Pankaj Mishra
Je suis et demeure un combattant révolutionnaire. Et la Révolution aujourd’hui est, avant tout, islamique. Illich Ramirez Sanchez (dit Carlos, 2004)
L’avenir ne doit pas appartenir à ceux qui calomnient le prophète de l’Islam. Barack Obama (siège de l’ONU, New York, 26.09.12)
J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir. Leur façon de dire – vous ne voulez pas de moi, vous ne voulez pas me voir, vous pensez que je vais vivre ma vie accroupi dans un ghetto en supportant votre hostilité sans venir gêner votre semaine de shopping soldes ou votre partie de golf – je vais faire irruption dans vos putains de réalités que je hais parce que non seulement elles m’excluent mais en plus elles me mettent en taule et condamnent tous les miens au déshonneur d’une précarité de plomb. Virginie Despentes
Ce qu’on essaye de dire c’est que deux hommes ont tué 12 personnes dans une attaque contre les bureaux d’un magazine satirique. C’est assez, on sait ce que ça veut dire et ce que c’est. (…) Nous savons ce qu’est la violence politique, nous savons ce que sont des meurtres, des attentats et des fusillades et nous pouvons les décrire. Et cela explique bien plus de choses, à nos yeux, que d’utiliser le mot ‘terroriste. (…) Les Nations Unies ont bataillé pendant plus d’une décennie pour tenter de définir le mot et ils ont échoué. C’est très difficile de le faire. Tarik Kafala (BBC en arabe)
We may have to retrieve the Enlightenment, as much as religion, from its fundamentalists. Pankaj Mishra
Le problème des fondamentalistes (…) n’est pas la différence culturelle (c’est-à-dire les efforts pour préserver leur identité). Au contraire, c’est que les fondamentalistes sont déjà comme nous, secrètement, ils ont déjà assimilé nos normes et s’y mesurent. (…) Le fondamentalisme est une réaction – une réaction fausse et déconcertante, évidemment – à un véritable défaut du libéralisme, c’est pourquoi il est constamment engendré par ce dernier. Laissé à lui-même, le libéralisme s’anéantira à petit feu – la seule chose qui peut sauver ses valeurs essentielles est un renouveau de la gauche. Pour la survie de son héritage clé, le libéralisme a besoin de l’aide amicale de la gauche radicale. C’est la seule façon de vaincre le fondamentalisme et de lui couper l’herbe sous le pied. Pour mener une réflexion après les assassinats de Paris, il faut abandonner l’autosatisfaction suffisante du libéral laxiste et accepter que le conflit entre le laxisme libéral et le fondamentalisme est en réalité un faux conflit – un cercle vicieux entre deux pôles interdépendants. La déclaration de Max Horkheimer dans les années 1930 sur le fascisme et le capitalisme – ceux qui ne veulent pas s’engager dans la critique du capitalisme doivent s’abstenir de débattre sur le fascisme – devrait être appliquée au fondamentalisme d’aujourd’hui : ceux qui ne veulent pas s’engager dans la critique de la démocratie libérale doivent aussi s’abstenir de débattre sur le fondamentalisme religieux. Slavoj Zizek
Why has transnational war volunteering increased so dramatically in the Muslim world since 1980? Standard explanations, which emphasize U.S.-Saudi support for the 1980s Afghan mujahideen, the growth of Islamism, or the spread of Wahhabism are insufficient. The increase in transnational war volunteering is better explained as the product of a pan-Islamic identity movement that grew strong in the 1970s Arab world from elite competition among exiled Islamists in international Islamic organizations and Muslim regimes. Seeking political relevance and increased budgets, Hijaz-based international activists propagated an alarmist discourse about external threats to the Muslim nation and established a global network of Islamic charities. This « soft » pan-Islamic discourse and network enabled Arabs invested in the 1980s Afghanistan war to recruit fighters in the name of inter-Muslim solidarity. The Arab-Afghan mobilization in turn produced a foreign fighter movement that still exists today, as a phenomenon partly distinct from al-Qaida. The analysis relies on a new data set on foreign fighter mobilizations, rare sources in Arabic, and interviews with former activists. Thomas Hegghammer
Les musulmans (…) savent que leur civilisation a été plus forte que la nôtre dans le passé, au Moyen Âge, et on ne manque pas de le leur rappeler d’ailleurs. Par la suite, c’est notre civilisation, avec ses avancées extraordinaires aux plans scientifique et technique qui a pris le dessus. Ils nous rappellent que nous sommes allés les dominer pendant plusieurs siècles avec nos techniques et nos armes. Mais tout récemment ils sont parvenus à nous chasser des territoires que nous leur avions pris, et avec le pétrole ils disposent à présent d’une arme redoutable contre nous. Ces peuples qui considèrent que nous les avons soumis, humiliés, pillés en exploitant à notre compte leurs richesses, ont le sentiment que nous les méprisons: ils ont commencé dans la seconde moitié du XXe siècle à prendre leur revanche, et leur ressentiment à l’égard de l’Occident est très fort. Comment veut-on donc que ces musulmans qui viennent s’installer en Europe pour des raisons de commodité et de confort aient envie de quitter sentimentalement leur monde, c’est-à-dire leur civilisation, à un moment où celle-ci prend précisément sa revanche sur la civilisation occidentale, pour devenir «traîtreusement» des «Occidentaux»? Claude Sicard
Ce sont des jeunes en quête d’aventure, en quête d’une contestation radicale de l’ordre établi. On le voit statistiquement par le nombre de convertis (…) On a oublié notre passé. En Europe, depuis les années 1960, on a un espace de radicalisation de la jeunesse. C’était le maoïsme, c’était le trotskisme, c’était Che Guevara. Et les jeunes allaient dans les guérillas. Le grand mot, c’était la révolution avec un grand « R ». Tantôt c’était le Vietnam, tantôt c’était Castro, tantôt c’était la révolution culturelle chinoise. (…) la révolution avec un grand « R » a été remplacée par le djihad avec un grand « Dj »». C’est la même «fascination de type romantique, même si c’est violent et sanglant (…) Les Khmers rouges et la révolution culturelle n’étaient pas très humanistes. Et on a certainement « romantisé » des figures comme Che Guevara qui était dans ses pratiques militaires plus brutales que ce qu’on en dit maintenant. C’était la violence qui fascinait. C’était la révolution pour soi-même. Olivier Roy
Il s’agit d’abord d’une dérive. Dérive de jeunes souvent venus, mais pas toujours, des zones grises et fragiles de la société – seconde génération d’immigrés, en précarité sociale, ayant tâté de la petite délinquance. Mais la dérive peut être plus personnelle, plus psychologique et moins liée à l’environnement social, comme on le voit chez les convertis (qui représentent 22 % des jeunes Français qui rejoignent le djihad en Syrie). Ce n’est pas une partie de la population française musulmane qui se tourne vers le djihad et le terrorisme, c’est une collection d’individus, de solitaires, qui se resocialisent dans le cadre d’une petite bande ou d’un petit groupe qui se vit comme l’avant-garde d’une communauté musulmane, laquelle n’a pour eux aucune réalité sociale concrète, mais relève de l’imaginaire : aucun n’était inséré dans une sociabilité de masse, qu’elle soit religieuse, politique ou associative. Ils étaient polis mais invisibles : « avec eux, c’était juste bonjour-bonsoir » est un leitmotiv des voisins effarés. Ils parlent pêle-mêle de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Tchétchénie, des musulmans massacrés dans le monde, mais aucun n’évoque le racisme, l’exclusion sociale ou le chômage, et ils ne citent la Palestine que parmi la litanie des contentieux. Bref, il faut se méfier d’une explication, populaire à « gauche », selon laquelle l’exclusion sociale et le conflit israélo-palestinien radicaliseraient les jeunes. Terroristes ou djihadistes, ils se construisent un statut de héros, de guerriers qui vengent le Prophète, l’oumma, la femme musulmane ; ils se mettent en scène (vidéos, caméras GoPro), ne préparent ni leur fuite ni de lendemains qui chantent, et meurent en direct à la une des journaux télévisés, dans un bref spasme de toute-puissance. Leur nom est sur toutes les lèvres : héros ou barbares, ils s’en fichent, l’effet de terreur et de renommée est atteint. En ce sens, ils sont bien le produit d’une culture nihiliste et individualiste de la violence que l’on retrouve dans d’autres secteurs de la jeunesse (chez les jeunes qui attaquent leur propre école, le « syndrome de Columbine »). Il y a beaucoup de rebelles en quête d’une cause, mais la cause qu’ils peuvent choisir n’est évidemment pas neutre. Un meurtre au nom de l’islam a un autre impact qu’un mitraillage dans une école commis par un élève, ou qu’une séance de torture ordonnée par un petit trafiquant de drogue. (…) On pourrait s’interroger sur ce consensus national, dont on exclut le Front national. On pourrait se demander si les participants à la « Manif pour tous » en font partie, eux qui croient qu’il y a un sacré que la liberté des hommes ne saurait remettre en cause. On pourrait enfin se demander si la « laïcité » ne fabrique pas à son tour un sacré qui échapperait à la liberté d’expression. Mais revenons au « retour du religieux » et au communautarisme. Tout montre que ce religieux n’est pas importé d’une culture étrangère, mais est reconstruit à partir d’une déculturation profonde des nouvelles générations. Le salafisme, qui en est l’expression la plus pure, rejette toutes les cultures à commencer par la culture musulmane et sa propre histoire. L’Arabie saoudite vient de détruire tout ce qui reste des sites historiques et archéologiques de La Mecque pour y construire des centres commerciaux à l’américaine consacrés au consumérisme contemporain. La Mecque aujourd’hui, c’est Las Vegas plus la charia. Déculturation et absence de transmission conduisent toute une génération à se construire un islam réduit à des normes explicites (charia) et à des slogans détachés de tout contexte social (djihad) ; la « communauté » n’a aucune base sociologique réelle (institutions représentatives, réseaux scolaires ou associatifs) : elle est la mise en scène d’elle-même et rentre en ce sens dans la société du spectacle. Le fanatisme, c’est la religion qui n’a pas, pas encore ou plus de culture. Historiquement, l’islam comme le christianisme se sont « enculturés », aujourd’hui religion et culture se séparent. La question est donc non pas de « réformer » l’islam, mais de « culturer » l’islam en l’insérant dans la société française. En mettant en avant une conception de la laïcité qui exclurait le religieux de l’espace public, on contribue à « fanatiser » le religieux. Olivier Roy
Les commentateurs ont vu dans le vote pour Syriza un référendum contre l’austérité et, partout dans le monde, la gauche «radicale» veut y voir un soulèvement populaire contre les banquiers et la finance. Il y a du vrai dans cette analyse, bien qu’il faille rappeler que l’austérité n’est pas infligée aux peuples de manière absolument arbitraire. Si la Grèce a subi encore plus durement que les autres pays la crise des dernières années, c’est qu’elle avait grossièrement truqué ses comptes publics. Il arrive que la réalité reprenne ses droits. Les Grecs peuvent peut-être se poser comme victimes du système européen. Ils devraient aussi se reconnaître victimes de l’incurie de leurs élites. Mais la dérive de la Grèce allait au-delà des tricheries que nous connaissons. Elle symbolise, à bien des égards, la crise de l’État social à la grandeur de l’Occident. Dans la plupart des pays, la dette publique est devenue terriblement préoccupante. La gauche radicale n’y voit pourtant qu’un fantasme idéologique entretenu par des ultralibéraux pour justifier la déconstruction des services sociaux. Elle est le résultat d’un dérèglement de l’État social, qui laisse croire qu’une société peut vivre durablement au-dessus de ses moyens, sans que le système n’éclate un jour, tôt ou tard. Il y a probablement un mauvais usage de l’austérité: on ne saurait pourtant contester le nécessaire désendettement public. Il y a des limites à la déresponsabilisation des peuples. Et pourtant, il faut aller au-delà de la seule protestation contre l’austérité pour comprendre l’excitation autour de Syriza, d’autant qu’elle va bien au-delà des alliés naturels de ce mouvement. Les élections européennes de mai 2014 ne mentaient pas: la tentation de la révolte couve sur le vieux continent et le vote grec vient le confirmer. Le système médiatique avait accueilli les résultats en associant le vote populaire à une nouvelle maladie politique, l’europhobie, manière comme une autre de pathologiser l’attachement à la souveraineté et à l’identité nationales. (…) D’ailleurs, on sent l’intelligentsia soulagée de constater que le soulèvement populaire peut se mener à gauche. On le croit alors authentique. Aurait-elle applaudi avec autant d’énergie un parti en protestation contre l’Europe «austéritaire» qui se camperait à droite? (…) La souveraineté populaire a été vidée de son contenu partout en Occident, et particulièrement en Europe, par les cours de justice et la technostructure supranationale. On pourrait ajouter à ce portrait les médias dominants, qui délimitent l’espace du pensable et les marchés, qui misent sur leur prétendue infaillibilité pour rétrécir les choix économiques. Mathieu Bock-Côté
On déclare que la France ne croit pas au « choc des civilisations », comme s’il suffisait de refuser le mot pour effacer la chose. Pour plus de sécurité on abolit jusqu’au concept de civilisation. C’est pourquoi on cherche à refouler à tout prix que la France partage la même civilisation que les Etats-Unis, en cultivant, à grande fanfare, nos relations avec la francophonie. C’est pourquoi aussi la droite française mène une politique de gauche, s’imaginant que le consensus obligatoire la mettra à l’abri du débordement des zones de non-droit. L’antiaméricanisme joue un rôle central dans ce dispositif. (…) Notre politique étrangère exprime donc une sorte de capitulation préventive. La France prend l’initiative de rompre avec le camp occidental dans l’espoir d’éviter une épreuve de force avec sa jeunesse ensauvagée et fanatisée, après avoir failli au devoir de la civiliser. Cette couardise profonde est dissimulée derrière le panache brandi du petit pays qui s’oppose au grand. Le mythe d’Astérix camoufle une réalité nettement plus sordide. L’anti-américanisme rend possible cette imposture, et la continuation d’une politique qui risque de rendre notre mal sans remède, et d’y faire sombrer toute l’Europe. Françoise Thom (2003)
Il faut se souvenir que le nazisme s’est lui-même présenté comme une lutte contre la violence: c’est en se posant en victime du traité de Versailles que Hitler a gagné son pouvoir. Et le communisme lui aussi s’est présenté comme une défense des victimes. Désormais, c’est donc seulement au nom de la lutte contre la violence qu’on peut commettre la violence. René Girard
L’erreur est toujours de raisonner dans les catégories de la « différence », alors que la racine de tous les conflits, c’est plutôt la « concurrence », la rivalité mimétique entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c’est-à-dire le désir d’imiter l’autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde « différent » du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n’est pas dans cette « différence » qui l’éloigne le plus de nous et nous le rend inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. (…) Ce qui se vit aujourd’hui est une forme de rivalité mimétique à l’échelle planétaire. Lorsque j’ai lu les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d’emblée à un niveau qui est au-delà de l’islam, celui de la planète entière. Sous l’étiquette de l’islam, on trouve une volonté de rallier et de mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans leurs rapports de rivalité mimétique avec l’Occident. Mais les tours détruites occupaient autant d’étrangers que d’Américains. Et par leur efficacité, par la sophistication des moyens employés, par la connaissance qu’ils avaient des Etats-Unis, par leurs conditions d’entraînement, les auteurs des attentats n’étaient-ils pas un peu américains ? On est en plein mimétisme.Ce sentiment n’est pas vrai des masses, mais des dirigeants. Sur le plan de la fortune personnelle, on sait qu’un homme comme Ben Laden n’a rien à envier à personne. Et combien de chefs de parti ou de faction sont dans cette situation intermédiaire, identique à la sienne. Regardez un Mirabeau au début de la Révolution française : il a un pied dans un camp et un pied dans l’autre, et il n’en vit que de manière plus aiguë son ressentiment. Aux Etats-Unis, des immigrés s’intègrent avec facilité, alors que d’autres, même si leur réussite est éclatante, vivent aussi dans un déchirement et un ressentiment permanents. Parce qu’ils sont ramenés à leur enfance, à des frustrations et des humiliations héritées du passé. Cette dimension est essentielle, en particulier chez des musulmans qui ont des traditions de fierté et un style de rapports individuels encore proche de la féodalité. (…) Cette concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à un moment donné, sous une forme violente. A cet égard, c’est l’islam qui fournit aujourd’hui le ciment qu’on trouvait autrefois dans le marxisme. René Girard
Le « bazar » qu’est Al-Qaida – on ne peut en effet plus y distinguer une quelconque structure hiérarchique – est composé d’un cercle mondial de personnes qui commettent des attentats tout simplement nihilistes, puisqu’on ne décèle plus aucun objectif définissable pour lesquels ces acteurs se battent. (…) Ces gens sont complètement détachés des conflits: il s’agit d’une secte ou du moins d’une entité qui a le bagage idéologique d’une secte. Ce qui est dangereux, c’est qu’Internet permet justement à ces fanatiques de se regrouper, de s’organiser et de s’auto-encourager. (…) Al-Qaida est devenue une sorte d’agrégat dans lequel les relations personnelles avec les cadres ne sont plus nécessaires: il s’agit d’une pure idéologie, une idée selon laquelle le monde doit être « nettoyé » des infidèles et qu’il est en guerre, même dans des régions comme Casablanca, Madrid, Paris ou Londres où les gens n’ont pas le sentiment de vivre dans une situation de conflit. Si l’on considère Mohammed Siddique Khan et son message vidéo, on n’a l’impression qu’il se trouvait dans un autre pays qui s’appellerait par hasard « Angleterre ». Le monde est en guerre, et il s’agit de continuer la lutte. Ces gens sont complètement détachés des conflits: il s’agit d’une secte ou du moins d’une entité qui a le bagage idéologique d’une secte. Ce qui est dangereux, c’est qu’Internet permet justement à ces fanatiques de se regrouper, de s’organiser et de s’auto-encourager. (…) Les kamikazes de Casablanca, par exemple, sont allés à pied pour rejoindre le lieu de leur attentat: ils n’avaient pas les moyens de payer un taxi. Comment s’imaginer alors qu’ils aient eu suffisamment d’argent pour entreprendre un voyage en Irak? Je crois qu’il s’agit d’une erreur d’affirmer que les attentats d’Al-Qaida soient liés à une notion de territoire. Même en Irak, on observe depuis environ une année des combats massifs entre la résistance sunnite et des militants qui se sont établis comme Al-Qaida, du fait que sur place, Al-Qaida a assassiné tellement de sheiks, de personnalités locales dans les cercles radicaux que même leurs alliés se sont retournés contre eux plutôt que de perpétrer des attentats sur les Américains.(…) L’attentat-suicide constitue l’ultima ratio de la lutte, mais peut perdre sa valeur s’il est utilisé de manière indiscriminée, comme ce fut le cas durant la guerre Iran-Irak où des centaines de milliers d’enfants ont été envoyés à la mort. Dans ce dernier cas, presque la moitié des familles des quartiers pauvres de Téhéran pourraient prétendre au titre de familles de martyrs. Mais cela crée des conflits puisqu’il n’y pas assez d’argent et qu’il est difficile d’honorer la mémoire de 50.000 personnes chaque année, alors que dans le cas du LTTE et du Hezbollah, il existe des reliquaires pour les martyrs dont on fête l’anniversaire et dont on se souvient. Mais cela ne peut fonctionner que si l’on sacrifie une trentaine de personnes en l’espace de 25 ans, comme dans le cas du Hezbollah. Ce qui se passe en Irak est lié à la désintégration générale d’Al-Qaida. (…) Dans le cas d’Al-Qaida et de sa façon arbitraire et indiscriminée de frapper, ceci aura probablement pour conséquence que l’attrait de l’attentat-suicide va diminuer. On a assisté à un phénomène similaire en Iran après les vagues de kamikazes durant le conflit avec l’Irak: il n’y a plus jamais eu de kamikazes iraniens du fait que la valeur du phénomène a été complètement dévaluée. On peut observer une baisse de l’attrait, mais dans une proportion moindre, dans la société palestienne, où l’on a assisté à d’énormes fluctuations que ce soit au niveau de l’approbation des attentats ou de leur nombre. Par exemple, après le début de la seconde Intifada, les attaques étaient presque quotidiennes, alors que maintenant où l’on assiste à une certaine lassitude, leur nombre a baissé de manière drastique. Dans le cas d’Al-Qaida, cette « réaction à retardement » fonctionne de manière ralentie puisqu’il ne s’agit pas d’un groupe militants limité, mais de ce qu’on pourrait qualifier de « crème de la crème » des ultra-radicaux de toutes les sociétés musulmanes.(…) Il y aura peut-être un problème avec ce qu’on appelle « Al-Qaida », du fait qu’elle opère comme une secte isolée et que malgré son manque de succès, elle trouvera toujours des gens pour se faire sauter, peut-être moins en Irak, mais en Allemagne ou dans des endroits où les mesures de sécurité sont beaucoup plus faibles et que l’on peut facilement se mélanger à des foules nombreuses. En principe, rien ne serait plus facile que de perpétrer un attentat-suicide en Allemagne où dans tous les endroits où il est possible de s’approcher d’une foule avec une camionnette remplie d’explosifs, ce qui est devenu impossible en Irak puisqu’il y a partout ces barrières de béton. (…) La fierté – qui est en fait également très ambivalente puisqu’il s’agit d’une fierté officielle, mais qu’au niveau privé les familles sont souvent accablées – que l’on retrouve dans les familles palestiniennes n’a pas été observé dans les familles irakiennes du fait que les familles ne sont souvent pas au courant et qu’une telle approbation publique n’existe pas en Irak. (…) C’est difficile à dire étant donné que la situation ressemble au jet d’un cocktail Molotov dans une mer de flammes, c’est-à-dire que les attentats-suicides ne constituent qu’une partie de la situation qui perturbe beaucoup la population. A cela s’ajoutent les nettoyages ethniques, c’est-à-dire qu’on assiste à de véritables chasses contre les sunnites, les chiites, les chrétiens. Les escadrons de la mort des groupes de confession sunnite et chiite font la chasse aux membres des autres confessions. Les enlèvements ont atteint un niveau tel que même de pauvres chauffeurs de taxi sont kidnappés, étant donné que tous les gens riches ont déjà été enlevés. Christoph Reuter (2007)
