Ce sera pour vous (…) une loi perpétuelle. Lévitique 16: 31
Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. Jésus (Matthieu 5: 17-19)
A la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Jésus (Matthieu 22: 30)
Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Paul (Galates 3: 28)
Bernard de Chartres avait l’habitude de dire que nous sommes comme des nains sur les épaules de géants, afin que nous puissions voir plus qu’eux et les choses plus éloignées, pas en vertu d’une netteté de la vue de notre part, ou d’une distinction physique, mais parce que nous sommes portés haut et soulevé vers le haut par leur taille gigantesque. John de Salisbury (1159)
Si j’ai vu plus loin que les autres, c’est parce que j’ai été porté par des épaules de géants. Isaac Newton (1676)
Tout droit mobile est à la merci des plus forts, quelle que soit la forme du gouvernement, que le peuple ait à sa tête un chef unique ou la majorité d’un corps qui délibère ; dans l’un et l’autre cas, le sort de tous ou au moins le sort de la minorité est sans protecteur, s’il n’existe entre le souverain et les sujets un droit inviolable, qui couvre la cité tout entière et assure le dernier des citoyens contre les entreprises du plus grand nombre et même de tous. Tant que le droit n’est pas cela, il n’est rien. Jean-Jacques Rousseau a dit: « Si le peuple veut se faire du mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? Je réponds tout le monde; car tout le monde est intéressé à ce que le peuple n’abuse pas de sa force et de son unanimité, attendu que son unanimité retombe finalement sur quelqu’un, et n’est, en fait, qu’une oppression déguisée par l’excès même de son poids. C’est contre tous que le droit est nécessaire, bien que plus contre qui que ce soit; car le nombre a l’inconvénient de joindre à la puissance matérielle la sanction d’une apparente justice. Mais le droit n’est quelque chose contre tous que quand il est doué d’immutabilité, et qu’en vertu de cette ressemblance avec Dieu, il oppose une invincible résistance aux faiblesses de la cité comme à ses conjurations. Lacordaire (32e conférence)
Est-ce bien la France qui méconnaît à ce point les devoirs les plus sacrés de l’homme envers l’homme ? Est-ce elle qui déchire le pacte fondamental de l’humanité, qui livre au riche l’âme et le corps du pauvre pour en user à son plaisir, qui foule aux pieds le jour de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, le jour sublime du peuple et de Dieu ? Je vous le demande, est-ce bien la France ? Ne l’excusez pas en disant qu’elle permet à chacun le libre exercice de son culte, et que nul, s’il ne le veut, n’est contraint de travailler le septième jour ; car c’est ajouter à la réalité de la servitude l’hypocrisie de l’affranchissement. Demandez à l’ouvrier s’il est libre d’abandonner le travail à l’aurore du jour qui lui commande le repos […]. Demandez à ces êtres flétris qui peuplent les cités de l’industrie, s’ils sont libres de sauver leur âme en soulageant leur corps. Demandez aux innombrables victimes de la cupidité d’un maître, s’ils sont libres de devenir meilleurs, et si le gouffre d’un travail sans réparation physique ni morale ne les dévore pas vivants […]. Non, Messieurs, la liberté de conscience n’est ici que le voile de l’oppression ; elle couvre d’un manteau d’or les lâches épaules de la plus vile des tyrannies, la tyrannie qui abuse des sueurs de l’homme par cupidité et par impiété […]. Sachent donc ceux qui l’ignorent, sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu’ils prennent, qu’entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. Le droit est l’épée des grands, le devoir est le bouclier des petits. Henri Lacordaire (52e conférence de Notre-Dame, 16 avril 1848)
Debout ! les damnés de la terre ! Debout ! les forçats de la faim ! La raison tonne en son cratère, C’est l’éruption de la fin. Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout ! C’est la lutte finale Groupons-nous, et demain, L’Internationale, Sera le genre humain. Eugène Pottier (1871)
Où est Dieu? cria-t-il, je vais vous le dire! Nous l’avons tué – vous et moi! Nous tous sommes ses meurtriers! Mais comment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier? Dieu est mort! (…) Et c’est nous qui l’avons tué ! (…) Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux (…) Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer? Nietzsche
« Dionysos contre le « crucifié » : la voici bien l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyr – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir pour Dionysos. Dans l’autre cas, la souffrance, le « crucifié » en tant qu’il est « innocent », sert d’argument contre cette vie, de formulation de sa condamnation. (…) L’individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains… La véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l’espèce – elle est dure, elle oblige à se dominer soi-même, parce qu’elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s’institue christianisme, veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié. Nietzsche
Je condamne le christianisme, j’élève contre l’Église chrétienne la plus terrible de toutes les accusations, que jamais accusateur ait prononcée. Elle est la plus grande corruption que l’on puisse imaginer, elle a eu la volonté de la dernière corruption possible. L’Église chrétienne n’épargna sur rien sa corruption, elle a fait de toute valeur une non-valeur, de chaque vérité un mensonge, de chaque intégrité une bassesse d’âme (…) L’ « égalité des âmes devant Dieu », cette fausseté, ce prétexte aux rancunes les plus basses, cet explosif de l’idée, qui finit par devenir Révolution, idée moderne, principe de dégénérescence de tout l’ordre social — c’est la dynamite chrétienne… (…) Le christianisme a pris parti pour tout ce qui est faible, bas, manqué (…) La pitié entrave en somme la loi de l’évolution qui est celle de la sélection. Elle comprend ce qui est mûr pour la disparition, elle se défend en faveur des déshérités et des condamnés de la vie. Par le nombre et la variété des choses manquées qu’elle retient dans la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect sombre et douteux. On a eu le courage d’appeler la pitié une vertu (— dans toute morale noble elle passe pour une faiblesse —) ; on est allé plus loin, on a fait d’elle la vertu, le terrain et l’origine de toutes les vertus. Nietzsche
A l’origine, la guerre n’était qu’une lutte pour les pâturages. Aujourd’hui la guerre n’est qu’une lutte pour les richesses de la nature. En vertu d’une loi inhérente, ces richesses appartiennent à celui qui les conquiert. Les grandes migrations sont parties de l’Est. Avec nous commence le reflux, d’Ouest en Est. C’est en conformité avec les lois de la nature. Par le biais de la lutte, les élites sont constamment renouvelées. La loi de la sélection naturelle justifie cette lutte incessante en permettant la survie des plus aptes. Le christianisme est une rébellion contre la loi naturelle, une protestation contre la nature. Poussé à sa logique extrême, le christianisme signifierait la culture systématique de l’échec humain. Hitler
Jésus a tout fichu par terre. Le Désaxé (Les braves gens ne courent pas les rues, Flannery O’Connor)
Le monde moderne n’est pas mauvais : à certains égards, il est bien trop bon. Il est rempli de vertus féroces et gâchées. Lorsqu’un dispositif religieux est brisé (comme le fut le christianisme pendant la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices qui sont libérés. Les vices sont en effet libérés, et ils errent de par le monde en faisant des ravages ; mais les vertus le sont aussi, et elles errent plus férocement encore en faisant des ravages plus terribles. Le monde moderne est saturé des vieilles vertus chrétiennes virant à la folie. Elles ont viré à la folie parce qu’on les a isolées les unes des autres et qu’elles errent indépendamment dans la solitude. Ainsi des scientifiques se passionnent-ils pour la vérité, et leur vérité est impitoyable. Ainsi des « humanitaires » ne se soucient-ils que de la pitié, mais leur pitié (je regrette de le dire) est souvent mensongère. G.K. Chesterton
L’inauguration majestueuse de l’ère « post-chrétienne » est une plaisanterie. Nous sommes dans un ultra-christianisme caricatural qui essaie d’échapper à l’orbite judéo-chrétienne en « radicalisant » le souci des victimes dans un sens antichrétien. (…) Jusqu’au nazisme, le judaïsme était la victime préférentielle de ce système de bouc émissaire. Le christianisme ne venait qu’en second lieu. Depuis l’Holocauste, en revanche, on n’ose plus s’en prendre au judaïsme, et le christianisme est promu au rang de bouc émissaire numéro un. René Girard
L’erreur est toujours de raisonner dans les catégories de la « différence », alors que la racine de tous les conflits, c’est plutôt la « concurrence », la rivalité mimétique entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c’est-à-dire le désir d’imiter l’autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde « différent » du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n’est pas dans cette « différence » qui l’éloigne le plus de nous et nous le rend inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. (…) Ce qui se vit aujourd’hui est une forme de rivalité mimétique à l’échelle planétaire. Lorsque j’ai lu les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d’emblée à un niveau qui est au-delà de l’islam, celui de la planète entière. Sous l’étiquette de l’islam, on trouve une volonté de rallier et de mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans leurs rapports de rivalité mimétique avec l’Occident. Mais les tours détruites occupaient autant d’étrangers que d’Américains. Et par leur efficacité, par la sophistication des moyens employés, par la connaissance qu’ils avaient des Etats-Unis, par leurs conditions d’entraînement, les auteurs des attentats n’étaient-ils pas un peu américains ? On est en plein mimétisme.Ce sentiment n’est pas vrai des masses, mais des dirigeants. Sur le plan de la fortune personnelle, on sait qu’un homme comme Ben Laden n’a rien à envier à personne. Et combien de chefs de parti ou de faction sont dans cette situation intermédiaire, identique à la sienne. Regardez un Mirabeau au début de la Révolution française : il a un pied dans un camp et un pied dans l’autre, et il n’en vit que de manière plus aiguë son ressentiment. Aux Etats-Unis, des immigrés s’intègrent avec facilité, alors que d’autres, même si leur réussite est éclatante, vivent aussi dans un déchirement et un ressentiment permanents. Parce qu’ils sont ramenés à leur enfance, à des frustrations et des humiliations héritées du passé. Cette dimension est essentielle, en particulier chez des musulmans qui ont des traditions de fierté et un style de rapports individuels encore proche de la féodalité. (…) Cette concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à un moment donné, sous une forme violente. A cet égard, c’est l’islam qui fournit aujourd’hui le ciment qu’on trouvait autrefois dans le marxisme. René Girard
Le christianisme (…) nous a fait passer de l’archaïsme à la modernité, en nous aidant à canaliser la violence autrement que par la mort.(…) En faisant d’un supplicié son Dieu, le christianisme va dénoncer le caractère inacceptable du sacrifice. Le Christ, fils de Dieu, innocent par essence, n’a-t-il pas dit – avec les prophètes juifs : « Je veux la miséricorde et non le sacrifice » ? En échange, il a promis le royaume de Dieu qui doit inaugurer l’ère de la réconciliation et la fin de la violence. La Passion inaugure ainsi un ordre inédit qui fonde les droits de l’homme, absolument inaliénables. (…) l’islam (…) ne supporte pas l’idée d’un Dieu crucifié, et donc le sacrifice ultime. Il prône la violence au nom de la guerre sainte et certains de ses fidèles recherchent le martyre en son nom. Archaïque ? Peut-être, mais l’est-il plus que notre société moderne hostile aux rites et de plus en plus soumise à la violence ? Jésus a-t-il échoué ? L’humanité a conservé de nombreux mécanismes sacrificiels. Il lui faut toujours tuer pour fonder, détruire pour créer, ce qui explique pour une part les génocides, les goulags et les holocaustes, le recours à l’arme nucléaire, et aujourd’hui le terrorisme. René Girard
On a commencé avec la déconstruction du langage et on finit avec la déconstruction de l’être humain dans le laboratoire. (…) Elle est proposée par les mêmes qui d’un côté veulent prolonger la vie indéfiniment et nous disent de l’autre que le monde est surpeuplé. René Girard
Tout le monde sait que l’avenir de l’idée européenne, et donc aussi de la vérité chrétienne qui la traverse, se jouera en Amérique du Sud, en Inde, en Chine, tout autant qu’en Europe. Cette dernière a joué, mais en pire, le rôle de l’Italie pendant les guerres du XVIe siècle : le monde entier s’y est battu. C’est un continent fatigué, qui n’oppose plus beaucoup de résistance au terrorisme. D’où le caractère foudroyant de ces attaques, menées souvent par des gens « de l’intérieur ». La résistance est d’autant plus complexe en effet que les terroristes sont proches de nous, à nos côtés. L’imprévisibilité de ces actes est totale. L’idée même de « réseaux dormants » vient corroborer tout ce que nous avons dit de la médiation interne, de cette identité des hommes entre eux qui peut soudain tourner au pire. (…) Le nombre croissant d’attentats en Irak est impressionnant. Je trouve étrange qu’on s’intéresse si peu à ces phénomènes qui dominent le monde, comme la guerre froide le dominait auparavant. Depuis quand ? On ne le sait même pas, au juste. Personne n’aurait pu imaginer, après l’effondrement du mur de Berlin, qu’on en serait là, à peine vingt ans plus tard. Ceci ébranle notre vision de l’histoire, telle qu’elle s’écrit depuis les Révolutions américaine et française, et qui ne tient pas compte du fait que l’Occident tout entier est défié, menacé par cela. On est obligé de dire « cela », parce qu’on ne sait pas ce que c’est. La révolution islamiste a été relancée avec des attentats contre deux ambassades en Afrique, sous la présidence de Bill Clinton. On a bien cherché, mais on n’a rien trouvé. (…) Les gens s’imaginent-ils vraiment dans quelle histoire ils sont entrés ? et de quelle histoire ils sont sortis ? Je n’ai plus grand-chose à dire à partir d’ici, parce que cette réalité est trop inconnue, et que notre réflexion connaît là ses limites. Je me sens, devant cela, un peu comme Hölderlin devant l’abîme qui le séparait de la Révolution française. Même à la fin du XIXe siècle, on se serait encore aperçu qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Nous assistons à une nouvelle étape de la montée aux extrêmes. Les terroristes ont fait savoir qu’ils avaient tout leur temps, que leur notion du temps n’était pas la nôtre. C’est un signe clair du retour de l’archaïque : un retour aux VIIe-IXe siècles, qui est important en soi. Mais qui s’occupe de cette importance, qui la mesure ? Est-ce du ressort des Affaires étrangères ? Il faut s’attendre à beaucoup d’imprévu dans l’avenir. Nous allons assister à des choses qui seront certainement pires. Les gens n’en resteront pas moins sourds. Au moment du 11 Septembre, il y a quand même eu un ébranlement, mais il s’est tout de suite apaisé. Il y a eu un éclair de conscience, qui a duré quelques fractions de seconde : on a senti que quelque chose se passait. Et une chape de silence est venue nous protéger contre cette fêlure introduite dans notre certitude de sécurité. Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce. Cette configuration historique est si nouvelle que nous ne savons par quel bout la prendre. Elle est bien une modalité de ce qu’avait aperçu Pascal : la guerre de la violence et de la vérité. Songeons à la carence de ces avant-gardes qui nous prêchaient l’inexistence du réel ! Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les Croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. Les points de vue des pays occidentaux constituent tout au plus pour les islamistes un décor sans importance. Ils pensent le monde occidental comme devant être islamisé le plus vite possible. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée ? N’y aurait-il pas là, malgré tout, quelque chose d’essentiellement islamique ? C’est une question qu’il faut avoir le courage de poser, quand bien même il est acquis que le terrorisme est un fait brutal qui détourne à son profit les codes religieux. Il n’aurait néanmoins pas acquis une telle efficacité dans les consciences s’il n’avait actualisé quelque chose de présent depuis toujours dans l’islam. Ce dernier, à la grande surprise de nos républicains laïcs, est encore très vivant sur le plan de la pensée religieuse. Il est indéniable qu’on retrouve aujourd’hui certaines thèses de Mahomet. Mais ce à quoi nous assistons avec l’islamisme est néanmoins beaucoup plus qu’un retour de la Conquête, c’est ce qui monte depuis que la révolution monte, après la séquence communiste qui aura fourni un intermédiaire. Le léninisme comportait en effet déjà certains de ces éléments. Mais ce qui lui manquait, c’était le religieux. La montée aux extrêmes est donc capable de se servir de tous les éléments : culture, mode, théorie de l’État, théologie, idéologie, religion. Ce qui mène l’histoire n’est pas ce qui apparaît comme essentiel aux yeux du rationaliste occidental. Dans l’invraisemblable amalgame actuel, je pense que le mimétisme est le vrai fil conducteur. Si l’on avait dit aux gens, dans les années 1980, que l’islam jouerait le rôle qu’il joue aujourd’hui, on serait passé pour dément. Or il y avait déjà dans l’idéologie diffusée par Staline des éléments para-religieux qui annonçaient des contaminations de plus en plus radicales, à mesure que le temps passerait. L’Europe était moins malléable au temps de Napoléon. Elle est redevenue, après le Communisme, cet espace infiniment vulnérable que devait être le village médiéval face aux Vikings. La conquête arabe a été fulgurante, alors que la contagion de la Révolution française a été freinée par le principe national qu’elle avait levé dans toute l’Europe. L’islam, dans son premier déploiement historique, a conquis religieusement. C’est ce qui a fait sa force. D’où la solidité aussi de son implantation. L’élan révolutionnaire accéléré par l’épopée napoléonienne a été contenu par l’équilibre des nations. Mais celles-ci se sont enflammées à leur tour et ont brisé le seul frein possible aux révolutions qui pointent. Il faut donc changer radicalement nos modes de pensée, essayer de comprendre sans a priori cet événement avec toutes les ressources que peut nous apporter l’islamologie. Le chantier est à entreprendre, et il est immense. J’ai personnellement l’impression que cette religion a pris appui sur le biblique pour refaire une religion archaïque plus puissante que toutes les autres. Elle menace de devenir un instrument apocalyptique, le nouveau visage de la montée aux extrêmes. Alors qu’il n’y a plus de religion archaïque, tout se passe comme s’il y en avait une autre qui se serait faite sur le dos du biblique, d’un biblique un peu transformé. Elle serait une religion archaïque renforcée par les apports du biblique et du chrétien. Car l’archaïque s’était évanoui devant la révélation judéo-chrétienne. Mais l’islam a résisté, au contraire. Alors que le christianisme, partout où il entre, supprime le sacrifice, l’islam semble à bien des égards se situer avant ce rejet. Certes, il y a du ressentiment dans son attitude à l’égard du judéo-christianisme et de l’Occident. Mais il s’agit aussi d’une religion nouvelle, on ne peut le nier. La tâche qui incombe aux historiens des religions, voire aux anthropologues, sera de montrer comment et pourquoi elle est advenue. Car il y a dans certains aspects de cette religion un rapport à la violence que nous ne comprenons pas et qui est justement d’autant plus inquiétant. Pour nous, être prêt à payer de sa vie le plaisir de voir l’autre mourir, ne veut rien dire. Nous ne savons pas si ces phénomènes relèvent ou non d’une psychologie particulière. On est donc dans l’échec total, on ne peut pas en parler. Et on ne peut pas non plus se documenter, car le terrorisme est une situation inédite qui exploite les codes islamiques, mais qui n’est pas du tout du ressort de l’islamologie classique. Le terrorisme actuel est nouveau, même d’un point de vue islamique. Il est un effort moderne pour contrer l’instrument le plus puissant et le plus raffiné du monde occidental : sa technologie. Il le fait d’une manière que nous ne comprenons pas, et que l’islam classique ne comprend peut-être pas non plus. Il ne suffit donc pas de condamner les attentats. La pensée défensive que nous opposons à ce phénomène n’est pas forcément désir de compréhension. Elle est même souvent désir d’incompréhension, ou volonté de se rassurer. Clausewitz est plus facile à intégrer dans un développement historique. Il nous fournit un outillage intellectuel pour comprendre cette escalade violente. Mais où trouve-t-on de telles idées dans l’islamisme ? Le ressentiment moderne, en effet, ne va jamais jusqu’au suicide. Nous n’avons donc pas les chaînes d’analogies qui nous permettraient de comprendre. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas possibles, qu’elles ne vont pas apparaître, mais j’avoue mon impuissance à les saisir. C’est pourquoi les explications que nous donnons sont souvent du ressort d’une propagande frauduleuse contre les musulmans. Nous ne savons pas, nous n’avons aucun contact, intime, spirituel, phénoménologique avec cette réalité. Le terrorisme est une violence supérieure, et cette violence affirme qu’elle va triompher. Mais rien ne dit que le travail qui reste à faire pour libérer le Coran de ses caricatures aura une quelconque influence sur le phénomène terroriste lui-même, à la fois lié à l’islam et différent de lui. On peut donc dire, de façon tout à fait provisoire, que la montée aux extrêmes se sert aujourd’hui de l’islamisme comme elle s’est servie hier du napoléonisme ou du pangermanisme. Le terrorisme est redoutable dans la mesure où il sait très bien s’articuler sur les technologies les plus mortifères, et ceci hors de toute institution militaire. La guerre clausewitzienne était une analogie encore imparfaite pour l’appréhender. Il est indéniable, en revanche, qu’elle l’annonçait. J’ai emprunté au Coran, dans La Violence et le Sacré, l’idée que le bélier qui sauve Isaac du sacrifice est le même que celui qui avait été envoyé à Abel pour ne pas tuer son frère : preuve que le sacrifice est là aussi interprété comme un moyen de lutter contre la violence. On peut en déduire que le Coran a compris des choses que la mentalité laïque ne comprend pas, à savoir que le sacrifice empêche les représailles. Il n’en reste pas moins que cette problématique a disparu dans l’islam, de la même manière qu’elle a disparu en Occident. Le paradoxe que nous devons donc affronter est que l’islam est plus proche de nous aujourd’hui que le monde d’Homère. Clausewitz nous l’a fait entrevoir, à travers ce que nous avons appelé sa religion guerrière, où nous avons vu apparaître quelque chose de très nouveau et de très primitif en même temps. L’islamisme est, de la même façon, une sorte d’événement interne au développement de la technique. Il faudrait pouvoir penser à la fois l’islamisme et la montée aux extrêmes, l’articulation complexe de ces deux réalités. L’unité du christianisme du Moyen Âge a donné la Croisade, permise par la papauté. Mais la Croisade n’a pas l’importance que l’islam imagine. C’était une régression archaïque sans conséquence sur l’essence du christianisme. Le Christ est mort partout et pour tout le monde. Le fait de concevoir les juifs et les chrétiens comme des falsificateurs, en revanche, est ce qu’il y a de plus irrémédiable. Ceci permet aux musulmans d’éliminer toute discussion sérieuse, toute approche comparative entre les trois religions. C’est une manière indéniable de ne pas vouloir voir ce qui est en jeu dans la tradition prophétique. Pourquoi la révélation chrétienne a-t-elle été soumise pendant des siècles à des critiques hostiles, aussi féroces que possible, et jamais l’islam ? Il y a là une démission de la raison. Elle ressemble par certains côtés aux apories du pacifisme, dont nous avons vu à quel point elles pouvaient encourager le bellicisme. Le Coran gagnerait donc à être étudié comme l’ont été les textes juifs et chrétiens. Une approche comparative révélerait, je pense, qu’il n’y a pas là de réelle conscience du meurtre collectif. Il y a, en revanche, une conscience chrétienne de ce meurtre. Les deux plus grandes conversions, celle de Pierre et celle de Paul, sont analogues : elles ne font qu’un avec la conscience d’avoir participé à un meurtre collectif. Paul était là quand on a lapidé Étienne. Le départ pour Damas se greffe sur ce lynchage, qui ne peut que l’avoir angoissé terriblement. Les chrétiens comprennent que la Passion a rendu le meurtre collectif inopérant. C’est pour cela que, loin de réduire la violence, la Passion la démultiplie. L’islamisme aurait très tôt compris cela, mais dans le sens du djihad. Il y a ainsi des formes d’accélération de l’histoire qui se perpétuent. On a l’impression que le terrorisme actuel est un peu l’héritier des totalitarismes, qu’il y a des formes de pensées communes, des habitudes prises. Nous avons suivi l’un des fils possibles de cette continuité, avec la construction du modèle napoléonien par un général prussien. Ce modèle a été repris ensuite par Lénine et Mao Tsé-Toung, auquel se réfère, dit-on, Al Qaida. Le génie de Clausewitz est d’avoir anticipé à son insu une loi devenue planétaire. Nous ne sommes plus dans la guerre froide, mais dans une guerre très chaude, étant donné les centaines, voire demain les milliers de victimes quotidiennes en Orient. Le réchauffement de la planète et cette montée de la violence sont deux phénomènes absolument liés. J’ai beaucoup insisté sur cette confusion du naturel et de l’artificiel, qui est ce que les textes apocalyptiques apportent peut-être de plus fort. L’amour s’est en effet « refroidi ». Certes, on ne peut pas nier qu’il travaille comme il n’a jamais travaillé dans le monde, que la conscience de l’innocence de toutes les victimes a progressé. Mais la charité fait face à l’empire aujourd’hui planétaire de la violence. Contrairement à beaucoup, je persiste à penser que l’histoire a un sens, qui est précisément celui dont nous n’avons cessé de parler. Cette montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle. J’en suis venu à un point décisif : celui d’une profession de foi, plus que d’un traité stratégique, à moins que les deux mystérieusement s’équivalent, dans cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence. J’ai toujours eu l’intime conviction que cette dernière participe d’une sacralité dégradée, redoublée par l’intervention du Christ venu se placer au cœur du système sacrificiel. Satan est l’autre nom de la montée aux extrêmes. Mais ce que Hölderlin a entrevu, c’est aussi que la Passion a radicalement transformé l’univers archaïque. La violence satanique a longtemps réagi contre cette sainteté qui est une mue essentielle du religieux ancien. C’est donc que Dieu même s’était révélé en son Fils, que le religieux avait été confirmé une fois pour toutes dans l’histoire des hommes, au point d’en modifier le cours. La montée aux extrêmes révèle, à rebours, la puissance de cette intervention divine. Du divin est apparu, plus fiable que dans toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, puisqu’ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s’agit pas seulement, de la part du christianisme, d’une condamnation morale exemplaire, mais d’un constat anthropologique inéluctable. Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. René Girard
C’est comme si les conservateurs pouvaient entendre cinq octaves de musique, mais les progressistes n’en percevaient que deux, à l’intérieur desquels ils sont devenus particulièrement exigeants. Jonathan Haidt
Tous les indicateurs montrent que l’exposition à la différence, les discours sur la différence et le fait d’applaudir la différence – autant de marques de fabrique de la démocratie libérale – sont les meilleurs moyens d’exaspérer ceux qui sont foncièrement intolérants. (…) Paradoxalement, il semblerait donc que le meilleur moyen de juguler l’intolérance envers la différence soit d’exhiber nos ressemblances, d’en discuter, de les applaudir. (…) Au bout du compte, rien n’inspire plus la tolérance chez l’intolérant qu’une abondance de croyances, de pratiques, de rituels, d’institutions et de processus communs et fédérateurs. Karen Stenner
The problem for liberals is that conservatives understand this better than they do. As one conservative friend put it, “it has taken modern science to remind liberals what our grandparents knew.” Ed Miliband’s difficulty is not so much that he is weird but that he is WEIRD. Yet help is at hand in the shape of a truly seminal book—out of that remarkable Amerian popular-science-meets-political-speculation stable—called The Righteous Mind by Jonathan Haidt. Like Steven Pinker, Haidt is a liberal who wants his political tribe to understand humans better. His main insight is simple but powerful: liberals understand only two main moral dimensions, whereas conservatives understand all five. (Over the course of the book he decides to add a sixth, liberty/oppression, but for simplicity’s sake I am sticking to his original five.) Liberals care about harm and suffering (appealing to our capacities for sympathy and nurturing) and fairness and injustice. All human cultures care about these two things but they also care about three other things: loyalty to the in-group, authority and the sacred. As Haidt puts it: “It’s as though conservatives can hear five octaves of music, but liberals respond to just two, within which they have become particularly discerning.” This does not mean that liberals are necessarily wrong but it does mean that they have more trouble understanding conservatives than vice versa. The sacred is especially difficult for liberals to understand. This isn’t necessarily about religion but about the idea that humans have a nobler, more spiritual side and that life has a higher purpose than pleasure or profit. If your only moral concepts are suffering and injustice then it is hard to understand reservations about everything from swearing in public to gay marriage—after all, who is harmed? Haidt and his colleagues have not just plucked these moral senses from the air. He explains the evolutionary roots of the different senses from a close reading of the literature but has also then tested them in internet surveys and face to face interviews in many different places around the world. Morality “binds and blinds,” which is why it has made it possible for human beings, alone in the animal kingdom, to produce large co-operative groups, tribes and nations beyond the glue of kinship. Haidt’s central metaphor is that we are 90 per cent chimp and 10 per cent bee—we are driven by the “selfish gene” but, under special circumstances, we also have the ability to become like cells in a larger body, or like bees in a hive, working for the good of the group. These experiences are often among the most cherished of our lives. One of my most politically liberal friends read this book and declared his world view to be transformed. Not that he was no longer a liberal but now “he couldn’t be so rude about the other side, because I understand where they’re coming from.” This will be music to Haidt’s ears as the book was written partly as an antidote to the more polarised American politics of the past 20 years, marked by the arrival of Bill Clinton and the liberal baby boomers onto the political stage. The American culture wars began earlier, back in the 1960s, with young liberals angry at the suffering in Vietnam and the injustice still experienced by African-Americans. But when some of them adopted a style that was anti-American, anti-authority and anti-puritanical, conservatives saw their most sacred values desecrated and they counter-attacked. Some conflicts are unavoidable and Haidt is not suggesting that liberals should stop being liberal—rather, that they will be more successful if instead of telling conservatives that their moral intuitions are wrong, they seek to shift them in a liberal direction by accommodating, as far as possible, their anxieties. For example, if you want to improve integration and racial justice in a mixed area, you do not just preach the importance of tolerance but you promote a common in-group identity. As Haidt puts it: “You can make people care less about race by drowning race differences in a sea of similarities, shared goals and mutual interdependencies.” (…) Post-liberalism, like the promised land of a post-racial politics, does not seek to refight old battles but to move on from victories won. Its concern is not to repeal equality laws, or reject the market economy, but rather to consider where the social glue comes from in a fragmented society. To that end, it acknowledges authority and the sacred as well as suffering and injustice. It recognises the virtues of particular loyalties—including nations—rather than viewing them as prejudices. And it seeks to apply these ideas to the economic as well as the social sphere. Much of this goes against the grain of an increasingly WEIRD and legalistic politics in Britain. The problem for the left has not so much been “rights without responsibilities” as rights without the relationships that help sustain them. If we are to be entangled in one another’s lives, for example as funders or recipients of social security, it helps to identify ourselves as part of a group. Meanwhile the right remains attached to its own form of abstract universalism, more concerned with the procedures of the market than what kind of society they have helped create. Some of the notions of loyalty, civility and respect that conservatives are so comfortable with in politics need to be reintroduced into the economic sphere. David Goodhart
Depuis toujours, dès que la France est affaiblie, les élites ont tendance à sacrifier la France et le peuple français à leurs idéaux universalistes. C’est très frappant. Vous verrez dans le livre. Je remonte le temps. Je suis remonté à l’évêque Cauchon et Jeanne d’Arc. On voit bien que cela a toujours été une tentation des élites françaises. Pour aller vite, depuis 1940, la France est très affaiblie. Et nous avons des élites qui ont décidé de jeter par-dessus bord la France et le peuple français au nom de l’Europe, des droits de l’homme et de l’universalisme. Macron est vraiment l’incarnation de ces élites-là. Il est passionnant, car c’est une espèce de quintessence chimiquement pure. Quand il dit : « Nous avons fait du mal », c’est déjà le discours de Chirac sur le Vel’ d’Hiv’ ou le discours de Hollande sur le Vel’ d’Hiv’ et en Algérie. Paul Thibaud avait écrit un très bon article qui faisait remarquer que, comme les politiques ne maîtrisaient plus rien, ils ont trouvé une posture qui consiste à dire du mal de nos ancêtres pour exister. (…) C’est la « révolte des élites » de Christopher Lasch à la fin des années 70. Il avait très bien vu cela aux États-Unis. C’est évidemment venu chez nous ensuite. (…) Je voulais montrer aux gens que tout cela était lié à une histoire millénaire et qu’il y avait des petites pierres comme dans Le Petit Poucet qu’on pouvait retrouver à chaque fois. Certaines époques nous ressemblent de plus en plus. Je retrouvais la phrase de René Girard dans son dernier livre qui disait : « Nous devons entrer dans une pensée du temps où Charles Martel et les croisades seront plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. » Je trouve cette phrase très frappante. Lorsque je dis cela, on dit que j’ai des obsessions et que je ne pense qu’à l’islam. Pourtant, ces paroles viennent de René Girard. Il a très bien compris que nous étions revenus dans un temps qui est celui des affrontements de civilisations entre chrétienté et islam, des guerres de religion et de la féodalité pré-étatique. (…) Ces pays de l’Est se révoltent, parce que la Hongrie a connu trois siècles d’occupation ottomane. C’est un roi polonais Jean III Sobieski , qui a arrêté les Ottomans à Vienne, en 1683. Il n’y a pas de hasard. Cette Histoire revient à une vitesse folle. Tout se remet en place pour nous rappeler à cette Histoire. (…) il y a effectivement un effet d’accumulation de toutes les crises du passé qui se concentrent aujourd’hui. C’est pour cette raison qu’il y a autant de pessimisme chez moi. L’idée même de roman national est finie. Je n’ai même pas essayé de refaire un roman national. La déconstruction des historiens qui, depuis cinquante ans, nous interdisent de parler de roman national était trop forte. Il n’en reste presque que des ruines. Si j’avais voulu faire un roman national, j’aurais fait une romance nationale. Ce n’est pas ce que j’ai fait. En revanche, j’ai voulu écrire une Histoire de France réaliste, non pas en fonction des idéaux et des populations d’aujourd’hui, mais en fonction de la réalité historique de l’époque. Aujourd’hui, les historiens ont décidé d’inventer une Histoire de France qui correspond à leurs obsessions et à leurs idéologies actuelles. Ils disent que j’ai des obsessions, mais les leurs sont : une histoire féministe, une histoire des minorités africaines et maghrébines, une histoire pacifiste, c’est-à-dire une histoire qui n’a jamais existé. Dans les livres d’histoire d’aujourd’hui, sur la Révolution française, il y a deux pages sur Olympe de Gouges, la grande militante féministe. Quand elle est guillotinée, en 93, par Robespierre, j’ai coutume de dire, pour plaisanter, que Robespierre ne sait même pas qu’il l’a fait guillotiner, tellement elle compte peu. Lors d’une émission sur France 2, mardi dernier, on a vu une grande fresque qui expliquait comment la France a été faite par les immigrés nord-africains et africains avec un grand manitou qui s’appelle de Gaulle. C’est une histoire inventée. (…) Ils sont tellement allés loin dans la diabolisation de Pétain et dans l’invention d’une histoire qui ne correspond plus à la réalité. Lorsqu’on repose le tableau de Pétain, de De Gaulle, de ce qu’était Vichy à l’époque et de ce qu’était 1940, que je dis que tout le monde se moquait, à l’époque, du statut des Juifs d’octobre 40, à Paris, à Vichy ou à Londres, et que les rats qui s’y intéressent disent « il a bien raison », car ils estiment à l’époque que les Juifs ont une responsabilité dans la défaite, j’ai l’impression de blasphémer. C’est tout simplement la réalité historique. On a tellement réinventé une histoire en disant que l’essentiel de la Seconde Guerre mondiale était la question juive qu’on tombe des nues quand je dis qu’à l’époque, personne n’en parlait. À Londres, ceux qui rejoignent le général de Gaulle sont d’accord avec Vichy là-dessus. Aujourd’hui, la réalité paraît blasphématoire. C’est extraordinaire. C’est pour dire la force inouïe de cette déconstruction historique. Pour moi, c’est le grand effacement de l’histoire pour correspondre au Grand Remplacement des populations. Eric Zemmour
La vérité biblique sur le penchant universel à la violence a été tenue à l’écart par un puissant processus de refoulement. (…) La vérité fut reportée sur les juifs, sur Adam et la génération de la fin du monde. (…) La représentation théologique de l’adoucissement de la colère de Dieu par l’acte d’expiation du Fils constituait un compromis entre les assertions du Nouveau Testament sur l’amour divin sans limites et celles sur les fantasmes présents en chacun. (…) Même si la vérité biblique a été de nouveau obscurcie sur de nombreux points, (…) dénaturée en partie, elle n’a jamais été totalement falsifiée par les Églises. Elle a traversé l’histoire et agit comme un levain. Même l’Aufklärung critique contre le christianisme qui a pris ses armes et les prend toujours en grande partie dans le sombre arsenal de l’histoire de l’Eglise, n’a jamais pu se détacher entièrement de l’inspiration chrétienne véritable, et par des détours embrouillés et compliqués, elle a porté la critique originelle des prophètes dans les domaines sans cesse nouveaux de l’existence humaine. Les critiques d’un Kant, d’un Feuerbach, d’un Marx, d’un Nietzsche et d’un Freud – pour ne prendre que quelques uns parmi les plus importants – se situent dans une dépendance non dite par rapport à l’impulsion prophétique. Raymund Schwager
L’éthique de la victime innocente remporte un succès si triomphal aujourd’hui dans les cultures qui sont tombées sous l’influence chrétienne que les actes de persécution ne peuvent être justifiés que par cette éthique, et même les chasseurs de sorcières indonésiens y ont aujourd’hui recours. La même force culturelle et spirituelle qui a joué un rôle si décisif dans la disparition du sacrifice humain est aujourd’hui en train de provoquer la disparition des rituels de sacrifice humain qui l’ont jadis remplacé. Tout cela semble être une bonne nouvelle, mais à condition que ceux qui comptaient sur ces ressources rituelles soient en mesure de les remplacer par des ressources religieuses durables d’un autre genre. Priver une société des ressources sacrificielles rudimentaires dont elle dépend sans lui proposer d’alternatives, c’est la plonger dans une crise qui la conduira presque certainement à la violence. Gil Bailie
Nous devons reconnaître le caractère révolutionnaire de la pensée paulinienne. Paul marquera profondément l’histoire de l’Occident en fondant un nouveau type de communauté que ne connaissaient ni le judaïsme ni le monde gréco-romain. La société qui se construit ainsi est marquée à la fois par son universalisme – elle est ouverte à tous – et par son pluralisme – elle n’abolit pas les différences entre les personnes, mais considère que ces différences ne créent pas de hiérarchie devant Dieu. L’Antiquité n’a jamais connu de société qui combine d’une telle façon l’universalisme et le pluralisme, l’ouverture à tous et la particularité de chacun. Le type de communauté que fonde Paul se démarque à la foi de l’universalisme centralisateur (empire romain) et du pluralisme discriminatoire (synagogue). Le Dieu de Paul est le Dieu de tous et de chacun. Daniel Marguerat
Inévitablement, nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d’une façon puérile, inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d’or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, »ses« femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu’il nous soit permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société. Virginia Woolf (1938)
Plus les femmes deviennent fortes, plus les hommes aiment le football. Mariah Burton Nelson (1994)
Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité. (…) Tout concourt ainsi à faire de l’idéal impossible de virilité le principe d’une immense vulnérabilité. C’est elle qui conduit, paradoxalement, à l’investissement, parfois forcené, dans tous les jeux de violence masculins, tels dans nos sociétés les sports, et tout spécialement ceux qui sont les mieux faits pour produire les signes visibles de la masculinité, et pour manifester et aussi éprouver les qualités dites viriles, comme les sports de combat. Pierre Bourdieu (1998)
