Unis, et notamment en psychologie sociale). Or dans le journal Le Monde, le 28 janvier 1994, Alfred Grosser écrira :
Peu de mots sont autant galvaudés ces temps-ci que celui d’identité.
« Capituler devant le mot identité »
Entre les deux, le terme voyage, se cherche, s’installe sans toujours convaincre : en 2001, un article de la revue Actes de la recherche en sciences sociales signé Rogers Brubaker, cingle et cite George Orwell :
La pire chose qu’on puisse faire avec les mots, c’est de capituler devant eux.
Si la langue doit être “un instrument pour exprimer, et non pour dissimuler ou faire obstacle à la pensée”, poursuivait-il, _“[on doit] laisser le sens choisir le mot, et non l’inverse. L’objet de cet article est de dire que les sciences sociales et humaines ont capitulé devant le mot “identité” ; que cela a un coût, à la fois intellectuel et politique ; et que nous pouvons mieux faire._”
Brubaker (qui dit “nous”) développe :
Le terme “identité”, pensons-nous, a tendance à signifier trop (quand on l’entend au sens fort), trop peu (quand on l’entend au sens faible), ou à ne rien signifier du tout (à cause de son ambiguïté intrinsèque). Nous ferons le point sur le travail conceptuel et théorique que le mot “identité” est censé accomplir, et suggérons que d’autres termes, moins ambigus, et désencombrés des connotations réifiantes que comporte le terme “identité” seraient mieux à même de remplir cette tâche.
A l’époque, déjà, le mot “identité” est un chantier qui doit se justifier. Ceux qui le mobilisent alors l’approchent déjà davantage comme une construction, un objet d’histoire fluide. Pas comme une case figée, une étiquette qui enferme : dans les années 1980, quand l’histoire des représentations s’attèle à l’identité masculine ou féminine, il s’agit d’abord de regarder comment s’est construite l’idée qu’on s’en fait. En fait, les chercheurs qui utilisent l’idée d’identité dans les années 80 cherchent -déjà- à échapper aux accusations d’essentialisme, alors que la toute première thèse consacrée à un groupe social en tant que tel (en l’occurrence, la bourgeoisie parisienne au XIXe siècle) date tout juste de 1963 – elle est signée Adeline Daumard. Mais ils sont à la peine avec un terme qui souvent, dans le monde intellectuel, fleurait davantage le patrimoine que l’éclairage de réalités complexes. En 1988, Gérard Noiriel avait déjà entrepris de déconstruire l’usage que faisait Fernand Braudel de “l’identité de la France” deux ans plus tôt. A peu près à la même époque, un autre chercheur, le sociologue Jean-Claude Chamboredon (à qui le livre est dédié), essayait de remplacer l’idée d’identité, trop folklorique en substance, par celle “d’image sociale” – sans vraiment gagner.
Historiquement, surtout, l’identité est plutôt de droite : avant même d’être happée par l’extrême-droite dans le “Bloc identitaire” (en 2002) puis “Génération identitaire” (en 2012), elle se construit un peu comme une réponse à ce que la classe peut représenter à gauche. A contrario, dans les années 50 et 60, le camp progressiste et le monde universitaire sont plutôt assimilationnistes. A partir de la fin des années 70, la gauche reprendra à son compte l’idée d’identité, et même la construction d’une “identité nationale”. Mais plutôt pour vanter ce que le chercheur Vincent Martigny décrit comme une France mosaïque. C’est-à-dire, un récit, accolé à ce qui restera comme “le droit à la différence”, mais qui entre en friction avec l’idée d’une France homogène qui charpentait l’imaginaire collectif. C’est quand l’extrême-droite s’emparera de l’identité nationale que l’on verra naître les accusations de communautarisme. A l’époque, il s’agit déjà, essentiellement, de saisir (et disqualifier) l’expression d’un sentiment d’appartenance qui a directement prise dans l’histoire coloniale – et pas d’une identité provençale ou berrichonne. Depuis cette date, dire à quelqu’un qu’il verse dans “l’identitaire” n’a jamais été un hommage.
Sauf erreur, on ne trouve ainsi personne à se définir soi-même de cette étiquette bizarre de “chercheur identitaire”. Ni d’ailleurs des travaux que leurs auteurs désigneraient comme des recherches “identitaires”. Quand des textes académiques mobilisent le mot “identité”, leurs auteurs sont bien plus souvent du côté de ceux qui veulent s’en défier. Même à des chercheurs intersectionnels qui croisent, selon leurs objets et leurs terrains de recherche, le genre, la classe et la race, l’identité apparaît parfois trop artificielle ou, tout simplement, trop vague. Elle reste aussi un terrain miné qui ouvre à toute une foule de critiques qui émanent de ceux qui estiment que mobiliser l’identité, c’est essentialiser un groupe, le figer dans une appartenance prédéfinie, le couper de toute une histoire en tensions dans laquelle les trajectoires s’enracinent, prennent corps, et parfois divergent.
Aujourd’hui, l’identité est, pour beaucoup, un terme extérieur au champ scientifique. Si on trouve des travaux qui mobilisent, évaluent, interrogent ou remodèlent la notion d’identité (qui, elle non plus, ne fait pas consensus), c’est souvent un mot à la fois trop lâche et trop élastique pour voyager tel quel. C’est d’ailleurs en partie pour ça que la race a davantage sédimenté : elle est devenue cet outil lexical et conceptuel pour exprimer l’idée d’une stigmatisation. Mais d’abord un mot pour parler de celui qui regarde, plutôt qu’un mot pour dire la revendication identitaire de celui qui est regardé – comme Sartre disait hier que c’est l’antisémitisme qui fait le Juif.
« Gauche identitaire » vs « gauche minoritaire »
A défaut de “chercheurs identitaires”, il existe dans le débat public l’idée d’une “gauche identitaire”, à laquelle on renvoie plus particulièrement certains universitaires. Mais l’expression surgit toujours dans les mots de la partie adverse. En 2018, lorsqu’un violent débat avait opposé Mark Lilla et Eric Fassin, le mot “identitaire” fonctionnait déjà comme un blâme, et pas comme une étiquette qu’on prendrait pour soi. Dans un entretien croisé que Le Monde avait proposé aux deux chercheurs, Eric Fassin avait d’ailleurs répondu qu’il parlerait “plutôt d’une gauche minoritaire”. Le cœur du débat était déjà là quand le sociologue argumentait :
A la différence des communautés, les minorités n’ont pas forcément une culture commune ; mais elles ont en partage une expérience de discrimination.
En disant “identitaire” aussi bien pour des polémiques médiatiques, des affrontements à hauteur de réseaux sociaux que pour des travaux universitaires, on contribue en fait à oxyder le débat intellectuel en floutant ses frontières. On corrode aussi, au passage, quantité de travaux qui à la fois sont bien plus précis sur les mots et les catégories qu’ils mobilisent, et qui souvent les mettent en tension et les problématisent. Mais ce qui frappe en lisant le livre de Stéphane Beaud et de Gérard Noiriel, c’est que pour quelques pages consacrées à moins d’une demie-douzaine de chercheurs en sciences sociales qu’ils estiment responsables de cette offensive “identitaire” sur le champ académique et qu’ils nomment (Colette Guillaumin, la seule femme parmi les références évoquées, qui soutenait en 1969 la première thèse sur le racisme et l’altérité et revisitait le concept de “race”, puis Eric et Didier Fassin, Pap Ndiaye, Patrick Simon et Pascal Blanchard), on ne trouve guère d’analyses des travaux qui, depuis quinze ans, mettent vraiment au travail les concepts et les grilles de lecture que les auteurs brocardent.
Dénonçant le “business postcolonial” de ces auteurs dont on pourrait objecter qu’ils sont loin de parler d’une même voix, ils brocardent un filon aussi juteux que conceptuellement pauvre. Mais ils ne mobilisent guère de travaux récents produits depuis moins de dix ans, et ne discutent par exemple ni Sarah Mazouz, ni Silyane Larcher, et citent à peine (hormis une note de bas de page) Abdellali Hajjat dont Stéphane Beaud fut pourtant le directeur de thèse (en 2009) et qui a justement montré que, dans les revues académiques françaises, les concepts de genre et de race n’ont pas occulté le concept de classe. Ils n’évoquent pas non plus l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, dont on ne peut pas dire que le travail depuis quarante ans évacue la classe. Bon nombre de chercheurs et de chercheuses qui furent pourtant formés par Beaud et Noiriel sont aussi éclipsés à présent qu’ils en renouvellent l’approche ; et quant à elle Elsa Dorlin, à qui on doit la première occurrence du mot “intersectionnalité” à la radio française et qui croise le genre et la race dans ses travaux depuis pas loin de vingt ans, disparaît pratiquement : elle apparaît une fois, dans un comptage en note de bas de page, pour un passage dans un séminaire universitaire en 2007 – mais pas pour une lecture critique de ses travaux. L’intersectionnalité, quant à elle, est toujours mentionnée entre guillemets – mais Gérard Noiriel dit explicitement que, pour lui, la polémique sur l’intersectionnalité est « un faux problème« .
L’ampleur de cette absence tranche avec l’usage massif du terme “identitaire” (125 occurrences pour “identitaire” dans le livre, plus 81 du mot “identité”, parfois chevillé à l’expression “identité nationale” toutefois). Le contraste pousse lui aussi à se poser la question du registre de la discussion, et à s’interroger sur le statut du livre. Avant que les deux auteurs ne discutent, ensemble, de la pertinence de la variable raciale qui encombrerait la recherche et génèrerait des erreurs d’aiguillage, Gérard Noiriel consacre les trois premiers chapitres à une socio-histoire de la question raciale dans l’espace public. Mais il n’est pas sûr que Race et sciences sociales ne soit pas, d’abord, un texte polémique et politique. Un livre qui vise à répliquer à une poignée de collègues mais pas forcément à objecter à l’usage, ou au mésusage, d’un concept, d’une variable, et aux travaux qui s’en réclament. Un livre qui, finalement, porte avant tout sur ce qu’ils pensent de l’état du débat public – trêve de suspens : les auteurs le trouvent déplorable. On peut se le dire en voyant que les auteurs n’envisagent pas vraiment qu’on puisse tenir ensemble question sociale et question raciale comme pourtant bien des recherches le font (et même certains mouvements antiracistes plus récents). On le perçoit mieux en lisant la troisième et dernière partie d’un livre à la construction très disparate. On doit cette dernière partie à Stéphane Beaud, et elle est consacrée aux quotas dans le football français (surgis en 2011 dans les médias après que Médiapart avait annoncé « moins de Noirs et d’Arabes » en sélection nationale). C’est-à-dire, en fait, à la construction de problèmes médiatiques comme autant d' »affaires« , réductrices et mal ficelées. Le sociologue y décrit la lourdeur médiatique et l’incapacité des journalistes à penser les questions raciales autrement qu’en se faisant intoxiquer par ce qui relèverait d’une entreprise décoloniale à la fois démagogique et hors sol. Une entreprise à laquelle contribuent des chercheurs et qui sature l’espace public.
Venu le 2 février 2021 sur France Culture défendre le livre à paraître, Gérard Noiriel affirmait par exemple dans Les Matins que “les partisans de l’intersectionnalité considèrent qu’il faut combiner trois critères : la race, le genre et la classe”. A l’antenne, l’historien déplorait :
Dans certaines recherches, c’est pertinent, mais on ne peut pas en faire la clé qui ouvrirait toutes les serrures. Le chercheur, en fonction de l’objet qu’il veut étudier, doit mobiliser sa boîte à outils, doit combiner les choses.
Or, à la lecture de nombreux travaux récents, on peut aussi se dire que bien des chercheuses et des chercheurs qui mobilisent l’intersectionnalité pour appréhender l’idée d’un sort spécifique fait à certains groupes plutôt qu’à d’autres ne seraient pas loin d’y retrouver leurs petits – même si elles et eux n’écriraient jamais « théorie du genre ». Mais ça reste difficile à confronter dès lors que tous ces travaux demeurent les grands absents du débat – ou de la polémique. Dans leur livre, Stéphane Beaud et Noiriel écrivent que « l’histoire de la France a montré que la lutte contre le racisme (au sens large du terme) avait connu des succès significatifs sur le plan politique lorsqu’elle avait été reliée au combat social, de façon à unifier les différentes composantes du peuple français. » A l’heure où s’empilent les procès en sorcellerie contre les sciences sociales, on pourrait aussi penser qu’éviter de s’agonir entre chercheurs en fagotant les autres en épouvantails est une bonne base stratégique.
Voir également:
Venues des États-Unis, les théories sur la race, le genre et le post-colonialisme sont un affront à l’identité de la France et la république françaises, selon certains politiques et des intellectuels de renom.
The New York Times
PARIS — La menace serait existentielle. Elle nourrit le séparatisme. Ronge l’unité nationale. Encourage l’islamisme. Porte atteinte au patrimoine intellectuel et culturel de la France.
Quelle menace ? “Certaines théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis d’Amérique”, affirme le président Emmanuel Macron.
Certains politiciens, d’éminents intellectuels et nombre de journalistes français avertissent que les idées progressistes américaines — notamment sur la race, le genre, le post-colonialisme — sont en train de saper leur société. “Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines”, prévient le ministre de l’éducation de M. Macron.
Enhardis par ces propos, des intellectuels de renom se regroupent pour contrecarrer ce qu’ils perçoivent comme une contamination par le mouvement “woke” gauchiste et incontrôlé venu des campus américains, et la “cancel culture” qui l’accompagne.
Ils font face à une jeune garde plus diversifiée pour qui ces théories sont des outils aidant à éclairer les angles morts d’une nation de plus en plus diversifiée qui rechigne encore à faire mention de la race, qui ne s’est toujours pas confrontée à son passé colonial et qui associe souvent les aspirations des minorités à des politiques identitaires.
Ces conflits qui n’auraient autrement pas attiré beaucoup d’attention ont pris de l’ampleur dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le nouveau directeur de l’Opéra de Paris, qui a annoncé lundi son intention de diversifier le recrutement du personnel et d’interdire le “blackface”, s’est vu vivement critiqué non seulement par la cheffe de l’extrême droite Marine Le Pen, mais aussi dans les colonnes du Monde car, bien qu’étant allemand, il a travaillé 10 ans à Toronto et aurait “baigné dix ans dans la culture américaine ».
Dans un livre paru ce mois-ci, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, spécialistes chevronnés en sciences sociales, critiquent le principe des études raciales. L’ouvrage s’est attiré les foudres de jeunes universitaires et a fait l’objet d’une large couverture médiatique. Pour M. Noiriel, la race est devenue un “bulldozer” qui écrase les autres sujets. Dans une réponse par courriel, ce dernier ajoute que l’étude de ce sujet à l’université en France est discutable car la race n’est pas officiellement reconnue par les institutions et n’est qu’une “donnée subjective”.
Alors qu’on assiste au déclin progressif de l’influence américaine dans de nombreux coins du monde, la virulence du débat autour d’une poignées de disciplines universitaires enseignées sur les campus américains peut surprendre. D’une certaine manière, c’est un combat par procuration autour de questions qui sont parmi les plus brûlantes au sein de la société française, celles notamment de l’identité nationale et du partage du pouvoir. Dans un pays où les intellectuels ont toujours une place centrale, les enjeux sont importants.
Si cette bataille qui reflète les guerres culturelles américaines a commencé dans les universités françaises, elle prend désormais de l’ampleur dans les médias. Les hommes politiques s’y engagent de façon croissante, d’autant plus que l’année écoulée a été mouvementée, marquée par une série d’événements qui ont remis en cause les principes de la société française.
En France, des manifestations de grande ampleur contre les violences policières, suscitées par l’assassinat de George Floyd, remettaient en cause la non-reconnaissance institutionnelle de la race et le racisme systémique. Une génération #MeToo de féministes s’est dressée à la fois contre le pouvoir masculin et contre les féministes plus âgées. La répression qui a suivi une série d’attaques islamistes a soulevé des interrogations sur le modèle français de laïcité et l’intégration des immigrés des anciennes colonies de la France.
Certains y voient un écho des politiques identitaires et des théories des sciences sociales américaines. Des parlementaires de centre-droite ont appelé à l’ouverture d’une enquête parlementaire sur les “excès idéologiques” dans les universités et ciblé sur Twitter des universitaires “coupables”.
M. Macron — qui manifestait jusque-là peu d’intérêt pour ces questions mais courtise la droite à l’approche des élections de l’année prochaine — est intervenu en juin dernier, reprochant aux universités d’encourager “l’ethnicisation de la question sociale”, qui reviendrait à “casser la République en deux”.
“J’ai été agréablement étonnée”, dit Nathalie Heinich, une sociologue qui a participé le mois dernier à la création d’un “observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires”. Réunissant des personnalités de renom, dont beaucoup sont à la retraite, le groupe a lancé des mises en garde contre les théories sociales d’inspiration américaine dans des grands médias comme Le Point et Le Figaro.
Pour Mme Heinich, les événements de l’année dernière sont venus s’ajouter au militantisme qui a importé dans les universités française des controverses nées à l’étranger sur l’appropriation culturelle et le black-face. À la Sorbonne, des militants ont empêché la représentation d’une pièce d’Eschyle car ils y contestaient le port de masques et le maquillage en noir d’acteurs blancs; ailleurs, des conférenciers renommés ont vu leur invitation annulée suite à la pression des étudiants.
“C’est une série d’incidents qui ont été extrêmement traumatisants pour notre communauté et qui tous relèvent de ce qu’on appelle la cancel culture”, regrette Mme Heinich.
Pour d’autres, s’en prendre à ce qu’ils perçoivent comme l’influence américaine a révélé encore autre chose, à savoir que l’establishment français serait incapable de se confronter à un monde en mutation, surtout dans un contexte où la mauvaise gestion par le gouvernement de la pandémie de coronavirus vient renforcer un sentiment de déclin inéluctable de ce qui fut autrefois une grande puissance.
“C’est le symptôme d’une petite république effrayée, déclinante, provincialisée, mais qui par le passé et encore aujourd’hui a cru à sa mission universelle et qui donc cherche les coupables de son déclin,’’ estime François Cusset, expert de la civilisation américaine à l’université de Paris Nanterre.
La France a longtemps revendiqué une identité nationale fondée sur une culture commune, des droits fondamentaux et des valeurs essentielles comme l’égalité et la liberté, rejetant les principes de diversité et de multiculturalisme. Les Français considèrent souvent les États-Unis comme une société fracturée en guerre contre elle-même.
