
Un des grands problèmes de la Russie – et plus encore de la Chine – est que, contrairement aux camps de concentration hitlériens, les leurs n’ont jamais été libérés et qu’il n’y a eu aucun tribunal de Nuremberg pour juger les crimes commis. Thérèse Delpech (2005)
De même qu’Hitler avait décrit à l’avance ses crimes, Pol Pot (aujourd’hui décédé) avait expliqué par avance qu’il détruirait son peuple pour en créer un nouveau. Pol Pot se disait communiste : il le devint, étudiant, à Paris, dans les années 1960. (…) Ce que les Khmers rouges imposèrent au Cambodge, ce fut bien le communisme réel : il n’y eut pas, ni en termes conceptuels ou concrets de distinction radicale entre ce règne des Khmers rouges et le Stalinisme, le Maoïsme, le Castrisme ou la Corée du Nord. Tous les régimes communistes suivent des trajectoires étrangement ressemblantes que colorent à peine, les traditions locales. Dans tous les cas, ces régimes entendent faire du passé table rase et créer un homme nouveau ; dans tous les cas, les « riches », les intellectuels et les sceptiques sont exterminés. Les Khmers rouges regroupèrent la population urbaine et rurale dans des communautés agricoles calquées sur les précédents russes, les kolkhozes et chinois, les communes populaires, pour les mêmes raisons idéologiques et conduisant au même résultat : la famine. Sous toutes les latitudes, le communisme réel patauge dans le sang : extermination des Koulaks en Russie, révolution culturelle en Chine, extermination des intellectuels à Cuba. Le communisme réel sans massacre, sans torture, sans camps de concentration, le goulag ou le laogaï, cela n’existe pas. Et si cela n’a pas existé, il faut bien en conclure qu’il ne pouvait en être autrement : l’idéologie communiste conduit nécessairement à la violence de masse parce que la masse ne veut pas du communisme réel. Ceci dans les rizières du Cambodge tout autant que dans les plaines de l’Ukraine ou sous les palmiers cubains : et les régimes communistes partout et toujours ne furent jamais qu’imposés par l’extrême violence. (…) Le procès de Douch, puis de la Bande des quatre est donc le premier procès d’apparatchiks marxistes responsables dans un régime officiellement et réellement marxiste, léniniste, maoïste. Le procès du nazisme fut instruit à Nuremberg en 1945, celui du fascisme japonais à Tokyo en 1946, mais celui du communisme jamais. Bien que le communisme réel ait tué ou dégradé plus de victimes que le nazisme et le fascisme réunis. Ce procès du communisme n’a jamais eu lieu, – en dehors de la sphère intellectuelle – pour deux raisons : d’abord, le communisme bénéficie d’une sorte d’immunité idéologique parce qu’il se réclame du progrès. Et surtout, parce que les communistes sont toujours au pouvoir, à Pékin, Pyongyang, Hanoi et La Havane. Là où ils ont perdu le pouvoir, ils ont organisé leur propre immunité en se reconvertissant en socio-démocrates, en hommes d’affaires, en leaders nationalistes, ce qui est le cas général dans l’ex-union soviétique. Guy Sorman
De même qu’il n’y a pas deux soleils dans le ciel, il ne peut y avoir qu’un empereur sur terre. Livre des rites confucéen
La Chine ne craint rien sous le Ciel ni sur la Terre. Deng Xiao Ping
[En ce qui concerne les Etats-Unis,] pendant une période de temps assez considérable, nous devons absolument entretenir notre soif de vengeance […]. Nous devons celer nos capacités et attendre notre heure. Général Mi Zhenyu (commandant en second de l’Académie des sciences militaires)
La renaissance de l’esprit chinois sera comme la cloche du matin pour l’ère du [monde centré sur l’océan] Pacifique. Toute gloire à la Grande Chine. L’avenir appartient à l’esprit chinois modernisé au nom du siècle nouveau. Idéologue du régime chinois
Nous sommes encore proches de cette période des grandes expositions internationales qui regardait de façon utopique la mondialisation comme l’Exposition de Londres – la « Fameuse » dont parle Dostoievski, les expositions de Paris… Plus on s’approche de la vraie mondialisation plus on s’aperçoit que la non-différence ce n’est pas du tout la paix parmi les hommes mais ce peut être la rivalité mimétique la plus extravagante. René Girard
L’erreur est toujours de raisonner dans les catégories de la « différence », alors que la racine de tous les conflits, c’est plutôt la « concurrence », la rivalité mimétique entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c’est-à-dire le désir d’imiter l’autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde « différent » du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n’est pas dans cette « différence » qui l’éloigne le plus de nous et nous le rend inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. (…) Ce qui se vit aujourd’hui est une forme de rivalité mimétique à l’échelle planétaire. Lorsque j’ai lu les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d’emblée à un niveau qui est au-delà de l’islam, celui de la planète entière. Sous l’étiquette de l’islam, on trouve une volonté de rallier et de mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans leurs rapports de rivalité mimétique avec l’Occident. Mais les tours détruites occupaient autant d’étrangers que d’Américains. Et par leur efficacité, par la sophistication des moyens employés, par la connaissance qu’ils avaient des Etats-Unis, par leurs conditions d’entraînement, les auteurs des attentats n’étaient-ils pas un peu américains ? On est en plein mimétisme.Ce sentiment n’est pas vrai des masses, mais des dirigeants. Sur le plan de la fortune personnelle, on sait qu’un homme comme Ben Laden n’a rien à envier à personne. Et combien de chefs de parti ou de faction sont dans cette situation intermédiaire, identique à la sienne. Regardez un Mirabeau au début de la Révolution française : il a un pied dans un camp et un pied dans l’autre, et il n’en vit que de manière plus aiguë son ressentiment. Aux Etats-Unis, des immigrés s’intègrent avec facilité, alors que d’autres, même si leur réussite est éclatante, vivent aussi dans un déchirement et un ressentiment permanents. Parce qu’ils sont ramenés à leur enfance, à des frustrations et des humiliations héritées du passé. Cette dimension est essentielle, en particulier chez des musulmans qui ont des traditions de fierté et un style de rapports individuels encore proche de la féodalité. (…) Cette concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à un moment donné, sous une forme violente. A cet égard, c’est l’islam qui fournit aujourd’hui le ciment qu’on trouvait autrefois dans le marxisme. René Girard
Cela fait des années que l’on annonce que la Chine sera très bientôt la première puissance mondiale. Toutefois, cette place de premier se limiterait au domaine économique, en fonction de subtils calculs sur une variable peu réaliste : la « parité de pouvoir d’achat ». Il faudrait, simplement pour cela, qu’elle réussisse à maintenir un rythme de croissance très fort. Dans les faits, on constate que celui-ci est en train de s’effriter et que l’économie chinoise peine à trouver des relais pour poursuivre une expansion beaucoup trop basée sur les exportations de produits manufacturés relativement simples. L’histoire de la Chine, qui ne quitte le domaine des légendes pour rentrer dans celui de l’histoire qu’à partir de la dynastie des Shang (XVI° siècle avant JC), ne connaît qu’une seule période de « prééminence à l’échelle de la planète », sous l’empereur Qianlong (1736-1795). Mais Qianlong n’est pas un Chinois. Il appartient à la dynastie des Qing, des Mandchous qui ont conquis l’Empire du Milieu en 1644. La seule autre période où l’emprise de la Chine impériale a dépassé ses frontières actuelles est celle d’une autre dynastie de colonisateurs, les mongols Yuan (1271-1368). Les dirigeants actuels tiennent un discours selon lequel la Chine, même si elle acquiert un jour les moyens d’être la première puissance mondiale, ne veut pas accaparer ce rôle. Depuis des années, ils prônent le multilatéralisme. Derrière le discours, il y a cependant un vrai appétit de puissance. Le désir de devenir la puissance régionale, exerçant une prééminence incontestée dans ses pourtours, est incontestable. Par contre, la Chine ne semble pas encore se voir en maîtresse du monde et il n’est pas certain que ce soit son désir profond. La quasi-totalité des conquêtes ne sont pas le fait de batailles gagnées, mais d’un « envahissement », par des paysans plus que par des soldats, des territoires voisins occupés par d’autres ethnies. Son histoire, contrairement à celle des autres grands Empires, ne comprend pas de projections lointaines. (…) La notion de « territoire chinois » est complexe et ne correspond pas du tout à ce que recouvre actuellement le territoire de la République populaire de Chine. Si l’on veut parler de ce qui est vraiment chinois, il faut se limiter au bassin de peuplement han. Celui-ci ne recouvre que moins de la moitié du territoire national, alors que les Han représentent 92% de la population du pays. La Chine han, dans son écrasante majorité, a très longtemps été rurale et la civilisation des villes et celle des campagnes se ressemblaient beaucoup. Les différences entre littoral et intérieur étaient aussi très peu marquées. La tradition maritime chinoise, en dehors des expéditions – surmédiatisées de nos jours – de Zheng He, est très principalement côtière et tournée vers l’intérieur. Quant à la différence entre les groupes sociaux, elle est davantage basée sur le prestige que sur la richesse. La prédominance du clan et de la famille sur l’individu gomment aussi les démonstrations de richesse. Dans la Chine traditionnelle, les riches ne vivent pas « à l’abri » des pauvres et la cohabitation est la règle. Les choses changent. La mobilité est devenue la norme, la solidarité s’efface devant la montée des individualismes. Les plus riches s’isolent dans des quartiers fermés, dans leurs voitures, dans leurs stations de vacances. Et les « soutiers du miracle », les mingong, ces dizaines de millions de paysans venus travailler sur les chantiers et dans les usines des villes et des zones industrielles, s’enferment dans des ghettos bidonvilles où ils tentent de recréer leurs villages. (…) Le contrôle du territoire chinois ne s’exprime pas du tout de la même manière selon les raisons des rébellions. Très schématiquement, la rébellion menée par An Lushan est une révolte de palais. Les mouvements des minorités musulmanes de l’Ouest, souvent réduites aux seuls Ouïgours, sont plutôt des réactions indépendantistes. Ces modalités de contestation n’ont rien de spécifiquement chinois, ce qui explique qu’on peut les retrouver partout dans le monde. La révolte des Taiping est une jacquerie, et ce problème des révoltes paysannes est plus intéressant, parce qu’il est consubstantiel à la civilisation han. L’Empereur est titulaire d’un Mandat du Ciel, qui lui donne la légitimité et justifie le fait que l’individu se fonde dans une masse dont le Fils du Ciel est le sommet et l’expression. En échange, il se doit de faire en sorte que sa population soit nourrie, logée et vêtue. Il est aussi garant de la solidarité entre ses sujets. Quand il manque à son devoir, le peuple s’appauvrit, des catastrophes naturelles surviennent, la corruption des fonctionnaires se développe. Alors l’empereur perd sa légitimité et doit être renversé. Les paysans s’assemblent et se révoltent, souvent sous la direction d’un leader messianique et derrière des slogans sectaires. La conjonction de la montée de la corruption, des catastrophes naturelles et de la montée de sectes violentes est, pour tous, l’annonce de la prochaine chute de la dynastie. Ceci explique la peur panique de tous les régimes chinois face à l’instabilité sociale et la dureté de la réaction du pouvoir actuel contre le Falun Gong. (…) La Chine a des frontières communes avec quatorze pays. A ceux-là s’ajoutent la Corée du Sud, le Japon et, maintenant, les riverains de la Mer de Chine du Sud. Dans les époques de grandeur, ces voisins immédiats étaient des vassaux, ou feignaient de l’être. Mais tout affaiblissement de l’Empire conduisait les vassaux à reprendre toute leur liberté. Le Vietnam a été une colonie chinoise pendant 1 000 ans avant de chasser les envahisseurs. Aujourd’hui encore, dans l’inconscient collectif, la Chine a été spoliée d’immenses territoires par les barbares occidentaux, mais aussi par l’insoumission de vassaux. La politique de défense chinoise, depuis l’arrivée de Mao au pouvoir, a beaucoup évolué. On est passé d’une énorme armée populaire, de milice, qui après avoir défendu – en Corée – l’idéal communiste au profit de l’URSS, s’est rapidement repliée sur la défense du pays contre les risques d’invasion. L’Armée populaire de Libération a aussi été très longtemps et très fortement impliquée dans le maintien de l’ordre. Elle l’est moins aujourd’hui, mais reste mobilisable. La montée en puissance économique ne pouvait pas se faire sans être accompagnée d’une montée en puissance militaire. Rapidement, on est passé de la défense du territoire contre l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur à la volonté de reconquérir les territoires « volés » par tous ceux qui ont profité de la faiblesse de la Chine. L’Empire du Milieu avait deux haies à franchir avant de pouvoir mettre en avant ses revendications territoriales. Il a réussi à passer ces deux obstacles : les Jeux Olympiques de 2008 et l’Exposition universelle de 2010. Il a maintenant les coudées plus franches. Ses revendications, même agressives, ne risquent plus d’entraîner des boycotts et des rétorsions qui seraient préjudiciables à ses espoirs d’expansion. (…) La superficie et la démographie ont justifié, à une certaine époque, un discours maoïste selon lequel la Chine ne craignait pas les « Tigres de Papier », c’est-à-dire les armes nucléaires américaines ou même soviétiques. Mais il n’a échappé à aucun observateur que ce n’était qu’un discours et que, dans les faits, le développement des missiles balistiques et de l’armement nucléaire sont restés des priorités. A un tel point que ce furent les seuls domaines épargnés par les folies du Grand Bond en Avant et autres Révolutions culturelles. Les problèmes d’innovation, bien réels, sont ceux d’une civilisation qui a toujours mis en avant le respect absolu de l’enseignement des maîtres, basé sur la recopie à l’infini de modèles supposés être parfaits. Par ailleurs, la langue chinoise et les méthodes d’apprentissage sont peu favorables au développement des sciences de l’ingénieur. Enfin, le fonctionnement des entreprises n’est pas propice aux initiatives individuelles. Là aussi, les choses changent, mais il reste beaucoup de chemin à faire. En particulier en matière de marché intérieur, qui reste très insuffisant. (…) La tendance isolationniste n’est pas une spécificité chinoise. L’ouverture des esprits de tout un peuple ne peut pas se construire en quelques années. Surtout quand ce peuple a été abreuvé pendant des décennies de discours nationalistes et/ou idéologiques, de langue de bois et que tout ceci a prospéré sur un fond xénophobe qui remontait au plus profond de son histoire. Dans la société de la Chine de 2014, les clivages ne sont pas seulement économiques ou sociologiques. Les jeunes Chinois éduqués et aisés rêvent d’Occident, de voyages, de profiter d’une toute nouvelle aisance. Mais ils ne souhaitent pas forcément s’intéresser aux problèmes politiques du pays, même s’il est indispensable d’être membre du Parti et d’afficher quelques idées obligatoires pour dépasser un certain niveau professionnel. Au niveau des dirigeants, les clivages sont forts. D’un côté, ceux qui voudraient faire de la Chine un pays « normal », ouvert et respectueux des usages qui régissent les relations internationales. De l’autre, les « conservateurs » qui défendent la vision d’un Empire qui ne serait pas obligé de suivre des règles dictés par d’autres. Xi Jinping est en permanence confronté à ce problème et semble ne pas pouvoir imposer une vraie ligne directrice. C’est ce qui explique le recours actuel à des sujets consensuels, la lutte contre la corruption et l’ennemi japonais, alors que les vrais problèmes de la Chine sont ailleurs. Jean-Vincent Brisset