Dans les pays occidentaux, nous avons partout ce système d’allocations sociales qui est à peine utilisé par la population locale. D’un autre côté, il y a cette population immigrante dont les femmes ne peuvent être compétitives sur le marché du travail local. Pour les Danoises et les Allemandes, les allocations sont trop faibles pour être attractives. Pas pour les immigrants. Ce que l’on voit donc en Angleterre, en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, ce sont des femmes issues de l’immigration qui complètent leur éventuel petit salaire par les deniers publics. Ce n’est pas un revenu extraordinaire, mais ça leur suffit. Et cela crée un genre de « carrière » réservé aux femmes, un modèle que leurs filles suivront. Mais les fils n’ont pas ce choix. Ils ont grandi dans les basses couches de la société, sans les compétences intellectuelles nécessaires pour améliorer leur position. Ce sont ces garçons qui mettent le feu à Paris, ou dans des quartiers de Brême. Certains d’entre eux parviennent jusqu’à l’université et deviennent des leaders pour les autres – pas des pauvres, mais de jeunes hommes de rang social peu élevé, qui croient être opprimés à cause de leur confession musulmane, alors qu’en réalité c’est le système social qui a créé cette classe de perdants. Gunnar Heinsohn
C’est sous la tutelle de Yasser Arafat, le véritable père du terrorisme du Moyen-Orient moderne, les Palestiniens ont appris l’éthique flexible qui permet à des hommes de massacrer des femmes et des enfants et d’appeler cela de la « résistance. » Avec ce type de morale, le respect islamique traditionnel pour le martyre istishhad converti en cri de guerre moderne, l’évolution d’un combattant palestinien armé d’une mitraillette et de grenades en terroriste-suicide homme puis femme semble, rétrospectivement, inévitable. Entendre des mères musulmanes palestiniennes raconter fièrement comment elles avaient envoyé des fils mourir comme terroristes-suicide et se réjouir à présent à l’idée d’envoyer plus de fils ou de filles mourir pour la cause, on réalise la véritable horreur de ce que peut produire l’effacement des cultures traditionnelles par la face cachée de la modernité occidentale. Reuel Marc Gerecht
La même force culturelle et spirituelle qui a joué un rôle si décisif dans la disparition du sacrifice humain est aujourd’hui en train de provoquer la disparition des rituels de sacrifice humain qui l’ont jadis remplacé. Tout cela semble être une bonne nouvelle, mais à condition que ceux qui comptaient sur ces ressources rituelles soient en mesure de les remplacer par des ressources religieuses durables d’un autre genre. Priver une société des ressources sacrificielles rudimentaires dont elle dépend sans lui proposer d’alternatives, c’est la plonger dans une crise qui la conduira presque certainement à la violence. Gil Bailie
Nous ne savons pas si Hitler est sur le point de fonder un nouvel islam. Il est d’ores et déjà sur la voie; il ressemble à Mahomet. L’émotion en Allemagne est islamique, guerrière et islamique. Ils sont tous ivres d’un dieu farouche. Jung (1939)
Notre lutte est une lutte à mort. Ernesto Guevara (décembre 1964)
Il faut mener la guerre jusqu’où l’ennemi la mène: chez lui, dans ses lieux d’amusement; il faut la faire totalement. Ernesto Guevara (avril 1967)
Kidnapper des personnages célèbres pour leurs activités artistiques, sportives ou autres et qui n’ont pas exprimé d’opinions politiques peut vraisemblablement constituer une forme de propagande favorable aux révolutionnaires. ( …) Les médias modernes, par le simple fait qu’ils publient ce que font les révolutionnaires, sont d’importants instruments de propagande. La guerre des nerfs, ou guerre psychologique, est une technique de combat reposant sur l’emploi direct ou indirect des médias de masse. (…) Les attaques de banques, les embuscades, les désertions et les détournements d’armes, l’aide à l’évasion de prisonniers, les exécutions, les enlèvements, les sabotages, les actes terroristes et la guerre des nerfs sont des exemples. Les détournements d’avions en vol, les attaques et les prises de navires et de trains par les guérilleros peuvent également ne viser qu’à des effets de propagande. Carlos Marighela (Minimanuel de guerilla urbaine, 1969)
Nous avons constaté que le sport était la religion moderne du monde occidental. Nous savions que les publics anglais et américain assis devant leur poste de télévision ne regarderaient pas un programme exposant le sort des Palestiniens s’il y avait une manifestation sportive sur une autre chaîne. Nous avons donc décidé de nous servir des Jeux olympiques, cérémonie la plus sacrée de cette religion, pour obliger le monde à faire attention à nous. Nous avons offert des sacrifices humains à vos dieux du sport et de la télévision et ils ont répondu à nos prières. Terroriste palestinien (Jeux olympiques de Munich, 1972)
Comme au bon vieux temps de la Terreur, quand les gens venaient assister aux exécutions à la guillotine sur la place publique. Maintenant, c’est par médias interposés que la mort fait vibrer les émotions (…) Les médias filment la mort comme les réalisateurs de X filment les ébats sexuels. Bernard Dugué
Malgré eux, les islamistes sont des Occidentaux. Même en rejetant l’Occident, ils l’acceptent. Aussi réactionnaires que soient ses intentions, l’islamisme intègre non seulement les idées de l’Occident mais aussi ses institutions. Le rêve islamiste d’effacer le mode de vie occidental de la vie musulmane est, dans ces conditions, incapable de réussir. Le système hybride qui en résulte est plus solide qu’il n’y paraît. Les adversaires de l’islam militant souvent le rejettent en le qualifiant d’effort de repli pour éviter la vie moderne et ils se consolent avec la prédiction selon laquelle il est dès lors condamné à se trouver à la traîne des avancées de la modernisation qui a eu lieu. Mais cette attente est erronée. Car l’islamisme attire précisément les musulmans qui, aux prises avec les défis de la modernité, sont confrontés à des difficultés, et sa puissance et le nombre de ses adeptes ne cessent de croître. Les tendances actuelles donnent à penser que l’islam radical restera une force pendant un certain temps encore. Daniel Pipes
Il est malheureux que le Moyen-Orient ait rencontré pour la première fois la modernité occidentale à travers les échos de la Révolution française. Progressistes, égalitaristes et opposés à l’Eglise, Robespierre et les jacobins étaient des héros à même d’inspirer les radicaux arabes. Les modèles ultérieurs — Italie mussolinienne, Allemagne nazie, Union soviétique — furent encore plus désastreux. Ce qui rend l’entreprise terroriste des islamistes aussi dangereuse, ce n’est pas tant la haine religieuse qu’ils puisent dans des textes anciens — souvent au prix de distorsions grossières —, mais la synthèse qu’ils font entre fanatisme religieux et idéologie moderne. Ian Buruma et Avishai Margalit
La révolution iranienne fut en quelque sorte la version islamique et tiers-mondiste de la contre-culture occidentale. Il serait intéressant de mettre en exergue les analogies et les ressemblances que l’on retrouve dans le discours anti-consommateur, anti-technologique et anti-moderne des dirigeants islamiques de celui que l’on découvre chez les protagonistes les plus exaltés de la contre-culture occidentale. Daryiush Shayegan (Les Illusions de l’identité, 1992)
Hors de la Première guerre mondiale est venue une série de révoltes contre la civilisation libérale. Ces révoltes accusaient la civilisation libérale d’être non seulement hypocrite ou en faillite, mais d’être en fait la grande source du mal ou de la souffrance dans le monde. (…) [Avec] une fascination pathologique pour la mort de masse [qui] était elle-même le fait principal de la Première guerre mondiale, dans laquelle 9 ou 10 millions de personnes ont été tués sur une base industrielle. Et chacun des nouveaux mouvements s’est mis à reproduire cet événement au nom de leur opposition utopique aux complexités et aux incertitudes de la civilisation libérale. Les noms de ces mouvements ont changé comme les traits qu’ils ont manifestés – l’un s’est appelé bolchévisme, et un autre s’est appelé fascisme, un autre s’est appelé nazisme. (…) De même que les progressistes européens et américains doutaient des menaces de Hitler et de Staline, les Occidentaux éclairés sont aujourd’hui en danger de manquer l’urgence des idéologies violentes issues du monde musulman. Paul Berman
Le jihad n’est pas exigé si l’ennemi est deux fois plus puissant que les musulmans. (…) Quel intérêt y a-t-il à détruire un des édifices de votre ennemi si celui-ci anéantit ensuite un de vos pays ? A quoi sert de tuer l’un des siens si, en retour, il élimine un millier des vôtres ? Saïd Imam Al-Sharif alias Dr. Fadl (ex-idéologue d’Al Qaeda)
Il a attiré des convertis plus nombreux, plus jeunes, souvent issus des milieux populaires, qui voyaient en l’islam non plus une réalité extérieure, étrangère, voire exotique, mais au contraire un phénomène local et même souvent, de manière paradoxale, un facteur d’intégration! Paul Landau
Si les convertis jouent un rôle fondamental dans la stratégie islamiste, c’est parce qu’ils se trouvent justement à l’intersection de ces deux versants complémentaires de la stratégie de lutte contre l’Occident : certains deviennent des soldats du djihad, d’autres sont employés à des fonctions de da’wa. » (propagation de la foi) Paul Landau
Il y a, dans nos sociétés occidentales, un désaveu de la parole officielle et une suspicion généralisée de l’expertise et de l’innovation scientifique. (…) Il est de plus en plus difficile de cacher les choses et les complots. Mais paradoxalement, comme tout finit par se savoir, y compris les mensonges, le sentiment que l’on nous ment se développe. Gérald Bronner
Fin 2004, à partir d’une critique de l’hypercentralisme d’Al-Qaeda et surtout de la stratégie du 11 Septembre, qu’il estime politiquement néfaste car elle a permis aux Etats-Unis de détruire en réaction l’infrastructure afghane de Ben Laden, Al-Souri a construit les bases de ce qui deviendra ultérieurement le soi-disant Etat islamique, la dawla [«Etat» en arabe], comme on dit dans la jihadosphère. Il prônait la multiplication d’actes terroristes de vie quotidienne à des fins de provocations récurrentes dans les sociétés européennes, perpétrés par des musulmans européens visant juifs, intellectuels «impies», musulmans «apostats» et manifestations sportives pour affoler les sociétés occidentales et les faire surréagir – c’est la vieille rengaine gauchiste «provocation-répression-solidarité». A quoi s’ajoute l’idée que les Etats ne seront pas capables d’y faire face, que ça fera monter l’extrême droite qui va brûler les mosquées… et que l’Europe s’effondrera, avant de passer sous domination islamiste. C’est le primat du «rhizome» de Deleuze sur le centralisme léniniste – Al-Souri a vécu et étudié en France dans les années 80 -, projeté à l’ère de YouTube et décliné dans la grammaire du jihad. Il n’y a plus de «donneur d’ordre» et «d’exécutants», comme à l’époque de Ben Laden. Tout est endoctrinement, entraînement militaire et mise en œuvre, avec une assez large marge d’initiative pour de petites cellules fortement idéologisées par «l’inspiration» – d’où le titre du magazine en ligne anglophone d’Al-Qaeda dans la péninsule arabique, Inspire. Quand l’Américano-Yéménite Aulaqi l’a créé, Al-Qaeda était encore le brand le plus célèbre du monde avec Coca. Aujourd’hui, c’est – plus ou moins – Daech. Mais ils ont un problème de label, entre Daech, Isis, Isil et Dawla, qui finira par nuire à leur recherche de notoriété. (…) L’Etat islamique a un territoire, à la différence d’Al-Qaeda. En Irak, il s’est greffé sur la revendication arabo-sunnite de créer un «Sunnistan», à cheval aussi sur la Syrie, et, en ce sens, il aspire des sunnites du monde entier qui viennent l’aider dans sa guerre tribale contre les chiites, les Kurdes, les alaouites, les chrétiens – avant d’être réinjectés, une fois aguerris, pour mener le jihad dans leur pays de départ. Il y a articulation entre les divers territoires du jihad, unifiés par le miroir du monde virtuel : le dialogue ahurissant des frères Kouachi, traqués dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële [Seine-et-Marne], en direct avec BFM TV est en ligne et sous-titré en arabe, à des fins d’édification et de prosélytisme, sur de nombreux sites islamistes du Moyen-Orient. (…) C’est un bricolage sophistiqué qui s’attaque à un symbole très fort : aux valeurs et à la culture de l’adversaire, avec pour message basique : «On a su vous détruire là où vous nous aviez offensés.» Dans la jihadosphère, de même que Merah a eu des milliers de «likes», il y a un certain nombre de gens qui rendent gloire aux trois «héros». Du reste, à la fin de sa vidéo, Coulibaly raconte qu’il est allé faire la tournée des mosquées pleines d’Ile-de-France, qu’il y a vu des milliers de jeunes gens en bonne santé et qu’ils doivent suivre son exemple. L’objectif est l’émulation. Mais est-ce que les terroristes potentiels vont bénéficier d’un effet «poisson dans l’eau» ou, au contraire, seront-ils identifiés, marginalisés et dénoncés comme ce fut le cas dans l’Hexagone lorsque la guerre civile algérienne y a débordé ? La réponse politique doit certainement recréer ces conditions. Dans la communication des autorités, il est fondamental de rappeler à l’ensemble de notre société que, parmi les victimes de prédilection des jihadistes, il y a aussi les musulmans désignés par eux comme «apostats», comme c’est le cas du brigadier Ahmed Merabet qui a été délibérément abattu à terre boulevard Richard-Lenoir. Et que la plupart des victimes de Daech sont des musulmans…(…) Comment retisser un lien social plus prégnant aujourd’hui, c’est toute la question. A la guerre que Daech tente de mener en Europe, il ne faut pas répondre par la guerre mais par des opérations de police efficientes et par l’éducation. Les retours mitigés sur la réaction de certains élèves à la minute de silence en mémoire des victimes en rappellent la nécessité. Se pose aussi en urgence absolue la question du monde carcéral, qui est aujourd’hui l’école supérieure du jihadisme en France, comme l’ont démontré les itinéraires de Chérif Kouachi et Amédy Coulibaly, devenus ce que nous avons vu à cause de leur fréquentation de l’idéologue jihadiste Djamel Beghal en prison, puis lorsqu’il était assigné à résidence au cœur de notre France rurale. Gilles Kepel
The guerrilla fights the war of the flea, and his military enemy suffers the dog’s disadvantages: too much to defend; too small, ubiquitous, and agile an enemy to come to grips with. Robert Taber
Al-Suri pensait également que l’Afghanistan des Talibans était une sorte de véritable Etat islamique et que ce dernier devait constituer la base pour étendre la lutte. C’était une sorte «d’espace libéré», le premier dont les jihadistes bénéficiaient dans l’ère moderne après la chute de l’Empire ottoman. Zawahiri en parle également dans son livre Les Chevaliers sous la bannière du Prophète: l’objectif est de créer des zones libérées comme bases pour l’extension de la lutte. Ces «zones libérées» jouent donc un rôle fondamental dans la pensée de Suri et de Zawahiri ainsi que des idéologues plus récents comme Abu Bakr Nadji. C’était également une doctrine centrale de la pensée de gauche sur la guérilla. Al-Suri pensait que l’insistance de Ben Laden sur sa stratégie médias et son absence de consultation des Talibans ne constituait pas une stratégie intelligente. Al-Suri ne pensait pas qu’il était problématique de parler aux médias occidentaux. En fait c’est même lui qui avait organisé une rencontre de Ben Laden avec CNN et il a joué le rôle de conseiller médias de Ben Laden durant la période 1996-1997. Il semblerait donc qu’Al-Suri (et beaucoup d’autres) n’étaient pas très à l’aise avec les attaques du 11 septembre: le mouvement jihadiste n’y était pas préparé, le régime des Talibans n’y était pas préparé. Ces attaques ont ainsi été interprétées comme une «trahison» de l’hospitalité offerte par le régime des Talibans. Pourtant, même s’il est critique, Al-Suri est ambivalent sur ces attaques: d’un côté, ces attaques ont eu un impact phénoménal sur la situation mondiale et les Etats-Unis. Comme Al-Suri pensait que tôt ou tard une confrontation aurait été nécessaire avec les Etats-Unis, ces attaques allaient dans la bonne direction. Dans cette perspective, Ben Laden a tourné les yeux de tous les jihadistes vers un seul ennemi au lieu de se focaliser sur une multiplicité de problèmes et d’ennemis plus locaux. A cet égard, il s’agissait pour Al-Suri d’une attaque intelligente, même s’il ne la soutient pas totalement du fait du manque de préparation des jihadistes et de la perte de nombreux cadres et soutien. (…) Al-Suri a commencé à parler de cette nécessité d’une décentralisation du jihad au moins une décennie avant les attaques du 11 septembre. La première fois qu’il aborde ce besoin d’abandonner des organisations hiérarchiques régionales pour une approche plus globale, basée sur des réseaux plus ou moins sans leader, décentralisés, est en 1991 déjà dans le cadre de différents séminaires tenus à Peshawar. On peut également affirmer qu’à cette époque ses auditeurs n’avaient pas véritablement saisi cette idée. A l’époque où il commence à rédiger les premières ébauches de ce qui allait devenir L’Appel à la Résistance islamique globale, Al-Suri n’était pas considéré comme assez important dans la hiérarchie pour être pris suffisamment au sérieux. Il s’est fait mieux connaître dans les cercles jihadistes au milieu des années 1990, notamment en tant qu’auteur de l’ouvrage Al-Tajruba (ou Révolution Islamique Jihadiste en Syrie). Ce livre d’environ 900 pages sur l’expérience jihadiste syrienne, écrit à la fin des années 1980 et publié en 1991 à Peshawar représente son premier succès comme auteur jihadiste. La première esquisse de ce qui allait devenir L’Appel à la Résistance islamique globale a été élaborée dans un petit article d’une trentaine de pages, imprimé à 1.000 exemplaires à Peshawar en 1991 et diffusé à cette époque. Suri dit lui-même qu’en plus de cette publication, il a également discuté ses idées avec d’autres jihadistes à Londres au milieu des années 1990. A l’époque, Londres était la «capitale européenne» des jihadistes et des organisations comme le Jihad Islamique égyptien, des groupes jihadistes libyens, le Groupe Islamique Armé (GIA) algérien et d’autres y étaient représentés. Après la chute du Mur, le renforcement de la coopération anti-terroriste internationale a joué le rôle d’un détonateur et Al-Suri a commencé à répandre sa doctrine en argumentant que, du fait de cette coopération renforcée et de la fin de la Guerre Froide, il n’était plus possible de maintenir le modèle des tanzim, c’est-à-dire des organisations hiérarchiques régionales traditionnelles. De plus, les zones de repli et l’hospitalité de certains Etats qui avaient accueilli le leadership de certaines organisations étaient portées à disparaître du fait de la nouvelle situation internationale. Dans cette perspective, Suri parle beaucoup du «Nouvel Ordre Mondial» et de ses conséquences. C’est l’un des auteurs jihadistes qui se focalisent le plus sur la nouvelle donne géopolitique et ses implications. Et petit à petit, au fil des années 1990, un nombre croissant de gens ont commencé à considérer les idées d’Al-Suri comme correctes et surtout utiles. Outre le nouvel ordre mondial, un autre facteur qui a influencé la transformation et la décentralisation des organisations jihadistes a été l’émergence d’Internet. Dans ces années-là, Al-Suri a souligné l’importance de cet instrument. Il avait même mis en ligne son propre site avant 2001. Même si Internet n’était pas aussi développé dans les années 1990, celui-ci a tout de même influencé les jihadistes dans la mesure où ils ont adopté une approche plus orientée vers les réseaux que vers les organisations hiérarchiques. Quant aux références à Internet dans ses écrits, il cite «la toile» dans un entretien avec un journal arabe en 1999 et en 1996-1997 et il parle également de la nécessité de créer un site pour son bureau des médias de Londres. Il ne s’intéresse ici pas à la réalisation concrète, mais plutôt à Internet en tant qu’idée. C’est pour cela que j’ai intitulé mon livre Architect of Global Jihad, dans la mesure où Al-Suri est plutôt un stratège qui pose un cadre mais ne s’intéresse pas aux détails de la mise en œuvre. (…) Il est probable qu’Al-Suri ait lu les Turner Diaries de William Pierce. Dans tous les cas, il écrit qu’il aurait lu entre 50 et 60 livres sur la théorie de la guérilla lorsqu’il vivait en Espagne et en France au milieu des années 1980. Un livre qu’il utilise beaucoup est celui de Robert Taber, The War of the Flea traduit en arabe comme la «Guerre des opprimés» (harb al mustad’afin). Al-Suri a utilisé ce livre dans les camps d’entraînement en Afghanistan. Dans certains de ses cours, celui-ci va même jusqu’à lire cet ouvrage, à