Mais nombre des principaux penseurs à l’origine des théories des genres, de la race, du post-colonialisme et de la théorie queer, loin d’être des Américains, venaient de la France — ainsi que du reste de l’Europe, d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Inde, explique Anne Garréta, une écrivaine française qui enseigne la littérature dans des universités en France et à Duke University, aux Etats-Unis.
“C’est tout un monde d’idées qui circule à l’échelle mondiale”, precise-t-elle. “Il se trouve que les campus qui sont les plus cosmopolites et les plus mondialisés à ce stade de l’histoire sont les campus américains. ’’
L’État français ne recueille pas de statistiques raciales, illégales, dans le cadre de son engagement affiché en faveur de l’universalisme et du traitement égal de tous les citoyens au regard de la loi. Mais pour nombre de spécialistes de la question raciale, cette réticence s’inscrit dans une longue histoire de négation du racisme en France, du passé colonial et de la traite négrière du pays.
“Qu’est-ce qu’il y a de plus français que la question raciale dans un pays qui s’est construit autour de ces questions-là?”, s’interroge Mame-Fatou Niang, qui partage son temps entre la France et les États-Unis, où elle enseigne les études françaises à l’université Carnegie Mellon.
Mme Niang a mené campagne pour faire retirer, à l’Assemblée Nationale, une fresque où figurent deux personnages Noirs dépeints avec de grosses lèvres rouges et des yeux globuleux. Les opinions qu’elle exprime en public au sujet de la race ont souvent fait d’elle une cible sur les réseaux sociaux, notamment de la part d’un des législateurs qui a fait pression pour une enquête sur les “excès idéologiques” dans les universités.
L’historien Pap Ndiaye, qui s’efforce de faire établir un cursus de Black Studies en France, estime que ce n’était pas une coïncidence si la vague actuelle de rhétorique anti-américaine est apparue au moment même où se tenaient les premières manifestations contre le racisme et les violences policières, en juin dernier.
“Il y a bien cette idée qu’on parle trop des questions de race en France,” dit-il. “Ça suffit. »
Les trois attentats islamistes à l’automne dernier sont venus rappeler que le terrorisme reste une menace en France. Ils ont également fait porter l’attention sur un autre domaine de recherche très sensible, l’islamophobie, et comment l’hostilité envers l’islam en France, ancrée dans son expérience coloniale du monde musulman, continue de marquer la vie des musulmans français.
Abdellali Hajjat, un expert en islamophobie, dit qu’il est de plus en plus difficile de se consacrer à son sujet depuis 2015, date des attaques terroristes dévastatrices qui avaient frappé Paris. Le financement public de la recherche s’est tari. Les chercheurs sur cette matière se voient accusés de faire l’apologie des islamistes et même des terroristes.
Il y a deux ans, fuyant l’ambiance qu’il trouvait oppressante, M. Hajjat est parti enseigner à l’Université libre de Bruxelles, en Belgique, où il dit jouir d’une plus grande liberté académique.
“Sur la question de l’islamophobie, il n’y a qu’en France qu’il y a une telle violence des discours pour rejeter le terme”, affirme-t-il.
Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation de M. Macron, a accusé les universités, sous influence américaine, d’être complices des terroristes en fournissant une légitimation intellectuelle de leurs actes.
Dans une lettre ouverte de soutien au ministre publiée dans Le Monde, un groupe de 100 universitaires réputés a fustigé les théories “transférées des campus nord-américains”.
L’un des signataires, l’expert de l’islam Gilles Kepel, considère que l’influence américaine a conduit à “une sorte d’interdiction dans les universités de réfléchir au phénomène de l’islam politique au nom d’une idéologie de gauche qui le considère comme la religion des défavorisés ».
Avec l’islamophobie, c’est par “l’importation totalement artificielle” en France de la “question noire à l’américaine” que certains tentent de présenter une fausse image d’une France coupable de “racisme systémique” et de “privilège blanc”, renchérit de son côté Pierre-André Taguieff, historien et grand critique de l’influence américaine.
Dans ses réponses envoyées par courriel, M. Taguieff écrit que les chercheurs sur la race, l’islamophobie et le post-colonialisme sont motivés par “la haine de l’Occident, en tant que civilisation blanche”.
“Le programme commun de ces ennemis de la civilisation européenne tient en trois mots: décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser,” résume M. Taguief. “Le ‘mâle blanc hétérosexuel’, voilà le coupable à condamner et l’ennemi à éliminer.”
Derrière les attaques contre les universités américaines — menées par des intellectuels hommes, blancs, âgés — se cachent les tensions d’une société où le pouvoir établi est bousculé, estime de son côté Éric Fassin, un sociologue qui a été l’un des premiers chercheurs, il y a une quinzaine d’années, à s’intéresser à la question raciale et au racisme en France.
À l’époque, les spécialistes des questions raciales étaient généralement des hommes blancs comme lui, explique-t-il. Il ajoute qu’il est souvent traité de traître et a été la cible récemment d’un extrémiste de droite condamné à quatre mois de prison avec sursis pour avoir menacé de le décapiter.
Mais l’émergence de jeunes intellectuels — dont certains sont Noirs ou musulmans — nourrit l’assaut contre ce que M. Fassin appelle “l’épouvantail américain”.
“C’est ça qui fait basculer les choses,” résume-t-il. “C’est pas simplement les objets dont on parle, mais c’est aussi les sujets qui parlent.”
Voir de même:
De l’intellectuel spécifique à l’intellectuel responsable.
Gérard Noiriel
Le populaire dans tous ses états
« C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire. Apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique est une œuvre de salut public ».
Francis Ponge, « Le Parti pris des choses », 1935 (cité par Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, 1980, p. 17).
J’ai débuté mon blog d’aujourd’hui par cette citation du poète Francis Ponge, que j’ai découverte dans un ouvrage de Bourdieu, parce que ce fut un moment décisif dans ma conversion à la sociologie, au début des années 80. Je n’insisterai pas aujourd’hui sur les raisons personnelles qui peuvent expliquer l’importance que j’ai accordée dans mes travaux à cette forme de résistance. Disons simplement que j’ai compris au fil du temps pourquoi ce genre de préoccupations n’intéressait pas grand monde dans le champ intellectuel. Je reste néanmoins convaincu que ceux qui se tournent vers les sciences sociales en espérant qu’elles les aideront à penser par eux-mêmes trouveront une utilité à ce que je vais leur raconter.
Je prendrai à nouveau comme point de départ la polémique sur la « gauche identitaire » qui a opposé Mark Lilla et Eric Fassin dans le Monde du 1er octobre 2018 car, comme je l’ai dit dans mon dernier blog, elle illustrait clairement la confusion entre le savant et le politique que je déplore depuis longtemps. Cela n’empêche pas, qu’en tant que citoyen, j’étais plutôt d’accord avec les arguments avancés dans cette polémique par Eric Fassin. Je rappelle, pour que les choses soient claires, que je suis un militant antiraciste depuis le début des années 1970. Pour ne pas limiter cet engagement à des discours critiques, je suis parti à l’âge de 25 ans à Brazzaville, comme Volontaire du Service National afin d’apporter ma contribution au combat anti-impérialiste et pour aider une république que je croyais « populaire ». J’ai écrit mon premier livre en collaboration avec un OS immigré marocain pour qu’il puisse lui-même expliquer les formes de discriminations qu’il subissait au sein de la CGT. Ce qui m’a valu d’être exclu du PCF en 1980. Pendant plus de dix ans, j’ai été aussi président du Comité d’Aide aux Intellectuels Réfugiés. Je pourrais continuer à dérouler longuement la liste de mes engagements civiques, mais ces quelques exemples suffiront, je pense, pour faire comprendre que je n’ai de leçon à recevoir de personne en la matière.
C’est justement parce que j’ai poussé jusqu’au bout ma réflexion sur les relations de pouvoir que j’ai pris mes distances avec les intellectuels marxistes (dont les successeurs sont les intellectuels critiques d’aujourd’hui), qui reprenaient à leur compte le slogan « tout est politique », très en vogue en 68. La sociologie m’a fait mieux comprendre en effet le phénomène que j’avais souvent observé de mes propres yeux concernant les formes de domination qu’exercent sur le peuple ceux qui prétendent parler en son nom.
La polémique qui a opposé Lilla et Fassin dans le Monde avait pour thème : « la gauche s’occupe-t-elle trop des minorités ? ». Il s’agissait donc d’une question d’ordre politique à laquelle ces deux éminents universitaires étaient invités à répondre en raison de leurs compétences savantes. Mais à aucun moment les lecteurs n’ont eu la possibilité de savoir sur quels travaux scientifiques précis les débatteurs s’appuyaient pour étayer leurs arguments. Le langage utilisé par ces deux collègues était celui de la politique, truffé de jugements de valeur et d’approximations. Par exemple, quand Eric Fassin écrit : « en France, on aime croire qu’il faudrait choisir les ouvriers ou les minorités », le lecteur est en droit de se demander ce que désigne ce « on » ? Est-ce qu’il s’agit des chercheurs en sciences sociales, des militants politiques, des intellectuels, des journalistes, du peuple français ? Et quand j’ai lu que Mark Lilla prétendait « réfuter » Fassin en affirmant : « le simplisme bourdieusien se porte bien en France », j’avoue que la moutarde m’est montée au nez comme on dit. Comment pouvait-on donner au public non spécialiste une image aussi caricaturale de la recherche en sciences sociales ?
Je reviendrai plus loin sur les arguments que Mark Lilla aurait pu mobiliser s’il avait vraiment lu Bourdieu, mais je voudrais commencer en évoquant un philosophe qui m’a beaucoup aidé, lui aussi, à mieux comprendre les formes de domination qu’exercent les intellectuels. Il s’agit de Michel Foucault. Contrairement à ce qu’affirme Lilla, c’est Foucault bien plus que Bourdieu qui constitue la principale référence théorique d’Eric Fassin. Dans un article ancien, intitulé « “L’intellectuel spécifique” et le PaCS : politiques des savoirs» (Mouvements, janvier-février 2000), Fassin avait convoqué l’autorité de Foucault pour affirmer que « le savoir est devenu, en même temps qu’un enjeu, un des lieux du politique ». Il a reproduit ensuite ce genre d’argument dans tous les domaines sur lesquels il est intervenu. Récemment encore, lors d’une polémique sur le « blackface », il écrivait dans une tribune donnée au quotidien Libération : « La politique n’est pas extérieure à l’esthétique (…). Le monde de la culture, s’il réclame une autonomie radicale pour faire abstraction des enjeux politiques de la création, risque de payer d’insignifiance cette liberté. » (Eric Fassin, « « Blackface» ou le théâtre de la question raciale », Libération, 6/5/2019).
Je me suis présenté pendant longtemps comme un « intellectuel spécifique » en me référant moi aussi à Michel Foucault, parce que j’ai compris autrement que Fassin ce qu’il a écrit à ce sujet. Comme j’avais tenté de l’expliquer dans ma contribution au livre dirigé par Marie-Christine Granjon (« Michel Foucault : les trois figures de l’intellectuel engagé », in Penser avec Michel Foucault, Karthala, 2005), Foucault a constamment oscillé entre plusieurs postures intellectuelles. On peut donc interpréter ses écrits sur ce sujet de différentes manières. Néanmoins, s’appuyer sur sa définition de l’intellectuel spécifique pour affirmer que le savoir est « un des lieux du politique » c’est confondre à mon sens, le politique et le pouvoir. C’est ce que je voudrais montrer en m’appuyant sur divers textes de Foucault réunis dans les quatre volumes de ses Dits et écrits (Gallimard, 1994 ).
Il est vrai que Foucault a repris à son compte, en quelques occasions, la formule « tout est politique ». Par exemple, dans un interview donné à la Quinzaine littéraire en 1977, il écrit que « l’ensemble des rapports de force dans une société donnée constitue le domaine de la politique » et plus loin il ajoute : « dire que « tout est politique », c’est dire cette omniprésence des rapports de force et leur immanence à un champ politique ; mais c’est se donner la tâche encore à peine esquissée de débrouiller cet écheveau indéfini » (D et E, vol. 3, p. 233 sq). Foucault joue ici sur la polysémie du mot « politique » qui vient du grec « polis » et qui désigne, au sens large, l’ensemble des pratiques et des institutions d’une communauté de citoyens. Cela n’empêche pas que Foucault a maintes fois souligné que ce qu’il appelait « les rapports de force dans une société donnée » étaient en réalité des relations de pouvoir qui pouvaient être politisées, mais ne l’étaient pas toujours.
Je me suis inspiré de ces analyses dans mes propres travaux de socio-histoire en partant du principe qu’on pouvait envisager les liens sociaux comme des relations de pouvoir à condition de renoncer à la vision dénonciatrice du pouvoir (conception dénonciatrice que Foucault a lui-même rejetée lorsqu’il a produit le concept de « gouvernementalité »). Certes, les relations de pouvoir peuvent engendrer des formes de domination sociale, mais elles cimentent aussi des liens de solidarité (par exemple, les parents qui veulent éduquer leurs enfants pour qu’ils puissent devenir des adultes autonomes doivent entrer avec eux dans des relations de pouvoir).
La confusion entre pouvoir et politique occulte donc un phénomène fondamental qu’on appelle la politisation. Confusion à laquelle échappe Foucault quand il écrit : « le problème n’est pas tellement de définir une position politique (ce qui nous ramène à un choix sur un échiquier déjà constitué), mais d’imaginer et de faire exister de nouveaux schèmes de politisation ». Le mot « politisation » est ici essentiel car il s’agit d’un processus qui permet de rendre visible dans l’espace public des relations de pouvoir qui n’avaient rien de politique au départ. C’est ce processus qu’il faut prendre en compte pour comprendre le rôle que jouent ceux que j’appelle « les professionnels de la parole publique » (politiciens, journalistes, experts, intellectuels) dans le champ politique. C’est aussi à ce niveau que peut intervenir l’universitaire en diffusant, au-delà des cercles spécialisés, les résultats de ses recherches pour rendre publiques des souffrances, des formes de domination ou de solidarité qui étaient invisibles jusque là, ce qui permet aux acteurs du champ politique de s’en emparer pour défendre de nouvelles causes.
Cela n’a évidemment rien à voir avec les polémiques d’actualité visant à savoir si « la gauche s’occupe trop ou pas assez des « minorités » ». C’est justement pour se démarquer de ce type d’intervention que Foucault a proposé le terme d’intellectuel « spécifique ».
Si je me suis toujours élevé contre le slogan « tout est politique », c’est surtout parce qu’il masque le rôle que jouent les intellectuels dans le processus de politisation des rapports sociaux. Comme tous les autres acteurs du monde social, les intellectuels sont pris, eux aussi, dans des relations de pouvoir qu’il faut mettre au jour si l’on veut pousser l’analyse du champ politique jusqu’au bout.
L’article de Foucault sur lequel s’appuie Fassin pour affirmer que le savoir est un des lieux du politique, commence par cette phrase : « Pendant longtemps, l’intellectuel dit « de gauche » a pris la parole et s’est vu reconnaître le droit de parler en tant que maître de vérité et de justice ». (Michel Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel », Politique-Hebdo, 29/11/1976, repris dans D et E, II, p. 109 sq). La cible de Foucault, à ce moment-là, c’était l’intellectuel universel qu’avait incarné Jean-Paul Sartre dans les décennies d’après-guerre. C’est lui qui est visé quand Foucault écrit : « J’ai toujours tenu à ne pas jouer le rôle de l’intellectuel prophète qui dit à l’avance aux gens ce qu’ils doivent faire et leur prescrit des cadres de pensée, des objectifs et des moyens qu’il a tirés de sa propre cervelle en travaillant enfermé dans son bureau parmi les livres ». (D et E, IV, p. 638).
Il oppose à cette figure de l’intellectuel universel, celle de l’intellectuel spécifique pour souligner que la seule légitimité qu’un universitaire peut avancer pour justifier son intervention dans le débat politique tient à la compétence spécialisée qu’il a acquise dans un domaine de la recherche savante. Foucault a lui-même donné de multiples exemples de cette posture, puisque la plupart de ses propos publics s’appuyaient sur ses propres recherches empiriques que ce soit sur la folie, la prison, la sexualité, etc.
Quand Foucault écrit que « le travail de l’intellectuel n’est pas de modeler la volonté politique des autres », (D et E, IV, p. 676), c’est bien la fonction de porte-parole que s’attribuent fréquemment les intellectuels qui est interpellée. C’est pour répondre à cette interrogation qu’il a forgé la notion de « problématisation ». L’universitaire peut mobiliser les connaissances qu’ils a acquises grâce à ses travaux spécialisés pour intervenir dans l’espace public comme un intellectuel spécifique, afin de « dégager les systèmes de pensée qui nous sont devenus familiers, qui nous paraissent évidents et qui font corps avec nos perceptions, nos attitudes, nos comportements ». (D et E, IV, p. 676). « Problématiser » les questions d’actualité ne consiste donc pas à multiplier dans les médias des commentaires critiques. Il s’agit au contraire d’appréhender ces questions autrement, en prenant une distance par rapport à la sphère politico-médiatique et sa façon de fabriquer de faux-problèmes (comme l’immigration, le communautarisme, etc).
L’intellectuel spécifique intervient dans l’espace public afin de « poser des problèmes, les faire travailler », de façon à ce « qu’au sein même de la société les données du problème soient modifiées et que les impasses se débloquent. En somme, en finir avec les porte-parole ». (D et E, IV, p. 86). On voit clairement ici le lien avec la citation de Francis Ponge que j’ai placée en exergue de ce blog. Foucault explique en effet que « sa critique a pour objectif de permettre aux autres de parler, sans mettre de limites au droit qu’ils ont de parler ». (D et E, II, p. 815-16). C’est d’ailleurs sur ce point qu’avait tout particulièrement insisté Gilles Deleuze dans son entretien avec Foucault paru le 4 mars 1972 dans l’Arc sous le titre : « les intellectuels et le pouvoir » (D et E, II, p. 306 sq) : « Vous avez été le premier à nous apprendre quelque chose de fondamental (…) : l’indignité de parler pour les autres ».
C’est ici qu’apparaît la divergence principale entre l’intellectuel spécifique (tel que je le conçois) et l’intellectuel critique. Alors que ce dernier critique tous les pouvoirs, sauf celui qu’il détient, Foucault définit l’intellectuel spécifique comme celui qui est capable de se critiquer lui-même. Il a fréquemment reconnu les points faibles de ses propres recherches, les réponses inadéquates qu’il avait parfois apportées aux questions qu’il se posait. Cette posture auto-critique correspondait à ce qu’il a appelé « l’éthique de l’intellectuel » qui consiste à « se rendre capable en permanence de se déprendre de soi-même » (D et E, IV, p. 675).