L’idée d’une Chine naturellement pacifique et trônant, satisfaite, au milieu d’un pré carré qu’elle ne songe pas à arrondir est une fiction. L’idée impériale, dont le régime communiste s’est fait l’héritier, porte en elle une volonté hégémoniste. La politique de puissance exige de « sécuriser les abords ». Or les abords de la Chine comprennent plusieurs des grandes puissances économiques du monde d’aujourd’hui : la « protection » de ses abords par la Chine heurte de plein fouet la stabilité du monde. Et ce, d’autant qu’elle est taraudée de mille maux intérieurs qui sont autant d’incitations aux aventures extérieurs et à la mobilisation nationaliste. Que veut la République Populaire ? Rétablir la Chine comme empire du Milieu. (…) À cet avenir glorieux, à la vassalisation par la Chine, les Etats-Unis sont l’obstacle premier. La Chine ne veut pas de confrontation militaire, elle veut intimider et dissuader, et forcer les Etats-Unis à la reculade. (…) Pékin a récupéré Hong-Kong – l’argent, la finance, les communications. L’étape suivante, c’est Taïwan – la technologie avancée, l’industrie, d’énormes réserves monétaires. Si Pékin parvient à imposer la réunification à ses propres conditions, si un « coup de Taïwan » réussissait, aujourd’hui, demain ou après-demain, tous les espoirs seraient permis à Pékin. Dès lors, la diaspora chinoise, riche et influente, devrait mettre tous ses œufs dans le même panier ; il n’y aurait plus de centre alternatif de puissance. La RPC contrôlerait désormais les ressources technologiques et financières de l’ensemble de la « Grande Chine ». Elle aurait atteint la masse critique nécessaire à son grand dessein asiatique. Militairement surclassés, dénués de contrepoids régionaux, les pays de l’ASEAN, Singapour et les autres, passeraient alors sous la coupe de la Chine, sans heurts, mais avec armes et bagages. Pékin pourrait s’attaquer à sa « chaîne de première défense insulaire » : le Japon, la Corée, les Philippines, l’Indonésie. La Corée ? Privée du parapluie américain, mais encore menacée par l’insane régime nord-coréen, elle ferait face à un choix dramatique : soit accepter l’affrontement avec le géant chinois, se doter d’armes nucléaires et de vecteurs balistiques, et d’une défense antimissiles performante, soit capituler, et payer tribut, tel un vassal, au grand voisin du sud. Elle pourrait théoriquement s’allier au Japon pour que les deux pays – dont les rapports ne sont jamais faciles – se réarment et se nucléarisent ensemble. Il est également possible – c’est le plan chinois – qu’ils se résolvent tous deux à capituler. Le Japon, géant techno-industriel, nain politico militaire, archipel vulnérable, serait confronté au même dilemme. L’Asie du Sud-Est, sans soutien américain ni contrepoids à la Chine en Asie du Nord, est désarmée. Tous montreraient la porte aux Etats-Unis, dont les bases militaires seraient fermées, en Corée et au Japon. Les Etats-Unis seraient renvoyés aux îles Mariannes, Marshall et à Midway – comme l’entendait le général Tojo, le chef des forces armées impériales du Japon et l’amiral Yamamoto, le stratège de l’attaque de Pearl Harbour en 1941. La Chine est-elle maîtresse de l’Asie ? Reste à neutraliser l’Inde, l’égale démographique, la rivale démocratique, anglophone, peu disposée à s’en laisser compter. Mais il faut la clouer sur sa frontière occidentale par l’éternel conflit avec le Pakistan islamiste et nucléaire. La Chine doit neutraliser l’Inde, ou l’attaquer, avant que ses progrès économiques et militaires ne lui confèrent une immunité stratégique. La Mongolie « extérieure » est récupérée, Pékin ne s’étant jamais accommodé de son indépendance ni de sa soumission à la Russie. Plus loin, le traité de Pékin de 1860, qui donna à la Russie les territoires de l’Extrême-Orient russe, pourra être effacé ou abrogé, la faiblesse russe allant s’aggravant. Au XXIe siècle, l’hégémonie asiatique, c’est le tremplin vers la domination mondiale. Harold Mackinder, le géopoliticien britannique, affirmait il y a un siècle que la domination du cœur de l’Eurasie, c’était la domination du monde. Les déplacements tectoniques intervenus dans l’économie et la politique mondiale font de l’Asie peuplée, riche et inventive, le pivot de la domination mondiale. Tel est le grand dessein chinois, à un horizon qui peut être placé entre 2025 et 2050. Pour qu’il réussisse, la condition nécessaire est l’élimination des Etats-Unis comme facteur stratégique majeur dans l’Asie-Pacifique. Objectera-t-on qu’il y a là une bonne dose d’irréalisme ? Le PNB du Japon de 1941 ne se montait guère qu’à 20 pour cent de celui des Etats-Unis. L’erreur de calcul est commune dans les affaires internationales, et fournit souvent la poudre dont sont faites les guerres. L’aptitude à se méprendre du tout au tout sur les rapports de force est caractéristique des dictatures. La Pax Sinica désirée par le nouvel hégémon bute sur bien d’autres obstacles. La course au nationalisme des dirigeants du régime est non seulement le produit atavique d’une tradition dont nous avons démonté les ressorts – « de même qu’il n’y a pas deux soleils dans le ciel, il ne peut y avoir qu’un empereur sur terre », dit le Livre des rites confucéen – elle est également le produit d’une fuite en avant provoquée par les multiples crises qui affligent la Chine. Le régime devrait résoudre la quadrature du cercle pour maîtriser ces crises : la perspective est improbable. L’échec probable rend possible l’ouverture d’un nouveau cycle de crise systémique. L’agressivité nationaliste du régime en serait aggravée. Jamais ses chefs n’ont été aussi isolés de la société, jamais la Chine n’a été aussi anomique qu’elle ne l’est devenue sous la férule de Jiang Zemin. L’absurde méga-projet de projet de barrage des Trois-Gorges sur le Yangzien en est l’éclatante démonstration : ce chantier pharaonique absorbe des investissements gigantesques au détriment de bien des projets plus réalistes, dans le but de résoudre en quelque sorte d’un seul coup la pénurie d’électricité nationale. Les études de faisabilité et d’impact environnemental ont été bâclées : nu ne sait ce qui adviendra de ce bricolage géant sur le géant fluvial de Chine du Sud. Les risques de catastrophe écologique sont considérables. Des millions de villageois ont été délogés. La corruption s’est emparée du projet, au point de menacer la stabilité et la solidité du barrage : le sable a remplacé le béton dans un certain nombre d’éléments du barrage. Une société moderne ne peut être gérée sur la base des choix arbitraires de quelques centaines de dirigeants reclus, opérant dans le secret et en toute souveraineté. Ce que les tenants, aujourd’hui déconfits, des « valeurs asiatiques », n’avaient pas compris, dans leurs plaidoyers pro domo en faveur d’un despotisme qu’ils prétendaient éclairé, c’est que les contre-pouvoirs, les contrepoids, que sont une opposition active, une presse libre et critique, des pouvoirs séparés selon les règles d’un Montesquieu, l’existence d’une société civile et de multitudes d’organisations associatives, font partie de la nécessaire diffusion du pouvoir qui peut ainsi intégrer les compétences, les intérêts et les opinions différentes. Mais, pour ce faire, il convient de renoncer au modèle chinois, c’est-à-dire au monolithisme intérieur. La renonciation au monolithisme extérieur n’est pas moins indispensable : la Chine doit participer à un monde dont elle n’a pas créé les règles, et ces règles sont étrangères à l’esprit même de sa politique multimillénaire. La Chine vit toujours sous la malédiction de sa propre culture politique. La figure que prendra le siècle dépendra largement du maintien de la Chine, ou de l’abandon par elle, de cette culture, et de sa malédiction. » Laurent Murawiec (L’Esprit des nations : Cultures et géopolitique, 2000)