s’arrêter, à faire des commentaires et à continuer à lire. Al-Suri pensait donc qu’il s’agissait d’un livre très important. Il est intéressant de constater qu’il s’agit d’un livre écrit par un auteur américain et qu’Al-Suri a été critiqué par les franges salafistes les plus radicales et conservatrices pour avoir utilisé et parlé des expériences des guérillas d’extrême gauche. Ces franges n’étaient pas à l’aise avec le fait qu’Al-Suri parle des expériences de guérilla communistes, combattues pendant la guerre d’Afghanistan. Je n’ai cependant pas trouvé dans les écrits d’Al-Suri une référence explicite au concept de résistance sans leader de Beam. Al-Suri utilise le terme de «décentralisation» de manière répétée et consciente. On peut cependant dire qu’Al-Suri n’aurait probablement aucun problème idéologique à citer Beam. (…) Je pense que l’environnement qui prévaut depuis le 11 septembre – la surveillance accrue, le renforcement des mesures de lutte anti-terroriste, les nouvelles législations contre le financement du terrorisme, les nouvelles conditions de détention, la destruction des camps d’entraînement, la disparition des zones de repli à l’exception des zones tribales entre le Pakistan et l’Afghanistan – ont fortement restreint l’activité terroriste et les possibilités d’actions terroristes jihadistes. Pour le dire autrement, le monde tel qu’on le connaît depuis le 11 septembre a «imposé sa présence» au mouvement jihadiste et de ce fait la doctrine du nizam, la tanzim a commencé à être appliquée, souvent de manière inconsciente. Cette évolution a été également été dictée par la nécessité pour chaque organisation secrète d’une certaine «compartimentalisation» de ces activités afin d’en minimiser le degré de vulnérabilité. En d’autres termes, par sa conceptualisation du nizam, la tanzim, Al-Suri ne fait qu’expliciter, verbaliser une évolution qu’on retrouve sur le terrain, dictée par un nouvel environnement. Dans cette perspective, l’approche «historique» d’Al-Suri et sa volonté de tirer des leçons des erreurs passées est importante. Il ne faut cependant pas se focaliser uniquement sur le nizam, la tanzim et considérer qu’Al-Suri ne défend que le terrorisme du jihad individuel, la résistance jihadiste sans leader. En fait, il défend ce slogan et cette forme d’action individuelle uniquement lorsque les circonstances l’exigent et ne permettent aucune autre alternative, comme par exemple la mise sur pied de camps d’entraînements dans des zones «libérées» comme ce fut le cas en Afghanistan. Al-Suri insiste beaucoup sur la nécessité de créer une entité comparable à un Etat lorsque les conditions sont réunies, mais après la chute du régime taliban, il n’était pas très optimiste quant à cette possibilité. Il aurait très intéressant de savoir ce qu’auraient été ces commentaires, s’il avait écrit en 2008, à l’heure où il y aurait de nouveaux camps d’entraînement du côté pakistanais de la frontière. Il est également intéressant d’observer qu’il a changé sa perspective après le 11 septembre et qu’il est devenu plus pessimiste sur le futur et la possibilité de créer des territoires libérés. A l’heure actuelle, il aurait probablement retrouvé un peu d’optimisme. En fait, l’idée de résistance sans leader est considérée par Al-Suri comme l’option de dernier recours à utiliser lorsque toutes les autres formes de guerre échouent – ou ont échoué. Il ne dit en aucun cas qu’il s’agit de la meilleure option, mais il est très explicite sur le fait qu’il s’agit de l’option de dernier recours. En plus de la résistance sans leader, il parle également de la lutte sur des «fronts ouverts» (comme en Irak ou en Tchétchénie). Il argumente également en faveur d’attaques avec des armes de destruction massive ou du moins qu’il s’agit d’une option à explorer. En se focalisant sur la résistance sans leader, sur les actions par des individus au niveau local, Al-Suri étend la portée du jihad. Ce qui est fondamental ici, c’est que la lutte ne soit pas restreinte à une élite: Suri veut «démocratiser» le jihad, l’amener aux gens. Mais sa théorie ne s’intéresse pas uniquement à la lutte armée, mais également à d’autres activités comme le soutien politique, médiatique au mouvement jihadiste. Pour revenir à cette idée de démocratisation du jihad, Al-Suri pense qu’il doit être un mouvement de masse et non la lutte d’une petite élite – comme ce fut par exemple le cas du Jihad Islamique égyptien – du fait que cette élitisme est la cause de la défaite. (…) En fait, la faiblesse principale d’un terrorisme du jihad individuel est la difficulté d’organisation et d’action pour des individus qui agissent d’eux-mêmes sans avoir été entraînés. Cependant, les actions d’individus au niveau local, même s’ils ne font pas beaucoup de dégâts ou de victimes, le simple fait que des actions soient organisées de manière spontanée est une victoire en soi. Pour lui, l’objectif de ces actions spontanées est leur propagation d’un individu à un autre et l’inspiration fournie par l’exemple individuel. En considérant que la communauté musulmane, l’oumma, comprend 1,5 milliard d’individus, il n’est pas nécessaire qu’un fort pourcentage de la population agisse pour créer une vague de violence contre l’Occident. Du fait de l’attention médiatique suscitée par des événements terroristes, Al-Suri a, dans un certain sens, raison: une action violente n’a pas besoin d’être très importante pour susciter un large impact médiatique. (…) Cela dépend du «front» dont vous êtes en train de parler. Si l’on parle par exemple de l’Afrique du Nord, Al-Qa’ida a fait d’énormes progrès. Par contre, si vous parlez du front irakien, Al-Qa’ida devrait probablement concéder que la lutte n’est à l’heure actuelle pas un succès. Si, en revanche, vous prenez l’Afghanistan, le mouvement jihadiste s’y porte plutôt bien, à condition évidemment que l’alliance entre les Talibans et Al-Qa’ida se maintienne, ce que je ne pense pas. Dans le cas contraire, Al-Qa’ida sera en grand péril. (…) Si l’on considère que l’une des priorités d’Al-Qai’da était de frapper à nouveau aux Etats-Unis, on peut dire que le mouvement a lamentablement échoué, même s’il y a eu des tentatives mineures d’attentats. Une des différences avec la situation en Europe est la difficulté d’Al-Qa’ida de s’implanter aux Etats-Unis, et donc que leurs capacités dans ce pays sont réduites. Mais il est également possible qu’Al-Qa’ida ne veuille pas aider l’Administration américaine et offrir un soutien populaire à la guerre contre le terrorisme du président Bush en perpétrant un attentat sur sol américain. De plus, le document stratégique qui a été publié avant les attaques de Madrid fait clairement référence et insiste sur la nécessité d’attaquer les alliés américains plutôt que les Américains eux-mêmes pour les isoler et les priver de leurs alliés. Selon ce document, en cas d’isolement américain, la guerre en Irak et en Afghanistan deviendra tellement onéreuse qu’ils seront défaits économiquement. La stratégie économique d’Al-Qa’ida ne devrait pas être sous-estimée: le réseau de Ben Laden veut rendre cette campagne la plus coûteuse possible du fait que le pilier de la puissance militaire américaine est son économie. De ce fait, je pense que la question du succès d’Al-Qa’ida dépend de la manière d’interpréter sa stratégie: du point de vue de sa capacité à repousser les Etats-Unis hors du monde musulman, je pense qu’Al-Qa’ida a obtenu des succès raisonnables ces dernières années. Cependant, d’un point de vue idéologique, Al-Qa’ida est beaucoup plus faible actuellement qu’il y a quelques années. (…) Selon moi, Al-Qa’ida est toujours en mesure d’exercer une certaine pression sur les Etats européens. J’en veux pour preuve le retrait de troupes en Irak par certains alliés des Etats-Unis et les débats autour du maintien de la présence en Afghanistan. Ces derniers ont pris de l’ampleur dans de nombreux pays, y compris la Norvège. Après les attentats de Londres, on a assisté à un certain nombre de tentatives. Pourtant même si ces actions n’ont causé aucun mort, des pays comme la Grande-Bretagne ont continué à renforcer leur législation anti-terroriste et cette législation est en train d’aliéner les musulmans britanniques et crée une forme d’animosité au sein de la société britannique. De plus, les Etats européens continuent à engager des moyens considérables pour lutter contre l’extrémisme musulman et ceci montre que malgré l’absence d’attaques réussies, Al-Qa’ida est capable de créer une pression sur les Etats européens et, à long terme, peut affaiblir la volonté de ces Etats à s’engager dans la lutte contre le terrorisme en Irak ou en Afghanistan. Ce n’est donc pas un succès total, mais pas non plus un échec retentissant. Il est toujours difficile de dire pour les organisations de guérilla ou terroristes si elles ont échoué ou pas, cependant leur simple survie, malgré les moyens engagés pour mettre un terme à leurs activités est déjà en soi une victoire. Je crois qu’il y a une autre logique qui permette de mesurer la victoire ou la défaite de telles organisations. (…) Sageman (…) a beaucoup insisté sur le fait que son analyse n’était pas exclusive, c’est-à-dire que d’une part l’organisation centrale d’Al-Qa’ida est toujours en place et qu’il faut tout faire pour mettre un terme à cette organisation, mais il existe un autre jihad, le jihad sans leader qui est tout aussi important. Et je pense qu’il a raison. Son analyse ne prend cependant pas en considération le fait que l’organisation centrale d’Al-Qa’ida s’est renforcée ces dernières années par sa présence dans les zones frontalières entre l’Afghanistan et le Pakistan. Il s’agit là d’un développement majeur. Du fait de ce renforcement, il a été possible de recommencer à envoyer des gens dans des camps d’entraînement dans ces zones. Cela a par exemple été le cas pour les militants de l’Union du Jihad Islamique arrêtés l’an dernier en Allemagne. En conclusion, on a observé que toute organisation terroriste meurt à un moment ou à un autre. Je me souviens d’une discussion récente avec un membre d’un service de sécurité européen sur Al-Qa’ida et la culture des jeunes (youth culture). Selon lui, certains de ces militants veulent être cool et, dès le moment où être un jihadiste cessera d’être cool, le mouvement du jihad s’arrêtera. Ceci n’explique évidemment pas tout, mais je pense que c’est l’un des éléments de la problématique. Si l’on lit et écoute les discours de Ben Laden, on constate que ceux-ci sont principalement dirigés vers des hommes jeunes entre 15 et 25 ans. Je pense que la culture des jeunes joue un certain rôle dans le phénomène jihadiste en Europe occidentale. Brynjar Lia (2008)
When it comes to strategy, close readings of the documents suggest that Al Qaeda draws its ideas less from classical Islam than from a broad array of sources in 20th-century guerrilla warfare, as well as older European and Chinese military strategists. Its books and articles refer to the ideas of Mao, Che Guevara, Regis Debray, the Vietnamese strategist General Giap, Fidel Castro, and even the somewhat obscure Brazilian urban guerrilla Carlos Marighella. They are secular and analytic, and do not rely on religious arguments as a detailed guide to action. To study Al Qaeda’s strategic literature is to realize that we should understand it primarily as a new type of revolutionary group—one that is, in fact, less classically “Islamic” than Maoist. It is a modern ideology built on Al Qaeda’s distorted version of Islam, one that is rejected by mainstream Islamic scholars. And this deeper understanding may give us new tools in what is shaping up to be a long fight against Al Qaeda’s influence. (…) The most influential strategic documents appear to be anything but religious in origin. For example, Al Qaeda strategist and trainer Abu Mus‘ab al-Suri wrote in his voluminous “The Call to Global Islamic Resistance” that one of the most important books on guerrilla warfare has been written by an American. That book, published in 1965, is “War of the Flea,” by Robert Taber, an investigative journalist who covered Castro’s operations in the late 1950s. The title refers to Mao’s often-cited analogy that guerrilla warfare is like the attack of a weak flea against a powerful dog. The flea first agitates the dog with a few bites, and then the dog attacks itself in a frenzy but is unable to kill the flea; as the bites multiply and other fleas join, the dog is weakened and eventually dies. Taber’s book, a classic popular study of insurgencies, examines how guerrillas end up succeeding or failing in wars against overwhelmingly powerful enemies. The book’s title was translated into Arabic as, approximately, “The War of the Oppressed”; a more literal translation would be “the war of those thought to be weak.” The message is clear: If you feel weak, this book shows you how to be strong.(…) Al Qaeda’s fundamental approach, as multiple authors explain in various texts, mirrors classic Maoist three-stage strategy. First, small groups weaken a government’s hold on a remote area; then they establish themselves in villages or communities to consolidate their power and expand. Finally, they join with similar groups until a large area is under their control, as the government withdraws and ultimately falls. Such an effort is underway in North Africa, the Sinai, Syria, Iraq, and South Asia. The goal may be couched in Islamic terms, but the methods are profoundly secular. Violence for Al Qaeda, as in classic guerrilla strategy, always has a political objective.(…) It is evident from their writings that, like Osama bin Laden in his last days, these authors know that ordinary Muslims find their violent tactics to be morally offensive. To this they have no real answer except that they are following the universal laws of war, which are the same to establish a religious state or a secular state. In other words, if you agree with their goal of establishing a strict Islamic state, then the ends justify the means. (…) During the Cold War, the country invested a great deal of effort in understanding the enemy’s ideology. But that battle of ideas was perhaps simpler. Our communist adversaries had a worldview that we understood and that had its origins in Western thinking; we were confident that our own system offered a more attractive model to the world. In the fight against Al Qaeda, the United States has largely stayed away from the ideological battle because of concerns that any information campaign would involve counterproductive arguments about Islam. Focusing on the secular origins of Al Qaeda’s violent strategies, however, gives the United States a new kind of leverage—an opening to publicize the worst aspects of Al Qaeda’s ideology, which are just as alien to our Muslim allies and American Muslims as they are to other Americans. Al Qaeda’s military doctrines have resulted in the deaths of many more Muslims than non-Muslims; their call for eternal jihadism is a recipe for endless urban and rural warfare. They have no theory of stable government beyond the clichés in their propaganda. What is clear, based on the intolerance and dedication to violence enshrined in its strategic literature, is that the communities most immediately at threat are the surrounding Muslim ones. That is not a sentiment likely to show up in the group’s public propaganda. But it’s a fact that the United States has a very good incentive to recognize and to communicate to the passive and sometimes sympathetic public that Al Qaeda depends on for its very existence. Once we have fully absorbed Al Qaeda’s strategic literature, it will give us ample material to use against them, in their own words. Michael W. S. Ryan
Attention: un livre peut en cacher un autre !
A l’heure où la menace terroriste se rapprochant, ce n’est pas tant charlie qu’israéliens que nous nous découvrons …
Et où pour ménager tant la rue arabe que nos riches amis saoudiens et qataris, nombre de nos dirigeants comme de nos médias se refusent toujours et même explicitement à appeler la menace islamiste par son nom …
Pendant que, devant la trahison à présent patente de leurs nouveaux damnés de la terre, nos néo-staliniens en France tentent de se raccrocher aux bonnes vieilles branches de l’anticapitalisme …
Et que la victimisation continue à faire recette tant en Grèce qu’en Espagne …
Comment ne pas voir, comme le rappelait René Girard au lendemain des attentats du 11 septembre, qu’entre effacement des cultures traditionnelles et rivalité mimétique à l’échelle planétaire, que l’islam ne fait que « fournir aujourd’hui le ciment qu’on trouvait autrefois dans le marxisme » ?
Et donc qu’à l’instar de leurs manuels stratégiques comme le confirme le chercheur américain Michael Ryan, les djihadistes ne sont pas autre chose que des occidentaux honteux ?
What Al Qaeda learned from Mao
The surprisingly secular guerrilla strategy behind the would-be Islamist revolution
Michael W.S. Ryan
Globe Correspondent
September 22, 2013
Twelve years after its horrifying attack on the United States and two years after Osama bin Laden’s death, Al Qaeda is still very much alive—dispersed, but with a critical role in the violence in Syria, Iraq, Yemen, and elsewhere. Its leaders and locations have changed, but its ideology has proved tenacious and adaptable.
We often misunderstand what that ideology is. Americans generally discuss Al Qaeda chiefly as an Islamist group, one fanatically dedicated to imposing its harsh version of Islamic law on the Middle East and to extinguishing all American presence there.
But there are many active Islamist organizations, and among them Al Qaeda is distinct—unique both in its single-minded focus on the United States and in its approach to violence. To fight its influence requires more than just tracking its personnel or analyzing its tactics: It requires grasping the deeper strategies and long-range thinking that set it apart and help create its mystique.
Al Qaeda’s strategic foundations are laid out in a variety of documents written by its ideologues and trainers. Originally produced secretly for training recruits and as a legacy for future generations of jihadi guerrillas, the documents began to emerge in the early 2000s—published on jihadist forums, stored on commercial websites, or confiscated from terrorist safe houses and training camps by local police or military.
What this body of work reveals might strike even informed readers as surprising. When it comes to strategy, close readings of the documents suggest that Al Qaeda draws its ideas less from classical Islam than from a broad array of sources in 20th-century guerrilla warfare, as well as older European and Chinese military strategists. Its books and articles refer to the ideas of Mao, Che Guevara, Regis Debray, the Vietnamese strategist General Giap, Fidel Castro, and even the somewhat obscure Brazilian urban guerrilla Carlos Marighella. They are secular and analytic, and do not rely on religious arguments as a detailed guide to action.
To study Al Qaeda’s strategic literature is to realize that we should understand it primarily as a new type of revolutionary group—one that is, in fact, less classically “Islamic” than Maoist. It is a modern ideology built on Al Qaeda’s distorted version of Islam, one that is rejected by mainstream Islamic scholars. And this deeper understanding may give us new tools in what is shaping up to be a long fight against Al Qaeda’s influence.
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The first unclassified evidence of Al Qaeda’s thinking about guerrilla warfare surfaced in December 2001 after the American journalist Alan Cullison, assigned to cover events in Kabul, had an accident in the wilds of the Hindu Kush that destroyed his laptop. When he bought a used computer in Kabul, he came into possession of a hard drive previously owned by Ayman al-Zawahiri, then bin Laden’s deputy. Cullison bought it from a man who claimed he had stolen it the day before Al Qaeda’s leadership fled Kabul after the collapse of the Taliban government.
This hard drive contained a book written by al-Zawahiri about jihadist insurgencies in Egypt, titled “Knights Under the Prophet’s Banner.” It also included many other professional-grade documents about espionage and security. A section titled “The Future of the Jihadist Movement” outlined some of Al Qaeda’s long-range strategies and would later be the basis for further writings by the leadership’s advisers and lieutenants.
Thousands of pages of documents have emerged since then, laying out Al Qaeda’s ideology, military doctrine, and tactics. In 2004, the Norwegian scholars Brynjar Lia and Thomas Hegghammer coined the term now used to describe this body of writings: “jihadi strategic studies,” the collective efforts of a radical group to adapt the lessons of the past into a modern guide to action. Since 2008, I have been among the growing number of scholars and experts trying to unlock what they tell us about Al Qaeda.
The most influential strategic documents appear to be anything but religious in origin. For example, Al Qaeda strategist and trainer Abu Mus‘ab al-Suri wrote in his voluminous “The Call to Global Islamic Resistance” that one of the most important books on guerrilla warfare has been written by an American. That book, published in 1965, is “War of the Flea,” by Robert Taber, an investigative journalist who covered Castro’s operations in the late 1950s. The title refers to Mao’s often-cited analogy that guerrilla warfare is like the attack of a weak flea against a powerful dog. The flea first agitates the dog with a few bites, and then the dog attacks itself in a frenzy but is unable to kill the flea; as the bites multiply and other fleas join, the dog is weakened and eventually dies.
Taber’s book, a classic popular study of insurgencies, examines how guerrillas end up succeeding or failing in wars against overwhelmingly powerful enemies. The book’s title was translated into Arabic as, approximately, “The War of the Oppressed”; a more literal translation would be “the war of those thought to be weak.” The message is clear: If you feel weak, this book shows you how to be strong.