The real core of the feminist vision, its revolutionary kernel if you will, has to do with the abolition of all sex roles – that is, an absolute transformation of human sexuality and the institutions derived from it. In this work, no part of the male sexual model can possibly apply. Equality within the framework of the male sexual model, however that model is reformed or modified, can only perpetuate the model itself and the injustice and bondage which are its intrinsic consequences. I suggest to you that transformation of the male sexual model under which we now all labor and « love » begins where there is a congruence, not a separation, a congruence of feeling and erotic interest; that it begins in what we do know about female sexuality as distinct from male – clitoral touch and sensitivity, multiple orgasms, erotic sensitivity all over the body (which needn’t – and shouldn’t – be localized or contained genitally), in tenderness, in self-respect and in absolute mutual respect. For men I suspect that this transformation begins in the place they most dread – that is, in a limp penis. I think that men will have to give up their precious erections and begin to make love as women do together. I am saying that men will have to renounce their phallocentric personalities, and the privileges and powers given to them at birth as a consequence of their anatomy, that they will have to excise everything in them that they now value as distinctively « male. » No reform, or matching of orgasms, will accomplish this. Andrea Dworkin (Our Blood: Prophecies and Discourses on Sexual Politics, 1976)
C’est le sens de l’histoire (…) Pour la première fois en Occident, des hommes et des femmes homosexuels prétendent se passer de l’acte sexuel pour fonder une famille. Ils transgressent un ordre procréatif qui a reposé, depuis 2000 ans, sur le principe de la différence sexuelle. Evelyne Roudinesco
Si j’étais législateur, je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de “mariage” dans un code civil et laïque. Le “mariage”, valeur religieuse, sacrale, hétérosexuelle – avec voeu de procréation, de fidélité éternelle, etc. -, c’est une concession de l’Etat laïque à l’Eglise chrétienne – en particulier dans son monogamisme qui n’est ni juif (il ne fut imposé aux juifs par les Européens qu’au siècle dernier et ne constituait pas une obligation il y a quelques générations au Maghreb juif) ni, cela on le sait bien, musulman. En supprimant le mot et le concept de “mariage”, cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n’a aucune place dans une constitution laïque, on les remplacerait par une “union civile” contractuelle, une sorte de pacs généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé.(…) C’est une utopie mais je prends date. Jacques Derrida
Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l’adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? C’est faire un distinguo qui est choquant. Pierre Bergé
Dans les couloirs du palais Bourbon, on m’opposa même « mais enfin qu’as-tu contre les gens qui s’aiment ? ». Comme si le critère absolu de bonheur pour un enfant était d’avoir été désiré, d’avoir déjà reçu des likes avant même d’avoir existé. Je me suis demandé qui serait finalement la victime : l’enfant né de PMA et ses questions existentielles ou celui issu de la méthode habituelle et son incompréhension de ne pas bénéficier des dernières avancées biotechnologiques et de ne pas faire partie de l’humanité augmentée qui se sera un peu « libérée » du joug du hasard. (…) Mais revenons à la vie intérieure, à l’amour et au bonheur si chers aux pro-PMA pour toutes, puisque c’est sur ce terrain dégoulinant qu’on a voulu nous laisser en hémicycle. Se sont-ils mis une fois à la place des enfants dont ils parlent ? Acclamant une vision essentialiste et marxiste, réduisant l’individu à une construction et faisant fi de la biologie et de son bagage génétique, ils pensent les gamètes comme un simple véhicule et un bien commun à partager, mais ils ne donnent pas les leurs pour autant. Je leur ai opposé ma vérité : moi JSF, né en Corée du Sud de parents coréens, adopté français par un couple caucasien, ma réalité génétique est un fait, que le miroir et les autres m’ont toujours renvoyé, dans ma chère Haute-Marne où j’ai grandi 17 années de ma vie. Je connais mon village de Marnay sur Marne et la forêt qui l’entoure comme ma poche certes et « je me sens bien du coin ». Mais je reste avec une morphologie asiatique. J’étais plus souple pour les arts martiaux. Mes yeux étaient bridés. Si un groupe de coréens me croise, il sait que je le suis quand bien même je me sens français. Les faits sont têtus. La biologie est là en coexistence avec l’acquis, c’est ce qui nous laisse égaux, pauvres ou riches, et cette liberté n’est contrainte que par une réalité, celle de deux gamètes du sexe opposé pouvant donner naissance à un nouveau-né. Le hasard du processus d’édition génétique, sélectionné par des milliards d’années d’évolution, permet de retrouver une chance à chaque génération de faire mieux dans notre humilité charnelle. Grandir dans une famille sans vraisemblance biologique de parentalité (novlangue pour dire que vous n’avez pas l’air d’être le fils de vos parents) n’est pas facile. Les questions existentielles du jour le jour d’un enfant qui ne connaît pas son ascendance sont douloureuses ; le regard de l’autre qui vous pense plus faible compte bien sûr pour vous enfermer dans ce schéma du « ah ça doit être dur », mais il n’y a pas que cela. Vous tournez autour du pot de vos origines et les approchez par des moyens détournés (je m’intéressais au Japon et à la Chine). Vous les rejetez en allant chercher d’autres cultures où le lien familial patriarcal ou matriarcal est fort pour chercher une solution de substitution (je me suis intéressé fortement aux cultures balkaniques, du Proche et du Moyen-Orient, à la mystique chrétienne et au judaïsme). Vous pouvez faire votre propre famille biologique, parfois tôt (j’ai eu la chance d’avoir mon premier enfant à 23 ans, beau garçon brillant de bientôt 13 ans aujourd’hui, mais les conditions familiales entre moi et sa maman n’étaient pas suffisamment solides pour une telle décision). J’ai toujours eu une fascination pour les grandes familles françaises aristocrates, pour celles qui ont fait l’histoire de France, avec des particules à l’envi. Même quand ils n’apprécient pas leurs familles, eux ont le choix de revendiquer leurs titres ou de laisser leur chevalière dans la table de nuit ; un enfant né sans père n’a pas d’autre option que l’ignorance. Voulons-nous réellement faire venir au monde de enfants qui naissent sans savoir d’où ils viennent ? Ceux qui veulent un enfant, parce que « j’y ai droit comme tout le monde », ne savent pas ce qu’est la souffrance d’un enfant qui cherche à qui il ressemble. Les parents adoptifs sont une construction sociale, les parents biologiques ne le sont pas, qu’on le veuille ou non. Cette construction sociale peut être une belle histoire, elle l’est souvent, elle n’en est pas moins un chemin très difficile. On se demande au passage pourquoi les facilités d’accès à l’adoption n’ont pas été d’abord discutées avant tout dans le débat parlementaire français. A moins que les gènes comptent finalement plus qu’ils ne le disent à celles qui veulent des enfants toutes seules ou en couples de femmes ? La PMA post-mortem a aussi failli passer à quelque chose près, c’est dire si le glissement est imminent. Voilà le message qu’on voudrait donner et les fausses promesses d’éternité. Cela fait aussi partie de la sagesse d’une société que d’accepter la mort et la finitude d’un parcours de vie. Quand je venais d’être adopté en France, la mère de mon épouse, s’est retrouvée accidentellement jeune veuve avec deux enfants en bas âge. Dans le même pays où les miens m’avaient abandonné et où les filles mères n’étaient pas bien vues et devaient souvent abandonner leurs enfants pour espérer trouver un nouveau mari : elle a fait le choix de donner une belle éducation à ses filles, de poursuivre son travail d’institutrice, avec l’aide de sa belle-famille qui ne l’a jamais abandonnée. Alors oui, il y aura toujours les types comme moi et d’autres self-made rebelles plus ou moins dans le droit chemin, que la situation adverse a rendus encore plus forts, les Benalla, les Steve Jobs, les Marilyn Monroe, les Edgar Allan Poe, les Malcolm X. Ils ont cette caractéristique d’être différents et de chercher à continuer à l’être, tout en cherchant l’amour impossible de ceux qui sont trop normaux pour les comprendre. Mais il y aura surtout beaucoup de douleur, de problèmes jamais résolus, de plongée dans l’enfer, de retrouvailles souvent impossibles avec les origines. Cela implique déjà des millions de personnes adoptées. Et demain des millions de personnes issues de la PMA se poseront les leurs. Mais aussi, ceux qui ne seront pas du club Pimp my Baby, reprocheront à leurs parents d’être de faibles humains non améliorés. L’histoire de l’homme est de se demander d’où il vient, où et qui il est, et où il va. Sa rationalité s’égare quand il s’agit de vie et de mort ou de reproduction. Les mécanismes évolutionnistes à l’œuvre sont complexes et difficiles à comprendre, ils poussent irrationnellement vers ce dessein de survie à elle-même de l’humanité depuis qu’elle est. A condition qu’elle n’aille pas aujourd’hui vers la précipitation de sa destruction via la biotechnologie de la naissance, à trop craindre de périr. Joachim Son-Forget
Si les forêts tropicales méritent notre protection, l’homme (…) ne la mérite pas moins (…) Parler de la nature de l’être humain comme homme et femme et demander que cet ordre de la création soit respecté ne relève pas d’une métaphysique dépassée. Benoit XVI
Nous sommes entrés dans un mouvement qui est de l’ordre du religieux. Entrés dans la mécanique du sacrilège : la victime, dans nos sociétés, est entourée de l’aura du sacré. Du coup, l’écriture de l’histoire, la recherche universitaire, se retrouvent soumises à l’appréciation du législateur et du juge comme, autrefois, à celle de la Sorbonne ecclésiastique. Françoise Chandernagor
Toutefois, ces formes radicales de refus du réel restent marginales et relativement exceptionnelles. L’attitude la plus commune, face à la réalité déplaisante, est assez différente. Si le réel me gêne et si je désire m’en affranchir, je m’en débarrasserai d’une manière généralement plus souple, grâce à un mode de réception du regard qui se situe à mi-chemin entre l’admission et l’expulsion pure et simple : qui ne dit ni oui ni non à la chose perçue, ou plutôt lui dit à la fois oui et non. Oui à la chose perçue, non aux conséquences qui devraient normalement s’ensuivre. Cette autre manière d’en finir avec le réel ressemble à un raisonnement juste que viendrait couronner une conclusion aberrante : c’est une perception juste qui s’avère impuissante à faire embrayer sur un comportement adapté à la perception. Je ne refuse pas de voir, et ne nie en rien le réel qui m’est montré. Mais ma complaisance s’arrête là. J’ai vu, j’ai admis, mais qu’on ne m’en demande pas davantage. Pour le reste, je maintiens mon point de vue, persiste dans mon comportement, tout comme si je n’avais rien vu. Coexistent paradoxalement ma perception présente et mon point de vue antérieur. Il s’agit là moins d’une perception erronée que d’une perception inutile. Clément Rosset
G. K. Chesterton (…) insiste sur le caractère parasitique du monde moderne, qui vit de principes, de biens et de conquêtes intellectuelles, spirituelles et morales qui lui sont antérieurs. (…) L’idée fondamentale de ce livre, qui se reflète aussi à travers le titre, est que les biens intellectuels et moraux dont nous vivons ont tendance à se dissoudre lorsqu’ils sont plongés dans un milieu moderne, et fleurissent lorsqu’ils sont replacés dans le contexte prémoderne qui les a hébergés. (…) En raison de son mantra “du passé faisons table rase”, de cette volonté de repartir de zéro en balayant les héritages du passé. J’analyse tout particulièrement cela dans le Règne de l’homme. Il s’agit de suspendre tout ce dont on vivait pour construire sur une base entièrement nouvelle, ou de détourner le capital des mondes anciens pour servir les nouveaux buts de ce monde moderne. Dans les Déshérités, ou l’urgence de transmettre, François-Xavier Bellamy identifie les trois auteurs correspondant aux trois étapes de répudiation de l’héritage : Descartes, Rousseau et Bourdieu. On a ainsi progressivement perdu le sens de la continuité et du développement. Pourtant, j’estime que la continuité devrait être l’un des droits les plus fondamentaux de l’humanité, pour reprendre la formule de Charles Dupont-White, « la continuité est un droit de l’homme ». Il ne s’agit pas d’exalter un fixisme mais de ne pas perdre le contact avec ce qui nous a faits et de faire que l’héritage et les beautés du passé enrichissent l’avenir. Car qu’on le veuille ou non, nous sommes des héritiers. Les physiciens expliquent d’ailleurs que les atomes qui font nos corps sont apparus quelques secondes après le big bang. Bien entendu, cela ne signifie pas que l’histoire serait notre code, mais cela demande un certain respect pour ce qui a été, ne serait-ce que pour ne pas scier la branche de l’arbre sur laquelle nous sommes assis. La continuité est la condition de la continuation : si on se coupe de tout ce qui nous précède, on est obligé de s’arrêter pour panne sèche. C’est ce qui me fait donner une acception positive au terme “tradition”. La tradition a, en effet, un avantage : elle a abouti à nos personnes. En revanche, il n’est pas certain que nos modes de vie contemporains puissent produire un avenir. (…) Certes, il y a une prise de conscience en matière d’ écologie mais, en ce qui concerne la disparition des pratiques culturelles, ce niveau de conscience est dans les limbes. Notamment quand on voit la façon dont on se débarrasse des grands écrivains français, de moins en moins étudiés à l’école. Au moins, les classes préparatoires littéraires, si elles ne donnent évidemment pas la connaissance de l’ensemble de l’histoire littéraire, ont l’avantage de faire découvrir l’existence d’auteurs de plus en plus oubliés. Elles donnent la carte du pays de la culture. [ce refus de la continuité] provient du rêve de ne pas dépendre d’autre chose que soi. De l’idée d’autonomie comprise de travers par rapport à sa signification philosophique, qui est d’“être capable d’avoir accès soi-même à la loi”. Cela ne veut pas dire n’en faire qu’à sa tête, c’est même presque le contraire, car n’en faire qu’à sa tête met à la merci de tous ses désirs et entraîne ainsi une perte de liberté. Mais la liberté que comprennent beaucoup de nos contemporains est celle de la chute libre de la pierre ou encore de la liberté du taxi vide, qui ne va nulle part et que n’importe qui peut prendre et mener où il veut tant qu’il peut payer. (…) L’idée d’un progrès irrésistible qui nous mènerait, que nous le voulions ou non, vers des “sommets radieux”, pour parler comme Staline. Elle fait d’ailleurs système avec l’idée de “projet” : je détermine désormais ce que je vais être. Il s’agit d’une confusion grossière. Il y a eu, ces derniers siècles, un accroissement de nos connaissances et une augmentation de notre pouvoir d’agir sur l’extérieur (la technologie). L’idée de progrès est alors née au XVIIIe siècle, quand on s’est dit que de ces augmentations allait découler nécessairement une amélioration des régimes politiques. Et que de cette amélioration des régimes allait découler, quasi automatiquement, une élévation du niveau moral de l’humanité. Le XIXe siècle a orchestré cela, puis le XXe siècle, avec deux guerres mondiales et des génocides qui ont fait de ce siècle le nadir de tous les siècles, est venu briser cette illusion. Les gens un peu intelligents en Europe ont alors cessé de croire que nous étions sur un tapis roulant qui nous mènerait vers les “lendemains qui chantent”. Mais l’idée reste dans les milieux populaires, car on se scandalise que la vie ne s’améliore pas, comme si le temps travaillait pour nous. Certains surfent sur cette idée tenace : on essaye de nous vendre des réformes dites “sociétales” en affirmant qu’elles constituent des avancées. Mais qui nous dit qu’elles avancent dans le bon sens ? (…) l’État, selon sa propre logique, a intérêt à être la seule instance vers laquelle puisse se tourner un individu isolé. L’existence de la famille, de tout corps intermédiaire est un obstacle à l’action de l’État. Car pour l’État, on doit recevoir ce que l’on mérite, ni plus ni moins. Or cela ne se passe pas ainsi au sein de la famille : on aime ses enfants quoi qu’ils fassent. La logique de la famille n’est pas celle de l’État et encore moins celle du marché. Pour ce dernier, la situation idéale est celle du consommateur isolé qui fait ses courses au supermarché et qui n’a d’autres soucis que de minimiser la dépense et maximiser le gain. (…) Loin d’être l’époque obscurantiste que l’on cherche souvent à nous dépeindre, le Moyen Âge fut une période au cours de laquelle grandeur et misère, innovation et conservation n’ont cessé de se mêler. Je ne me fais aucune illusion sur le Moyen Âge réel : les gens étaient aussi bêtes et méchants qu’avant et que nous maintenant – ce qui n’est pas peu dire ! Je ne crois pas du tout au progrès linéaire. Mais il y existait un rattachement à la transcendance, en particulier au sein des élites, qui donnait sens et orientait l’existence. Les vertus étaient présentes sous leur forme originelle et n’avaient pas encore subi les distorsions de la modernité. L’autre Moyen Âge possible qui s’offre à nous est l’islam, sous sa forme la plus bête : une loi divine qu’on ne discute pas mais que l’on fait appliquer et qui régit tous les domaines de la vie humaine. À nous de voir quel Moyen Âge nous choisirons. Mais si ce pas en arrière n’est pas fait, nous allons disparaître, car nous n’aurons plus de raisons réelles d’exister ou de perpétuer l’espèce humaine. [l’athéisme] Il faut déjà lui concéder que la science n’a pas besoin de ce que Laplace appelait “l’hypothèse Dieu” pour élaborer une description rigoureuse de l’univers : il suffit de trouver les lois mathématiques qui le gouvernent. Par ailleurs, en politique, on peut construire un système dans lequel la croyance est rejetée dans le domaine privé : il suffit de mettre au point une sorte de gentleman’s agreement dans lequel personne n’aura intérêt à faire du mal à son prochain. Je ne suis d’ailleurs pas certain que ce système, qui s’est mis en place par étapes, puisse perdurer sur le long terme. En revanche, l’athéisme se trouve sans réponse quand il s’agit de justifier le pourquoi de l’existence d’un être capable de faire de la science et de la politique. Il se trouve incapable de répondre à l’interrogation : pourquoi est-il bon que les hommes existent ? Car pour justifier cette existence, il faut un point de référence extérieure sur lequel s’appuyer. Quelqu’un qui nous dise : “Choisis la vie !” Rémi Brague
51% of Americans think the First Amendment is outdated and should be rewritten. The First Amendment protects your right to free speech, free assembly, and freedom of religion, among other things. 48% believe “hate speech” should be illegal. (“Hate speech” is not defined—we left it up to the individual participant.) Of those, about half think the punishment for “hate speech” should include possible jail time, while the rest think it should just be a ticket and a fine. 80% don’t actually know what the First Amendment really protects. Those polled believed this statement is true: “The First Amendment allows anyone to say their opinion no matter what, and they are protected by law from any consequences of saying those thoughts or opinions.” It’s actually not true. The First Amendment prevents the government from punishing you for your speech (with exceptions such as yelling “fire” in a crowded area to induce panic). But more broadly, freedom of speech does not mean you are protected from social consequences for your speech. You may have the right to say something extreme or hateful and not get thrown in jail, but others in society have the right to shun you. What explains these results? We believe there are at least two factors at play. One is the obvious polarization of politics and the media. While many who identify as conservative may dislike the reporting of CNN and would likely favor sanctions for “fake news,” many progressives or liberals may feel the same way towards Fox News. Second, we hear much about “hate speech.” Although the term is never defined, most agree that it should be opposed, rebuked, and criticized. But should it be punished by the government? If the government is in charge of determining what is hate speech, then it inevitably becomes political—a weapon that can be used to punish people on the other side of an issue. Campaign for free speech
Il existe en effet des enjeux qui ne peuvent être traités sous l’empire du «en même temps». Et la laïcité en fait partie! Sur l’immense majorité des sujets, on peut prendre «en même temps» des mesures de droite et de gauche: sur la fiscalité, sur la politique sociale… Mais il existe des enjeux politiques fondamentaux sur lesquels c’est impossible. Sur ce sujet, on ne peut pas être «en même temps» d’accord avec Aurélien Taché et Jean-Louis Bianco d’un côté, et de l’autre avec Marlène Schiappa ou Jean-Michel Blanquer par exemple, il faut choisir une vision, une orientation. Le chef de l’État sait parfaitement que la laïcité ne se résume pas à la loi de 1905. Le principe avant même le mot trouve son origine pendant la Révolution française et prend toute sa force au moment de la fondation de l’école publique dans les années 1880. La laïcité ne renvoie pas seulement à la liberté de conscience et de culte (article 1er de la loi de 1905) et à la séparation des Églises et de l’État (prévue à l’article 2 et organisée par les articles suivants) ; il ne s’agit pas uniquement de principes juridiques mais aussi de garanties politiques. La laïcité est le pilier de l’identité collective française contemporaine: elle organise notre rapport à la liberté et à l’égalité, et elle contribue à définir notre citoyenneté, notre commun. Or Emmanuel Macron ne répond pas aux interrogations qui traversent aujourd’hui la société française de manière architectonique sur tous ces enjeux. Comme s’il les laissait délibérément de côté afin de ne pas avoir à trancher entre les grandes orientations possibles qui s’ordonnent autour d’interprétations divergentes de la laïcité. (…) Schématiquement, il y a d’un côté un courant que l’on peut qualifier de libéral, au sens contemporain du libéralisme globalisé d’origine américaine, tolérantiste et multiculturaliste, qu’incarne bien le député Aurélien Taché par exemple au sein de La République en Marche. Ce courant vise à faire entrer la laïcité française dans le moule de ce libéralisme aujourd’hui dominant. Dans cette perspective, l’idée fondamentale est que toutes les opinions, tous les choix individuels, sont légitimes dès lors qu’ils sont adoptés librement, c’est la liberté définie par «c’est mon choix». Ce qui donne une laïcité réduite à son principe de liberté comme droit, sans responsabilité ni devoir collectifs. C’est une laïcité individualiste sans élément permettant de construire le commun ; elle concerne l’individu et non le citoyen. Une telle conception est très éloignée de la laïcité telle qu’elle a été pensée et construite en France, elle ne mérite d’ailleurs pas le nom de laïcité, c’est un usage abusif du terme qui est fait par ceux qui s’en réclament. (..) Au sens général, philosophique ou politique, la laïcité englobe toutes ces dimensions! Sur le plan cultuel, elle permet de répondre à de nombreuses questions: faut-il autoriser les processions ou les prières de rue, les crèches dans les mairies, les réunions publiques dans les lieux de culte, certains financements publics dans des lieux de culte?… C’est ce qu’on appelle la «police des cultes». Mais la laïcité, c’est aussi un enjeu culturel! Lorsque le chef de l’État déclarait, face à Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin, que «le voile n’est pas conforme à la civilité dans notre pays», il reconnaissait que la laïcité dépasse la seule régulation des cultes, qu’elle touche à ce qui nous est commun, aux fondements de ce qui fait de nous des Français et non des Anglais, des Allemands ou des Américains. Il faut donc être à la fois extrêmement clair et précis sur un tel sujet. La confusion, c’est de dire que la laïcité se limiterait à une question purement juridique, et donc qu’on se refuse à l’invoquer dès lors qu’une pratique n’est pas interdite au sens strict par une loi. Outre que le droit n’est pas lui-même toujours parfaitement défini – les travaux sur les frontières et les zones grises en la matière de mes collègues juristes spécialistes de ce sujet, Gwénaèle Calvès ou Frédérique de la Morena l’ont bien montré -, la laïcité est aussi et sans doute même avant tout un principe philosophique et politique. Ce qui n’en fait pas pour autant une doctrine ou une idéologie, contrairement à ce qu’opposent régulièrement à ses partisans ceux qui voudraient en amoindrir la portée. Ainsi, lorsque l’on défend la laïcité comme élément fondamental de notre commun, on est vite accusé d’être un «laïcard», de vouloir s’en prendre aux religions dans l’espace public notamment, au nom de je ne sais quelle idée, comme si l’on voulait à tout prix renvoyer les laïques vers l’athéisme ou l’anticléricalisme, comme si l’on était un disciple d’Émile Combes! N’en déplaise à tous les tenants de la normalisation libérale que j’évoquais plus haut, on peut parfaitement être républicain et en faveur de la liberté la plus étendue possible, mais une liberté qui s’applique et concerne d’abord les citoyens, et non les individus. Une liberté qui permet d’organiser le corps social et non de le diviser voire de le dissoudre. (…) La laïcité est l’une des réponses possibles à cette préoccupation que l’on retrouve dans de nombreux contextes nationaux aujourd’hui, c’est la réponse française, celle de la politique de civilisation que nous avons choisie et que nous devons continuer de choisir, collectivement, entre citoyens. Elle s’est forgée tout au long de notre histoire, et elle forge notre identité commune. C’est elle qui permet de donner un sens à toutes nos différences, culturelles ou religieuses notamment, en laissant à chacun la plus grande liberté possible et en assurant la protection des citoyens vis-à-vis non seulement des empiétements toujours possibles de l’État mais aussi, on l’oublie souvent, des autres individus ou des communautés sur notre propre liberté, tout spécialement en matière religieuse. Ainsi, en matière religieuse, la neutralité de l’État sert-elle à nous protéger, en tant que citoyen, de l’État lui-même bien évidemment ; mais elle sert aussi et indissociablement à protéger chacun d’entre nous de nos coreligionnaires le cas échéant ou plus largement de toute croyance ou pratique que l’on voudrait nous imposer dans la société. La laïcité est une liberté publique. Dans les systèmes hérités du droit anglo-saxon, cette protection est laissée aux individus eux-mêmes, au fonctionnement de la société civile, et en particulier aux communautés religieuses qui y évoluent librement, on parle alors de liberté civile. Il s’agit de deux modèles, de deux manières différentes de comprendre la liberté. Or aujourd’hui, notre modèle français et républicain est très minoritaire parmi les démocraties occidentales et sous la pression à la fois des représentations culturelles venues des États-Unis et d’un droit d’inspiration anglo-saxonne. D’où l’attention permanente portée aux droits individuels, à la satisfaction des revendications identitaires promues par les représentants de «minorités» qui se définissent comme victimes de l’oppression majoritaire. Dans le cas de l’islam dans les pays occidentaux, cela conduit le plus souvent à une forme d’inversion du combat laïque: l’exigence que l’on applique au christianisme (religion majoritaire) n’est pas la même que celle que l’on applique à l’islam. Or pour un républicain laïc, tout le monde est citoyen avant d’être chrétien, musulman, juif, athée, etc., et les individus sont protégés comme citoyens, pas comme croyants. C’est ce point précis que les tenants d’une laïcité libérale telle que définie ci-dessus ne veulent pas voir ou ne veulent pas comprendre, par aveuglement ou par idéologie. C’est pourtant fondamental à l’âge identitaire si l’on veut continuer de construire du commun plutôt que de se recroqueviller sur telle ou telle de nos différences. Laurent Bouvet
Les questions d’identité collective (laïcité, place de l’Islam, immigration…) divisent profondément la majorité. Il sera très difficile au président de la République de clarifier la ligne en la matière. Il a en effet besoin de l’ensemble de sa majorité, composée de lignes irréconciliables sur ces questions, pour pouvoir continuer son action et évidemment être réélu en 2022. Le plus probable est donc qu’il tentera de ménager les contraires, de continuer une forme de «en même temps». Le problème est que sur ce type d’enjeux, il n’y a pas de « en même temps » qui tienne, en tout cas pas aux yeux de nos concitoyens. Précisément parce que ce sont des enjeux d’identité qui impliquent des conceptions essentielles de ce que nous sommes et de ce que nous voulons faire ensemble, comme Français. C’est le plus grand danger politique pour le chef de l’État qui a construit sa victoire à la présidentielle et sa majorité sans avoir à traiter de ces enjeux. Ceux qui l’ont rejoint, que ce soit par conviction ou par opportunisme, n’y ont pas plus prêté attention. Or on ne peut ignorer, politiquement, de telles questions. On vit aujourd’hui le retour du boomerang. (…) Qu’on pense simplement ici à l’inversion spectaculaire du principe de liberté qui consiste à dire que c’est le port du voile qui rend la femme libre! La responsabilité de tous ceux qui appuient ou corroborent cette inversion, à gauche, chez les féministes, parmi les intellectuels, dans les médias… est immense. Ils minent les fondements mêmes de notre société tels qu’ils ont été refondés avec les Lumières. Au nom d’une vision profondément biaisée de l’émancipation, qui serait réservée uniquement à certaines catégories de population eu égard à leurs identités d’origine, ils sapent la possibilité même d’une humanité commune. C’est cette démarche, essentialiste, identitaire, réductionniste… qui stigmatise et exclut les femmes musulmanes. Laurent Bouvet
Article après article, avec un bonheur incertain, je m’essaie de faire comprendre à mes contemporains que nous vivons un temps médiatique névrotique et même schizophrénique. J’essaie aussi d’expliquer que cette névrose profonde provient d’un antiracisme dévoyé, lui-même issu d’un antinazisme devenu fou. Le courant médiatique islamo-gauchiste considère encore que qui touche l’islamisme touche l’islam et qui touche l’islam touche tous les musulmans. La folle quinzaine qui commença par le drame de quatre policiers assassinés par un islamiste à la préfecture de Paris pour s’achever par un psychodrame disproportionné autour d’une femme voilée à la vie paraît-il gâchée en est la triste et énième illustration. Tellement prévisible également. Qu’on me permette de citer la conclusion de la chronique que j’ai publiée dans ces mêmes colonnes le 7 octobre dernier : «Mais pas d’illusions, le réel sera vite à nouveau rattrapé par le virtuel. Aujourd’hui l’heure est encore à la colère avec la mise en accusation du laxisme envers les islamistes. Demain, viendra l’oubli des victimes quand elles reposeront dedans la guerre froide. Après-demain, un nouveau pilori sera dressé pour ceux qui font radicalement le procès de l’islam radical. Le jour d’après, sera jour d’attentat.» Nous avons donc connu le troisième jour: celui de la victimisation à l’envers. C’était un jour forcément nécessaire. La France était la seule victime, les Français étaient en colère, l’islamisme coupable était montré du doigt. Comme à chaque fois, le courant médiatique que je ne peux nommer autrement qu’islamo-gauchiste mais qui par capillarité a contaminé depuis des lustres l’inconscient collectif bien au-delà de l’islam et bien au-delà du gauchisme, considère encore que qui touche l’islamisme touche l’islam et qui touche l’islam touche tous les musulmans. Le prétexte de la sortie funeste et maladroite de Julien Odoul au sein d’une assemblée territoriale mettant en cause une femme voilée en présence de son enfant affolé n’était pas mal trouvé. Une pétition dans Le Monde donnait le la à la musique de la victimisation frénétique. La névrose médiatique faisait le reste. Une pétition dans Le Monde signée notamment par des artistes à la réflexion politique étroite mais à la morale esthétique infinie donnait le la à la musique de la victimisation frénétique. Notre président de la République, illustra jusqu’à la perfection son ambivalence hybride qui se mariait harmonieusement avec l’esprit schizophrénique du temps. Au premier jour de l’assassinat des quatre authentiques martyrs de l’islamisme, Monsieur Macron n’hésitait pas à appeler martialement au devoir de «vigilance» contre «l’hydre islamiste». J’écrivais alors que l’exercice s’avérerait périlleux dans la pratique, au regard du surmoi prétendument antiraciste. Je ne croyais pas si bien écrire: dans un article du Figaro daté du 16 octobre («Détection de la radicalisation à l’université: un sujet délicat») Marie-Estelle Pech raconte comment l’université de Cergy-Pontoise a été contrainte, après protestations, de regretter un appel à la vigilance dans lequel on considérait par courriel comme inquiétants le fait, notamment , qu’un étudiant ou un fonctionnaire dédaignerait l’autorité des femmes ou porterait «une djellaba, ou un pantalon dont les jambes s’arrêtent à mi-mollets». Frédérique Vidal, notre ministre de l’enseignement supérieur aura été de ceux qui auront condamné cette vigilance politiquement osée. Au demeurant, l’université de Cergy-Pontoise aura été bien naïve de prendre le discours présidentiel à la lettre et de ne pas donner du temps psychodramatique aux temps dramatiques. Dès que le psychodrame de la femme voilée s’empara des esprits tourmentés et que celle-ci déclarait à ce CCIF proche des Frères musulmans qui traque l’islamophobie «qu’on avait gâché sa vie», notre président vigilant appelait désormais les Français à la vigilance non plus contre l’hydre islamiste mais contre cette vieille hydre de la «stigmatisation». Je défie cependant qui que ce soit de me mettre sous les yeux la moindre déclaration d’un seul membre de l’Assemblée nationale élue par les Français incriminant l’ensemble de la population musulmane en tant que responsable des attentats islamistes. Ou que l’on me montre la moindre agression physique d’un salaud exalté contre une femme voilée. Dans la réalité, le seul agitateur d’une stigmatisation imaginaire s’appelle Emmanuel Macron. Il était pourtant à la portée de l’intelligence présidentielle de comprendre que c’est précisément cette victimisation imaginaire qui est depuis longtemps l’une des matrices de la radicalisation islamique et de ses conséquences. Tant il est caractéristique de l’esprit humain de se persuader sincèrement que l’on est une victime. A fortiori lorsque de grands esprits vous l’affirment. Il en faudra encore des victimes avant que le jour de l’attentat réel ne soit pas suivi de la victimisation nécessaire au fantasme virtuel. Gilles William Goldnadel
Même s’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, les choses ont évolué. Toutefois, cela n’ est pas suffisant pour une certaine partie de la gauche qui estime que l’échelle des privilèges doit être inversée. Dans cette vision du monde, les groupes qui étaient auparavant marginalisés devraient maintenant être privilégiés et inversement. Comme la situation a été trop injuste pendant très longtemps, des gens de gauche bien intentionnés s’attellent à réparer toutes les inégalités en même temps, ce qui conduit à une sorte de période jacobine de rectitude morale (mais sans la guillotine), un concept familier aux lecteurs français. Telle est la bataille qui se déroule en Amérique aujourd’hui. La gauche est perçue comme trop sensible et la droite comme ignorante et anhistorique. Ces deux manières de les présenter recèlent, chacune, une part de vérité. Pour un écrivain, ce contexte est troublant. Alors que les jugements critiques émanaient autrefois de la seule droite, ils émergent aujourd’hui avec la même vigueur, voire avec plus de virulence, de la gauche qui, tout en prétendant abhorrer l’héritage de Staline, n’est que trop heureuse d’imiter son approche de la culture. Aux États-Unis, existent désormais deux phénomènes : la call-out culture (culture de la dénonciation), qui signifie que si une personne fait une déclaration perçue comme une chose à ne pas dire, elle se fera lyncher sur Twitter, mais aussi la cancel culture (littéralement «culture de l’effacement »), une version encore plus acerbe de la call-out culture, dont le but est littéralement de ruiner la carrlère de la personne en question. La situation est intenable et manque cruellement d’humour. L’humour fait, à présent, l’objet d’une surveillance étroite. La police de l’humour est partout, ce qui tombe plutôt bien puisqu’un clown occupe la Maison-Blanche. (…) À gauche, il existe toutes sortes de tests de pureté conçus pour déterminer si quelqu’un est suffisamment woke (éveillé, conscient des injustices qui pèsent sur les minorités, NDRL), une expression qui s’est répandue depuis que j’ai commencé à écrire le livre et qui signifie, globalement, être favorable au programme de l’ extrême gauche. À l’heure actuelle, aux États-Unis, la « gauche éveillée » est en conflit avec les progressistes traditionnels et ma crainte est que cette lutte fratricide pourrait conduire à la réélection de Trump. (…) Bien que les réseaux sociaux aient leur utilité (je vais tweeter un lien vers cette interview!), ils sont, en grande partie, un ramassis de déchets toxiques et l’un des aspects les plus inacceptables de ce nouveau monde dans lequel nous vivons est le lynchage qui s’y déroule. « Lyncher » est un mot profondément chargé d’histoire aux États- Unis, pour des raisons évidentes, mais en tant que verbe qui décrit une exécution extrajudiciaire métaphorique, il est difficile de trouver mieux. Puisque la culture de la honte reste particulièrement ancrée dans le pays (à l’exception de Donald Trump qui n’a honte de rien), se faire lyncher sur les réseaux sociaux reste un véritable problème pour la plupart des gens à qui cela arrive. (…) L’un des effets secondaires regrettables de ce phénomène est que les écrivains et les artistes s’autocensurent désormais, bien plus qu’ils ne l’auraient probablement fait avant l’ avènement de Twitter et de ses esprits prompts à s’enflammer. C’est un contexte difficile pour les personnes créatives et cela nous ramène à votre question précédente sur le politiquement correct. La gauche et la droite sont tout aussi coupables d’essayer de détruire des gens sur les réseaux sociaux, mais il faut bien avouer que, dans cet exercice, la gauche est bien meilleure. Seth Greenland
En Amérique, chaque saison universitaire apporte désormais son épisode à la chronique ubuesque de la vie des campus et de la frénésie idéologique robespierrienne de ses « justiciers sociaux ». En 2017, les errements du collège Evergreen, dans l’État de Washington, avaient défrayé la chronique, quand un professeur de biologie, Bret Weinstein, progressiste déclaré, fut pris à partie pour avoir refusé de participer à « une journée de l’absence » blanche organisée par des associations d’étudiants de couleur anti-racistes. Venu donner ses cours, Il fut encerclé par des activistes l’ accusant de racisme et l’appelant à démissionner très agressivement. Des vidéos finirent par révéler les séquences pathétiques durant lesquelles les professeurs d’ Evergreen énuméraient en public « les cartes de leurs privilèges » (être blanc, homme, hétéro, éduqué, etc.), afin d’ aider au rétablissement de la justice sociale. Quand Weinstein demanda pourquoi il était accusé de racisme, on lui répondit que le demander était raciste. Sa « blanchité » le mettait d’entrée de jeu dans le camp du « racisme systémique » , concept qui fait fureur dans les départements d’ études critiques d ‘outre-Atlantique (et de plus en plus hélas en France). Au terme d ‘une négociation, l’administration, qui avait pris lâchement le parti de la rébellion étudiante, fut condamnée à verser à Weinstein 500 000 dollars en échange de sa démission. Il fut aussi reçu devant une commission du Congrès mise en place par les républicains. Mais l’épidémie du « politiquement correct » continua, portée par l’idée qu’il faut interdire tout discours qui pourrait « offenser » les sensibilités des minorités. En 2018, c’était au tour de Christina Hoff Sommers, philosophe féministe de gauche, d’être forcée de partir au milieu d’un discours au College Lewis and Clark. Accusée de fascisme pour avoir osé dire que toutes les différences entre les genres ne sont pas sociales ! La fonction délibérative de l’université, où la recherche de la vérité doit faire l’objet d’un débat, se retrouve menacée. L’idéologie de la justice sociale imprègne largement le programme des démocrates, qui comptent sur l’arc-en-ciel des minorités « opprimées » pour gagner en 2020. Ce prisme identitaire a joué un rôle clé dans le succès de Donald Trump, par effet boomerang. Des bataillons d’ électeurs blancs des classes populaires ont plébiscité ses écarts de langage, y voyant « un bol d’air frais » alors que ses prédécesseurs républicains s’ étaient pliés poliment aux règles de bienséance verbale des élites libérales. L’un des effets collatéraux de cette « libération » trumpienne du langage a été l’apparition de hordes racistes qui font, elles, un usage inquiétant de leur liberté de parole, nourrissant les arguments des extrémistes de l’anti-racisme. Mais l’un des éléments notables de cette bataille vient du malaise grandissant des libéraux de l’ancienne génération, à gauche mais désormais pris à partie par les vigles du politiquement correct. Selon Jamie Kirschik, de la Brookings Institution, nombre d’élus démocrates n’ oseraient pas s’ exprimer, de crainte d’être « lynchés » par les « justiciers » de leur camp sur les réseaux sociaux. Laure Mandeville
