Violence du sentiment xénophobe et manifestations anti-occidentales outrancières à Pékin après la destruction partielle de l’ambassade de Chine à Belgrade; intimidations, manoeuvres militaires et menaces à l’égard de Taiwan; coups de main et jeux de vilains envers les autres puissances riveraines en mer de Chine du Sud; menace d’utiliser la bombe à neutrons contre les forces américaines, brandie par la presse du régime et certains militaires: la politique extérieure chinoise récente est empreinte d’agressivité.

Ces dernières années, la Chine recherchait une certaine respectabilité internationale. Elle évitait de jeter de l’huile sur le feu en Corée, elle maintenait la parité du yuan pour ne pas déstabiliser l’économie régionale en crise et faisait montre d’une relative retenue à Hong-kong. En dépit d’entorses çà et là, le principe défini par Deng Xiaoping ­ acquérir le répit stratégique nécessaire au développement économique ­ était plutôt respecté. C’en est fini.

Quant à la problématique de la politique intérieure chinoise, elle se résume en quelques mots: la quadrature du cercle. Au lieu de l’Etat prestataire de services (infrastructures, régulation, etc.) dont la Chine aurait besoin, c’est un Etat répressif qui perdure. Le choix d’un Etat «utile» sonnerait le glas du régime. Dans l’économie, il faut démanteler et raser le secteur industriel d’Etat, énorme trou noir qui engloutit les ressources nationales; mais, pour ce faire, il faudrait investir, créer un système de sécurité sociale, renoncer définitivement à ce que l’industrie serve d’instrument de contrôle social, pour n’être que productrice de biens et de profits: là encore, ce serait un suicide politique. Suicide ou effondrement, le choix est déplaisant.

Le régime est condamné à louvoyer, après avoir longtemps cru qu’il pourrait surfer sur la vague des apports étrangers qui noient les problèmes dans un océan de liquidités: ce fut l’option réformatrice représentée par Zhu Rongji. La crise asiatique, la déception des investisseurs étrangers devant l’absence de profits, l’attrait d’autres placements, l’instabilité politique sous-jacente ont mis un terme à cette époque.

Première puissance démographique mondiale, la Chine s’enracine dans une tradition où les pouvoirs qui règnent sur le reste du monde n’ont aucune légitimité: la souveraineté ne peut se diviser, «un seul Empereur sous un seul Ciel», comme le voulaient les conquérants mongols. Le mandat du Ciel est indivisible et confié à celui qui gouverne l’empire du Milieu. Les autres pays sont des vassaux tributaires ou, en toute rigueur, ils devraient l’être. A l’intérieur de la Chine, le pouvoir ne se divise pas, et quiconque veut le «diviser» (Taïwanais, Tibétains, dissidents, ou quiconque conteste l’autorité sans partage des mandarins au pouvoir) est par nature un criminel, quels que soient ses gestes et ses idées; il est de même indivisible au-dehors.

Or l’ordre mondial a été édifié et a évolué sans la Chine. Inscrite en 1648 dans les traités de Westphalie, la coexistence entre souverainetés égales en droit, même si le principe en est souvent malmené dans les faits, en est la pierre angulaire. Communiste ou pas, la culture politique chinoise a les plus grandes difficultés à comprendre et à s’assimiler ce principe. A l’ère moderne, la Chine, absente des négociations de Versailles en 1919 (sa cynique spoliation par les Alliés vainqueurs souleva une vague fondatrice de nationalisme moderne), était certes présente à San Francisco en 1945 à la fondation de l’ONU, mais hors d’état d’influencer le reste du monde. L’équipée maoïste l’en retrancha durablement.

Réunifiée pour l’essentiel, reconnue, largement reconstruite, en essor depuis vingt ans, la Chine exige non seulement de figurer parmi les grands, de jouer un rôle de leadership dans les affaires mondiales, ce que justifient sa taille et sa force, mais encore d’être reconnue comme l’hégémon de l’Asie, ce qui exige l’expulsion des Etats-Unis de la sphère asiatique, et la vassalisation de voisins, Japon, Corée, Asean, qui n’en veulent à aucun prix.

La Chine ne peut atteindre ses objectifs extérieurs qu’en abattant l’ordre mondial actuel. Elle n’en est pour l’instant pas capable. Une quadrature du cercle définit donc sa politique étrangère autant que sa politique intérieure. Il est difficile d’accumuler plus de tensions explosives en un seul endroit aussi crucial.