Except for history and military buffs, few Americans today read Taber’s book in English; similarly, few Al Qaeda terrorists would have read it in Arabic. But its lessons ended up embedded in Al Qaeda’s philosophy and insurgency campaigns. Al-Suri even recorded a lecture course on the book, and both the failed mid-2000s terrorist campaign in Saudi Arabia and the current war in Yemen bear its imprint.
Other Al Qaeda authors have drawn on guerrilla thinkers from very different parts of the globe. Abu Ubayd al-Qurashi (a pseudonym for a bin Laden adviser), in his article “Revolutionary Wars,” translates the Vietnamese General Giap’s characterization of guerrilla warfare in his book “People’s War People’s Army” into Arabic: “a type of war in which the weak side, with poor equipment, takes refuge among the masses to fight a powerful enemy, which possesses superior equipment and technology.” To al-Qurashi, the ultimate American withdrawal from Vietnam offers a lesson in how the psychological costs of guerrilla warfare can break a powerful nation’s will to keep fighting.
Al Qaeda’s fundamental approach, as multiple authors explain in various texts, mirrors classic Maoist three-stage strategy. First, small groups weaken a government’s hold on a remote area; then they establish themselves in villages or communities to consolidate their power and expand. Finally, they join with similar groups until a large area is under their control, as the government withdraws and ultimately falls. Such an effort is underway in North Africa, the Sinai, Syria, Iraq, and South Asia. The goal may be couched in Islamic terms, but the methods are profoundly secular. Violence for Al Qaeda, as in classic guerrilla strategy, always has a political objective.
Al Qaeda’s books and articles on strategy in Arabic and occasionally in translation can now be easily found on the Internet, if one knows where to look. Besides al-Suri’s “The Call to Global Islamic Resistance” and al-Qurashi’s articles “Revolutionary Wars” and “Fourth Generation Warfare,” they include Abu Bakr Naji’s “The Administration of Savagery,” Abdul Aziz al-Muqrin’s “A Practical Course for Guerrilla War,” and many more. All the authors mentioned here were active jihadists and close to Al Qaeda’s leadership; all were killed in insurgency operations or captured by local forces by 2006.
But their work survives. Though Al Qaeda is increasingly fragmented, and some observers see it less as a single organization than a banner for various insurgents to fight under, these strategies and Al Qaeda’s ideology do appear to bind them together. The current leader of Al Qaeda in Yemen, for example, has credited Naji’s book for the group’s strategy today while expounding Al Qaeda’s ideology in his propaganda.
The principles of warfare these writers espouse are by no means mainstream in the countries where they lived. It is evident from their writings that, like Osama bin Laden in his last days, these authors know that ordinary Muslims find their violent tactics to be morally offensive. To this they have no real answer except that they are following the universal laws of war, which are the same to establish a religious state or a secular state. In other words, if you agree with their goal of establishing a strict Islamic state, then the ends justify the means.
***
In the fight against Al Qaeda thus far, this strategic literature has taken a back seat to tracking its propaganda, tactics, and actual activities. This is understandable: Military and police operations against terrorist cells and groups depend on actionable information, and strategic writings don’t tell us where the group’s terrorists might strike next.
But in the long term, understanding its strategy is crucial. Perhaps Al Qaeda’s greatest strength has been its ability to rise out of the ashes of miserable defeat, recruit more young men, and continue its long war against the established order. Understanding the strategy, ideology, and “heroic” history its strategists write about is key to winning the deeper battle to prevent Al Qaeda from refilling its ranks when our operations decimate them.
This kind of analysis has helped the United States before. During the Cold War, the country invested a great deal of effort in understanding the enemy’s ideology. But that battle of ideas was perhaps simpler. Our communist adversaries had a worldview that we understood and that had its origins in Western thinking; we were confident that our own system offered a more attractive model to the world. In the fight against Al Qaeda, the United States has largely stayed away from the ideological battle because of concerns that any information campaign would involve counterproductive arguments about Islam.
Focusing on the secular origins of Al Qaeda’s violent strategies, however, gives the United States a new kind of leverage—an opening to publicize the worst aspects of Al Qaeda’s ideology, which are just as alien to our Muslim allies and American Muslims as they are to other Americans. Al Qaeda’s military doctrines have resulted in the deaths of many more Muslims than non-Muslims; their call for eternal jihadism is a recipe for endless urban and rural warfare. They have no theory of stable government beyond the clichés in their propaganda.
What is clear, based on the intolerance and dedication to violence enshrined in its strategic literature, is that the communities most immediately at threat are the surrounding Muslim ones. That is not a sentiment likely to show up in the group’s public propaganda. But it’s a fact that the United States has a very good incentive to recognize and to communicate to the passive and sometimes sympathetic public that Al Qaeda depends on for its very existence. Once we have fully absorbed Al Qaeda’s strategic literature, it will give us ample material to use against them, in their own words.
Michael W. S. Ryan is a senior fellow at the Jamestown Foundation and a Middle East Institute scholar. He studied Arabic for his PhD at Harvard and at the American University in Cairo, and is author of “Decoding Al Qaeda’s Strategy: The Deep Battle Against America,” published last month.
Voir aussi:
Abu Musab Al-Suri, architecte du jihad global – Entretien avec Brynjar Lia
Jean-Marc Flükigel
Terrorisme.net
25 juillet 2008
Arrêté en 2005, Mustafa Sethmariam Nasar, mieux connu sous le nom d’Abu Musab Al-Suri, est considéré comme le principal idéologue de la troisième génération du jihad salafiste. Moins connu en Occident que le numéro deux d’Al-Qa’ida Ayman Al-Zawahiri ou le Palestinien Abdullah Azzam, Abu Musab-Al-Suri n’en est pas moins extrêmement influent dans les sphères de la militance islamiste armée et a inspiré, par ses écrits, de nombreux jihadistes.
Dans la perspective d’une meilleure connaissance de cette figure centrale, Terrorisme.net propose à ses lecteurs une interview de Brynjar Lia, Professeur de recherches à l’Etablissement norvégien de recherches sur la défense. Brynjar Lia est l’auteur de l’ouvrage Architect of Global Jihad: The Life of Al Qaeda Strategist Abu Mus’ab Al-Suri (Columbia University Press, 2008), une biographie essentielle pour qui veut comprendre Abu-Musab Al-Suri.
Dans cet ouvrage original, Brynjar Lia propose également une traduction unique du chapitre principal de l’opus magnum d’Al-Suri, L’Appel à la Résistance Islamique Globale.
Abu Musab Al-Suri : éléments biographiques
Terrorisme.net – En guise d’introduction, pourriez-vous esquisser un portrait intellectuel d’Abu Musab Al-Suri?
Brynjar Lia – Abu Musab Al-Suri est arrivé sur la voie du jihad et de l’idéologie jihadiste en tant qu’expert militaire. Il s’est intéressé à la lutte très tôt, dès ses études au département d’ingénierie de l’université d’Aleppo, en Syrie. C’est à ce moment-là qu’il a rejoint l’organisation syrienne de l’Avant-Garde Combattante. Après quelques mois, la cellule à laquelle il appartenait a été découverte et il s’est enfui en Jordanie avec un grand nombre de Syriens. En Jordanie, puis plus tard en Irak, il a bénéficié d’un entraînement en techniques de guérilla urbaine.
Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il a commencé à écrire sur le jihad dans une perspective plus intellectuelle. Al-Suri n’avait pas bénéficié d’une éducation religieuse et l’on observe dans ses écrits que ce qui l’intéresse le plus est de rendre le plus efficace possible le combat, la lutte, de renforcer au maximum l’impact de l’usage de la violence politique. Même s’il bénéficie de connaissances dans le domaine religieux, il n’est pas un théologien. Particulièrement intéressant est le fait qu’il adapte les théories des guérilla «de gauche» à un cadre islamiste, et c’est justement cette adaptation qui est particulièrement fructueuse.
Il faut également mentionner le fait qu’Al-Suri a bénéficié d’une formation universitaire en histoire et il manifeste, lorsqu’on lit ses écrits, qu’il veut tirer les leçons de l’histoire. Si l’on veut, il s’agit d’une historiographie fortement tournée vers la réflexion politique et qui veut en tirer des conclusions pour la lutte. C’est cette combinaison d’une connaissance intime du combat, de la manière de fabriquer des explosifs et des expériences passées d’autres organisations de guérilla qui fait l’intérêt des réflexions d’Al-Suri.
Personnellement, je pense que c’est cette expérience qui rend les écrits d’Al-Suri beaucoup plus accessibles à un esprit occidental que les écrits théologiques d’un Abu Muhammad Al-Maqdisi, d’Abu Qatada et de beaucoup d’autres idéologues islamistes.
Terrorisme.net – D’un point de vue religieux, on constate qu’il s’agit d’une personnalité extrêmement complexe: il souscrit certes à l’idéologie salafiste mais il a cependant attaqué en justice le journal «Al-Hayat» pour diffamation. Comment Al-Suri réconcilie-t-il une idéologie qui ne reconnaît que les tribunaux appliquant la sharia avec son recours à un tribunal appliquant une législation «occidentale»?
Brynjar Lia – C’est une question intéressante, et je crois que le fait d’avoir saisi un tribunal «occidental» montre le pragmatisme du personnage qui veut faire usage et exploiter toutes les possibilités pour faire avancer les jihadistes et leur cause, même si cela doit contredire des principes islamistes d’un point de vue religieux strict. Selon lui, il est possible de justifier le recours à des tribunaux occidentaux pour faire progresser la cause jihadiste.
Lorsqu’il en parle dans un entretien avec un journal arabe en 1999, il se réfère à Abdullah Azzam qui en avait parlé et considérait ceci comme légitime. Azzam était très pragmatique dans les questions pécuniaires et pensait qu’il était important de réunir tout le soutien possible pour les moujhahidines en Afghanistan, même si cela devait exiger des voyages aux Etats-Unis, dans les pays occidentaux afin de récolter de l’argent qui devait servir à un combattre un mal encore plus important, l’Union soviétique. Tous ses écrits font preuve de ce pragmatisme; Abdullah Azzam n’était pas nécessairement rigide dans l’interprétation de questions mineures qui pouvaient mettre un frein à la progression de la lutte. Al-Suri fait preuve du même pragmatisme lorsqu’il s’oppose aux courants salafistes plus rigoristes: il ne veut pas qu’une interprétation littérale du Coran ne devienne un obstacle à la cause.
Terrorisme.net – Généralement, on considère le mouvement jihadiste comme une sorte de «monolithe» avec une unité de doctrine. Pourtant, Abu Musab Al-Suri semble être beaucoup plus indépendant. Dans cette perspective, pourriez-vous esquisser les accords et désaccords d’Al-Suri avec Ben Laden sur les attaques du 11 septembre 2001?
Brynjar Lia – Abu Musab Al-Suri croyait profondément au régime des Talibans pour différentes raisons. C’est ce qui l’a également incité à collaborer avec eux lorsqu’il était en Afghanistan. Concernant les relations avec Ben Laden, Al-Suri était en conflit avec lui. En lisant plusieurs lettres adressées au Saoudien, on constate qu’Al-Suri avait de fortes réticences sur son style de direction (leadership). Ces réticences ont émergé très tôt, pour des raisons diverses: la grande expérience d’Al-Suri dans la lutte (c’est un vétéran) et son intelligence jouent un rôle. Il pensait que Ben Laden ne gérait pas bien Al-Qa’ida, qu’il ne consultait pas ses pairs de manière adéquate. Dans les lettres adressées à ce dernier en 1998, celui-ci critique la relation des «Arabes afghans» avec le régime des Talibans. Pour Al-Suri, le cœur du problème se situe dans la Déclaration du jihad contre les Croisés et les Juifs et le fait que Mollah Omar n’en avait pas été informé.
Dans ses lettres, il reproche à Ben Laden de mettre en danger la présence de ses co-religionaires arabes en Afghanistan qui pourraient être livrés aux Talibans, alors que Ben Laden, en tant que Saoudien, avait la possibilité de se repentir et de rentrer en Arabie Saoudite ou au Soudan.
De plus Al-Suri pensait également que l’Afghanistan des Talibans était une sorte de véritable Etat islamique et que ce dernier devait constituer la base pour étendre la lutte. C’était une sorte «d’espace libéré», le premier dont les jihadistes bénéficiaient dans l’ère moderne après la chute de l’Empire ottoman.
Zawahiri en parle également dans son livre Les Chevaliers sous la bannière du Prophète: l’objectif est de créer des zones libérées comme bases pour l’extension de la lutte. Ces «zones libérées» jouent donc un rôle fondamental dans la pensée de Suri et de Zawahiri ainsi que des idéologues plus récents comme Abu Bakr Nadji. C’était également une doctrine centrale de la pensée de gauche sur la guérilla. Al-Suri pensait que l’insistance de Ben Laden sur sa stratégie médias et son absence de consultation des Talibans ne constituait pas une stratégie intelligente. Al-Suri ne pensait pas qu’il était problématique de parler aux médias occidentaux. En fait c’est même lui qui avait organisé une rencontre de Ben Laden avec CNN et il a joué le rôle de conseiller médias de Ben Laden durant la période 1996-1997.
Il semblerait donc qu’Al-Suri (et beaucoup d’autres) n’étaient pas très à l’aise avec les attaques du 11 septembre: le mouvement jihadiste n’y était pas préparé, le régime des Talibans n’y était pas préparé. Ces attaques ont ainsi été interprétées comme une «trahison» de l’hospitalité offerte par le régime des Talibans. Pourtant, même s’il est critique, Al-Suri est ambivalent sur ces attaques: d’un côté, ces attaques ont eu un impact phénoménal sur la situation mondiale et les Etats-Unis. Comme Al-Suri pensait que tôt ou tard une confrontation aurait été nécessaire avec les Etats-Unis, ces attaques allaient dans la bonne direction. Dans cette perspective, Ben Laden a tourné les yeux de tous les jihadistes vers un seul ennemi au lieu de se focaliser sur une multiplicité de problèmes et d’ennemis plus locaux. A cet égard, il s’agissait pour Al-Suri d’une attaque intelligente, même s’il ne la soutient pas totalement du fait du manque de préparation des jihadistes et de la perte de nombreux cadres et soutien. C’est une attitude typique pour Al-Suri: il ne prend pas une position claire, il reste ambivalent et discute les avantages et désavantages de l’attaque, un peu à la manière d’un historien. Comme je l’ai déjà dit, c’est là que se trouve l’intérêt de la manière d’écrire d’Al-Suri, cette possibilité de discussion et de réflexion offerte au lecteur.
Abu Musab Al-Suri : perspectives stratégiques
Terrorisme.net – L’un des éléments centraux de la doctrine d’Al-Suri est ce concept ou slogan «nizam, la tanzim» («système, pas d’organisation»), c’est-à-dire cette volonté d’Al-Suri d’abandonner les organisations traditionnelles au profit d’une nouvelle forme de lutte moins hiérarchique. Quel est l’impact des attaques du 11 septembre sur la formulation et l’élaboration de ce concept?
Brynjar Lia – Al-Suri a commencé à parler de cette nécessité d’une décentralisation du jihad au moins une décennie avant les attaques du 11 septembre. La première fois qu’il aborde ce besoin d’abandonner des organisations hiérarchiques régionales pour une approche plus globale, basée sur des réseaux plus ou moins sans leader, décentralisés, est en 1991 déjà dans le cadre de différents séminaires tenus à Peshawar. On peut également affirmer qu’à cette époque ses auditeurs n’avaient pas véritablement saisi cette idée. A l’époque où il commence à rédiger les premières ébauches de ce qui allait devenir L’Appel à la Résistance islamique globale, Al-Suri n’était pas considéré comme assez important dans la hiérarchie pour être pris suffisamment au sérieux. Il s’est fait mieux connaître dans les cercles jihadistes au milieu des années 1990, notamment en tant qu’auteur de l’ouvrage Al-Tajruba (ou Révolution Islamique Jihadiste en Syrie). Ce livre d’environ 900 pages sur l’expérience jihadiste syrienne, écrit à la fin des années 1980 et publié en 1991 à Peshawar représente son premier succès comme auteur jihadiste.
La première esquisse de ce qui allait devenir L’Appel à la Résistance islamique globale a été élaborée dans un petit article d’une trentaine de pages, imprimé à 1.000 exemplaires à Peshawar en 1991 et diffusé à cette époque. Suri dit lui-même qu’en plus de cette publication, il a également discuté ses idées avec d’autres jihadistes à Londres au milieu des années 1990. A l’époque, Londres était la «capitale européenne» des jihadistes et des organisations comme le Jihad Islamique égyptien, des groupes jihadistes libyens, le Groupe Islamique Armé (GIA) algérien et d’autres y étaient représentés.
Après la chute du Mur, le renforcement de la coopération anti-terroriste internationale a joué le rôle d’un détonateur et Al-Suri a commencé à répandre sa doctrine en argumentant que, du fait de cette coopération renforcée et de la fin de la Guerre Froide, il n’était plus possible de maintenir le modèle des tanzim, c’est-à-dire des organisations hiérarchiques régionales traditionnelles. De plus, les zones de repli et l’hospitalité de certains Etats qui avaient accueilli le leadership de certaines organisations étaient portées à disparaître du fait de la nouvelle situation internationale. Dans cette perspective, Suri parle beaucoup du «Nouvel Ordre Mondial» et de ses conséquences. C’est l’un des auteurs jihadistes qui se focalisent le plus sur la nouvelle donne géopolitique et ses implications. Et petit à petit, au fil des années 1990, un nombre croissant de gens ont commencé à considérer les idées d’Al-Suri comme correctes et surtout utiles. Outre le nouvel ordre mondial, un autre facteur qui a influencé la transformation et la décentralisation des organisations jihadistes a été l’émergence d’Internet. Dans ces années-là, Al-Suri a souligné l’importance de cet instrument. Il avait même mis en ligne son propre site avant 2001. Même si Internet n’était pas aussi développé dans les années 1990, celui-ci a tout de même influencé les jihadistes dans la mesure où ils ont adopté une approche plus orientée vers les réseaux que vers les organisations hiérarchiques.
Quant aux références à Internet dans ses écrits, il cite «la toile» dans un entretien avec un journal arabe en 1999 et en 1996-1997 et il parle également de la nécessité de créer un site pour son bureau des médias de Londres. Il ne s’intéresse ici pas à la réalisation concrète, mais plutôt à Internet en tant qu’idée. C’est pour cela que j’ai intitulé mon livre Architect of Global Jihad, dans la mesure où Al-Suri est plutôt un stratège qui pose un cadre mais ne s’intéresse pas aux détails de la mise en œuvre.
Terrorisme.net – Vous mentionnez le fait que cette idée de «nizam, la tanzim» émerge au début des années 1990. Il est intéressant de constater que c’est plus ou moins à la même époque – en 1992 – que Louis Beam publie son fameux article sur la résistance sans leader («Leaderless Resistance»). Sachant qu’Al-Suri avait énormément lu, également des textes «occidentaux», est-il possible qu’il connaissait le texte de Beam et qu’il ait été influencé?
Brynjar Lia – C’est difficile à dire. Il est probable qu’Al-Suri ait lu les Turner Diaries de William Pierce. Dans tous les cas, il écrit qu’il aurait lu entre 50 et 60 livres sur la théorie de la guérilla lorsqu’il vivait en Espagne et en France au milieu des années 1980. Un livre qu’il utilise beaucoup est celui de Robert Taber, The War of the Flea traduit en arabe comme la «Guerre des opprimés» (harb al mustad’afin). Al-Suri a utilisé ce livre dans les camps d’entraînement en Afghanistan. Dans certains de ses cours, celui-ci va même jusqu’à lire cet ouvrage, à s’arrêter, à faire des commentaires et à continuer à lire. Al-Suri pensait donc qu’il s’agissait d’un livre très important. Il est intéressant de constater qu’il s’agit d’un livre écrit par un auteur américain et qu’Al-Suri a été critiqué par les franges salafistes les plus radicales et conservatrices pour avoir utilisé et parlé des expériences des guérillas d’extrême gauche. Ces franges n’étaient pas à l’aise avec le fait qu’Al-Suri parle des expériences de guérilla communistes, combattues pendant la guerre d’Afghanistan.
Je n’ai cependant pas trouvé dans les écrits d’Al-Suri une référence explicite au concept de résistance sans leader de Beam. Al-Suri utilise le terme de «décentralisation» de manière répétée et consciente. On peut cependant dire qu’Al-Suri n’aurait probablement aucun problème idéologique à citer Beam.
Terrorisme.net – Selon vous, le concept même de «nizam, la tanzim» proposé par Al-Suri a-t-il été appliqué et à quel moment a-t-il commencé à devenir influent?