Trump (…) n’est pas un politicien classique. Contrairement à la plupart des politiques traditionnels, qui s’en tiennent encore à des règles de bienséance communément admises, (ce qui pourrait changer dans l’avenir à son exemple), il est sans filtre. Il est donc capable de parler comme le gars du café du commerce, qui assis au comptoir, déclare que ceux qui ne sont pas contents «n’ont qu’à rentrer chez eux», ce qu’il a fait il y a quelques jours. En ce sens, pour reprendre là encore, une formule de Mansfield, il représente le côté «vulgaire de la démocratie» au sens littéral du terme Vulgaire. Il donne une voix au Vulgus, au peuple. (…) Mais je ne vois pas pour autant Trump comme un raciste prêt à discriminer quelqu’un sur sa couleur de peau, pas plus qu’il n’est «anti-femme», à mon avis, contrairement à ce que soutiennent là encore ses ennemis politiques. Aurait-il sinon suggéré à la célèbre star démocrate de la téléréalité Oprah Winfrey, une Afro-américaine, d’être son binôme quand il envisageait déjà une campagne présidentielle dans le passé? Je peux me tromper, mais je vois plutôt Trump comme un gars grandi dans la banlieue new-yorkaise de Queens dans les années 50, habitué au multiculturalisme mais surtout aux rapports de force, et ayant l’habitude de ne prendre de gants avec personne, quelle que soit sa couleur ou son sexe. Ceci dit, il joue sur tous les tableaux pour aller à la chasse aux voix, sans se préoccuper de savoir si cela peut exciter les franges minoritaires racistes, ce que ses adversaires ont beau jeu de souligner. Mais Trump sait surtout que beaucoup d’Américains sont réceptifs au coup de gueule qu’il a poussé et ses électeurs n’apprécient pas que les élues de la gauche démocrate aient le culot de comparer les camps installés sur la frontière mexicaine par la police des frontières à des camps nazis (car cette comparaison est tout à fait absurde). Alors il pousse son avantage. Il a compris qu’il pouvait profiter du radicalisme de ces quatre jeunes députées, pour coller à l’ensemble du parti démocrate une image extrémiste. De ce point de vue, beaucoup estiment qu’il a trouvé son thème pour 2020. Se présenter comme un rempart contre l’extrémisme culturel de la Gauche tout en vantant son bilan économique. (…) Il ne faut pas s’attendre à un changement de thèmes de campagne, car ceux que le président a lancés sans crier gare dans la conversation électorale en 2016, restent extrêmement porteurs auprès de son électorat: l’immigration hors de contrôle, l’ouvrier américain mis sur la touche par la globalisation et la délocalisation massive, l’importance de rétablir du coup une forme de protectionnisme. La bataille contre la Chine. Le retour à une forme de nationalisme et de restreinte en matière d’interventions extérieures, au motif que l’Amérique, en portant seule le fardeau de gendarme du monde, s’est affaiblie. Et bien sûr la bataille contre le politiquement correct. Regardez d’ailleurs son nouveau slogan de campagne, ce n’est pas «Rendre sa grandeur à l’Amérique» comme en 2016, c’est désormais «Maintenir la grandeur de l’Amérique», ce qui veut dire la même chose, sauf qu’il sous-entend qu’il a tenu ses promesses. (…) Donald Trump est adoré par sa base, détesté par l’autre partie du pays, et toléré par les élites du parti républicain, qui à l’exception d’un petit bataillon de «Never Trumpers» (les Jamais Trumpistes), essaient de s’accommoder de sa présidence, à défaut de pouvoir l’influencer (parce qu’ils estiment que le camp démocrate est pire). Bien sûr, il y a dans les rangs du centre, chez les indépendants susceptibles de voter alternativement à droite ou à gauche, et chez une partie des républicains modérés des gens qui sont très embarrassés par les mauvaises manières de Trump et ses dérapages. Je me souviens que pendant sa campagne de 2016, beaucoup de ses électeurs fronçaient les sourcils et disaient qu’ils aimeraient qu’il apprenne à «fermer parfois sa grande gueule». Mais ils ajoutaient aussi qu’il ne fallait pas prendre les sorties de Trump de manière littérale, et qu’eux ne le faisaient pas. Les troupes trumpiennes ont toujours reconnu les défauts de Trump, mais elles sont passées outre car elles ont vu en lui l’homme capable de dire des vérités que personne ne voulait plus entendre, notamment sur la question des frontières (son idée qu’un pays sans frontières n’est plus un pays). Les électeurs républicains et la partie des ex-démocrates qui ont voté pour lui ont soutenu Trump, parce qu’il est indomptable et qu’ils voient en lui l’homme qui a porté leur rébellion contre le système jusqu’au cœur de la Maison blanche. Ils ont le sentiment qu’il n’a pas changé et ne les a pas trahis, et d’une certaine manière, c’est vrai. Il reste leur homme. Regardez la vigueur il essaie contre vents et marées de faire construire son fameux Mur. Je pense que ses électeurs le soutiennent aussi d’autant plus que les démocrates n’ont jamais renoncé à l’expulser du pouvoir, le déclarant illégitime depuis le premier jour et maintenant ouverte la possibilité d’une destitution jusqu’à aujourd’hui. Pour la base républicaine, cet acharnement contre Trump est la meilleure preuve qu’il est l’homme qu’il leur faut. L’acharnement des médias mainstream à son encontre joue aussi en sa faveur. C’est trop voyant, trop unanime, trop obsessionnel, le tableau qui est fait de lui est si noir qu’il devient contre-productif. Beaucoup de gens à droite sont fatigués de Trump, voire exaspérés. Ils s’inquiètent aussi à juste titre de son mode de fonctionnement purement tactique, du chaos qui règne dans son équipe, où tout est suspendu à ses humeurs et ses derniers tweets. Mais ils en ont marre, aussi, de l’anti-trumpisme primaire et constatent que l’apocalypse économique et politique qui avait été annoncée à l’arrivée de Trump n’a pas eu lieu. L’économie affiche une santé insolente, malgré toutes ses foucades, le président n’a pas déclenché la guerre nucléaire que tant d’observateurs annonçaient vu sa supposée «folie». Bien sûr, son action suscite bien des controverses et donne le vertige. Reste ouverte la possibilité d’un dérapage en politique extérieure, si ses interlocuteurs chinois, nord-coréens ou iraniens décident de le tester. Mais ce que nous ne mesurons pas bien, c’est si l’embarras et l’inquiétude que suscite Trump sont supérieurs à la satisfaction que suscite sa capacité à s’élever contre les élites. C’est sans doute dans ce dilemme que se jouera l’élection. (…) La question du degré de division de l’Amérique est un sujet sur lequel tout observateur des États-Unis finit par s’interroger. S’accroît-elle ou est-elle une donnée persistante, dont on oublie seulement l’acuité avec le temps? La présidence Trump l’a-t-elle exacerbée? Quand les Américains vous disent qu’ils n’ont jamais vu «division pareille», on a tendance à les croire sur parole, mais on réalise ensuite qu’ils oublient parfois largement l’intensité des fractures du passé, alors qu’elles ont toujours été là. Entre le Sud anciennement ségrégationniste et le Nord largement abolitionniste, entre la droite chrétienne conservatrice et les libéraux laïques. Entre l’Amérique démocrate des côtes, et le pays profond du milieu. Entre les partisans de l’État minimal et les partisans du New Deal et des lois sociales…L’opposition entre la gauche américaine et les Mccarthystes dans les années 50 était-elle vraiment moins profonde que celle des démocrates et des républicains sous Trump? Et que dire de la bataille jonchée de cadavres des années 60 pour arracher les droits civiques des Noirs sous Kennedy et sous Johnson, puis des divisions sociétales autour de la guerre du Vietnam? A-t-on oublié les furieuses batailles sous Reagan, sous Clinton, sous les Bush Père et fils, puis sous Obama, qui devait pourtant réconcilier l’Amérique bleue des démocrates et l’Amérique rouge des républicains? Qu’est-ce qui change sous Trump par rapport au passé? En dehors de la personnalité même du président, qui a effectivement le plus haut taux d’impopularité d’un président, les vieux routiers de la politique washingtonienne citent la disparition quasi-totale des ailes modérées des deux camps, qui ne sont plus vraiment représentées au Congrès, ce qui rend de plus en plus difficile la création de compromis. Les compromis exigeaient la volonté de «travailler avec l’autre aile». Mais ce champ s’étiole faute de «soldats» désireux de coopérer. La radicalisation du champ de l’information sous l’effet des réseaux sociaux participe aussi à l’accroissement des fossés, car on ne partage plus les mêmes faits! Du coup, on est dans un combat sans répit et un dialogue de sourds, dont l’issue semble être de vouloir annihiler l’autre camp, au lieu de le laisser vivre. La manière dont la confirmation du juge Bret Kavanaugh a tourné au pugilat, à l’automne, a été à cet égard très significative, car les «troupes» des deux camps ne se sont pas privées d’envoyer des «commandos de militants» huer et menacer les élus qui avaient pris des positions nuancées contraires à l’orthodoxie du parti, pour ou contre le juge suprême! Il me semble qu’entre Trump et les démocrates, la confrontation est presque devenue un jeu de rôles ; une sorte de théâtre, où chacun s’enferme dans son personnage ou son parti…Trump est traité de «raciste», lui dénonce à son tour le caractère «anti-américain» de ses adversaires, et cela s’enflamme. C’est comme si ces deux forces se nourrissaient l’une l’autre. Le problème est de savoir comment tout cela est reçu «en bas», chez les électeurs de base. J’ai peur qu’à force de jouer la carte de l’ennemi, les gens finissent par se haïr vraiment. Les attaques seront-elles encore pires en 2020 qu’en 2016? C’est possible car dans les deux partis, ce sont les plus vocaux et les plus extrêmes, qui couvrent le débat de leur brouhaha et semblent donner le «la». Il règne un véritable climat de «guerre civile politique». Il faut espérer que la violence ne sortira pas du cadre verbal. (…) Élément intéressant, Trump est aujourd’hui aussi populaire que Reagan au même moment, ce qui veut dire qu’il pourrait aussi surprendre et faire mieux que la dernière fois chez les minorités, le taux de chômage des noirs par exemple, ayant atteint un seuil à la baisse historique. Surtout, Trump pourrait bénéficier d’un cru démocrate où les candidats capables de s’imposer dans le fameux Midwest ne sont pas légion, en dehors de l’ancien vice président Joe Biden, originaire de Pennsylvanie, et qui a été récemment l’objet d’une attaque en règle de la Gauche identitaire du parti démocrate, qui l’accuse de sexisme et de racisme, rien de moins! (…) Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, le parti démocrate a été si sonné et si ulcéré de le voir gagner au détriment de la «reine Hillary» qu’il a conclu à son illégitimité. Il en a fait un repoussoir, un diable qui finirait par être expulsé de la Maison Blanche, rapidement. Pendant deux ans et demi, leur stratégie a donc consisté à attaquer chaque sujet sous l’angle de la personnalité de Trump, au lieu de prendre la mesure des problèmes que son élection révèle. Ainsi par exemple de la question de la migration, approchée seulement sous l’angle de la «cruauté» de Trump, de sa folie et de son racisme supposés, sans aucune tentative de prise en compte de la crise migratoire aiguë réelle, qui se joue à la frontière avec le Mexique. Mais cette stratégie a échoué à atteindre son but et de ce point de vue, l’intervention du procureur spécial Robert Mueller devant le Congrès, qui n’a pas apporté confirmation de l’attitude criminelle du président en matière d’obstruction (même s’il a clairement eu la tentation d’arrêter l’enquête), ni trace d’une collusion avec la Russie, marque la fin d’un cycle. (…) Si une centaine d’élus souhaiteraient poursuivre la procédure de destitution, une partie très substantielle du camp démocrate n’en veut pas, persuadé que cette stratégie serait perdue d’avance et qu’il est temps de passer à l’ordre du jour. Dans ce camp, figure notamment la Speaker de la Chambre Nancy Pelosi, mais aussi toute une série d’élus des États du MidWest, qui souhaiteraient aussi s’éloigner du parti pris idéologique centré sur la défense des minorités, la fameuse «politique des identités», pour revenir à une approche plus sociale des dossiers et construire une alternative crédible à Trump, prenant en compte les problèmes qu’il a soulevés. L’autre camp, qui regroupe notamment le fameux commando des quatre élues en bataille contre Trump, mais aussi une grande partie des élites intellectuelles, veut persister dans l’entreprise de destitution du président avec une ferveur quasi religieuse. (…) Du coup, les démocrates se retrouvent presque forcés d’endosser des propositions incroyablement radicales venues de la gauche sur le financement de l‘assurance médicale pour les illégaux en situation irrégulière, la nécessité de dissoudre les services d’immigration ICE. Une radicalisation qui ouvrira un boulevard à Trump dans le Midwest si l’aile modérée ne parvient pas à contenir ces élans. Le paradoxe est que cette approche excessive permet à Trump de se recentrer et de passer par pertes et profits tous ses gigantesques travers, et notamment sa sous-estimation inquiétante des attaques russes sur les élections américaines. En voulant l’abattre trop grossièrement, les démocrates l’ont presque sanctuarisé… Leur persistance à jouer la carte identitaire, et à tenter de rassembler toutes les minorités, femmes y compris, contre «le patriarcat de «l’Homme blanc» qu’il incarnerait supposément, pourrait lui servir de tremplin. Si on ajoute à ça, ses excellents chiffres économiques et l’absence de leader clair et incontesté face à lui, on voit à quel point la bataille va être difficile pour les démocrates. Encore une fois, la manière dont ils ont attaqué Joe Biden, le seul candidat susceptible de concurrencer Trump dans les États pivots du MidWest, révèle le piège dans lequel ils pourraient se laisser enfermer. Il faut en effet reconnaître qu’accuser de racisme supposé, l’homme qui a été le vice président du premier président noir de l’Histoire des États-Unis ne manque pas de sel. Laure Mandeville
La médiocrité spirituelle que les immigrés islamiques perçoivent dans l’Occident moderne n’est pas imaginaire et pourrait être la plus grande entrave à la préservation de la culture européenne. Christopher Caldwell
La question de la langue, des mots pour dire les choses, est absolument décisive en ce domaine, comme dans tous les autres d’ailleurs : il ne pourra y avoir de politique à la hauteur des défis que l’islamisation de la France nous pose, aussi longtemps que nous en resterons à cette langue de carton. Même si naturellement, cela ne saurait suffire. On le voit avec notre Président qui excelle dans l’art de nommer les choses, il n’a pas craint de parler d’ « hydre islamiste », de volonté de « sécession » de l’islam politique, mais comme si c’était une fin en soi. Je ne demande qu’à être détrompée, mais jusqu’à présent, Emmanuel Macron s’est seulement distingué, par rapport à ses prédécesseurs, dans l’exercice de ce que le philosophe Clément Rosset appelait la « perception inutile » : « C’est une perception juste, explique-il, qui s’avère impuissante à faire embrayer sur un comportement adapté à la perception. […] J’ai vu, j’ai admis, mais qu’on ne m’en demande pas davantage. Pour le reste, […] je persiste dans mon comportement, tout comme si je n’avais rien vu ». (…) Si j’exclus de parler d’actes à caractère spirituel, il me semble en revanche pertinent de les qualifier d’idéologiques, au sens littéral qu’Hannah Arendt donnait à ce terme dans les Origines du Totalitarisme, comme « logique d’une idée » c’est-à-dire reposant sur un grand récit d’une cohérence extrême qui « ne se rencontre nulle part dans la réalité », qui offre ceci de formidablement réconfortant pour l’esprit humain qu’il « permet de tout expliquer jusqu’au moindre événement ». Évidemment cela a un prix, pour pouvoir ainsi tout expliquer, il faut « s’affranchir de toute expérience », « s’émanciper de toute réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens et affirmer l’existence d’une réalité “plus vraie” qui se dissimule derrière les choses que l’on perçoit ». D’où l’adhésion à l’idéologie complotiste. (…) Sans exonérer un instant les coupables de leur responsabilité – on pactise toujours en première personne avec le diable –, il est difficile de ne pas penser que l’attrait qu’exerce l’islamisme sur une partie des musulmans soit sans lien avec la philosophie et l’anthropologie qui nous gouvernent depuis les années 1970. Le péché originel du progressisme est d’avoir prêté des vertus émancipatrices à la désaffiliation et à la désidentification d’avoir prétendu que l’individu serait d’autant plus libre, plus original qu’li serait délié de toute héritage. Depuis lors, l’éducation consiste en une succession de désidentifications : désidentification religieuse, désidentification nationale, et désormais, dernier avatar de ce processus, désidentification sexuée et sexuelle. d’abord religieux, ensuite national. Le retrait de l’identité nationale – seule identité à fabriquer du commun, à cimenter un peuple – a permis l’offensive actuelle des identités particulières, et singulièrement du communautarisme musulman. Quand nous travaillons avec obstination à délester l’individu de tout passé, de toute histoire, l’islamisme leur livre un kit identitaire n’autorisant aucun jeu, aucun écart ; quand nous nous faisons un devoir de lever tous les interdits, l’islam radical parle d’autorité, imposant prescriptions, proscriptions à ses recrues, leur confie des missions, meurtrières assurément mais qui donnent un sens, dans la double acception du mot, une signification et une direction, à leur vie. La propagande islamiste vient ainsi moins satisfaire un irrésistible besoin de spiritualité ou de religion que combler un vide creusé par l’éducation et la pensée progressistes. Les communiqués djihadistes diffusés en français jouent de cet argument d’un besoin spirituel ou religieux sacrifié par l’Occident et tout particulièrement par la France, opposant ce « pays faible [qui] abrutit son peuple de divertissement » à l’État islamique dont chaque membre est « un combattant en puissance, ayant suivi un entraînement militaire, faisant la guerre pour sa foi, espérant le paradis éternel s’il est tué ». L’abrutissement des masses par l’industrie de l’entertainment est parfaitement indifférent à un islam qui n’exècre rien tant que l’esprit des Lumières et la passion du questionnement, du discernement. Notre enfoncement dans le consumérisme et l’utilitarisme travaille assurément contre nous. « La médiocrité spirituelle que les immigrés islamiques perçoivent dans l’Occident moderne n’est pas imaginaire et pourrait être la plus grande entrave à la préservation de la culture européenne », écrivait ainsi en 2011 le journaliste américain Christopher Caldwell. Kamel Daoud a très bien raconté comment, dans sa jeunesse, il se laissa harponner par la rhétorique des Frères musulmans : « L’offre religieuse donnait du sens à mon corps, à ma sexualité, à mon rapport à la femme, à l’au-delà, etc. L’effondrement philosophique est plus grave que l’échec économique. » (…) On sait que les mouvements dits masculinistes qui sont venus répliquer à la criminalisation des hommes blancs par les mouvement féministes, sont puissants aux Etats-Unis et entretiennent une idée régressive, caricaturale de la virilité. On ne rappellera jamais assez que notre idée de la virilité était faite de codes, de normes, elle consistait en une domestication des pulsions, une mise en forme du désir, un idéal de constance, de fermeté. La négation de la différence des sexes et la disqualification des représentations traditionnelles livre le jeune garçon à des formes de masculinité des plus sommaires. Cependant, la crise de la masculinité ne peut à elle seule expliquer les tueries de masse. Quant aux attentats islamistes, les hommes n’en ont pas l’exclusivité. Certes jusqu’à présent, ceux qui nous ont frappés ont été commis par des hommes mais au moment même où Mickaël Harpon égorgeait ses victimes à la Préfecture de police se déroulait le procès de quatre des huit jeunes filles poursuivies pour tentative d’attentat à proximité de Notre-Dame en septembre 2016. (…) La pratique des jeux vidéos contribue à faire vivre celui qui en est familier dans un monde fictif. Les jeux vidéo, mais aussi la pratique des réseaux sociaux, sont de redoutables machines à déréaliser le réel. Et cela rejoint ce que je disais plus haut concernant le caractère idéologique de ces actes. Bérénice Levet
Il est surprenant d’entendre dire de la part du ministre de l’intérieur ainsi que de son secrétaire d’État que la tuerie qui a eu lieu à la Préfecture de Police ne relève pas du terrorisme. Certes, cette tuerie n’a pas été faite par une bande organisée comme cela a été le cas de la tuerie du Bataclan en 2015. Mais tout de même, si ce n’est pas du terrorisme qu’est-ce ? Dans la façon dont les medias ainsi que les responsables politiques distinguent la tuerie de la Préfecture de Police du terrorisme, on sent comme une peur d’apparaître comme raciste en les reliant. Ce comportement est d’autant plus étrange que Jeudi 10 Octobre le ministre de l’Intérieur a interdit la tenue d’une manifestation à Gonesse lancée par un activiste s’insurgeant contre l’amalgame entre la tuerie de la Préfecture de Police et le terrorisme islamiste. Il faut savoir : ou il n’y a aucun lien et dans ce cas on n’interdit pas la manifestation prévue à Gonesse, ou il y a lien et dans ce cas on le dit. En vérité, une fois de plus, à chaque fois qu’un attentat islamiste a lieu on passe davantage de temps à expliquer que cela n’a rien à voir avec l’islam et qu’il ne faut pas faire d’amalgame qu’à comprendre pourquoi il s’agit d’un attentat effectivement islamiste. L’islamisme fascine un certain nombre de jeunes. La raison en est simple. Il leur offre de pouvoir jouer avec la violence en toute légitimité en reconnaissant cette violence comme un acte héroïque au nom des valeurs supérieures Quand l’islamisme attire et recrute il le fait de trois façons : par le combat militaire direct, par l’attentat en bande organisée ou bien par l’action purement solitaire comme celle du tueur qui se précipite au milieu d’une foule avec un couteau en tuant au nom de « Allah Akbar », « Dieu est grand ». Le ministre de l’intérieur pense que la tuerie de la Préfecture de Police ne relève pas du terrorisme parce qu’elle est le fait d’un tueur isolé et non d’une bande. Il néglige le fait que tuer de façon solitaire est recommandé par Daech depuis sa défaite. Quand donc un tueur agit de façon solitaire, il est le terrorisme à lui tout seul. C’est d’ailleurs pour cela qu’il tue, être le terrorisme à lui tout seul étant ce qui le fascine. (…) Dans l’Islam on trouve des courants religieux comme le soufisme qui, étant d’une haute spiritualité, sont totalement éloignés de la violence qu’ils réprouvent. Il y a cependant des courants religieux qui sont radicalement le contraire en prêchant la violence. Ces courants reproduisent ce à quoi on assiste toujours quand on a affaire à un maniement primaire des idées à savoir d’abord l’apparition d’un système politique ou religieux prétendant tout expliquer, puis transformation de cette théorie prétendant tout expliquer en théorie prétendant tout régler pratiquement, enfin transformation de cette théorie prétendant tout régler pratiquement en projet de dictature, puis passage à l’acte et mise en place de la dictature par des actes au sein d’une milice, d’une bande ou seul. Dans les années soixante dix le gauchisme en Europe a fonctionné sur ce mode. Aujourd’hui, c’est l’islamisme, avec parfois une convergence de luttes entre gauchisme et islamisme débouchant sur l’islamo-gauchisme. Pour comprendre ce qui se passe, autrement dit, ne faisons pas l’erreur de parler de religion ou de spiritualité. Parlons plutôt du poids des images et des idées à l’intérieur du champ religieux, politique, social et culturel, la violence terroriste étant le fait de l’emprise des mots, des images, des idées, des idéaux et derrière eux de la passion de « la solution finale » pour tout, que ce soit la pensée, la pratique, la religion, la culture et l’humanité dans son ensemble. (…) Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec la violence il importe de distinguer ce qui nous est propre, l’attentat d’extrême droite en Allemagne et les attentats islamistes de Paris et de Manchester. La crise spirituelle liée à la déconstruction nous concerne. Elle ne concerne pas l’extrême droite allemande et les islamistes. La France a été un pays catholique. Puis elle a été un pays républicain. Aujourd’hui la déconstruction ne veut ni du catholicisme ni de la République mais l’ultra-démocratie et l’individualisme absolu. Cela se traduit non pas par un terrorisme physique faisant des attentats mais par un terrorisme intellectuel jouant à fond la carte du politiquement correct, de l’ultra-féminisme et de l’ultra-écologie. Via cette radicalité on voit s’exprimer un désir de liberté et de pureté comblant une mystique qui n’a pas lieu. Il n’y a pas d’attentat physique, mais il convient d’être prudent. Il y a les gilets jaunes, les black blocks, les zadistes, les vegan qui attaquent des boucheries et un militantisme écologique prenant d’assaut des grandes surfaces comme à la place d’Italie le weekend dernier ou bien récemment un pont près de l’île de la Cité. S’agissant de l’extrême droite allemande on est dans une autre problématique. Manifestement de jeunes allemands épris de provocation s’identifient à l’antisémitisme nazi. À cela s’ajoute le réveil de l’extrême droite en Allemagne et dans l’Europe de l’Est. S’ajoute également un courant anti-migrants qui y prend de l’ampleur. Enfin, il y a la mouvance islamiste. Si l’on considère les jeunes qui rejoignent celle-ci une chose est frappante : ces jeunes sont attirés par la structure à la fois rigide et communautaire que l’islam leur offre. Alors que certains jeunes s’engagent dans l’armée pour ces mêmes raisons, eux s’engagent dans l’islam. Pour ces jeunes, l’Islam est commode. Il leur permet de revenir vers des valeurs dites traditionnelles comme la religion, mais via l’islam comme figure contestataire de l’Occident. Si bien que l’islam leur permet d’être traditionnaliste dans la contestation et contestataire dans une tradition. Une façon de dépasser l’opposition droite-gauche qui n’intéresse plus personne. Autrement dit, ce n’est pas vraiment la déconstruction qui est à la base des attentats qui se commettent : leur source se trouve dans la provocation. (…) Certes, ce sont des hommes qui font les attentats. Mais attribuer ces derniers à la crise de la virilité n’est pas la bonne raison. Qui s’intéresse à la crise de la virilité ? Ceux qui cherchent à la mettre en crise comme la LGBT ou bien encore l’ultra-féminisme. Pour faire advenir la transsexualité comme vérité de la sexualité, la LGBT a besoin à tout prix de défaire la notion de virilité. Aussi ne perd-telle pas une occasion de mettre celle-ci en crise en se servant par exemple des attentats commis par des hommes. De son côté, quand il attaque la virilité, l’ultra-féminisme ne cherche pas tant à faire advenir le transsexualisme qu’à attaquer le machisme en se servant là encore de toutes les occasions. Quand un attentat se produit tout le monde cherche à en tirer profit en voyant dans celui-ci la confirmation des thèses qu’il défend. Un homme sort un couteau dans la foule ? La LGBT va y voir l’expression d’un monde qui ignore le transsexualisme en se disant que si cet homme avait été un transsexuel jamais il n’y aurait eu d’attentat. L’ultra-féminisme va y voir de son côté une manifestation du machisme. Si celui a commis un attentat avait été transsexuel, jamais il n’y aurait eu d’attentat. La psychologie est intéressante. Elle n’explique pas tout et notamment les attentats dont les racines plongent dans le pouvoir de l’idéologie. La théorie du genre entend réinterpréter l’ensemble de la culture mondiale. L’idée que le terrorisme est lié à une quête éperdue de virilité par peur de se dépouiller de l’orgueil masculin a encore du chemin à faire afin d’être convaincante. D’autant qu’il va falloir que celle-ci explique pourquoi, il y a deux ans de cela, des jeunes filles ont été arrêtées à la suite d’un projet d’attentat avec bouteilles de gaz et clous, pourquoi d’autre jeunes femmes ont décidé d’aller en Syrie combattre aux côtés de Daech, pourquoi certaines jeunes filles aujourd’hui deviennent musulmanes et décident de prendre le voile musulman. (…) Il est vrai que le nihilisme ainsi que le cynisme s’appuient sur une vision du monde dans laquelle tout est jeu. Il est vrai également que certaines violences produites par la délinquance sont liées au désir de reproduire la toute puissance que l’on voit s’exercer dans les jeux vidéo où il s’agit de tuer un maximum d’adversaires. Il est vrai enfin que des films comme La tour infernale ont pu donner des idées aux terroristes du 11 Septembre 2001 à New York. Néanmoins, n’oublions jamais le poids de l’idéologie. Quand un terroriste d’extrême droite fait un attentat comme à Halle, si la modalité de son attentat relève d’une mise en scène ludique le fond de son geste criminel renvoie au simplisme idéologique qui s’est emparé de son esprit à travers des explications expéditives de la réalité et des solutions improvisées toutes aussi expéditives. En fait, il y a derrière de tels comportements un jeu idéologique réducteur se mariant avec un univers ludique pour déboucher sur un scénario de films d’épouvante. Bertrand Vergely
La distinction entre immigration légale et illégale doit tenir. Certaines personnes, qui prônent l’ouverture des frontières, demandent «quelle est la différence?» La réponse est «la loi». (…) C’est pourquoi je dis que si nous ne parvenons pas à maintenir nos lois et nos frontières maintenant, alors nous n’avons aucune chance de résister. (…) Tous ces phénomènes sont largement favorisés par les ONG «open borders», organisations dirigées par des gens qui sont de véritables extrémistes. Ils distribuent des informations aux migrants et aux migrants potentiels pour les aider à contourner les règles existantes et en leur expliquant comment rester définitivement en Europe. Ces ONG pensent que le monde ne devrait pas avoir de frontières. Que les frontières sont racistes. Que les frontières causent tous les problèmes du monde. Ils ont pris sur eux d’affaiblir les frontières de l’Europe. Les autorités italiennes ont pris un certain nombre d’ONG en flagrant délit de coopération active avec les réseaux de contrebande. Ces ONG ont été surprises au téléphone avec des contrebandiers, arrangeant les points de rencontre et retournant même les bateaux aux gangs. Qui a donné à ces groupes le droit de dicter l’avenir de notre continent? Qui leur a permis d’être nos arbitres de moralité? Ou de décider de notre avenir sociétal à court et à long terme? Douglas Murray
The explanations for our existence that used to be provided by religion went first, falling away from the nineteenth century onwards. Then over the last century the secular hopes held out by all political ideologies began to follow in religion’s wake. In the latter part of the twentieth century we entered the postmodern era. An era which defined itself, and was defined, by its suspicion towards all grand narratives. However, as all schoolchildren learn, nature abhors a vacuum, and into the postmodern vacuum new ideas began to creep, with the intention of providing explanations and meanings of their own.
Je retrace en résumé l’irruption de ces sujets à tous les niveaux de la société. Ce sont surtout les universités américaines qui ont absorbé une partie du corpus philosophique de la «French Theory» (essentiellement les thèses de Michel Foucault). Elles la font passer pour une discipline académique, qui doit attirer sans cesse de nouveaux étudiants, et avec eux, des sommes importantes d’argent: c’est un véritable système de Ponzi. D’autant que si leur prestige universitaire est certain, leur pensée demeure largement incompréhensible. Leur usage peut devenir transdisciplinaire: on a ainsi vu se développer au cours des dernières décennies des «études» de toutes sortes: «black studies», «queer studies», etc. Et comme ces domaines de recherche factices s’auto-alimentent, puisque ceux qui en sont diplômés ont ensuite des postes au sein de ces mêmes universités, les théories postmodernes de la déconstruction ont peu à peu irrigué tout le reste de la culture. On en fait même aujourd’hui des armes politiques, au travers de concepts comme la justice sociale, les politiques identitaires ou «l’intersectionnalité» – le mot le plus laid que notre époque ait inventé! (…) C’est une idée vaine, contradictoire, et qui n’est sous-tendue par aucun fondement philosophique sérieux, aucun écrit notable. J’ai été stupéfait de constater la pauvreté intellectuelle de cette notion. Des universitaires comme Peggy McIntosh ont rédigé des textes «fondateurs» qui ne consistent en réalité qu’en une longue énumération de pétitions de principe et de revendications ; puis ce système de pensée a été enseigné aux élèves du monde entier et s’est propagé dans les entreprises. Le monde ne fonctionne pas de la manière que décrivent les intersectionnalistes. Ne leur déplaise, n’en déplaise à Michel Foucault lui-même, le «pouvoir» n’est pas l’explication première et universelle de tous les phénomènes sociaux. Le postulat principal de l’intersectionnalité, à savoir que toutes les oppressions se rejoignent et font système, et que, par conséquent, elles doivent être combattues ensemble, est absurde. Par exemple, si vous combattez la transphobie, vous ne mettrez pas un terme au patriarcat, et il est fascinant de voir à quel point le combat pour les droits des personnes transsexuelles va à l’encontre des principaux acquis du féminisme. On réalise même peu à peu que les trans remettent en cause certains des droits conquis par les mouvements homosexuels. (…) nos grands récits communs, politiques ou religieux se sont tous effondrés. Il fallait trouver du sens ailleurs: nous étions donc prédisposés à écouter l’enseignement des nouveaux prophètes qui viennent à présent expliquer que le but de nos vies est de nous battre pour la «justice sociale» et de lutter pour accorder sans cesse de nouveaux droits à des minorités de plus en plus groupusculaires… (…) Fragilisées par la crise [de 2008], les jeunes générations se sont inévitablement détournées du capitalisme, et le succès de systèmes de pensée prétendant pouvoir mettre fin à toutes les injustices du monde était prévisible: lorsque l’économie est en mauvaise santé, les sociétés sont davantage à la merci d’idéologies néfastes, leur système immunitaire est défaillant. Les théories qui sous-tendent le mouvement que j’analyse étaient en gestation depuis les années 1970 ou 1980, mais elles ne sont devenues dominantes qu’au cours de la dernière décennie. Et désormais, les groupes concernés ne se battent plus seulement pour leurs droits, mais instrumentalisent les individus les uns contre les autres à des fins politiques: on dresse ainsi les gays contre les hétéros, les Noirs contre les Blancs, les femmes contre les hommes, ou les trans contre le monde entier. (…) Je suis frappé de voir à quel point ces thèmes dominent aujourd’hui le débat, et plus seulement à l’université ou dans la Silicon Valley. Dans l’entreprise ou l’administration, on recrute davantage en fonction de l’identité du candidat que pour les compétences professionnelles. On ne se demande plus qui exercera au mieux telle ou telle responsabilité, mais qui présente sur son profil les bonnes caractéristiques, de sorte que l’on ait l’air de coller au mieux aux dernières exigences diversitaires en vigueur. Que les choses soient bien claires: je suis favorable à l’égalité des droits. Mais les partisans des politiques identitaires ne s’arrêtent pas à l’égalité. Les minorités qui estiment avoir été victimes de discriminations entendent aujourd’hui obtenir réparation et exigent plus de droits que les autres groupes, au moins pour un temps. Notre culture ne fait plus des homosexuels (comme moi) des gens normaux, mais des individus meilleurs que les autres… Et malheureusement, sans vouloir nier l’existence du racisme dans l’Histoire, on voit se répandre l’idée qu’un Blanc a moins de valeur qu’un Noir. Par conséquent, les Blancs doivent «prendre conscience de leur privilège blanc», pour reprendre le vocabulaire des campus américains. On sent là comme un parfum de vengeance… Or, je suis favorable à l’égalité, pas à la revanche. (…) [Le syndrome de Saint Georges »] C’est une expression qu’emploie le philosophe australien Kenneth Minogue, qui est décédé récemment, mais que j’ai eu la chance de connaître. Dans son livre The Liberal Mind (1961), il compare le libéralisme moderne au chevalier saint Georges après sa victoire sur le dragon: le héros ne se contente pas de son exploit, il part errer à travers la lande à la recherche d’un nouvel ennemi à pourfendre. Cette image est encore plus appropriée aujourd’hui: faute d’autres dragons, le chevalier part abattre la moindre petite bête qui croise sa route, et, dépité, finit par lancer son épée dans les airs. Si certains caricaturent nos sociétés occidentales comme étant profondément racistes, homophobes ou iniques, c’est qu’ils aimeraient connaître la même gloire que leurs prédécesseurs qui ont combattu avant eux d’autres formes d’oppression. Ils veulent leur propre dragon, pour trouver un sens à leur vie. Le paradoxe, c’est qu’alors même que nos sociétés n’ont jamais été aussi justes qu’aujourd’hui, on les décrit comme plus oppressives que jamais. (…) Ceux qui n’appartiennent pas aux minorités ne supporteront pas longtemps d’être ainsi humiliés et insultés. Le racisme antiblanc commence déjà à exaspérer de nombreux Occidentaux. Le féminisme actuel est si virulent à l’égard des hommes qu’il risque de générer, par retour de bâton, un recul du droit des femmes. Et je crois qu’il en va de même pour le mouvement LGBT: à force de voir des médias gay promouvoir des drag-queens âgées de 10 ans seulement, ou répéter à longueur de journée que l’on peut être non binaire, leurs droits aussi seront peut-être un jour remis en question. (…) Le modèle économique sur lequel se fondent les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook suppose que les gens se «corrigent» les uns les autres. Les plateformes encouragent la démoralisation de la société ; pire encore, elles ont politisé leurs algorithmes: j’ai été atterré de découvrir, en me rendant dans la Silicon Valley au cours de mes travaux, que des entreprises comme Google faussent délibérément les résultats des recherches des internautes pour orienter leur opinion, au point de déformer la lecture du présent et même la compréhension de l’Histoire… La Silicon Valley est l’endroit au monde où le gauchisme a le plus triomphé: ces firmes sont convaincues que nos sociétés sont racistes ou sexistes, et qu’il faut les guérir. Et, lentement mais sûrement, elles travaillent à vouloir changer le monde. (…) Je reconnais que [«dépolitiser» nos existences] c’est une préconisation contre-intuitive, et qui va surtout à l’encontre de l’esprit de l’époque: on ne cesse d’exhorter les plus jeunes à politiser chaque parcelle de leur vie. Je suis pour ma part déterminé à conduire mes lecteurs, et en particulier mes nombreux jeunes lecteurs, à ramer à contre-courant. Certes, la politique est une chose importante, mais elle n’épuise pas tout le sens de la vie humaine, et d’ailleurs de très nombreuses personnalités politiques diront la même chose que moi! Surtout, lorsque l’on politise absolument tout, y compris la culture ou les relations entre les hommes et les femmes, alors on s’enferme dans une guerre de tous contre tous – et c’est un jeu à somme nulle. Il faut sortir de cet abîme! Les générations présentes sont les plus chanceuses de l’histoire humaine: nous avons un accès infini à l’information, grâce auquel nous pouvons communier à toutes les découvertes du monde, à condition d’être un tant soit peu astucieux et d’avoir une connexion internet. Ce serait terrible si les jeunes générations gaspillaient leur temps à faire la guerre aux hommes au nom du féminisme ou aux Blancs au nom de l’antiracisme. Et il reste bien d’autres combats à mener, plus justes et plus utiles, que les guerres identitaires que je décris dans mon livre. Douglas Murray
Dans ce livre, Douglas Murray s’interroge sur les dérives de la nouvelle orthodoxie en matière de justice sociale très marquée par des préoccupations identitaires. Celle-ci prend la place des grands récits qui donnaient du sens à l’existence. Elle a tout d’une nouvelle religion. L’intersectionnalité y joue un rôle fondamental en établissant une hiérarchie des identités dites vulnérables en quête de justice sociale. Et les vivants et les morts ont intérêt à se trouver du bon côté. Le combat identitaire pour la justice sociale est sorti de l’espace confiné des sciences sociales. The Guardian a ainsi pu titrer le 13 juin 2018 à propos des pistes cyclables à Londres : “Roads designed by men are killing women”. Douglas Murray consacre un chapitre à chaque aspect des politiques identitaires (Gays, femmes, race, trans) très en vogue aux Etats-Unis et au Royaume-Uni et dont la France ne connaît encore que les prémisses. Son dernier chapitre sur la transsexualité est celui qui rend sans doute le mieux compte de la folie collective qui nous a saisis. Il y ajoute des interludes dans lesquels il approfondit certains aspects transversaux à ces différentes causes. Tous ces combats identitaires pour la justice sociale ont en commun d’avoir été des mouvements légitimes à leurs débuts, mais de s’être emballés en prétendant que la situation n’avait jamais été pire alors que la victoire était en vue. Douglas Murray évoque à ce propos la jolie formule du philosophe australien Kenneth Minogue : le syndrome de Saint-Georges à la retraite. Que faire après avoir terrassé le dragon ? S’en inventer de nouveaux ? Notre monde est rempli, écrit Douglas Murray, de gens qui veulent absolument construire leur barricade alors que la révolution est finie. Et l’affichage vertueux nécessite une surestimation des problèmes. Toutes ces questions identitaires mises ensemble sont à l’origine d’une folie collective dont Douglas Murray se demande comment on pourrait en sortir. Un premier pas dans cette direction serait, écrit-il, de pouvoir en parler librement. C’est ce qu’il fait dans ce livre en illustrant son argumentation, comme dans son précédent livre, par des exemples très éclairants. (…) En fait, on se rend compte que l’intersectionnalité, c’est de la blague la plupart du temps, tant les argumentations sont changeantes et contradictoires. Celle des transgenres ne s’appliquerait pas à la race. L’argument tant décrié des femmes, selon lequel les trans nés hommes ne peuvent savoir ce que c’est qu’être une femme, est jugé recevable s’agissant de la race. La testostérone que prennent les athlètes trans en transition n’est pas considérée comme un dopant. Les trans veulent être considérés comme des femmes mais refusent qu’un trans soit incarné au cinéma par une femme ! Il est devenu difficile de s’orienter dans un tel champ de mines et un des plaisirs favoris de l’époque est de voir un des gardiens de l’orthodoxie poser le pied sur une mine dont il ne soupçonnait pas l’existence et essayer de sauver sa carrière en postant des douzaines de tweets d’excuses. Ceux qui attendent que le mouvement pour toujours plus de justice sociale s’effondre sous le poids de ses contradictions peuvent attendre longtemps car ils ignorent le soubassement marxiste du mouvement. Une telle espérance suppose que ce mouvement ait en vue la résolution des problèmes. Or la description qu’ils font de la société ne les conduit pas à chercher à l’améliorer mais à la détruire. Le but n’est pas de remédier mais de diviser, d’enflammer. Si l’on ne peut faire tout s’effondrer, reste l’option de semer le doute, la division, l’animosité et la crainte. Douglas Murray cherche à savoir comment sortir de ce guêpier. Essayer de faire usage de la bienveillance à l’égard des opposants pour les contraindre à une discussion plus sérieuse ? On peut tenter de semer le doute chez les avocats des causes identitaires en leur demandant quel système plus performant que celui des sociétés occidentales ils ont en vue. Et, lorsqu’ils se réfèrent à une société qui n’existe pas encore, la suspicion devrait être de mise, compte tenu des ravages que ce genre de doctrine a déjà produit. Douglas Murray nous incite à dépolitiser nos vies, à garder un intérêt pour la chose politique sans que ce soit ce qui leur donne un sens. S’il faut faire en sorte que la vie de quelqu’un ne soit pas entravée en raison de caractéristiques contre lesquelles il ne peut rien, il ne faut guère aller au-delà. Fonder sa vie sur la bataille politique identitaire pour la justice sociale, c’est gâcher sa vie. Michèle Tribalat
Si les classes moyennes, socle populaire du monde d’en haut, ne sont plus les référents culturels de celui-ci, qui ne cesse de les décrire comme des déplorables, elles ne peuvent plus mécaniquement être celles à qui ont envie de ressembler les immigrés. Hier, un immigré qui débarquait s’assimilait mécaniquement en voulant ressembler au Français moyen. De même, l’American way of life était porté par l’ouvrier américain à qui l’immigré avait envie de ressembler. Dès lors que les milieux modestes sont fragilisés et perçus comme des perdants, ils perdent leur capacité d’attractivité. C’est un choc psychologique gigantesque. Cerise sur le gâteau, l’intelligentsia vomit ces gens, à l’image d’Hillary Clinton qui traitait les électeurs de Trump de ‘déplorables’. Personne n’a envie de ressembler à un déplorable ! Christophe Guilluy