Quant à la problématique de la politique intérieure chinoise, elle se résume en quelques mots: la quadrature du cercle. Au lieu de l’Etat prestataire de services (infrastructures, régulation, etc.) dont la Chine aurait besoin, c’est un Etat répressif qui perdure. Le choix d’un Etat «utile» sonnerait le glas du régime. Dans l’économie, il faut démanteler et raser le secteur industriel d’Etat, énorme trou noir qui engloutit les ressources nationales; mais, pour ce faire, il faudrait investir, créer un système de sécurité sociale, renoncer définitivement à ce que l’industrie serve d’instrument de contrôle social, pour n’être que productrice de biens et de profits: là encore, ce serait un suicide politique. Suicide ou effondrement, le choix est déplaisant. Le régime est condamné à louvoyer, après avoir longtemps cru qu’il pourrait surfer sur la vague des apports étrangers qui noient les problèmes dans un océan de liquidités (…) Première puissance démographique mondiale, la Chine s’enracine dans une tradition où les pouvoirs qui règnent sur le reste du monde n’ont aucune légitimité: la souveraineté ne peut se diviser, «un seul Empereur sous un seul Ciel», comme le voulaient les conquérants mongols. Le mandat du Ciel est indivisible et confié à celui qui gouverne l’empire du Milieu. Les autres pays sont des vassaux tributaires ou, en toute rigueur, ils devraient l’être. A l’intérieur de la Chine, le pouvoir ne se divise pas, et quiconque veut le «diviser» (Taïwanais, Tibétains, dissidents, ou quiconque conteste l’autorité sans partage des mandarins au pouvoir) est par nature un criminel, quels que soient ses gestes et ses idées; il est de même indivisible au-dehors. Or l’ordre mondial a été édifié et a évolué sans la Chine. Inscrite en 1648 dans les traités de Westphalie, la coexistence entre souverainetés égales en droit, même si le principe en est souvent malmené dans les faits, en est la pierre angulaire. Communiste ou pas, la culture politique chinoise a les plus grandes difficultés à comprendre et à s’assimiler ce principe. A l’ère moderne, la Chine, absente des négociations de Versailles en 1919 (sa cynique spoliation par les Alliés vainqueurs souleva une vague fondatrice de nationalisme moderne), était certes présente à San Francisco en 1945 à la fondation de l’ONU, mais hors d’état d’influencer le reste du monde. L’équipée maoïste l’en retrancha durablement. Réunifiée pour l’essentiel, reconnue, largement reconstruite, en essor depuis vingt ans, la Chine exige non seulement de figurer parmi les grands, de jouer un rôle de leadership dans les affaires mondiales, ce que justifient sa taille et sa force, mais encore d’être reconnue comme l’hégémon de l’Asie, ce qui exige l’expulsion des Etats-Unis de la sphère asiatique, et la vassalisation de voisins, Japon, Corée, Asean, qui n’en veulent à aucun prix. La Chine ne peut atteindre ses objectifs extérieurs qu’en abattant l’ordre mondial actuel. Elle n’en est pour l’instant pas capable. Une quadrature du cercle définit donc sa politique étrangère autant que sa politique intérieure. Il est difficile d’accumuler plus de tensions explosives en un seul endroit aussi crucial. Or les dirigeants chinois se sentent «encerclés» (un sentiment que le Kaiser Guillaume II, Hitler, Staline et les militaristes japonais ont naguère fortement ressenti). L’extension de l’Otan vers l’Est, le «partenariat pour la paix» pourtant bien pâle, la crainte de l’essor panturc en Asie centrale et vers les régions musulmanes de l’Ouest chinois, le renforcement des accords militaires nippo-américains et la perspective de déploiement de systèmes antimissiles en Asie du Sud-Est, qui amoindriraient le poids stratégique de l’arme nucléaire chinoise, le rapprochement indo-américain, les ingérences militaires hors zone qui passent outre à la souveraineté nationale absolue: autant de motifs à la paranoïa traditionnelle des chefs de l’empire du Milieu. Les stratèges et les militaires chinois se préparent. Une nouvelle doctrine militaire nationale de guerre interarmes a été édictée au début de l’année par Jiang Zemin. L’armée chinoise veut désormais mener des guerres locales «dans des conditions modernes». Une grande publicité est faite aux travaux de deux colonels de l’Armée populaire de libération, qui dessinent les contours d’une guerre à la fois non conventionnelle et high-tech contre les Etats-Unis. Les militaires réclament, et obtiennent, des dépenses en hausse considérable, même si les forces chinoises sont loin à la traîne de leurs homologues occidentales. Ce qui compte, c’est la tendance, et ce qui l’anime: la diplomatie américaine d’«engagement constructif» avec la Chine est un échec complet, les rapports sino-américains sont au nadir. Ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à dépasser le point de non-retour. Pour l’heure, les trajectoires vont de plus en plus vers des collisions nombreuses. Laurent Murawiec (1999)
Evidemment, nous ne ferons rien. Claude Cheysson (décembre 1981)
Un régime qui, pour survivre, fait tirer sur sa jeunesse n’a pas d’avenir. Mitterrand (à Hu Jintao au lendemain du massacre de la place Tiananmen)
Le premier des droits de l’homme, c’est de manger, d’être soigné, de recevoir une éducation et d’avoir un habitat. De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays ? Jacques Chirac (Tunis, le 3 décembre 2003, jour où l’opposante Radhia Nasraoui entrait dans son 50e jour de grève de la faim)
Si les valeurs des droits de l’homme sont universelles, elles peuvent s’exprimer sous des formes différentes ? Chirac (Paris, 1996, visite de Li Peng)
Cette institution met la Russie au premier rang des démocraties, pour le respect dû aux peuples premiers, pour le dialogue des cultures et tout simplement pour le respect de l’autre ? Chirac (Saint-Pétersbourg, juin 2003, inauguration de l’Académie polaire)
Le multipartisme est une erreur politique, une sorte du luxe que les pays en voie de développement, qui doivent concentrer leurs efforts sur leur expansion économique n’ont pas les moyens de s’offrir ? Chirac (Abidjan, février 1990 )
Rompre le statu quo par une initiative déstabilisatrice, quelle qu’elle soit, y compris un référendum, serait privilégier la division sur l’union. Ce serait une grave erreur. Ce serait prendre une lourde responsabilité pour la stabilité de la région. Jacques Chirac (dîner d’Etat en l’honneur de Hu Jintao, Paris, le 26 janvier 2004 (à propos du référendum taiwanais du 20 mars, précédé cinq jours plus tôt, on s’en souvient, de… manoeuvres navales sino-françaises !)
C’est un clin d’oeil très positif de la participation de Paris à l’Année de la Chine en France. Pour les Chinois, le rouge est synonyme de santé et de bonheur. Pour nous, c’est la couleur de la passion. C’est donc un message fort envoyé par les Parisiens au peuple chinois. Jean-Bernard Bros (maire adjoint chargé du tourisme et président de la Société Nouvelle d’exploitation de la tour Eiffel, 2004)
Après une journée chargée pour le président chinois Ju Hintao -entretien avec le président français, déclaration commune, conférence de presse, discours devant l’Assemblée nationale-, le leader chinois et son épouse ont entamé mardi soir un programme privé avec le couple Chirac. Jacques et Bernadette Chirac, Hu Jintao et son épouse Liu Yongqing ont ainsi admiré en début de soirée depuis le parvis du Trocadéro la tour Eiffel illuminée en rouge à l’occasion de l’année de la Chine en France avant de dîner au restaurant « Jules Verne » du monument. L’illumination de la Tour Eiffel doit durer jusqu’à mercredi soir, ce qui coïncide avec la visite d’Etat de quatre jours en France du numéro un chinois. Auparavant, Jacques Chirac avait organisé une visite de l’exposition « Confucius » au Musée Guimet. La France a apporté un soutien fort à la Chine mardi en se prononçant contre un référendum à Taïwan, en faveur de la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à Pékin et pour un respect des droits de l’homme « tenant compte des spécificités » locales. Le ton a été moins amène dans une partie de la classe politique et du côté des organisations de défense des droits de l’homme. Quarante ans après l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays, Jacques Chirac et Hu Jintao ont signé à l’Elysée une « Déclaration commune » dans laquelle Paris « s’oppose à quelque initiative unilatérale que ce soit, y compris un référendum qui viserait à modifier le statu quo, accroîtrait les tensions dans le détroit et conduirait à l’indépendance de Taïwan ». « Toute initiative qui peut être interprétée par l’une ou l’autre des parties comme agressive est dangereuse pour tout le monde, et donc irresponsable », a déclaré Jacques Chirac, sur la même ligne que Washington. L’idée du président taïwanais Chen Shui-bian d’organiser le 20 mars prochain une consultation demandant à la Chine de retirer les centaines de missiles pointés sur l’île « est dangereuse (…) pour la stabilité (…) dans cette partie du monde », estime le président français; « ce que je soutiens, c’est la paix et non pas les intérêts de la France, même si ceux-ci sont très proches ». « Nous sommes contre toute tentative qui conduirait à l’indépendance de Taïwan », a prévenu de son côté Hu Jintao, promettant de « faire le maximum d’efforts pour réaliser la réunification pacifique et régler le problème de Taïwan d’une manière pacifique. » Le président chinois a réaffirmé que l’île nationaliste constituait une « partie intégrante » du territoire chinois, de même que le Tibet, occupé