Or les dirigeants chinois se sentent «encerclés» (un sentiment que le Kaiser Guillaume II, Hitler, Staline et les militaristes japonais ont naguère fortement ressenti). L’extension de l’Otan vers l’Est, le «partenariat pour la paix» pourtant bien pâle, la crainte de l’essor panturc en Asie centrale et vers les régions musulmanes de l’Ouest chinois, le renforcement des accords militaires nippo-américains et la perspective de déploiement de systèmes antimissiles en Asie du Sud-Est, qui amoindriraient le poids stratégique de l’arme nucléaire chinoise, le rapprochement indo-américain, les ingérences militaires hors zone qui passent outre à la souveraineté nationale absolue: autant de motifs à la paranoïa traditionnelle des chefs de l’empire du Milieu.

Les stratèges et les militaires chinois se préparent. Une nouvelle doctrine militaire nationale de guerre interarmes a été édictée au début de l’année par Jiang Zemin. L’armée chinoise veut désormais mener des guerres locales «dans des conditions modernes». Une grande publicité est faite aux travaux de deux colonels de l’Armée populaire de libération, qui dessinent les contours d’une guerre à la fois non conventionnelle et high-tech contre les Etats-Unis. Les militaires réclament, et obtiennent, des dépenses en hausse considérable, même si les forces chinoises sont loin à la traîne de leurs homologues occidentales. Ce qui compte, c’est la tendance, et ce qui l’anime: la diplomatie américaine d’«engagement constructif» avec la Chine est un échec complet, les rapports sino-américains sont au nadir. Ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à dépasser le point de non-retour. Pour l’heure, les trajectoires vont de plus en plus vers des collisions nombreuses.

Laurent Murawiec, consultant de défense, vient de publier une nouvelle traduction française du «De la guerre» de Clausewitz (Librairie académique Perrin).

COMPLEMENT:

Jean-Vincent Brisset

Atlantico

Atlantico : La Chine s’apprête à devenir prochainement la première puissance mondiale. Pourtant, certains historiens pointent du doigt sa difficulté, au cours de ses 5 000 ans d’histoire, à imposer sur le long terme sa prééminence à l’échelle de la planète. Quels sont, selon vous, les facteurs principaux qui expliquent cette difficulté ? 

Jean-Vincent Brisset : Cela fait des années que l’on annonce que la Chine sera très bientôt la première puissance mondiale. Toutefois, cette place de premier se limiterait au domaine économique, en fonction de subtils calculs sur une variable peu réaliste : la « parité de pouvoir d’achat ». Il faudrait, simplement pour cela, qu’elle réussisse à maintenir un rythme de croissance très fort. Dans les faits, on constate que celui-ci est en train de s’effriter et que l’économie chinoise peine à trouver des relais pour poursuivre une expansion beaucoup trop basée sur les exportations de produits manufacturés relativement simples.

L’histoire de la Chine, qui ne quitte le domaine des légendes pour rentrer dans celui de l’histoire qu’à partir de la dynastie des Shang (XVI° siècle avant JC), ne connaît qu’une seule période de « prééminence à l’échelle de la planète », sous l’empereur Qianlong (1736-1795). Mais Qianlong n’est pas un Chinois. Il appartient à la dynastie des Qing, des Mandchous qui ont conquis l’Empire du Milieu en 1644. La seule autre période où l’emprise de la Chine impériale a dépassé ses frontières actuelles est celle d’une autre dynastie de colonisateurs, les mongols Yuan (1271-1368).

Les dirigeants actuels tiennent un discours selon lequel la Chine, même si elle acquiert un jour les moyens d’être la première puissance mondiale, ne veut pas accaparer ce rôle. Depuis des années, ils prônent le multilatéralisme. Derrière le discours, il y a cependant un vrai appétit de puissance. Le désir de devenir la puissance régionale, exerçant une prééminence incontestée dans ses pourtours, est incontestable. Par contre, la Chine ne semble pas encore se voir en maîtresse du monde et il n’est pas certain que ce soit son désir profond. La quasi-totalité des conquêtes ne sont pas le fait de batailles gagnées, mais d’un « envahissement », par des paysans plus que par des soldats, des territoires voisins occupés par d’autres ethnies. Son histoire, contrairement à celle des autres grands Empires, ne comprend pas de projections lointaines.

Dans leur ouvrage In Line Behind a Billion People: How Scarcity Will Define China’s Ascent In The Next Decade, Damien Ma et William Adams insistent, parmi les faiblesses de la Chine, sur l’hétérogénéité du territoire chinois : dichotomies ruraux/urbains, riches/pauvres, littoral/intérieur…). Cela avait déjà été mis en évidence par Montesquieu. Comment expliquer que la Chine n’ait pas su apprivoiser cette hétérogénéité ? 