La France périphérique, dans laquelle se classent d’ailleurs les départements et territoires d’outre-mer, n’est pas exclusivement blanche. Il suffit de se balader en France pour le constater. Concernant les quartiers de la politique de la ville, on peut rappeler que les quartiers sensibles de petites et moyennes villes de la France périphérique sont plus pauvres que les quartiers de logements sociaux de Seine-Saint-Denis. Cela s’explique par le fait que le dynamisme économique y est beaucoup plus faible. Pourquoi autant d’attention aux banlieues des grandes villes ? Parce qu’elles se situent dans les grandes métropoles, là où vivent les élites, les prescripteurs d’opinion, là où est le business. On n’a pas intérêt à ce que ces territoires explosent. Aucun gouvernement de droite ou de gauche n’a remis en cause la politique de la ville. On ne peut réaliser un diagnostic objectif de la politique de la ville si l’on ne prend pas en compte le fait que ces quartiers sont devenus des sas : on y entre, on en sort. Dès qu’on a intégré le marché de l’emploi, on cherche à quitter les lieux. Ces populations partantes sont remplacées par des populations venues de l’extérieur, beaucoup plus précaires. En fait, il y a une instrumentalisation des questions autour de l’immigration alors que le sujet est consensuel dans la population : tout le monde souhaite la régulation des flux migratoires. Selon les sondages, 65 à 80 % des Français sont pour l’arrêt de l’immigration. Ces Français ne sont pas tous blancs ; ils sont aussi noirs, maghrébins, etc. Ces questions sont clivées non pas ethniquement mais socialement. La demande de régulation émane des « petits » Blancs, des « petits » Noirs, des « petits » Maghrébins, des « petits » musulmans. Elle est majoritaire en France, en Europe, aux États-Unis, en Algérie, au Maroc, en Israël. La question de la régulation s’impose. Elle est devenue idéologique, alors qu’elle ne pourra se traiter que sur des critères pragmatiques et réalistes. J’ai travaillé par le passé sur la question du logement social à Paris dans le XIXe arrondissement et c’est à cette occasion que j’ai développé le concept d’insécurité culturelle. Ma mission était de comprendre pourquoi les gens demandaient des changements d’attribution de logement alors qu’ils habitaient des quartiers où il n’y avait pas trop de violence ni trop de trafic de drogue. Toutes ces demandes émanaient d’immeubles dans lesquels il y avait eu un turnover important : les Blancs étaient déjà partis et à leur tour les populations maghrébines se trouvaient dans des situations d’insécurité culturelle par rapport à de nouvelles populations comme les Tchétchènes, etc. Ce qui n’a rien de scandaleux : on souhaite tous vivre dans des immeubles où tout ne change pas en permanence, dans lesquels on peut communiquer avec ses voisins et partager des valeurs communes. Cela n’interdit pas l’accueil, mais personne ne souhaite devenir minoritaire. C’est une question anthropologique : quand on est minoritaire, on dépend de la bienveillance de la majorité. J’avais travaillé sur les populations juives et leur déplacement en région parisienne dès les années deux mille. Je travaillais avec des gens de gauche et je pensais que dénoncer l’antisémitisme serait une évidence. Or pas du tout. On m’a sévèrement critiqué pour cela. (…) Je suis très proche des idées de Jean-Pierre Chevènement. Avant, j’étais proche du Parti communiste, lorsque celui-ci représentait les classes populaires ; Georges Marchais dénonçait les flux migratoires qui représentaient une menace de dumping social : vous verrez, prédisait-il en 1981, la droite et l’élite de gauche nous traiteront de « beaufs », de racistes. C’est aussi ce qu’on a vécu avec les « gilets jaunes » : en quarante-huit heures, le mouvement est devenu xénophobe, antisémite, homophobe, sexiste, etc. (…) Le nouvel antisémitisme s’est répandu dans la société et l’incident avec Alain Finkielkraut en est une illustration mais qui n’est pas représentative des « gilets jaunes ». La technique d’invisibilisation et de délégitimisation des classes populaires remonte aux années quatre-vingt, quand la gauche a abandonné la question sociale. La vieille technique de l’antiracisme et de l’antifascisme est devenue une arme de classe : on se protège en délégitimant le diagnostic des gens d’en bas. Il y a autant de racistes, d’antisémites et d’homophobes dans le monde d’en haut sauf qu’ils sont beaucoup plus discrets. L’antisémitisme de gauche, appelé antisionisme, est culturellement très puissant. Ce n’est pas le monde d’en bas qui contourne la carte scolaire à Paris et qui déscolarise ses enfants des collèges à majorité d’immigrés. Ce sont des bons bobos parisiens de gauche. Christophe Guilluy
Le droit a pour rôle d’instituer et d’assurer les personnes de leur identité. Il faudrait se demander si reporter sur les individus, et en particulier sur les jeunes, le poids de devoir définir et (ré)affirmer eux-mêmes à tout moment les éléments de leur identité sans jamais pouvoir rien tenir pour acquis est vraiment libérateur. Muriel Fabre-Magnan
Une des raisons qui m’ont poussée à écrire ce livre était la lassitude de voir des termes juridiques employés à contresens, comme le contrat ou le consentement, qu’on associe toujours à la liberté dans le grand public, alors qu’en réalité, pour un juriste, qui dit contrat et consentement dit au contraire que l’on renonce à une partie de sa liberté ; le contrat n’est pas le mode normal de l’exercice des libertés. Je voulais alors souligner le risque de retournement de la liberté qui en résulte. Le lexique utilisé dans le cadre de débats de société conduit en outre souvent à polariser les opinions. La question de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est un excellent exemple. On trouve un camp qui pousse à une interprétation toujours plus individualiste des droits de l’homme par la CEDH et un autre qui condamne de façon générale les droits de l’homme. Le Royaume-Uni, par exemple, avait menacé de dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme avant même le Brexit. Il me semble possible et préférable de trouver une voie alternative : il faut en effet défendre les droits de l’homme, qui sont une avancée démocratique essentielle, et la CEDH a ainsi rendu une série d’arrêts extrêmement précieux, par exemple pour condamner l’état des prisons, garantir le respect des droits de la défense ou encore dénoncer des pays qui se livrent à des traitements inhumains ou dégradants. Et, en même temps, la CEDH dérape parfois dans ses arrêts et abuse de ses prérogatives. Seule une analyse juridique précise permet de démonter les rouages, comprendre à quel endroit exact se fait ce dérapage et d’essayer d’y remédier. Sinon, on est inévitablement conduit à adopter une position excessive dans un sens ou dans un autre. (…) C’est effectivement très récemment que ce terme de liberté a pris un sens général, et presque philosophique, qui est celui du droit pour les individus de mener leur vie comme ils l’entendent. La liberté est devenue la faculté de pouvoir faire tous les choix pour soi-même, ce qu’on appelle aujourd’hui un droit à l’autonomie personnelle. Cet énoncé peut certes sembler satisfaisant dans un cadre autre que juridique, mais demander au droit de garantir que les personnes puissent faire ce qu’elles veulent quand elles veulent conduit à l’effet inverse et à un risque de retournement de cette liberté. Si, en effet, le droit doit garantir à toute personne la possibilité de faire ce qu’elle veut, y compris de renoncer à sa liberté, on finit évidemment par détruire le concept même de liberté. (…) Et, comme le soulignent plusieurs auteurs, l’ultralibéralisme économique ou sociétal sont les deux faces d’une même médaille. La liberté est souvent revendiquée pour que les autres puissent se mettre à notre disposition. La faculté de renoncer à sa liberté n’est cependant pas la liberté. Plus généralement, ce qu’on appelle une protection des personnes contre elles-mêmes, et qui est dénoncé comme une forme de paternalisme étatique, est en réalité toujours une protection des personnes contre autrui. L’exemple de la prostitution est assez typique, et il illustre aussi un des autres points que je voulais souligner dans ce livre, à savoir que tous les débats contemporains, sociétaux ou économiques qui posent la question de la licéité sont toujours appréciés par rapport au seul critère du consentement. Cela signifie que l’on ramène tout à un débat interindividuel quand il serait plus pertinent de s’interroger, par exemple, sur les politiques économiques et sociales donnant aux personnes une plus grande faculté de choix de vie. Que signifie le consentement d’une prostituée si elle n’a pas d’autre choix que de consentir ? (…) La liberté sexuelle implique la faculté pour chacun d’avoir la sexualité de son choix sans avoir à subir aucune discrimination. Mais pourquoi l’État devrait-il donner sa bénédiction à chaque nouvelle pratique ? De même, la contractualisation des relations sexuelles n’est pas la meilleure façon de protéger juridiquement contre les agressions sexuelles ni de respecter le consentement des personnes. Si on contractualise, on s’oblige à ces pratiques. Or la liberté consiste en la capacité de pouvoir refuser un rapport initialement consenti. (…) Le droit doit tenir compte des évolutions sociales, mais il est aussi un horizon tracé pour une société. Il est en effet de l’ordre du devoir-être. Les juristes opposent toujours le fait et le droit, donc le réel et ce qui doit être. Le droit est, dans une société, les valeurs et les objectifs sur lesquels les personnes s’accordent. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de définir un projet commun, lequel peut évidemment évoluer dans le temps. Le terme d’institution de la liberté cherche à exprimer l’aspect dynamique de cette liberté et le rôle que le droit doit jouer pour la garantir. On ne naît pas libre, on le devient, et c’est ce processus d’émancipation que doit soutenir le droit. Muriel Fabre-Magnan
C’est peu dire que Michael Pollak n’apprécia pas le titre donné par Pierre Bourdieu au numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales dans lequel furent publiés les premiers résultats de son enquête sur l’expérience concentrationnaire (Pollak 1986a et b) : des années de travail avec plusieurs collaborateurs ; seize longs entretiens avec des rescapées d’Auschwitz-Birkenau en France, Autriche, Allemagne et Pologne ; l’analyse de vingt-cinq textes autobiographiques en français, anglais et allemand ; le dépouillement attentif des dépositions judiciaires conservées dans différentes archives et des témoignages historiques recueillis par plusieurs commissions ou centres de recherche ; des analyses thématiques, des tableaux synoptiques, de longues heures de lectures, de discussions, de réflexions, d’écriture1 – tout cela pour figurer dans un numéro de revue intitulé L’illusion biographique… Je n’ai sans doute pas pris toute la mesure, à l’époque, de la blessure que cela a pu représenter pour Michael. Je le ressens mieux aujourd’hui. (…) La première illusion épistémique qui transparaît dans cet article de Bourdieu (1986) touche au dogme constructiviste. Celui-ci en effet ne ressortit pas seulement au simple constat de la nature foncièrement « sociale » des faits sociaux (constat qui n’est rien d’autre, tout compte fait, qu’une lapalissade, tout juste bonne à épater les profanes), mais aussi et surtout à la dénonciation de leur artificialisme, de leur conventionalité : dénonciation qui elle-même s’adosse, implicitement, à l’idée que seul serait nécessaire ce qui relèverait de la « nature » et non de la « construction sociale » – celle-ci ne pouvant renvoyer qu’à l’arbitraire, au contingent. C’est dire à quel point le constructivisme postmoderne (que Bourdieu ne se privait pas de moquer d’une main tout en le pratiquant, si nécessaire, de l’autre) est englué dans un naturalisme rampant, héritier des conceptions pré-sociologiques – propres à la tradition philosophique comme au sens commun – qui ne connaissent d’autres réalités que celle, métaphysique, de la « nature » et celle, concrète, de l’individu hic et nunc. Les sciences sociales ont pourtant largement montré la puissance du langage, des institutions, des conventions, des mœurs, des lois, supérieure et aux données de la « nature », et aux capacités d’action du « sujet ». Qu’importe : voilà qu’on nous serine encore qu’un récit ne serait « que » socialement construit, donc artificiel, mensonger, illusoire, autant dire dispensable dans la panoplie des méthodes offertes aux sciences sociales. À naïf, qui « croit » à la transparence du discours, naïf et demi : celui qui croit, comme Bourdieu, qu’un « bon » discours » serait un discours transparent à la réalité qu’il vise. Alors que tout discours devient intéressant, pertinent, riche de sens, dès lors qu’on s’attache à rendre signifiante son opacité même – c’est-à-dire ses propriétés, pragmatiques autant que discursives –, en tant qu’elle nous conduit à la façon dont la réalité en question fait sens pour celui qui la vit. Mais pour concevoir cela, il faut sortir d’une autre illusion, également présente dans la dénonciation bourdieusienne de l’« illusion biographique » : non plus l’illusion naturaliste, mais l’illusion explicative. « Rendre compte d’un trajet dans le métro », écrit donc Bourdieu dans son second argument. On a beaucoup glosé sur la métaphore du métro, mais je m’attarderai plutôt ici sur le sens de ce « rendre compte ». S’agit-il d’expliquer la logique objective d’un choix d’itinéraire par une mise à plat (une « objectivation », dans son langage) de l’ensemble des trajets possibles ? Ou bien s’agit-il de comprendre la façon dont ce trajet-ci est vécu par le voyageur ? L’une et l’autre perspectives – explicative, compréhensive – sont parfaitement légitimes, intéressantes, utiles. Simplement, elles ne visent pas la même opération intellectuelle et n’emploient pas les mêmes outils. Or, ce que vise Bourdieu dans cette image du métro, c’est manifestement une explication – structuraliste, objectiviste, spatialisée – de l’expérience par ses causes objectives : explication qu’il oppose à une autre – narrative, subjectiviste, temporalisée. Mais ce qu’il ne voit pas, c’est que l’outil biographique donne bien plutôt accès à une compréhension, c’est-à-dire une explicitation des raisons, des logiques sous-jacentes au vécu du sujet. Dans les deux cas, on « rend compte », certes, mais pas des mêmes réalités. Et l’illusion ici consiste à ne pas voir la discordance entre la visée et l’outil, parce qu’on ne voit pas qu’une autre visée est à l’œuvre. Je ne m’attarderai pas sur cette opposition bien connue entre explication et compréhension : bien connue, mais dont on sous-estime sans doute les implications pour les sciences sociales et les confusions qu’elle entraîne. Ici, la principale confusion porte sur le fait que dans une perspective explicative et objectiviste, le récit biographique n’est qu’un outil, faute de mieux, pour atteindre la réalité à laquelle il réfère tout en la déformant ; alors que dans une perspective compréhensive (qui ne serait subjectiviste, soit dit en passant, qu’à condition de s’exonérer de toute comparaison entre les différentes expériences, et de toute tentative pour dégager la structuration de l’espace des possibles telle qu’elle s’offre aux acteurs), ce récit fait partie de la matière même de l’investigation : non pas seulement ce qui permet de comprendre, mais aussi ce qui doit être compris. Dans cette dernière perspective, le soupçon du sociologue « désillusionnant » se retourne contre lui-même : le naïf n’est plus celui qui croirait à l’« objectivité » du récit biographique, comme ne cesse de le marteler Bourdieu, mais il est celui qui croit, comme lui, que le locuteur et son interlocuteur prennent ce récit pour la réalité, alors que l’un et l’autre savent bien qu’ils ont affaire à un récit – cette forme particulière de réalité, si riche d’enseignements pour peu qu’on l’écoute vraiment, c’est-à-dire pour elle-même en tant qu’elle vise, avec ses moyens propres, son référent, et non pour ce référent lui-même. Face, donc, à celui qui se gausse des naïfs amateurs de biographies, on a envie de poser la question fameuse de Paul Veyne (1982) : dans quelle mesure, de quelle façon, à quelles conditions les biographiés croient-ils à l’histoire qu’ils racontent, et les biographes à celle qu’on leur raconte ? Et, au-delà de l’adhésion (de la « croyance ») à ce que racontent ces récits, quelles fonctions revêtent pour leurs narrateurs leur production et leur circulation ? De quels outils disposent-ils pour les rendre dicibles et intelligibles ? C’est là qu’intervient un autre déplacement de la pensée sociologique : non plus de l’explication à la compréhension, mais de la visée référentielle à l’outil sémiotique. Encore une fois, Bourdieu n’y a vu que du feu. « Le récit, qu’il soit biographique ou autobiographique, comme celui de l’enquêté qui “se livre” à un enquêteur », écrit-il (1986 : 69). Cet écrasement des genres narratifs en dit long sur son peu d’intérêt envers la matière du récit et les conditions de sa production ; autrement dit, sur la logique des choix de narration adoptés par le sujet, à laquelle donne accès la perspective compréhensive. Car la question primordiale que devrait se poser le chercheur face à ce genre de récits n’est pas de savoir dans quelle mesure ils sont « véridiques », « manipulés », « artificiels » ou purement « rhétoriques », mais dans quel contexte ils ont été produits et, le cas échéant, publiés, et sous quelle forme : biographie rédigée par un tiers, autobiographie spontanée ou sollicitée, entretien – et quel sens peut avoir l’adoption de tel genre discursif par rapport à l’expérience relatée. Ce furent, précisément, l’originalité et l’intelligence du travail de Pollak sur la déportation : au lieu de se laisser fasciner par le contenu atroce des récits, s’obliger à se concentrer tout d’abord sur le filtre de leur forme. (…) C’est dire combien le titre de l’article de Bourdieu et de ce numéro de la revue fut mal venu, j’ajouterai même dans ce contexte, indécent : plutôt que l’« illusion biographique », c’est le « travail biographique » qu’il aurait fallu saluer. Avec le respect dû à tout travail – celui du biographié comme celui du biographe. (…) On est loin, très loin, de l’« illusion biographique » sous le chapeau de laquelle furent publiés ces deux articles, à l’extrême opposé de l’esprit dans lequel ils avaient été écrits. Et c’est pitié, en y revenant plus de vingt ans après, que de réaliser à quel point la superbe intelligence qui fut celle de Bourdieu a pu se dévoyer dans cette forme de bêtise typique de notre époque que sont le soupçon généralisé, la critique aveugle et systématique. Nathalie Heinich
L’identité est à la fois une notion de sens commun et un concept utilisé par les sciences de l’homme – psychologie, sociologie, histoire, anthropologie, polito-logie… En tant que notion de sens commun, elle tend à être perçue, selon une tradition essentialiste et métaphysique, comme une réalité objective, intemporelle, transcendante, qui existerait indépendamment de l’idée qu’on s’en ferait : par exemple, « l’identité de la France ». En tant que concept savant, elle est plutôt analysée comme une construction historique sans autre fondement que la croyance en son existence, autrement dit comme une illusion – c’est la position postmoderne, constructiviste et critique. La première acception nourrit les usages « droitiers » de la notion, en tout cas en matière d’identité nationale et de politique « identitariste » ; la seconde alimente ses critiques « gauchistes ». Le problème est que l’une et l’autre conceptions sont aussi naïvement erronées l’une que l’autre. (…) Certes (…) soumise aux contingences temporelles, narratives et représentationnelles, l’identité est tout sauf un fait brut, une réalité évidente. Malheureusement, la suite du raisonnement tombe aisément dans les sophismes de la pensée postmoderne mâtinée de French theory : l’identité ne serait, de ce fait, qu’une « illusion », comme l’affirma Pierre Bourdieu en son temps. Une telle conclusion pèche par une faute de raisonnement classique dans les sciences sociales contemporaines : le monde serait fait soit de faits bruts, soit de faits « socialement construits », donc assimilables à des illusions ; ou, en d’autres termes, soit de réalité, soit de fictions – plus ou moins naïves ou intéressées, c’est-à-dire mensongères. Pris comme synonyme de « fabriqué » au sens de factice, donc d’inauthentique, le « construit » devient, dans cette perspective critique, rien de mieux qu’une « fable », un « mythe », dont il ne reste rien une fois qu’on l’a dévoilé comme tel. Dès lors on pourrait en faire ce qu’on veut, s’en débarrasser ou le transformer selon son bon vouloir. C’est le programme qui sous-tend la réduction de la notion d’identité à un simple « discours », soumis aux aléas de la temporalité, du récit et de la variabilité des points de vue : l’élimination pour cause d’inconsistance. C’est ainsi que l’argument de la « construction » historique et sociale glisse du statut de découverte à celui de lieu commun, puis de dénonciation en forme de critique de la « croyance ». C’est en matière d’identité sexuée que le glissement s’est produit de la façon la plus flagrante, sur fond de confusion entre différence et discrimination (la différence des sexes impliquerait forcément inégalité, donc devrait être éradiquée pour cause d’inconvenance politique), ainsi que de fantasme de toute-puissance poussant à refuser et donc à récuser toute catégorisation, synonyme de limitation. Le déconstructionnisme derridien s’en donne ici à cœur joie (…) Ce type de raisonnement repose sur la suprématie non négociable de la liberté individuelle contre la contrainte du « social » : dans cette perspective, qui rappelle étrangement les rêves infantiles de toute-puissance, la notion d’identité n’est supportable qu’à condition d’être dépouillée de toute limite, de tout ancrage, de toute stabilité, libérée donc de toute réduction à un fait social, voire à un fait tout court. Bref, la différence des sexes, puisque « socialement construite », ne serait qu’une « illusion » destinée à perpétrer la « domination masculine ». Ces dérives à partir d’une tentative – légitime – pour désubstantialiser la notion d’identité reposent sur une ignorance mal-heureusement largement répandue, y compris chez des chercheurs estimables : l’ignorance de la notion de représentation, au sens de « se représenter », c’est-à-dire l’ignorance de ce que le monde social est fait beaucoup plus de conceptions mentales partagées – plus ou moins véridiques – que de faits bruts ou, plus encore, d’illusions. Ainsi, ce n’est pas parce que l’identité est plurielle, variable et historiquement construite qu’elle serait illusoire : ni illusion ni, à l’opposé, réalité objective, elle est une représentation mentale, plus ou moins partagée et plus ou moins agissante, que se font les individus de ce qu’ils sont, de ce que sont les autres ou de ce qu’est une entité abstraite tel qu’un pays. Ni totalement objective ni totalement contingente, cette représentation est structurée, appuyée sur des caractéristiques factuelles et des institutions, qui peuvent être décrites et analysées : ainsi, les plus graves problèmes d’identité n’empêchent pas que l’identité d’un sujet soit ancrée dans un corps, instituée par un nom propre et par une signature. De même, l’identité sexuée, quoique soumise à maintes variations socio-historiques, ne peut se modifier d’un mot ou d’un trait de plume, étant composée à la fois de réalités physiologiques, d’expériences psychiques, de procédures administratives et, éventuellement, de manipulations cosmétiques, prises dans un système symbolique et juridique fortement institué. De même encore, s’agissant de l’identité nationale, elle repose sur des propriétés récurrentes tels qu’un État, une langue, une conscience historique, un patrimoine, une mémoire collective: vue sous cet angle, la notion d’« identité nationale » peut devenir un objet de recherche ou de réflexion qui ne soit instrumentalisé ni par la mémoire militante et le nationalisme ni, à l’inverse, par la stigmatisation a priori de tout attachement patriotique.Il n’est guère aujourd’hui de notion qui, davantage que celle d’identité, subisse les ravages intellectuels qu’engendre le déni des représentations, dans une conception binaire du monde qui ne laisserait exister que des faits bruts ou des illusions, du naturel ou de l’artificiel, du donné ou du fabriqué, du nécessaire ou du contingent : une conception qui ignore le poids des réalités sociales et des institutions, des traces mémorielles et des images mentales, des catégories et des mots – qui ignore, autrement dit, ce qui fait la spécificité de l’existence humaine dans un monde partagé. L’identité a donc des limites, non parce qu’elle serait une réalité factuelle et inamovible, mais parce que, en tant que représentation soutenue par des données objectivables, elle n’est pas accessible à toutes les manipulations individuelles, à toutes les modifications fantasmatiques. Faut-il s’en désoler ? Ce serait là adhérer à une conception de l’identité qu’Elias stigmatisait comme celle de l’Homo clausus, l’individu fermé sur lui-même, indépendant de toute interaction, de toute influence de et sur autrui : un individu qui pourrait donc être totalement libre ou, du moins, non déterminé – mais qui serait du même coup irrémédiablement seul. Et la juriste Muriel Fabre-Magnan a raison d’évoquer à ce sujet ce que la contrainte juridique peut avoir de protecteur pour les individus : « Le droit a pour rôle d’instituer et d’assurer les personnes de leur identité. Il faudrait se demander si reporter sur les individus, et en particulier sur les jeunes, le poids de devoir définir et (ré)affirmer eux-mêmes à tout moment les éléments de leur identité sans jamais pouvoir rien tenir pour acquis est vraiment libérateur. » Car les limites, ce sont d’abord les mots et les catégories qui nous permettent de nous orienter dans le monde, et c’est aussi ce qui nous permet de nous coordonner avec autrui, de faire commerce avec les autres, de cultiver en paix les interdépendances qui nous construisent, tout autant que nos libres mouvements. Et parmi les nombreuses limites qui bornent notre monde tout en l’organisant, les limites identitaires – notre sexe, notre âge, notre profession, notre origine géographique ou sociale, notre religion si nous en avons une, notre nationalité, voire notre sexualité si nous en faisons une façon de nous définir – ne sont pas les moins efficaces pour nous aider à être au monde sans risquer de nous y perdre. Nathalie Heinich
Légalisation, via le mariage pour tous et la PMA, du mensonge sur l’origine de nos enfants …
Résurrection, via la criminalisation – jusque dans les écoles de nos enfants – du discours dit « de haine », des lois anti-blasphèmes les plus rétrogrades …
Demande, entre appels à la dénonciation et à l’ « effacement » (autrement dit au boycott), de modification du 1er amendement américain …
Persécution d’esthéticiennes refusant d’épiler le sexe masculin d’une femme transexuelle …
Sportifs transexuels raflant toutes les médailles dans les compétitions féminines ou potentiellement dangereux pour leurs adversaires …
Mise à disposition de la castration chimique à des enfants de sept ans …
Remise en question, pour cause de non-parité stricte, des collections d’animaux des musées d’histoire naturelle …
Cachez cette loi commune que je ne saurai voir !
En ces temps étranges …
Entre soupe alphabétique d’identités sexuelles ou raciales et immigration sauvage sur fond de terrorisme islamique …
Du sansfrontiérisme le plus débridé …
Où malgré quelques avancées comme, véritable « mur de Trump payé par le Mexique« , la reprise du contrôle de leurs frontières par les autorités mexicaines …
Et de Hong Kong à l’Irak et au Liban ou à l’Amérique latine et avant l’Iran, le début de soulèvement des peuples contre leurs kleptocraties …
Se creuse la fracture, cinéma compris, entre gagnants de la mondialisation des grandes métropoles et perdants des zones périphériques …
Et où la « plaisanterie de l’inauguration majestueuse de l’ère « post-chrétienne » dont parlait René Girard …
Nous plonge dans un ultra-christianisme anti-chrétien toujours plus caricatural …
Comment ne pas voir avec la sociologue Nathalie Heinich …
L’aberration d’un déconstructionnisme sans limites …
Qui réduisant l’identité à de la pure illusion prétend la recréer à l’infini …
Ou repérer avec la juriste Muriel Fabre-Magnan …
Derrière la demande toujours plus grande de législation …
La réalité d’une dilution et d’un dévoiement de l’idée de liberté …
Qui ignorant la dimension protectrice du droit et des interdits …
Va jusqu’à basculer, via le prétendu droit à son renoncement, dans son retournement et sa propre négation ….
Et pourrait à nouveau réussir l’exploit de faire réélire l’an prochain …
L’un des présidents américains les plus politiquement incorrects ?
LES LIMITES DE L’IDENTITÉ
Nathalie Heinich
Nathalie Heinich est sociologue. Dernier ouvrage publié : Ce que n’est pas l’identité (Gallimard, 2018).› nathalie.heinich@ehess.fr
Revue des deux mondes
avril 2019
L’identité est à la fois une notion de sens commun et un concept utilisé par les sciences de l’homme – psychologie, sociologie, histoire, anthropologie, polito-logie… En tant que notion de sens commun, elle tend à être perçue, selon une tradition essentialiste et métaphysique, comme une réalité objective, intemporelle, transcendante, qui existerait indépendamment de l’idée qu’on s’en ferait : par exemple, « l’identité de la France ». En tant que concept savant, elle est plutôt analysée comme une construction historique sans autre fondement que la croyance en son existence, autrement dit comme une illusion – c’est la position postmoderne, constructiviste et critique.La première acception nourrit les usages « droitiers » de la notion, en tout cas en matière d’identité nationale et de politique « identitariste » ; la seconde alimente ses critiques « gauchistes ». Le problème est que l’une et l’autre conceptions sont aussi naïvement erronées l’une que l’autre (1).
La vulgate postmoderne
Certes, la critique postmoderne d’une conception substantialiste de l’identité (ou de « l’illusion essentialiste », comme l’a justement qualifiée le philosophe Pierre-André Taguieff (2)) s’appuie sur des constats qui ont leur part de vérité. Le premier constat est celui de la temporalité, qui soumet toute identité au changement, faisant d’elle non pas une « substance inaltérable » mais une « entité historique » (3): « L’identité n’est pas tant celle d’une substance que celle de la continuité des transforma-tions conduisant d’un stade au suivant » (4), expliquait le sociologue Norbert Elias. Et il ajoutait : « Il s’agit d’une continuité remémorée », ce qui nous renvoie au deuxième constat rendant illusoire la conception substantialiste, à savoir celui de sa dimension narrative, qui fait de l’iden-tité non un fait brut mais un « récit », selon le philosophe Paul Ricœur (5), ou encore une affaire de « réflexivité », selon le sociologue Anthony Giddens (6). Enfin, un troisième constat met à mal la croyance naïve en une réalité factuelle de l’identité, à savoir celui de sa pluralité, sa multiplicité, sa labilité (7). Ainsi le sociologue Erving Goffman a utilisé la métaphore de la barbe-à-papa : l’identité personnelle serait un « enregistrement unique et ininterrompu de faits sociaux qui vient s’attacher, s’entortiller, comme de la barbe-à-papa, comme une substance poisseuse à laquelle se collent sans cesse de nouveaux détails biographiques » (8). Bref, soumise aux contingences temporelles, narratives et représentationnelles, l’identité est tout sauf un fait brut, une réalité évidente.Malheureusement, la suite du raisonnement tombe aisément dans les sophismes de la pensée postmoderne mâtinée de French theory : l’identité ne serait, de ce fait, qu’une « illusion », comme l’affirma Pierre Bourdieu en son temps (9). Une telle conclusion pèche par une faute de raisonnement classique dans les sciences sociales contemporaines : le monde serait fait soit de faits bruts, soit de faits « socialement construits », donc assimilables à des illusions ; ou, en d’autres termes, soit de réalité, soit de fictions – plus ou moins naïves ou intéressées, c’est-à-dire mensongères (10). Pris comme synonyme de « fabriqué » au sens de factice, donc d’inauthentique, le « construit » devient, dans cette perspective critique, rien de mieux qu’une « fable », un « mythe », dont il ne reste rien une fois qu’on l’a dévoilé comme tel. Dès lors on pourrait en faire ce qu’on veut, s’en débarrasser ou le transformer selon son bon vouloir. C’est le programme qui sous-tend la réduction de la notion d’identité à un simple « discours », soumis aux aléas de la temporalité, du récit et de la variabilité des points de vue : l’élimination pour cause d’inconsistance.
C’est ainsi que l’argument de la « construction » historique et sociale glisse du statut de découverte à celui de lieu commun, puis de dénonciation en forme de critique de la « croyance ». C’est en matière d’identité sexuée que le glissement s’est produit de la façon la plus flagrante, sur fond de confusion entre différence et discrimination (la différence des sexes impliquerait forcément inégalité, donc devrait être éradiquée pour cause d’inconvenance politique (11)), ainsi que de fantasme de toute-puissance poussant à refuser et donc à récuser toute catégorisation, synonyme de limitation. Le déconstructionnisme der-ridien s’en donne ici à cœur joie : « Dès qu’on entend le mot “genre”, dès qu’il paraît, dès qu’on tente de le penser, une limite se dessine. Et quand une limite vient à s’assigner, la norme et l’interdit ne se font pas attendre : “il faut”, “il ne faut pas”, dit le “genre”, le mot “genre”, la figure, la voix ou la loi du genre. (12) »Ce type de raisonnement repose sur la suprématie non négociable de la liberté individuelle contre la contrainte du « social » : dans cette perspective, qui rappelle étrangement les rêves infantiles de toute-puissance, la notion d’identité n’est supportable qu’à condition d’être dépouillée de toute limite, de tout ancrage, de toute stabilité, libérée donc de toute réduction à un fait social, voire à un fait tout court. Bref, la différence des sexes, puisque « socialement construite », ne serait qu’une « illusion » destinée à perpétrer la « domination masculine ».
L’ignorance des représentations
Ces dérives à partir d’une tentative – légitime – pour désubstantialiser la notion d’identité reposent sur une ignorance mal-heureusement largement répandue, y compris chez des chercheurs estimables : l’ignorance de la notion de représentation, au sens de « se représenter », c’est-à-dire l’ignorance de ce que le monde social est fait beaucoup plus de conceptions mentales partagées – plus ou moins véridiques – que de faits bruts ou, plus encore, d’illusions. Ainsi, ce n’est pas parce que l’identité est plurielle, variable et historiquement construite qu’elle serait illusoire : ni illusion ni, à l’opposé, réalité objective, elle est une représentation mentale, plus ou moins partagée et plus ou moins agissante, que se font les individus de ce qu’ils sont, de ce que sont les autres ou de ce qu’est une entité abstraite tel qu’un pays.Ni totalement objective ni totalement contingente, cette représentation est structurée, appuyée sur des caractéristiques factuelles et des institutions, qui peuvent être décrites et analysées : ainsi, les plus graves problèmes d’identité n’empêchent pas que l’identité d’un sujet soit ancrée dans un corps, instituée par un nom propre et par une signature. De même, l’identité sexuée, quoique soumise à maintes variations socio-historiques (13), ne peut se modifier d’un mot ou d’un trait de plume, étant composée à la fois de réalités physiologiques, d’expériences psychiques, de procédures administratives et, éventuellement, de manipulations cosmétiques, prises dans un système symbolique et juridique fortement institué (14). De même encore, s’agissant de l’identité nationale, elle repose sur des propriétés récurrentes tels qu’un État, une langue, une conscience historique, un patrimoine, une mémoire collective (15): vue sous cet angle, la notion d’« identité nationale » peut devenir un objet de recherche ou de réflexion qui ne soit instrumentalisé ni par la mémoire militante et le nationalisme (16) ni, à l’inverse, par la stigmatisation a priori de tout attachement patriotique.Il n’est guère aujourd’hui de notion qui, davantage que celle d’identité, subisse les ravages intellectuels qu’engendre le déni des représentations, dans une conception binaire du monde qui ne laisse-rait exister que des faits bruts ou des illusions, du naturel ou de l’artificiel, du donné ou du fabriqué, du nécessaire ou du contingent : une conception qui ignore le poids des réalités sociales et des institutions, des traces mémorielles et des images mentales, des catégories et des mots – qui ignore, autrement dit, ce qui fait la spécificité de l’existence humaine dans un monde partagé.L’identité a donc des limites, non parce qu’elle serait une réalité factuelle et inamovible, mais parce que, en tant que représentation soutenue par des données objectivables, elle n’est pas accessible à toutes les manipulations individuelles, à toutes les modifications fantasmatiques. Faut-il s’en désoler ? Ce serait là adhérer à une conception de l’identité qu’Elias stigmatisait comme celle de l’Homo clausus, l’individu fermé sur lui-même, indépendant de toute interaction, de toute influence de et sur autrui : un individu qui pourrait donc être totalement libre ou, du moins, non déterminé – mais qui serait du même coup irrémédiablement seul. Et la juriste Muriel Fabre-Magnan a raison d’évoquer à ce sujet ce que la contrainte juridique peut avoir de protecteur pour les individus : « Le droit a pour rôle d’instituer et d’assurer les personnes de leur identité. Il faudrait se demander si reporter sur les individus, et en particulier sur les jeunes, le poids de devoir définir et (ré)affirmer eux-mêmes à tout moment les éléments de leur identité sans jamais pouvoir rien tenir pour acquis est vraiment libérateur. (17) »Car les limites, ce sont d’abord les mots et les catégories qui nous permettent de nous orienter dans le monde, et c’est aussi ce qui nous permet de nous coordonner avec autrui, de faire commerce avec les autres, de cultiver en paix les interdépendances qui nous construisent, tout autant que nos libres mouvements. Et parmi les nombreuses limites qui bornent notre monde tout en l’organisant, les limites identitaires – notre sexe, notre âge, notre profession, notre origine géographique ou sociale, notre religion si nous en avons une, notre nationalité, voire notre sexualité si nous en faisons une façon de nous définir – ne sont pas les moins efficaces pour nous aider à être au monde sans risquer de nous y perdre.
1. Cet article reprend en les développant une partie des propositions présentées dans Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, Gallimard, 2018.
2. « L’illusion essentialiste » consiste à « figer et réifier ce qui est intrinsèquement fluctuant, mouvant et diversifié » (Pierre-André Taguieff, « Être français : une évidence, un “je-ne-sais-quoi” et une énigme », Dogma. Revue de philosophie et de sciences humaines, mars 2016).
3. Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité, Gallimard, 2013, p. 174.
4. Norbert Elias, Du temps (1984), Fayard, 1996, p. 53, note 1.
5. Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, Seuil, 1984.
6. Cf. Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Polity Press, 1991.
7. Cf. notamment Alex Mucchielli, L’Identité, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, p. 7.
8. Erving Goffman, Stigmate (1963), Minuit, 1975, p. 74.
9. Cf. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986.
10. Cf. Nathalie Heinich, « Pour en finir avec “l’illusion” biographique », L’Homme, n° 195-196, juillet-décembre 2010 (repris dans Sortir des camps, sortir du silence, Les Impressions nouvelles, 2011).
11. Sur ce sophisme qui alimente malheureusement les tendances les plus naïves du féminisme et de la « théorie du genre », cf. Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009.
12. Jacques Derrida, Parages, Galilée, 1986, p. 252.
13. Cf. notamment Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine, Odile Jacob, 1992.
14. Cf. notamment Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999 ; Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites. Essai pour une clinique psychanalytique du social, Érès, 1997.
15. Cf. Pierre Nora, « Les avatars de l’identité française », Le Débat, n° 159, mars-avril 2010.
16. Idem, p. 18-19.17. Muriel Fabre-Magnan, L’Institution de la liberté, Presses universitaires de France, 2018, p 220.
Fabre-Magnan : l’interdit n’est pas l’ennemi de la liberté
Dans « L’Institution de la liberté », Muriel Fabre-Magnan critique le désir de faire reconnaître par le droit certaines pratiques individuelles. Entretien.
Propos recueillis par Gabriel Bouchaud
13/10/2018
Le Point
Muriel Fabre-Magnan est professeure de droit à l’université Paris-1.
Le Point : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ? La liberté telle qu’elle est garantie par le droit est-elle menacée ?
Muriel Fabre-Magnan : Une des raisons qui m’ont poussée à écrire ce livre était la lassitude de voir des termes juridiques employés à contresens, comme le contrat ou le consentement, qu’on associe toujours à la liberté dans le grand public, alors qu’en réalité, pour un juriste, qui dit contrat et consentement dit au contraire que l’on renonce à une partie de sa liberté ; le contrat n’est pas le mode normal de l’exercice des libertés. Je voulais alors souligner le risque de retournement de la liberté qui en résulte. Le lexique utilisé dans le cadre de débats de société conduit en outre souvent à polariser les opinions. La question de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est un excellent exemple. On trouve un camp qui pousse à une interprétation toujours plus individualiste des droits de l’homme par la CEDH et un autre qui condamne de façon générale les droits de l’homme. Le Royaume-Uni, par exemple, avait menacé de dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme avant même le Brexit. Il me semble possible et préférable de trouver une voie alternative : il faut en effet défendre les droits de l’homme, qui sont une avancée démocratique essentielle, et la CEDH a ainsi rendu une série d’arrêts extrêmement précieux, par exemple pour condamner l’état des prisons, garantir le respect des droits de la défense ou encore dénoncer des pays qui se livrent à des traitements inhumains ou dégradants. Et, en même temps, la CEDH dérape parfois dans ses arrêts et abuse de ses prérogatives. Seule une analyse juridique précise permet de démonter les rouages, comprendre à quel endroit exact se fait ce dérapage et d’essayer d’y remédier. Sinon, on est inévitablement conduit à adopter une position excessive dans un sens ou dans un autre.
La conception de ce qu’est la liberté a-t-elle beaucoup évolué dans les dernières décennies ? Y a-t-il une confusion dans les termes que l’on emploie à cause de cette évolution ?
C’est effectivement très récemment que ce terme de liberté a pris un sens général, et presque philosophique, qui est celui du droit pour les individus de mener leur vie comme ils l’entendent. La liberté est devenue la faculté de pouvoir faire tous les choix pour soi-même, ce qu’on appelle aujourd’hui un droit à l’autonomie personnelle. Cet énoncé peut certes sembler satisfaisant dans un cadre autre que juridique, mais demander au droit de garantir que les personnes puissent faire ce qu’elles veulent quand elles veulent conduit à l’effet inverse et à un risque de retournement de cette liberté. Si, en effet, le droit doit garantir à toute personne la possibilité de faire ce qu’elle veut, y compris de renoncer à sa liberté, on finit évidemment par détruire le concept même de liberté.