Brynjar Lia – Je pense que l’environnement qui prévaut depuis le 11 septembre – la surveillance accrue, le renforcement des mesures de lutte anti-terroriste, les nouvelles législations contre le financement du terrorisme, les nouvelles conditions de détention, la destruction des camps d’entraînement, la disparition des zones de repli à l’exception des zones tribales entre le Pakistan et l’Afghanistan – ont fortement restreint l’activité terroriste et les possibilités d’actions terroristes jihadistes. Pour le dire autrement, le monde tel qu’on le connaît depuis le 11 septembre a «imposé sa présence» au mouvement jihadiste et de ce fait la doctrine du nizam, la tanzim a commencé à être appliquée, souvent de manière inconsciente. Cette évolution a été également été dictée par la nécessité pour chaque organisation secrète d’une certaine «compartimentalisation» de ces activités afin d’en minimiser le degré de vulnérabilité. En d’autres termes, par sa conceptualisation du nizam, la tanzim, Al-Suri ne fait qu’expliciter, verbaliser une évolution qu’on retrouve sur le terrain, dictée par un nouvel environnement. Dans cette perspective, l’approche «historique» d’Al-Suri et sa volonté de tirer des leçons des erreurs passées est importante.
Il ne faut cependant pas se focaliser uniquement sur le nizam, la tanzim et considérer qu’Al-Suri ne défend que le terrorisme du jihad individuel, la résistance jihadiste sans leader. En fait, il défend ce slogan et cette forme d’action individuelle uniquement lorsque les circonstances l’exigent et ne permettent aucune autre alternative, comme par exemple la mise sur pied de camps d’entraînements dans des zones «libérées» comme ce fut le cas en Afghanistan. Al-Suri insiste beaucoup sur la nécessité de créer une entité comparable à un Etat lorsque les conditions sont réunies, mais après la chute du régime taliban, il n’était pas très optimiste quant à cette possibilité. Il aurait très intéressant de savoir ce qu’auraient été ces commentaires, s’il avait écrit en 2008, à l’heure où il y aurait de nouveaux camps d’entraînement du côté pakistanais de la frontière. Il est également intéressant d’observer qu’il a changé sa perspective après le 11 septembre et qu’il est devenu plus pessimiste sur le futur et la possibilité de créer des territoires libérés. A l’heure actuelle, il aurait probablement retrouvé un peu d’optimisme.
En fait, l’idée de résistance sans leader est considérée par Al-Suri comme l’option de dernier recours à utiliser lorsque toutes les autres formes de guerre échouent – ou ont échoué. Il ne dit en aucun cas qu’il s’agit de la meilleure option, mais il est très explicite sur le fait qu’il s’agit de l’option de dernier recours. En plus de la résistance sans leader, il parle également de la lutte sur des «fronts ouverts» (comme en Irak ou en Tchétchénie). Il argumente également en faveur d’attaques avec des armes de destruction massive ou du moins qu’il s’agit d’une option à explorer. En se focalisant sur la résistance sans leader, sur les actions par des individus au niveau local, Al-Suri étend la portée du jihad. Ce qui est fondamental ici, c’est que la lutte ne soit pas restreinte à une élite: Suri veut «démocratiser» le jihad, l’amener aux gens.
Mais sa théorie ne s’intéresse pas uniquement à la lutte armée, mais également à d’autres activités comme le soutien politique, médiatique au mouvement jihadiste. Pour revenir à cette idée de démocratisation du jihad, Al-Suri pense qu’il doit être un mouvement de masse et non la lutte d’une petite élite – comme ce fut par exemple le cas du Jihad Islamique égyptien – du fait que cette élitisme est la cause de la défaite.
Terrorisme.netAl-Suri parle des avantages de «nizam, la tanzim», de ce terrorisme du jihad individuel, mais est-il également conscient de ses faiblesses?
Brynjar Lia – Je pense qu’il l’est, même s’il aurait pu en parler un peu plus. En fait, la faiblesse principale d’un terrorisme du jihad individuel est la difficulté d’organisation et d’action pour des individus qui agissent d’eux-mêmes sans avoir été entraînés. Cependant, les actions d’individus au niveau local, même s’ils ne font pas beaucoup de dégâts ou de victimes, le simple fait que des actions soient organisées de manière spontanée est une victoire en soi. Pour lui, l’objectif de ces actions spontanées est leur propagation d’un individu à un autre et l’inspiration fournie par l’exemple individuel. En considérant que la communauté musulmane, l’oumma, comprend 1,5 milliard d’individus, il n’est pas nécessaire qu’un fort pourcentage de la population agisse pour créer une vague de violence contre l’Occident. Du fait de l’attention médiatique suscitée par des événements terroristes, Al-Suri a, dans un certain sens, raison: une action violente n’a pas besoin d’être très importante pour susciter un large impact médiatique.
L’avenir du mouvement jihadiste
Terrorisme.netIl semble que l’une des clés du succès d’un mouvement décentralisé de résistance sans leader doive être sa capacité à rendre publique et maintenir un flot continu d’actions. Pourtant si l’on considère le mouvement jihadiste, un très grand nombre d’actions ont échoué ces dernières années soit pour des raisons techniques, soit parce qu’elles ont été découvertes par les autorités. D’un point de vue stratégique, cette incapacité à alimenter les actions réussies par les jihadistes peut-il être considéré comme un échec ou une sorte de «crépuscule» du mouvement?
Brynjar Lia – Cela dépend du «front» dont vous êtes en train de parler. Si l’on parle par exemple de l’Afrique du Nord, Al-Qa’ida a fait d’énormes progrès. Par contre, si vous parlez du front irakien, Al-Qa’ida devrait probablement concéder que la lutte n’est à l’heure actuelle pas un succès. Si, en revanche, vous prenez l’Afghanistan, le mouvement jihadiste s’y porte plutôt bien, à condition évidemment que l’alliance entre les Talibans et Al-Qa’ida se maintienne, ce que je ne pense pas. Dans le cas contraire, Al-Qa’ida sera en grand péril.
Terrorisme.netQu’en est-il des Etats-Unis?
Brynjar Lia – Si l’on considère que l’une des priorités d’Al-Qai’da était de frapper à nouveau aux Etats-Unis, on peut dire que le mouvement a lamentablement échoué, même s’il y a eu des tentatives mineures d’attentats. Une des différences avec la situation en Europe est la difficulté d’Al-Qa’ida de s’implanter aux Etats-Unis, et donc que leurs capacités dans ce pays sont réduites. Mais il est également possible qu’Al-Qa’ida ne veuille pas aider l’Administration américaine et offrir un soutien populaire à la guerre contre le terrorisme du président Bush en perpétrant un attentat sur sol américain.
De plus, le document stratégique qui a été publié avant les attaques de Madrid fait clairement référence et insiste sur la nécessité d’attaquer les alliés américains plutôt que les Américains eux-mêmes pour les isoler et les priver de leurs alliés. Selon ce document, en cas d’isolement américain, la guerre en Irak et en Afghanistan deviendra tellement onéreuse qu’ils seront défaits économiquement. La stratégie économique d’Al-Qa’ida ne devrait pas être sous-estimée: le réseau de Ben Laden veut rendre cette campagne la plus coûteuse possible du fait que le pilier de la puissance militaire américaine est son économie. De ce fait, je pense que la question du succès d’Al-Qa’ida dépend de la manière d’interpréter sa stratégie: du point de vue de sa capacité à repousser les Etats-Unis hors du monde musulman, je pense qu’Al-Qa’ida a obtenu des succès raisonnables ces dernières années. Cependant, d’un point de vue idéologique, Al-Qa’ida est beaucoup plus faible actuellement qu’il y a quelques années.
Terrorisme.netDu point de vue européen, peut-on dire que l’incapacité à perpétrer des actions réussies depuis les attentats de Londres et les attaques déjouées depuis tendraient à montrer qu’Al-Qa’ida aurait échoué sur le Vieux Continent?
Brynjar Lia – Selon moi, Al-Qa’ida est toujours en mesure d’exercer une certaine pression sur les Etats européens. J’en veux pour preuve le retrait de troupes en Irak par certains alliés des Etats-Unis et les débats autour du maintien de la présence en Afghanistan. Ces derniers ont pris de l’ampleur dans de nombreux pays, y compris la Norvège. Après les attentats de Londres, on a assisté à un certain nombre de tentatives. Pourtant même si ces actions n’ont causé aucun mort, des pays comme la Grande-Bretagne ont continué à renforcer leur législation anti-terroriste et cette législation est en train d’aliéner les musulmans britanniques et crée une forme d’animosité au sein de la société britannique. De plus, les Etats européens continuent à engager des moyens considérables pour lutter contre l’extrémisme musulman et ceci montre que malgré l’absence d’attaques réussies, Al-Qa’ida est capable de créer une pression sur les Etats européens et, à long terme, peut affaiblir la volonté de ces Etats à s’engager dans la lutte contre le terrorisme en Irak ou en Afghanistan. Ce n’est donc pas un succès total, mais pas non plus un échec retentissant. Il est toujours difficile de dire pour les organisations de guérilla ou terroristes si elles ont échoué ou pas, cependant leur simple survie, malgré les moyens engagés pour mettre un terme à leurs activités est déjà en soi une victoire. Je crois qu’il y a une autre logique qui permette de mesurer la victoire ou la défaite de telles organisations.
Terrorisme.netEn fait, vous ne partagez pas les conclusions de Marc Sageman dans son dernier ouvrage qui affirme qu’en maintenant simplement la pression sur le réseau Al-Qa’ida, celui-ci va finir par disparaître de lui-même?
Brynjar Lia – J’ai lu quelques réponses et les critiques adressées par Bruce Hoffman dans le dernier numéro de Foreign Affairs. Sageman dans sa réponse a beaucoup insisté sur le fait que son analyse n’était pas exclusive, c’est-à-dire que d’une part l’organisation centrale d’Al-Qa’ida est toujours en place et qu’il faut tout faire pour mettre un terme à cette organisation, mais il existe un autre jihad, le jihad sans leader qui est tout aussi important. Et je pense qu’il a raison. Son analyse ne prend cependant pas en considération le fait que l’organisation centrale d’Al-Qa’ida s’est renforcée ces dernières années par sa présence dans les zones frontalières entre l’Afghanistan et le Pakistan. Il s’agit là d’un développement majeur. Du fait de ce renforcement, il a été possible de recommencer à envoyer des gens dans des camps d’entraînement dans ces zones. Cela a par exemple été le cas pour les militants de l’Union du Jihad Islamique arrêtés l’an dernier en Allemagne.
En conclusion, on a observé que toute organisation terroriste meurt à un moment ou à un autre. Je me souviens d’une discussion récente avec un membre d’un service de sécurité européen sur Al-Qa’ida et la culture des jeunes (youth culture). Selon lui, certains de ces militants veulent être cool et, dès le moment où être un jihadiste cessera d’être cool, le mouvement du jihad s’arrêtera. Ceci n’explique évidemment pas tout, mais je pense que c’est l’un des éléments de la problématique. Si l’on lit et écoute les discours de Ben Laden, on constate que ceux-ci sont principalement dirigés vers des hommes jeunes entre 15 et 25 ans. Je pense que la culture des jeunes joue un certain rôle dans le phénomène jihadiste en Europe occidentale.
Questions et traduction (de l’anglais): Jean-Marc Flükiger
Voir également:
RADICALISATION Un spécialiste de l’Islam met sur le même plan l’ultra-gauche des années 1960 et les jeunes djihadistes français…
VIDEO. Maoïstes, Che Guevara, djihadistes de Daesh… Mêmes combats?
Un djihadiste de Daesh dans la vidéo montrant l’exécution de Peter Kassig et de pilotes de l’armée syrienne. Vidéo de propagande. – anonyme
William Molinié
20 minutes
27.11.2014
Il y a 40 ans, la jeunesse radicale était fascinée par Che Guevara et Castro. Aujourd’hui, c’est l’organisation de l’Etat islamique (EI) -également appelé Daesh- qui attire. Faut-il y voir des similitudes? Olivier Roy, politologue, spécialiste de l’islam et auteur de En quête de l’Orient perdu (Seuil), met sur un même plan les jeunes djihadistes français qui rejoignent Daesh et la mouvance ultragauche des années 1960. Le chercheur, qui était ce jeudi matin l’invité du 7-9 de Patrick Cohen sur France Inter, est revenu sur les motivations qui poussent de jeunes français en rupture à la radicalisation islamique.
«Ce sont des jeunes en quête d’aventure, en quête d’une contestation radicale de l’ordre établi. On le voit statistiquement par le nombre de convertis», a-t-il expliqué. Selon lui, entre 20 et 25% des jeunes volontaires français partent rejoindre Daesh non pas parce qu’ils recherchent «une expérience mystique religieuse ou qu’ils ont fréquenté des mosquées» mais parce qu’ils sont en pleine rupture avec le «système».
«Fascination romantique»
«On a oublié notre passé. En Europe, depuis les années 1960, on a un espace de radicalisation de la jeunesse. C’était le maoïsme, c’était le trotskisme, c’était Che Guevara. Et les jeunes allaient dans les guérillas. Le grand mot, c’était la révolution avec un grand « R », poursuit Olivier Roy. Tantôt c’était le Vietnam, tantôt c’était Castro, tantôt c’était la révolution culturelle chinoise.»
Aujourd’hui, fait remarquer le spécialiste, «la révolution avec un grand « R » a été remplacée par le djihad avec un grand « Dj »». C’est la même «fascination de type romantique, même si c’est violent et sanglant», qui attire désormais une partie de la jeunesse française.
«La révolution pour soi-même»
Le journaliste, Patrick Cohen, lui fait cependant remarquer que derrière l’ultragauche française des années 1960, «il y avait un idéal humaniste qu’on a du mal à retrouver chez ceux qui s’engagent pour Daesh».
Réponse d’Olivier Roy: «Les Khmers rouges et la révolution culturelle n’étaient pas très humanistes. Et on a certainement « romantisé » des figures comme Che Guevara qui était dans ses pratiques militaires plus brutales que ce qu’on en dit maintenant». Et de conclure: «C’était la violence qui fascinait. C’était la révolution pour soi-même»
Voir encore:
Both Forgotten and Misread: Robert Taber’s The War of the Flea by Daniel N. White
October 5, 2009
Daniel N. White
Dandelion Salad
Oct. 5, 2009
Just finished re-reading the ’60’s counterinsurgency classic, War of the Flea, by Robert Taber. I think I read it back in high school, as it has that real familiar feel to it of a book you’d read years ago. The details were gone from my memory; if you’d asked me about it last week or earlier I couldn’t have told you jack about it. Right now it is being bruited about as a necessary and essential read in military/diplomatic circles. I’m tending to agree; the author aint dumb and aint blind neither. Most all the US written stuff in that time frame–the ’60’s–dealing with counterinsurgency and wars of national liberation and third world security issues was all puerile garbage. This aint. There’s more than a touch of wisdom to it.
Taber seems to have been forgotten almost like his books have. There aren’t any more details readily available on his life than the liner notes on his books, which state that he was an investigative journalist for CBS in the ’50’s, and was among the first journalists who searched out and interviewed Fidel Castro in the Sierra Maestra mountains in 1958. He wrote a book on that, M-26–Portrait of a Revolution, in 1960, and this book, in 1965. This book came to me courtesy of Trinity University via ILL, and it apparently has been checked out exactly once in its lifetime, in 1995.
The book is a quite well-written survey of all the major guerrilla movements in the 20th Century, up to 1965. Taber manages to keep the material lively, which isn’t generally the case for military writings, and also manages to keep it short, which is rare most everywhere. See for yourself–here’s some of Taber’s writings:
Taber, quoting our old friend Vo Nguyen Giap, the Vietnamese commanding general from 1944-1978, on guerillas fighting a conventional Western army:
“The enemy will pass slowly from the offensive to the defensive. The blitzkrieg will transform itself into a war of duration. Thus, the enemy will be caught in a dilemma: He has to drag out the war in order to win it, and does not possess, on the other hand, the psychological and political means to fight a long, drawn-out war.”
Couldn’t have said it better myself about our two wars ongoing. Giap’s apt turn of phrase–“the psychological and political means to fight a long, drawn-out war”–is something we overlook completely, both in our foes and in ourselves. We look to the power of our weapons and the prowess of our troops in using them. Giap looked to the soldier’s and citizen’s hearts, where individual will and patriotism reside, and he defeated us and the French both.
Taber quotes a news article dated 4-21-64, which pointed out that the number of ARVN (our South Vietnamese ally’s army) small-unit operations in the preceding week totaled 5190. Only 70 of them made contact with the enemy, and contact meant as little as a single bullet fired at them from a hedgerow. Shows that even back then, the truth was out in the open, if anyone had their eyes open to see it. Can’t say as anyone has produced similar statistics from Afghanistan or Iraq–haven’t heard of any, and the fact that nobody in the reportorial corps has tried to turn them up, as the percentage of contacts per operation, and the percentage of contacts you, and not the enemy, initiate, are probably THE key statistics in explaining how the war is going–shows what a bunch of military illiterates the fourth estate are, and how they haven’t learned anything from Vietnam, either.
Another one from Giap, this the classic dilemma of an invading foreign army:
“The nature and the very aim of the campaign the (colonialist) enemy is conducting oblige the enemy to split up his forces so as to be able to occupy the invaded territory…the enemy was thus faced with a contradiction: It was impossible for him to occupy the invaded territory without dividing his forces. By their dispersal, he created difficulties for himself. His scattered units thus became an easy prey for our troops and mobile forces.”
And one from Bernard B. Fall, from his The Two Vietnams:
“For the French, the Indochina War was lost then (after the RC-4 defeats in 1950) and there. That it was allowed to drag on inconclusively for another four years is a testimony to the shortsightedness of the civilian authorities who were charged with drawing the political conclusions from the hopeless military situation.”
So there it is. The United States, and our good friends the Limeys, have a political system more broken than the French Fourth Republic’s. We’ve been fighting more obviously lost wars for longer, and apparently are doubling down on one of them as we speak. Maybe starting a third one, too.
For all the talk of this book being greatly read in military circles, well, hell, it’s time to test the officer corps on their reading comprehension and see if it is up to a sixth-grader’s level. Maybe the State Department’s, too. Stuff like this not jumping off the page and hitting you square between the eyes–and making you wince at how little we learned from Vietnam then, or since, and how shamefully we are repeating ourselves in self-delusion and contempt for our foes’ intelligence, motivation, and bravery–well, hell, whatever happens to us bad we’ve got coming to us. The almighty might smile on fools and children, but to the best of my knowledge his mercy doesn’t extend to the stupid.
Part 2
Taber, in his War of the Flea, shows himself a first-rate analyst of political situations, both past historical ones and (then current) ones. Back when Flea was written, the United States, and other countries, Mao’s China foremost, were infatuated with the notion of guerrilla wars and wars of national liberation, wherein nationalist (per Mao) or Communist (per the US) guerilla forces would form up and attack and defeat the established post-colonial governments in the Third World, and establish some new (nationalist/communist) order. In the United States, theories of counterinsurgency, how to fight and win these wars of national liberation, were all in vogue throughout the 1960’s, and a great deal of forest products were wasted on books and articles on the subject. Most all stank. They were uncritically read then, and are completely unread today. It should be a permanently disqualifying embarrassment to cite Taber, harsh critic of US policies then, as an inspiration for US policy in our current wars, as the pundits are doing, but nobody has called them on it, alas.
At the time it was thought that quite potentially these wars would spread to older, more established countries with similar sets of problems of social inequality, such as the Latin American and Central American republics, and spread even to industrialized Western countries, like the US. As it was, nationalism proved the driving force in most of these wars, not the US feared desire for a communistic social order. Once the postwar questions of nationalism were sorted out, finally, in Africa (Insofar as they have been–the LRA {Lord’s Resistance Army} in Uganda, which is generally portrayed by the newsmedia as a lunatic band of child-soldier zombies led by Joseph Kony the African Manson, is fundamentally a guerrilla movement by the Acholi in northern Uganda against the central government.) the topic of guerrilla wars faded out from military and political discourse and fashion both.
Since our wars in Iraq and Afghanistan, counterinsurgency theory has come back into fashion, again. Most all the comments by military and pundits are a dreadful rehashing of the ’60’s American writers and theorists, without, as pointed out earlier, their having read them. A significant part of Flea is Taber’s discussion of these writers’ failings, and his writing on them is spot-on. From p. 173, Taber discusses the rationales for the guerrilla wars professed by counterinsurgency experts:
“Whether the primary cause of revolution is nationalism, or social justice, or the anticipation of material progress, the decision to fight and to sacrifice is a social and a moral decision. Insurgency is thus a matter not of manipulation but of inspiration.
I am aware that such conclusions are not compatible with the pictures of guerrilla operations and guerrilla motivations drawn by the counterinsurgency theorists who are so much in vogue today. But the counterinsurgency experts have yet to win a war. At this writing, they are certainly losing one.
Their picture is distorted because their premises are false and their observation faulty. They assume–perhaps their commitments require them to assume–that politics is mainly a manipulative science and insurgency mainly a politico-military technique to be countered by some other technique; whereas both are forms of social behavior, the latter being the mode of popular resistance to unpopular governments.”
Things haven’t changed any since 1965. Insurgency remains a matter of inspiration. No counterinsurgency expert has ever won a war. And dang but Taber cuts to the bone when he remarks then how US politicians regard politics as a manipulative science. We certainly haven’t changed there.