Pour en terminer avec la définition foucaldienne de l’intellectuel spécifique, je voudrais souligner le rôle que Foucault a joué, dans les dernières années de sa vie, pour défendre l’autonomie de la recherche savante. Il s’est fermement opposé aux intellectuels médiatiques comme Jacques Attali auquel il reprochait de « brouiller les sources » pour faire croire qu’on pouvait être à la fois un savant et le conseiller du prince. Symbole d’un « irrespect pour le travail qui précisément m’étonne » disait-il (D et E, IV, p. 366). C’est pour lutter contre cette confusion des genres qu’il a lancé la collection « Des travaux » (1983) dont le but était d’établir des relations « de ceux qui travaillent à ceux qui travaillent. Il est bon que la lecture se généralise, mais il ne faut pas que les différents mode d’édition soient confondus » (D et E, IV, p. 366).
J’en viens maintenant à ce que Mark Lilla affirmait dans sa polémique avec Eric Fassin en disant : « le simplisme bourdieusien se porte bien en France ». Pour ne pas être « simpliste », je vais devoir rappeler aux lecteurs de ce blog comment Pierre Bourdieu a abordé la question des rapports entre le savant et le politique. On peut suivre l’évolution de sa réflexion sur ce sujet dans le remarquable petit livre intitulé Propos sur le champ politique (PUL, 2000) publié par les Presses Universitaires de Lyon, qui rassemble des études, des conférences et des interviewes de Bourdieu à différents moments de sa carrière.
A la différence de Foucault, qui a toujours refusé d’être défini par son identité d’universitaire, Bourdieu a d’emblée présenté la sociologie comme un « métier », s’inscrivant ainsi dans le sillage de Marc Bloch et de son livre célèbre sur le « métier d’historien » (Armand Colin, 1949). Affirmer cet ancrage socio-professionnel, c’était déjà une manière de plaider pour une séparation du savant et du politique. Tout au long de sa vie, Bourdieu n’a cessé en effet de défendre l’autonomie de la sociologie contre ceux qui, à l’instar d’Eric Fassin aujourd’hui, la voyait comme une manière parmi d’autres de faire de la politique. « Certains sociologues se sentent tenus de servir. Servir qui et quoi ? La sociologie doit d’abord affirmer son autonomie ; elle doit toujours être aussi pointilleuse et vigilante sur la question de son indépendance ». (Pierre Bourdieu, Réponses, Le Seuil, 1992, p. 161).
Cela n’a pas empêché qu’il ait été constamment préoccupé par la question de l’utilité sociale de la science sociale. Il le redit clairement dans le petit ouvrage des PUL que j’ai cité plus haut : « C’est une sorte de devoir civique de rendre à l’Etat qui me paye et à mes concitoyens ce que je crois être le savoir sur le monde social » (p. 44). Et il enchaîne aussitôt en faisant référence aux nombreux travaux empiriques qu’il a produits avec ses équipes de recherche sur les musées, sur l’école, etc. Dans cette citation, le mot essentiel c’est « devoir civique ». Aux yeux de Bourdieu, il existe en effet une différence majeure entre le politique et le civique. Affirmer que « tout est politique » c’est une manière, selon lui, d’occulter la domination qu’exercent les professionnels de la parole publique dans le champ politique. Il considère que cette occultation est une dimension du pouvoir que détiennent les producteurs de biens symboliques car, comme le dit Philippe Fritsch dans l’introduction à ce volume, ce pouvoir suppose « la méconnaissance de la violence symbolique qui s’exerce à travers lui » (p. 21).
Le premier problème que rencontre le sociologue qui sort de son laboratoire pour s’exprimer sur des questions politiques tient au fait que « l’accès à l’espace public est contrôlé presque complètement aujourd’hui par les journalistes » (p. 74). Ceux d’entre eux qui occupent le pôle dominant du champ médiatique imposent chaque jour ce qu’on appelle « l’actualité ». Etant donné que l’actualité est « ce qui se donne à comprendre de manière immédiate » affirme Bourdieu en faisant référence à Walter Benjamin, le sociologue doit rompre avec cette illusion, non seulement pour avoir de bonnes réponses, mais aussi pour poser de bonnes questions (p. 27).
Malheureusement, le sociologue ne parvient pratiquement jamais à faire accepter ses questionnements savants car, ajoute Bourdieu, « pour être en désaccord sur une formule politique il faut être d’accord sur le terrain du désaccord ». Autrement dit, tant que le sociologue répond aux questions qui sont acceptées dans le champ politico-médiatique, il peut y trouver sa place, mais s’il pose d’autres questions il n’a guère de chance d’être entendu. Voilà pourquoi Bourdieu a livré ce constat désabusé dans ses Méditations pascaliennes (Seuil, 1997, p. 230) : « une proposition scientifique, c’est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, çà ne prêche que les convaincus ». Les seuls qui parviennent à se faire entendre, ajoute-t-il, ce sont « les représentants les plus divulgués de la corporation, qui ne peuvent hélas, que renforcer l’image politico-journalistique de la discipline ». (Ibid, p. 16).
Un autre obstacle auquel se heurte le sociologue soucieux d’assumer son rôle civique tient à l’usage qu’un certain nombre de journalistes font de ses travaux scientifiques. « Un des problèmes est de savoir comment on peut se protéger contre cette instrumentalisation » (Propos …, p. 42).
L’importance que Pierre Bourdieu accorde au pouvoir symbolique explique que la question des porte-parole ait occupé dans son œuvre une place encore plus grande que dans celle de Michel Foucault. Bourdieu part du principe que les inégalités sociales s’ancrent dans les rapports économiques, mais qu’elles s’étendent à tous les niveaux d’une société. Il insiste sur le fait que le rapport au langage est le lieu d’une inégalité fondamentale. Dans la Distinction (Minuit, 1979, p. 537), il avait déjà fait ce constat : « on peut être en mesure de résister à l’argumentation sans être capable d’argumenter la résistance et moins encore d’en formuler explicitement les principes ». C’est pourquoi le passage entre expérience et expression passe nécessairement par les professionnels du discours. Il ne s’agit pas, là non plus, d’une dénonciation, puisque la délégation de parole est le seul moyen dont les démunis disposent pour espérer se faire entendre.
Néanmoins, une telle inégalité pose le problème du type de pouvoir que détiennent les privilégiés du langage. Bourdieu estime que c’est l’une des principales questions que la sociologie du champ politique doit élucider. Elle concerne au premier chef les dirigeants des partis qui sont en concurrence entre eux pour le monopole du droit de parler et d’agir au nom des profanes. L’irruption du Front national dans l’espace public français à partir des années 1980 est vue par Bourdieu sous l’angle d’une « lutte de classement ». Si j’arrive à faire croire que le clivage principal de la société française oppose les nationaux et les étrangers, j’obtiens une structure du champ politique complètement différente de celle qui découle du clivage opposant les riches et les pauvres. C’est pourquoi l’un des enjeux majeurs de la politique est l’imposition légitime de principes de vision et de division du monde social.
Les intellectuels – y compris les sociologues quand ils interviennent dans le débat public – contribuent à la redéfinition des formes de classement et de catégorisation publiques ; ce qui les expose « au problème très difficile » dit Bourdieu « d’entrer dans la politique sans devenir des politiques » (Propos…, p. 68).
Comme Foucault, Bourdieu était convaincu que pour clarifier ce problème, les intellectuels devaient commencer par utiliser les armes de la critique pour se critiquer eux-mêmes. « Il est certain » affirme-t-il « que ceux que Max Weber classait dans « l’intelligentsia prolétaroïde », c’est à dire les intellectuels mineurs, les demi-savants, ont souvent trouvé dans l’intervention politique, au cours de l’histoire, l’occasion d’une revanche contre ceux qui dominent le monde intellectuel ». Cela a été le cas avec le nazisme, le stalinisme, ou la Révolution chinoise. Voilà pourquoi, ajoute Bourdieu, « la critique sociologique de l’institution intellectuelle » est fondamentale. Il la juge nécessaire aussi si l’on veut combattre ce qu’il appelle le « racisme de l’intelligence » dont font souvent preuve les « détenteurs du capital culturel » quand ils oublient qu’ils sont eux-mêmes « les héritiers des familles cultivées ». « En un mot, qui sera le mot de la fin, je dirai seulement que nul ne doit être à l’abri de la critique sociologique, même et surtout pas les intellectuels critiques » (Propos…, p. 107).
A partir de 1995, et de son engagement au côté des cheminots en grève, Bourdieu a quelque peu infléchi sa position. Dans un cheminement inverse à celui de Foucault, il a renoncé partiellement au principe d’autonomie de la sociologie pour s’investir plus directement dans le champ politique. Néanmoins, il vaut mieux parler d’élargissement plutôt que de renoncement car Bourdieu s’est alors lancé dans une vaste entreprise visant à construire un intellectuel collectif, à l’échelle européenne, regroupant des universitaires, des journalistes, des artistes qui partageaient les mêmes idéaux civiques, mais dans le respect des compétences de chacun. C’est à ce moment-là qu’il a proposé la mise en place de « réseaux critiques, rassemblant des « intellectuels spécifiques» (au sens de Foucault) dans un véritable intellectuel collectif (souligné dans le texte) capable de définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son action, bref autonome » (Contre-Feux, 2, Raison d’agir éditions, 2001, p. 35). Tel fut l’enjeu principal du réseau « Raisons d’agir » auquel j’ai apporté ma modeste contribution.
Dans l’un de ses tout derniers entretiens (« À contre-pente », Vacarme, n° 14, Hiver 2000), Pierre Bourdieu a proposé une ultime définition de l’intellectuel : « On dit ‘intellectuel engagé’, moi je dis : ‘responsable’. C’est un peu vieillot, ça fait un peu durkheimien. C’est une grande responsabilité si on croit que la sociologie est une science ; or je le crois ».
Plutôt que d’alimenter des débats stériles sur la « véritable » définition de l’intellectuel spécifique, je pense que ceux qui se reconnaissent dans les réflexions que j’ai développées ici pourraient se retrouver autour de cette notion d’ « intellectuel responsable ». Même s’ils n’ont pas vécu à l’âge des réseaux sociaux, les réflexions de Foucault et de Bourdieu sur l’articulation du savant et du politique restent précieuses pour comprendre les transformations qui ont affecté notre espace public depuis une quinzaine d’années. Foucault avait noté qu’en raison de la démocratisation de l’université, du développement de la télévision, etc., le type d’intellectuel que seul Sartre pouvait incarner au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avait été mis à la portée de tout le monde dans les années 1970. Cette démocratisation avait donné aux travaux universitaires un écho qui débordait largement désormais le cercle des spécialistes. L’inconvénient de cette « entropie » ajoutait Foucault, c’est qu’elle avait engendré ce qu’il appelait « le toboggan de la pensée philosophique ». Les recherches savantes finissaient en slogan et la philosophie était en train de devenir une « matière de consommation courante ». (D et E, IV, p. 454 sq).
La multiplication des chaînes d’information en continu et l’irruption des réseaux sociaux ont accéléré dans des proportions que Foucault n’aurait même pas imaginées, ce processus d’entropie. Les sciences sociales sont devenues, à leur tour, une « matière de consommation courante ». Nous avons pu constater, Stéphane Beaud et moi, que notre ouvrage Race et sciences sociales (Agone, 2021) avait été immédiatement pris dans la spirale de ce fameux « toboggan ». Nos analyses ont ainsi été converties en slogan, ou en sondage d’opinion, du genre : « Etes-vous pour la classe ou pour la race ? Cochez la bonne case ».
Comme je l’ai déjà dit dans mon dernier blog, les réseaux sociaux ont permis la formation d’un espace public intermédiaire. Conjugué à l’élévation constante du niveau scolaire des nouvelles générations, ce phénomène a accéléré la démocratisation de notre vie publique. Des gens qui n’ont aucune compétence spécifique en sciences sociales, et qui ont donc tendance à voir le monde uniquement à l’aide des catégories que leur fournissent ceux qui dominent la sphère médiatico-politique, peuvent désormais participer aux débats publics. Beaucoup d’entre eux, souvent pour des raisons qui sont en lien avec leur histoire personnelle, sont particulièrement sensibles à la question du racisme. Cet engagement civique est puissamment stimulé par les médias qui placent constamment ce sujet au centre de l’actualité car c’est l’un des meilleurs moyens aujourd’hui de mobiliser les affects du grand public et donc de booster l’audimat pour engranger des recettes publicitaires. Ce contexte rend particulièrement difficile le travail des chercheurs. Le simple fait de s’interroger sur le type de pouvoir que détiennent les porte-parole des mouvements antiracistes est vu comme une « dénonciation ». Mettre en doute l’idée que la question du racisme serait encore « taboue », alors qu’elle fait constamment la une des grands médias, est pris par certains comme une manière de minimiser, voire même de cautionner, le racisme. Alors que je suis convaincu, pour ma part, qu’il faut aborder ces questions de front si l’on veut lutter plus efficacement contre le racisme et contre les formes de domination symbolique qu’elles charrient.
La violence verbale qui s’exprime aujourd’hui à jets continus sur les réseaux sociaux reflète, paradoxalement, la pacification des rapports sociaux. Les « intellectuels prolétaroïdes » dont parlaient Max Weber et Pierre Bourdieu se contentent désormais, pour la plupart, d’insulter sur ces plate-forme numériques ceux qui croient encore utile de transmettre au plus grand nombre les connaissances qu’ils ont produites au cours de longues années de travail, alors qu’auparavant il arrivait souvent que les affrontements se déroulent dans la rue, à coups de poings ou à coups de fusil. Je ne trouve pas scandaleux pour ma part que celles et ceux qui se sentent heurtés dans leurs convictions par ce que j’ai pu écrire, puissent réagir de façon agressive. Mais au lieu de me situer sur le même terrain qu’eux, en empruntant à mon tour des chemins qui ne mènent nulle part, je préfère mobiliser les ressources que nous offrent aujourd’hui les réseaux sociaux pour expliquer en quoi consiste notre travail de chercheur, ce qui suppose de refuser énergiquement la confusion entre le savant et le politique.
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Débat : la gauche s’occupe-t-elle trop des minorités ?
L’essayiste américain Mark Lilla estime que l’obsession des identités occulte la notion de bien commun. Le sociologue français Eric Fassin conteste cette thèse.
Le Monde
Si Mark Lilla et Eric Fassin se connaissent depuis les années 1990, alors qu’ils enseignaient à la New York University, et se revendiquent tous deux de la gauche, ils entretiennent pourtant des points de vue farouchement opposés.
Mark Lilla, essayiste et professeur de sciences humaines à l’université de Columbia (New York), publie début octobre La Gauche identitaire (Stock, 160 pages, 16 euros) une dure critique du progressisme américain, selon lui englué aujourd’hui dans des luttes culturelles en faveur des minorités.
Eric Fassin est quant à lui sociologue et codirige le département d’études de genre à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis. Il a notamment publié Populisme : le grand ressentiment (Textuel, 2017) et Gauche : l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014).
La gauche américaine s’est enferrée, selon Mark Lilla, sur la question identitaire, renvoyant chacun à ses « appartenances personnelles » pour mieux défendre les minorités. Mark Lilla, pouvez-vous nous en dire davantage ? Eric Fassin, ce diagnostic vous convainc-t-il ?
Mark Lilla : La critique fondamentale que j’adresse à la gauche identitaire porte sur le repli sur soi qu’elle promeut. A force d’inciter chacun à s’interroger sur les différentes identités qui le traversent, de race, d’orientation sexuelle, etc., cette gauche est moins en mesure de remporter des élections là où il le faudrait pour, ensuite, défendre les droits des minorités, ou atteindre tout autre objectif.
Rappelons que les Etats-Unis sont une fédération qui laisse de larges pouvoirs aux Etats. Ces derniers ont la liberté d’adopter leurs propres lois et d’interpréter les textes fédéraux comme ils l’entendent. Si vous voulez aider les gays et les Afro-Américains en Iowa, un Etat blanc et profondément religieux, il faut y gagner des élections, et pas seulement en Californie ou à New York. Et pour cela, il faut développer une vision du bien commun et de l’avenir du pays susceptible d’inspirer autant de gens que possible et de les rassembler.
Se concentrer de façon obsessive sur les « différences sociales » est l’exact contraire de ce qu’il faudrait faire. Les mouvements sociaux opposés à Donald Trump sont incorrigibles tant ils répètent cette erreur, mais je suis heureux de constater que les choses se sont un peu améliorées au sein du Parti démocrate cette année.
La menace du trumpisme a attiré de nombreux nouveaux candidats, venant de différents groupes sociaux. Et ceux qui sont en bonne position pour l’emporter lors des élections de mi-mandat du 6 novembre ne mettent pas l’accent sur leurs identités personnelles, ou celles des autres. Ils se concentrent sur des problèmes politiques concrets et sont animés d’une véritable envie de rassembler.
Eric Fassin : En réalité, Mark Lilla va plus loin dans la polémique que cette simple critique pragmatique. Au lendemain de la victoire de Donald Trump, dans une tribune qui fit grand bruit, il en rendait responsable ce qu’il appelle la « gauche identitaire » : « Quand on joue au jeu de l’identité, il faut s’attendre à perdre. »
Aujourd’hui, dans l’essai qui prolonge cet article, il redouble l’attaque : « La politique identitaire, c’est du reaganisme pour gauchistes. » Il ranime la querelle lancée par les néoconservateurs, au début des années 1990, contre le « politiquement correct ». Or il y a là un biais « ethnocentrique » : voilà un universitaire qui traduit son exaspération contre les « radicaux de chaire » en explication de l’élection du président des Etats-Unis.
Pour Salvador Dali, la gare de Perpignan était le centre du monde. Pour Mark Lilla, c’est l’université Columbia. Cette illusion sociologique est redoublée par un problème politique. Il est vrai que Donald Trump a surfé sur le racisme et le sexisme pour attiser le ressentiment contre Barack Obama et Hillary Clinton. Imputer son triomphe aux universitaires qui parlent de genre et de race, n’est-ce pas inverser les causes et les effets ? C’est faire comme ceux qui, en France, accusent les antiracistes d’être responsables de la montée du racisme.
Comment la gauche en est-elle venue à adopter ce point de vue identitaire ?