Vous citez le proverbe du renard libre dans le poulailler libre qui, sous couvert d’une liberté absolue de tous, garantit un retour de la loi du plus fort sur le plus faible…
Tout à fait. Et, comme le soulignent plusieurs auteurs, l’ultralibéralisme économique ou sociétal sont les deux faces d’une même médaille. La liberté est souvent revendiquée pour que les autres puissent se mettre à notre disposition. La faculté de renoncer à sa liberté n’est cependant pas la liberté. Plus généralement, ce qu’on appelle une protection des personnes contre elles-mêmes, et qui est dénoncé comme une forme de paternalisme étatique, est en réalité toujours une protection des personnes contre autrui. L’exemple de la prostitution est assez typique, et il illustre aussi un des autres points que je voulais souligner dans ce livre, à savoir que tous les débats contemporains, sociétaux ou économiques qui posent la question de la licéité sont toujours appréciés par rapport au seul critère du consentement. Cela signifie que l’on ramène tout à un débat interindividuel quand il serait plus pertinent de s’interroger, par exemple, sur les politiques économiques et sociales donnant aux personnes une plus grande faculté de choix de vie. Que signifie le consentement d’une prostituée si elle n’a pas d’autre choix que de consentir ?
Vous soulignez un écart entre l’encadrement de facto des pratiques sexuelles et la demande d’encadrement de ces pratiques. Le droit a-t-il cette vocation ?
La liberté sexuelle implique la faculté pour chacun d’avoir la sexualité de son choix sans avoir à subir aucune discrimination. Mais pourquoi l’État devrait-il donner sa bénédiction à chaque nouvelle pratique ? De même, la contractualisation des relations sexuelles n’est pas la meilleure façon de protéger juridiquement contre les agressions sexuelles ni de respecter le consentement des personnes. Si on contractualise, on s’oblige à ces pratiques. Or la liberté consiste en la capacité de pouvoir refuser un rapport initialement consenti.
Pour vous, le droit doit-il plutôt représenter un horizon de ce que la société devrait être, à travers des garanties, ou encadrer ce qui existe déjà ?
Les deux aspects coexistent. Le droit doit tenir compte des évolutions sociales, mais il est aussi un horizon tracé pour une société. Il est en effet de l’ordre du devoir-être. Les juristes opposent toujours le fait et le droit, donc le réel et ce qui doit être. Le droit est, dans une société, les valeurs et les objectifs sur lesquels les personnes s’accordent. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de définir un projet commun, lequel peut évidemment évoluer dans le temps. Le terme d’institution de la liberté cherche à exprimer l’aspect dynamique de cette liberté et le rôle que le droit doit jouer pour la garantir. On ne naît pas libre, on le devient, et c’est ce processus d’émancipation que doit soutenir le droit.
Voir également:
J’ai bien réfléchi avant de savoir si j’allais être un pro ou un anti-procréation médicalement assisté (PMA).
J’ai décidé de ne pas m’attarder sur l’intérêt de parents égoïstes, intention incarnée par la formule de « projet parental ». Dans les couloirs du palais Bourbon, on m’opposa même « mais enfin qu’as-tu contre les gens qui s’aiment ? ». Comme si le critère absolu de bonheur pour un enfant était d’avoir été désiré, d’avoir déjà reçu des likes avant même d’avoir existé.
Je me suis demandé qui serait finalement la victime : l’enfant né de PMA et ses questions existentielles ou celui issu de la méthode habituelle et son incompréhension de ne pas bénéficier des dernières avancées biotechnologiques et de ne pas faire partie de l’humanité augmentée qui se sera un peu « libérée » du joug du hasard.
La loi française, impuissante à empêcher les dérives
Comme l’a avoué l’air de rien la ministre de la Santé pendant le débat, l’enfant né d’un don a une chance supplémentaire de ne pas être malade. Dans une surenchère mondiale où la PMA deviendrait la norme, cela deviendra d’abord le privilège des plus riches et des plus puissants, puis des classes moyennes supérieures voulant les imiter, puis les Gilets Jaunes du moment demanderont aussi à pouvoir avoir des enfants parfaits. Qui préférerait le cancer précoce qui vous tombe dessus à 50 ans ou la chorée de Huntington qui anéantit soudainement votre système nerveux à l’âge adulte ? La petite loi française ne pourra rien faire pour s’opposer à de telles évolutions de la pratique, d’autant moins qu’elle aura mis le doigt dans l’engrenage, prise au piège des bons sentiments égalitaristes. Pendant que l’eugénisme sera à l’œuvre sur les Français à naître, on nous vantera toujours les bienfaits de la diversité…
La beauté de l’aléa existait encore avec la fécondation in vitro. Avec la PMA, fini. Le diagnostic préimplantatoire actuel n’est que l’avatar d’un eugénisme plus grave encore, qui au début du 20ème siècle, en Suède, en Suisse, au Japon, au Canada, au Danemark, en Allemagne, aux États-Unis, faisait stériliser des handicapés mentaux. Adolf Hitler a tenté de mettre en œuvre cette folie. Julian Huxley, (frère d’Aldous – auteur du Meilleur des Mondes), alors futur 1er directeur de l’UNESCO, la pensait et la revendiquait encore en 1941 quand les exactions des nazis étaient déjà connues. « L’eugénique deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir. » La France faisait partie des rares pays épargnés par le choix sur catalogue des caractéristiques sociales et phénotypiques du donneur. Cela me rappelle cette 1ère photo de moi toujours bébé orphelin, parvenue à un foyer français, et qui mena à un refus et à une réattribution à une autre famille. Trop joufflu, trop de cheveux, et les plaques rouges d’un eczéma qui m’a enquiquiné toute ma vie jusqu’alors.
Dire oui à la PMA et non à la GPA est une illusion
Tout ce qui est techniquement possible est en principe réalisé par quelqu’un en ce bas monde, quand les considérations éthiques restent grossièrement « un truc de Français humanistes », on l’a vu pour le RGPD. Dire oui à la PMA, « et bien sûr non à la GPA » est une illusion. La GPA n’est que le cadet de nos soucis. Nous sommes déjà dans une autre ère. Notre présent, ce sont les reproductions à 3 génomes (celui des parents et l’ADN mitochondrial d’un donneur, réalisé par des chercheurs aux USA en 2016), et les gamètes artificiels issus de cellules souches permettant de donner naissance à des modèles animaux de souris. Dans notre futur proche, nous n’échapperons pas non plus à la recherche des allèles dangereux, sous prétexte d’éviter à des demi-frères et sœurs qui s’ignorent de s’accoupler.
Ainsi, demain la victime pourrait être l’enfant « naturel », regardé comme un être inférieur par les autres, et reprochant à ses parents de l’avoir fait naître avec un handicap dans la vie : celui de l’aléa, celui des tares qui n’auront pas été prévenues par ses parents.
Mais revenons à la vie intérieure, à l’amour et au bonheur si chers aux pro-PMA pour toutes, puisque c’est sur ce terrain dégoulinant qu’on a voulu nous laisser en hémicycle. Se sont-ils mis une fois à la place des enfants dont ils parlent ? Acclamant une vision essentialiste et marxiste, réduisant l’individu à une construction et faisant fi de la biologie et de son bagage génétique, ils pensent les gamètes comme un simple véhicule et un bien commun à partager, mais ils ne donnent pas les leurs pour autant.
Les pro-PMA se sont-ils mis une seule fois à la place de ces enfants ?
Je leur ai opposé ma vérité : moi JSF, né en Corée du Sud de parents coréens, adopté français par un couple caucasien, ma réalité génétique est un fait, que le miroir et les autres m’ont toujours renvoyé, dans ma chère Haute-Marne où j’ai grandi 17 années de ma vie. Je connais mon village de Marnay sur Marne et la forêt qui l’entoure comme ma poche certes et « je me sens bien du coin ». Mais je reste avec une morphologie asiatique. J’étais plus souple pour les arts martiaux. Mes yeux étaient bridés. Si un groupe de coréens me croise, il sait que je le suis quand bien même je me sens français. Les faits sont têtus.
La biologie est là en coexistence avec l’acquis, c’est ce qui nous laisse égaux, pauvres ou riches, et cette liberté n’est contrainte que par une réalité, celle de deux gamètes du sexe opposé pouvant donner naissance à un nouveau-né. Le hasard du processus d’édition génétique, sélectionné par des milliards d’années d’évolution, permet de retrouver une chance à chaque génération de faire mieux dans notre humilité charnelle. Grandir dans une famille sans vraisemblance biologique de parentalité (novlangue pour dire que vous n’avez pas l’air d’être le fils de vos parents) n’est pas facile. Les questions existentielles du jour le jour d’un enfant qui ne connaît pas son ascendance sont douloureuses ; le regard de l’autre qui vous pense plus faible compte bien sûr pour vous enfermer dans ce schéma du « ah ça doit être dur », mais il n’y a pas que cela. Vous tournez autour du pot de vos origines et les approchez par des moyens détournés (je m’intéressais au Japon et à la Chine). Vous les rejetez en allant chercher d’autres cultures où le lien familial patriarcal ou matriarcal est fort pour chercher une solution de substitution (je me suis intéressé fortement aux cultures balkaniques, du Proche et du Moyen-Orient, à la mystique chrétienne et au judaïsme). Vous pouvez faire votre propre famille biologique, parfois tôt (j’ai eu la chance d’avoir mon premier enfant à 23 ans, beau garçon brillant de bientôt 13 ans aujourd’hui, mais les conditions familiales entre moi et sa maman n’étaient pas suffisamment solides pour une telle décision). J’ai toujours eu une fascination pour les grandes familles françaises aristocrates, pour celles qui ont fait l’histoire de France, avec des particules à l’envi. Même quand ils n’apprécient pas leurs familles, eux ont le choix de revendiquer leurs titres ou de laisser leur chevalière dans la table de nuit ; un enfant né sans père n’a pas d’autre option que l’ignorance.
Ceux qui veulent un enfant, parce que « j’y ai droit comme tout le monde », ne savent pas ce qu’est la souffrance d’un enfant qui cherche à qui il ressemble
Voulons-nous réellement faire venir au monde de enfants qui naissent sans savoir d’où ils viennent ? Ceux qui veulent un enfant, parce que « j’y ai droit comme tout le monde », ne savent pas ce qu’est la souffrance d’un enfant qui cherche à qui il ressemble. Les parents adoptifs sont une construction sociale, les parents biologiques ne le sont pas, qu’on le veuille ou non. Cette construction sociale peut être une belle histoire, elle l’est souvent, elle n’en est pas moins un chemin très difficile. On se demande au passage pourquoi les facilités d’accès à l’adoption n’ont pas été d’abord discutées avant tout dans le débat parlementaire français. A moins que les gènes comptent finalement plus qu’ils ne le disent à celles qui veulent des enfants toutes seules ou en couples de femmes ?
La PMA post-mortem a aussi failli passer à quelque chose près, c’est dire si le glissement est imminent. Voilà le message qu’on voudrait donner et les fausses promesses d’éternité. Cela fait aussi partie de la sagesse d’une société que d’accepter la mort et la finitude d’un parcours de vie. Quand je venais d’être adopté en France, la mère de mon épouse, s’est retrouvée accidentellement jeune veuve avec deux enfants en bas âge. Dans le même pays où les miens m’avaient abandonné et où les filles mères n’étaient pas bien vues et devaient souvent abandonner leurs enfants pour espérer trouver un nouveau mari : elle a fait le choix de donner une belle éducation à ses filles, de poursuivre son travail d’institutrice, avec l’aide de sa belle-famille qui ne l’a jamais abandonnée.
L’histoire de l’homme est de se demander d’où il vient, où et qui il est, et où il va
Alors oui, il y aura toujours les types comme moi et d’autres self-made rebelles plus ou moins dans le droit chemin, que la situation adverse a rendus encore plus forts, les Benalla, les Steve Jobs, les Marilyn Monroe, les Edgar Allan Poe, les Malcolm X. Ils ont cette caractéristique d’être différents et de chercher à continuer à l’être, tout en cherchant l’amour impossible de ceux qui sont trop normaux pour les comprendre. Mais il y aura surtout beaucoup de douleur, de problèmes jamais résolus, de plongée dans l’enfer de retrouvailles souvent impossibles avec les origines. Cela implique déjà des millions de personnes adoptées. Et demain des millions de personnes issues de la PMA se poseront les leurs. Mais aussi, ceux qui ne seront pas du club Pimp my Baby, reprocheront à leurs parents d’être de faibles humains non améliorés.
L’histoire de l’homme est de se demander d’où il vient, où et qui il est, et où il va. Sa rationalité s’égare quand il s’agit de vie et de mort ou de reproduction. Les mécanismes évolutionnistes à l’œuvre sont complexes et difficiles à comprendre, ils poussent irrationnellement vers ce dessein de survie à elle-même de l’humanité depuis qu’elle est. A condition qu’elle n’aille pas aujourd’hui vers la précipitation de sa destruction via la biotechnologie de la naissance, à trop craindre de périr.
Voir de même:
Christophe Guilluy: « NOTRE MODÈLE DE SOCIÉTÉ N’EST PLUS VIABLE »
Valérie Toranian
Revue des deux mondes
avril 2019
Il fut le premier à théoriser et à populariser le concept de France périphérique, cette France des classes populaires vivant à l’écart des grands centres urbains. Sans surprise, la cartographie de ces territoires délaissés par la République se superpose à celle des ronds-points envahis par les « gilets jaunes » depuis le 17 novembre 2018. L’auteur de No Society analyse les racines profondes de cette fracture française et interpelle les élites dirigeantes. Si rien ne bouge après le mouvement des « gilets jaunes », s’inquiète le géographe, « la tentation d’un totalitarisme soft » nous guette.
«Revue des Deux Mondes – Comment qualifier la séquence des « gilets jaunes » ? Est-ce une révolte, une révolution, une insurrection, une jacquerie ?
Christophe Guilluy J’essaye de ne pas voir dans un mouvement contemporain une résurgence d’un épisode du XIXe ou du XXe siècle. Nous ne sommes pas dans la révolution française, ni dans Mai 68, cela ne ressemble à aucun mouvement social connu. Le mouvement peuple contre élites. histoire d’une France brisée social classique se caractérise par un lien entre la classe populaire et la bourgeoisie, et par des relais au sein des milieux intellectuels et journalistiques. Les « gilets jaunes » sont en dehors des partis et des syn-dicats ; ils n’ont pas de représentant politique, intellectuel, culturel. Le mouvement naît après trente ans de ce que Christopher Lasch (1) a appelé la sécession des élites ; les classes populaires ont répondu par ce que je qualifie de marronage – « on va voir ailleurs ». Et ce « on va voir ailleurs » donne des mouvements non structurés, aux revendications tous azimuts. C’est toute la symbolique du « gilet jaune » : je veux être vu. Nous sommes dans une crise démocratique, intellectuelle et une crise de représentation : la scission du monde d’en haut a abouti à un assèchement de la pensée. Ces catégories populaires ne sont plus incarnées. J’ai parlé de France périphérique. Le concept n’a pas toujours été bien compris. Je suis géographe mais je ne crois pas au territoire. Un territoire ne veut rien dire ; ce qui compte, ce sont les personnes vivant sur ce territoire. Celui-ci peut changer du jour au lendemain si la population change. Il n’y a pas de déterminisme géographique, j’explique d’ailleurs exactement le contraire. Le concept a été élaboré à partir de travaux réalisés avec un autre géographe, Christophe Noyé ; nous repérions les espaces où vivaient les catégories modestes, c’est ce que nous avons appelé un indicateur de fragilité sociale : nous partions donc des personnes ; nous nous moquions de savoir si celles-ci vivaient à la campagne, dans une petite ville, dans une ville moyenne… la question était de repérer les territoires où il y avait une majorité de classes populaires : ouvriers, employés, « petites gens », paysans. Ce socle, potentiellement majoritaire, se situe aujourd’hui, le plus souvent, en dehors des grands centres urbains. Les quinze plus grandes métropoles représentent 40 % de la population comme en 1968, cela n’a pas changé. La recomposition sociale dans ces villes, elle, a changé : hier vous aviez dans Paris une composante populaire, avec des ouvriers, des « petites gens » ; tout cela s’est réduit comme peau de chagrin ; la partie populaire des grandes métropoles est désormais constituée par les quartiers « sensibles ».
Les grandes métropoles se caractérisent par leur dynamisme économique, c’est là que se concentre l’essentiel des richesses. Il y a donc une dimension économique, sociale, culturelle. Et une plus grande mobilité sociale, contrairement aux trois quarts des classes populaires dispersées dans la France périphérique. On le constate lors des plans sociaux : on demande aux salariés d’aller vivre dans un territoire où il y a de l’emploi – c’est ce qu’on avait dit aux femmes de Moulinex et aux « bonnets rouges ». Seulement quand vous êtes propriétaire d’une maison dans ces territoires-là, vous ne pouvez pas acheter ou louer à Paris, à Nantes ou à Toulouse. Les logiques foncières rendent l’accès à la ville très difficile et les gens ne veulent pas vivre dans les logements sociaux, là où se concentrent les populations immigrées. La France périphérique n’est pas une géographie ni une cartographie de la pauvreté : la France métropolitaine compte aussi des pauvres. Comme hier, la bourgeoisie instrumentalise la question de la pauvreté : la vieille bourgeoisie catholique redistribuait quelques subsides aux populations pauvres et niait le prolétariat ; aujourd’hui, la nouvelle bourgeoisie, ce que j’appelle la « bourgeoisie cool », met en avant banlieues et minorités et nie l’existence d’une France périphérique. Dans les deux cas, on oppose les classes populaires aux pauvres pour nier une question sociale majoritaire.
Revue des Deux Mondes – Vos détracteurs vous reprochent d’opposer la France périphérique des « petits Blancs » à la population issue de l’immigration, des quartiers populaires des métropoles, qui bénéficieraient de plus de subventions que la France périphérique. Les pouvoirs publics en ont-ils trop fait avec la politique de la ville et pas assez avec la France périphérique ?
Christophe Guilluy Je ne l’ai jamais dit ni écrit ! La France périphérique, dans laquelle se classent d’ailleurs les départements et territoires d’outre-mer, n’est pas exclusivement blanche. Il suffit de se balader en France pour le constater. Concernant les quartiers de la politique de la ville, on peut rappeler que les quartiers sensibles de petites et moyennes villes de la France périphérique sont plus pauvres que les quartiers de logements sociaux de Seine-Saint-Denis. Cela s’explique par le fait que le dynamisme économique y est beaucoup plus faible. Pourquoi autant d’attention aux banlieues des grandes villes ? Parce qu’elles se situent dans les grandes métropoles, là où vivent les élites, les prescripteurs d’opinion, là où est le business. On n’a pas intérêt à ce que ces territoires explosent. Aucun gouvernement de droite ou de gauche n’a remis en cause la politique de la ville. On ne peut réaliser un diagnostic objectif de la politique de la ville si l’on ne prend pas en compte le fait que ces quartiers sont devenus des sas : on y entre, on en sort. Dès qu’on a intégré le marché de l’emploi, on cherche à quitter les lieux. Ces populations partantes sont remplacées par des populations venues de l’extérieur, beaucoup plus précaires. En fait, il y a une instrumentalisation des questions autour de l’immigration alors que le sujet est consensuel dans la population : tout le monde souhaite la régulation des flux migratoires. Selon les sondages, 65 à 80 % des Français sont pour l’arrêt de l’immigration. Ces Français ne sont pas tous blancs ; ils sont aussi noirs, maghrébins, etc. Ces questions sont clivées non pas ethniquement mais socialement. La demande de régulation émane des « petits » Blancs, des « petits » Noirs, des « petits » Maghrébins, des « petits » musulmans. Elle est majoritaire en France, en Europe, aux États-Unis, en Algérie, au Maroc, en Israël. La question de la régulation s’impose. Elle est devenue idéologique, alors qu’elle ne pourra se traiter que sur des critères pragmatiques et réalistes. J’ai travaillé par le passé sur la question du logement social à Paris dans le XIXe arrondissement et c’est à cette occasion que j’ai développé le concept d’insécurité culturelle. Ma mission était de comprendre pourquoi les gens demandaient des changements d’attribution de logement alors qu’ils habitaient des quartiers où il n’y avait pas trop de violence ni trop de trafic de drogue. Toutes ces demandes émanaient d’immeubles dans lesquels il y avait eu un turnover important : les Blancs étaient déjà partis et à leur tour les populations maghrébines se trouvaient dans des situations d’insécurité culturelle par rapport à de nouvelles populations comme les Tchétchènes, etc. Ce qui n’a rien de scandaleux : on souhaite tous vivre dans des immeubles où tout ne change pas en permanence, dans lesquels on peut communiquer avec ses voisins et partager des valeurs communes. Cela n’interdit pas l’accueil, mais personne ne souhaite devenir minoritaire. C’est une question anthropologique : quand on est minoritaire, on dépend de la bienveillance de la majorité. J’avais travaillé sur les populations juives et leur déplacement en région parisienne dès les années deux mille. Je travaillais avec des gens de gauche et je pensais que dénoncer l’antisémitisme serait une évidence. Or pas du tout. On m’a sévèrement critiqué pour cela.
Revue des Deux Mondes – La société multiculturelle est-elle un échec ?
Christophe Guilluy La société multiculturelle, c’est la société où l’autre ne devient pas soi. À partir du moment où l’autre ne devient pas moi, la loi du nombre joue. Nous avons besoin de préserver un capital social et un capital culturel. C’est fondamental, quelles que soient votre origine et votre religion.
Revue des Deux Mondes – Croyez-vous encore en l’efficacité du modèle républicain ?
Christophe Guilluy J’y ai longtemps cru. Je suis très proche des idées de Jean-Pierre Chevènement. Avant, j’étais proche du Parti communiste, lorsque celui-ci représentait les classes populaires ; Georges Marchais dénonçait les flux migratoires qui représentaient une menace de dumping social : vous verrez, prédisait-il en 1981, la droite et l’élite de gauche nous traiteront de « beaufs », de racistes. C’est aussi ce qu’on a vécu avec les « gilets jaunes » : en quarante-huit heures, le mouvement est devenu xénophobe, antisémite, homophobe, sexiste, etc.
Revue des Deux Mondes – Il y avait des radicaux. Et des antisémites comme Alain Soral et Dieudonné. Alain Finkielkraut a été agressé verbalement par un antisémite…
Christophe Guilluy Le nouvel antisémitisme s’est répandu dans la société et l’incident avec Alain Finkielkraut en est une illustration mais qui n’est pas représentative des « gilets jaunes ». La technique d’invisibilisation et de délégitimisation des classes populaires remonte aux années quatre-vingt, quand la gauche a abandonné la question sociale. La vieille technique de l’antiracisme et de l’antifascisme est devenue une arme de classe : on se protège en délégitimant le diagnostic des gens d’en bas. Il y a autant de racistes, d’antisémites et d’homophobes dans le monde d’en haut sauf qu’ils sont beaucoup plus discrets. L’antisémitisme de gauche, appelé antisionisme, est culturellement très puissant. Ce n’est pas le monde d’en bas qui contourne la carte scolaire à Paris et qui déscolarise ses enfants des collèges à majorité d’immigrés. Ce sont des bons bobos parisiens de gauche.
Revue des Deux Mondes – Les mouvements sociaux vont-ils devenir de plus en plus violents ?
Christophe Guilluy Le « gilet jaune » n’est pas un saint. Tous les mouvements sociaux dégénèrent et sont aujourd’hui violents. La question est l’instrumentalisation de la violence. Même si les gens la condamnent, ils l’instrumentalisent : elle attire les médias. Les barri-cades sur les Champs-Élysées ont fait la une du New York Times. Par ailleurs, ces mouvements n’ont plus rien à voir avec des mouvements sociaux traditionnels. L’idée de réunir le plus de personnes possible pour aller d’un point A à un point B afin d’obtenir quelque chose est com-plètement dépassée. On a un mouvement du XXIe siècle sans représen-tant, sans corps intermédiaires, sans revendications claires. Il vaut mieux mille manifestations de cent personnes qu’une manifestation de cent mille personnes à Paris.Revue des Deux Mondes – Marie Le Pen est-elle la candidate naturelle des « gilets jaunes » ?
Christophe Guilluy Emmanuel Macron s’est fait élire sur une image un peu subversive, il avait compris que le clivage gauche-droite était terminé. Il avait aussi compris que la classe moyenne, telle qu’elle existe aujourd’hui, allait disparaître. Seulement il n’est pas allé au bout ; il aurait dû penser contre lui-même, ne pas enfiler les chaussons du libé-ralisme le plus échevelé et encourager ce qui marche. Le pouvoir et les élites ont oublié les classes moyennes. Il est d’ailleurs frappant de remarquer à quel point le monde de la culture s’est relativement peu engagé en faveur des « gilets jaunes », à son début, avant les violences, alors qu’il fut le premier à se manifester en faveur de mouvements comme « Nuit debout ». Si ce monde ne prend pas au sérieux les catégories qui sont dans la rue aujourd’hui, eh bien les populistes qui jouent jusqu’à présent le jeu de la démocratie ne le joueront plus demain. Les réactions du monde d’en haut à l’égard des « gilets jaunes » m’effraient un peu. C’est la première fois dans l’histoire des mouvements sociaux, sauf erreur, que des intellectuels, des journalistes et des universitaires ont essayé de prou-ver à quel point ces gens finalement ne vivaient pas si mal : ils possédaient un écran plat, un smartphone, etc. Lorsqu’il y a des mouvements de cheminots, des manifestations de la CGT, se demande-t-on si le cheminot possède une grande télévision ou s’il part en vacances sur la Côte d’Azur ? Est-on allé dans le salon des émeutiers de banlieue ? On essaie de faire passer le message : « mais de quoi se plaignent-ils ? » Tout cela reflète quelque chose de plus profond, de manque de légitimation de ce peuple et de mépris de classe. Personne n’aurait osé faire un tel constat lors des émeutes en banlieue ou pendant les grèves de 1995.
Revue des Deux Mondes – La gauche a-t-elle une carte à jouer ?
Christophe Guilluy Le schéma gauche-droite est dépassé. Les individus sont sociaux et identitaires. La droite y voit un révélateur de la droitisation de la société. La gauche, elle, évoque un mouvement social. C’est stupide. Il n’y a pas de droitisation de la société française mais simplement des gens qui dressent un constat sur leur vie : cela va du pouvoir d’achat à l’immigration en passant par le culturel. C’est« notre modèle de société n’est plus viable lun bloc. La demande est d’abord une demande d’intégration et de respect culturel : « j’existe, je veux continuer à exister ». Tout cela se diffuse aussi dans le champ culturel. Le Prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu (2), a dit : « J’ai fait le roman de la France périphérique. »Revue des Deux Mondes – Le mouvement des « gilets jaunes » peut-il déboucher sur un mouvement comme 5 étoiles en Italie ?
Christophe Guilluy Le Mouvement 5 étoiles est plutôt sur la dimension sociale et la Ligue du Nord est plutôt sur la dimension culturelle et identitaire. C’est cette combinaison-là qui est gagnante. Je ne crois absolument pas au grand clash, au grand soir. Je crois au mouvement réel des sociétés, celui du plus grand nombre. La demande majoritaire est simple : un travail, une intégration économique – et non un revenu universel, les gens ne veulent pas la charité. Emmanuel Macron a émergé en six mois environ. Un Beppe Grillo français peut-il émerger dans le même laps de temps ? Tout est possible.
Revue des Deux Mondes – Êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
Christophe Guilluy Je crois au soft power des classes populaires. Leurs demandes, parce qu’elles sont majoritaires, parce qu’elles repré-sentent la société elle-même, s’imposeront et fragiliseront intellectuel-lement le monde d’en face. Après le mouvement des « gilets jaunes », il va falloir bouger ou alors ce sera la tentation d’un totalitarisme soft. Soit on croit à la démocratie, soit on n’y croit pas. J’y crois encore. Le monde d’en haut va-t-il parvenir à faire sa révolution culturelle et intellectuelle ? Il ne s’agit pas de se faire hara-kiri, il s’agit de penser un peu contre soi-même. De toute façon, il n’a pas le choix. Le peuple n’a pas disparu.
1. Voir l’entretien avec Renaud Beauchard, « L’actualité de Christopher Lasch », dans ce même numéro, p. 56.
2. Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Actes sud, 2018.
Voir de plus:
Ce fléau du politiquement correct qui divise la gauche américaine
Laure Mandeville
Le Figaro
17 octobre 2019
En Amérique, chaque saison universitaire apporte désormais son épisode à la chronique ubuesque de la vie des campus et de la frénésie idéologique robespierrienne de ses « justiciers sociaux ». En 2017, les errements du collège Evergreen, dans l’État de Washington, avaient défrayé la chronique, quand un professeur de biologie, Bret Weinstein, progressiste déclaré, fut pris à partie pour avoir refusé de participer à « une journée de l’absence » blanche organisée par des associations d’étudiants de couleur anti-racistes. Venu donner ses cours, Il fut encerclé par des activistes l’ accusant de racisme et l’appelant à démissionner très agressivement. Des vidéos finirent par révéler les séquences pathétiques durant lesquelles les professeurs d’ Evergreen énuméraient en public « les cartes de leurs privilèges » (être blanc, homme, hétéro, éduqué, etc.), afin d’ aider au rétablissement de la justice sociale. Quand Weinstein demanda pourquoi il était accusé de racisme, on lui répondit que le demander était raciste. Sa « blanchité » le mettait d’entrée de jeu dans le camp du « racisme systémique » , concept qui fait fureur dans les départements d’ études critiques d ‘outre-Atlantique (et de plus en plus hélas en France).
Au terme d ‘une négociation, l’administration, qui avait pris lâchement le parti de la rébellion étudiante, fut condamnée à verser à Weinstein 500 000 dollars en échange de sa démission. Il fut aussi reçu devant une commission du Congrès mise en place par les républicains.
Mais l’épidémie du « politiquement correct » continua, portée par l’idée qu’il faut interdire tout discours qui pourrait « offenser » les sensibilités des minorités. En 2018, c’était au tour de Christina Hoff Sommers, philosophe féministe de gauche, d’être forcée de partir au milieu d’un discours au College Lewis and Clark. Accusée de fascisme pour avoir osé dire que toutes les différences entre les genres ne sont pas sociales ! La fonction délibérative de l’université, où la recherche de la vérité doit faire l’objet d’un débat, se retrouve menacée. L’idéologie de la justice sociale imprègne largement le programme des démocrates, qui comptent sur l’arc-en-ciel des minorités « opprimées » pour gagner en 2020. Ce prisme identitaire a joué un rôle clé dans le succès de Donald Trump, par effet boomerang. Des bataillons d’ électeurs blancs des classes populaires ont plébiscité ses écarts de langage, y voyant « un bol d’air frais » alors que ses prédécesseurs républicains s’ étaient pliés poliment aux règles de bienséance verbale des élites libérales. L’un des effets collatéraux de cette « libération » trumpienne du langage a été l’apparition de hordes racistes qui font, elles, un usage inquiétant de leur liberté de parole, nourrissant les arguments des extrémistes de l’anti-racisme. Mais l’un des éléments notables de cette bataille vient du malaise grandissant des libéraux de l’ancienne génération, à gauche mais désormais pris à partie par les vigles du politiquement correct. Selon Jamie Kirschik, de la Brookings Institution, nombre d’élus démocrates n’ oseraient pas s’ exprimer , de crainte d’être « lynchés » par les « justiciers » de leur camp sur les réseaux sociaux. Tocqueville et ses interactions locales entre citoyens, seule garantie d’une démocratie protégée « des errements de l’opinion publique », paraissent bien loin.
Voir encore:
Laure Mandeville: «En persistant à jouer la carte identitaire, les démocrates aident Trump»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – La fin de son mandat approchant, le président américain continue d’alimenter les polémiques. Laure Mandeville, grand reporter pour Le Figaro, analyse sa stratégie et ses chances de remporter à nouveau les élections présidentielles face à un camp démocrate divisé.
Alexandre Devecchio et Louise Darbon
2 août 2019
Laure Mandeville est grand reporter chargée des enquêtes sur l’Europe et les États-Unis au Figaro. Elle est l’auteur de Qui est vraiment Donald Trump? (Éditions des Équateurs, 2016)
FIGAROVOX.- Donald Trump a été très critiqué pour une série de déclarations jugées racistes. Il semble jouer avec la même rhétorique que lors des dernières élections, va-t-on revivre la même campagne qu’en 2016, sans renouveau dans le camp républicain?
Laure MANDEVILLE.- Comme disent les observateurs américains, Trump fera toujours du Trump! Il ne faut donc pas s’attendre à un changement de style, mais cela n’exclut pas les surprises qui font partie de l’arsenal politique du président américain. Depuis son entrée en politique en juin 2015, il n’a pas bougé d’un iota dans son comportement, multipliant les déclarations à l’emporte-pièce, et déclinant les mêmes thèmes dans un style qui a créé un véritable tremblement de terre politique. C’est une sorte d’ouragan fait homme. Armé de son compte Twitter, et désormais fort de la chambre d’écho formidable que lui donne le «pupitre» présidentiel, il scandalise, indigne, choque, se permet presque tout dans la rhétorique, même l’indécence. Comme le soulignait récemment le professeur de science politique de Harvard, Harvey Mansfield lors des Conversations Tocqueville, de ce point de vue, c’est clairement un adepte de Machiavel: tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins.
Trump ne changera pas car ce n’est pas un politicien classique. Contrairement à la plupart des politiques traditionnels, qui s’en tiennent encore à des règles de bienséance communément admises, (ce qui pourrait changer dans l’avenir à son exemple), il est sans filtre. Il est donc capable de parler comme le gars du café du commerce, qui assis au comptoir, déclare que ceux qui ne sont pas contents «n’ont qu’à rentrer chez eux», ce qu’il a fait il y a quelques jours. En ce sens, pour reprendre là encore, une formule de Mansfield, il représente le côté «vulgaire de la démocratie» au sens littéral du terme Vulgaire. Il donne une voix au Vulgus, au peuple.
Ses adversaires y voient la preuve de son «racisme» envers les minorités de couleur. Donald Trump est-il raciste?
Ses récentes déclarations sont indignes d’un président vis-à-vis d’élues qui sont des citoyennes américaines. Cette inadéquation de la rhétorique hante beaucoup d’observateurs, qui se demandent, non sans raison, quel impact de long terme sur les mœurs politiques aura l’abaissement de la fonction présidentielle, car jusqu’ici, le président se devait d’être un exemple. Mais je ne vois pas pour autant Trump comme un raciste prêt à discriminer quelqu’un sur sa couleur de peau, pas plus qu’il n’est «anti-femme», à mon avis, contrairement à ce que soutiennent là encore ses ennemis politiques. Aurait-il sinon suggéré à la célèbre star démocrate de la téléréalité Oprah Winfrey, une Afro-américaine, d’être son binôme quand il envisageait déjà une campagne présidentielle dans le passé? Je peux me tromper, mais je vois plutôt Trump comme un gars grandi dans la banlieue new-yorkaise de Queens dans les années 50, habitué au multiculturalisme mais surtout aux rapports de force, et ayant l’habitude de ne prendre de gants avec personne, quelle que soit sa couleur ou son sexe. Ceci dit, il joue sur tous les tableaux pour aller à la chasse aux voix, sans se préoccuper de savoir si cela peut exciter les franges minoritaires racistes, ce que ses adversaires ont beau jeu de souligner. Mais Trump sait surtout que beaucoup d’Américains sont réceptifs au coup de gueule qu’il a poussé et ses électeurs n’apprécient pas que les élues de la gauche démocrate aient le culot de comparer les camps installés sur la frontière mexicaine par la police des frontières avec des camps nazis (car cette comparaison est tout à fait absurde). Alors il pousse son avantage. Il a compris qu’il pouvait profiter du radicalisme de ces quatre jeunes députées, pour coller à l’ensemble du parti démocrate une image extrémiste. De ce point de vue, beaucoup estiment qu’il a trouvé son thème pour 2020. Se présenter comme un rempart contre l’extrémisme culturel de la Gauche tout en vantant son bilan économique.
Les thèmes de la campagne de 2016 restent extrêmement porteurs auprès de son électorat.
Il ne faut pas s’attendre à un changement de thèmes de campagne, car ceux que le président a lancés sans crier gare dans la conversation électorale en 2016, restent extrêmement porteurs auprès de son électorat: l’immigration hors de contrôle, l’ouvrier américain mis sur la touche par la globalisation et la délocalisation massive, l’importance de rétablir du coup une forme de protectionnisme. La bataille contre la Chine. Le retour à une forme de nationalisme et de restreinte en matière d’interventions extérieures, au motif que l’Amérique, en portant seule le fardeau de gendarme du monde, s’est affaiblie. Et bien sûr la bataille contre le politiquement correct. Regardez d’ailleurs son nouveau slogan de campagne, ce n’est pas «Rendre sa grandeur à l’Amérique» comme en 2016, c’est désormais «Maintenir la grandeur de l’Amérique», ce qui veut dire la même chose, sauf qu’il sous-entend qu’il a tenu ses promesses.
Sa popularité est en hausse chez les sympathisants républicains et reste stable dans l’ensemble du pays. Jusqu’à présent, ses multiples provocations ne lui ont rien coûté sur le plan électoral, est-ce parti pour continuer?
Donald Trump est adoré par sa base, détesté par l’autre partie du pays, et toléré par les élites du parti républicain, qui à l’exception d’un petit bataillon de «Never Trumpers» (les Jamais Trumpistes), essaient de s’accommoder de sa présidence, à défaut de pouvoir l’influencer (parce qu’ils estiment que le camp démocrate est pire). Bien sûr, il y a dans les rangs du centre, chez les indépendants susceptibles de voter alternativement à droite ou à gauche, et chez une partie des républicains modérés des gens qui sont très embarrassés par les mauvaises manières de Trump et ses dérapages. Je me souviens que pendant sa campagne de 2016, beaucoup de ses électeurs fronçaient les sourcils et disaient qu’ils aimeraient qu’il apprenne à «fermer parfois sa grande gueule». Mais ils ajoutaient aussi qu’il ne fallait pas prendre les sorties de Trump de manière littérale, et qu’eux ne le faisaient pas. Les troupes trumpiennes ont toujours reconnu les défauts de Trump, mais elles sont passées outre car elles ont vu en lui l’homme capable de dire des vérités que personne ne voulait plus entendre, notamment sur la question des frontières (son idée qu’un pays sans frontières n’est plus un pays). Les électeurs républicains et la partie des ex-démocrates qui ont voté pour lui ont soutenu Trump, parce qu’il est indomptable et qu’ils voient en lui l’homme qui a porté leur rébellion contre le système jusqu’au cœur de la Maison blanche. Ils ont le sentiment qu’il n’a pas changé et ne les a pas trahis, et d’une certaine manière, c’est vrai.. Il reste leur homme. Regardez la vigueur il essaie contre vents et marées de faire construire son fameux Mur.
Le tableau qui est fait de lui est si noir qu’il devient contre-productif.
Je pense que ses électeurs le soutiennent aussi d’autant plus que les démocrates n’ont jamais renoncé à l’expulser du pouvoir, le déclarant illégitime depuis le premier jour et maintenant ouverte la possibilité d’une destitution jusqu’à aujourd’hui. Pour la base républicaine, cet acharnement contre Trump est la meilleure preuve qu’il est l’homme qu’il leur faut. L’acharnement des médias mainstream à son encontre joue aussi en sa faveur. C’est trop voyant, trop unanime, trop obsessionnel, le tableau qui est fait de lui est si noir qu’il devient contre-productif. Beaucoup de gens à droite sont fatigués de Trump, voire exaspérés. Ils s’inquiètent aussi à juste titre de son mode de fonctionnement purement tactique, du chaos qui règne dans son équipe, où tout est suspendu à ses humeurs et ses derniers tweets. Mais ils en ont marre, aussi, de l’anti-trumpisme primaire et constatent que l’apocalypse économique et politique qui avait été annoncée à l’arrivée de Trump n’a pas eu lieu. L’économie affiche une santé insolente, malgré toutes ses foucades, le président n’a pas déclenché la guerre nucléaire que tant d’observateurs annonçaient vu sa supposée «folie». Bien sûr, son action suscite bien des controverses et donne le vertige. Reste ouverte la possibilité d’un dérapage en politique extérieure, si ses interlocuteurs chinois, nord-coréens ou iraniens décident de le tester. Mais ce que nous ne mesurons pas bien, c’est si l’embarras et l’inquiétude que suscite Trump sont supérieurs à la satisfaction que suscite sa capacité à s’élever contre les élites. C’est sans doute dans ce dilemme que se jouera l’élection.
L’opinion publique n’est cependant pas majoritairement acquise à sa cause: sa présidence n’a-t-elle pas finalement exacerbé les divisions entre les Américains (divisions sur lesquelles ont pu jouer les démocrates)?