par Pékin depuis 1951. En ce qui concerne les droits de l’homme, Paris et Pékin « soulignent la nécessité de (les) promouvoir et de (les) protéger » tout en « (tenant) compte des spécificités de chacun ». « Nous avons fait des progrès tangibles en matière de la protection et du développement des droits de l’homme », a assuré M. Hu. Quant à la ratification du « Pacte international sur les droits civils et politiques », signé par Pékin en 1998, elle attendra que « toutes les conditions (soient) réunies ». (…) Dans ce contexte, et en dépit des réserves d’une partie de l’Union européenne, la France, troisième vendeur d’armes mondial derrière les Etats-Unis et la Russie, est « très favorable » à la levée de l’embargo européen sur les armes décrété à la suite du massacre de Tiananmen en 1989. (…) L’optimisme affiché par Jacques Chirac n’était cependant pas partagé par toute la classe politique et c’est devant une Assemblée nationale à moitié vide que Hu Jintao a prononcé un discours qui a été poliment applaudi. Partagé entre la crainte de froisser une nation en plein essor économique et la volonté de protester contre la situation des droits de l’homme, le groupe socialiste n’avait envoyé qu’une « délégation restreinte » d’une vingtaine de membres. Les communistes, eux, étaient présents, contrairement à certains députés centristes et de nombreux élus de l’UMP au pouvoir. Seul incident notable, le député apparenté UDF Philippe Folliot s’est mis un mouchoir blanc sur la bouche pour symboliser un bâillon. Pendant ce temps, quelque 200 personnes -dont des députés-manifestaient près des Invalides contre l’oppression du peuple tibétain et les violations des droits de l’homme. Un peu plus tôt dans l’après-midi, sur la parvis des Droits de l’homme place du Trocadéro dans la capitale, la police avait empêché une cinquantaine de militants de Reporters sans frontières de lâcher des ballons en soutien à une soixantaine de journalistes et de « cybermilitants » emprisonnés en Chine. Selon RSF, on recense près de 300.000 prisonniers politiques ou d’opinion dans les geôles et les camps de travail chinois. Le Nouvel obs
Taiwan est un des rares problèmes stratégiques qui puisse provoquer une guerre mondiale aussi sûrement que l’Alsace-Lorraine au début du siècle dernier. Thérèse Delpech (L’Ensauvagement, 2005, p. 83)
Le XXe siècle n’est pas encore terminé en Asie et ni la guerre froide ni même la Seconde Guerre mondiale n’ont dit leur dernier mot dans cette région. Thérèse Delpech
Deux ans après la fameuse Année de la Chine du Grand Timonier Chirac …
Qui, sur fond de Tour Eiffel rouge, condamnait le projet de référendum taiwanais et proposait la levée de l’embargo européen, suite au massacre de Tienanmen de 1989, sur les ventes d’armes à Pékin …
Importante remise des pendules à l’heure de Thérèse Delpech dans son dernier ouvrage (“l’Ensauvagement, Le retour de la barbarie au XXIe siècle”) sur l’une des grandes menaces actuelles pour la paix de la planète, à savoir la montée en puissance du nationalisme et du militarisme chinois.
Mais aussi ferme et résolu plaidoyer en faveur de Taiwan, cette Chine démocratique, qui comme Israël au Moyen-Orient, « fait la démonstration que les valeurs (la liberté et la démocratie) qui sont les nôtres ont leur place dans cette partie du monde » et qui aurait selon elle le potentiel d’une… “Alsace-Lorraine du XXIe siècle” !
Et ce face à l’indifférence à peu près totale d’une Europe « enfermée dans le déni de réalité”, « le parti des dirigeants contre le peuple” ou “le choix de l’injustice contre le désordre” et “tentée par une sortie de l’Histoire” …
Thérèse Delpech : « Le XXe siècle pèse encore sur nous »
Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix.
Le Figaro
22.10.2005
LE FIGARO. – L’Ensauvagement est né de votre inquiétude face à la « brutalisation » des relations internationales. Votre appréciation n’est-elle pas exagérée ?
Thérèse DELPECH. – Ce jugement peut surprendre au moment où un rapport international affirme que les guerres sont moins nombreuses et moins meurtrières. On le comprend mieux cependant quand les commentaires qu’il a suscités précisent que les deux principaux dangers sont aujourd’hui les risques d’usage d’armes non conventionnelles et les nouvelles formes de terrorisme.
Ces deux risques sont aujourd’hui mondialisés. Mon propos s’écarte cependant dans ce livre d’une analyse des relations internationales. Il a des ambitions plus philosophiques sur la possibilité toujours ouverte d’un retour aux grandes catastrophes humaines, par incapacité de tirer les leçons de l’expérience passée. Le XXe siècle pèse encore sur nous davantage que nous ne l’admettons. Et ce d’autant plus que la fin de la guerre froide n’a pas donné lieu au travail de réflexion, de mémoire, mais aussi de deuil, que la Seconde Guerre mondiale a contraint l’humanité à accomplir. Les millions de morts de la seconde moitié du XXe siècle n’ont, en un sens, jamais été ensevelis.
Y a-t-il un lien entre la montée de la violence quotidienne et les risques mondialisés dont vous parlez ?
Notre accoutumance générale à l’horreur a, je crois, prodigieusement augmenté. Désormais, seules de grandes catastrophes sont capables de nous émouvoir, et encore, à condition d’être fortement médiatisées. L’indifférence à la souffrance humaine est devenue la norme de notre sensibilité collective. Peut-être parce que, quand les malheurs du monde sont si nombreux, il faut bien, comme le disait Chamfort, que « le coeur se brise ou se bronze ». Mais l’« ensauvagement » désigne d’abord l’abaissement du seuil de nos émotions et de notre tolérance à l’intolérable.
Beaucoup ne comprennent même pas ce que le siècle passé a de spécifique dans l’histoire humaine du point de vue des massacres. Ils relativisent ce que cette période de l’histoire humaine a d’unique. C’est pourquoi le livre s’ouvre sur un aphorisme de Kafka : « Il faut briser en nous la mer gelée. » La Grande Guerre a constitué l’épreuve initiatique de cette résignation au meurtre de masse. Sur la lancée de cette hécatombe inaugurale, le XXe siècle – dont nous ne sommes, à mon sens, pas tout à fait sortis – a été le théâtre d’une destruction de la sensibilité.
Une autre caractéristique de l’« ensauvaugement » est l’immédiateté dans laquelle nous vivons tous, coupés d’un passé trop lourd et incapables de penser l’avenir. Le passé pèse avec d’autant plus de vigueur sur l’époque actuelle et entretient d’autant plus sa détresse face à l’avenir que notre mémoire est plus courte. La montée de la violence vient aussi en partie de ce déracinement. Nous ne savons plus qui nous sommes. C’est la raison pour laquelle, dans un livre consacré au XXIe siècle, je fais retour sur le passé, et notamment sur l’année 1905.
Pourquoi 1905 ?
1905 a vu la guerre russo-japonaise, la première révolution russe, la crise de Tanger et le texte inaugural de la révolution chinoise. Elle annoncé le siècle des guerres et des révolutions qu’a été le XXe siècle. Mais bien peu ont compris les signaux adressés par ces événements. C’est alors aussi que de grandes mutations intellectuelles se sont produites avec l’apparition du fauvisme, la parution en Suisse des trois écrits fondamentaux d’Einstein, la publication des Trois Essais sur la théorie de la sexualité de Freud. A partir de ce constat, je me suis interrogée sur ce que l’on pouvait dire en 2005.
1905, 2005. En quoi consiste, au juste, l’analogie ?
L’année 2005 est pleine d’enseignements sur des sujets clefs : les désordres potentiels en Extrême-Orient, deux crises nucléaires en Iran et en Corée du Nord, un nouvel attentat terroriste en Europe, l’affaiblissement des instruments de régulation internationale. Elle a débuté avec des manifestations antijaponaises en Chine, moins liées à la question des manuels scolaires qu’au refus de la Chine de voir le Japon siéger au Conseil de sécurité.
En fait, la Chine se comporte un peu comme le Japon au siècle dernier. A l’été, chacun a pu constater que les commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Asie n’avaient rien à voir avec celles qui avaient lieu en Europe : loin d’être placées sous le signe de la réconciliation, elles ont été marquées par la persistance de l’hostilité et par les questions non résolues : péninsule coréenne, relations sino-japonaises, et surtout Taïwan. Le XXe siècle n’est pas terminé dans cette partie du monde.