M. L. : Depuis l’effondrement du mouvement étudiant dans les années 1960, il y a eu deux développements importants au sein de la gauche américaine.
Premièrement, un retrait de la politique institutionnelle (des partis et des élections) pour s’investir plutôt dans des mouvements sociaux mobilisés en faveur de causes justes portées par des groupes identitaires précis : les femmes, les Afro-Américains, les gays, etc.
Deuxièmement, la gauche ne cherche plus à mobiliser la classe ouvrière autour d’enjeux économiques, préférant lutter pour une réforme culturelle conduite par des élites diplômées. Elle a deux objectifs en tête : amener les Américains à être plus tolérants et placer les groupes marginalisés au cœur du récit national. Ces deux projets ont été couronnés de succès. Mais le prix à payer s’est avéré élevé.
La gauche identitaire domine largement sur le plan culturel, mais elle est dépourvue de pouvoir politique. Ce déséquilibre s’explique par le fait qu’elle a perdu tout contact avec une grande partie du pays. Par exemple, 20 % des Américains sont évangéliques, tandis que moins de 0,5 % se déclarent transgenres. La gauche identitaire a beaucoup de choses à dire à propos de la cause transgenre, mais elle ne sait pas comment s’adresser aux évangéliques, qu’elle regarde généralement avec mépris.
Il ne s’agit pas de flatter un groupe ou l’autre. Ce qu’il faut c’est une gauche capable d’avancer une vision politique du bien commun à laquelle des citoyens appartenant à ces deux groupes peuvent adhérer et qu’ils seront prêts à défendre au sein de nos institutions. Aujourd’hui, la classe ouvrière est peut-être conservatrice sur le plan culturel ; il n’empêche qu’elle souffre des effets de la mondialisation et qu’elle n’est représentée ni par les démocrates obsédés par l’identité ni par les républicains néolibéraux. Ils sont donc susceptibles de se laisser séduire par un démagogue délirant comme Donald Trump. Voilà ce que j’entends par la démission de la gauche.
Eric Fassin, sans doute voyez-vous la « gauche identitaire » d’un meilleur œil. Comment la nommeriez-vous ?
E. F. : Je parlerais plutôt d’une gauche minoritaire. A la différence des communautés, les minorités n’ont pas forcément une culture commune ; mais elles ont en partage une expérience de discrimination.
Les femmes n’ont pas toutes la même identité ; mais toutes savent ce qu’est le sexisme, #metoo l’a bien montré. L’homophobie, la transphobie ou le racisme constituent pareillement des minorités d’expérience. Bref, « c’est l’antisémite qui fait le juif » (Sartre).
En France, dès que les minorités se font entendre, on les taxe de communautarisme ; aux Etats-Unis, on se récrie : « politique identitaire ». Mais pourquoi l’égalité demandée par des minorités ne serait-elle pas universaliste ?
Le mouvement Black Lives Matter [créé contre les violences policières envers les Noirs] pose des questions à toute une société aveugle au racisme ordinaire. En quoi est-il identitaire ? En France, quand des hommes noirs ou arabes meurent sous les coups de la police, cette violence d’Etat n’est-elle pas l’affaire de tout le monde ?
D’un côté, Mark Lilla dénonce l’individualisme ; de l’autre, il n’aime les mouvements sociaux qu’au passé, à l’époque de Martin Luther King. C’est réduire la politique aux seules élections. Cette logique majoritaire l’amène à juger que les revendications transgenres ne pèsent pas grand-chose dans les urnes. Certes, mais qui eût cru qu’aux Etats-Unis le mariage s’ouvrirait si vite aux couples de même sexe ? Qu’ils aient un pied dans l’université ou pas, les mouvements sociaux peuvent influer sur la société et infléchir les élections.
Aux Etats-Unis, 1992 fut « l’année de la femme » : plusieurs furent élues [au Sénat], portées par une vague d’indignation après la nomination à la Cour suprême d’un juge accusé de harcèlement sexuel…
M. L. : La réponse d’Eric Fassin est typique de la gauche identitaire, de son refus de prendre ses responsabilités politiques. « Influer sur la société, infléchir les élections ? », les ambitions de la gauche aujourd’hui se limitent-elles à cela ? Pauvre Jaurès !
Le mouvement identitaire aux Etats-Unis ne vise plus véritablement à étendre les droits légaux des minorités, cet objectif a été largement atteint, grâce aux mouvements sociaux du passé. Le défi est maintenant de s’assurer que ces droits sont respectés, ce qui demande de pouvoir s’appuyer sur nos institutions démocratiques, ce qui signifie qu’il faut gagner des élections. Le mouvement identitaire ne vise plus que la découverte de soi et la reconnaissance sociale de l’identité choisie par chacun.
La conscience identitaire a remplacé la conscience politique, particulièrement auprès des jeunes gens. Ce courant de pensée a d’abord transformé nos universités et en a fait des théâtres pseudo-politiques où se mettent en scène des mélodrames moralisateurs.
Il s’attaque maintenant à la presse et l’édition : de stricts contrôles sont désormais exercés pour déterminer ce qui peut être dit, comment cela peut être dit et par qui. Récemment, la grande institution du journalisme de gauche radicale, l’hebdomadaire The Nation, a présenté des excuses pour avoir publié un poème qui utilisait le mot cripple (« handicapé »), un terme considéré discriminatoire. L’auteur a aussi exprimé des regrets absolument abjects.
Toute cette énergie gâchée ! La gauche identitaire ne souhaite pas prendre part à la dure tâche qui consiste à dialoguer avec ses concitoyens et à tenter de les convaincre de rejoindre une large entreprise de réorientation de la société. Elle n’a que mépris pour ceux qu’elle juge insuffisamment éveillés, elle préfère se replier dans des enclaves où ils peuvent se sentir en sécurité. Son geste politique le plus audacieux est de cliquer. Tweetons enfants de la patrie…
E. F. : Je m’étonne qu’à l’heure où le juge Brett Kavanaugh devrait faire basculer la Cour suprême des Etats-Unis très à droite, Mark Lilla considère que la question des droits est réglée aux Etats-Unis. En effet, on peut s’attendre par exemple à une remise en cause du droit à l’avortement. Je ne partage pas non plus sa sévérité à l’égard de la jeunesse. Les mobilisations pour inciter à s’inscrire sur les listes électorales et à voter ne trouvent-elles pas grâce à ses yeux ? Et encore une fois, pourquoi opposer l’élection à la manifestation, comme si manifester n’était pas aujourd’hui un enjeu démocratique ?
Mark Lilla semble croire que plus on manifeste, moins on vote. En réalité, la mobilisation dans la rue est aussi une condition de la mobilisation électorale.
En tout cas, les suprémacistes blancs, eux, n’hésitent pas à manifester – rappelons-nous les manifestations Unite the Right en 2017 à Charlottesville [en Virginie, lors desquelles une contre-manifestante avait perdu la vie dans l’attaque à la voiture bélier d’un militant d’extrême droite] – et Donald Trump les renvoie dos à dos avec la jeunesse antifasciste qui a le courage de leur faire face ; ne sont-ils pas en train de défendre la démocratie, au risque de leur vie ?
En France, lorsque Génération identitaire bloque la frontière franco-italienne, ce sont les contre-manifestants qui s’exposent à la justice. Contre le délit de solidarité, ils parviennent à faire reconnaître le principe de fraternité par le Conseil constitutionnel : ne faut-il pas applaudir cette victoire démocratique ? Pourquoi railler le « narcissisme » d’une jeunesse qui fait reculer l’Etat [sur le projet d’aéroport de] Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), et avancer la cause écologique ?
M. L. : Et moi, je m’étonne qu’au moment où le droit à l’avortement est mis en cause aux Etats-Unis, la gauche américaine et Eric Fassin refusent de reconnaître la priorité absolue de gagner les élections et de prendre le pouvoir institutionnel.
Pour quoi le juge Kavanaugh est-il candidat à la Cour suprême ? Parce qu’il nous manquait des manifs à Brooklyn et à Berkeley ? Non. C’est parce que les Républicains contrôlent le vaste centre de mon pays et que la gauche identitaire manque d’une vision de notre destin commun. Manifestations, piège à cons, dirais-je pour détourner la formule de Sartre.
La gauche s’est-elle désintéressée des classes populaires ? Entre le centre gauche et la gauche identitaire ou minoritaire, qui est responsable du sentiment d’abandon qui s’est diffusé dans les milieux ouvriers ?
E. F. : Partout, la conversion des sociaux-démocrates au néolibéralisme s’est faite aux dépens des classes populaires, et au bénéfice des plus riches. C’est ce qui fragilise la démocratie : comment croire aux élections quand leur résultat ne change rien ?
Les ouvriers de gauche sont tentés par l’abstention, ceux de droite par l’extrême droite. Hillary Clinton n’a pas trop courtisé les minorités, ni trop rejeté les « déplorables » : racistes, sexistes et homophobes n’auraient jamais voté pour elle. C’est la continuité des politiques néolibérales, de Bill à Hillary Clinton, en passant par Barack Obama, qui explique la désaffection populaire.
Or cette interprétation est balayée en une phrase : « Si les démocrates ont perdu du terrain, ce n’est pas, nous dit Mark Lilla, parce qu’ils ont trop dérivé à droite, notamment en matière économique. » Il a beau citer Marx, il n’a donc que faire de l’économie : tout serait culturel ! Quand il invite la gauche à « créer un lien », ce n’est pas avec les ouvriers au chômage de la Rust Belt [« ceinture de la rouille », soit l’ancien nord-est industriel des Etats-Unis] ; c’est avec « les pentecôtistes du Sud et les propriétaires d’armes à feu des Rocheuses ». Non pas les classes populaires, mais le peuple de droite.
En France, on aime croire qu’il faudrait choisir : les ouvriers ou les minorités ? C’est une fausse alternative : les minorités sont surreprésentées dans les classes populaires (et inversement !) ; et il n’y a aucune raison d’opposer les politiques de reconnaissance et de redistribution. Il faut donc cesser d’opposer le social au sociétal.
Ce sont Trump et Le Pen qui jouent la race contre la classe – pas les minorités, qui ont trop à perdre à ce jeu. Parler d’intersectionnalité, soit de la pluralité des logiques de domination qui se cumulent ou se compensent, ce n’est pas creuser des clivages ; c’est penser l’articulation du sexe, de la race et de la classe.
M. L. : Eric Fassin le sociologue nous donne une image extrêmement primaire de nos sociétés : il y a des riches et des pauvres, les néolibéraux et les socialistes, les racistes et les minorités, les pentecôtistes et les profs. Faire la politique est chose facile : il ne faut que choisir votre camp. Le simplisme bourdieusien se porte bien en France.
Je ne fais pas un fétiche des classes populaires blanches, dont je suis issu. Je les connais trop bien. Je veux tout simplement sortir du jeu à somme nulle dans lequel la gauche américaine se trouve. Eric Fassin a tronqué une citation de mon livre, où je dis qu’au fond ce n’était pas une dérive à droite qui a fait perdre les démocrates. La cause, dis-je, est qu’ils « se sont retranchés dans des grottes qu’ils ont eux-mêmes creusées dans le flanc de ce qui était autrefois une magnifique montagne. »
Et quelle était cette montagne ? C’était la grande coalition d’ouvriers et de paysans, de catholiques et de protestants, de résidents du Nord et du Sud, qui entre les années 1930 et les années 1960 ont lutté pour des protections sociales et des droits constitutionnels, pour que toutes les familles américaines pussent vivre dignement. C’était un mouvement rassemblé autour d’un programme d’ambition universaliste, que Franklin Delano Roosevelt appelait « les quatre libertés » : liberté d’expression, liberté de religion, liberté de vivre à l’abri du besoin et liberté de vivre à l’abri de la peur. Pas autour de notre diversité ou différence.
Eric Fassin a tout à fait raison d’attirer notre attention sur l’aveuglement de ce mouvement, qui en grande partie a laissé les femmes et surtout les Noirs sur le bas-côté de la route. Mais le remède est de tenir et d’étendre les promesses de cette tradition : il faut nous rassembler pour faire face aux nouveaux défis de l’ère néolibérale. Et non pas nous disperser dans des groupuscules avec des revendications non négociables.
Que vous inspirent les débats en France sur les espaces non mixtes, les camps « décoloniaux » ou les revendications des Indigènes de la République ? Faut-il y voir une salutaire importation américaine ou une dérive ?
E. F. : Je trouve fascinante la fascination publique pour la non-mixité raciale : en 2016, quand un petit groupe de personnes racisées organise dans mon université alors occupée, Paris-VIII, des journées de « paroles non blanches » (ouvertes à tous, sauf un atelier en non-mixité), interpellée, la ministre de l’éducation nationale [Najat Vallaud-Belkacem] le dénonce à l’Assemblée nationale.
Or la polémique escamotait un point essentiel : c’était une mobilisation contre la « loi travail ». En 2017, l’actuel ministre de l’éducation [Jean-Michel Blanquer] a fait applaudir par tout l’Hémicycle, Marine Le Pen en tête, sa plainte « républicaine » – heureusement classée sans suite – contre le racisme d’un syndicat qui parle de racisés et de racisme d’Etat… Tout se passe comme si le racisme, en France, émanait principalement de celles et de ceux qui le subissent !
On oublie que les féministes, de longue date, recourent à la non-mixité sans faire scandale : regardez le collectif La Barbe. Ensuite, on occulte le fait que l’on se retrouve très souvent entre hommes blancs – comme pour notre débat – sans y prêter attention. Qui s’inquiète du communautarisme blanc ? Revendiquer la non-mixité minoritaire, c’est une provocation qui met le doigt sur l’aveuglement majoritaire. Enfin, la non-mixité n’est pas une philosophie ; c’est une technique : se retrouver pour échanger sur l’expérience du racisme ou du sexisme, sans avoir à se justifier devant ceux qui ne la partagent pas. Ce n’est pas la fin du monde !
M. L. : Je ne suis ces développements que de loin. Mais en discutant avec des étudiants en France, en Angleterre, en Espagne et en Allemagne l’été dernier, ils m’ont donné l’impression que ces pratiques sont de plus en plus répandues dans le monde universitaire européen. Leur contribution potentielle à la relance de la gauche m’échappe complètement.
Comment reconstruire du collectif, sans que cela revienne à imposer aux exclus de taire leurs revendications ?
M. L. : La seule façon de protéger les exclus est d’insister sur le fait qu’ils font déjà partie de « nous », et par conséquent que leur exclusion est injuste. S’il n’y a pas de « nous », comment motiver les uns d’être solidaires avec les autres ?
Plus nos sociétés deviennent individualistes et diverses, plus nous avons besoin d’établir des liens de sympathie et de devoir politique parmi nous. La rhétorique de la gauche identitaire en Amérique, qui nie l’existence d’un « nous » social, fait tout le contraire.
Sans le savoir, elle renforce l’idéologie néolibérale, qui veut nous convaincre que nous ne sommes que des « acteurs économiques», des particules élémentaires qui travaillent, consomment, et meurent seules. C’est pour cela que je parle de « reaganisme pour gauchistes » : les années 1990 étaient le berceau et du néolibéralisme, et de la politique de l’identité. Une main lave l’autre.
Je mets l’accent sur la citoyenneté parce que c’est un statut strictement politique, qui n’est en aucune façon en contradiction avec d’autres appartenances ou affinités électives : ethniques, religieuses, de genre. Je ne suis pas nationaliste et n’ai pas peur du multiculturalisme. Je m’en réjouis même – tant que le lien de citoyenneté est assez fort pour garantir la solidarité et le bien commun. Une citoyenneté ouverte, accueillante, combative – c’est ça dont nos démocraties ont besoin et que je tiens à promouvoir avec ce livre.
E. F. : Contre la gauche minoritaire, Mark Lilla se présente comme un liberal (de gauche). Demander d’être à l’écoute de la droite, est-ce vraiment un programme de gauche ? Dans la traduction, leftist est d’ailleurs rendu par « gauchiste » – ce qui n’est pas très positif… Mark Lilla n’a donc rien d’un radical. Est-il pour autant liberal ? Il dénonce sans cesse l’individualisme et la bataille pour les droits. Or fustiger, avec Houellebecq, les « particules élémentaires », c’est plutôt anti-libéral !
En fait, il est républicain. On peut donc regretter que, pour parler de la citoyenneté, il évite délibérément la question qui fâche : l’immigration. Parlons de « nous », pas d’« eux » ? En réalité, l’immigration nous rappelle que la démocratie, ce n’est pas le consensus ; c’est le dissensus. Sinon, quelle différence avec les régimes non démocratiques ? Faire de la politique, c’est défendre des valeurs contre d’autres valeurs, une vision du monde contre une autre. Comment l’oublier quand Trump est au pouvoir ?
Pour ma part, si je m’engage dans des combats minoritaires sans appartenir moi-même à une minorité, c’est que je suis convaincu que tout le monde est concerné : les discriminations minent nos sociétés. Ce qui menace le « nous », ce n’est pas que des gens dénoncent les discriminations ; c’est que tant d’autres s’en accommodent. Il ne suffit pas de proclamer que nous sommes tous citoyens. Encore faut-il que ce soit vrai. Or beaucoup se sentent dans leur propre pays comme des citoyennes ou des citoyens de deuxième zone – au mieux. Eviter d’en parler trop pour ne pas fâcher les électeurs d’extrême droite, ce n’est pas combattre, mais reculer devant ceux-ci. Ce ne sont pas les revendications des minorités qui fragmentent la société ; c’est leur relégation. Les opposer aux classes populaires, c’est encore les exclure du peuple. Soyons pragmatiques : il faut gagner les élections ! Nous sommes bien d’accord. Certes, il n’est pas sûr qu’une stratégie de gauche soit efficace. Mais il est certain que le virage à droite a été un échec.
Voir encore:
« He/she », « il/elle », « iel » : la transidentité bouscule les façons de se présenter
Les personnes transgenres indiquent dans leur « bio » sur les réseaux sociaux les pronoms par lesquels elles souhaitent être désignées. Par solidarité, des femmes et des hommes adoptent cette innovation langagière.
En français ou en anglais, de drôles de mentions apparaissent, ces temps-ci, dans les « bios », ces quelques lignes de présentation sur les réseaux sociaux. Dans les signatures de mails, aussi, comme sur les cartes de visite ou les badges accrochés aux sacs à dos des étudiants. « il/lui », « they/them », « elle/elle », « she/her/hers », « il/they », « il/elle » : toute une flopée de pronoms personnels sujets et compléments (et d’adjectifs possessifs) s’affichent. Sur son compte personnel Twitter, la vice-présidente des Etats-Unis, Kamala Harris, précise les siens, du genre féminin : « she/her ».