La notion de « territoire chinois » est complexe et ne correspond pas du tout à ce que recouvre actuellement le territoire de la République populaire de Chine. Si l’on veut parler de ce qui est vraiment chinois, il faut se limiter au bassin de peuplement han. Celui-ci ne recouvre que moins de la moitié du territoire national, alors que les Han représentent 92% de la population du pays. La Chine han, dans son écrasante majorité, a très longtemps été rurale et la civilisation des villes et celle des campagnes se ressemblaient beaucoup. Les différences entre littoral et intérieur étaient aussi très  peu marquées. La tradition maritime chinoise, en dehors des expéditions – surmédiatisées de nos jours – de Zheng He, est très principalement côtière et tournée vers l’intérieur. Quant à la différence entre les groupes sociaux, elle est davantage basée sur le prestige que sur la richesse. La prédominance du clan et de la famille sur l’individu gomment aussi les démonstrations de richesse. Dans la Chine traditionnelle, les riches ne vivent pas « à l’abri » des pauvres et la cohabitation est la règle.

Les choses changent. La mobilité est devenue la norme,  la solidarité s’efface devant la montée des individualismes. Les plus riches s’isolent dans des quartiers fermés, dans leurs voitures, dans leurs stations de vacances. Et les « soutiers du miracle », les mingong, ces dizaines de millions de paysans venus  travailler sur les chantiers et dans les usines des villes et des zones industrielles, s’enferment dans des ghettos bidonvilles où ils tentent de recréer leurs villages.

L’histoire chinoise révèle à plusieurs reprises l’incapacité du pouvoir à contrôler l’ensemble de son territoire, comme en témoignent les diverses rébellions internes (An Lushan, Taiping, Ouïgour…). Cela est également le cas de la Russie. Les grandes puissances territoriales sont-elles fatalement contraintes à cette incapacité ?  

Le contrôle du territoire chinois ne s’exprime pas du tout de la même manière selon les raisons des rébellions. Très schématiquement, la  rébellion menée par An Lushan est une révolte de palais. Les mouvements des minorités musulmanes de l’Ouest, souvent réduites aux seuls Ouïgours, sont plutôt des réactions indépendantistes. Ces modalités de contestation n’ont rien de spécifiquement chinois, ce qui explique qu’on peut les retrouver partout dans le monde.

La révolte des Taiping est une jacquerie, et ce problème des révoltes paysannes est plus intéressant, parce qu’il est consubstantiel à la civilisation han. L’Empereur est titulaire d’un Mandat du Ciel, qui lui donne la légitimité et justifie le fait que l’individu se fonde dans une masse dont le Fils du Ciel est le sommet et l’expression. En échange, il se doit de faire en sorte que sa population soit nourrie, logée et vêtue. Il est aussi garant de la solidarité entre ses sujets. Quand il manque à son devoir, le peuple s’appauvrit, des catastrophes naturelles surviennent, la corruption des fonctionnaires se développe. Alors l’empereur perd sa légitimité et doit être renversé. Les paysans s’assemblent et se révoltent, souvent sous la direction d’un leader messianique et derrière des slogans sectaires.  La conjonction de la montée de la corruption, des catastrophes naturelles et de la montée de sectes violentes est, pour tous, l’annonce de la prochaine chute de la dynastie. Ceci explique la peur panique de tous les régimes chinois face à l’instabilité sociale et la dureté de la réaction du pouvoir actuel contre le Falun Gong.

La défense d’un aussi grand territoire est également problématique. A cet égard, la Chine n’a jamais véritablement entretenu de relations apaisées avec ses voisins. Aujourd’hui encore, les tensions sont vives sur les questions territoriales avec le Japon, le Vietnam ou encore les Philippines. Dans quelle mesure ce comportement contribue-t-il à amoindrir la puissance chinoise ?

La Chine a des frontières communes avec quatorze pays. A ceux-là s’ajoutent la Corée du Sud, le Japon et, maintenant, les riverains de la Mer de Chine du Sud. Dans les époques de grandeur, ces voisins immédiats étaient des vassaux, ou feignaient de l’être. Mais tout affaiblissement de l’Empire conduisait les vassaux à reprendre toute leur liberté. Le Vietnam a été une colonie chinoise pendant 1 000 ans avant de chasser les envahisseurs. Aujourd’hui encore, dans l’inconscient collectif, la Chine a été spoliée d’immenses territoires  par les barbares occidentaux, mais aussi par l’insoumission de vassaux. 