La thèse d’Eric Hobsbawm sur le « siècle court » (1917-1989) est marquée par un européo-centrisme qui ne permet pas de comprendre le siècle qui s’ouvre, dont le centre de gravité est désormais l’Asie. Le XXIe devra clore en Asie le troisième acte de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi la guerre froide. Comment le fera-t-il ? C’est une question cruciale.
Quelles sont les autres caractéristiques de l’année 2005 ?
Une nouvelle attaque terroriste sur le territoire européen, avec pour la première fois des attentats suicides. C’est un deuxième avertissement pour l’Europe, qui a parfois tendance à se croire protégée ; l’échec du sommet des Nations unies, en septembre à New York, qui peut annoncer un retour à la Société des nations et à son impuissance ; l’immense léthargie de l’Europe dans un monde qui bouge : panne institutionnelle et étroitesse de sa vision stratégique. L’Europe semble obnubilée par elle-même. Enfin, l’année 2005 a vu le développement de deux crises nucléaires.
Dans le cas coréen, des signes contradictoires ont été fournis au début et à la fin de l’année. Aux déclarations de Pyongyang sur l’existence d’un arsenal nucléaire et la reprise d’essais balistiques, a succédé un texte des six pays engagés dans les pourparlers sur ce pays qui a semblé indiquer une renonciation, mais celle-ci a été remise en cause en moins de vingt-quatre heures !
Et l’Iran ?
L’Iran a l’ambition de devenir la première puissance du Moyen-Orient, et la bombe sert cet objectif à ses yeux. Les négociations avec les Européens ont été rompues pour la seconde fois en 2005 avec la décision iranienne, en août, de reprendre les activités de conversion d’uranium à l’usine d’Ispahan. Pourquoi, dans cette situation, les Européens n’ont-ils pas mis en oeuvre leur menace, répétée à l’envi au plus haut sommet des Etats, de transmettre le dossier iranien au Conseil de sécurité est pour moi une énigme. Surtout qu’ils disposaient de la majorité nécessaire à Vienne pour le faire.
L’équilibre de la terreur plaçait-il les relations internationales sous le signe d’une plus grande sécurité ?
L’équilibre de la terreur était en fait d’une grande fragilité, comme de nombreux incidents, mais surtout une crise majeure, la crise des missiles de Cuba, l’a révélé en 1962. Le problème a moins concerné la relation entre les Etats-Unis et l’Union soviétique que la présence d’un troisième acteur, Fidel Castro, qui a failli faire basculer le « système bipolaire » dans la guerre nucléaire.
Cette crise mérite qu’on y revienne, non seulement parce que, si elle se reproduit, nous n’aurons probablement pas la même chance, mais aussi parce que le monde contemporain a désormais plusieurs acteurs nucléaires de type Fidel Castro, qui, à la différence de Kennedy ou de Khrouchtchev, partisans de la dissuasion, n’hésiteront pas à recourir à l’arme nucléaire comme à un moyen de coercition. Et le nombre des acteurs rendra la gestion des crises beaucoup plus difficile.
Raymond Aron s’interdisait à juste titre de parler abstraitement de la dissuasion ; il insistait sur l’importance de savoir qui était dissuadé de quoi et comment. Or, si les soviétologues ont rempli des bibliothèques, on ignore presque tout des nouveaux acteurs, situés de surcroît dans des zones de tension permanente comme le Moyen-Orient ou l’Extrême-Orient.
La politique de la Russie participe-t-elle de l’« ensauvagement » ?
La Russie est redevenue inquiétante et elle inquiète d’ailleurs beaucoup de Russes qui se demandent qui au juste prend les grandes décisions à Moscou et où va l’argent du pétrole, comme d’ailleurs l’argent tout court. La Russie se referme. Il est inutile de se raconter des histoires. Quant à son « ensauvagement », hélas, il vient pour une grande part de l’expérience traumatisante que la jeune génération russe a faite en Tchétchénie ces dernières années. Une fois revenus au pays, les soldats ne savent souvent plus rien faire d’autre que voler, piller, voire tuer.
On les appelle d’ailleurs les « Tchétchènes » par assimilation avec ceux qu’ils ont combattus. Le problème russe est simple : il s’agit de reconnaître la fin de l’empire et celle d’« un chemin particulier » pour admettre que, depuis maintenant trois siècles, la Russie est engagée vers l’Occident. De même que la fin du nazisme a été la catastrophe salvatrice de l’Allemagne, celle de l’URSS est la possibilité pour la Russie de mettre un terme à ses rêves d’empire. Mais elle n’en prend pas le chemin.
Vous citez Soljenitsyne : « Si la leçon globale du XXe siècle ne sert pas de vaccin, l’immense ouragan pourrait bien se renouveler dans sa totalité. »
Cette leçon est en premier lieu la possibilité du renouvellement de l’immense ouragan. Les signaux d’alarme sont allumés. Mais, de même qu’il y a un siècle l’avenir n’était nullement écrit en 1905, de même le cours de l’histoire peut être infléchi. Rien ne nous impose de continuer à servir le côté destructeur de la psychologie humaine.
Thérèse Delpech est Directeur des Affaires Stratégiques au Commissariat à l’Energie Atomique depuis 1997. Elle est également commissaire à l’UNMOVIC et conseiller international auprès de l’ICRC. Elle a été, entre 1995 et 1997, conseiller auprès du Premier Ministre (affaires politico-militaires) et, entre 1987 et 1995, directeur adjoint des Affaires internationales (Questions stratégiques et de défense, non-prolifération) au Commissariat à l’Energie atomique.
Voir aussi:
» Un des grands problèmes de la Russie -et plus encore de la Chine- est que, contrairement aux camps de concentration hitlériens, les leurs n’ont jamais été libérés et qu’il n’y a eu aucun tribunal de Nuremberg pour juger les crimes commis. «
Quand la nature s’en mêle
NOUVELLES FIGURES DE LA BARBARIE
Entretien avec Thérèse Delpech
REVUE DES DEUX MONDES – Votre livre (1) traite d’un retour de la sauvagerie à notre époque. Comment appréhendez-vous de ce point de vue l’impact récent produit par les catastrophes naturelles, que l’on pense aux cyclones, aux ouragans ou à la menace de plus en plus forte de nouveaux virus ?
THERESE DELPECH – Ce livre traite surtout des grandes catastrophes humaines du siècle passé, de la façon dont elles continuent de peser sur nous et de la possibilité toujours ouverte de connaître à nouveau la barbarie. Et ce non seulement sous la forme de massacres mais même de grandes guerres, au retour desquelles on ne songe plus guère. On devrait pourtant penser que si nous avons entraîné le monde dans nos guerres au XXe siècle, il risque au XXIe de nous entraîner dans les siennes, notamment en Extrême-Orient, où les signaux d’alarme sont déjà allumés.
Les catastrophes naturelles sont d’une autre nature que les catastrophes humaines, même si elles peuvent être la cause de grandes souffrances. Je ne mettrai jamais sur le même plan 300 000 morts d’un camp de la Vorkouta et 300 000 morts du tsunami qui a frappé le Sud-Est asiatique il y a un an. Ce qui me paraît digne d’intérêt cependant pour le thème du livre dans les catastrophes naturelles, c’est à la fois la façon dont elles révèlent des dysfonctionnements de la société ou du pouvoir politique, comme ce fut le cas pour Katrina, et le fait que les grands ouragans, qui apparaissent de temps à autre dans l’histoire, seront probablement plus nombreux en ce siècle en raison du réchauffement climatique et donc de l’action – comme de l’inaction – humaine. Un des principaux messages de ce livre est la nécessité de retrouver le sens de la responsabilité humaine dans le déroulement des événements : le pessimisme intellectuel du titre s’accompagne d’un volontarisme moral qui le tempère.