Déroutant, à première vue… Pourquoi ce besoin soudain d’exposer les pronoms que l’on souhaite voir utilisés par ceux qui parlent de nous ou s’adressent à nous ? Question de genre. Plus précisément de hiatus entre identité de genre et expression de genre. Et de solidarité entre personnes transgenres ou non binaires et personnes cisgenres.
Pardon ? On vous l’accorde, il y a de quoi se perdre dans ce vocabulaire tout neuf de la transidentité que les dictionnaires n’ont pas eu le temps d’intégrer. Qui emploie encore l’adjectif « transsexuel » trahit d’ailleurs son âge : trop médical, il renvoie à une transition physique qui n’est plus nécessairement souhaitée. « Vous voulez que je vous envoie la nomenclature du langage inclusif ? », nous propose-t-on aimablement avant interview…
« Autodétermination »
Mais revenons à nos pronoms. Les personnes transgenres (dont le genre ressenti diffère du sexe de naissance) ou non binaires (qui ne s’identifient ni au genre masculin ni au genre féminin) ont besoin d’indiquer à leurs interlocuteurs de quelle manière, donc avec quels pronoms, ils peuvent les désigner sans commettre d’impair – au masculin, au féminin ou de façon neutre. Car l’apparence physique (« l’expression de genre », disent les concernés) peut se révéler trompeuse, ne pas correspondre à l’identité de genre – le genre auquel la personne s’identifie. Bref, impossible de deviner qui est homme, femme, encore moins non binaire, en jetant un coup d’œil à la photo d’un profil sur les réseaux sociaux.
« Au début de ma transition, j’ai mis mes pronoms sur Twitter pour signifier que j’attendais qu’on s’adresse à moi comme à un homme, que je n’étais pas forcément ce qu’on voyait » Charlie, 23 ans, scénariste
« Ce qui est premier, c’est l’autodétermination, la manière dont on se définit », assure Charlie, alias « Météolol », 23 ans, grand échalas aux longs cheveux bouclés. Né fille, désormais « homme trans », ce scénariste diplômé d’un master d’études de genre s’est librement choisi pour pronoms « il/lui » en français, « they/them/he/him » en anglais.
« Au début de ma transition, j’ai mis mes pronoms sur Twitter pour signifier que j’attendais qu’on s’adresse à moi comme à un homme, que je n’étais pas forcément ce qu’on voyait. Quand je me présente dans une réunion, je dis que je suis Charlie, que j’utilise le pronom “il” et les accords au masculin. » Que veulent dire, alors, ces pronoms anglais pluriels « they/them » ? Dans le monde anglo-saxon, ils ont été préemptés par les personnes non binaires en quête de neutre, décode-t-on pour nous. « Je me reconnais de moins en moins dans la binarité genrée », conclut Charlie.
Le hic, c’est que, dans ce monde imparfait, exposer ses pronoms revient à s’exposer tout court. Alors, pour limiter stigmatisation et harcèlement en ligne, du soutien arrive, côté cisgenre : nullement concernées par la transidentité, des personnes à l’aise avec leur genre de naissance tentent de banaliser cette communication des pronoms en adoptant la pratique. Comme Justine, 21 ans, étudiante en éducation spécialisée, qui se définit d’un « she/her » sur Twitter : « Je mets mes pronoms en avant parce que certains, que cela dérange dans leur confort, reprochent aux personnes trans de le faire. »
Ingénieure et docteure en chimie des matériaux, Gala Chevaillier, 26 ans, @GalaMolecules sur Twitter, s’y présente comme « elle/she/her ». « Je suis “cis”, précise-t-elle, mais j’ai vu sur Twitter des amis transgenres qui avaient affiché leurs pronoms se prendre des remarques transphobes… Ajouter ses pronoms à sa bio, c’est faire en sorte que les personnes trans pour qui cela peut être très important soient moins ciblées. Cela crée un effet parapluie. »
Cela confère même un « sentiment de sécurité » à Kelsi Phung (« they/them » en anglais, « Iel » en français, contraction d’« il » et « elle »), 27 ans, activiste non binaire qui réalise des films d’animation : « J’ai travaillé avec des producteurs cisgenres qui indiquent leurs pronoms dans leur signature professionnelle, en bas des mails, par respect. Cela nous montre qu’ils sont un minimum renseignés sur l’identité de genre, qu’ils ne nous mégenreront pas. »
Etre mégenré ? Autre invention lexicale : se voir attribuer un genre erroné. « Que ce soit par malveillance ou par maladresse, c’est une claque, décrypte Karine Espineira, sociologue des médias et femme transgenre. Pour une personne en début de parcours de transition, cela représente un retour en arrière. Et même une violence, lorsque cela se répète. C’est lui dire : je ne te reconnais pas tel que tu affirmes être. »
Ministre transgenre
D’où la publicité faite aux pronoms. Né dans les milieux militants gay et trans, l’usage se répand chez les féministes, les étudiants en sciences sociales et, plus largement, dans la génération du millénaire.
« Il déborde du cadre militant, selon Arnaud Alessandrin, sociologue à l’université de Bordeaux. On observe un glissement de soutien, une prise de conscience que les questions d’identité de genre concernent tout un chacun. Très clairement, cela vient des Etats-Unis. » Dans les années 1950, la notion d’identité de genre y a émergé. Soixante-dix ans plus tard, des badges portant pronoms ou « Ask about my pronouns » (« Demandez-moi mes pronoms ») sont distribués dans certaines universités, à la rentrée, ou fièrement arborés par les serveurs des cafés branchés.
Une journée des pronoms (International Pronouns Day) est célébrée fin octobre. Succédant à « Google » et « Web », le pronom neutre « they » a été élu « mot de la décennie » (2010-2020) par l’American Dialect Society, qui scrute l’évolution du langage.
Lorsqu’ils sont sondés, la moitié des Américains de moins de 35 ans considèrent le genre comme un continuum plutôt que comme une notion binaire (étude « Fusion’s Massive Millennial Poll », 2015). Si demande leur est faite de se situer sur ce continuum, ils évoquent une cinquantaine d’identités de genre distinctes.
« C’est la fin de l’évidence qu’on veut croire naturelle. Les générations précédentes ont expérimenté dans le domaine de la sexualité, celles d’aujourd’hui explorent leur identité de genre » Eric Fassin, sociologue
« Le mouvement transgenre a pris de l’ampleur aux Etats-Unis à partir de 2006, grâce aux jeunes trans, résume Karine Espineira. Puis, au milieu des années 2010, on a assisté à l’explosion médiatique du sujet de la non-binarité, avec des coming out de pop stars, ou de leurs enfants. Une nouvelle terminologie s’est diffusée dans toute la société. »
Rachel Levine, la ministre adjointe de la santé tout juste nommée par le président Joe Biden, est une pédiatre transgenre. Sur la page contact du site de la Maison Blanche, on peut sélectionner les pronoms neutres « they/them » et le titre de civilité « Mx », pour échapper au dilemme « Mr » ou « Mrs ».
La France est à 3 000 milles marins de tout cela, de l’autre côté de l’Atlantique. « Le genre est omniprésent dans la langue française, remarque Eric Fassin, sociologue au département d’études de genre de l’université Paris-VIII. Dès l’école primaire, c’est tout l’apprentissage des accords, surtout à la première personne. A chaque phrase, on doit décliner son identité de genre. Et pour l’éviter, c’est un véritable gymkhana. » Le pronom personnel neutre (comme le « they » anglo-saxon employé au singulier, ou le « hen » suédois) n’existe pas, « on » ayant d’autres fonctions. D’où les néologismes « iel », « ielle » (ou « ille, ul, ulle, ol, olle, ellui, ael, aelle »…), encore très peu usités.
Si la langue française fait barrage au « trouble dans le genre », comme le nomme Eric Fassin, citant l’essai de la philosophe américaine Judith Butler (La Découverte, 2005), ces questionnements prennent de plus en plus d’importance, à l’en croire. « C’est la fin de l’évidence qu’on veut croire naturelle. Avec le pacs, puis le mariage pour tous, les nouvelles générations ont pu constater qu’il n’y a pas une nature des choses immuable. Les générations précédentes ont expérimenté dans le domaine de la sexualité, celles d’aujourd’hui explorent leur identité de genre. » En novembre 2020, 22 % des 18-30 ans interrogés par l’IFOP pour Marianne affirmaient ne pas se reconnaître dans les catégories homme ou femme.
Hausse du cyberharcèlement
Transidentité et non-binarité diffusent leurs innovations langagières. Se fraient aussi un chemin dans les médias, les séries, le showbiz. Et jusqu’en politique.
Elue en juin 2020 maire de Tilloy-lez-Marchiennes, dans le Nord, Marie Cau, femme transgenre, s’est émue de devenir « symbole d’une normalité possible ». « La honte a changé de camp, note Arnaud Alessandrin. Au printemps 2019, l’agression, à Paris, de Julia Boyer, une jeune femme trans, a marqué une rupture. L’opinion l’a majoritairement soutenue. Les discriminations transphobes sont pénalisées depuis 2016, des formations apparaissent dans les rectorats, les associations se multiplient… »
Mais la visibilité se paie, tempère-t-il, d’une hausse du cyberharcèlement. « Et la transphobie reste élevée dans notre pays. J’ai observé, à Bordeaux, que 88 % des personnes trans avaient subi au moins un acte de transphobie dans la rue, durant l’année 2018. »
En décembre 2020, Fouad, élève de terminale transgenre, a mis fin à ses jours, deux semaines après un différend avec la direction de son lycée lillois, qui s’opposait à sa venue en jupe. Andréa Valienne, responsable du « pôle trans » à l’Inter-LGBT, qui organise la Marche des fiertés, mesure le gouffre entre « les médias et le terrain » : « Les sphères sont assez étanches… » Confusion des genres, androgynie reine, négation de la biologie, suprématie du ressenti, mode, lubie, surenchère délirante du politiquement correct : mettre en avant ses pronoms ou le hashtag #pronounsday sur Twitter suscite un monceau de réactions, souvent peu amènes.
« On n’est pas tous obligés d’aller communier à la chapelle des foldingues LGBT », a rétorqué un internaute au message de Gala Chevaillier justifiant sa démarche solidaire. L’« effet parapluie » censé protéger ses amis trans ne lui a pas épargné l’averse.
Voir enfin:
Impeachment 2 : Comment et Pourquoi Trump sera acquitté
Gérald Olivier
France-Amérique
8 février 2021
A Washington le second procès en destitution de Donald Trump s’ouvre. Cette procédure pourrait durer quelques jours, ou plusieurs semaines, voire plusieurs mois ! Mais on en connaît déjà l’issue, un acquittement de l’ancien président.
Comment le sait-on ?
Tout simplement parce qu’une condamnation nécessiterait le vote d’au moins soixante-sept sénateurs (sur cent), alors que le Sénat compte cinquante Démocrates et cinquante Républicains et que parmi ces derniers, quarante-cinq ont indiqué qu’ils considéraient la procédure comme inconstitutionnelle et qu’ils ne vont donc pas l’avaliser en votant pour condamner l’ancien président !
Néanmoins le procès aura bien lieu. Il est sans précédent. Aucun président avant Trump n’a été destitué deux fois, encore moins jugé deux fois. Son enjeu est d’éliminer une fois pour toutes Donald Trump de la scène politique américaine, de diviser et d’affaiblir le parti Républicain et de réduire au silence les millions d’Américains toujours fidèles à l’ancien président. Sur deux points au moins ce procès échouera. Un, Donald Trump survivra à ce nouvel assaut contre sa personne et sa légitimité. Deux, ses supporters lui garderont leur confiance et seront même galvanisés par ce qui constitue à leurs yeux un abus de pouvoir flagrant et un détournement des institutions par le parti Démocrate maitre des appareils législatif et exécutif.
Rappel des faits.
A la suite de l’envahissement du Capitole par certains supporters du président Trump, le 6 janvier, lors de la proclamation des résultats de l’élection présidentielle du 3 novembre 2020, la Chambre des Représentants a voté la destitution (impeachment) du président Trump pour « incitation à l’insurrection » contre les institutions qu’il s’était engagé par serment à défendre. Le vote fut de 232 voix pour et 197 contre. Tous les élus Démocrates ont soutenu la motion (222) rejoints par dix élus Républicains.
Selon la Constitution des Etats-Unis, un vote à la majorité simple de la Chambre des Représentant suffit à « destituer » le président. Ce vote doit être suivi d’un procès devant le Sénat, conclu par un vote à la majorité des deux tiers pour que cette destitution soit confirmée. Le vote de la Chambre ne sert qu’à valider des « articles de destitution », équivalents de chefs d’accusation dans une procédure judiciaire classique. Le parti majoritaire à la Chambre peut voter la destitution du président, sur une base partisane, quand bon lui semble. C’est le cas des Démocrates depuis 2018.
Toutefois cela pose ici un premier problème majeur. La destitution, comme son nom l’indique, est destinée à déchoir un président de sa fonction. Or Donald Trump n’est plus président. Son mandat s’est achevé le 20 janvier. Il a quitté sa fonction. De façon pacifique. Joe Biden est le président en place. Pourquoi et surtout comment destituer un ancien président qui n’est plus en place. Sauf à se complaire dans une forme d’acharnement politique ?
Aucun président américain n’a jamais été poursuivi en destitution après avoir quitté sa fonction. Pas même Richard Nixon. La question se pose donc de la « constitutionnalité » même de la procédure. Le sénateur Républicain du Kentucky Rand Paul estime que ce procès est inconstitutionnel. Il est suivi par tous les sénateurs Républicains, sauf cinq.
Le président de la Cour Suprême, le juge John Roberts, a également mis en doute la constitutionnalité de cette procédure en refusant de présider au procès de Donald Trump. La Constitution indique que « le président de la Cour Suprême » fera office de président du tribunal, lors du procès du président devant le sénat. Mais Donald Trump étant désormais un simple citoyen, Roberts a estimé que la Constitution ne justifiait pas sa présence et a décliné le rôle. A sa place c’est le sénateur du Vermont, Patrick Leahy, un Démocrate âgé de 80 ans et « président pro tempore » du sénat qui a endossé ce rôle. De par son affiliation politique, la question de sa neutralité se pose ainsi que celle de la légitimité d’une procédure où le juge, est à la fois juge et parti…
Les fautes imputées à l’ancien président Trump sont contestées par nombre d’experts. Son discours du 6 janvier est couvert par le Premier Amendement à la Constitution, celui qui garantit et protège la liberté d’expression (entre autres). De nombreux autres discours, beaucoup plus incendiaires que celui de Donald Trump le 6 janvier, ont été délivrés au cours de l’histoire américaine, sans entrainer la destitution de leurs auteurs.
Certains de ces discours impliquent le chef de la majorité Démocrate au Sénat, Chuck Schumer, qui en 2018, au sujet de la confirmation du juge Kavannaugh à la Cour Suprême avait menacé ses collègues Républicains au son de « vous avez soulevé une tempête pour laquelle vous allez devoir payer… Vous ne saurez pas d’où vient le coup » ! Ou bien encore la vice-présidente en place Kamala Harris qui, il y a moins d’un an, justifiait les émeutes qui avaient réduit en cendres des dizaines de centre-villes aux Etats-Unis, ruiné des milliers d’entreprises, et causé la mort de dizaines de personnes, dont celle d’un policier noir à la retraite David Dorn, en disant que « rien dans notre pays n’a été obtenu sans qu’il faille combattre ». Dans la foulée elle avait levé des fonds pour payer la caution permettant de libérer les personnes arrêtées lors de ces émeutes. Un acte dénoncé comme une incitation à la violence, mais pour lequel elle n’a fait l’objet d’aucune poursuite.
Par ailleurs, la jurisprudence américaine ne reconnaît pas nécessairement de lien de cause à effet, et encore moins celui de « responsabilité pénale » entre les propos d’une personne A et les actions d’une personne B, ayant écouté ces propos. La première règle pénale aux Etats-Unis est que chacun est responsable de ses actes.
Enfin, plusieurs éléments de preuve existent, notamment des écoutes du FBI et des messages sur les réseaux sociaux, indiquant que l’action du 6 janvier avait été préméditée et planifiée à l’avance, ce qui disculpe Donald Trump d’en avoir été l’instigateur. Certains estiment même que le FBI et la police du Capitole portent en partie la responsabilité de ce qui s’est passé pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires afin de l’éviter…
L’acte d’accusation des Démocrates est donc contestable sur le fond et sur la forme. Néanmoins le président se doit de préparer une défense et il a constitué une équipe d’avocats pour cela.
Donald Trump sera représenté par David Schoen et Bruce Castor, le premier est un avocat de l’Alabama, spécialiste des droits civiques, le second est un ancien procureur de Pennsylvanie. Les deux avocats, dont les firmes n’ont pas travaillé ensemble par le passé, ont eu très peu de temps pour se préparer. Moins de dix jours. Car ils ne sont au service de Donald Trump que depuis le 30 janvier après qu’il ait renvoyé ses anciens avocats…
En effet Donald Trump souhaitait transformer son procès en destitution en un procès de l’élection du 3 novembre, une élection dont il a toujours contesté le résultat, ce qui a mené à son discours du 6 janvier et aux évènements qui ont suivi.
Ses avocats ont rejeté cette stratégie, la jugeant suicidaire. Car, à sa base, elle constitue une contestation de la légitimité institutionnelle du résultat électoral et donc un acte séditieux… Quelle que soit la réalité des fraudes qui ont pu émailler le scrutin du 3 novembre 2020, ce scrutin est désormais clos, son résultat a été certifié et validé par les institutions américaines et il doit donc être respecté !
Donald Trump devra suivre une autre stratégie. Dès lors deux possibilités s’offrent à lui. La première est d’opter pour un procès court, moins d’une semaine, invitant les sénateurs à voter rapidement avec à l’issue le résultat attendu d’un acquittement par 45 voix contre 55 ! La seconde est, au contraire, de faire durer la procédure et de transformer son procès en un procès de la majorité Démocrate au Congrès en évoquant tous les propos des élus actuellement en place et les nombreux cas d’incitation à la violence. En gros tourner la table contre ses accusateurs et faire que l’arroseur se retrouve arrosé.