Taber’s analysis of the simple possibility of suppressing a war of national liberation, and more important, its desirability, from p 177:
“Conditions have changed in the world. What is wanted today is manpower and its products. The raw materials of the undeveloped areas are of no use to the industrial powers…without the human effort that makes them available; strategic bases require the services and the good will of large populations; industry requires both large labor pools and ever-expanding consumer markets.
Under such conditions, to try to suppress popular resistance movements by force is futile. If inadequate force is applied, the resistance grows. If the overwhelming force necessary to accomplish the task is applied, its object is destroyed. It is a case of shooting the horse because he refuses to pull the cart.”
Taber’s analysis of the US’ position in Viet Nam in 1965 is the best analysis I’ve ever read, and events proved him prophetic. From p. 177-8:
“The choices open to Washington in Viet Nam appear obvious. Unless the dissident Vietnamese population can be persuaded to embrace a solution acceptable to the United States (certainly a forlorn hope), the alternatives are: (1) to wage a relentless, full-scale war of subjugation against the Vietnamese people, with the aid of such Vietnamese allies as remain available; (2) seek a solution acceptable to the Vietnamese people, a step that would clearly entail negotiating with the Viet Cong; (3) quit the field and let the Vietnamese work out their own solution.
A fourth possibility does exist. Essentially it is a monstrous variation of the first. The United States can change the character of the war, or its apparent character, by expanding it; that is, by taking arms against Hanoi and, inevitably, against China. To do so, with the right kind of window dressing, could conceivably be justified in the minds of the American people and perhaps of their allies despite the tremendous expense and risk involved, where a losing war in the limited theater of South Viet Nam cannot be justified. Under cover of a general war, the two Viet Nams could, perhaps, be occupied and put under martial law, and the communist movement suppressed by overwhelmingly superior military force.
But then what? A southeast Asia held by American troops in the overwhelming numbers that would be required (and it would have to be all of Southeast Asia, not merely Viet Nam) would be a burden almost beyond endurance for the American economy and the American electorate, and would be of no conceivable use under such conditions except as a base for the ensuing war against China. War to what end? It staggers the imagination to think of the vast, interminable, and profitless conflict that would ensue, even assuming that it were confined to Asia–and we have no such assurance. The bloody, costly Korean war would appear as a child’s game by comparison.”
Our situation in Afghanistan and Iraq is a repeat of the above, except we don’t have to fear a bigger war from big-power China or Russia. Just a bigger war from smaller players Iran (pop. 70 million) or Pakistan, (pop. 180 million) {South Vietnam’s population in 1965 was all of 14 million}, that’s all. Change some of the nouns, and all the rest of Taber’s words read as well now as then. Nobody now in American politics sees things this clearly or talks this frankly about them. We have to ask again Taber’s question above about Vietnam–“War to what end?” about our two ongoing wars. “But then what”–suppose that we did in fact achieve our military objectives, then what? Iraq a basketcase military dictatorship that conveniently allows us to station, at great expense, a large number of soldiers, for some uncertain purpose. The idea of any military success in Afghanistan is just to ridiculous to contemplate, and the idea that that country is usefully a ward of the US, as it would have to be, for any good purpose is insanity. There’s no good end for our wars, and it is only a question of how long it takes us to pack up and leave, and whether or not we bother to negotiate some settlement with the locals before we do. That, and whether or not this time we have sense and are honest enough with ourselves to figure out why we did something so wrong and stupid twice in my lifetime.
Taber, alone of all the American writers on counterinsurgency from the 1960’s, is worth reading. It is sad that current events grant him the utmost relevance and may yet rescue him from obscurity, but we should all be thankful for his perceptive and accurate writings that are still of such great utility.
Voir encore:
APRES CHARLIE
Slavoj Zizek : pourquoi les islamistes se sentent-ils menacés par les non-croyants ?
La foi des islamistes doit être bien fragile pour qu’ils se sentent menacés par une stupide caricature dans un hebdomadaire satirique, estime le célèbre philosophe slovène.
Slavoj Zizek
Publié dans le New Stateman
traduit par Courrier international
13 janvier 2015
C’est aujourd’hui, alors que nous sommes tous en état de choc après le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo, qu’il faut rassembler le courage de réfléchir.
Naturellement, nous devons condamner pleinement ces meurtres, qui sont une atteinte à l’essence même de nos libertés, et nous devons les condamner sans la moindre réserve (sous forme de variantes comme “Charlie Hebdo provoquait et humiliait tout de même trop les musulmans”). Le pathos de la solidarité universelle n’est toutefois pas suffisant et nous devons pousser le raisonnement plus loin.
Cette réflexion n’a absolument rien à voir avec la relativisation bas de gamme du crime (le mantra selon lequel “qui sommes-nous en Occident, auteurs de terribles massacres dans les pays en développement, pour condamner de tels actes ?”).
Cette réflexion est encore plus éloignée de la peur pathologique de nombreux Occidentaux de la gauche libérale, qui craignent d’être coupables d’islamophobie. Pour ces faux partisans de la gauche, toute critique de l’islam est dénoncée comme étant une expression de l’islamophobie occidentale.
Le paradoxe du surmoi
On a reproché à Salman Rushdie d’avoir inutilement provoqué les musulmans et ainsi d’être responsable (du moins partiellement) de la fatwa le condamnant à mort. Le résultat de cette position est prévisible : plus les Occidentaux de la gauche libérale s’interrogent sur leur culpabilité, plus ils sont accusés par les fondamentalistes musulmans d’être des hypocrites qui cherchent à cacher leur haine de l’islam.
Cette constellation reproduit parfaitement le paradoxe du surmoi : plus on obéit à ce que l’autre exige de nous, plus on se sent coupable. Plus on tolère l’islam, plus il exerce une forte pression sur nous, semble-t-il…
C’est pour cette raison que les appels à la modération me semblent insuffisants. Simon Jenkins (dans le Guardian du 7 janvier) a fait valoir que notre rôle est “de ne pas réagir de façon excessive, de ne pas trop médiatiser les suites de l’attentat. Notre rôle est de traiter chaque événement comme un effroyable accident passager”.
L’attaque contre Charlie Hebdo n’est pas un simple “effroyable accident passager”. Elle est le résultat d’un programme religieux et politique précis et, en tant que tel, elle s’inscrit clairement dans le cadre d’un contexte bien plus global.
Evidemment qu’il ne faut pas réagir de façon excessive, si le journaliste veut dire par là qu’il ne faut pas succomber à une islamophobie aveugle. En revanche, il est nécessaire d’analyser rigoureusement le contexte global dont il est question.
La fracture actuelle entre libéraux anémiques et fondamentalistes fervents
Au lieu de diaboliser les terroristes pour en faire d’héroïques fanatiques suicidaires, il est plus urgent de briser ce mythe diabolique. Il y a longtemps, Friedrich Nietzsche a compris que la civilisation occidentale allait engendrer le “dernier homme”, une créature apathique sans aucune passion et sans le moindre engagement.
Incapable de rêver, fatigué de vivre, il ne prend aucun risque, il est uniquement à la recherche du confort et de la sécurité, il est une expression de tolérance envers autrui : “Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. […] On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. ‘Nous avons inventé le bonheur’, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.”
En effet, il semble que la fracture entre le monde industrialisé laxiste et la réaction fondamentaliste corresponde de plus en plus à l’opposition entre une longue vie satisfaisante, riche des points de vue matériel et culturel, et une vie consacrée à une cause transcendantale. N’est-ce pas là l’antagonisme que Nietzsche appelait le nihilisme “passif” et “actif” ?
Nous, les Occidentaux, sommes les derniers hommes de Nietzsche, immergés dans de stupides plaisirs quotidiens, pendant que les musulmans radicaux sont prêts à tout risquer, investis dans une lutte au point de s’autodétruire. Le poème intitulé La Seconde Venue, du poète irlandais William Butler Yeats, semble illustrer parfaitement notre problème actuel : « Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.
« C’est une excellente description de la fracture actuelle entre libéraux anémiques et fondamentalistes fervents. “Les meilleurs” ne sont plus réellement capables de s’engager, pendant que “les pires” participent à un fanatisme raciste, religieux et sexiste.
Les fondamentalistes terroristes remplis de jalousie
Toutefois, les fondamentalistes terroristes correspondent-ils réellement à cette description ? Il leur manque manifestement une caractéristique que l’on retrouve facilement chez tous les authentiques fondamentalistes, des bouddhistes tibétains aux amish des Etats-Unis : l’absence de ressentiment et de jalousie, une profonde indifférence pour le mode de vie des non-croyants.
Si les fondamentalistes présumés d’aujourd’hui croyaient vraiment avoir trouvé leur chemin vers la vérité, pourquoi se sentiraient-ils menacés par les non-croyants, pourquoi les envieraient-ils ?
Lorsqu’un bouddhiste rencontre un hédoniste occidental, il ne le condamne aucunement. Il note avec bienveillance que la recherche du bonheur de l’hédoniste est une entreprise vouée à l’échec.
Contrairement aux véritables fondamentalistes, les terroristes pseudo-fondamentalistes sont profondément préoccupés, intrigués, fascinés par la vie immorale des non-croyants. On sent qu’en luttant contre les pécheurs ils luttent aussi contre leur propre tentation.
C’est à cet égard que le diagnostic de Yeats s’éloigne de notre embarras actuel : l’ardeur des passions des terroristes trahit un manque d’authentiques convictions. La foi des musulmans doit être bien fragile pour qu’ils se sentent menacés par une stupide caricature dans un hebdomadaire satirique.
La terreur du fondamentalisme islamique n’est pas ancrée dans la certitude des terroristes d’être supérieurs ou dans leur désir de protéger leur identité culturelle et religieuse contre l’assaut de la civilisation consumériste mondiale.
Le problème des fondamentalistes n’est pas que nous les jugeons inférieurs à nous, mais plutôt qu’ils se sentent secrètement inférieurs. C’est pourquoi nos assurances condescendantes politiquement correctes, selon lesquelles nous ne nous sentons pas supérieurs, ne parviennent qu’à les rendre plus furieux et à nourrir leur ressentiment.
Le problème n’est pas la différence culturelle (c’est-à-dire les efforts pour préserver leur identité). Au contraire, c’est que les fondamentalistes sont déjà comme nous, secrètement, ils ont déjà assimilé nos normes et s’y mesurent. Paradoxalement, il manque aux fondamentalistes une dose de la véritable conviction “raciste” de leur propre supériorité.
Le libéralisme a besoin de l’aide de la gauche radicale
Les vicissitudes récentes du fondamentalisme musulman confirment l’analyse ancienne de Walter Benjamin, selon lequel « chaque fascisme est l’envers d’une révolution ratée » : la recrudescence du fascisme est un échec de la gauche, mais c’est aussi la preuve d’un potentiel révolutionnaire, d’une insatisfaction que la gauche n’a pas su mobiliser.
N’en est-il pas de même pour le prétendu « islamo-fascisme » d’aujourd’hui ? La montée de l’islamisme radical n’est-elle pas l’exact corrélé de la disparition de la gauche laïque dans les pays musulmans ?
Au printemps 2009, lorsque les talibans ont conquis la vallée de Swat au Pakistan, le New York Times a expliqué qu’ils avaient fomenté “une révolte des classes exploitant de profondes fissures entre un petit groupe de riches propriétaires terriens et leurs locataires sans terre”.
Toutefois, si en “profitant” de la détresse des paysans, les talibans “donnent l’alarme sur les risques encourus par le Pakistan, notamment régi par un système féodal”, qu’est-ce qui empêche les démocrates libéraux du Pakistan et des Etats-Unis de « profiter » eux aussi de cette détresse pour essayer d’aider les paysans sans terre ? La triste implication de cette situation vient du fait que les forces féodales au Pakistan sont « l’allié naturel » de la démocratie libérale.
Il faut abandonner l’autosatisfaction suffisante du libéral laxiste
Qu’en est-il des valeurs essentielles du libéralisme : liberté, égalité, etc. ? Le paradoxe, c’est que le libéralisme n’est lui-même pas assez fort pour les sauver de l’assaut fondamentaliste. Le fondamentalisme est une réaction – une réaction fausse et déconcertante, évidemment – à un véritable défaut du libéralisme, c’est pourquoi il est constamment engendré par ce dernier.
Laissé à lui-même, le libéralisme s’anéantira à petit feu – la seule chose qui peut sauver ses valeurs essentielles est un renouveau de la gauche. Pour la survie de son héritage clé, le libéralisme a besoin de l’aide amicale de la gauche radicale. C’est la seule façon de vaincre le fondamentalisme et de lui couper l’herbe sous le pied.
Pour mener une réflexion après les assassinats de Paris, il faut abandonner l’autosatisfaction suffisante du libéral laxiste et accepter que le conflit entre le laxisme libéral et le fondamentalisme est en réalité un faux conflit – un cercle vicieux entre deux pôles interdépendants.
La déclaration de Max Horkheimer dans les années 1930 sur le fascisme et le capitalisme – ceux qui ne veulent pas s’engager dans la critique du capitalisme doivent s’abstenir de débattre sur le fascisme – devrait être appliquée au fondamentalisme d’aujourd’hui : ceux qui ne veulent pas s’engager dans la critique de la démocratie libérale doivent aussi s’abstenir de débattre sur le fondamentalisme religieux.
Voir encore:
Un islam sans racines ni culture
Olivier Roy, politologue
Le 1 hebdo
19 janvier 2015
Il s’agit d’abord d’une dérive. Dérive de jeunes souvent venus, mais pas toujours, des zones grises et fragiles de la société – seconde génération d’immigrés, en précarité sociale, ayant tâté de la petite délinquance. Mais la dérive peut être plus personnelle, plus psychologique et moins liée à l’environnement social, comme on le voit chez les convertis (qui représentent 22 % des jeunes Français qui rejoignent le djihad en Syrie). Ce n’est pas une partie de la population française musulmane qui se tourne vers le djihad et le terrorisme, c’est une collection d’individus, de solitaires, qui se resocialisent dans le cadre d’une petite bande ou d’un petit groupe qui se vit comme l’avant-garde d’une communauté musulmane, laquelle n’a pour eux aucune réalité sociale concrète, mais relève de l’imaginaire : aucun n’était inséré dans une sociabilité de masse, qu’elle soit religieuse, politique ou associative. Ils étaient polis mais invisibles : « avec eux, c’était juste bonjour-bonsoir » est un leitmotiv des voisins effarés. Ils parlent pêle-mêle de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Tchétchénie, des musulmans massacrés dans le monde, mais aucun n’évoque le racisme, l’exclusion sociale ou le chômage, et ils ne citent la Palestine que parmi la litanie des contentieux. Bref, il faut se méfier d’une explication, populaire à « gauche », selon laquelle l’exclusion sociale et le conflit israélo-palestinien radicaliseraient les jeunes.
Terroristes ou djihadistes, ils se construisent un statut de héros, de guerriers qui vengent le Prophète, l’oumma, la femme musulmane ; ils se mettent en scène (vidéos, caméras GoPro), ne préparent ni leur fuite ni de lendemains qui chantent, et meurent en direct à la une des journaux télévisés, dans un bref spasme de toute-puissance. Leur nom est sur toutes les lèvres : héros ou barbares, ils s’en fichent, l’effet de terreur et de renommée est atteint. En ce sens, ils sont bien le produit d’une culture nihiliste et individualiste de la violence que l’on retrouve dans d’autres secteurs de la jeunesse (chez les jeunes qui attaquent leur propre école, le « syndrome de Columbine »).
Il y a beaucoup de rebelles en quête d’une cause, mais la cause qu’ils peuvent choisir n’est évidemment pas neutre. Un meurtre au nom de l’islam a un autre impact qu’un mitraillage dans une école commis par un élève, ou qu’une séance de torture ordonnée par un petit trafiquant de drogue.
Merah, les frères Kouachi ou le « djihadiste normand », Maxime Hauchard, se sont radicalisés selon une référence religieuse, celle de l’islam. Et dans cette mouvance ils ne sont pas les seuls. C’est cette radicalisation qu’on désigne sous le nom de « communautarisation ». On fait de la communautarisation une dérive collective et non plus individuelle, et qui serait dans le fond le terreau qui conduirait à « ça ». En somme, une partie de la population musulmane ferait sécession pour se replier sur une identité culturelle et religieuse qui en ferait désormais la cinquième colonne d’une civilisation musulmane en crise.
Le « retour du religieux » casserait ainsi le consensus national sur les valeurs de la République. La réponse spontanée de l’opinion publique et le discours explicite des dirigeants politiques ont consisté à mettre en avant un consensus national (tolérance, laïcité, citoyenneté) dont la manifestation du 11 janvier a été une remarquable « mise en scène » spontanée et populaire.
On pourrait s’interroger sur ce consensus national, dont on exclut le Front national. On pourrait se demander si les participants à la « Manif pour tous » en font partie, eux qui croient qu’il y a un sacré que la liberté des hommes ne saurait remettre en cause. On pourrait enfin se demander si la « laïcité » ne fabrique pas à son tour un sacré qui échapperait à la liberté d’expression.
Mais revenons au « retour du religieux » et au communautarisme. Tout montre que ce religieux n’est pas importé d’une culture étrangère, mais est reconstruit à partir d’une déculturation profonde des nouvelles générations. Le salafisme, qui en est l’expression la plus pure, rejette toutes les cultures à commencer par la culture musulmane et sa propre histoire. L’Arabie saoudite vient de détruire tout ce qui reste des sites historiques et archéologiques de La Mecque pour y construire des centres commerciaux à l’américaine consacrés au consumérisme contemporain. La Mecque aujourd’hui, c’est Las Vegas plus la charia.
Déculturation et absence de transmission conduisent toute une génération à se construire un islam réduit à des normes explicites (charia) et à des slogans détachés de tout contexte social (djihad) ; la « communauté » n’a aucune base sociologique réelle (institutions représentatives, réseaux scolaires ou associatifs) : elle est la mise en scène d’elle-même et rentre en ce sens dans la société du spectacle. Le fanatisme, c’est la religion qui n’a pas, pas encore ou plus de culture. Historiquement, l’islam comme le christianisme se sont « enculturés », aujourd’hui religion et culture se séparent.
La question est donc non pas de « réformer » l’islam, mais de « culturer » l’islam en l’insérant dans la société française. En mettant en avant une conception de la laïcité qui exclurait le religieux de l’espace public, on contribue à « fanatiser » le religieux.
Voir enfin:
Foreign fighter total in Syria/Iraq now exceeds 20,000; surpasses Afghanistan conflict in the 1980s
Peter R. Neumann, ICSR Director
The number of foreigners that have joined Sunni militant organizations in the Syria/Iraq conflict continues to rise. According to ICSR’s latest estimate, the total now exceeds 20,000 – of which nearly a fifth were residents or nationals of Western European countries.
The figures were produced in collaboration with the Munich Security Conference and will be included in the Munich Security Report – a new, annual digest on key developments in security and foreign policy.
They include estimates for 50 countries for which sufficient data and/or reliable government estimates were available. Southeast Asia remains a blind spot. Countries with 5 or less confirmed cases were omitted. With the exception of some Middle Eastern countries, all figures are based on data from the second half of 2014 and refer to the total number of travelers over the course of the entire conflict.
WESTERN EUROPE
Based on the 14 countries for which reliable data is available, we estimate that the number of foreigners from Western European countries has risen to almost 4,000. This is nearly double the figure we presented in December 2013, and exceeds the latest estimates by European Union officials.
The largest European countries – France, the UK, and Germany – also produce the largest numbers of fighters. Relative to population size, the most heavily affected countries are Belgium, Denmark, and Sweden.
Table 1: Western Europe
Country | Estimate | Per capita* |
Austria | 100-150 | 17 |
Belgium | 440 | 40 |
Denmark | 100-150 | 27 |
Finland | 50-70 | 13 |
France | 1,200 | 18 |
Germany | 500-600 | 7.5 |
Ireland | 30 | 7 |
Italy | 80 | 1.5 |
Netherlands | 200-250 | 14.5 |
Norway | 60 | 12 |
Spain | 50-100 | 2 |
Sweden | 150-180 | 19 |
Switzerland | 40 | 5 |
United Kingdom | 500-600 | 9.5 |
*Up to; per million population.
REST OF THE WORLD
The estimated worldwide total is 20,730. This makes the conflict in Syria and Iraq the largest mobilization of foreigner fighters in Muslim majority countries since 1945. It now surpasses the Afghanistan conflict in the 1980s, which is thought to have attracted up to 20,000 foreigners.
With up to 11,000, the Middle East remains the dominant source of foreigners in the conflict. Another 3,000 were from countries of the former Soviet Union.