La politique de défense chinoise, depuis l’arrivée de Mao au pouvoir, a beaucoup évolué. On est passé d’une énorme armée populaire, de milice, qui après avoir défendu – en Corée – l’idéal communiste au profit de l’URSS, s’est rapidement repliée sur la défense du pays contre les risques d’invasion. L’Armée populaire de Libération a aussi été très longtemps et très fortement impliquée dans le maintien de l’ordre. Elle l’est moins aujourd’hui, mais reste mobilisable. La montée en puissance économique ne pouvait pas se faire sans être accompagnée d’une montée en puissance militaire. Rapidement, on est passé de la défense du territoire contre l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur à la volonté de reconquérir les territoires « volés » par tous ceux qui ont profité de la faiblesse de la Chine.

L’Empire du Milieu avait deux haies à franchir avant de pouvoir mettre en avant ses revendications territoriales. Il a réussi à passer ces deux obstacles : les Jeux Olympiques de 2008 et l’Exposition universelle de 2010. Il a maintenant les coudées plus franches. Ses revendications, même agressives, ne risquent plus d’entraîner des boycotts et des rétorsions qui seraient préjudiciables à ses espoirs d’expansion.

L’historien Jared Diamond affirme également que la taille du territoire chinois explique le fait que le pays soit peu innovant (notamment dans le domaine militaire), se reposant sur sa superficie, sa démographie et son marché intérieur. Cette tendance pourrait-elle évoluer ? 

C’est un point de vue étonnant. La superficie et la démographie ont justifié, à une certaine époque, un discours maoïste selon lequel la Chine ne craignait pas les « Tigres de Papier », c’est-à-dire les armes nucléaires américaines ou même soviétiques. Mais il n’a échappé à aucun observateur que ce n’était qu’un discours et que, dans les faits, le développement des missiles balistiques et de l’armement nucléaire sont restés des priorités. A un tel point que ce furent les seuls domaines épargnés par les folies du Grand Bond en Avant et autres Révolutions culturelles.

Les problèmes d’innovation, bien réels, sont ceux d’une civilisation qui a toujours mis en avant le respect absolu de l’enseignement des maîtres, basé sur la recopie à l’infini de modèles supposés être parfaits. Par ailleurs, la langue chinoise et les méthodes d’apprentissage sont peu favorables au développement des sciences de l’ingénieur. Enfin, le fonctionnement des entreprises n’est pas propice aux initiatives individuelles. Là aussi, les choses changent, mais il reste beaucoup de chemin à faire. En particulier en matière de marché intérieur, qui reste très insuffisant.

L’isolationnisme chinois a également été pointé du doigt pour expliquer cette impossibilité de la Chine à pouvoir imposer sa prééminence sur le long terme. En dépit de la mondialisation et de son ouverture, la Chine continue à se montrer méfiante vis-à-vis des entreprises étrangères et à limiter leur implantation sur le territoire chinois. Comment expliquer cette tendance isolationniste ?

La tendance isolationniste n’est pas une spécificité chinoise. L’ouverture des esprits de tout un peuple ne peut pas se construire en quelques années. Surtout quand ce peuple a été abreuvé pendant des décennies de discours nationalistes et/ou idéologiques, de langue de bois et que tout ceci a prospéré sur un fond xénophobe qui remontait au plus profond de son histoire.

Dans la société de la Chine de 2014, les clivages ne sont pas seulement économiques ou sociologiques. Les jeunes Chinois éduqués et aisés rêvent d’Occident, de voyages, de profiter d’une toute nouvelle aisance. Mais ils ne souhaitent pas forcément s’intéresser aux problèmes politiques du pays, même s’il est indispensable d’être membre du Parti et d’afficher quelques idées obligatoires pour dépasser un certain niveau professionnel.

Au niveau des dirigeants, les clivages sont forts. D’un côté, ceux qui voudraient faire de la Chine un pays « normal », ouvert et respectueux des usages qui régissent les relations internationales. De l’autre, les « conservateurs » qui défendent la vision d’un Empire qui ne serait pas obligé de suivre des règles dictés par d’autres. Xi Jinping est en permanence confronté à ce problème et semble ne pas pouvoir imposer une vraie ligne directrice. C’est ce qui explique le recours actuel à des sujets consensuels, la lutte contre la corruption et l’ennemi japonais, alors que les vrais problèmes de la Chine sont ailleurs.