Cette stratégie est plus risquée. Mais elle peut-être beaucoup plus embarrassante pour les Démocrates. Car ce procès va être retransmis par les grandes chaines de télévision et suivi par des dizaines de millions d’Américains, y compris sur les réseaux sociaux. Non seulement cela pourrait apporter un éclairage défavorable à des nombreux élus et nouveaux membres de l’administration Biden, mais cela constituera inévitablement une distraction par rapport aux activités de l’administration Biden. Donald Trump, même s’il n’apparaîtra pas en personne, lors de ce procès, va à nouveau dominer l’actualité de toute sa stature. Son ombre va recouvrir les premiers jours de la présidence de Joe Biden alors que ce dernier tente désespérément d’asseoir sa légitimité auprès des électeurs.
Une stratégie sur la durée comporte aussi le risque de diviser ouvertement le camp Républicain. L’un des objectifs de la majorité Démocrate à travers cette procédure est évidemment de mettre les élus Républicains au pied du mur. Les obliger à prendre position pour un président dont ils estiment qu’il a menacé les institutions, ou au contraire contre ce président et dès lors à contester sa main mise sur le parti. C’est l’autre enjeu de cette parodie de procès. Favoriser la division du parti adverse pour assurer sa propre domination politique. Pour l’instant la manœuvre a échoué. Les Républicains restent très majoritairement fidèles à Donald Trump mais quelques voix se sont élevées contre lui, celle de Liz Cheney, la fille de l’ancien vice-président Dick Cheney à la Chambre, ou celle du Sénateur Ben Sasse du Nebraska. Une prolongation des débats ne ferait que favoriser des dissensions…
Qu’elle soit brève ou prolongée, il n’est pas dit que cette mascarade – car c’en est bien une, ce procès étant une affaire strictement politique et non pas judiciaire – ne se retourne contre ses auteurs. Les Américains pourraient voir d’un mauvais œil que leurs élus gaspillent leur temps et leurs impôts à financer de futiles actions motivées par des fins de politique partisane.
Cela alors que la pandémie de coronavirus pour laquelle Joe Biden avait prétendu avoir « un plan » continue de tuer les Américains en nombres records et de pénaliser l’économie, donc de menacer la survie même des ménages Américains.
Après tout, les prochaines échéances législatives sont dans vingt mois et les Américains ont, certes, la mémoire courte, mais pas forcément à ce point.
Voir par ailleurs:
Quand les intellectuels s’emparent du fouet
Orwell et la défense de l’homme ordinaire
Jean-Jacques Rosat
Chronique 2/ Chroniques orwelliennes
2004
Ce texte a pour origine une communication présentée au colloque « Le politique et l’ordinaire » organisé à l’université de Picardie (Amiens) les 5 et 6 avril 2004 par Sandra Laugier, Laurent Bove et Claude Gauthier. Il est paru sous ce même titre dans la revue Agone, 2005, no 34, Domestiquer les masses, p. 89-109 (http://revueagone.revues.org/96). On y a juste ajouté ici des intertitres. (Une version légèrement différente et sensiblement réduite est parue dans Sandra Laugier et Claude Gauthier, L’ordinaire et le politique, PUF, 2006, sous le titre « Orwell, l’homme ordinaire, les intellectuels et le pouvoir ».)
On trouvera dans la bibliographie qui figure à la fin de ces Chroniques les références complètes des livres d’Orwell cités, ainsi que celles des abréviations utilisées en notes.
1La question décisive en politique n’est pas de savoir si l’on dispose de la théorie vraie : comme toutes les théories, les théories politiques sont faillibles et partielles ; et parce qu’elles sont politiques, elles peuvent facilement devenir des instruments de pouvoir et de domination. La question politique décisive est de savoir comment, dans le monde moderne, chacun, même s’il est un intellectuel, peut rester un homme ordinaire, comment il peut conserver sa capacité de se fier à son expérience et à son jugement, comment il peut préserver son sens du réel et son sens moral.
2Cette idée est clairement formulée dans une page célèbre de 1984 :
- 1 Orwell, 1984, p. 119.
Le Parti vous disait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, et le plus essentiel. Le cœur de Winston défaillit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux arguments qu’il serait incapable de comprendre et auxquels il pourrait encore moins répondre Et cependant, c’était lui qui avait raison ! Ils avaient tort, et il avait raison. Il fallait défendre l’évident, le bêta et le vrai. Les truismes sont vrais, cramponne-toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets qu’on lâche tombent vers le centre de la terre. Avec le sentiment […] qu’il posait un axiome important, il écrivit : « La liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. Quand cela est accordé, le reste suit1.
Il y a donc un monde ordinaire. Les pierres y sont dures, et deux plus deux y font quatre.
- 2 Orwell, Lettre à Henry Miller, 26 août1936, EAL-1, p. 292.
- 3 Orwell, « Recension de Black Spring de Henry Miller » (1936), EAL-1, p. 296.
3Cette caractérisation du monde ordinaire à partir des jugements de perception et des jugements arithmétiques remonte, dans la pensée d’Orwell à l’année 1936 au moins, soit treize ans avant la publication de 1984. Dans une lettre à l’écrivain américain Henry Miller, l’auteur de Tropique du cancer, il déclare : « J’ai en moi une sorte d’attitude terre à terre solidement ancrée qui fait que je me sens mal à l’aise dès que je quitte ce monde ordinaire où l’herbe est verte, la pierre dure, etc.2 » Et dans une recension strictement contemporaine de Printemps noir, un roman du même Miller, Orwell explique que « le mot écrit perd son pouvoir s’il s’éloigne trop ou, plus exactement, s’il demeure trop longtemps éloigné du monde ordinaire où deux et deux font quatre3 ». Comme le fait observer le philosophe américain James Conant, les jugements de perception et les jugements arithmétiques élémentaires ont un point commun :
- 4 James Conant, « Freedom, Cruelty, and Truth », in Robert B. Brandom, Rorty and his Critics, Blackwe (…)
Une fois qu’un membre de notre communauté linguistique est devenu compétent dans l’application des concepts appropriés (perceptuels ou arithmétiques), ce sont deux types de jugements dont il peut facilement établir, individuellement et par lui-même, la vérité ou la fausseté. Une fois qu’il a acquis les concepts appropriés et qu’il les a complètement maîtrisés, ce sont des domaines où il est capable de prononcer un verdict sans s’occuper de ce que devient, au sein de sa communauté, le consensus les concernant. […] Quand le verdict concerne, par exemple, quelque chose que vous êtes le seul à avoir vu, vous avez d’excellentes raisons a priori de vous fier davantage à votre propre vision de l’événement qu’à une version contradictoire, parue, disons, dans le journal4.
L’existence du monde ordinaire repose donc sur la capacité de chacun de nous à établir la vérité d’un certain nombre d’affirmations par lui-même, indépendamment de ce que peuvent affirmer les autres et, plus encore, indépendamment de tout pouvoir. Cette capacité est la caractéristique première de l’homme ordinaire. En se cramponnant à ces affirmations, Winston, le personnage central de 1984, lutte pour rester un homme ordinaire, pour penser et agir en sorte que le monde ordinaire continue d’exister.
4Car le monde ordinaire peut disparaître. C’est la découverte terrifiante qu’a faite Orwell en 1937 – un choc qui va déterminer pour le reste de sa vie aussi bien son activité politique que son travail d’écrivain. De retour d’Espagne après avoir combattu le fascisme dans la milice du POUM et après avoir dû s’enfuir pour échapper d’extrême justesse à son arrestation par les communistes, il est abasourdi par la manière dont la presse de gauche anglaise rend compte des événements espagnols et par le degré auquel les intellectuels de gauche ne veulent rien savoir de la liquidation systématique des anarchistes et des militants du POUM par les staliniens. Voici comment, dans ses « Réflexions sur la guerre d’Espagne » écrites cinq ans plus tard, en 1942, à Londres et sous les bombes allemandes, il évoque sa prise de conscience de ce qui est pour lui le trait essentiel, totalement neuf et totalement terrifiant, du totalitarisme.
- 5 Orwell, « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942), EAL-2, p. 322-325.
Tôt dans ma vie, je m’étais aperçu qu’un journal ne rapporte jamais correctement aucun événement, mais en Espagne, pour la première fois, j’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation que suppose un mensonge ordinaire. J’ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n’avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d’hommes avaient été tués. […] J’ai vu les journaux de Londres débiter ces mensonges et des intellectuels zélés bâtir des constructions émotionnelles sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. J’ai vu, en fait, l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé, mais en fonction de ce qui aurait dû se passer selon les diverses « lignes de parti ». […] Ce genre de chose m’effraie, car il me donne souvent le sentiment que le concept même de vérité objective est en voie de disparaître du monde. […] Je suis prêt à croire que l’histoire est la plupart du temps inexacte et déformée, mais, ce qui est propre à notre époque, c’est l’abandon de l’idée que l’histoire pourrait être écrite de façon véridique. Dans le passé, les gens mentaient délibérément, coloraient inconsciemment ce qu’ils écrivaient, ou cherchaient la vérité à grand-peine, tout en sachant bien qu’ils commettraient inévitablement un certain nombre d’erreurs. Mais, dans tous les cas, ils croyaient que les « faits » existent, et qu’on peut plus ou moins les découvrir. Et, dans la pratique, il y avait toujours tout un ensemble de faits sur lesquels à peu près tout le monde pouvait s’accorder. Si vous regardez l’histoire de la dernière guerre [la Première Guerre mondiale], dans l’Encyclopedia Britannica par exemple, vous vous apercevrez qu’une bonne partie des données sont empruntées à des sources allemandes. Un historien allemand et un historien anglais seront en profond désaccord sur bien des points, et même sur des points fondamentaux, mais il y aura toujours cet ensemble de faits neutres, pourrait-on dire, à propos desquels aucun des deux ne contestera sérieusement ce que dit l’autre. C’est précisément cette base d’accord […] que détruit le totalitarisme. […] L’objectif qu’implique cette ligne de pensée est un monde de cauchemar où le Chef, ou une clique dirigeante, ne contrôle pas seulement l’avenir, mais aussi le passé. Si le Chef dit de tel ou tel événement « cela n’a jamais eu lieu » – eh bien, cela n’a jamais eu lieu. S’il dit que deux et deux font cinq – eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective me terrifie beaucoup plus que les bombes – et après ce que ce que nous avons vécu ces dernières années, ce ne sont pas là des propos en l’air5.
2. Qui est l’homme ordinaire ?
5Qui donc est l’homme ordinaire, ce « dernier homme en Europe » (c’était le titre initial de 1984), dont dépend rien moins que l’avenir de la liberté et de la civilisation ?
- 6 Orwell, « Dans le ventre de la baleine » (1940), EAL-1, p. 624.
6L’homme ordinaire n’est ni le militant ni le citoyen. L’horizon de ses jugements n’est ni l’histoire de l’humanité ni la nation, mais le monde concret et particulier de son expérience, celui sur lequel il a prise et où ses actes ont un sens pour lui. Dans son essai intitulé « Dans le ventre de la baleine », Orwell crédite Henry Miller d’avoir donné dans un roman comme Tropique du cancer une image plus juste de l’homme ordinaire que bien des romanciers engagés. « Parce qu’il est passif par rapport à l’expérience, Miller peut s’approcher davantage de l’homme ordinaire que des auteurs plus soucieux d’engagement. L’homme ordinaire est passif. À l’intérieur d’un cercle étroit (sa vie familiale, et peut-être le syndicat ou la politique locale), il se sent maître de son destin ; mais, face aux grands événements majeurs, il est tout aussi démuni que face aux éléments. Bien loin de tenter d’agir sur l’avenir, il file doux et attend que les choses se passent. » On le rencontre par exemple dans « les livres écrits sur la Grande Guerre [qui] sont l’œuvre de simples soldats ou d’officiers subalternes, qui ne prétendaient même pas comprendre de quoi il retournait — des livres comme À l’ouest rien de nouveau, Le Feu, [ou] L’Adieu aux armes […] écrits non par des propagandistes, mais par des victimes6 ».
L’homme ordinaire, ajoute Orwell, est « apolitique et amoral », non pas au sens où il ignorerait tout code moral et ne voterait jamais aux élections, mais au sens où ni les doctrines morales ni les idéologies politiques ne sont les véritables ressorts de sa conduite. Mais cette passivité rend l’homme ordinaire plus sensible et plus réceptif aux événements qui bouleversent notre monde et à leur véritable signification que celui qui les appréhende essentiellement à travers les doctrines et les mots.
7Dans Un peu d’air frais – le roman qu’Orwell écrit dans l’ambiance de l’avant deuxième guerre mondiale –, le héros et narrateur, Georges Bowling, ancien combattant de 14-18 et vendeur d’assurances dans le civil, est le prototype de l’homme ordinaire. Mieux qu’un intellectuel ou un militant, il voit littéralement non seulement la nouvelle guerre qui vient mais surtout l’après-guerre :
- 7 Orwell, Un peu d’air frais (1939), p. 210.
Je ne suis pas un imbécile, mais je ne suis pas non plus un intellectuel (a highbrow). En temps normal, mon horizon ne dépasse pas celui du type moyen de mon âge, qui gagne sept livres par semaines et qui a deux gosses à élever. Et pourtant, j’ai assez de bon sens pour voir que l’ancienne vie à laquelle nous sommes accoutumés est en voie d’être détruite jusque dans ses racines. Je sens que ça vient. Je vois la guerre qui approche et l’après-guerre, les queues devant les magasins d’alimentation, la police secrète et les hauts-parleurs qui vous disent ce qu’il faut penser. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. Il y en a des millions comme moi. Les types ordinaires (ordinary chaps) que je croise partout, les types que je rencontre dans les pubs, les conducteurs d’autobus, les représentants en quincailleries – tous se rendent compte que le monde va mal7.
- 8 Ibid., p. 199-200.
8Bowling pense que l’instauration d’un régime fasciste en Angleterre ne changerait pas grand-chose à sa vie quotidienne, puisqu’il n’est pas politiquement engagé. Et pourtant, cette perspective lui est insupportable. « Qu’adviendra-t-il de gens comme moi si nous devons avoir le fascisme en Angleterre ? La vérité est que ça ne fera probablement pas la moindre différence. […] Le type ordinaire comme moi, celui qui passe inaperçu, suivra son train-train habituel. Et pourtant, ça me terrifie – je vous dis que ça me terrifie.8 » En janvier 1940, pendant la « drôle de guerre », Orwell écrit à son éditeur, Victor Gollancz :
- 9 Orwell, Lettre à Victor Gollancz, 8 janvier 1940, EAL-1, p. 511.
Ce qui me tracasse en ce moment, c’est qu’on ne sait pas très bien si, dans des pays comme l’Angleterre, les gens ordinaires (the ordinary people) font suffisamment la différence entre démocratie et despotisme pour avoir envie de défendre leurs libertés. […] Les intellectuels qui affirment aujourd’hui que démocratie et fascisme c’est blanc bonnet et bonnet blanc, etc., me dépriment au plus haut point. Mais il se peut qu’au moment de l’épreuve de vérité, les gens ordinaires (the common people) s’avèrent être plus intelligents que les gens intelligents (more intelligent than the clever ones)9. []
En somme, George Orwell a plutôt confiance dans les réactions de George Bowling.
- 10 John Newsinger, La politique selon Orwell (1999), traduit par Bernard Gensane, Agone, 2006, p. 62-6 (…)
9Un des épisodes les plus remarquables d’Un peu d’air frais est celui où Bowling se rend à une réunion du Club du Livre de Gauche. Ce Club a réellement existé : créé en mai 1936 par l’éditeur Victor Gollancz, c’était un club de diffusion de livres militants (le premier titre proposé à ses membres fut un livre de Maurice Thorez, La France d’aujourd’hui et le Front populaire) et, en même temps, un réseau de cercles qui organisaient des conférences et qui compta jusqu’à 1 200 groupes et 57 000 membres à travers toute l’Angleterre. C’est d’ailleurs par le Club du Livre de Gauche que fut publié et diffusé, en 1937, le premier livre d’Orwell à connaître le succès, Le quai de Wigan (44 000 exemplaires), un reportage sur la vie des ouvriers dans le nord de l’Angleterre10. Cela n’empêcha pas Orwell de combattre vigoureusement la ligne « Front Populaire » défendue à cette époque par Gollancz et par le Club du Livre de Gauche. Orwell y voyait une stratégie visant à placer le mouvement ouvrier européen sous la coupe des partis communistes, donc à le subordonner aux exigences de la politique extérieure de l’Union Soviétique, et, par conséquent, à stériliser toutes ses potentialités révolutionnaires.
10Bowling, l’homme ordinaire, assiste donc à une conférence de dénonciation du fascisme et d’Hitler prononcée par un propagandiste et activiste officiel du Front Populaire, « un type venu de Londres ». Mais il n’y entend que des mots vides et de la haine. L’orateur lui-même est creux, hormis sa haine.
- 11 Orwell, Un peu d’air frais, p. 194-198.
Vous connaissez le refrain. Ces types-là peuvent vous le moudre pendant des heures, comme un gramophone. Tournez la manivelle, pressez le bouton, et ça y est. Démocratie, fascisme, démocratie. Je trouvais quand même un certain intérêt à l’observer. Un petit homme assez minable, chauve et blanc comme un linge, debout sur l’estrade, à lâcher des slogans. Qu’est-ce qu’il fait là ? Ouvertement, de façon délibérée, il attise la haine. Il se démène pour vous faire haïr certains étrangers qu’il appelle fascistes. Drôle de chose, je me disais, être « M. Untel, l’antifasciste bien connu ». Drôle d’affaire, l’antifascisme. Ce type, je suppose qu’il gagne sa croûte en écrivant des livres contre Hitler. Qu’est-ce qu’il faisait avant Hitler ? Et qu’est-ce qu’il fera si Hitler disparaît ? […] Il essaie d’attiser la haine chez ceux qui l’écoutent, mais ce n’est rien à côté de la haine qu’il éprouve personnellement. […] Si vous le fendiez en deux pour l’ouvrir, tout ce que vous y trouveriez ce serait démocratie — fascisme — démocratie. Ce serait intéressant de connaître la vie privée d’un type pareil. Mais a-t-il seulement une vie privée ? Ou se répand-il d’estrade en estrade, en attisant la haine. ? Peut-être même rêve-t-il en slogans ? […] Je vis la vision qui était la sienne. […] Ce qu’il voit […] c’est une image de lui-même frappant des visages avec une clé anglaise, des visages fascistes, bien entendu. […] Frappe ! Au beau milieu ! Les os se brisent comme une coquille d’œuf, et le visage de tout à l’heure n’est plus qu’un gros pâté de confiture de fraise […] C’est ce qu’il a en tête, qu’il dorme ou qu’il veille, et plus il y pense, plus il aime ça. Et tout est très bien du moment que les visages écrabouillés sont des visages fascistes. C’est ce que vous pouviez entendre au son même de sa voix11.