La question du degré de division de l’Amérique est un sujet sur lequel tout observateur des États-Unis finit par s’interroger. S’accroît-elle ou est-elle une donnée persistante, dont on oublie seulement l’acuité avec le temps? La présidence Trump l’a-t-elle exacerbée? Quand les Américains vous disent qu’ils n’ont jamais vu «division pareille», on a tendance à les croire sur parole, mais on réalise ensuite qu’ils oublient parfois largement l’intensité des fractures du passé, alors qu’elles ont toujours été là. Entre le Sud anciennement ségrégationniste et le Nord largement abolitionniste, entre la droite chrétienne conservatrice et les libéraux laïques. Entre l’Amérique démocrate des côtes, et le pays profond du milieu. Entre les partisans de l’État minimal et les partisans du New Deal et des lois sociales…L’opposition entre la gauche américaine et les Mccarthystes dans les années 50 était-elle vraiment moins profonde que celle des démocrates et des républicains sous Trump? Et que dire de la bataille jonchée de cadavres des années 60 pour arracher les droits civiques des Noirs sous Kennedy et sous Johnson, puis des divisions sociétales autour de la guerre du Vietnam? A-t-on oublié les furieuses batailles sous Reagan, sous Clinton, sous les Bush Père et fils, puis sous Obama, qui devait pourtant réconcilier l’Amérique bleue des démocrates et l’Amérique rouge des républicains? Qu’est-ce qui change sous Trump par rapport au passé?
Il règne un véritable climat de « guerre civile politique ».
En dehors de la personnalité même du président, qui a effectivement le plus haut taux d’impopularité d’un président, les vieux routiers de la politique washingtonienne citent la disparition quasi-totale des ailes modérées des deux camps, qui ne sont plus vraiment représentées au Congrès, ce qui rend de plus en plus difficile la création de compromis. Les compromis exigeaient la volonté de «travailler avec l’autre aile». Mais ce champ s’étiole faute de «soldats» désireux de coopérer. La radicalisation du champ de l’information sous l’effet des réseaux sociaux participe aussi à l’accroissement des fossés, car on ne partage plus les mêmes faits! Du coup, on est dans un combat sans répit et un dialogue de sourds, dont l’issue semble être de vouloir annihiler l’autre camp, au lieu de le laisser vivre. La manière dont la confirmation du juge Bret Kavanaugh a tourné au pugilat, à l’automne, a été à cet égard très significative, car les «troupes» des deux camps ne se sont pas privées d’envoyer des «commandos de militants» huer et menacer les élus qui avaient pris des positions nuancées contraires à l’orthodoxie du parti, pour ou contre le juge suprême!
Il me semble qu’entre Trump et les démocrates, la confrontation est presque devenue un jeu de rôles ; une sorte de théâtre, où chacun s’enferme dans son personnage ou son parti…Trump est traité de «raciste», lui dénonce à son tour le caractère «anti-américain» de ses adversaires, et cela s’enflamme. C’est comme si ces deux forces se nourrissaient l’une l’autre. Le problème est de savoir comment tout cela est reçu «en bas», chez les électeurs de base. J’ai peur qu’à force de jouer la carte de l’ennemi, les gens finissent par se haïr vraiment. Les attaques seront-elles encore pires en 2020 qu’en 2016? C’est possible car dans les deux partis, ce sont les plus vocaux et les plus extrêmes, qui couvrent le débat de leur brouhaha et semblent donner le «la». Il règne un véritable climat de «guerre civile politique». Il faut espérer que la violence ne sortira pas du cadre verbal.
Trump devra-t-il adopter une stratégie particulière pour élargir sa base électorale?
L’élection se jouera à nouveau à la marge dans les États clé du Midwest, mais aussi en Floride, au Nevada ; dans le Missouri, tous ces États violets, à moitié rouges et à moitié bleus, où la question de la participation et donc de la mobilisation de la base sera clé….Il faudra aussi aller chercher les électeurs au centre, ces fameux indépendants ou ces démocrates reaganiens, qui se définissent comme conservateurs et qui tout en votant souvent démocrate pour des raisons historiques, ne se reconnaissent plus dans le parti démocrate actuel, parti trop à gauche. Dans le cas de Trump, cela veut dire qu’il lui faut persister dans son approche ouvriériste de défense de l’ouvrier américain et de renégociation musclée des conséquences de la globalisation, bref, miser sur son cœur de cible, en présentant l’adversaire comme une armée de radicaux inquiétants.
Il ne faut pas sous-estimer la capacité de Trump à l’emporter à nouveau en 2020.
Si certains observateurs notent que Trump part avec un désavantage car il va devoir convaincre les électeurs désabusés par ses scandales et sa pusillanimité, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à l’emporter à nouveau, qui est très réelle, même si rien ne peut être prédit aujourd’hui, vu l’éloignement de la date. Car il présente aussi des avantages. Il n’a peur de rien, il tient ses promesses (en tout cas certaines!). Il est drôle et il crée sans cesse l’évènement. L’ancienne porte-parole du Pentagone Dana White que j’interviewais récemment, estime qu’ «il sera réélu d’abord parce qu’il est le président sortant, un avantage énorme, deuxièmement parce que l’économie affiche des chiffres excellents, notamment en matière de chômage, mais aussi parce que le pays ne devient pas plus violet, mais plus rouge là où il est rouge, et plus bleu là où il est bleu, ce qui signifie que Trump devrait gagner à nouveau le MidWest». White remarque à juste titre qu’ «il y a une majorité silencieuse dans ces États pivots qui pense que le président Trump se bat pour eux-mêmes quand le combat tourne au pugilat» . Élément intéressant, Trump est aujourd’hui aussi populaire que Reagan au même moment, ce qui veut dire qu’il pourrait aussi surprendre et faire mieux que la dernière fois chez les minorités, le taux de chômage des noirs par exemple, ayant atteint un seuil à la baisse historique. Surtout, Trump pourrait bénéficier d’un cru démocrate où les candidats capables de s’imposer dans le fameux Midwest ne sont pas légion, en dehors de l’ancien vice président Joe Biden, originaire de Pennsylvanie, et qui a été récemment l’objet d’une attaque en règle de la Gauche identitaire du parti démocrate, qui l’accuse de sexisme et de racisme, rien de moins!
Une procédure de destitution à l’encontre de Trump a échoué à la chambre des Représentants pourtant contrôlée par les démocrates. Est-ce que cela témoignerait d’une division également présente au sein du camp démocrate? Est-ce que cela pourrait profiter à Trump en pleine campagne pour sa réélection en 2020?
Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, le parti démocrate a été si sonné et si ulcéré de le voir gagner au détriment de la «reine Hillary» qu’il a conclu à son illégitimité. Il en a fait un repoussoir, un diable qui finirait par être expulsé de la Maison Blanche, rapidement. Pendant deux ans et demi, leur stratégie a donc consisté à attaquer chaque sujet sous l’angle de la personnalité de Trump, au lieu de prendre la mesure des problèmes que son élection révèle. Ainsi par exemple de la question de la migration, approchée seulement sous l’angle de la «cruauté» de Trump, de sa folie et de son racisme supposés, sans aucune tentative de prise en compte de la crise migratoire aiguë réelle, qui se joue à la frontière avec le Mexique. Mais cette stratégie a échoué à atteindre son but et de ce point de vue, l’intervention du procureur spécial Robert Mueller devant le Congrès, qui n’a pas apporté confirmation de l’attitude criminelle du président en matière d’obstruction (même s’il a clairement eu la tentation d’arrêter l’enquête), ni trace d’une collusion avec la Russie, marque la fin d’un cycle.
En voulant l’abattre trop grossièrement, les démocrates ont sanctuarisé Trump.
Si une centaine d’élus souhaiteraient poursuivre la procédure de destitution, une partie très substantielle du camp démocrate n’en veut pas, persuadé que cette stratégie serait perdue d’avance et qu’il est temps de passer à l’ordre du jour. Dans ce camp, figure notamment la Speaker de la Chambre Nancy Pelosi, mais aussi toute une série d’élus des États du MidWest, qui souhaiteraient aussi s’éloigner du parti pris idéologique centré sur la défense des minorités, la fameuse «politique des identités», pour revenir à une approche plus sociale des dossiers et construire une alternative crédible à Trump, prenant en compte les problèmes qu’il a soulevés. L’autre camp, qui regroupe notamment le fameux commando des 4 élues en bataille contre Trump, mais aussi une grande partie des élites intellectuelles, veut persister dans l’entreprise de destitution du président avec une ferveur quasi religieuse. D’après ce que rapporte l’analyste James Kirchick de la Brookings Institution, la bataille qui se joue en coulisses pour trancher ce désaccord est si féroce qu’un groupe d’élus démocrates modérés aurait fait passer discrètement récemment auprès des journaux américains un sondage révélant la faible popularité de la jeune pasionaria de gauche Alexandra Ocasio Cortez et de ses trois alliées. Cette offensive ne se fait pas au grand jour, car bien des élus ont peur d’être accusés de racisme et ne veulent pas donner d’armes à Trump. Du coup, les démocrates se retrouvent presque forcés d’endosser des propositions incroyablement radicales venues de la gauche sur le financement de l‘assurance médicale pour les illégaux en situation irrégulière, la nécessité de dissoudre les services d’immigration ICE. Une radicalisation qui ouvrira un boulevard à Trump dans le Midwest si l’aile modérée ne parvient pas à contenir ces élans.
Le paradoxe est que cette approche excessive permet à Trump de se recentrer et de passer par pertes et profits tous ses gigantesques travers, et notamment sa sous-estimation inquiétante des attaques russes sur les élections américaines. En voulant l’abattre trop grossièrement, les démocrates l’ont presque sanctuarisé…Leur persistance à jouer la carte identitaire, et à tenter de rassembler toutes les minorités, femmes y compris, contre «le patriarcat de «l’Homme blanc» qu’il incarnerait supposément, pourrait lui servir de tremplin. Si on ajoute à ça, ses excellents chiffres économiques et l’absence de leader clair et incontesté face à lui, on voit à quel point la bataille va être difficile pour les démocrates. Encore une fois, la manière dont ils ont attaqué Joe Biden, le seul candidat susceptible de concurrencer Trump dans les États pivots du MidWest, révèle le piège dans lequel ils pourraient se laisser enfermer. Il faut en effet reconnaître qu’accuser de racisme supposé, l’homme qui a été le vice président du premier président noir de l’Histoire des États-Unis ne manque pas de sel…
Voir aussi:
« Aux États-Unis, les écrivains et artistes s’autocensurent par peur du lynchage »
PROPOS RECUEILLIS PAR EUGÉNIE BASTIÉ
Le Figaro
17 octobre 2019
LE FIGARO – Certains critiques ont comparé votre roman au Bûcher des vanités de Tom Wolfe. Que pensez-vous de cette comparaison ?
Seth GREENLAND. – Je suis un grand fan de Tom Wolfe depuis que j’ ai lu Acid Test quand j’avais 17 ans et j’ai beaucoup aimé Le Bûcher des vanités. J’ai lu tous ses romans et je pense, d’ailleurs, que c’est son meilleur. Quelques similitudes existent, bien évidemment, avec Méca-nique de la chute. Un puissant homme blanc américain tue accidentellement un homme noir et les problèmes sur-viennent. Mais, globalement, les similitudes s’arrêtent là. Tom Wolfe, malgré son indéniable talent de conteur, n’est pas un auteur axé sur la psychologie. J’ai écrit un roman psychologique dans lequel le lecteur a constamment accès à l’intériorité du héros, Jay Gladstone, mais également à celle de tous les personnages principaux. Contrairement à Sherman McCoy, obscur trader dans le roman de Wolfe, Jay Gladstone est une personnalité publique vivant à l’ère d’internet. Son malheur est inéluctable-ment lié aux circonstances particulières de son épo-que, celle de la po-pulace de Twitter, des fusillades policières et du politiquement correct. En outre, Gladstone est juif et l’un des thè-mes de mon livre est la relation historique tendue entre Juifs et Afro-Américains aux États-Unis.
Vous décrivez très habilement les mécanismes du politiquement correct. Diriez-vous que le politiquement correct reste une réalité incontestable dans I’Amérique d’aujourd’ hui ?
Le débat national sur le politiquement correct en est venu à définir l’époque dans laquelle nous vivons. Commençons par définir cette expression : le politique-ment correct, dans son sens le plus élémentaire, désigne la sensibilité aux sentiments des autres. La plupart des êtres humains rationnels, à savoir ceux qui ne sont pas des sociopathes, peuvent convenir que pour vivre dans une société pacifique et productive, faire preuve d’une certaine sensibilité aux sentiments des autres est une bonne chose. Examinons, à présent, le contexte historique. Depuis la fondation de l’Amérique et jusqu’à très récemment, les femmes, les homo-sexuels, les Afro-Américains et d’autres groupes marginalisés n’ont pas eu le même accès aux avantages que confère la citoyenneté américaine que les hommes blancs chrétiens. La plupart des Américains se sont mis d’accord au fil des cinquante dernières années pour dire que cela devrait changer et notre société s’est transformée à tel point que nous avons déjà eu un président noir (qu’est-ce qu’il nous manque ! ) , que les couples gays peu-vent se marier et que les portes qui étaient fermées aux femmes sont désormais grandes ouvertes. Ainsi, même s’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, les choses ont évolué. Toutefois, cela n’ est pas suffisant pour une certaine partie de la gauche qui estime que l’échelle des privilèges doit être inversée. Dans cette vision du monde, les groupes qui étaient auparavant marginalisés devraient maintenant être privilégiés et in-versement. Comme la situation a été trop injuste pendant très longtemps, des gens de gauche bien intentionnés s’attellent à réparer toutes les inégalités en même temps, ce qui conduit à une sorte de pé-riode jacobine de rectitude morale (mais sans la guillotine), un concept familier aux lecteurs français.
Telle est la bataille qui se déroule en Amérique aujourd’hui. La gauche est perçue comme trop semsible et la droite comme ignorante et anhistorique. Ces deux manières de les présenter recèlent, chacune, une part de vérité. Pour un écrivain, ce contexte est troublant. Alors que les jugements critiques émanaient autrefois de la seule droite, ils émergent aujourd’hui avec la même vigueur, voire avec plus de virulence, de la gauche qui, tout en prétendant abhorrer l’héritage de Staline, n’est que trop heureuse d’imiter son approche de la culture. Aux États-Unis, existent désormais deux phénomènes : la call-out culture (culture de la dénonciation), qui signifie que si une personne fait une déclaration perçue comme une chose à ne pas dire, elle se fera lyncher sur Twitter, mais aussi la cancel culture (littéralement «culture de l’effacement »), une version encore plus acerbe de la call-out culture, dont le but est littéralement de ruiner la carrlère de la personne en question. La situation est intenable et manque cruellement d’humour. L’humour fait, à présent, l’objet d’une surveillance étroite. La poli-ce de l’humour est partout, ce qui tombe plutôt bien puisqu’un clown occupe la Maison-Blanche.
Votre personnage principal,
Jay Gladstone, est un milliardaire démocrate juif persuadé d’ être du côté du progrès, mais il est sévèrement critiqué par sa propre fille qui étudie le genre et la race à l’université. La morale de cette histoire est-elle que les libéraux sont dévorés par leurs propres héritiers ? Même si ce n’était pas mon intention lorsque j’ai commencé à écrire ce livre, la relation entre Jay Gladstone et sa fille Aviva reflète ce qui se joue actuellement au sein du Parti démocrate où l’aile gau
che (Aviva) lutte avec le centre (Jay) pour prendre le contrôle du parti. Pour Aviva et ses amis, Jay est un capitaliste vorace et les idées progressistes qu’il défend sont tout sauf convaincantes. À gauche, il existe toutes sortes de tests de pureté conçus pour déterminer si quelqu’un est suffisamment woke (éveillé, conscient des injustices qui pèsent sur les minorités, NDRL), une expression qui s’est répandue depuis que j’ai commencé à écrire le livre et qui signifie, globalement, être favorable au programme de l’ extrême gauche. À l’heure actuelle, aux États-Unis, la « gauche éveillée » est en conflit avec les progressistes traditionnels et ma crainte est que cette lutte fratricide pourrait conduire à la réélection de Trump.
Sans entrer dans un débat sur la politique publique, ces désaccords entre gens de gauche arrivent au plus mauvais moment. Défendre les droits des personnes transgenres pour qu’elles puissent utiliser les toilettes qu’elles veulent est certes important, mais cela ne devrait pas faire partie du débat national, en ce moment, si l’objectif est de se débarrasser de Trump.
Votre livre décrit également la chute d ‘un homme incapable de se défendre. Êtes-vous préoccupé par la notion de lynchage médiatique à I’ère des réseaux sociaux ?
Bien que les réseaux sociaux aient leur utilité (je vais tweeter un lien vers cette interview!), ils sont, en grande partie, un ramassis de déchets toxiques et l’un des aspects les plus inacceptables de ce nouveau monde dans lequel nous vivons est le lynchage qui s’y déroule. « Lyncher » est un mot profondément chargé d’histoire aux États- Unis, pour des raisons évidentes, mais en tant que verbe qui décrit une exécution extrajudiciaire métaphorique, il est difficile de trouver mieux. Puisque la culture de la honte reste particulièrement ancrée dans le pays (à l’exception de Donald Trump qui n’a honte de rien), se faire lyncher sur les réseaux sociaux reste un véritable problème pour la plupart des gens à qui cela arrive. Alors, est-ce que cela m’inquiète ? Oui, bien sûr. L’un des effets secondaires regrettables de ce phénomène est que les écrivains et les artistes s’autocensurent désormais, bien plus qu’ils ne l’auraient probablement fait avant l’ avènement de Twitter et de ses esprits prompts à s’enflammer. C’est un contexte difficile pour les personnes créatives et cela nous ramène à votre question précédente sur le politiquement correct. La gauche et la droite sont tout aussi coupables d’essayer de détruire des gens sur les réseaux sociaux, mais il faut bien avouer que, dans cet exercice, la gauche est bien meilleure.
Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature, écrivait Philip Roth dans J’ai épousé un communiste. Êtes-vous d’ accord ? Je suis ravi que vous parliez de Philip Roth. Cela m’offre l’opportunité de vous dire à quel point j’admire son œuvre. Je suis d’accord avec ce qu’il a écrit à pro-pos du communisme et de la littérature. La littérature est un antidote parfait à l’idéologie puisqu’elle exalte l’individu.
Elle nous permet d’accéder à la conscience d’une autre personne dans une plus grande mesure que toute autre forme d’art. Elle favorise l’empathie, ce qui est rare de nos jours, et l’appréciation de la nuance.
De Mickaël Harpon, au pilote de Germanwings, en passant par les tueurs de masse : la crise du sens qui ébranle le monde occidental
Atlantico
13 octobre 2019
Atlantico : On en sait désormais davantage sur le profil de Mikhaël Harpon, le tueur de la Préfecture de Police de Paris. Comme l’a indiqué Laurent Nunez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur : « La piste privilégiée est celle d’un individu passant à l’acte au nom d’un « projet personnel ». Les tueurs de ces dernières semaines sont des « loups solitaires » ne faisant partie d’aucune organisation politique les poussant à agir. Faut-il conclure que leurs motivations sont spirituelles ?
Bérénice Levet : Je ne parlerai pas de « loup solitaire », cette expression est sans fondement, Gilles Kepel l’a puissamment établi : quand bien même Mickaël Harpon aurait agi seul, il s’inscrit dans un faisceau de relations, son acte est directement inspiré par les vidéos diffusées par les réseaux islamistes.
On ne saurait qualifier ces tueries de spirituelles. La vie de l’esprit est une chose trop noble pour les en gratifier. Gardons-nous de confondre le prêt-à-penser délivré par le discours islamiste avec le travail de la pensée. La vie de l’esprit est d’abord inquiétude au sens étymologique du terme, c’est-à-dire non repos. Elle suppose la passion d’interroger. Socrate, le premier des philosophes, lui-même se compare un taon. Autant de choses étrangères aux terroristes.
Qu’entendait Laurent Nuñez par la formule « projet personnel » ? Sans doute lui-même l’ignore-t-il ! Permettez-moi à cet égard, une brève parenthèse. La question de la langue, des mots pour dire les choses, est absolument décisive en ce domaine, comme dans tous les autres d’ailleurs : il ne pourra y avoir de politique à la hauteur des défis que l’islamisation de la France nous pose, aussi longtemps que nous en resterons à cette langue de carton. Même si naturellement, cela ne saurait suffire. On le voit avec notre Président qui excelle dans l’art de nommer les choses, il n’a pas craint de parler d’ « hydre islamiste », de volonté de « sécession » de l’islam politique, mais comme si c’était une fin en soi. Je ne demande qu’à être détrompée, mais jusqu’à présent, Emmanuel Macron s’est seulement distingué, par rapport à ses prédécesseurs, dans l’exercice de ce que le philosophe Clément Rosset appelait la « perception inutile » : « C’est une perception juste, explique-il, qui s’avère impuissante à faire embrayer sur un comportement adapté à la perception. […] J’ai vu, j’ai admis, mais qu’on ne m’en demande pas davantage. Pour le reste, […] je persiste dans mon comportement, tout comme si je n’avais rien vu ».
J’en reviens à votre question. Si j’exclus de parler d’actes à caractère spirituel, il me semble en revanche pertinent de les qualifier d’idéologiques, au sens littéral qu’Hannah Arendt donnait à ce terme dans les Origines du Totalitarisme, comme « logique d’une idée » c’est-à-dire reposant sur un grand récit d’une cohérence extrême qui « ne se rencontre
nulle part dans la réalité », qui offre ceci de formidablement réconfortant pour l’esprit humain qu’il « permet de tout expliquer jusqu’au moindre événement ». Évidemment cela a un prix, pour pouvoir ainsi tout expliquer, il faut « s’affranchir de toute expérience », « s’émanciper de toute réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens et affirmer l’existence d’une réalité “plus vraie” qui se dissimule derrière les choses que l’on perçoit ». D’où l’adhésion à l’idéologie complotiste.
Bertrand Vergely : Il est surprenant d’entendre dire de la part du ministre de l’intérieur ainsi que de son secrétaire d’État que la tuerie qui a eu lieu à la Préfecture de Police ne relève pas du terrorisme. Certes, cette tuerie n’a pas été faite par une bande organisée comme cela a été le cas de la tuerie du Bataclan en 2015. Mais tout de même, si ce n’est pas du terrorisme qu’est-ce ? Dans la façon dont les medias ainsi que les responsables politiques distinguent la tuerie de la Préfecture de Police du terrorisme, on sent comme une peur d’apparaître comme raciste en les reliant. Ce comportement est d’autant plus étrange que Jeudi 10 Octobre le ministre de l’Intérieur a interdit la tenue d’une manifestation à Gonesse lancée par un activiste s’insurgeant contre l’amalgame entre la tuerie de la Préfecture de Police et le terrorisme islamiste. Il faut savoir : ou il n’y a aucun lien et dans ce cas on n’interdit pas la manifestation prévue à Gonesse, ou il y a lien et dans ce cas on le dit.
En vérité, une fois de plus, à chaque fois qu’un attentat islamiste a lieu on passe davantage de temps à expliquer que cela n’a rien à voir avec l’islam et qu’il ne faut pas faire d’amalgame qu’à comprendre pourquoi il s’agit d’un attentat effectivement islamiste.
L’islamisme fascine un certain nombre de jeunes. La raison en est simple. Il leur offre de pouvoir jouer avec la violence en toute légitimité en reconnaissant cette violence comme un acte héroïque au nom des valeurs supérieures Quand l’islamisme attire et recrute il le fait de trois façons : par le combat militaire direct, par l’attentat en bande organisée ou bien par l’action purement solitaire comme celle du tueur qui se précipite au milieu d’une foule avec un couteau en tuant au nom de « Allah Akbar », « Dieu est grand ». Le ministre de l’intérieur pense que la tuerie de la Préfecture de Police ne relève pas du terrorisme parce qu’elle est le fait d’un tueur isolé et non d’une bande. Il néglige le fait que tuer de façon solitaire est recommandé par Daech depuis sa défaite. Quand donc un tueur agit de façon solitaire, il est le terrorisme à lui tout seul. C’est d’ailleurs pour cela qu’il tue, être le terrorisme à lui tout seul étant ce qui le fascine.
La spiritualité est ce qu’il y a de plus élevé dans la vie humaine. Résidant dans le fait de pratiquer l’esprit qui est présence et intelligence de la présence, cette expérience est tellement passionnante que l’on pense à tout sauf à aller égorger ses semblables. Quand il y a tuerie cela ne peut jamais venir de la spiritualité mais plutôt de son absence. Dans l’Islam on trouve des courants religieux comme le soufisme qui, étant d’une haute spiritualité, sont totalement éloignés de la violence qu’ils réprouvent. Il y a cependant des courants religieux qui sont radicalement le contraire en prêchant la violence. Ces courants reproduisent ce à quoi on assiste toujours quand on a affaire à un maniement primaire des idées à savoir d’abord l’apparition d’un système politique ou religieux prétendant tout expliquer, puis transformation de cette théorie prétendant tout expliquer en théorie prétendant tout régler pratiquement, enfin transformation de cette théorie prétendant tout régler pratiquement en projet de dictature, puis passage à l’acte et mise en place de la dictature par des actes au sein d’une milice, d’une bande ou seul. Dans les années soixante dix le gauchisme en Europe a fonctionné sur ce mode. Aujourd’hui c’est l’islamisme, avec parfois une convergence de luttes entre gauchisme et islamisme débouchant sur l’islamo-gauchisme. Pour comprendre ce qui se passe, autrement dit, ne faisons pas l’erreur de parler de religion ou de spiritualité. Parlons plutôt du poids des images et des idées à l’intérieur du champ religieux, politique, social et culturel, la violence terroriste étant le fait de l’emprise des mots, des images, des idées, des idéaux et derrière eux de la passion de « la solution finale » pour tout, que ce soit la pensée, la pratique, la religion, la culture et l’humanité dans son ensemble.
À la base des tueurs n’y a-t-il pas une crise spirituelle ? Et cette crise n’est-elle pas le résultat de la déconstruction des repères traditionnels (famille, religion, patriotisme) qui donnaient un sens à la vie ?
Bérénice Levet : Sans exonérer un instant les coupables de leur responsabilité – on pactise toujours en première personneavec le diable –, il est difficile de ne pas penser que l’attrait qu’exerce l’islamisme sur une partie des musulmans soit sans lien avec la philosophie et l’anthropologie qui nous gouvernent depuis les années 1970. Le péché originel du progressisme est d’avoir prêté des vertus émancipatrices à la désaffiliation et à la désidentification d’avoir prétendu que l’individu serait d’autant plus libre, plus original qu’li serait délié de toute héritage. Depuis lors, l’éducation consiste en une succession de désidentifications : désidentification religieuse, désidentification nationale, et désormais, dernier avatar de ce processus, désidentification sexuée et sexuelle. d’abord religieux, ensuite national. Le retrait de l’identité nationale – seule identité à fabriquer du commun, à cimenter un peuple – a permis l’offensive actuelle des identités particulières, et singulièrement du communautarisme musulman.
Quand nous travaillons avec obstination à délester l’individu de tout passé, de toute histoire, l’islamisme leur livre un kit identitaire n’autorisant aucun jeu, aucun écart ; quand nous nous faisons un devoir de lever tous les interdits, l’islam radical parle d’autorité, imposant prescriptions, proscriptions à ses recrues, leur confie des missions, meurtrières assurément mais qui donnent un sens, dans la double acception du mot, une signification et une direction, à leur vie.
La propagande islamiste vient ainsi moins satisfaire un irrésistible besoin de spiritualité ou de religion que combler un vide creusé par l’éducation et la pensée progressistes. Les communiqués djihadistes diffusés en français jouent de cet argument d’un besoin spirituel ou religieux sacrifié par l’Occident et tout particulièrement par la France, opposant ce « pays faible [qui] abrutit son peuple de divertissement » à l’État islamique dont chaque membre est « un combattant en puissance, ayant suivi un entraînement militaire, faisant la guerre pour sa foi, espérant le paradis éternel s’il est tué ». L’abrutissement des masses par l’industrie de l’entertainment est parfaitement indifférent à un islam qui n’exècre rien tant que l’esprit des Lumières et la passion du questionnement, du discernement. Notre enfoncement dans le consumérisme et l’utilitarisme travaille assurément contre nous. « La médiocrité spirituelle que les immigrés islamiques perçoivent dans l’Occident moderne n’est pas imaginaire et pourrait être la plus grande entrave à la préservation de la culture européenne », écrivait ainsi en 2011 le journaliste américain Christopher Caldwell. Kamel Daoud a très bien raconté comment, dans sa jeunesse, il se laissa harponner par la rhétorique des Frères musulmans : « L’offre religieuse donnait du sens à mon corps, à ma sexualité, à mon rapport à la femme, à l’au-delà, etc. L’effondrement philosophique est plus grave que l’échec économique. »
Bertrand Vergely : Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec la violence il importe de distinguer ce qui nous est propre, l’attentat d’extrême droite en Allemagne et les attentats islamistes de Paris et de Manchester. La crise spirituelle liée à la déconstruction nous concerne. Elle ne concerne pas l’extrême droite allemande et les islamistes. La France a été un pays catholique. Puis elle a été un pays républicain. Aujourd’hui la déconstruction ne veut ni du catholicisme ni de la République mais l’ultra-démocratie et l’individualisme absolu. Cela se traduit non pas par un terrorisme physique faisant des attentas mais par un terrorisme intellectuel jouant à fond la carte du politiquement correct, de l’ultra-féminisme et de l’ultra-écologie. Via cette radicalité on voit s’exprimer un désir de liberté et de pureté comblant une mystique qui n’a pas lieu. Il n’y a pas d’attentat physique, mais il convient d’être prudent. Il y a les gilets jaunes, les black blocks, les zadistes, les vegan qui attaquent des boucheries et un militantisme écologique prenant d’assaut des grandes surfaces comme à la place d’Italie le weekend dernier ou bien récemment un pont près de l’île de la Cité. S’agissant de l’extrême droite allemande on est dans une autre problématique. Manifestement de jeunes allemands épris de provocation s’identifient à l’antisémitisme nazi. À cela s’ajoute le réveil de l’extrême droite en Allemagne et dans l’Europe de l’Est. S’ajoute également un courant anti-migrants qui y prend de l’ampleur. Enfin il y a la mouvance islamiste. Si l’on considère les jeunes qui rejoignent celle-ci une chose est frappante : ces jeunes sont attirés par la structure à la fois rigide et communautaire que l’islam leur offre. Alors que certains jeunes s’engagent dans l’armée pour ces mêmes raisons, eux s’engagent dans l’islam. Pour ces jeunes, l’Islam est commode. Il leur permet de revenir vers des valeurs dites traditionnelles comme la religion, mais via l’islam comme figure contestataire de l’Occident. Si bien que l’islam leur permet d’être traditionnaliste dans la contestation et contestataire dans une tradition. Une façon de dépasser l’opposition droite-gauche qui n’intéresse plus personne. Autrement dit, ce n’est pas vraiment la déconstruction qui est à la base des attentats qui se commettent : leur source se trouve dans la provocation .
Pour expliquer les tueries qui ont lieu au États unis certains avancent une crise de la masculinité. Dans les faits tous les terroristes qui sont passés à l’acte sont des hommes. L’explosion de violence à laquelle nous assistons est-elle liée au bouleversement actuel des modèles de virilité ?
Bérénice Levet : On sait que les mouvements dits masculinistes qui sont venus répliquer à la criminalisation des hommes blancs par les mouvement féministes, sont puissants aux Etats-Unis et entretiennent une idée régressive, caricaturale de la virilité. On ne rappellera jamais assez que notre idée de la virilité était faite de codes, de normes, elle consistait en une domestication des pulsions, une mise en forme du désir, un idéal de constance, de fermeté. La négation de la différence des sexes et la disqualification des représentations traditionnelles livre le jeune garçon à des formes de masculinité des plus sommaires.
Cependant, la crise de la masculinité ne peut à elle seule expliquer les tueries de masse.
Quant aux attentats islamistes, les hommes n’en ont pas l’exclusivité. Certes jusqu’à présent, ceux qui nous ont frappés ont été commis par des hommes mais au moment même où Mickaël Harpon égorgeait ses victimes à la Préfecture de police se déroulait le procès de quatre des huit jeunes filles poursuivies pour tentative d’attentat à proximité de Notre-Dame en septembre 2016.
Bertrand Vergely. Certes, ce sont des hommes qui font les attentats. Mais attribuer ces derniers à la crise de la virilité n’st pas la bonne raison. Qui s’intéresse à la crise de la virilité ? Ceux qui cherchent à la mettre en crise comme la LGBT ou bine encore l’ultra-féminisme. Pour faire advenir la transsexualité comme vérité de la sexualité la LGBT a besoin à tout prix de défaire la notion de virilité. Aussi ne perd-telle pas une occasion de mettre celle-ci en crise en se servant par exemple des attentats commis par des hommes. De son côté quand il attaque la virilité L’ultra-féminisme ne cherche pas tant à faire advenir le transsexualisme qu’à attaquer le machisme en se servant là encore de toutes les occasions. Quand un attenta se produit tout le monde cherche à en tirer profit en voyant dans celui-ci la confirmation des thèses qu’il défend. Un homme sort un coteau dans la foule ? La LGBT va y voir l’expression d’un monde qui ignore le transsexualisme en se disant que si cet homme avait été un transsexuel jamais il n’y aurait eu d’attentat. L’ultra-féminisme va y voir de son côté une manifestation du machisme. Si celui a commis un attentat avait été transsexuel, jamais il n’y aurait eu d’attentat. La psychologie est intéressante. Elle n’explique pas tout et notamment les attentats dont les racines plongent dans le pouvoir de l’idéologie. La théorie du genre entend réinterpréter l’ensemble de la culture mondiale. L’idée que le terrorisme est lié à une quête éperdue de virilité par peur de se dépouiller de l’orgueil masculin a encire du chemin à faire afin d’être convaincante. D’autant qu’il va falloir que celle-ci explique pourquoi, il y a deux ans de cela, des jeunes filles ont étét arrêtées à la suite d’un projet d’attentat avec bouteilles de gaz et clous, pourquoi d’autre jeunes femmes ont décidé d’aller en Syrie combattre aux côtés de Daech, pourquoi certaines jeunes filles aujourd’hui deviennent musulmanes et décident de prendre le voile musulman.
Pour expliquer son acte le tueur de Halle en Allemagne s’est appuyé sur les jeux vidéo qui utilisent des cibles parmi lesquelles certaines sont qualifiées de « bonus ». Quel rôle joue la montée d’un monde ludique dans les tueries auxquelles nous assistons ?
Bérénice Levet : La pratique des jeux vidéos contribue à faire vivre celui qui en est familier dans un monde fictif. Les jeux vidéo, mais aussi la pratique des réseaux sociaux, sont de redoutables machines à déréaliser le réel. Et cela rejoint ce que je disais plus haut concernant le caractère idéologique de ces actes.
Bertrand Vergely : Il est vrai que le nihilisme ainsi que le cynisme s’appuient sur une vision du monde dans laquelle tout est jeu. Il est vrai également que certaines violences produites par la délinquance sont liées au désir de reproduire la toute puissance que l’on voit s’exercer dans les jeux vidéo où il s’agit de tuer un maximum d’adversaires. Il est vrai enfin que des films comme La tour infernale ont pu donner des idées aux terroristes du 11 Septembre 2001 à New York. Néanmoins, n’oublions jamais le poids de l’idéologie. Quand un terroriste d’extrême droite fait un attentat comme à halle si la modalité de son attentat relève d’une mise en scène ludique le fond de son geste criminel renvoie au simplisme idéologique qui s’est emparé de son esprit à travers des explications expéditives de la réalité et des solution s improvisées toutes aussi expéditives. En fait, il y a derrière de tels comportements un jeu idéologique réducteur se mariant avec un univers ludique pour déboucher sur un scénario de films d’épouvante.
Voir de plus:
THE MADNESS OF CROWDS
gender, race and identity
Douglas Murray
Bloomsbury Continuum
Michèle Tribalat
17 septembre 2017, 288 p.
Dans ce livre, Douglas Murray s’interroge sur les dérives de la nouvelle orthodoxie en matière de justice sociale très marquée par des préoccupations identitaires. Celle-ci prend la place des grands récits qui donnaient du sens à l’existence. Elle a tout d’une nouvelle religion. L’intersectionnalité y joue un rôle fondamental en établissant une hiérarchie des identités dites vulnérables en quête de justice sociale. Et les vivants et les morts ont intérêt à se trouver du bon côté.
Le combat identitaire pour la justice sociale est sorti de l’espace confiné des sciences sociales. The Guardian a ainsi pu titrer le 13 juin 2018 à propos des pistes cyclables à Londres : “Roads designed by men are killing women”. Douglas Murray consacre un chapitre à chaque aspect des politiques identitaires (Gays, femmes, race, trans) très en vogue aux Etats-Unis et au Royaume-Uni et dont la France ne connaît encore que les prémisses. Son dernier chapitre sur la transsexualité est celui qui rend sans doute le mieux compte de la folie collective qui nous a saisis. Il y ajoute des interludes dans lesquels il approfondit certains aspects transversaux à ces différentes causes.
Tous ces combats identitaires pour la justice sociale ont en commun d’avoir été des mouvements légitimes à leurs débuts, mais de s’être emballés en prétendant que la situation n’avait jamais été pire alors que la victoire était en vue. Douglas Murray évoque à ce propos la jolie formule du philosophe australien Kenneth Minogue : le syndrome de Saint-Georges à la retraite. Que faire après avoir terrassé le dragon ? S’en inventer de nouveaux ? Notre monde est rempli, écrit Douglas Murray, de gens qui veulent absolument construire leur barricade alors que la révolution est finie. Et l’affichage vertueux nécessite une surestimation des problèmes.
Toutes ces questions identitaires mises ensemble sont à l’origine d’une folie collective dont Douglas Murray se demande comment on pourrait en sortir. Un premier pas dans cette direction serait, écrit-il, de pouvoir en parler librement. C’est ce qu’il fait dans ce livre en illustrant son argumentation, comme dans son précédent livre, par des exemples très éclairants.
LES GAYS
Ce qui a changé l’opinion publique à l’égard des gays est la vision de l’homosexualité comme étant innée (hardware) et non plus comme un choix (software) qu’on pourrait réexaminer. Pourquoi punir quelqu’un pour quelque chose sur lequel il n’a pas de prise ? Même si la plupart des études génétiques n’ont guère été conclusives, l’esprit du temps a opté pour « né comme ça ». À tel point qu’un gay qui ne l’est plus passe pour quelqu’un qui vit dans le mensonge. À vrai dire, personne n’a envie aujourd’hui de risquer sa réputation pour trancher la question, d’autant qu’on a déjà décidé de la réponse.
On parle des LGBT comme d’une communauté religieuse alors que gays et lesbiennes n’ont pas grand-chose en commun, sans parler de la dispute à propos des transsexuels. Les gays se divisent en deux camps : 1) ceux qui se pensent comme les autres, à l’exception de leur préférence sexuelle ; 2) les queers qui veulent être reconnus comme des êtres complètement différents. Ceux qui soutiennent la vision queer ont tendance, écrit Douglas Murray, à laisser croire qu’être gay est un travail à plein temps, ce que les gays n’aiment pas trop. Le désir d’égalité trouve aussi ses limites dans les spécificités du mariage gay dont les partenaires, bien que mariés, ont tendance à se déclarer dans une relation ouverte, tolérant l’infidélité. Égaux, écrit Douglas Murray, mais avec un petit bonus gay. Il est aussi de bon ton aujourd’hui de répondre par l’affirmative, sauf à paraître borné, à la question : « Deux hommes peuvent-ils avoir un bébé ? »
On finit par se demander si être gay c’est être attiré par des personnes de même sexe ou si c’est être partie prenante d’un grand projet politique. En effet, lorsque des gays célèbres prennent position du mauvais côté d’une question, ils se voient répudiés par la « communauté » même s’ils couchent avec des hommes.
Interlude sur les fondements marxistes
« J’y crois parce que c’est absurde », attribué à Tertullien
Dans la nouvelle formule marxiste, c’est le pouvoir patriarcal des mâles blancs qu’il faut abattre. Les Universités ont été le lieu d’élaboration de la nouvelle théorie marxiste qui s’est ensuite répandue dans la société. Pour les héritiers de Michel Foucault, tout dans la vie est politique et tout est à déconstruire, tout particulièrement ce qui, précédemment, semblait à peu près certain. Des textes d’universitaires américains (Peggy McIntosh, Kimberlé Crenshaw), tout particulièrement ceux de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (Hegemony and Socialist Strategy, 1985), ont construit les fondements de ce qui allait devenir la politique des identités. Pour revivifier la cause socialiste, il fallait trouver une nouvelle classe exploitée et les nouveaux mouvements identitaires, tout en poursuivant chacun leur cause sous le parapluie de la lutte socialiste, étaient les bons clients. La rhétorique marxiste pouvait alors reprendre des couleurs et décrire les opposants comme n’agissant que pour les motivations les plus basses.