Table 2: Rest of the World
Country | Estimate |
Afghanistan | 50 |
Albania | 90 |
Algeria | 200 |
Australia | 100-250 |
Bahrain | 12 |
Bosnia | 330 |
Canada | 100 |
China | 300 |
Egypt | 360 |
Israel/Palest. Territories | 120 |
Jordan | 1,500 |
Kazakhstan | 250 |
Kosovo | 100-150 |
Kuwait | 70 |
Kyrgyzstan | 100 |
Lebanon | 900 |
Libya | 600 |
Macedonia | 12 |
Morocco | 1,500 |
New Zealand | 6 |
Pakistan | 500 |
Qatar | 15 |
Russia | 800-1,500 |
Saudi-Arabia | 1,500-2,500 |
Serbia | 50-70 |
Somalia | 70 |
Sudan | 100 |
Tajikistan | 190 |
Turkey | 600 |
Turkmenistan | 360 |
Tunisia | 1,500-3,000 |
Ukraine | 50 |
United Arab Emirates | 15 |
United States of America | 100 |
Uzbekistan | 500 |
Yemen | 110 |
RETURNEES
All figures are ‘conflict totals’. We estimate that between 5-10 per cent of the foreigners have died, and that a further 10-30 per cent have left the conflict zone, returning home or being stuck in transit countries. As a consequence, the number of foreigners that are currently on the ground in Syria and Iraq is likely to be significantly less than the figures provided.
BACKGROUND
ICSR has kept track of the number of foreign jihadist fighters in the Syrian/Iraqi conflict since 2012. We have published estimates in April and December 2013, and updated our figures in the run-up to UN Security Council Resolution 2178 in September 2014, for which ICSR served as external advisors.
As with previous estimates, it should be stressed that counting foreign fighters is no exact science. Our methodology has, in essence, remained the same (see here), except that we now have more experience in dealing with external sources and a greater number of credible government estimates. Other governmental and non-governmental organizations – working independently of us and using different sources and methods – have arrived at similar results.
Voir par ailleurs:
Syriza vu du Québec
le Figaro
Mathieu Bock-Côté
30/01/2015
FIGAROVOX/CHRONIQUE – Chaque semaine, Mathieu Bock-Côté analyse, pour FigaroVox, l’actualité vue du Québec. Selon lui, la victoire de Syriza signifie un retour du politique qui passera par une remise à plat de la construction européenne.
Mathieu Bock-Côté est sociologue (Ph.D). Il est chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal ainsi qu’à la radio de Radio-Canada. Il est l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels Exercices politiques (VLB, 2013), Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire (Boréal, 2007).
Les commentateurs ont vu dans le vote pour Syriza un référendum contre l’austérité et, partout dans le monde, la gauche «radicale» veut y voir un soulèvement populaire contre les banquiers et la finance. Il y a du vrai dans cette analyse, bien qu’il faille rappeler que l’austérité n’est pas infligée aux peuples de manière absolument arbitraire. Si la Grèce a subi encore plus durement que les autres pays la crise des dernières années, c’est qu’elle avait grossièrement truqué ses comptes publics. Il arrive que la réalité reprenne ses droits. Les Grecs peuvent peut-être se poser comme victimes du système européen. Ils devraient aussi se reconnaître victimes de l’incurie de leurs élites.
Mais la dérive de la Grèce allait au-delà des tricheries que nous connaissons. Elle symbolise, à bien des égards, la crise de l’État social à la grandeur de l’Occident. Dans la plupart des pays, la dette publique est devenue terriblement préoccupante. La gauche radicale n’y voit pourtant qu’un fantasme idéologique entretenu par des ultralibéraux pour justifier la déconstruction des services sociaux. Elle est le résultat d’un dérèglement de l’État social, qui laisse croire qu’une société peut vivre durablement au-dessus de ses moyens, sans que le système n’éclate un jour, tôt ou tard. Il y a probablement un mauvais usage de l’austérité: on ne saurait pourtant contester le nécessaire désendettement public. Il y a des limites à la déresponsabilisation des peuples.
Et pourtant, il faut aller au-delà de la seule protestation contre l’austérité pour comprendre l’excitation autour de Syriza, d’autant qu’elle va bien au-delà des alliés naturels de ce mouvement. Les élections européennes de mai 2014 ne mentaient pas: la tentation de la révolte couve sur le vieux continent et le vote grec vient le confirmer. Le système médiatique avait accueilli les résultats en associant le vote populaire à une nouvelle maladie politique, l’europhobie, manière comme une autre de pathologiser l’attachement à la souveraineté et à l’identité nationales.
Le cercle de la raison se rétrécissait encore un peu: un jour, tous ceux qui ne communieront pas à l’orthodoxie officielle seront phobes d’une manière ou d’une autre. N’assiste-t-on pas à la multiplication des phobies depuis une quinzaine d’années? Le désaccord idéologique est de moins en moins admis, ce qui entretient la colère des peuples, à qui on explique qu’ils doivent seulement s’adapter, le mieux possible, à un monde qu’ils ne peuvent plus construire de quelque manière que ce soit. Les élites politiques, dès lors, ne sont plus choisies selon leurs visions, mais selon leurs compétences, puisqu’elles auront à se plier à la seule politique possible.
La démocratie ne peut supporter durablement un tel assèchement de son imaginaire. À l’origine de cette révolte, il y a le sentiment d’une dépossession démocratique majeure, qui donne aux élites des partis consacrés l’allure d’équipes interchangeables, appliquant un même programme, qui est celui d’une mondialisation libérale qui pousse à la dissolution de la souveraineté nationale. Elle pousse aussi à la dissolution des identités nationales, même si ce thème n’était pas au cœur du discours de Syriza, qui en la matière, se campe indiscutablement à gauche. Mais faut-il parler de l’impuissance d’une classe politique particulière ou d’une impuissance du politique en général?
Avant d’opter une politique de gauche ou de droite, encore faut-il être capable de mener une politique. C’est probablement le sens de l’alliance circonstancielle entre la gauche radicale et la droite souverainiste, pour reconstituer une souveraineté grecque. On peut bien parler d’une révolte populiste, à condition de détacher ce terme de toute connotation négative. D’ailleurs, on sent l’intelligentsia soulagée de constater que le soulèvement populaire peut se mener à gauche. On le croit alors authentique. Aurait-elle applaudi avec autant d’énergie un parti en protestation contre l’Europe «austéritaire» qui se camperait à droite?
On connaît la prophétie souvent démentie de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire. L’histoire philosophique du monde se serait achevée avec la chute du communisme. La vieille question du régime qui alimentait la philosophie politique depuis l’Antiquité, aurait trouvé sa réponse définitive dans la démocratie de marché, et les peuples, désormais, pourraient simplement vaquer aux plaisirs rendus possibles par la prospérité mondialisée. Non seulement l’histoire se poursuit, avec sa fureur et ses violences, mais la question du régime s’est rouverte comme jamais.
On se fait croire, aujourd’hui, que nous vivons encore en démocratie. C’est naturellement faux. La souveraineté populaire a été vidée de son contenu partout en Occident, et particulièrement en Europe, par les cours de justice et la technostructure supranationale. On pourrait ajouter à ce portrait les médias dominants, qui délimitent l’espace du pensable et les marchés, qui misent sur leur prétendue infaillibilité pour rétrécir les choix économiques. On ne sera pas surpris de constater que l’appel à une renaissance démocratique passe en partie par un procès de la construction européenne. Sur quel principe fonder le pouvoir? Cette question s’impose à nouveau en remaniant les clivages idéologiques auxquels nous étions habitués.
Voir par ailleurs:
Sylvain Tesson : « Au nom de l’antiracisme, il n’est pas permis de critiquer l’islam »
« Berezina » est le récit de son voyage dans les pas de la Grande Armée. Sur l’islam, l’héroïsme, la démission des politiques, il parle sans langue de bois.
Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
C’est le récit d’une folle équipée. Trois garçons qui, alors qu’ils escaladent des parois de granit de fjord en fjord, du côté de la terre de Baffin, veulent renouer avec le « vrai voyage ». « Une folie qui nous emporte dans le mythe, une glissade à la Kerouac« , dit l’un d’eux. C’est Sylvain Tesson. Il a une idée derrière la tête : la retraite de Russie a 200 ans et il veut faire une offrande kilométrique aux fantômes des grognards en parcourant 4 000 kilomètres, en side-car, pour « répéter la retraite ». Écrire une épopée glacée et pétaradante, avec en guise de talisman une réplique du bicorne impérial et de carburant spirituel, les mémoires du sergent Bourgogne, de La Baume et de Caulaincourt. Froid et boue, étapes gelées, vodka et toasts à la cosaque, vers la Berezina ! Ça roule et ça contemple, ça cause et ça médite, sur l’époque et la France, Napoléon et l’Europe, la mort et la vie. L’épopée en est devenue une autre, livresque, diablement tonique, rebelle à mort. Le jour même où Sylvain Tesson en remet le manuscrit à son éditeur, cet adepte de la grimpe sauvage tombe de 10 mètres. En mille morceaux. Coma puis réveil. Il avait réservé ses premiers mots au Point. Qu’est-ce que ça fait de se réveiller dans la France du 7 janvier ? Rencontre.
Le Point : Vous êtes revenu de la mort et vous vous réveillez dans une France où la mort frappe au coeur tout ce que vous aimez : le style, le panache, la liberté. Que pensez-vous de ce monde dans lequel vous rouvrez les yeux ?
Sylvain Tesson : Si j’étais mort, cela aurait été de mon fait : un accident dû à la maladresse. Rien de commun avec la mort des victimes de l’islamisme, assassinées pour leur esprit. On aurait tort de penser que la tuerie de Charlie Hebdo est l’événement fondateur du problème islamiste en Europe et en France. Il se développe depuis quarante ans sans que le débat soit possible sur le caractère violent de cette religion. Au nom de l’antiracisme, il n’est pas permis d’apporter une critique à l’islam. Le terme d' »islamophobie » – forgé, je le rappelle, par l’ayatollah Khomeyni – nous fait croire que la critique d’une philosophie s’apparente à une attaque envers la communauté de ses adeptes. C’est une infection du champ intellectuel par un virus sémantique : notre pays est coutumier de ce syndrome. Je souhaite qu’il naisse de la tuerie de Charlie un débat. Mais je n’ai pas d’espoir.
Pourquoi ?
Peu après la tuerie, la majorité des hommes politiques bégayaient : « Pas d’amalgame, pas d’amalgame. » Comme si on pouvait considérer que la religion n’avait pas inspiré les tueurs. L’amalgame permet de relier les événements, de fabriquer les chaînes de causalité. N’est-il pas précisément l’un des ressorts de la pensée ? Croient-ils, ces amalgamophobes, que les événements se développent isolément ? Ne savent-ils pas que l’histoire est précisément l’amalgame d’un événement à sa cause ?
La France est-elle encore ce « petit paradis peuplé de gens qui se pensent en enfer » que vous évoquez dans votre livre ?
Ce pays est le mien. Ses paysages, sa géologie, son génie artistique, mais qu’est devenu ce peuple ? Ce peuple n’est pas un peuple, mais un agrégat d’individus dont chacun fait de lui-même un horizon limite. Le « vivre ensemble » n’est pas ce désir commun et romanesque que décrivait Renan, mais un règlement de copropriété dans l’escalier de service. Nous vivons une crise plus grave que la crise économique : une crise de tempérament. La marche pour Charlie Hebdo, heureusement, donne l’idée d’un nouveau saisissement. La question est de savoir comment les pouvoirs publics convertiront en action politique cet élan de la foule. Fera-t-on un ethos du pathos ?
C’est fini, pour vous, le jeu avec la mort ?
Non, car j’espère toujours mourir violemment. Orwell, dans Comment meurent les pauvres, explique en 1929 l’absurdité de vouloir mourir chez soi dans son lit, au risque de toutes les souffrances, alors que la guerre offre le cadeau d’une mort indolore. Mais je ne veux plus risquer gratuitement ma vie. À présent, j’admire davantage Caton que James Dean. Pour défendre la liberté contre le moralisme, par exemple, je veux bien mourir.
Vous recherchiez quoi dans la grimpe sauvage et les sports extrêmes ?
Le picotement dans l’échine. Le sentiment du « il était moins une » qui donnait au reste de la vie un surcroît de valeur. La gratuité du geste (dans cette époque où la vie entière est devenue un marché économique) et cette élégance que je continue à saluer chez tous les adeptes des sports extrêmes, cette élégance de n’avoir pas trop « le sens de la conservation de soi-même », comme disait Dorothy Parker.
Et dans ces autres expériences : marcher dans le désert sur les traces d’évadés du goulag ou le long d’un gazoduc, s’enfermer dans une cabane russe pendant six mois…, vous cherchiez une forme d’ascèse, un héroïsme ?
Ces voyages n’étaient pas agréables. Mais au moins le temps me paraissait se charger, ralentir, s’épaissir. Parce que le corps souffrait (un peu) et parce que l’esprit connaissait une liberté parfaite. Et chacun de ces séjours me paraissait une existence à lui seul. J’ai toujours essayé d’ankyloser le temps.
Vous avez désormais deux visages : un marqué par les rides, l’autre presque adolescent. Lequel voulez-vous garder ?
Oui, à cause de la paralysie de la partie droite de mon visage, j’ai la (sale) gueule d’un personnage de Calvino. J’ai toujours voulu vivre perché et me voilà pourfendu. Il faudrait que la partie gauche de mon visage (vieillie) surveille un peu la partie droite (lissée) et fronce le sourcil quand celle-ci rêve encore aux 400 coups.
Vous dites qu’à l’hôpital vous avez été porté, antalgiquement parlant, par la résistance kurde, à Kobané. C’est-à-dire ?
Les Kurdes de Kobané nous offrent deux leçons. La première est une leçon de courage digne de l’antique, un héroïsme comparable à celui des moujiks de Stalingrad ou de la noblesse de Léonidas aux Thermopyles. Avec des AK-47 et des RPG-7 (aidés certes par quelques frappes aériennes de l’Otan), ces guerriers magnifiques tiennent en échec l’armée des islamistes, puissamment pourvus en blindés. Tout cela sous les yeux des Turcs complices. Les Turcs trahissent tout : le kémalisme, l’Otan, leurs pseudo-aspirations européennes… L’histoire les retiendra comme l’incarnation moderne de Judas. Et puis, la seconde leçon des Kurdes, c’est que nous avons un ennemi commun : l’islamisme. Les Kurdes sont notre dernier rempart contre le djihadisme global. Nous rendons-nous compte de cela ? Daesh est aux portes de l’Otan. Nos hommes politiques continuent pourtant à traiter Erdogan avec tous les égards. Encore un peu, ils auraient été prêts à dire aux Kurdes : « Attention les gars, pas d’amalgame ! » La marche de dimanche va peut-être mettre un terme à la schizophrénie d’État. La foule a rejeté l’horreur, mais elle s’est peut-être aussi érigée contre notre torpeur.
Vous publiez Berezina, un voyage sur les traces de l’armée napoléonienne en déroute. Pourquoi faire revivre une défaite ?
Toute la Grande Armée fut anéantie au retour de Moscou, mais ce furent le froid et le typhus qui décimèrent les troupes. Car tous les affrontements entre Napoléon et Koutouzov, le chef d’état-major russe, furent menés à la faveur des Français. On est en face du premier cas d’anéantissement d’une armée victorieuse ! Pourquoi refaire la route de la retraite ? Pour saluer les fantômes des grognards deux cents ans après. Ils croyaient écrire une geste, ils vivaient dans la littérature, c’est-à-dire le dépassement du réel. Ils n’étaient pas des « individus » préoccupés de leur destin. Ils se savaient inclus dans la geste collective, il suffit de lire les relations de la retraite faites par Caulaincourt, Labaume ou Bourgogne pour s’en convaincre. Ils mouraient pour l’idée de l’Empire ; aujourd’hui, seul importe l’empire sur soi.
Le roman de cet Empire s’est écrit avec beaucoup de sang…
Napoléon a mis le feu à l’Europe et saigné la France. Il y a une véritable folie impériale. Mais il y a aussi, et il ne faudrait pas l’oublier, un projet politique où les idéaux d’égalité de la Révolution furent mis en pratique. Jamais dans l’histoire de France un système ne permit à ce point au moindre commis voyageur d’accéder aux plus hautes destinées. Murat, roi de Naples, était fils d’aubergistes. « Ayez du talent, je vous avance. Du mérite, je vous protège », écrivait Napoléon…
Mais quel sens cela a, vraiment, de s’élancer en side-car dans le froid, dans la neige, avec sur la tête un bicorne impérial ?
J’ai toujours cru aux vertus de la coiffe… Et, si je n’aime pas du tout les commémorations, je voulais tout de même briser le silence qui régnait deux cents ans après la retraite et cette somme de souffrance. Je voulais comprendre pourquoi ce peuple a supporté cela en 1812 et pourquoi, deux cents ans plus tard, le même peuple perd son sang-froid et en appelle au gouvernement quand il y a une chute de neige sur l’autoroute des vacances. Bien entendu, je n’ai pas compris.
On manque aujourd’hui de roman collectif ?
Napoléon a dit à ses grognards, à Fontainebleau : « J’écrirai ce que je vous ai fait vivre. » Je suis loin d’être nostalgique de l’Empire. Je sais, et le répète, ce que fut le prix à payer à la folie napoléonienne. Mais je trouve que l’enfant corse qui grandit sur le granit planté de châtaigniers et soulève une armée pour l’amener au pied des Pyramides ressemble à un héros littéraire shakespearien, donc maudit. Il vivait un roman qu’il écrivait lui-même. Notre personnel politique ? Il néglige l’idée que la littérature est le seul souvenir impérissable des choses que l’on a vécues. Qu’offrons-nous en riposte aux agissements des djihadistes qui se revendiquent d’un texte ? Un autre texte, une vision, un discours, une parole, une épopée ? Non ! Nos hommes politiques se flattent de ne plus lire.
Vous parlez souvent de ce que les Grecs anciens appelaient le « kairos », c’est-à-dire le moment décisif, le point d’inflexion. On y est, non ?
Oui. Quelque chose est obligé de naître de cette marée de coeurs brisés et d’esprits en révolte qu’on a vus dans les rues dimanche. À présent que la vitalité des peuples s’est érigée contre le dogmatisme sanglant, ce sont les politiques qui doivent agir et devenir les hommes du kairos. La marche de dimanche n’était pas seulement la réponse au djihad, elle était l’expression qu’il fallait commencer à faire quelque chose.
« Berezina », de Sylvain Tesson (Guérin, à paraître).
Voir enfin:
After the Paris attacks: It’s time for a new Enlightenment
We must move past the tired debate that pits the modern west against its backward other and recover the Enlightenment ideal of rigorous self-criticism
The perpetrators of the unconscionable massacre of Charlie Hebdo’s journalists, and the gratuitous killing of French Jews at a supermarket, were the sort of young men who might have been little more than petty criminals in another era – disaffected drifters who are now susceptible to the pied-pipers of jihad. They preen in the costume of the pious for their propaganda videos, and betray easily their very modern brand of criminality. The Paris murderers claimed to be redeeming the honour of the Prophet Muhammad, but they made the most venerated figure in Islam seem like a small-time mafia boss.
Yet many commentators on the attacks have revived the very broad discourse of the clash of civilisations, which was fatefully deployed after the terrorist attacks of 9/11 to justify the war on terror, and resulted in the latter’s catastrophic imprecisions. Once again the secular and democratic west, identified with the legacy of the Enlightenment – reason, individual autonomy, freedom of speech – has been called upon to subdue its perennially backward “other”: Islam.
Describing the murderers as “soldiers in a war against freedom of thought and speech, against tolerance, pluralism, and the right to offend,” the New Yorker’s George Packer called for “higher levels of counter-violence”. Salman Rushdie claimed that religion, “a medieval form of unreason”, deserves our “fearless disrespect”. However, many other writers have rejected a binary of us-versus-them that elevates a vicious crime into a cosmic war between secular Enlightenment and religious barbarism. There is a specific context to the rise of jihadism in Europe, which involves Muslims from Europe’s former colonies making an arduous transition to secular modernity, and often colliding with its entrenched intellectual as well as political hierarchies: the opposition, for instance, between secularism and religion which was actually invented in Enlightenment Europe. Writers such as Hari Kunzru, Laila Lalami, and Teju Cole – who have ancestral links to Europe’s former colonies – have argued that the simplistic commentary on the attacks is another reminder that we must urgently re-examine these evidently self-sufficient notions from Europe’s past.
In many ways, it is this intellectual standoff rather than the terrorist attack that reveals a profound clash – not between civilisations, or the left and the right, but a clash of old and new visions of the world in the space we call the west, which is increasingly diverse, unequal and volatile. It is not just secular, second-generation immigrant novelists who express unease over the unprecedented, quasi-ideological nature of the consensus glorifying Charlie Hebdo’s mockery of Islam and Muslims. Some Muslim schoolchildren in France refused to observe the minute-long silence for the victims of the attack on Charlie Hebdo mandated by French authorities.
It seems worthwhile to reflect, without recourse to the clash of civilisations discourse, on the reasons behind these striking harmonies and discords. Hannah Arendt anticipated them when she wrote that “for the first time in history, all peoples on earth have a common present … Every country has become the almost immediate neighbour of every other country, and every man feels the shock of events which take place at the other end of the globe.” Indeed, it may be imperative to explore this negative solidarity of mankind – a state of global existence in which people from different pasts find themselves thrown together in a common present. For Arendt feared, correctly as it turns out, that this inescapable “unity of the world” might result in a “tremendous increase in mutual hatred and a somewhat universal irritability of everybody against everybody else”.