On ne saurait soupçonner Orwell de faiblesse à l’égard du fascisme : dès décembre 1936, il partit le combattre en Espagne les armes à la main, et la balle qui, en mai 1937, lui traversa la gorge et faillit lui coûter la vie venait d’une tranchée fasciste. Orwell-Bowling déteste donc le fascisme au moins autant que le propagandiste à la tribune. Mais il ne le déteste pas de la même manière. Et la manière ici est essentielle. Il le déteste comme un homme ordinaire, pas comme un intellectuel activiste. Qu’est-ce qu’Orwell-Bowling perçoit d’insupportable et même de terrifiant chez le professionnel de l’antifascisme ? Le fonctionnement mécanique de son langage. Son discours et ses mots ont perdu tout contact avec le monde ordinaire. Ils ont même vampirisé son esprit et s’y sont installés à demeure, en se substituant à son expérience. Dès lors, leur contenu importe moins que le pouvoir qu’ils lui donnent sur ceux à qui il s’adresse. Ses mots sont devenus les instruments d’une violence qu’il exerce à l’égard des autres. Mais elle opère aussi sur lui-même puisqu’il n’éprouve plus qu’une seule émotion : la haine. Bien qu’il se réclame de la démocratie, le propagandiste antifasciste a déjà quelque chose de l’intellectuel totalitaire.
3. L’homme totalitaire
11L’opposé du l’homme ordinaire en effet est l’homme totalitaire, c’est-à-dire l’individu qui est dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante, et du même coup de sa capacité d’éprouver tout l’éventail des sentiments ordinaires. C’est ce qu’annonce au héros de 1984 l’intellectuel dirigeant qui le torture :
- 12 Orwell, 1984, p. 362.
Jamais plus tu ne seras capable d’un sentiment humain ordinaire (ordinary human feeling). Tout sera mort en toi. Tu ne seras plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage ou d’intégrité. Tu seras creux. Nous allons te presser jusqu’à ce que tu sois vide, puis nous te remplirons de nous-mêmes12.
- 13 Conant, op. cit., p. 293.
12Il importe de bien comprendre ici que l’adjectif « totalitaire » ne s’applique pas seulement pour Orwell à des régimes et à des mouvements politiques mais à des idées et mécanismes intellectuels qui sont partout à l’œuvre dans le monde moderne. Comme l’explique bien James Conant, « tel qu’[Orwell] l’emploie, le terme “totalitarisme” désigne des stratégies (à la fois pratiques et intellectuelles) qui […] sont appelées ainsi parce qu’elles ont pour but de parvenir à un contrôle total de la pensée, de l’action et de sentiments humains13 ». On observera que cet usage du terme « totalitaire » est conforme à celui de son inventeur probable, le libéral antifasciste italien Giovanni Amendola qui écrivait en avril 1923 :
- 14 Giovanni Amendola, Il Mondo, 1er avril 1923 ; cité dans Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? (…)
Le fascisme ne vise pas tant à gouverner l’Italie qu’à monopoliser le contrôle des consciences italiennes. Il ne lui suffit pas de posséder le pouvoir : il veut posséder la conscience privée de tous les citoyens, il veut la “conversion” des Italiens14.
- 15 Conant, op. cit., p. 293.
L’usage orwellien du terme totalitaire, poursuit Conant, « ne recouvre pas seulement des formes de régimes politiques, mais aussi des types de pratiques et d’institutions plus envahissantes et plus spécifiques (diverses pratiques journalistiques comptent parmi ses exemples favoris). Mais par-dessus tout, Orwell applique ce terme aux idées des intellectuels – et pas seulement à celles qui ont cours dans […] les “pays totalitaires”, mais à des idées qui circulent dans tout le monde industriel moderne15 ».
13Quelles idées ? La réponse d’Orwell est claire : les idées qui sont capables de briser notre relation au monde ordinaire. Ce qui rend une idée totalitaire, ce n’est pas son contenu particulier (rien n’est plus opposé quant à leurs contenus respectifs que les idées fascistes et les idées communistes) mais son fonctionnement, ou plus exactement sa capacité à fonctionner comme une arme pour détruire l’homme ordinaire. Aucun régime ou mouvement totalitaire n’a jamais proclamé que deux et deux font cinq. Ce serait une croyance aussi absurde que peu efficace. Mais si Orwell en fait le paradigme de l’idée totalitaire, c’est que l’absurdité même de son contenu fait mieux ressortir sa fonction première : priver les individus de tout usage de leur propre entendement (pour parler comme Kant) ou de tout usage de leurs propres concepts (pour parler comme Wittgenstein et Cavell). Si « deux et deux font quatre » n’est pas vrai, ou s’il n’est pas vrai que les pierres sont dures, alors je ne sais plus ce que veut dire le mot « vrai » et je ne peux plus l’utiliser.
14Il convient de remarquer ici que, pour Orwell, la possibilité d’implanter des dogmes totalitaires irrationnels dans un esprit dépend de la perméabilité de celui-ci aux arguments du scepticisme philosophique. Il y a ainsi dans 1984 un moment sceptique où Winston se dit à lui-même :
- 16 Orwell, 1984, p. 118.
Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et ce qui était terrifiant, ce n’était pas qu’ils vous tuent si vous pensiez autrement, mais que peut-être ils avaient raison. Car, après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou qu’il y a une force de gravitation ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit lui-même peut être contrôlé – alors quoi16 ?
De manière remarquable, Winston ne va échapper à cette menace sceptique, qui le rend vulnérable aux arguments des intellectuels du parti, que par un raffermissement soudain de sa confiance en lui-même.
- 17 Ibid.
Mais non ! Son courage lui sembla soudain suffisant pour s’affermir de lui-même (to stiffen of its own accord)17.
- 18 Stanley Cavell, Le déni de savoir, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Maquerlot, Le Seuil, p. 152 (…)
Cette confiance en lui ne le quittera plus, jusqu’au moment où la torture en brisant son corps laissera son esprit définitivement sans défense face à la dialectique destructrice d’O’Brien. Comme l’a clairement vu le philosophe américain Stanley Cavell, la résistance au scepticisme (et donc au dogmatisme) n’est pas affaire de connaissance théorique ou d’argument philosophique, mais de reconnaissance ou d’acceptation du monde ordinaire. « Ce que laisse entendre le scepticisme, c’est que, comme nous n’avons aucun moyen de nous assurer que le monde existe, sa présence à nous-même ne relève pas du connaître. Le monde doit être accepté.18 » Ce qu’Orwell décrit comme la passivité de l’homme ordinaire n’est ainsi rien d’autre que son acceptation du monde ordinaire.
- 19 Orwell, « Recension de Black Spring de Henry Miller » (1936), EAL-1, p. 294.
- 20 Orwell, Et vive l’aspidistra ! (1936).
15À l’inverse, les intellectuels ont une forte tendance à ne pas se reconnaître comme des hommes ordinaires, c’est-à-dire à ne pas reconnaître la part écrasante de l’ordinaire dans leurs existences. Dans sa recension de Printemps noir d’Henry Miller en 1936, Orwell se demande pourquoi « la fiction anglaise de haut niveau est écrite la plupart du temps par des lettrés sur des lettrés pour des lettrés. […] Les livres sur des gens ordinaires qui se comportent d’une manière ordinaire sont rarissimes parce qu’il faut pour les écrire quelqu’un qui soit capable de se placer à l’intérieur et à l’extérieur de l’homme ordinaire (ordinary man) – tel Joyce simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de Bloom. Mais cela revient à admettre qu’on est soi-même, les neuf dixièmes du temps, une personne ordinaire (an ordinary person), chose qu’aucun intellectuel ne veut justement s’avouer19 ». C’est le problème qu’il pose dans son roman Et vive l’aspidistra ! où un jeune poète fauché met toute son énergie à rater sa vie par refus de l’ordinaire20.
- 21 Cavell, op. cit., p. 54.
16Bien qu’Orwell ne le dise pas expressément, cette difficulté des intellectuels à s’assumer comme des gens ordinaires est évidemment liée à leur rapport au langage. L’intellectuel est, par définition, l’homme des mots, l’homme qui vit par les mots, dans les mots, et dont le rapport au monde passe davantage par les mots que par le regard, l’action ou plus généralement l’expérience. Si le scepticisme, au sens où l’entend Cavell, « est la faculté, que possède et désire quiconque possède le langage, de s’exiler, de s’excommunier de la communauté qui, par consensus ou consentement mutuel, fonde l’existence du langage21 », les intellectuels sont plus vulnérables au scepticisme que les gens ordinaires. Ils peuvent alors, à la manière de Descartes, s’enfermer dans leur « poêle » pour douter de l’existence du monde extérieur et même de celle de leur propre corps, en utilisant les mots, coupés de leur usage ordinaire, dans des méditations métaphysiques. Mais ils peuvent aussi les faire fonctionner, tout aussi coupés du monde ordinaire, comme des instruments de déformation de la réalité (dans la propagande, par exemple) et comme des instruments d’exercice du pouvoir sur les esprits. Une des leçons de 1984 est que ces deux usages ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre, et que des arguments produits dans les jeux apparemment inoffensifs de la spéculation peuvent, quand ils sont maniés par des intellectuels de pouvoir, devenir de puissants moyens de destruction de la liberté de penser. Par exemple, pour convaincre Winston que le Parti peut se rendre maître du passé, O’Brien utilise l’arsenal des arguments classiques de l’idéalisme qui tendent à prouver que le passé n’existe pas en tant que tel, mais seulement dans les archives et dans l’esprit des hommes.
17Il vaut mieux ne pas oublier que le pouvoir sur les esprits est un pouvoir intellectuel et qu’il est exercé par des intellectuels. C’est pourquoi il est essentiel dans l’économie de 1984 qu’O’Brien, l’adversaire de Winston, celui qui finira par le briser intellectuellement, affectivement et moralement, soit lui-même un intellectuel, et que les séances de torture de la troisième partie du roman soient entrecoupées de discussions philosophiques où il l’emporte à tout coup. O’Brien n’est pas un intellectuel au service d’une classe dominante. La caste dominante, c’est lui.
4. Le totalitarisme, « vœu secret de l’intelligentsia »
18Selon Orwell, en effet, le totalitarisme est le vœu secret de l’intelligentsia. Dans un essai intitulé « James Burnham et l’ère des organisateurs » qui date de mai 1946, c’est-à-dire de l’époque où il entreprend d’écrire 1984, Orwell met en lumière le lien qui existe entre les prédictions de Burnham – selon lesquelles le pouvoir dans les sociétés modernes va passer des propriétaires capitalistes aux organisateurs (aux managers) – et l’attirance d’une fraction non négligeable des intellectuels anglais pour la Russie de Staline (attirance d’autant plus étrange à première vue que le communisme et le stalinisme n’en ont exercé que très peu sur la classe ouvrière anglaise).
- 22 Orwell, « James Burnham et l’ère des organisateurs », EAL-4, p. 218-219.
La théorie de Burnham n’est qu’une variante […] du culte de la puissance qui exerce une telle emprise sur les intellectuels. Le communisme en est une variante plus courante, du moins en Angleterre. Si l’on étudie le cas des personnes qui, tout en ayant une idée de la véritable nature du régime soviétique, sont fermement russophiles, on constate que, dans l’ensemble, elles appartiennent à cette classe des « organisateurs » à laquelle Burnham consacre ses écrits. En fait, ce ne sont pas des « organisateurs » au sens étroit, mais des scientifiques, des techniciens, des enseignants, des bureaucrates, des politiciens de métier : de manière générale, des représentants des couches moyennes qui se sentent brimés par un système qui est encore partiellement aristocratique, et qui ont soif de pouvoir et de prestige. Ils se tournent vers l’URSS et y voient – ou croient y voir – un système qui élimine la classe supérieure, maintient la classe ouvrière à sa place et confère un pouvoir illimité à des gens qui leur sont très semblables. C’est seulement après que le régime soviétique est devenu manifestement totalitaire que les intellectuels anglais ont commencé à s’y intéresser en grand nombre. L’intelligentsia britannique russophile désavouerait Burnham, et pourtant il formule en réalité son vœu secret : la destruction de la vieille version égalitaire du socialisme et l’avènement d’une société hiérarchisée où l’intellectuel puisse enfin s’emparer du fouet22.
- 23 Orwell, 1984, p. 105.
- 24 Judith Shklar, « Nineteen Eigthy-Four : Should Political Theory Care ? », in Stanley Hoffmann (dir. (…)
19On trouve sans doute ici l’explication d’une caractéristique importante et souvent négligée du type de totalitarisme décrit dans 1984 : le contrôle des esprits et l’endoctrinement permanents n’y concernent que les membres du Parti, les organisateurs au sens large. Tous les autres, les prolétaires, soit 85% de la population, sont considérés comme « des inférieurs naturels, qui doivent être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. Laissés à eux-mêmes comme le bétail dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel selon une sorte de canon ancestral23 ». La société que décrit 1984 n’est ainsi pas tant une parodie du stalinisme – ou d’un mixte de stalinisme et de fascisme comme on le dit souvent – qu’une satire du rêve secret de l’intelligentsia de gauche britannique. Comme l’écrit Judith Shklar, « l’intellectuel qui ne peut pas supporter les intellectuels n’est pas une espèce rare ; mais ce qui singularise Orwell, c’est qu’il a traduit son mépris dans la vision d’une société gouvernée par les objets de son dédain. L’État totalitaire qu’il a imaginé n’est pas tout à fait celui de Staline, non plus que celui d’Hitler. Le Parti Intérieur, qui dispense l’Angsoc et dirige l’aire n°1 dans 1984, est composé d’intellectuels radicaux anglo-américains24 ».
- 25 Michael Walzer, « George Orwell’s England », in Michael Walzer, The Company of Critics : Social Cri (…)
- 26 Ibid., p. 196.
- 27 Orwell, « Recension de The Freedom of the Street de Jack Common » (1938), EAL-1, p. 424.
- 28 Ibid., p. 423
- 29 Ibid., p. 424]
20Si Orwell concentre ainsi l’essentiel de ses critiques sur « les intelligentsias politique et technique, [sur] les maîtres de la vérité idéologique et [sur]ceux du savoir scientifique », c’est parce que, comme le souligne Michael Walzer, il craint qu’« une fois les capitalistes vaincus, ces deux groupes sociaux ne fassent obstacle à une révolution démocratique ou ne l’usurpent25 ». La critique d’Orwell, rappelle Walzer, est « une critique interne au socialisme26 » et l’affrontement entre l’intellectuel et l’homme ordinaire passe ainsi à l’intérieur du mouvement socialiste. Rendant compte, en 1938, d’un recueil d’essais du romancier socialiste et d’origine ouvrière, Jack Common, Orwell avertit le lecteur qu’il y apprendra « beaucoup moins de choses sur le socialisme en tant que théorie économique que dans le banal manuel de propagande, mais infiniment plus sur le socialisme en tant qu’article de foi et, pourrait-on presque dire, comme mode de vie. […] On entend ici la voix authentique de l’homme ordinaire (the authentic voice of the ordinary man), de cet homme qui introduirait une nouvelle honnêteté (a new decency) dans la gestion des affaires, si seulement il y accédait, au lieu de ne jamais sortir des tranchées, de l’esclavage salarié et de la prison27 ». Il loue l’auteur d’avoir « mis le doigt sur l’une des principales difficultés auxquelles se heurte le mouvement socialiste – à savoir que le mot “socialisme” a pour un travailleur une signification toute différente de celle qu’il revêt aux yeux d’un marxiste originaire de la classe moyenne. Pour ceux qui tiennent effectivement entre leurs mains les destinées du mouvement socialiste, la quasi-totalité de ce qu’un travailleur manuel entend par “socialisme” est soit absurde soit hérétique. […] Les travailleurs manuels acquièrent dans une civilisation machiniste, de par les conditions mêmes dans lesquels ils vivent, un certain nombre de traits de caractère : droiture, imprévoyance, générosité, haine des privilèges. C’est à partir de ces dispositions précises qu’ils forgent leur conception de la société future, au point que l’idée d’égalité fonde la mystique du socialisme prolétarien. C’est là une conception très différente de celle du socialiste de la classe moyenne, qui vénère en Marx un prophète28 ». Ainsi, c’est la mainmise des intellectuels sur le mouvement ouvrier qui explique pourquoi « ce à quoi on assiste chaque fois, c’est à un soulèvement prolétarien très vite canalisé et trahi par les malins qui se trouvent au sommet, et donc à la naissance d’une nouvelle classe dirigeante. Ce qui ne se réalise jamais, c’est l’égalité29 ».
5. « Honnêteté commune » et politique
- 30 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997, p. 10.
- 31 On trouvera dans le petit livre de Bruce Bégout, De la décence ordinaire (Allia, 2008), une synthès (…)
21Orwell n’est pas ouvriériste. Son attitude ressemble plutôt à la « sollicitude, dénuée de toute naïveté populiste, pour « le commun des hommes » et « les opinions du peuple saines » que Bourdieu admire chez Pascal30. D’abord, l’idée d’attribuer à la classe ouvrière, parce qu’elle est la classe exploitée, un rôle dirigeant ou messianique est totalement étrangère à Orwell. Et surtout, les dispositions morales qu’Orwell reconnaît aux ouvriers ordinaires – droiture, générosité, haine des privilèges, soif d’égalité – ne sont pas spécifiquement ouvrières : elles relèvent de l’honnêteté commune, de ce qu’il appelle lui-même la common decency : cette morale déclarée « bourgeoise » par les intellectuels de gauche et, à ce titre, décriée par eux – morale qui est simplement celle des gens ordinaires31.
22Dans son essai sur Dickens, qui est un de ses chefs d’œuvre, Orwell exalte ce qu’il tient pour « un des traits caractéristiques de la culture populaire occidentale » :
- 32 Orwell, « Charles Dickens » (1939), EAL-1, p. 573-574.