Les écrits intersectionnalistes dissimulent leurs contradictions dans une prose à peu près illisible mais qui se veut scientifique par la multitude d’écrits de la même eau auxquels ils font référence. C’est pourquoi Butler et les autres écrivent si mal, nous dit Douglas Murray et deviennent incapables de détecter les faux. Douglas Murray raconte la série de canulars acceptés par des revues scientifiques et proposés par l’équipe Peter Boghossian et James Lyndsay, dont un texte mêlant des extraits de Mein Kampf et des pastiches de littérature féministe intitulé « Our Struggle is My Struggle ». Il n’y a aucune limite aux sottises susceptibles de recevoir un adoubement scientifique, pourvu qu’elles confirment les théories identitaires et qu’elles soient écrites de manière incompréhensible. La réponse des pairs offusqués fut d’essayer de faire expulser Boghossian de sa position universitaire.
LES FEMMES
Steven Pinker avait montré dans Blank Slate, The Modern Denial of Human Nature, publié en 2002, que les effets de la testostérone et des androgènes sur le cerveau ne s’accordaient guère avec la thèse de l’indifférenciation. Depuis Pinker, le délire sur l’absence de différence entre les sexes s’est aggravé. On est prié de se fonder sur les mensonges des sciences sociales sur le sujet plutôt que sur la science ou ce que l’on a sous les yeux.
Hollywood reflète assez bien la confusion ambiante sur le rôle des femmes, entre libertinage et pruderie. Surtout depuis Metoo. Douglas Murray déclare qu’avec un peu d’honnêteté on est obligé de reconnaître qu’il arrive aux femmes, particulièrement les plus célèbres, d’envoyer des messages confus sur le sujet. Comment soutenir, par exemple, que porter des « stick nipples » ou des « camel toe underwears » sert à se sentir bien et non à « faire saliver » (make him drool !) les hommes ? En fait, cela revient à soutenir qu’une femme peut être aussi sexy et suggestive qu’elle le veut sans être sexualisée. N’est-ce pas une demande excessive faite aux hommes s’interroge Douglas Murray ? Une étude de Bloomberg auprès des plus hauts dirigeants de la finance, qui sont très souvent des hommes (30 entretiens), a montré qu’ils ne voulaient plus diner avec des collègues femmes, s’asseoir à leur côté dans l’avion, avoir une chambre au même étage dans l’hôtel et qu’ils évitaient les rencontres en face-à-face.
On nous répète aussi que les femmes sont pareilles aux hommes mais en même temps meilleures. Ainsi, Christine Lagarde a déclaré en 2018, que le monde aurait pu être différent si la banque Lehman Brothers s’était appelée Lehman Sisters !
Le succès de la notion d’intersectionnalité a entraîné le développement de formations et de tests censés détecter nos biais inconscients. Douglas Murray se demande quels pourront bien être les effets de ces expérimentations à large échelle qui cherchent à agir sur les connections dans le cerveau (rewire the brain). La pyramide hiérarchique construite par l’intersectionnalité a fabriqué des groupes structurellement opprimés dont l’intérêt commun serait de déloger celui qui se trouve placé en haut de la pyramide. Comme avec la politique d’affirmative action aux Etats-Unis, la course à la diversité dans les entreprises a favorisé ceux qui, dans leur groupe, l’étaient déjà. La nouvelle hiérarchie intersectionnelle secrète ainsi ses oppresseurs et ses opprimés.
La dernière vague du féminisme, celle des années 2010, semble souffrir du syndrome de Saint Georges à la retraite. Mais, déjà au début des années 1990, Marilyn French avait intitulé son livre The War Against Women. Elle y déclarait que, si les femmes étaient les égales des hommes il y a 3,5 millions d’années, la situation n’avait cessé d’empirer depuis ! À l’exagération et au catastrophisme, s’ajoute la haine des hommes, comme l’indique le succès sur Twitter de hashtags tels que : “Men are trash” et même “Kill All Men”. Cette violence, infiniment plus grande que lorsque les enjeux étaient plus importants, trouve un encouragement dans les commentaires lénifiants qu’elle suscite. D’ailleurs, cette tonalité agressive a terni la réputation du féminisme. Une enquête britannique en 2016 a montré que l’association spontanée la plus fréquente avec le féminisme était « bitchy « (garce, vacharde). Cependant, une étude menée en 2014-2017 montrait que l’homme attractif, pour les femmes comme pour les gays, était musclé et riche.
Contrairement à la stratégie gay des années 1990 visant à faire de l’homosexualité une question hardware, les féministes ont suivi le chemin inverse, laissant ainsi les femmes démunies face à la transsexualité. Ce revirement nous demande de croire que tout ce que l’on a vu et su jusque-là était un mirage et de transformer nos vies et sociétés en conséquence.
Interlude : L’impact de la technologie
L’atmosphère politique à la Silicon Valley est encore quelques degrés à gauche de celle d’une université d’art libérale, écrit Douglas Murray. Internet nous entraîne à nous placer dans les hiérarchies intersectionnelles. Les entreprises tech investissent dans une “Machine Learning Fairness” afin d’aboutir à une forme d’équité dont aucun humain ne serait capable. Ainsi, une recherche “white men” sur Google va donner en 1er, David Beckham, en 2ème un mannequin noir et, toutes les cinq images à peu près, un ou deux noirs. De nombreuses images d’hommes blancs sont celles de personnes reconnues coupables de crimes, ce qui sous-entend que les hommes blancs sont mauvais. Mais dans une recherche “black men”, il faut attendre une douzaine de lignes avant de voir un blanc. Plus on s’éloigne des langues européennes – de l’anglais surtout – plus on a de chances de tomber sur le contenu recherché. De même, si on cherche “Asian couple”, on n’aura presque que ce que l’on recherche. On ne s’embarrasse pas de rééduquer les Asiatiques. On sacrifie ainsi la vérité pour achever un but politique. Résultat : les gens qui se servent de cette technologie obtiennent quelque chose qu’ils n’ont pas demandé, en ligne avec un projet pour lequel ils n’ont pas signé et à la poursuite d’un but qu’ils jugent indésirable.
LA RACE
Même problème avec la race. À un moment où elle aurait pu être mise de côté, elle est devenue à nouveau une question importante. C’est venu, là encore, de l’Université, notamment avec les Whiteness Studies, et s’est étendu à l’ensemble de la société. Ce qui a fait dire à Andrew Sullivan : « maintenant, nous vivons tous sur un campus ».
À force de problématiser la blancheur, on en arrive à des situations où tout est considéré non seulement en termes de race mais aussi dans des termes racistes les plus agressifs possibles. Et c’est dans les lieux les plus irréprochables en matière de racisme que l’on trouve les réclamations et les comportements les plus extrêmes.
Pour ceux qui n’auraient pas entendu parler de l’Université Evergreen, ils peuvent regarder le documentaire en langue française – https://www.europe-israel.org/2019/07/evergreen-une-universite-americaine-bascule-dans-la-pensee-antiraciste-radicale-des-professeurs-demissionnent/ – ou lire ce qu’en disent Greg Lukianoff et Jonathan Haidt (http://www.micheletribalat.fr/440866626).
Qu’on regarde devant ou derrière, c’est toujours à travers les lunettes de la race. C’est ainsi qu’en 2018, le magazine National Geographic a consacré un numéro à s’excuser d’avoir publié un article traitant des Aborigènes d’Australie datant de… 1916 ! Ce qui a fait dire à David Olusago dans The Gardian que l’excuse n’avait que trop tardé ! Pas étonnant, écrit Douglas Murray, que l’on soit aujourd’hui saisi d’une crainte névrotique pour savoir quoi dire.
L’art et la fiction sont devenus les terrains privilégiés de la bataille pour l’exclusivité et l’exclusion raciales. La dénonciation de l’appropriation culturelle vient des Postcolonial Studies. Douglas Murray raconte l’histoire de cette femme qui, à Portland dans l’Oregon, en 2016, avait ouvert un bistro appelé Saffron Colonial (Le safran des colonies). Elle dut débaptiser son restaurant. Dans tous ces épisodes de foules enragées, ce sont ceux qui se déclarent les plus mécontents qui reçoivent le plus d’attention médiatique.
Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. Tantôt ce sont les caractéristiques de celui qui parle qui comptent, tantôt c’est ce qu’il dit. Le rappeur Kanye West prit une volée de bois vert de la part de la « communauté » noire lorsqu’il fut reçu par Donald Trump qu’il disait soutenir. Par contre, le New York Times défendit Sarah Jeong qui venait de rejoindre son comité de rédaction, malgré des tweets du genre : « Mec, c’est un truc de dingue à quel point je prends plaisir à être cruelle avec des hommes blancs et vieux. » On est donc gracié ou condamné en fonction de qui on est et de ceux contre qui on porte les attaques. Une option est de ne rien dire d’important en public, stratégie adoptée par de nombreux politiques.
Dans la marche des femmes à Londres en janvier 2018 se côtoyaient, à côté du cénotaphe en hommage aux jeunes combattants de la 1ère Guerre mondiale, dont beaucoup étaient blancs et n’avaient pas eu le temps de vieillir comme le souligne Douglas Murray, une banderole portée par une jeune femme sur laquelle était écrit “No Country for an Old White Man” et celle d’un travailleur socialiste disant “No to racism” !
Douglas Murray aborde aussi la question des différences raciales de QI, en rappelant le destin de Charles Murray qui, avec Richard Herrnstein (mort peu de temps après la parution de leur livre), avait mis les pieds dans ce champ de mines et publié The Bell Curve en 1994. Expérience qui fera « marcher sur des œufs » les scientifiques qui s’approcheront ensuite de ce sujet. Pour Charles Murray, la rage qui s’est abattue sur lui tient à l’engagement de toutes les institutions sur l’égalité et la diversité qui exige que tout le monde soit pareil “above the neck ”.
Harvard, qui se vante d’éliminer les biais de sélection est confronté à un procès mené par des étudiants asiatiques qui se disent discriminés pour satisfaire des quotas raciaux. Si Harvard l’a pour l’instant emporté en 1ère instance, l’examen de dossiers sur plusieurs années a montré que les Asiatiques étaient mal notés sur les traits de personnalité alors qu’Harvard n’avait pas forcément eu d’entretien avec eux. En fait, si Harvard ne désavantageait pas certains candidats, ses étudiants seraient, de manière disproportionnée, asiatiques ou juifs ashkénazes, écrit Douglas Murray.
Interlude sur l’indulgence, le pardon (Forgiveness)
L’abolition de la barrière entre vie privée et vie publique sur les réseaux sociaux produit des catastrophes sans possibilité de les réparer. Si c’est la foule qui décide de ce que l’on est, nous avons du souci à nous faire. Le pardon est lié à l’oubli. Or il n’y a pas d’oubli sur internet. Nous vivons dans un monde où chacun d’entre nous court le risque de devoir être étiqueté sa vie durant d’après sa plus mauvaise blague. De nouveaux crimes sont inventés sans cesse et nous ne savons pas comment sera vu dans 20 ans ce que nous faisons aujourd’hui. Comment anticiper sur ce que pourraient être les retournements de foule au cours de notre vie ? Aujourd’hui, nos erreurs nous suivent partout et c’est l’instinct de châtiment qui domine à l’égard des gens d’autrefois. Regarder le passé avec indulgence est pourtant la condition pour être traité avec indulgence plus tard, ou tout au moins compris.
LES TRANSSEXUELS
Douglas Murray commence ce chapitre par le récit de la vie tragique d’une jeune fille belge qui avait trois frères – chouchous des parents –, qui a subi de multiples opérations pour devenir un homme et s’est finalement fait euthanasiée pour ne pas vivre dans la peau d’un monstre. Douglas Murray en conclut que la médecine belge a essayé de faire d’une femme un homme et, n’ayant pas réussi, l’a finalement tuée, le tout dans un esprit de compassion.
La question des trans est devenue une sorte de dogme en un temps record. Elle concerne en partie les intersexués qui présentent des organes des deux sexes. Leur cas relevant du hardware, ils ont plutôt attiré la sympathie, mais leur cause n’a pas retenu l’attention parce qu’elle a été captée par celle des trans qui a émergé en même temps. Pourtant, cette dernière est beaucoup plus problématique car on n’a pas trouvé de différences physiologiques entre les trans et ceux qui ne le sont pas. Qu’est-ce qui relève du hardware ou du software ? Ceux qui s’aventurent sur le terrain ont intérêt, eux aussi, à se placer du bon côté, sauf à subir des campagnes de dénigrement féroces. Comme pour les gays, la tendance est à essayer de prouver que les trans sont « nés comme ça » et la cause transsexuelle est devenue la nouvelle frontière à conquérir dans la bataille des droits civiques. Si des réticences subsistent, c’est parce que les connaissances sont incertaines et que les interventions médicales et chirurgicales sont irréversibles. C’est particulièrement vrai pour la dysphorie de genre des enfants dont on a constaté qu’elle a tendance à augmenter dans une école qui a connu des demandes trans.
La question trans rend visibles les contradictions intersectionnelles. Les gays ont admis que les revendications des trans étaient dans le continuum des leurs, alors qu’elles les sapent : les hommes un peu efféminés ne seraient pas gays mais habiteraient un corps qui n’est pas le bon. Revendiquer que la condition trans relève du hardware suppose qu’être une femme est du software ! Ce que des féministes « traditionnelles » ne peuvent admettre. Mais elles se font alors excommunier par la dernière vague féministe qui a grandement bénéficié de ce que les premières ont conquis. C’est ce qui est arrivé à Germaine Greer, notamment pour avoir déclaré qu’une opération ne fait pas d’un trans une femme. D’autant que ces trans piétinent souvent les conquêtes féministes. C’est le cas par exemple lorsque, en 2015, la trans Jane Fae vint sur un plateau de télévision avec son tricot !
La question du changement de genre est un drame pour les parents. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ces derniers sont inquiets de la publicité qui est faite sur les écrans en faveur du changement de sexe. Par exemple, lorsqu’une drag-queen âgée de 9 ans dit dans un spot publicitaire pour la mode LGBT sur Youtube : « Si vous voulez être une drag-queen et que vos parents ne veulent pas, il vous faut de nouveaux parents ». Ou lorsque l’école change, à l’insu des parents, le pronom avec lequel elle s’adresse à leur enfant en classe. Les extraits de la série documentaire I am Jazz (qui en est à sa cinquième saison), sur la transformation de Jazz Jennings, né garçon en 2000, qui vient d’avoir 18 ans et va se faire opérer, ont été consultés des millions de fois sur Youtube.
Mais il ne faut pas sous-estimer la connivence des professionnels de la médecine. Ainsi le NSH en Angleterre a signé une convention dans laquelle les professionnels s’engagent à ne pas réfréner l’expression de l’identité de genre. Les parents sont souvent démunis face à des professionnels qui leur disent, par exemple, que leur consentement est le 1er pas pour prévenir un suicide de leur enfant. Une des grandes « prêtresses » sur le sujet est Johanna Olson-Kennedy. Elle dirige le centre pour le développement et la santé des jeunes trans à l’hôpital des enfants de Los Angeles, la plus grande clinique de la jeunesse transgenre des Etats-Unis, laquelle participe à une étude, sans groupe de contrôle, sur l’impact des bloqueurs de puberté et des hormones sur les enfants. Des enfants sont devenus éligibles pour ces traitements dès 8 ans. Pour Johanna Olson-Kennedy, c’est un choix comme un autre qu’il faut respecter et qui marche la plupart du temps. Sur la question de l’ablation des seins, elle prétend qu’en cas de regret, « on vous en fera de nouveaux ». Elle a participé, en février 2017, à une conférence inaugurale de l’ONG WPATH (World Professional Association for Transgender Health) intitulée : Sortir du binaire (Outside of the binary). Elle y raconta l’histoire d’une fillette de 8 ans qui s’habillait comme un garçon et était vue comme telle dans une école religieuse pour filles. Lorsqu’elle la reçut avec sa mère, elle demanda à la petite fille si elle était une fille ou un garçon. Ce à quoi la gamine répondit : « une fille à cause de ce corps ». Pour l’aider à se déterminer, elle lui demanda de se prononcer sur une tarte à la framboise qui se trouverait dans un emballage censé ne contenir que des tartes à la cannelle. Était-ce encore une tarte à la framboise ? La gamine, qui a tout de suite compris l’allusion, dit alors à sa mère qui la prit alors dans ses bras : « je pense que je suis un garçon dissimulé dans une fille ». Johanna Olson-Kennedy conclut l’anecdote en disant qu’il était important de donner à cette enfant le langage lui permettant de parler de son genre. Elle-même a opéré la transition vers un homme, a subi une double mastectomie et est consultante pour l’entreprise Endo qui commercialise la testostérone.
De LGBT, c’est la lettre T la plus déstabilisante, écrit Douglas Murray. L’âge à partir duquel on encourage les enfants à subir un traitement n’a cessé de baisser, ce qui s’explique par la rhétorique menaçante et catastrophiste avec laquelle les spécialistes s’adressent aux parents. Une autre tendance inquiétante est celle qui consiste à présenter une question incroyablement difficile comme la plus évidente et la mieux connue.
En fait, on se rend compte que l’intersectionnalité c’est de la blague la plupart du temps, tant les argumentations sont changeantes et contradictoires. Celle des transgenres ne s’appliquerait pas à la race. L’argument tant décrié des femmes, selon lequel les trans nés hommes ne peuvent savoir ce que c’est qu’être une femme, est jugé recevable s’agissant de la race. La testostérone que prennent les athlètes trans en transition n’est pas considérée comme un dopant. Les trans veulent être considérés comme des femmes mais refusent qu’un trans soit incarné au cinéma par une femme ! Il est devenu difficile de s’orienter dans un tel champ de mines et un des plaisirs favoris de l’époque est de voir un des gardiens de l’orthodoxie poser le pied sur une mine dont il ne soupçonnait pas l’existence et essayer de sauver sa carrière en postant des douzaines de tweets d’excuses. Ceux qui attendent que le mouvement pour toujours plus de justice sociale s’effondre sous le poids de ses contradictions peuvent attendre longtemps car ils ignorent le soubassement marxiste du mouvement. Une telle espérance suppose que ce mouvement ait en vue la résolution des problèmes. Or la description qu’ils font de la société ne les conduit pas à chercher à l’améliorer mais à la détruire. Le but n’est pas de remédier mais de diviser, d’enflammer. Si l’on ne peut faire tout s’effondrer, reste l’option de semer le doute, la division, l’animosité et la crainte.
Douglas Murray cherche à savoir comment sortir de ce guêpier. Essayer de faire usage de la bienveillance à l’égard des opposants pour les contraindre à une discussion plus sérieuse ? On peut tenter de semer le doute chez les avocats des causes identitaires en leur demandant quel système plus performant que celui des sociétés occidentales ils ont en vue. Et, lorsqu’ils se réfèrent à une société qui n’existe pas encore, la suspicion devrait être de mise, compte tenu des ravages que ce genre de doctrine a déjà produit. Douglas Murray nous incite à dépolitiser nos vies, à garder un intérêt pour la chose politique sans que ce soit ce qui leur donne un sens. S’il faut faire en sorte que la vie de quelqu’un ne soit pas entravée en raison de caractéristiques contre lesquelles il ne peut rien, il ne faut guère aller au-delà. Fonder sa vie sur la bataille politique identitaire pour la justice sociale, c’est gâcher sa vie.
Voir encore:
The Madness of Crowds by Douglas Murray — slay the dragon, then stop
A robust critique of progressives fails to explore their impact on populism
The Financial Times
Eric Kaufmann
October 11 2019
“Kill all men” and “cancel white people” are harmless satire, but “America is a colour-blind society” is racist. Gender and race are social constructs, so changing gender is great. Changing your race, however, is a no-no — one of many contradictions in the social justice religion. Get it wrong and you wind up Twitter-mobbed or fired.
Douglas Murray’s new book reports from the front lines of the “culture wars”, the battle to define the core values of western societies. The deepening cultural divide between progressives and conservatives is reshaping politics, displacing the left-right economic cleavage of the past century. But economic interests are easier to reconcile than sacred values: if we fail to make cultural peace, our future looks bleak.
Murray is a prominent British member of the “Intellectual Dark Web” (IDW) of countercultural intellectuals — such as Sam Harris or Jordan Peterson — who openly contest the sacralisation of disadvantaged race, gender and sexual identities. The IDW’s willingness to transgress the speech rules of the progressive twitterati marks them out as heretics who violate the sensibility of academia, Hollywood and parts of the media.
How did our societies become so insane? In The Madness of Crowds, Murray argues that it’s because highly educated people cling to a new religion known variously as “social justice”, “identity politics” or “intersectionality”. Essentially this is the old Marxist faith poured from the class bottle into the race-sex-gender one. Meaning is realised through struggle against those who commit wrongthink.
Identity politics helped reduce prejudice but, having vanquished its foe, began manufacturing phantom enemies. Murray, following the late conservative political theorist Kenneth Minogue, dubs this “St George in retirement” syndrome. Having slain the dragon, he charges off in pursuit of ever-smaller ones and ends by “swinging his sword at thin air, imagining it to contain dragons”.
Murray’s tone, as in his previous book on immigration, The Strange Death of Europe, is often contemplative. As a gay man, he captures the way identity politics flattens the complexity of the homosexual experience. Ignoring the literary tradition of gays as privy to the mysteries each sex holds for the other, it reduces them to moral ciphers, what Bret Easton Ellis terms “The Gay Man as Magical Elf . . . some kind of saintly ET” who symbolises how tolerant we are.
Murray’s analytical frame turns on his distinction between identity as “hardware” or “software”. That is, whether race, sexuality and gender are hard-wired by nature or learned through nurture. Science tells us a great deal about these questions. But faith, not science, guides radical progressivism. Gender is held to be socially constructed, hence the vitriol directed at TERFs (trans-exclusionary radical feminists) such as Germaine Greer, who question the bona fides of trans women. Homosexuality, however, is a genetic characteristic that only a religious fundamentalist would suggest is learned.
The new sensibility tells us when race is, or isn’t, biological. “Whiteness” is a social construct designed to divide the workers and bolster caste privilege. However, Murray notes that when Rachel Dolezal, a white woman, passed herself off as black, she was attacked as an interloper. And when philosopher Rebecca Tuvel asked whether, since transgenderism is possible, transracialism should be, all hell broke loose. Radical progressives penned an open letter and both Tuvel and the journal she published in prostrated themselves before the Twitter authorities. The journal apologised and its editors resigned. As hoax papers by academics Helen Pluckrose, Peter Boghossian and James Lindsay later revealed, “grievance studies” fields like feminism or critical race studies are anchored by holy writ, not logic and evidence.
Murray catalogues the injustice of the progressive mob — reputations trashed, careers ruined — and their illiberal stifling of intellectual freedom. But such concerns can appear distant for some. Murray might therefore have explored how these ideas fuel the polarisation and populism of our time. He hints at these effects, but studies show that hostility to political correctness powered the Trump vote, while Murray’s “tripwires” establishing boundaries of acceptable debate shut down discussion of immigration. This allowed populists to own the issue and flourish. The book could also have drawn on data to establish the parameters of the problem and propose policy solutions.
The “madness” of the title points to the way radical progressivism weaponises norms that allow for civilised societies. Norms are the control mechanism in systems like herds: if a few activist sheep command, everyone follows out of fear. Disrupting the herding taking place in cultural institutions is one of our great challenges. At its heart, the problem is how to moderate cultural egalitarianism, balancing it against competing aims like liberty, reason and community. We accept limits on economic levelling but have yet to reject the misguided idea that all race and gender groups must have equal outcomes.
Murray’s book performs a great service in exposing the excesses of the left-modernist faith. Let’s hope we find a way to slay this dragon. The Madness of Crowds: Gender, Race and Identity, by Douglas Murray, Bloomsbury Continuum, RRP£20, 288 pages Eric Kaufmann is author of ‘Whiteshift: Populism, Immigration and the Future of White Majorities’ (Penguin)
Voir aussi:
The Madness of Crowds by Douglas Murray review – a rightwing diatribe
Do racism and sexism really exist, or are they just the creation of angry lefties? The bizarre fantasies of a rightwing provocateur, blind to oppression
William Davies
The Guardian
19 Sep 2019
Being stuck in a culture war is a bit like being a driver stuck in a traffic jam. From within one’s own car, the absurdity and injustice of the situation is abundantly plain. Other drivers can be seen cutting in, changing lanes excessively, and getting worked up. Roadworks appear needlessly restrictive. Why are there so many cars on the road anyway? Horns begin to honk. There is one question that few drivers ever consider: what is my own contribution to this quagmire?
Psychoanalysts refer to the process of “splitting”, where the self is unable to cope with its good and bad qualities simultaneously, and so “splits” the bad ones off and attributes them to other people. The result is an exaggerated sense of one’s own virtue and innocence, but an equally exaggerated sense of the selfishness and corruption of others. We are all guilty of this from time to time, rarely more so than on social media, where the world can appear perfectly split into goodies and baddies. Populism and culture warriors exploit this aspect of human psychology, reinforcing the comforting (but ultimately harmful) feeling that any conflict in the world is their fault not ours.
The left is not averse to playing this game. Why did the financial crisis occur? Because bankers and Blairites are bad, selfish people. Apart from anything else, this makes for woeful social science. But the right plays it more dangerously. Where the left spies moral depravity in centres of wealth and power (which, as we know, can produce antisemitic conspiracy theories), the right sees it among newcomers, intellectuals and the already marginalised. The potential political implications of this don’t need spelling out.
In The Madness of Crowds, Douglas Murray sets out to explain why societies are now so characterised by conflict. “In public and in private, both online and off, people are behaving in ways that are increasingly irrational, feverish, herd-like and simply unpleasant. The daily news cycle is filled with the consequences. Yet while we see the symptoms everywhere, we do not see the causes.”
Few would fail to recognise this as a starting point. MPs and journalists are being harassed and threatened simply for doing their jobs. A university was recently forced out of Hungary by the government. The Home Office is growing increasingly anxious about the threat of far-right extremists cooperating across Europe. But there is not so much as a sniff of these trends in The Madness of Crowds. Instead, Murray organises his material into four themes: “Gay”, “Gender”, “Race” and “Trans”. You can see where this is heading.
Murray’s stock in trade is a tone of genteel civility. He writes gracefully and wittily, in keeping with his demeanour as a clubbable conservative, who simply wishes we could all just muddle through a little better. While never over-egging it, he proffers a kindly Christian gospel of love and forgiveness, which he believes might rid us of the political and cultural toxins that have so polluted our lives. Scratch beneath the surface, though, and his account of recent history is clear: authorised by leftwing academics, minority groups have been concocting conflict and hatred out of thin air, polluting an otherwise harmonious society, for their own gratification.
His narrative is roughly as follows. The decline of ideologies at the end of the 20th century created a vacuum of meaning, which was waiting to be filled. This coincided with the birth of a whole range of critical cultural theories, producing fields of gender studies, race studies and queer studies. Most damagingly of all, for Murray, was the rise of intersectional feminism, which assumes that different types of oppression (especially racial and patriarchal) tend to “intersect” and reinforce one another.
The bitter irony, as far as Murray is concerned, is that these new theories of oppression arose at the precise moment in human history when actual racism, sexism and homophobia had evaporated. “Suddenly – after most of us had hoped it had become a non-issue – everything seemed to have become about race,” he writes. This seems to bug him more than anything else: “Among the many depressing aspects of recent years, the most troubling is the ease with which race has returned as an issue.”
History, therefore, is much as his fellow neoconservative Francis Fukuyama brashly described it in 1989: ended. Or rather, it could have ended, if it weren’t for troublemaking intellectuals and activists. Murray is quick to celebrate past struggles for racial, sexual and gay equality, but he is adamant that they have now been settled. Questions persist regarding the nature of sex, sexuality and innate ability (what belongs to our physical “hardware” and what to our cultural “software”, as he puts it), but these are far better handled by biologists than political thinkers. The problem, as he sees it, is that malicious, fraudulent and resentful forces – emerging from universities – have refused to accept that justice has now been delivered.
The acclaimed gender theorist Judith Butler is held up as a malignant fraud who hides behind the complexity of her prose. The entire venture of social science is deemed corrupted by its insidious fixation on oppression. Murray turns to recent hoax articles that were published in the academic journal Cogent Social Sciences (a prank that he describes as “one of the most beautiful things to happen in recent years”) as evidence that social and cultural theory is all a sham. The reader is assured – falsely – that this is all a vast Marxist project, aimed at sowing dissatisfaction and discord.
Murray presumably knows that Michel Foucault was not a Marxist, but it’s important to his branch of conservatism that this is brushed over. The M word serves as a coded way of tying together the humanities, Marx himself and (with a small leap of imagination) the Gulag. The fact that it is now illegal to teach gender studies in Hungary, as decreed by Viktor Orbán (favourite intellectual: Douglas Murray), poses questions as to where the real threat to liberty is coming from. But you won’t find any discussion of that in The Madness of Crowds.
We learn that the doctrine of intersectionality has now swept the world, even becoming embedded in the search algorithms written in Silicon Valley. Why? Because tech workers “have decided to ‘stick’ it to people” towards whom they “feel angry”. It’s for this reason, apparently, that Google image search throws up a disproportionate number of black faces. Intersectionality is being “force-fed” to people, encouraging them to seek “revenge” on white men, and that is why there is so much conflict.
Murray has no shortage of examples and anecdotes to back this up, many gleaned from the US. But it’s notable that they nearly all operate at the level of discourse, and mostly in the media and social media. It’s not difficult to come up with absurd cases of “social justice warriors” saying stupid and hypocritical things online, especially when the Daily Mail appears to have an entire desk dedicated to unearthing them.
And there are plenty of well-known cases of people being shamed and sacked for things they’ve said, many of which are unfair and sadistic. One critique of this would be that the logic of public relations and credit rating has now infiltrated every corner of our lives, such that we are constantly having to consider the effects of our words on our reputations. Another is that a global “Marxist” conspiracy has duped people into a fantasy of their own oppression. I know which I find more plausible.
Whenever Murray strays too close to any actual oppression (as opposed to the controversies surrounding it), he quickly veers away. His chapter on gender refers to the “‘MeToo’ claims against Harvey Weinstein”, but never to Weinstein or the power structures he built. His chapter on race (the longest in the book) makes no reference to one of the most controversial campaigns in recent US history, Black Lives Matter, presumably because it’s impossible to discuss without acknowledging what prompted it: black men being gunned down by police officers.
Anger is ultimately a mystery to Murray, seeming to emanate spontaneously from his political and ideological foes. He can come up with no better explanation for it than that bad people enjoy it, that “their desire is not to heal but to divide, not to placate but to inflame”. And yet when an author goes to such great lengths to assure you that others are degraded, and that “we” white, male conservatives simply want to live in harmony, you have to wonder whom much of this anger truly belongs to.
• Nervous States: How Feeling Took Over the World by William Davies is out in paperback from Vintage. The Madness of Crowds: Gender, Race and Identity is published by Bloomsbury (£20). To order a copy go to guardianbookshop.com or call 0330 333 6846. Free UK p&p over £15, online orders only. Phone orders min p&p of £1.99.
Goldnadel: «Faux prétexte et stigmatisation imaginaire»
FIGAROVOX/TRIBUNE – L’avocat Gilles-William Goldnadel fustige une victimisation des musulmans qu’il juge imaginaire, née d’un dévoiement de l’antiracisme.
Gilles-William Goldnadel est avocat et essayiste. Chaque semaine, il décrypte l’actualité pour FigaroVox. Son récent ouvrage, Névroses Médiatiques. Le monde est devenu une foule déchaînée, est paru chez Plon.
Article après article, avec un bonheur incertain, je m’essaie de faire comprendre à mes contemporains que nous vivons un temps médiatique névrotique et même schizophrénique. J’essaie aussi d’expliquer que cette névrose profonde provient d’un antiracisme dévoyé, lui-même issu d’un antinazisme devenu fou.
Le courant médiatique islamo-gauchiste considère encore que qui touche l’islamisme touche l’islam et qui touche l’islam touche tous les musulmans.
La folle quinzaine qui commença par le drame de quatre policiers assassinés par un islamiste à la préfecture de Paris pour s’achever par un psychodrame disproportionné autour d’une femme voilée à la vie paraît-il gâchée en est la triste et énième illustration. Tellement prévisible également. Qu’on me permette de citer la conclusion de la chronique que j’ai publiée dans ces mêmes colonnes le 7 octobre dernier : «Mais pas d’illusions, le réel sera vite à nouveau rattrapé par le virtuel. Aujourd’hui l’heure est encore à la colère avec la mise en accusation du laxisme envers les islamistes. Demain, viendra l’oubli des victimes quand elles reposeront dedans la guerre froide. Après-demain, un nouveau pilori sera dressé pour ceux qui font radicalement le procès de l’islam radical. Le jour d’après, sera jour d’attentat.»
Nous avons donc connu le troisième jour: celui de la victimisation à l’envers. C’était un jour forcément nécessaire. La France était la seule victime, les Français étaient en colère, l’islamisme coupable était montré du doigt. Comme à chaque fois, le courant médiatique que je ne peux nommer autrement qu’islamo-gauchiste mais qui par capillarité a contaminé depuis des lustres l’inconscient collectif bien au-delà de l’islam et bien au-delà du gauchisme, considère encore que qui touche l’islamisme touche l’islam et qui touche l’islam touche tous les musulmans.
Le prétexte de la sortie funeste et maladroite de Julien Odoul au sein d’une assemblée territoriale mettant en cause une femme voilée en présence de son enfant affolé n’était pas mal trouvé.
Une pétition dans Le Monde donnait le la à la musique de la victimisation frénétique.
La névrose médiatique faisait le reste. Une pétition dans Le Monde signée notamment par des artistes à la réflexion politique étroite mais à la morale esthétique infinie donnait le la à la musique de la victimisation frénétique.
Notre président de la République, illustra jusqu’à la perfection son ambivalence hybride qui se mariait harmonieusement avec l’esprit schizophrénique du temps. Au premier jour de l’assassinat des quatre authentiques martyrs de l’islamisme, Monsieur Macron n’hésitait pas à appeler martialement au devoir de «vigilance» contre «l’hydre islamiste».
J’écrivais alors que l’exercice s’avérerait périlleux dans la pratique, au regard du surmoi prétendument antiraciste. Je ne croyais pas si bien écrire: dans un article du Figaro daté du 16 octobre («Détection de la radicalisation à l’université: un sujet délicat») Marie-Estelle Pech raconte comment l’université de Cergy-Pontoise a été contrainte, après protestations, de regretter un appel à la vigilance dans lequel on considérait par courriel comme inquiétants le fait, notamment , qu’un étudiant ou un fonctionnaire dédaignerait l’autorité des femmes ou porterait «une djellaba, ou un pantalon dont les jambes s’arrêtent à mi-mollets». Frédérique Vidal, notre ministre de l’enseignement supérieur aura été de ceux qui auront condamné cette vigilance politiquement osée.
Au demeurant, l’université de Cergy-Pontoise aura été bien naïve de prendre le discours présidentiel à la lettre et de ne pas donner du temps psychodramatique aux temps dramatiques.
Dans la réalité, le seul agitateur d’une stigmatisation imaginaire s’appelle Emmanuel Macron.
Dès que le psychodrame de la femme voilée s’empara des esprits tourmentés et que celle-ci déclarait à ce CCIF proche des Frères musulmans qui traque l’islamophobie «qu’on avait gâché sa vie», notre président vigilant appelait désormais les Français à la vigilance non plus contre l’hydre islamiste mais contre cette vieille hydre de la «stigmatisation».
Je défie cependant qui que ce soit de me mettre sous les yeux la moindre déclaration d’un seul membre de l’Assemblée nationale élue par les Français incriminant l’ensemble de la population musulmane en tant que responsable des attentats islamistes. Ou que l’on me montre la moindre agression physique d’un salaud exalté contre une femme voilée.
Dans la réalité, le seul agitateur d’une stigmatisation imaginaire s’appelle Emmanuel Macron.
Il était pourtant à la portée de l’intelligence présidentielle de comprendre que c’est précisément cette victimisation imaginaire qui est depuis longtemps l’une des matrices de la radicalisation islamique et de ses conséquences. Tant il est caractéristique de l’esprit humain de se persuader sincèrement que l’on est une victime. A fortiori lorsque de grands esprits vous l’affirment.
Il en faudra encore des victimes avant que le jour de l’attentat réel ne soit pas suivi de la victimisation nécessaire au fantasme virtuel.
Enfin, pour ceux qui n’ont pas encore compris le lien insécable dans l’inconscient collectif entre le destin juif éprouvé et le destin musulman fantasmé, agité depuis des lustres par des intellectuels tels qu’Edwy Plenel, je signale ce dessin qui agite actuellement la toile électronique.
On y voit à droite une mère de famille portant en 1940 sur son manteau l’étoile juive tenant par la main son petit enfant et à gauche une autre maman voilée en 2019 tenant par la main un enfant marqué du croissant, en partance toutes deux vers un destin incertain.
Au-delà de l’obscénité de la comparaison qui rejoint l’obscénité du temps, nul ne m’empêchera de rappeler que les 11 juifs tués parce que juifs depuis 2006 l’ont été tous par des musulmans radicaux.
Il en faudra encore des victimes avant que le jour de l’attentat réel ne soit pas suivi de la victimisation nécessaire au fantasme virtuel.
Voir par ailleurs:
Roads designed by men are killing women – and stop millions from cycling
It will come as little surprise to anyone who cycles that twice as many men as women ride their bikes at least once a week, according to research from Sustrans, the cycling and walking charity. Almost three-quarters of women living in seven major UK cities never cycle for local journeys, the study found. Despite this, over two-thirds said their home town would be a better place if more people pedalled. Some 76% of women who already cycled or wanted to start said segregated lanes would help them to cycle more.
As a woman who cycles, I am often asked why so few others follow suit. Is it because of helmet hair? Or the bottom-amplifying effects of Lycra? There’s no doubt that women generally feel more pressure to look presentable than men. And although I’m rarely troubled by saddle sores, I find the logistics of cycling to work a right pain in the bum: the skanky showers, the outfit changes, the struggle to find somewhere discreet to plug in a hairdryer. And yes, I know that everyone in the Netherlands rides in their ordinary clothes, but I live in Stockport and work in Manchester: would you like to sit next to me unwashed after I’ve ridden 10 miles?
The main reason most women don’t cycle in the UK is because they think it is dangerous. You can tell them until the cows come home that the roads are statistically safe, and that you are more likely to be killed walking than on a bicycle. But when they sit on the top deck of a bus and look down to see a cyclist squashed up against the kerb they feel no compulsion whatsoever to join them. Women do seem to be more vulnerable, perhaps because they are often more reluctant to “own” the lane and so end up in the gutter: 10 out of 13 cyclists killed in London in 2009 were women, and eight of them were killed by left-turning HGVs, according to the campaign group Cycling UK.
Xavier Brice, at Sustrans, believes city planners are to blame. “Fifty-one per cent of the UK population is female, yet most of our cities are failing to design roads and streets for women to cycle,” he says. It cannot help that women remain under-represented among the transport planners and engineers who design our streets. And most council leaders, who decide how to spend the transport budget, are men.
Take Manchester, which has been ruled for more than 20 years by Richard Leese, the council leader. He cycles but was always lukewarm on segregated cycle lanes, say local campaigners. His view, they say, was that smoother tarmac was the answer: if only they could find the cash to fill in all the potholes then more people would saddle up. When new infrastructure was proposed he was against it if it threatened traffic flows.
Recently Leese has changed his tune: a nasty scare after getting his wheel stuck in the tram tracks may or may not have sped up his conversion. He now has an Olympic champion on his case too, after Andy Burnham, Greater Manchester’s mayor, appointed Chris Boardman to be its first cycling and walking commissioner. In his first interview after getting the job last year Boardman told me even he no longer felt safe riding on UK streets. Now we have a developing network of segregated lanes in Greater Manchester, with Boardman due to announce more by the end of the month. I regularly ride along one of them, which goes through the university and hospital districts, and am often struck by how many women I see. On Tuesday I took a Mobike to interview students at Manchester Met and was pleased to see a nurse fly by in her blue uniform, perhaps late for a shift at the infirmary.
Until very recently I took a slightly quicker route home, bombing along main roads. Then I got knocked off by someone who didn’t bother looking before he opened his door. I was unhurt, and will not appear in the cycling safety statistics. But when women tell me cycling is too dangerous I can’t, in good conscience, persuade them otherwise.
• Helen Pidd is the Guardian’s North of England editor
Voir de plus:
Meet the “new man”: whatever others say he is.
Mr. Labash is the author of “Fly Fishing With Darth Vader.”
The New York Times
John Wayne, that repository of testosterone — now considered an illicit substance in many states — once played a character who said, “You have to be a man first, before you’re a gentleman.” Who knows what, exactly, he meant by it? It sounded like a fine thing to say, back when men were unabashed “men.” Now, we have #MeToo, and toxic males, and even such a once man-friendly rag as Gentlemen’s Quarterly (i.e., GQ), which has historically celebrated men, seems to be just sick about them, eager to atone for their Y chromosome.