Les épidémies, et même les grandes pandémies telles qu’on a pu les connaître au XIVe siècle, sont des phénomènes dont les progrès de la science ne nous protègent pas. De nouvelles maladies ou des maladies que l’on croyait éradiquées apparaissent – ou réapparaissent – presque chaque année, comme en témoigne la liste tenue à jour par l’Organisation mondiale de la santé. La grande différence avec le XIVe siècle, qui reste l’époque des grandes pandémies, n’est pas seulement l’évolution des systèmes de santé – d’ailleurs très inégale d’une partie du monde à l’autre – mais aussi la vitesse de transmission des virus : ce qui prenait des mois ou des années à arriver d’un continent à l’autre voyage désormais en vingt-quatre heures, de Singapour au Canada. En outre, comme les ouragans, les épidémies déstructurent certaines des sociétés qu’elles touchent : c’est le cas de nombreuses sociétés africaines, qui se retrouvent avec des millions d’orphelins dans les rues. Les élites de ces pays fragiles sont en outre souvent les premières touchées. Enfin et peut-être surtout, il faut compter avec les applications militaires des biotechnologies et l’usage possible de maladies comme outils de terreur. De ce point de vue, l’affaire de l’anthrax aux États-Unis en octobre 2001 est un avertissement.
REVUE DES DEUX MONDES – Vous trouvez qu’il y a un excès de confiance, que l’on se croit prémuni par nature ?
THERESE DELPECH – On ne veut plus entendre parler du tragique. Là est le problème. Toute illusion est bonne pour s’en préserver. Mais cela ne suffit pas à donner un sentiment de sécurité : il faudrait être complètement coupé de la réalité pour le ressentir. Il y a au contraire un sentiment d’inquiétude latent qui ne dit pas son nom. Comment en serait-il autrement ? Même le pays le plus développé s’est montré très vulnérable au terrorisme et aux catastrophes naturelles. Les désastres provoqués par un raz de marée n’étonnent personne au Bangladesh, mais aux Etats-Unis, un pays qui consacre des sommes considérables à la protection de son territoire depuis 2001 (y compris contre les catastrophes naturelles), on peut être surpris. Katrina a aussi joué un rôle de révélateur pour des problèmes d’une tout autre nature. L’ouragan a révélé une fracture sociale qui a indigné beaucoup d’étrangers mais aussi beaucoup d’Américains. Dans cette partie de l’Amérique, les relations entre Blancs et Noirs sont encore marquées par le XIXe siècle. On a pu voir enfin de grandes difficultés à articuler le pouvoir local avec le pouvoir régional et fédéral. C’est une leçon capitale pour la réaction des États-Unis à des actions terroristes potentielles de grande ampleur. Mais c’est aussi un sujet de réflexion pour l’Europe. Car si Londres a pu faire face aux attentats du 7 juillet avec beaucoup de compétence, que se passerait-il en cas d’attaque non conventionnelle avec des produits chimiques, par exemple ?
AVANCEES POLITIQUES ET ATTENTISME
REVUE DES DEUX MONDES – On a beaucoup dit que l’ouragan Katrina coûterait plus cher à l’Administration Bush que la guerre en Irak.
THERESE DELPECH – Je n’en sais rien. On a souvent trop tendance à donner une importance spécifique à l’événement présent. La vérité est que l’Administration Bush connaît une période très difficile, aussi bien à l’intérieur, avec les nominations à la Cour suprême et l’affaire Karl Rove et Libby, qu’à l’extérieur, où le degré de tolérance à l’égard de l’intervention américaine en Irak est en baisse constante. Dans ce dernier domaine pourtant, si les violences continuent, les élections qui ont eu lieu à l’automne ont permis de constater que les Irakiens soutenaient activement la poursuite du processus politique. Outre les Kurdes et les chiites, on a même vu une partie des sunnites entrer dans le jeu politique. Personnellement, je ne fais aucun pronostic catastrophique sur ce pays. Et si l’on observe l’ensemble du Moyen-Orient, les changements sont réels : le retrait des troupes syriennes du Liban, impensables il y a un an, et le rapport Mehlis – qui accable le pouvoir syrien – sont des faits nouveaux et très positifs. L’action conjointe des États-Unis et de la France a porté des fruits. Mais la Jordanie va aussi devoir participer plus activement à la lutte contre le terrorisme après les attentats de la mi-novembre. Le roi s’est montré ferme et la population a réagi avec une manifestation d’hostilité aux terroristes. Enfin la décision de Tel-Aviv de se désengager de Gaza est courageuse et s’est faite dans le calme, malgré les pronostics. Elle a été saluée à juste titre par le Conseil de sécurité en août. En d’autres termes, la morosité américaine, qui est réelle, n’est pas toujours justifiée.
REVUE DES DEUX MONDES – Reste l’Iran…
THERESE DELPECH – Oui. L’Iran est devenu beaucoup plus dangereux depuis l’arrivée d’un président ultraconservateur, très idéologue, qui profère des menaces insensées et qui veut franchir les dernières étapes du programme nucléaire. Mais là aussi, les Occidentaux négligent leurs propres forces. Mahmoud Ahmadinejad a fait des erreurs grossières : quatre ministres refusés d’emblée par l’Assemblée, un discours calamiteux à l’ONU, la reprise de la conversion de l’uranium à Ispahan, de violentes menaces exprimées par deux fois envers Israël qui lui ont valu une réprobation générale. Et il est déjà clair pour tous que ses promesses électorales à la population pauvre de l’Iran ne pourront être tenues. Il faudrait donc utiliser ces faiblesses au lieu de lui donner le sentiment qu’on est encore prêts à négocier avec lui. La seule solution est le transfert du dossier nucléaire au Conseil de sécurité avant qu’il ne soit trop tard. Si les Européens ne le font pas, leur crédibilité diplomatique sera désormais nulle et leur responsabilité dans la suite des événements lourdement engagée. Dans l’immédiat ils devraient rappeler leurs ambassadeurs en poste à Téhéran pour protester contre les propos incendiaires du président iranien à l’égard d’Israël.
Revue des Deux Mondes – Il est tout de même curieux que personne n’ait vu venir ce personnage alors que les observateurs compétents ne manquent pas…
Thérèse Delpech – En effet. On se trompe depuis vingt-cinq ans sur l’Iran avec une régularité qui serait comique si elle n’était pas dangereuse. C’est toujours le triomphe du principe de plaisir : on refuse de voir ce qui saute aux yeux. L’Iran ne craint pas la confrontation avec l’extérieur et va reprendre l’enrichissement de l’uranium après avoir repris la conversion si personne ne les arrête maintenant. Après l’échéance de novembre 2005, les problèmes sont devenus de plus en plus difficiles à régler avec ce pays. Encore une fois, qui donc aura la responsabilité de l’acquisition de l’arme nucléaire par Téhéran si elle se produit ? Les Européens auront leur part, n’est-ce pas ? Ils auraient bénéficié d’un succès. Il faudra bien qu’ils prennent la responsabilité de l’échec. À moins d’être irresponsables.
REVUE DES DEUX MONDES – En ce qui concerne les États-Unis, est-ce que les difficultés se limitent seulement aux fautes de l’Administration Bush, ou bien n’y a-t-il pas un malaise plus profond ?
THERESE DELPECH – Les Américains se sentent vulnérables et désorientés. Cela dépasse le cas particulier de George Bush car les démocrates n’ont pas d’idées de rechange. Sous la période Clinton, l’idée que le système américain avait gagné la guerre froide et que la liberté et le marché allaient se répandre sur toute la surface de la Terre a connu une période d’illusion triomphante. Les États-Unis ont compris en 2001 que la géopolitique continuait d’exister. La rapidité avec laquelle ils ont vaincu militairement en Afghanistan et en Irak a maintenu un temps la confiance. Mais elle a été de courte durée face aux difficultés de l’après-guerre et à une évidence dont les Américains ne se remettent pas : la haine à leur endroit se répand dans le monde.
REVUE DES DEUX MONDES – Le peuple élu pour la liberté doute de lui-même ?
THERESE DELPECH – Ce n’est pas tant sur la mission qu’il y a doute que sur la capacité à la remplir. Aucun pays n’accepte aisément d’être détesté. Mais c’est encore plus dur pour le pays qui a la conviction intime d’être LA puissance bénéfique dans le monde. L’Amérique passe rapidement de l’euphorie à la panique et traverse une période de dépression profonde, mais celle-ci ne durera pas nécessairement car ce pays a des ressources considérables pour rebondir. On oublie toujours, peut-être parce que c’est une vérité désagréable, que le rôle historique de l’Amérique repose moins sur une volonté que sur l’autodestruction de l’Europe au siècle dernier. Le fait de se trouver dans l’obligation d’occuper une situation exceptionnelle sans l’avoir vraiment cherché change tout. L’Amérique n’a jamais été préparée à remplir ce rôle. En fait, alors qu’elle est omniprésente dans le monde, elle le connaît assez mal.