Differences of opinion are particularly stark between people whose lives are marked by Europe’s still largely unacknowledged past of colonialism and slavery, and those who see metropolitan Europe as the apotheosis of modernity: the place that made the crucial breakthroughs in politics, science, philosophy and the arts. Such divergent experiences have long coexisted but they make for greater public discordance today. Europe no longer confidently produces, as it did for two centuries, the surplus of global history; and the people Europe once dominated now chafe against the norms produced by that history.
For many Anglophones, Paris has long evoked, from Henry James’s The Ambassadors to a gamine Jean Seberg vending the Herald-Tribune in Godard’s Breathless, a dream of sensuous pleasure and intellectual freedom. But an indigent immigrant or asylum-seeker in Europe today might find himself echoing the Austrian-Jewish novelist Joseph Roth, whose encounters in the 1930s with Europe’s antisemitic bourgeoisie provoked him into angry generalisations about “the habitual bias that governs the actions, decisions, and opinions of the average western European”. Roth’s sense of ostracism was echoed by those who came to Europe from its colonies. Jacques Derrida, who grew up poor and Jewish in French Algeria in the 1930s, said that he was exposed at school to a history of France that “was a fable and a bible, but a semipermanent indoctrination for the children of my generation”: it contained “not a word about Algeria”. Today, many of those naturalised Europeans who originally arrived in the continent as cheap labour – mostly from countries Europe once ruled or dominated – still cannot recognise themselves in their host country’s self-image.
Even in 2008, it was possible for the president of France, Nicolas Sarkozy, to announce in the Senegalese capital of Dakar, that Africans have remained close to nature and “never really entered history”. Many people so excluded from the history, politics, and economy of the modern world have manufactured their own partial or distorted historical views of Europe and the west. The righteous feeling of “humiliation” by foreigners has grown especially potent among many Muslims since the “counter-violence” after 9/11, which resulted in the murder and displacement of millions of people. The denizens of Parisian banlieues and Asian and African shantytowns, the ill-adjusted graduates of technical institutes, as well as the rote-learners of the Qur’an at madrassas, can now nurture an exalted grudge against the world that denies them dignity.
In a typically contradictory move, globalisation, while promoting economic integration among elites, has exacerbated sectarianism everywhere else. The sense of besiegement by “foreigners” with hostile values has also intensified in Europe as globalised financial markets restrict nation-states’ autonomy of action; globalised labour challenges dominant ideas of citizenship, national culture and tradition, and globalised terrorism provokes the curtailment of civil liberties and a draconian regime of surveillance. Economic stagnation not only stokes anti-EU sentiment; it also boosts far-right parties in Europe, some of which, such as the Front National, have repackaged their foundational antisemitism, and now feed on fears of a continent overrun by Muslims. This paranoid fantasy, novelised most recently by the French writer Michel Houellebecq, who was featured on the cover of Charlie Hebdo days before the attack, has found many German believers, who in recent weeks have held massive protests in Dresden against the “Islamisation of the west”. Demagogues such as the Dutch MP Geert Wilders, who has proposed expelling millions of Muslims from Europe, have gone mainstream.
But if we admit that another bloody purge of minorities in Europe is unthinkable, how then do we achieve a kind of modus vivendi? Ordinary people can be trusted more than the intelligentsia to achieve dignified coexistence in their myriad everyday transactions with the “other”. Still, what should be the starting point of an intellectual effort to coexist: jihadist networks, the tradition of Parisian satire, the sanctity of free speech, the nature of religious hurt, or the conflicts and contradictions of a coercive negative solidarity? Certainly, we will need to understand afresh the relevance of the much-invoked Enlightenment – what Kant famously described as “man’s emergence from his self-imposed immaturity”.
The Enlightenment became possible in Europe when, as Kant defined it, individuals began to “dare to know” – to employ their reason without the intercession of any authority. The French Revolution actualised the Enlightenment’s greatest intellectual breakthrough: detaching the political from the theocratic. The Revolution also helped create what the historian Jacob Burckhardt called “optimistic will” – the belief in progress, reason, and change, which France’s revolutionary armies then spread across Europe and even into Asia.
As the 19th century progressed, Europe’s innovations, norms and categories came to achieve a truly universal hegemony. Political institutions like the nation-state, aesthetic forms such as the novel, ideologies such as nationalism, liberalism and socialism, and processes such as science, technology, industrial capitalism became the reference points for the evaluation of any other form of human life, past and present.
Secularism was one of the more influential modern European norms – one that deemed traditional religion to be inferior to the new rational ways of understanding and improving human society. Confronted with Europe’s unprecedented power, which was moral and intellectual as well as military, men in Asian and African societies either adapted to or resisted European ways. In both cases, they ended up configuring ancient ways of life, ethical codes of conduct and cultures, such as Buddhism, Hinduism and Islam, along modern European lines. Constructs of the modern age, these newly cohesive faiths were often purged of their old otherworldly content and then infused by western-educated Asians and Africans with political purpose, reformist zeal, and even revolutionary content.
A great deal more secularisation has happened in the world since the 18th century, when a few European and American sages proposed a future in which individuals armed with reason and rights would bring about progress. Not all has gone according to plan. The post-Enlightenment history of Europe has rendered much of Voltaire’s fearless disrespect for religion unacceptable – for instance, his denunciation of Jews as born fanatics who “deserve to be punished”. Assimilation policies in secularised Europe failed to secure the rights of Jews, or to save them from discrimination and contempt, provoking a desperate Joseph Roth to remark that he preferred Europe’s old “fear of God” more than its “so-called modern humanism”. The Enlightenment’s abstract notion of equal rights turned out to be weak by comparison to the imperatives of territorial and national sovereignty.
It is hard to imagine what Enlightenment philosophers would have made of Europe’s self-perceptions today. Bookshops in France are gaudy with such titles as What’s Wrong with France? France on the Brink, France in Denial, France in Freefall and, most recently, France’s Suicide. The European continent on the whole resembles, according to Pope Francis, a “haggard grandmother”. “Europe is ill,” announces the Marxist critic Perry Anderson in a long recent article that depicts Berlusconi’s Italy as a toxic “concentrate of Europe”.
You don’t have to be a Catholic, or a Marxist, to acknowledge that Europe is beset by serious problems: soaring unemployment, the unresolved crisis of the euro, rising anti-immigrant sentiment, and the stunning loss of a sense of possibility for young Europeans everywhere – events made intolerable for many by the invisible bondholders, exorbitantly bonused bankers, and the taint of venality that spreads across Europe’s oligarchic political class. “Right in front of our eyes,” the Polish thinker Adam Michnik laments in his new book The Trouble with History, “we can see the marching parade of corrupt hypocrites, thick-necked racketeers, and venal deputies.” “Today, in our world,” Michnik argues, “there exists no great idea of freedom, equality, and fraternity.”
In these circumstances, the unspoken supposition that while everything else changes in the modern world, European norms should remain self-sufficient and unchangeable, deserving of unconditional submission from backward foreigners, makes you pause. As Tony Judt demonstrated in his magisterial Postwar, the notion of Europe as the embodiment of democracy, rationality, human rights, freedom of speech, gender equality was meant to suppress collective memories of brutal crimes in which almost all European states were complicit. They cannot be said to have reinvigorated the values of the Enlightenment in recent years, either. European nation-states, even those that did not participate in Anglo-American wars and occupations, facilitated extrajudicial execution, torture and rendition, which were originally sanctioned in the name of reason, freedom and democracy. Marine Le Pen has not got close to occupying the Élysée Palace by advocating pluralism and tolerance. Nicolas Sarkozy reportedly secured his tenancy there in 2007 with the help of a €50m donation from Libya’s Gaddafi (Sarkozy denies the charge); he then committed a French version of blasphemy by claiming that the roots of France were “essentially Christian”.
Increasingly, the oppositions we have inherited from secularising 19th-century Europe – the irrational v the rational, archaism v modernity, or, indeed, secularism v religion – which are routinely deployed by many logrolling columnists, do not satisfactorily explain the world in the 21st century. Their assumption, of irreversible progress in the fully modern and secularised parts of the world, no longer holds.
Heavily armed nation-states, powerful corporations, and what seems to be ineradicable structural inequality characterise our age, along with rampant depoliticisation caused by a widely felt loss of individual and collective sovereignty. Enlightenment values of individual freedom are manifested best in individual acts of criticism and defiance. This is at least partly why Charlie Hebdo, which belongs to a tradition of small, plucky magazines, has provoked such spontaneous solidarity among artists, writers and journalists around the world. Most of modern art and literature emerges from this critical ethos of the Enlightenment, the relentless questioning of the claims of progress and civilisation. Intellectuals and writers who defend the leviathan state and its violence, and espouse lethal ideologies, have been rightly held guilty of trahison des clercs.
But so intense is the demoralisation of many previously regnant elites that historically self-aware criticism – the fundamental tenet of the Enlightenment – in recent decades has often shaded into fervent self-pity or equally zealous cultural nativism. On this spectrum exist popular tracts such as Éric Zemmour’s France’s Suicide and Pascal Bruckner’s trendsetting The Tears of the White Man, which accuses those examining France’s colonial past and minority problem as appeasers of fanatical Islamists and deluded multiculturalists. “White Man, What Now?” a much circulated essay by the well-regarded German novelist Matthias Politycki contrasts the overwhelming vitality, religious and physical as well as economic, of Asians and Africans with anaemic Europeans. “What value,” Politycki asks, “does a completely enlightened ie godless society have with which to counter a (partially) unenlightened one?” And concludes dramatically “that this is the fundamental problem that has sealed the downfall of many great civilisations”.
Pursuing imperial vigour and electoral advantage in Africa and the Levant, French leaders and intellectuals such as Bernard-Henri Lévy have only demonstrated, through their fiascos, the urgency of finding a more modest place for themselves in the world. It has become nearly impossible for Europe’s political class since the financial crisis of 2008 to square their commitments to partners in business and finance and promises to the restless electorate. To cut spending on the welfare state while giving tax breaks to corporates requires many feints. Sarkozy dabbled in economic nationalism before moving on the politics of civilisation. Hollande’s tenure, too, is chiefly distinguished by U-turns before cul-de-sacs. Immigrant-bashing can bring in votes, but it also helps the far right.
Self-regarding elites now haunted by premonitions of decay, and trapped in the clash between local democracy and global capitalism, face another, more existential challenge: it is the absence, as the historian Mark Mazower put it in 1998, of “an opponent against whom democrats can define what they stand for”. The terrorist attacks of 9/11 brought a likely replacement for Nazism and communism in sight: “Islamic totalitarianism”. This grand intellectual conceit was recklessly applied to a loose grouping of megalomaniacs, fanatics, delinquents and misfits, most of whom had thrived in the ecosystem of extremism (schools, mosques, newspapers, satellite channels) originally set up by citizens of a stalwart western ally and theocracy, Saudi Arabia. It gained some persuasive power only after the Anglo-American invasion and occupation of Iraq, which radicalised a significant number of Muslims, provoking retaliatory attacks on European cities as well as the ravaging of large parts of Asia and Africa. The calamitous war has now spawned a nihilistic death-cult, resembling the Khmer Rouge, in Iraq and Syria.
The peril of Islamic totalitarianism has proven, in Europe at least, to be a poor substitute for the threat posed by nuclear-armed communism. Putin, recoiling into anti-westernism, has grabbed more European territory and killed more people; one of Europe’s biggest terrorist attacks was mounted by not al-Qaida but an Islamophobic Norwegian blogger. Only 5% of the Muslim population in France, a variegated group, regularly attends a mosque; nearly 20% are atheist. Muslims, as much as Hindus and Buddhists, have long been undergoing their own Enlightenment-style transition from the sacralised world of meaningful symbols and signs to a disenchanted one of neutral facts, in which individual reason and judgment are more reliable guides than transcendent authority. All peoples from what was once known as the Third World are “condemned to modernity”, as Octavio Paz once wrote. Muslims in Europe realise this fate not as a commercial bourgeoisie triumphing over a religious and aristocratic elite but as a poor minority subject to the compulsions and prejudices of an aggressively secular state with which they share a long and dark history.
The problems of Muslims in France mostly stem from the country’s abnormally exclusive employment and education system. Some of these Muslims, who see the holy trinity of liberty, equality and fraternity as a cruel hoax, will embrace radical Islam and violent crime – the possibility, in general, of achieving manhood through senseless killing. Others will find through Islam a reconciliation with private pain. Its promise of justice will attract others. A large minority will turn away from religion altogether. Some of its members may still remain socially conservative and culturally Muslim. Contrary to what Rupert Murdoch thinks, there is no such thing as a single “Moslem” community: the worldview of a Tunisian bricklayer would always differ considerably from that of a Pakistani kebab vendor, let alone a Somali cabdriver. It is safe to say, however, that for many Muslims the exemplary life of the Prophet will continue to define codes of ethical conduct.
The rational morality of the Enlightenment, as even Jürgen Habermas, its most eloquent defender, concedes, “is aimed at the insight of individuals, and does not foster any impulse toward solidarity, that is, toward morally guided collective action”. In an age where money is more than ever the measure of all things, secularisation can appear too much like despiritualisation, if not dehumanisation: a recipe for inauthenticity. And conflict is always likely if Asian and African minorities are forced to observe Europe’s norms of secularisation, which not only enforce the relegation of such symbols of religious identity as the veil to the “private space” but can also abruptly stipulate that, as a much-cited slogan after the Paris attacks put it, “nobody has the right not to be offended”.
Though too rarely discussed in official history and media discourses, the history of French colonialism has shaped the perceptions and self-perceptions of its north African minorities. The French in the 19th century identified the veil as a symbol of Islam’s primitive backwardness; it was used to justify the brutal pacification of north African Muslims and to exclude them from full citizenship. Since colonialist stereotypes continue to proliferate, many second- and third-generation Muslim women have creatively used the veil in charting their own path to the modern world. In 1989, three French girls deliberately risked expulsion by wearing headscarves to school. The veil for them was not only a badge of identity but also an assertion – one that a feminist Enlightenment philosopher might have admired – of freedom from the state’s oppressive authority. The task confronting people condemned to modernity is “not so much to escape this fate”, Paz wrote, “as to discover a less inhuman form of conversion”, that “does not bring duplicity and split personalities in its wake, as is the case today”. To acknowledge that there are many passages to modernity, each with its own complex strains, is to move toward a less unilateral view of humanity, and, perhaps, to the more accommodating form of secularism and democracy that is increasingly the need of the hour in an irrevocably multiethnic Europe.
Muslim women, however, were absent from the French debate on the foulard, whose tone was set by Jacques Attali comparing the veil to the Berlin Wall, and the philosopher André Glucksmann describing it as a “terrorist operation”. (Confusingly, Bernard-Henri Lévy called it “an invitation to rape”.) The hysterical denunciations yet again revealed how many of the Enlightenment’s heirs and sentinels have lapsed from individual reason into a zealotry of the state, in which, as Joan Scott wrote in The Politics of the Veil, the reality of an “imagined France”, one that is “secular, individualist, and culturally homogenous”, can only be “secured by excluding dangerous others from the nation”: by effectively proscribing a small piece of cloth that covers the head and neck.
The attempts to define French or European identity by violently detaching it from its presumed historic “other”, and by setting up oppositions – civilised and backward, secular and religious – cannot succeed in an age where this “other” also possesses the power to write and make history. Economic globalisation, by prompting interdependence, seemed at first to be undermining nationalist or civilisational solipsism. In fact, as is revealed by the recrudescence of the clash of civilisations discourse, we are far from transcending obsolete and increasingly rigid notions of belonging and identity. The necessary discussion of flexible notions of citizenship and sovereignty or fluid identities – both imperative in the globalised age – is quickly pre-empted by blaming the incorrigibly medieval nature of religious people and their failure to appreciate the virtues of secular modernity.
Crude depictions of already segregated minorities, though protected and even sanctioned by the state’s ideology, can only result in further ghettoisation and radicalisation, whether the targets of degrading ethnic, racial and religious stereotypes are devout or atheistic. As the Canadian philosopher Charles Taylor writes, “our identity is partly shaped by recognition or its absence, often by the misrecognition of others, and so a person or group of people can suffer real damage, real distortion, if the people or society around them mirror back to them a confining or demeaning or contemptible picture of themselves”.
It doesn’t require an extensive exploration of the difference between Islamic and Christian semiotics to grasp that if many Muslims seem to take personally degrading images of the Prophet it is because he is an exemplar of noble humanity to them rather than a distant figure of stern authority – someone whose smallest act is worthy of emulation. Assertions of freedom of speech, or that nobody has the right not to be offended, are undermined by the inevitable double standards: the refusal, for instance, of Jyllands-Posten – the Danish newspaper that in 2005 published cartoons depicting Muhammad – to publish drawings mocking Jesus Christ for fear of “an outcry” among its Christian readers. In any case, freedom of speech does not require that we deny cultural difference and the inequalities of power. This may seem unacceptable to those who assert, like Sarkozy, that satire is an “ancient French tradition”. But, living in a diverse and volatile world, and sharing from different backgrounds a common present, non-Muslims as well as Muslims are called upon to renounce, as Arendt put it, not their “tradition and national past”, but “the binding authority and universal validity which tradition and past have always claimed”.
Without this qualified renunciation, our state of negative solidarity can only become “an unbearable burden”, provoking “political apathy, isolationist nationalism, or desperate rebellion against all powers that be”. Arendt’s grim prophecy seems to be realised today by many revolts and eruptions around the world. We have heard much since 9/11 about what Rushdie calls the “deadly mutation in the heart of Islam”. But we have heard relatively little about the worldwide rise in tribalist hatred of minorities – the main pathology of scapegoating released by political and economic shocks – even as the world is knit more closely by globalisation. Whether in the screeds of angry white men, or the edicts of vengeful Hindu, Buddhist and Jewish chauvinists, we encounter a pitiless machismo, that does not seek to understand, let alone express sympathy over the plight of weaker peoples. These must now submit, often at pain of death, expulsion, and ostracism, to the core ideals of the tribe dictated by the history of its religion and territory.
The revival of such sectarian fanaticisms hints not so much at the vitality of medieval religion as the sad mutations in the heart of secular modernity. Michel Houellebecq is guilty of exaggerated self-pity when he announces that “the Enlightenment is dead, may it rest in peace” and that Islam is an “image of the future”. But contemporary secular society in his bleak novels – defined by extreme inequality, loss of community, narcissistic self-absorption and indifference to suffering – does resemble an impasse that many undergoing their own Enlightenment and making the transition to the disenchanted modern world are seeking to avoid.
The old promise of homogenous European nation-states – that if you integrate, you’ll enjoy the privilege of a society based on the concept of individual rights – no longer seems adequate, even if it can be fully redeemed. It seems imperative that these diverse societies redefine their principles in ways that explicitly acknowledge different visions, religious and metaphysical, of the world. The French thinker Simone Weil, who never ignored France’s minorities in her broad-ranging reflections, recognised early that the old standardised model of progress had to be replaced, for the values of individualism and autonomy that originally brought forth modern human beings had come to threaten their moral identity and spiritual health. In The Need for Roots, a book written in 1943 to clarify the lessons of France’s capitulation to Nazi Germany, Weil went as far as to abandon the language of rights. The advocacy of individual rights had been crucial to the expansion of commerce and a contract-based society in western Europe. In the aftermath of France’s catastrophic defeat, Weil argued that a free and rooted society ought to consist of a web of moral obligations. We have the right to ignore starving people, she said, but we should be obliged not to let them starve.
The anthropologist Talal Asad wondered in a similar vein while remarking on the Danish cartoons controversy why fulfilling our moral obligations to the powerless should be deemed inferior to committing pugnacious blasphemies against religion in the name of secularism. “What would happen,” he asks, “if religious language were to be taken more seriously in secular Europe and the preventable deaths in the global South of millions from hunger and war was to be denounced as ‘blasphemy?’” Jürgen Habermas has come around to believing that the “substance of the human” can only be rescued by societies that “are able to introduce into the secular domain the essential contents of their religious traditions”. Habermas’s dramatic shift is one sign among many that the identity of the secular modern, which was built upon exclusivist notions of secularism, liberty, solidarity, and democracy in sovereign nation-states, has unravelled, and requires a broader definition. A new common space has to be renegotiated. The militarily and culturally interventionist, business-friendly but otherwise minimalist state peddling an ideology of economic growth won’t do. Such nullity might even play into the hands of fanatics who want to destroy the most valuable legacy of the Enlightenment: the detachment of the theocratic from the political.
We may have to retrieve the Enlightenment, as much as religion, from its fundamentalists. If Enlightenment is “man’s emergence from his self-imposed immaturity”, then this “task”, and “obligation” as Kant defined it, is never fulfilled; it has to be continually renewed by every generation in ever-changing social and political conditions. The advocacy of more violence and wars in the face of recurrent failure meets the definition of fanaticism rather than reason. The task for those who cherish freedom is to reimagine it – through an ethos of criticism combined with compassion and ceaseless self-awareness – in our own irreversibly mixed and highly unequal societies and the larger interdependent world. Only then can we capably defend freedom from its true enemies.