As a subscriber for decades — and as a biological male — I eagerly delved into GQ’s “New Masculinity” issue. I’ve historically read the magazine that “meets millions of modern men where they live” for high-grade long-form journalism, or to settle existential quandaries such as, “What the hell is face serum and do I need to use it?” Still, one generally doesn’t turn to men’s magazine editors with soft hands who fret about conquering “your complex pant-shoe relationship” for instruction on the meaning of manhood. Not to pick on GQ, which, after all, helps us perform vital functions, such as how to “salute the celebrity mustache.”
But after years of #MeToo scandals, which have revealed weirdos and perverts and sex criminals (and that’s just R. Kelly), “toxic masculinity” is now regarded as tautology in some quarters. In more than a few tellings today, just to be a man is to be toxic.
So GQ’s newish editor in chief, Will Welch, is taking a crack at overhauling our benighted gender, presenting an issue in which, as he puts it, “traditional notions of masculinity are being challenged” and “overturned.” In doing so, he holds, we can be more generous, empathetic humans, even to ourselves, since “toxicity simply cannot thrive in the golden presence of genuine self-love.” Tell that to Harvey Weinstein, who allegedly “self-loved” into a potted plant in front of one of his trapped victims.
For those curious to see just how much American masculinity is shifting — at least at Condé Nast headquarters in Manhattan — the trouble starts on the cover, in which the singer Pharrell Williams sports a canary-yellow, high-fashion Moncler sleeping-bag-as-gown, looking like Cinderella going to the Dick’s Sporting Goods ball. From there, “The Glorious Now of Men in Makeup” spread is little surprise, with lacquered-up boy-banders, models and influencers dispensing invaluable beauty pointers, such as Gen Z trans model Casil McArthur, who advises going with “mascara and lip tint. If I want to be extra, I’ll incorporate intense sparkles.”
It’s difficult to envision the guys down at the tackle shop or Tractor Supply going in for sleeping-bag couture and hot makeup tips. But then, they’re the Old Man, the kind of man the new masculinity seeks to leave behind. Maybe they haven’t paraded around female job applicants with open kimono, à la Charlie Rose, or haven’t traumatized female colleagues by subjecting them to pelvic pinball, à la Mark Halperin. But in GQ’s eyes they’re guilty of a more universal sin: They’re still living as men undefined by non-men.
The bulk of GQ’s conversation starter is a package in which “18 powerful voices” have their say on the new masculinity. You’d think this would make for an interesting cross-section of representative men, but there, you’d largely be wrong, since traditional men seem afterthoughts in their own discussion. As the writer Rod Dreher has noted in his own analysis of the GQ spread, scratching out some back-of-the-envelope calculations, of these 18 purportedly definitive figures, there are perhaps four who are heterosexual cis men, about 20 percent (even though 95 percent of all males identify as hetero).
Aside from the views of men like the filmmaker John Waters (“men are the ones who have penis envy”), or Magic Johnson’s son, who has chosen a life “embracing traditionally feminine clothing and cosmetics,” GQ seems primarily interested in soliciting women’s opinions of what being a man means. Imagine Ms. or Jezebel doing the mirror version of this, with men mansplaining what women should be. Then run for your life.
You do get transgender men, like the boxer Thomas Page McBee, celebrating his “newly weaponized body,” which might sound like a threat to women if he hadn’t been originally gender-assigned to womanhood. There’s the rapper Killer Mike, who, along with his wife, Shana Render, is interviewed in one of Atlanta’s iconic strip clubs. But don’t strip clubs demean women? No bother. Killer Mike is otherwise woke enough to pass muster (he is, after all, a Bernie Sanders supporter), and Ms. Render informs that they do dispense investment tips to strippers. “Catering, massage companies, real estate,” Killer Mike adds.
Otherwise, there are a lot of women, all kinds of women. There’s the comedian Hannah Gadsby, who suggests men scale back their confidence, refrain from sharing their opinions, while looking “to traditional feminine traits” and then “incorporating them into your masculinity.” And there’s Al Freeman, whose soft-sculpture work is an effort to examine hypermasculine spaces, “a mirror of the things that I wish would be softer, or more benign, or less threatening somehow.” Think pillow versions of male genitalia or frat-house Jagermeister bottles. “I guess it’s castrating humor, to some degree,” Ms. Freeman says.
In an interview with Gayle King on “CBS This Morning,” Mr. Welch reported that in GQ’s survey of attitudes on masculinity, 97 percent said they felt masculinity was changing, and “30 percent of men said that they were confused by the changes.”
Wonder how that could’ve happened.
As for me, I might be tempted to answer Vox’s Liz Plank, one of GQ’s 18 voices, who recently published a book, “For the Love of Men.” While writing it, she went to Washington Square in Manhattan, thoughtfully asking men, “What’s hard about being a man?”
“Having to listen to people who aren’t men, or who are ashamed of manhood, constantly telling me how to be one,” would be my short answer, after I stopped, dropped and rolled for cover.
But for actual guidance — more sage than anything I read in GQ’s masculinity symposium — I’d turn to Edward Abbey, the ornery liberal who enjoyed baiting those on his own team. By most lights, he was a more reliable environmentalist than he was a feminist. (“The feminists have a legitimate grievance,” he said. “But so does everyone else.”) But Mr. Abbey, a former park ranger, did spend a lot of time observing nature up close, and not just the flora and fauna. Of man/woman relations, he wrote, “It is the difference between men and women, not the sameness, that creates the tension and the delight.”
Why keep fuzzing distinctions that for millenniums have resisted fuzzing? Punish the sex criminals and pelvic pinball wizards. Good riddance to them all. But otherwise, let men and women be men and women, however that appropriately breaks, without laboring so hard to fuse them. Maybe our opposites attracting, which the furtherance of our species has depended on, isn’t a design flaw, but its very essence. And maybe the wokerati ought to take their own most oft-repeated cliché to heart: Our diversity is our strength.
Matt Labash was a national correspondent at The Weekly Standard.
Voir enfin:
Pour en finir avec l’ “illusion biographique”
Nathalie Heinich
L’Homme, 195-196
2010
C’est peu dire que Michael Pollak n’apprécia pas le titre donné par Pierre Bourdieu au numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales dans lequel furent publiés les premiers résultats de son enquête sur l’expérience concentrationnaire (Pollak 1986a et b) : des années de travail avec plusieurs collaborateurs ; seize longs entretiens avec des rescapées d’Auschwitz-Birkenau en France, Autriche, Allemagne et Pologne ; l’analyse de vingt-cinq textes autobiographiques en français, anglais et allemand ; le dépouillement attentif des dépositions judiciaires conservées dans différentes archives et des témoignages historiques recueillis par plusieurs commissions ou centres de recherche ; des analyses thématiques, des tableaux synoptiques, de longues heures de lectures, de discussions, de réflexions, d’écriture1 – tout cela pour figurer dans un numéro de revue intitulé L’illusion biographique… Je n’ai sans doute pas pris toute la mesure, à l’époque, de la blessure que cela a pu représenter pour Michael. Je le ressens mieux aujourd’hui.
« L’illusion biographique » : c’était aussi le titre du court article que Bourdieu publia dans ce même numéro (Bourdieu 1986), seul texte théorique au milieu de contributions variées portant aussi bien sur les témoignages de rescapés des camps que sur la confession, les fils de pasteur, la vie d’un artisan, la trajectoire d’un ouvrier, l’itinéraire d’un drogué… Pourquoi ne pas l’avoir placé plutôt en tête, ou en conclusion, comme la logique l’aurait voulu ? Sans doute pour atténuer l’effet d’auto-contradiction que ne pouvait manquer de produire cette disqualification, par le directeur d’une revue, de l’objet même des contributions rassemblées par lui ? Peut-être aussi par un reste de scrupule envers ses auteurs ? Je ne vois pas aujourd’hui d’autre explication à ce choix éditorial pour le moins étrange.
Quant aux raisons, sur le fond, de cette démolition qui apparaît comme un règlement de compte, je n’en trouve pas d’autre que celle-ci : à la même époque se tenait à l’Ihtp (l’Institut d’histoire du temps présent, dont Pollak était membre) une table ronde sur l’histoire orale, dont les actes paraîtront un an plus tard dans la revue de l’institut, avec une introduction de son directeur, Jean-Pierre Rioux (1987), et un long article liminaire de Pollak (1987) ; elle faisait suite à une première table ronde sur le même sujet organisée six ans auparavant. Ce début des années 1980 avait été marqué dans nos disciplines par l’arrivée de la « micro-histoire » (cf. notamment Ginzburg & Poni 1981), l’intérêt pour les « histoires de vie » et, plus généralement, l’appui sur le matériau biographique et autobiographique. Bourdieu prenait donc, d’une certaine façon, le train en marche en consacrant un numéro de sa revue à ce thème (sans oublier que Sartre, dont il ne cessa pas de se démarquer tout en le « marquant » – comme on dit au football –, Sartre, donc, en avait fait figure de locomotive avec son essai sur Flaubert). Sans doute n’en fallait-il pas plus pour l’inciter à minimiser d’une main ce qui ne l’avait pas attendu pour exister, en même temps que de l’autre il affirmait sa présence dans un domaine devenu porteur. Peut-être ce jeu de positionnements stratégiques dans le milieu intellectuel n’était-il pas la seule raison de cette suspicion affichée envers la biographie ; en tout cas, c’est une raison cohérente avec ce qu’on connaît de lui par ailleurs2.
Mais les marquages de territoire ne sont pas tout : encore faut-il des arguments pour prendre position. Que pouvait donc reprocher Bourdieu à la biographie ? Deux choses, essentiellement – le premier argument étant longuement développé, le second à peine esquissé.
La biographie à l’épreuve du soupçon
Le sujet se prêtait admirablement à la sociologie du soupçon, jamais mieux à son aise qu’avec tout ce qui peut entrer dans la vaste orbite de la « construction sociale ». Bien naïf en effet, argumentait Bourdieu dans son article, celui qui ne verrait pas ce qui, dans le récit de vie, relève « en fait » : du mensonge ou, du moins, de la dissimulation et de la déformation, opposées à la transparence du discours (« se faire l’idéologue de sa propre vie en sélectionnant… » [1986 : 69]) ; de l’illusion propre à toute entreprise narrative, opposée à la pureté de l’expérience vécue (« illusion rhétorique » [ibid. : 70]) ; de l’artificialisme, opposé à la réalité brute des faits (« création artificielle de sens » [ibid. : 69], « cette sorte d’artefact socialement irréprochable qu’est “l’histoire de vie” » [ibid. : 71]) ; de la convention et de l’officialité, opposées à l’authenticité (« convention rhétorique », « présentation officielle de soi » [ibid. : 70]) ; de l’instabilité stratégique, opposée à la stabilité du monde tel qu’il est (« le récit de vie variera, tant dans sa forme que dans son contenu, selon la qualité sociale » [ibid. : 71]) ; du marché, forcément corrupteur, opposé à l’état de nature (« selon la qualité sociale du marché sur lequel il sera offert » [ibid.]) ; de la contrainte, opposée à la libre expression (« un surcroît de contraintes et de censures spécifiques » [ibid.]) ; de la manipulation, opposée au libre choix individuel (« manipuler » [ibid.]).
Mais bien naïf aussi – et c’est la dernière phrase de l’article, qui tempère quelque peu cet argumentaire foncièrement rousseauiste – celui qui ne verrait pas, dans l’entreprise biographique, tout ce qui ressortit à l’illusion individualiste, simple support du « narcissisme », opposée à la vérité du « social » : « l’individu […] vers lequel nous porte irrésistiblement une pulsion narcissique socialement renforcée, est aussi la plus réelle, en apparence, des réalités » (ibid. : 72). Bref, toute entreprise biographique est forcément suspecte, au plus haut point, tant en ce qui provient du biographié lui-même que de la « complicité naturelle du biographe » (ibid. : 69).
Ci-gît, donc, la biographie…
L’identité à l’épreuve de l’habitus
Après ce facile jeu de massacre constructiviste appliqué à l’illusion d’une « identité » objective3 (exercice devenu banal et qui serait sans doute accessible aujourd’hui à n’importe quel étudiant en sociologie), arrive un second argument :
« Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un “sujet” dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre compte d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations »(ibid. : 71).
Jean-Claude Passeron a montré, dans un article un peu postérieur, que le principal problème posé aux sciences sociales par l’approche biographique relève moins du matériau (comme le suggère l’argument constructiviste longuement décliné par Bourdieu) que de la méthode appliquée à ce matériau4. En l’occurrence, le problème de méthode que pointe Bourdieu dans ce second argument renvoie à l’opposition classique entre le point de vue individuel et le point de vue collectif, entre le niveau micro et le niveau macro : opposition que la question biographique permet de retraduire sous une autre forme, celle de l’opposition entre, d’une part, la temporalité (accessible à la perception individuelle des profanes) et, de l’autre, les structures (qui n’apparaissent que grâce à la prise en compte de la dimension collective par le travail des sciences sociales)5. Ainsi l’entrée par la biographie – forcément narrative – apparaît-elle comme un crime de lèse-habitus – incorporé et structuré.
Ajoutons une dernière hypothèse quant aux motifs non plus seulement stratégiques ni même théoriques mais, peut-être, infra-conscients, de cette distance prise à l’égard de l’approche biographique et, plus précisément, autobiographique : c’est qu’elle requiert à la fois la collaboration active du sujet (et non plus sa soumission passive à l’interprétation du sociologue), la confiance dans le langage comme conducteur de sens, y compris dans ses non-dits ou ses errances (et non plus sa disqualification comme écran à traverser pour atteindre la vérité), et le recours à la mémoire, avec et malgré ses manques (et non plus l’observation du présent ou la prévision des conduites à venir). Elle est proche en cela de la cure analytique6 : propriété qui n’avait rien pour lui attirer la sympathie de Bourdieu, pris dans une lutte hégémonique de la sociologie avec non seulement la philosophie, dont il venait, mais aussi avec la psychanalyse dont, à l’évidence, il ne voulait pas.
Il se peut que sur le moment cette double attaque, constructiviste et structuraliste, contre l’approche biographique ait pu faire impression. À l’usage, toutefois, elle échoue devant l’intérêt des travaux issus de ce type de matériau (dont ceux de Pollak lui-même), et qui ne cessent d’en prouver par l’exemple la richesse et la productivité. Reste qu’il peut être intéressant de comprendre en quoi cette tentative de disqualification n’atteint pas son objet : en d’autres termes, en quoi Bourdieu s’est enferré ici dans l’« illusion d’une illusion ».
À naïf, naïf et demi : l’illusion naturaliste
La première illusion épistémique qui transparaît dans cet article de Bourdieu (1986) touche au dogme constructiviste. Celui-ci en effet ne ressortit pas seulement au simple constat de la nature foncièrement « sociale » des faits sociaux (constat qui n’est rien d’autre, tout compte fait, qu’une lapalissade, tout juste bonne à épater les profanes), mais aussi et surtout à la dénonciation de leur artificialisme, de leur conventionalité : dénonciation qui elle-même s’adosse, implicitement, à l’idée que seul serait nécessaire ce qui relèverait de la « nature » et non de la « construction sociale » – celle-ci ne pouvant renvoyer qu’à l’arbitraire, au contingent.
C’est dire à quel point le constructivisme postmoderne (que Bourdieu ne se privait pas de moquer d’une main tout en le pratiquant, si nécessaire, de l’autre) est englué dans un naturalisme rampant, héritier des conceptions pré-sociologiques – propres à la tradition philosophique comme au sens commun – qui ne connaissent d’autres réalités que celle, métaphysique, de la « nature » et celle, concrète, de l’individu hic et nunc. Les sciences sociales ont pourtant largement montré la puissance du langage, des institutions, des conventions, des mœurs, des lois, supérieure et aux données de la « nature », et aux capacités d’action du « sujet ». Qu’importe : voilà qu’on nous serine encore qu’un récit ne serait « que » socialement construit, donc artificiel, mensonger, illusoire, autant dire dispensable dans la panoplie des méthodes offertes aux sciences sociales.
À naïf, qui « croit » à la transparence du discours, naïf et demi : celui qui croit, comme Bourdieu, qu’un « bon » discours » serait un discours transparent à la réalité qu’il vise. Alors que tout discours devient intéressant, pertinent, riche de sens, dès lors qu’on s’attache à rendre signifiante son opacité même – c’est-à-dire ses propriétés, pragmatiques autant que discursives –, en tant qu’elle nous conduit à la façon dont la réalité en question fait sens pour celui qui la vit.
Mais pour concevoir cela, il faut sortir d’une autre illusion, également présente dans la dénonciation bourdieusienne de l’« illusion biographique » : non plus l’illusion naturaliste, mais l’illusion explicative.
À naïf, naïf et demi : l’illusion explicative
« Rendre compte d’un trajet dans le métro », écrit donc Bourdieu dans son second argument. On a beaucoup glosé sur la métaphore du métro, mais je m’attarderai plutôt ici sur le sens de ce « rendre compte ». S’agit-il d’expliquer la logique objective d’un choix d’itinéraire par une mise à plat (une « objectivation », dans son langage) de l’ensemble des trajets possibles ? Ou bien s’agit-il de comprendre la façon dont ce trajet-ci est vécu par le voyageur ?
L’une et l’autre perspectives – explicative, compréhensive – sont parfaitement légitimes, intéressantes, utiles. Simplement, elles ne visent pas la même opération intellectuelle et n’emploient pas les mêmes outils. Or, ce que vise Bourdieu dans cette image du métro, c’est manifestement une explication – structuraliste, objectiviste, spatialisée – de l’expérience par ses causes objectives : explication qu’il oppose à une autre – narrative, subjectiviste, temporalisée. Mais ce qu’il ne voit pas, c’est que l’outil biographique donne bien plutôt accès à une compréhension, c’est-à-dire une explicitation des raisons, des logiques sous-jacentes au vécu du sujet. Dans les deux cas, on « rend compte », certes, mais pas des mêmes réalités. Et l’illusion ici consiste à ne pas voir la discordance entre la visée et l’outil, parce qu’on ne voit pas qu’une autre visée est à l’œuvre
Je ne m’attarderai pas sur cette opposition bien connue entre explication et compréhension : bien connue, mais dont on sous-estime sans doute les implications pour les sciences sociales et les confusions qu’elle entraîne7. Ici, la principale confusion porte sur le fait que dans une perspective explicative et objectiviste, le récit biographique n’est qu’un outil, faute de mieux, pour atteindre la réalité à laquelle il réfère tout en la déformant ; alors que dans une perspective compréhensive (qui ne serait subjectiviste, soit dit en passant, qu’à condition de s’exonérer de toute comparaison entre les différentes expériences, et de toute tentative pour dégager la structuration de l’espace des possibles telle qu’elle s’offre aux acteurs), ce récit fait partie de la matière même de l’investigation : non pas seulement ce qui permet de comprendre, mais aussi ce qui doit être compris.
Dans cette dernière perspective, le soupçon du sociologue « désillusionnant » se retourne contre lui-même : le naïf n’est plus celui qui croirait à l’« objectivité » du récit biographique, comme ne cesse de le marteler Bourdieu, mais il est celui qui croit, comme lui, que le locuteur et son interlocuteur prennent ce récit pour la réalité, alors que l’un et l’autre savent bien qu’ils ont affaire à un récit – cette forme particulière de réalité, si riche d’enseignements pour peu qu’on l’écoute vraiment, c’est-à-dire pour elle-même en tant qu’elle vise, avec ses moyens propres, son référent, et non pour ce référent lui-même.
Face, donc, à celui qui se gausse des naïfs amateurs de biographies, on a envie de poser la question fameuse de Paul Veyne (1982) : dans quelle mesure, de quelle façon, à quelles conditions les biographiés croient-ils à l’histoire qu’ils racontent, et les biographes à celle qu’on leur raconte ? Et, au-delà de l’adhésion (de la « croyance ») à ce que racontent ces récits, quelles fonctions revêtent pour leurs narrateurs leur production et leur circulation ? De quels outils disposent-ils pour les rendre dicibles et intelligibles ?
C’est là qu’intervient un autre déplacement de la pensée sociologique : non plus de l’explication à la compréhension, mais de la visée référentielle à l’outil sémiotique. Encore une fois, Bourdieu n’y a vu que du feu.
« Le récit, qu’il soit biographique ou autobiographique, comme celui de l’enquêté qui “se livre” à un enquêteur », écrit-il (1986 : 69). Cet écrasement des genres narratifs en dit long sur son peu d’intérêt envers la matière du récit et les conditions de sa production ; autrement dit, sur la logique des choix de narration adoptés par le sujet, à laquelle donne accès la perspective compréhensive. Car la question primordiale que devrait se poser le chercheur face à ce genre de récits n’est pas de savoir dans quelle mesure ils sont « véridiques », « manipulés », « artificiels » ou purement « rhétoriques », mais dans quel contexte ils ont été produits et, le cas échéant, publiés, et sous quelle forme : biographie rédigée par un tiers, autobiographie spontanée ou sollicitée, entretien – et quel sens peut avoir l’adoption de tel genre discursif par rapport à l’expérience relatée.
Ce furent, précisément, l’originalité et l’intelligence du travail de Pollak sur la déportation : au lieu de se laisser fasciner par le contenu atroce des récits, s’obliger à se concentrer tout d’abord sur le filtre de leur forme. Avec, en toile de fond, ce constat originel, accablant : leur existence même est fonction de la capacité des narrateurs à avoir survécu à l’expérience qui en fait la substance. Car, en matière concentrationnaire, un témoin, avant d’être quelqu’un qui a décidé de témoigner, est quelqu’un qui en est revenu. Codicille : un rescapé qui témoigne est quelqu’un qui est revenu avec, non seulement, la possibilité physique de s’exprimer, mais aussi avec sa possibilité morale ; quelqu’un donc dont l’identité n’a pas été détruite au point de ne plus pouvoir s’autoriser à parler. Et enfin : un rescapé qui témoigne est quelqu’un qui a trouvé une écoute ou, au moins, la promesse, l’espoir qu’il y aurait un jour une écoute.
C’est cela « la gestion de l’indicible », selon le beau titre de l’article de Pollak (1986b). Et ce sont ces trois conditions – la condition de la survie, la condition du maintien de l’identité, la condition de l’écoute – qui ont fait l’objet conjoint de son travail sur ces récits, sans que jamais ces trois dimensions ne soient déconnectées les unes des autres. D’où l’attention scrupuleuse qu’il porte à la forme et aux conditions du témoignage, à la différenciation entre dépositions juridiques, témoignages historiques, autobiographies et romans, ainsi qu’à l’examen attentif des formes rhétoriques – usage des pronoms personnels, temps grammaticaux, organisation plus ou moins chronologique ou thématique de la narration. Tout cela a du sens, car ces choix génériques et formels sont étroitement liés – comme le montrera finalement ce travail – et au contexte de production du récit, et aux conditions de l’expérience elle-même (cf. Heinich 2005).
C’est dire combien le titre de l’article de Bourdieu et de ce numéro de la revue fut mal venu, j’ajouterai même dans ce contexte, indécent : plutôt que l’« illusion biographique », c’est le « travail biographique » qu’il aurait fallu saluer. Avec le respect dû à tout travail – celui du biographié comme celui du biographe.
S’il avait eu cela en tête, sans doute Bourdieu se serait-il aussi abstenu – et je finirai sur ce point – de fustiger l’effort de cohérence du récit biographique, en réduisant la visée de « consistance et de constance » à une simple « prétention » (« prétendent à s’organiser en séquences ordonnées selon des relations intelligibles ») : pour lui, établir « des connexions propres à donner cohérence », ce n’est rien d’autre que ce qui se fabrique avec la « complicité naturelle du biographe » (1986 : 69) ; et « traiter la vie comme une histoire, c’est-à-dire comme le récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée d’événements », c’est l’« illusion rhétorique », ou encore la « convention rhétorique », forcément « arbitraire », du roman « comme histoire cohérente et totalisante » (ibid. : 70).
Michael Pollak, lui, s’est bien gardé de faire du souci de cohérence une illusion propre à berner le naïf. Au contraire, il a su y voir ce qu’il est : une valeur, c’est-à-dire une visée partagée. Mais, dans la sociologie de Bourdieu, les valeurs ne peuvent être qu’illusions naïves ou cyniques dissimulations d’intérêts. Comment aurait-il pu dans ces conditions prendre au sérieux l’impératif de cohérence, cette valeur fondamentale que tout un chacun vise tant bien que mal à réaliser ? Et qui ne peut se réaliser qu’avec l’aide des institutions (oui, ces repaires de la « convention », de l’« artificialité », de la « contrainte »), au premier rang desquelles cette « institution du sens » par excellence qu’est le langage (cf. Descombes 1996) ?
« L’histoire orale », écrivait ainsi Pollak, « rejoint ici les préoccupations des nouvelles théories de la communication qui ne considèrent plus comme évidentes la cohérence et la continuité de la réalité, mais qui posent plutôt la question : comment le monde social s’y prend-il pour se doter de cohérence et de continuité ? » (1987 : 17). Or, la réponse à cette question réside pour une bonne part, précisément, dans l’activité narrative, qu’elle soit fictionnelle ou documentaire, collective ou individuelle, profane ou savante :
« Une telle pratique ouverte de la recherche historique, en montrant à quel point il a toujours été difficile dans la réalité sociale de créer de la continuité et de la cohérence, nous rappellerait que celle-ci, loin de constituer un équilibre stable que l’historiographie peut se contenter de décrire, représente un précaire équilibre de forces qui résulte d’un travail permanent de négociation et de compromis auquel la production historique elle-même n’est pas étrangère, tant dans sa constitution que dans son utilisation »(Pollak 1986a : 26).
C’est sur ce constat à la fois riche d’ouvertures épistémiques et plein d’humanité que se clôt l’article de Pollak, rendant finalement leur place, dans un nouage serré, au point de vue individuel, à la dimension institutionnelle et au regard du chercheur :
« Cette recherche sur une expérience-limite rappelle aussi combien est difficile le maintien de la continuité et de la cohérence, tant pour un individu que pour un groupe […]. Ainsi, en rendant compte de troubles identitaires fondamentaux et de leur possible maîtrise, l’analyse de l’expérience concentrationnaire atteste à quel point […] les individus, en tant qu’ils sont le produit d’une construction sociale, sont également une construction d’eux-mêmes »(Ibid. : 29).
On est loin, très loin, de l’« illusion biographique » sous le chapeau de laquelle furent publiés ces deux articles, à l’extrême opposé de l’esprit dans lequel ils avaient été écrits. Et c’est pitié, en y revenant plus de vingt ans après, que de réaliser à quel point la superbe intelligence qui fut celle de Bourdieu a pu se dévoyer dans cette forme de bêtise typique de notre époque que sont le soupçon généralisé, la critique aveugle et systématique.
Bibliographie
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Bourdieu, Pierre, 1986 « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales 62-63 : L’illusion biographique : 69-72.
DOI : 10.3406/arss.1986.2317
Descombes, Vincent, 1996 Les Institutions du sens. Paris, Minuit (« Critique »).
Ginzburg, Carlo & Carlo Poni, 1981 « La micro-histoire », Le Débat 17 : 133-136.
DOI : 10.3917/deba.017.0133
Heinich, Nathalie, 2005 « Les limites de la fiction », L’Homme 175-176 : Vérités de la fiction : 57-76.
—, 2007a « Hommage à Michael Pollak », in Comptes rendus à Walter Benjamin, Pierre Bourdieu, Norbert Elias, Erving Goffman, Françoise Héritier, Bruno Latour, Erwin Panofsky, Michael Pollak. Paris, Les Impressions nouvelles (« Réflexions faites »).
—, 2007b Pourquoi Bourdieu. Paris, Gallimard (« Le débat »).
—, 2008 « Régime vocationnel et pluriactivité chez les écrivains : une perspective compréhensive et ses incompréhensions », Socio-logos 3.
[http://socio-logos.revues.org/1793]
DOI : 10.4000/lhomme.29504
Israël, Liora & Danièle Voldman, eds, 2008 Michael Pollak. De l’identité blessée à une sociologie des possibles. Paris, Complexe (« Histoire du temps présent »)
Jackson, John E., 1988 « Mythes du sujet : à propos de l’autobiographie et de la cure analytique », in Michel Neyraut et al., eds, L’Autobiographie : 6e rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence. Paris, Les Belles Lettres (« Confluents psychanalytiques »).
Passeron, Jean-Claude, 1990 « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie 31 (1) : 3-22.
DOI : 10.2307/3321486
Pollak, Michael, 1986a « Le témoignage (avec Nathalie Heinich) », Actes de la recherche en sciences sociales 62-63 : L’illusion biographique : 3-29.
—, 1986b « La gestion de l’indicible », Actes de la recherche en sciences sociales 62-63 : L’illusion biographique : 30-53.
—, 1987 « Pour un inventaire », Cahiers de l’Ihtp 4 : Questions à l’histoire orale, table ronde du 20 juin 1986 : 11-31.
—, 1990 L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale. Paris, Métailié.
Rioux, Jean-Pierre, 1987 « Six ans après », Cahiers de l’Ihtp 4 : Questions à l’histoire orale, table ronde du 20 juin 1986 : 1-11.
Veyne, Paul, 1982 Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante. Paris, Le Seuil (« Des travaux »).
Notes
1 L’ensemble de ce travail a été publié dans Pollak (1990) ; sur la place de cette recherche dans son œuvre, cf. Israël & Voldman (2008) ; sur les circonstances dans lesquelles elle a été menée, cf. Heinich (2007a).
2 Sur quelques stratégies analogues de « double discours », cf. Heinich (2007b).
3 Notons que Bourdieu aurait pu citer là Ricœur, dont les trois volumes de Temps et Récit venaient de paraître au Seuil en 1983, 1984 et 1985.
4 « On voit que l’hésitation porte sur les choix de traitement et non de matériau : le matériau biographique est du matériau historique comme un autre et souvent plus complet qu’un autre, en tout cas toujours organisé autrement ; la question est de savoir qu’en faire » (Passeron 1990 : 10).
5 C’est ce que met en évidence Passeron (in ibid.).
6 « La cure analytique et l’autobiographie se rejoignent encore, dans la visée qu’un je y poursuit de son unité, par leur élection commune du champ dans lequel elles choisissent de se déployer ainsi que du mode sur lequel ce champ se découvre : le langage et la remémoration » (Jackson 1988 : 139).
7 Pour un exemple récent, je me permets de renvoyer à Heinich (2008).
Pour citer ce document
Référence papier
Nathalie Heinich, « Pour en finir avec l’ “illusion biographique” », L’Homme, 195-196 | 2010, 421-430.
Référence électronique
Nathalie Heinich, « Pour en finir avec l’ “illusion biographique” », L’Homme [En ligne], 195-196 | 2010, mis en ligne le 04 novembre 2012, consulté le 24 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22560 ; DOI : 10.4000/lhomme.22560
Cet article est cité par
- (2017) Juifs d’Europe. DOI: 10.4000/books.pufr.16170
- André, Bernard. (2013) Évaluer la formation pratique des enseignants : enjeux, défis et propositions. Revue française de pédagogie. DOI: 10.4000/rfp.4208
- Maitilasso, Annalisa. (2014) « Raconte-moi ta migration ». Cahiers d’études africaines. DOI: 10.4000/etudesafricaines.17655
- Eczet, Jean-Baptiste. Cometti, Geremia. (2017) Est-il possible de faire le portrait d’un migrant ?. Terrain. DOI: 10.4000/terrain.16129
Auteur
COMPLEMENT:
GRAND ENTRETIEN – Familier des «terrains minés», l’écrivain et journaliste britannique enquête sur la «guerre des identités» et l’obsession de nos sociétés pour le genre ou la race. Décapant.
LE FIGARO. – Les recherches sur le genre ou l’identité ethnique fleurissent à l’université. Mais le titre de votre livre est La Grande Déraison: voulez-vous dire par là que l’obsession pour ces thèmes s’est répandue dans toute la société? Et de quelle manière?
Douglas MURRAY. – Oui, je retrace en résumé l’irruption de ces sujets à tous les niveaux de la société. Ce sont surtout les universités américaines qui ont absorbé une partie du corpus philosophique de la «French Theory» (essentiellement les thèses de Michel Foucault). Elles la font passer pour une discipline académique, qui doit attirer sans cesse de nouveaux étudiants, et avec eux, des sommes importantes d’argent: c’est un véritable système de Ponzi. D’autant que si leur prestige universitaire est certain, leur pensée demeure largement incompréhensible. Leur usage peut devenir transdisciplinaire: on a ainsi vu se développer au cours des dernières décennies des «études» de toutes sortes: «black studies», «queer studies», etc. Et comme ces domaines de recherche factices s’auto-alimentent, puisque ceux qui en sont diplômés ont ensuite des postes au sein de ces mêmes universités, les théories postmodernes de la déconstruction ont peu à peu irrigué tout le reste de la culture. On en fait même aujourd’hui des armes politiques, au travers de concepts comme la justice sociale, les politiques identitaires ou «l’intersectionnalité» – le mot le plus laid que notre époque ait inventé!
Quelles critiques formulez-vous à l’égard du concept d’«intersectionnalité»?
C’est une idée vaine, contradictoire, et qui n’est sous-tendue par aucun fondement philosophique sérieux, aucun écrit notable. J’ai été stupéfait de constater la pauvreté intellectuelle de cette notion. Des universitaires comme Peggy McIntosh ont rédigé des textes «fondateurs» qui ne consistent en réalité qu’en une longue énumération de pétitions de principe et de revendications ; puis ce système de pensée a été enseigné aux élèves du monde entier et s’est propagé dans les entreprises.
Le monde ne fonctionne pas de la manière que décrivent les intersectionnalistes. Ne leur déplaise, n’en déplaise à Michel Foucault lui-même, le «pouvoir» n’est pas l’explication première et universelle de tous les phénomènes sociaux. Le postulat principal de l’intersectionnalité, à savoir que toutes les oppressions se rejoignent et font système, et que, par conséquent, elles doivent être combattues ensemble, est absurde. Par exemple, si vous combattez la transphobie, vous ne mettrez pas un terme au patriarcat, et il est fascinant de voir à quel point le combat pour les droits des personnes transsexuelles va à l’encontre des principaux acquis du féminisme. On réalise même peu à peu que les trans remettent en cause certains des droits conquis par les mouvements homosexuels.
Selon vous, ces luttes pour la justice sociale ont pris la place des grands récits narratifs qui servaient autrefois à «expliquer le sens de nos existences»…
En effet, car nos grands récits communs, politiques ou religieux se sont tous effondrés. Il fallait trouver du sens ailleurs: nous étions donc prédisposés à écouter l’enseignement des nouveaux prophètes qui viennent à présent expliquer que le but de nos vies est de nous battre pour la «justice sociale» et de lutter pour accorder sans cesse de nouveaux droits à des minorités de plus en plus groupusculaires…
Pourquoi la crise de 2008 a-t-elle accéléré la diffusion de ces nouvelles luttes?
Fragilisées par la crise, les jeunes générations se sont inévitablement détournées du capitalisme, et le succès de systèmes de pensée prétendant pouvoir mettre fin à toutes les injustices du monde était prévisible: lorsque l’économie est en mauvaise santé, les sociétés sont davantage à la merci d’idéologies néfastes, leur système immunitaire est défaillant. Les théories qui sous-tendent le mouvement que j’analyse étaient en gestation depuis les années 1970 ou 1980, mais elles ne sont devenues dominantes qu’au cours de la dernière décennie. Et désormais, les groupes concernés ne se battent plus seulement pour leurs droits, mais instrumentalisent les individus les uns contre les autres à des fins politiques: on dresse ainsi les gays contre les hétéros, les Noirs contre les Blancs, les femmes contre les hommes, ou les trans contre le monde entier.
Pourquoi avoir choisi d’étudier ensemble ces identités qui n’ont en apparence rien à voir (ethniques, sexuelles…)?
Je suis frappé de voir à quel point ces thèmes dominent aujourd’hui le débat, et plus seulement à l’université ou dans la Silicon Valley. Dans l’entreprise ou l’administration, on recrute davantage en fonction de l’identité du candidat que pour les compétences professionnelles. On ne se demande plus qui exercera au mieux telle ou telle responsabilité, mais qui présente sur son profil les bonnes caractéristiques, de sorte que l’on ait l’air de coller au mieux aux dernières exigences diversitaires en vigueur.
Que les choses soient bien claires: je suis favorable à l’égalité des droits. Mais les partisans des politiques identitaires ne s’arrêtent pas à l’égalité. Les minorités qui estiment avoir été victimes de discriminations entendent aujourd’hui obtenir réparation et exigent plus de droits que les autres groupes, au moins pour un temps. Notre culture ne fait plus des homosexuels (comme moi) des gens normaux, mais des individus meilleurs que les autres… Et malheureusement, sans vouloir nier l’existence du racisme dans l’Histoire, on voit se répandre l’idée qu’un Blanc a moins de valeur qu’un Noir. Par conséquent, les Blancs doivent «prendre conscience de leur privilège blanc», pour reprendre le vocabulaire des campus américains. On sent là comme un parfum de vengeance… Or, je suis favorable à l’égalité, pas à la revanche.
«La guerre a déjà été gagnée», écrivez-vous: quel est donc ce «syndrome de saint Georges» auquel vous faites allusion pour qualifier les luttes identitaires?
C’est une expression qu’emploie le philosophe australien Kenneth Minogue, qui est décédé récemment, mais que j’ai eu la chance de connaître. Dans son livre The Liberal Mind (1961), il compare le libéralisme moderne au chevalier saint Georges après sa victoire sur le dragon: le héros ne se contente pas de son exploit, il part errer à travers la lande à la recherche d’un nouvel ennemi à pourfendre. Cette image est encore plus appropriée aujourd’hui: faute d’autres dragons, le chevalier part abattre la moindre petite bête qui croise sa route, et, dépité, finit par lancer son épée dans les airs. Si certains caricaturent nos sociétés occidentales comme étant profondément racistes, homophobes ou iniques, c’est qu’ils aimeraient connaître la même gloire que leurs prédécesseurs qui ont combattu avant eux d’autres formes d’oppression. Ils veulent leur propre dragon, pour trouver un sens à leur vie. Le paradoxe, c’est qu’alors même que nos sociétés n’ont jamais été aussi justes qu’aujourd’hui, on les décrit comme plus oppressives que jamais.
Au risque de voir reculer certains droits acquis?
Oui. Ceux qui n’appartiennent pas aux minorités ne supporteront pas longtemps d’être ainsi humiliés et insultés. Le racisme antiblanc commence déjà à exaspérer de nombreux Occidentaux. Le féminisme actuel est si virulent à l’égard des hommes qu’il risque de générer, par retour de bâton, un recul du droit des femmes. Et je crois qu’il en va de même pour le mouvement LGBT: à force de voir des médias gay promouvoir des drag-queens âgées de 10 ans seulement, ou répéter à longueur de journée que l’on peut être non binaire, leurs droits aussi seront peut-être un jour remis en question.
En quoi les réseaux sociaux aggravent-ils, selon vous, les conflits identitaires?
Le modèle économique sur lequel se fondent les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook suppose que les gens se «corrigent» les uns les autres. Les plateformes encouragent la démoralisation de la société ; pire encore, elles ont politisé leurs algorithmes: j’ai été atterré de découvrir, en me rendant dans la Silicon Valley au cours de mes travaux, que des entreprises comme Google faussent délibérément les résultats des recherches des internautes pour orienter leur opinion, au point de déformer la lecture du présent et même la compréhension de l’Histoire… La Silicon Valley est l’endroit au monde où le gauchisme a le plus triomphé: ces firmes sont convaincues que nos sociétés sont racistes ou sexistes, et qu’il faut les guérir. Et, lentement mais sûrement, elles travaillent à vouloir changer le monde.
Pour pallier le risque de voir se renforcer les tensions sociales, vous recommandez de «dépolitiser» nos existences. Que voulez-vous dire par là?
Je reconnais que c’est une préconisation contre-intuitive, et qui va surtout à l’encontre de l’esprit de l’époque: on ne cesse d’exhorter les plus jeunes à politiser chaque parcelle de leur vie. Je suis pour ma part déterminé à conduire mes lecteurs, et en particulier mes nombreux jeunes lecteurs, à ramer à contre-courant. Certes, la politique est une chose importante, mais elle n’épuise pas tout le sens de la vie humaine, et d’ailleurs de très nombreuses personnalités politiques diront la même chose que moi! Surtout, lorsque l’on politise absolument tout, y compris la culture ou les relations entre les hommes et les femmes, alors on s’enferme dans une guerre de tous contre tous – et c’est un jeu à somme nulle.
Il faut sortir de cet abîme! Les générations présentes sont les plus chanceuses de l’histoire humaine: nous avons un accès infini à l’information, grâce auquel nous pouvons communier à toutes les découvertes du monde, à condition d’être un tant soit peu astucieux et d’avoir une connexion internet. Ce serait terrible si les jeunes générations gaspillaient leur temps à faire la guerre aux hommes au nom du féminisme ou aux Blancs au nom de l’antiracisme. Et il reste bien d’autres combats à mener, plus justes et plus utiles, que les guerres identitaires que je décris dans mon livre.