Il est présent dans les contes et les chansons humoristiques, dans des figures mythiques comme Mickey Mouse ou Popeye (deux avatars de Jack le Tueur de Géants), dans l’histoire du socialisme ouvrier. […] C’est le sentiment qu’il faut toujours être du côté de l’opprimé, prendre le parti du faible contre le fort. […] [L]’homme ordinaire (the common man) vit toujours dans l’univers psychologique de Dickens, [alors que] la plupart des intellectuels, pour ne pas dire tous, se sont ralliés à une forme de totalitarisme ou à une autre. D’un point de vue marxiste ou fasciste, la quasi-totalité des valeurs défendues par Dickens peuvent être assimilées à la « morale bourgeoise » et honnies à ce titre. Mais, pour ce qui est des conceptions morales, il n’y a rien de plus « bourgeois » que la classe ouvrière anglaise. Les gens ordinaires (the ordinary people), dans les pays occidentaux, n’ont pas encore accepté l’univers mental du « réalisme » et de la politique de la Force. […] Dickens a su exprimer sous une forme comique, schématique et par là même mémorable, l’honnêteté native de l’homme ordinaire (the native decency of the common man) Et il est important que, sous ce rapport, des gens de toutes sortes puissent être décrits comme « ordinaires (common) ». Dans un pays tel que l’Angleterre, il existe, par-delà la division des classes, une certaine unité de culture. Tout au long de l’ère chrétienne, et plus nettement encore après la révolution française, le monde occidental a été hanté par les idées de liberté et d’égalité. Ce ne sont que des idées, mais elles ont pénétré toutes les couches de la société. On voit partout subsister les plus atroces injustices, cruautés, mensonges, snobismes, mais il est peu de gens qui puissent contempler tout cela aussi froidement qu’un propriétaire d’esclaves romain, par exemple32.
23Cet éloge de la common decency (l’honnêteté commune) appelle quelques remarques.
(1) Bien que Orwell la dise « native », au sens où elle ne découle pas d’un code moral explicite ni de prescriptions enseignées comme telles, l’honnêteté commune est un héritage historique. Elle était inconnue du propriétaire d’esclaves romain, et Orwell l’associe au christianisme et à la révolution française. Mais, si elle est apparue dans l’histoire, elle peut également en disparaître. Le totalitarisme n’est rien d’autre que la tendance à la liquidation de l’honnêteté commune – tendance méthodiquement et systématiquement mise en œuvre par certains courants et régimes politiques, mais tendance inscrite comme une possibilité dans la structure même des sociétés contemporaines.
(2) « L’honnêteté commune » a pénétré toutes les classes de la société. Elle n’a pas aboli celles-ci, bien évidemment, pas plus qu’elle n’a aboli la lutte des classes. Mais elle constitue un ensemble de dispositions et d’exigences à partir desquelles des hommes appartenant à des classes différentes, voire antagonistes, peuvent, pourvu qu’ils le veuillent vraiment, partager quelque chose de leurs existences. – On peut aller plus loin : c’est cette « honnêteté commune » qui est au principe du projet socialiste d’abolition de la domination de classe et des différences de classe. Orwell ne dit pas comme Engels : faisons d’abord la révolution ; alors, dans les nouvelles conditions économiques et sociales émergeront une humanité nouvelle et, par conséquent, une morale nouvelle que nous sommes incapables aujourd’hui d’anticiper. Orwell dit plutôt : nous savons tous parfaitement ce qu’est l’honnêteté commune ; faisons la révolution pour abolir les barrières de classe qui l’offensent en permanence et qui empêchent qu’elle soit la base effective de la vie sociale. Aucune révolution démocratique ne saurait nous dispenser de l’honnêteté commune. Celle-ci est même la condition sans laquelle la révolution ne saurait être démocratique et aboutira au remplacement d’une classe dirigeante par une autre.
- 33 Orwell, Lettre à Humphry House, 11 avril 1940, EAL-1, p. 663.
Ce qui me fait peur avec l’intelligentsia moderne, c’est son incapacité à se rendre compte que la société humaine doit avoir pour base l’honnêteté commune (common decency), quelles que puissent être ses formes politiques et économiques33.
- 34 Orwell, « Raffles et Miss Blandish » (1944), EAL-3, p. 284.
(3) En effet, l’intelligentsia moderne s’est coupée de ce socle à la fois historique et humain qu’est l’honnêteté commune. Fascinée par la politique de la force, elle est devenue antidémocratique en politique et « réaliste », c’est-à-dire cynique, en morale. Orwell appelle « réalisme » la doctrine qui veut que la force prime le droit, et il voit dans « la montée du “réalisme” … le grand événement de l’histoire intellectuelle de notre époque »34.
24Les effets moralement corrupteurs de ce réalisme, Orwell ne les discerne pas seulement dans la presse ou les écrits politiques mais dans la littérature et jusque dans la poésie.
Dans son essai Dans le ventre de la baleine, il cite un poème de W.H. Auden, intitulé Spain, dont il dit que c’est à son avis « une des seules choses à peu près convenables inspirées par la guerre d’Espagne ».
Demain, pour la jeunesse, les poètes explosant comme des bombes,
Les promenades autour du lac, les semaines d’étroite communion ;
Demain les courses de vélo
À travers les banlieues par les soirs d’été : mais aujourd’hui la lutte.
Aujourd’hui l’inévitable montée des chances de mourir,
Le nécessaire assassinat et sa culpabilité assumée
Aujourd’hui le gaspillage de ses forces
Dans des tracts éphémères et des meetings rasants.
Orwell en donne le commentaire ironique suivant.
- 35 Orwell, « Dans le ventre de la baleine » (1940), EAL-1, p. 643-644.
La deuxième strophe représente une sorte de croquis sur le vif de la journée d’un « bon militant ». Le matin, un ou deux assassinats politiques, dix minutes d’interlude pour « étouffer le remords bourgeois », puis un déjeuner rapide et un après-midi plus une soirée occupés à écrire des slogans sur les murs et à distribuer des tracts. Tout cela est très édifiant. Mais remarquez l’expression « le nécessaire assassinat » (necessary murder) : elle ne peut avoir été employée que par quelqu’un pour qui l’assassinat est tout au plus un mot. En ce qui me concerne, je ne parlerais pas aussi légèrement de l’assassinat. Il se trouve que j’ai vu quantité de corps d’hommes assassinés – je ne dis pas tués au combat, mais bien assassinés. J’ai donc quelque idée de ce qu’est un assassinat – la terreur, la haine, les gémissements des parents, les autopsies, le sang, les odeurs. Pour moi, l’assassinat doit être évité. C’est aussi l’opinion des gens ordinaires. […] Le type d’amoralisme de M. Auden est celui des gens qui s’arrangent toujours pour n’être pas là quand on appuie sur la détente35.
L’importance de cette page tient à la relation étroite qu’elle établit entre la fascination des intellectuels pour la puissance et la corruption du langage : l’une et l’autre découlent de la perte de l’ordinaire.
5. Le patriotisme des déracinés
25Comment un poète de l’envergure d’Auden – mais on pourrait poser la même question bien plus encore pour Aragon – a-t-il pu être attiré vers le « réalisme » et trahir ainsi les valeurs libérales qui sont la condition d’existence d’une littérature authentique ?
- 36 Ibid., p. 641.
Comment des écrivains ont-ils pu être attirés par une forme de socialisme qui rend impossible toute honnêteté intellectuelle36 ?
26C’est la question que pose Orwell dans un long essai publié en 1940 et intitulé « Dans le ventre de la baleine », où il analyse la littérature anglaise de l’entre-deux-guerres et, plus particulièrement, la différence quant à leur rapport à la société et à la politique entre les écrivains des années 1920 (Joyce, Eliot, Pound, Lawrence, entre autres) et ceux des années 1930 (Auden et Spender notamment). Sa réponse est qu’en 1930 la crise morale et spirituelle de la société anglaise (et de la civilisation occidentale) était telle que les fonctions et les engagements habituels des intellectuels, ceux par lesquels ils étaient traditionnellement reliés à la communauté nationale, avaient perdu toute signification. Orwell lui-même a vécu cette crise. Né en 1903 et ancien élève d’Eton, il a démissionné en 1927 des fonctions d’officier de police qu’il exerçait depuis cinq ans en Birmanie parce qu’il a pris conscience que l’Empire britannique exalté par Kipling n’était en réalité qu’un sordide système d’exploitation économique, totalement inhumain où, comme le dit un personnage de son roman Une Histoire birmane, « les fonctionnaires maintiennent les Birmans à terre pendant que les hommes d’affaires leur font les poches ». Mais il est resté malgré tout profondément attaché à l’Angleterre, alors que beaucoup d’intellectuels de sa génération se sont donc cherché une autre patrie qu’ils ont cru trouver dans celle du socialisme.
- 37 Ibid., p. 642.
En 1930, il n’y avait aucune activité, sauf peut-être la recherche scientifique, les arts et l’engagement politique de gauche, à laquelle puisse croire un individu conscient. La civilisation occidentale était au plus bas de son prestige et le « désenchantement » était partout. Qui pouvait encore envisager de réussir sa vie dans les carrières traditionnelles de la classe moyenne – en devenant officier, clergyman, agent de change, fonctionnaire aux Indes ou que sais-je encore ? Et que restait-il des valeurs de nos grands-parents ? Le patriotisme, la religion, l’Empire, la famille, le caractère sacré du mariage, la cravate aux couleurs du collège, la naissance, l’éducation, la discipline – tout individu moyennent éduqué pouvait en trois minutes vous démontrer l’inanité de tout cela. Mais qu’obtient-on, en fin de compte, en se débarrassant de choses aussi élémentaires que le patriotisme ou la religion ? On n’est pas pour autant débarrassé du besoin de croire à quelque chose. […] Je ne crois pas qu’il faille aller chercher plus loin les raisons pour lesquelles les jeunes écrivains des années 1930 se sont rassemblés sous la houlette du parti communiste. Il y avait là une Église, une armée, une orthodoxie, une discipline. Il y avait là une Patrie et – en tout cas depuis 1935 ou à peu près – un Führer. Tous les attachements profonds et toutes les superstitions dont l’esprit avait apparemment fait litière pouvaient revenir en force sous le plus mince des déguisements. Le patriotisme, l’Empire, la religion, la gloire militaire – tout cela était contenu dans un seul mot : Russie. […] Dans ces conditions, le « communisme » de l’intellectuel anglais apparaît comme un phénomène assez aisément explicable : c’est le patriotisme des déracinés37.
27On peut juger cette explication un peu courte. Elle a toutefois l’immense mérite de soulever une question importante et difficile : si le monde ordinaire est le monde de mon expérience, il ne peut pas être un monde abstrait où hommes, choses, lieux et coutumes sont interchangeables ; c’est nécessairement un monde concret et particulier : un pays ou une région, une langue, une culture, des institutions, une histoire, etc.
- 38 Orwell, Le lion et la licorne (1941), EAL-2, p. 133.
28Si dans Le Lion et la Licorne, un petit livre qu’il publie en 1941 et qui porte comme sous-titre Socialisme et génie anglais, Orwell exalte le mode de vie anglais (de la « bonne tasse de thé » jusqu’aux emblèmes de la royauté) et s’il y conjugue socialisme et patriotisme (qu’il distingue très fermement du nationalisme), ce n’est pas pour concilier artificiellement ses convictions politiques profondes avec l’urgence immédiate de la défense de l’Angleterre. Il l’a proclamé à plusieurs reprises, non sans un brin de provocation : « Aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été un internationaliste.38 » En tout cas, il ne s’est jamais reconnu dans l’internationalisme abstrait du communisme qu’il n’a cessé de dénoncer comme un instrument à peine masqué de la politique de puissance soviétique. Et quand, en décembre 1936, il part combattre en Espagne, il ne le fait pas en activiste de la révolution mondiale, mais comme un anglais socialiste, solidaire des espagnols antifascistes ; et c’est dans cet esprit qu’il écrira Hommage à la Catalogne.
- 39 Orwell, « Lettre de Londres à Partisan Review » (datée du 15 avril 1941, parue dans le volume de ju (…)
- 40 Ibid.
29Le patriotisme assumé d’Orwell n’est sûrement pas sans rapport avec l’imperméabilité de la classe populaire anglaise au fascisme comme au stalinisme, mais aussi avec l’imperméabilité de la classe dirigeante anglaise au fascisme. Dans sa Lettre de Londres à la Partisan Review de juillet-août 1941, il écrit : « Ce type de climat où vous n’osez pas parler politique de peur que la Gestapo ne surprenne vos paroles, ce climat est tout bonnement impensable en Angleterre. Toute tentative de l’instaurer sera brisée dans l’œuf, non pas tant par une résistance consciente que par l’incapacité des gens ordinaires (ordinary people) à comprendre ce qu’on attendrait d’eux.39 » Une fois encore, Orwell table moins sur la lucidité de George Bowling que sur sa passivité. Quant à la classe dirigeante, dont il craignait avant-guerre qu’elle ne profite du déclenchement des hostilités pour faire basculer le pays dans un anglo-fascisme comparable à l’austro-fascisme d’un Dollfuss, il doit reconnaître qu’elle reste fondamentalement attachée au libéralisme. « La classe dirigeante britannique croit à la démocratie et à la liberté individuelle en un sens étroit et quelque peu hypocrite. Mais du moins, elle croit à la lettre de la loi et s’y tiendra parfois même quand elle n’est pas à son avantage. Rien n’indique qu’elle évolue vers une mentalité véritablement fasciste. La Grande-Bretagne peut être fascisée de l’extérieur ou au terme d’une révolution intérieure, mais la vieille classe dirigeante ne peut, à mon sens, être elle-même l’agent d’un totalitarisme véritable. 40»
Les seuls, encore une fois, qui en Angleterre aient été gagnés au totalitarisme sont des intellectuels. Dans l’après-guerre, Orwell verra en eux quelque chose comme un parti de l’étranger.
6. Devenir des intellectuels ordinaires
30Comme on le voit, le modèle de l’intellectuel ordinaire – de l’intellectuel qui se reconnaît comme un homme ordinaire – se distingue très clairement de celui de l’intellectuel engagé. Celui-ci, selon le modèle sartrien, se vit d’abord comme séparé, puis va rejoindre le combat des autres hommes au nom des valeurs intellectuelles et universelles qui sont les siennes : il court ainsi le risque permanent de se poser comme une autorité dictant aux autres ce qu’ils doivent faire ou assignant à leurs actes un sens qu’il prétend mieux connaître qu’eux-mêmes. L’intellectuel ordinaire, lui, vit les événements et y réagit en homme ordinaire qu’il est et qu’il reconnaît être. Orwell a vécu l’approche de la guerre et la montée des totalitarismes avec les mêmes sentiments et les mêmes réactions que son vendeur d’assurances Georges Bowling. Certes, parce qu’il était un intellectuel, et plus particulièrement un écrivain, il avait la capacité de mettre ses réactions en mots et en idées. Mais il ne prétendait pas pour autant être un porte-parole.
On peut se demander si ce modèle ne constitue pas pour un intellectuel la seule manière d’essayer d’être et de rester un démocrate.
Notes
1 Orwell, 1984, p. 119.
2 Orwell, Lettre à Henry Miller, 26 août1936, EAL-1, p. 292.
3 Orwell, « Recension de Black Spring de Henry Miller » (1936), EAL-1, p. 296.
4 James Conant, « Freedom, Cruelty, and Truth », in Robert B. Brandom, Rorty and his Critics, Blackwell, 2000, p. 299. Traduction française à paraître : James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité, Agone, 2012.
5 Orwell, « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942), EAL-2, p. 322-325.
6 Orwell, « Dans le ventre de la baleine » (1940), EAL-1, p. 624.
7 Orwell, Un peu d’air frais (1939), p. 210.
8 Ibid., p. 199-200.
9 Orwell, Lettre à Victor Gollancz, 8 janvier 1940, EAL-1, p. 511.
10 John Newsinger, La politique selon Orwell (1999), traduit par Bernard Gensane, Agone, 2006, p. 62-64.
11 Orwell, Un peu d’air frais, p. 194-198.
12 Orwell, 1984, p. 362.
13 Conant, op. cit., p. 293.
14 Giovanni Amendola, Il Mondo, 1er avril 1923 ; cité dans Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard, 2004, p. 112.
15 Conant, op. cit., p. 293.
16 Orwell, 1984, p. 118.
17 Ibid.
18 Stanley Cavell, Le déni de savoir, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Maquerlot, Le Seuil, p. 152. Sur la philosophie politique de Cavell, on peut lire les chapitres IV et V (« Conversation et démocratie » et « Quelle communauté ? ») de Sandra Laugier, Recommencer la philosophie. La philosophie américaine aujourd’hui, PUF, 1999.
19 Orwell, « Recension de Black Spring de Henry Miller » (1936), EAL-1, p. 294.
20 Orwell, Et vive l’aspidistra ! (1936).
21 Cavell, op. cit., p. 54.
22 Orwell, « James Burnham et l’ère des organisateurs », EAL-4, p. 218-219.
23 Orwell, 1984, p. 105.
24 Judith Shklar, « Nineteen Eigthy-Four : Should Political Theory Care ? », in Stanley Hoffmann (dir.), Political Thought and Political Thinkers, Chicago UP, 1998, p. 342-343 ; cité dans Conant, op. cit., p. 329, n. 116.
25 Michael Walzer, « George Orwell’s England », in Michael Walzer, The Company of Critics : Social Criticism and Political Commitment in the Twentieth Century, London, 1989 ; repris in Graham Holderness, Bryan Loughrey & Nahem Yousaf (dir.), George Orwell, Macmillan, 1998, p. 195.
26 Ibid., p. 196.
27 Orwell, « Recension de The Freedom of the Street de Jack Common » (1938), EAL-1, p. 424.
28 Ibid., p. 423
29 Ibid., p. 424]
30 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997, p. 10.
31 On trouvera dans le petit livre de Bruce Bégout, De la décence ordinaire (Allia, 2008), une synthèse pertinente et fort utile des multiples usages qu’Orwell fait de cette notion.
32 Orwell, « Charles Dickens » (1939), EAL-1, p. 573-574.
33 Orwell, Lettre à Humphry House, 11 avril 1940, EAL-1, p. 663.
34 Orwell, « Raffles et Miss Blandish » (1944), EAL-3, p. 284.
35 Orwell, « Dans le ventre de la baleine » (1940), EAL-1, p. 643-644.
36 Ibid., p. 641.
37 Ibid., p. 642.
38 Orwell, Le lion et la licorne (1941), EAL-2, p. 133.
39 Orwell, « Lettre de Londres à Partisan Review » (datée du 15 avril 1941, parue dans le volume de juillet-août 1941 de la revue), EAL-2, p. 152-153.
40 Ibid.