Cela dit, elle connaît au moins infiniment mieux l’Asie, qui sera le centre des affaires stratégiques en ce XXIe siècle, que ce n’est le cas de l’Europe. Notre connaissance à nous Européens a beaucoup vieilli, et elle est aujourd’hui souvent limitée à l’économie : le chancelier Schröder est appelé « Monsieur Auto » en Chine et pour de bonnes raisons. Dès qu’il a quitté ses fonctions à la tête de l’Allemagne, il ne s’est pas contenté de prendre un rôle éminent au conseil de surveillance de Gazprom (Russie). Il a également engagé des opérations commerciales importantes avec la Chine. Les Américains savent au moins reconnaître qu’il y a en Asie des mutations très inquiétantes, qu’il s’agisse de la péninsule coréenne, des rapports de la Chine et du Japon, ou encore de Taïwan. Mais ils ne réalisent pas pour autant que le XXe siècle n’est pas encore terminé en Asie et que ni la guerre froide ni même la Seconde Guerre mondiale n’ont dit leur dernier mot dans cette région. C’est une des thèses principales de mon livre et c’est à vrai dire une thèse plus ignorée encore en Europe !
DES MODELES EN CRISE
REVUE DES DEUX MONDES – Revenons pour finir en France. Quelle est votre analyse des derniers événements en banlieue ?
THERESE DELPECH – Une chose frappe tout d’abord, c’est que les critiques virulentes adressées à ce que l’on prétendait être la faillite du modèle américain s’appliquent à la France. Les dernières émeutes ont révélé ce que désigne un excellent petit livre intitulé les Territoires perdus de la République (2). La France ne veut pas reconnaître qu’il y a dans les banlieues toute une population qui n’a rien à voir avec le reste de la société, et que des zones entières échappent à l’état de droit, littéralement abandonnées depuis des décennies. Je trouve très juste la phrase d’Alain Finkielkraut demandant : « Comment voulez vous intégrer des gens qui n’aiment pas la France dans une France qui ne s’aime pas ? » C’est en effet le problème. Et face à cette réalité, il y a un abandon des responsabilités.
REVUE DES DEUX MONDES – Pour quelle raison ? Parce que cela n’intéresse pas ?
THERESE DELPECH – L’immigration n’a jamais été considérée en France comme une chance. Et personne ne veut reconnaître que le modèle républicain connaît des ratés spectaculaires. Il y a une schizophrénie française : on fait semblant de ne faire aucune différence entre les origines des populations présentes sur le sol français mais les employeurs font le tri. On voit beaucoup moins d’immigrés en situation de réussite sociale qu’en Angleterre, même si le modèle anglais a aussi ses problèmes, comme on l’a vu cette année de façon spectaculaire. La vérité est que les deux modèles sont en crise.
REVUE DES DEUX MONDES – Pourquoi la France ne s’aime- t-elle pas ?
THERESE DELPECH – La France ne retrouve pas dans sa situation présente l’idée qu’elle continue de se faire d’elle-même. Notre pays ne pèse plus grand-chose sur la scène internationale. Il ne pèse plus autant qu’hier en Europe. Plus profondément, la France n’a toujours pas accepté la défaite de juin 1940. Malgré les efforts du général de Gaulle, la défaite est toujours là. Les Français savent qu’ils n’étaient pas du parti des vainqueurs. C’est un des problèmes de nos relations avec les Britanniques, qui n’ont aucun doute, eux, sur ce point. Il m’arrive de visiter les cimetières militaires de Normandie. On y voit des classes britanniques, américaines, canadiennes, allemandes même, mais bien peu de classes françaises. Pour finir, je dirai que la France ne s’aime pas parce qu’elle ignore ce qu’il y a de grand en elle. De cette grandeur, il ne reste aujourd’hui qu’une caricature : la vanité. Un défaut que connaissent – et dont profitent – les Russes et les Chinois, qui ont détecté cette faiblesse depuis longtemps.
Les Français devraient relire le texte que Jean Guehenno a écrit en 1940 : « La France qu’on n’envahit pas » (3). Ils comprendraient peut-être mieux ce dont ils peuvent toujours être fiers.
Propos recueillis par Michel Crépu
1. Thérèse Delpech, l’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset.
2. Ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Brenner, les Territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et une nuits, 2004.
3. Jean Guehenno, « La France qu’on n’envahit pas » in Journal des années noires, 1940-1944, Gallimard, « Folio », 2002.
Thérèse Delpech, ancienne élève de l’école normale supérieure, professeur agrégé de philosophie, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri, FNSP) et membre de l’Institut international d’études stratégiques de Londres, vient de publier l’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, chez Grasset, prix Femina Essai 2005. Notamment auteure de Politique du chaos (Le Seuil), 2002, elle écrit de nombreux articles dans Commentaires, Politique internationale, Politique étrangère et Survival.
Voir encore:
L’Esprit des Nations
Laurent Murawiec
2001
pp. 102-106
Un seul empereur sous le ciel ?
L’idée d’une Chine naturellement pacifique et trônant, satisfaite, au milieu d’un pré carré qu’elle ne songe pas à arrondir est une fiction.
L’idée impériale, dont le régime communiste s’est fait l’héritier, porte en elle une volonté hégémoniste. La politique de puissance exige de « sécuriser les abords ». Or les abords de la Chine comprennent plusieurs des grandes puissances économiques du monde d’aujourd’hui : la « protection » de ses abords par la Chine heurte de plein fouet la stabilité du monde. Et ce, d’autant qu’elle est taraudée de mille maux intérieurs qui sont autant d’incitations aux aventures extérieurs et à la mobilisation nationaliste.
Que veut la République Populaire ? Rétablir la Chine comme empire du Milieu. Comme l’écrit un idéologue du régime : « La renaissance de l’esprit chinois sera comme la cloche du matin pour l’ère du [monde centré sur l’océan] Pacifique. Toute gloire à la Grande Chine. L’avenir appartient à l’esprit chinois modernisé au nom du siècle nouveau. » À cet avenir glorieux, à la vassalisation par la Chine, les Etats-Unis sont l’obstacle premier.
La Chine de ne veut pas de confrontation militaire, elle veut intimider et dissuader, et forcer les Etats-Unis à la reculade. Deng l’avait fortement exprimé devant Henry Kissinger : « La Chine ne craint rien sous le Ciel ni sur la Terre . » De même, avec précision, le général Mi Zhenyu, commandant en second de l’Académie des sciences militaires : [En ce qui concerne les Etats-Unis,] pendant une période de temps assez considérable, nous devons absolument entretenir notre soif de vengeance […]. Nous devons celer nos capacités et attendre notre heure . » Qu’est-ce qu’une grande stratégie chinoise ?
L’ « Esquisse d’un excellent stratège chinois » de l’universitaire taiwanais Chien Chao l’avait montré : « Il attend patiemment l’occasion propice, en alerte, observant et analysant constamment la situation. Quand il agit, ses actions tendent à être indirectes et trompeuses, et souvent il essaie d’atteindre son but en utilisant une tierce partie. Quelques fois exagérera-t-il et mentira, mais toujours il feindra. Il fait de son mieux pour stopper l’avance de son adversaire. Il pourra attirer, éprouver et menacer l’adversaire, mais, à moins que cela ne soit absolument nécessaire, il ne lancera pas de choc frontal réel avec lui. S’il le doit, il agira avec promptitude et voudra prendre rapidement le contrôle de l’adversaire. Il est toujours disposé à abandonner ou à se retirer, car cela n’est qu’un pas en arrière avant de revenir . »
Pékin a récupéré Hong-Kong – l’argent, la finance, les communications. L’étape suivante, c’est Taïwan – la technologie avancée, l’industrie, d’énormes réserves monétaires. Si Pékin parvient à imposer la réunification à ses propres conditions, si un « coup de Taïwan » réussissait, aujourd’hui, demain ou après-demain, tous les espoirs serait permis à Pékin. Dès lors, la diaspora chinoise, riche et influente, devrait mettre tous ses œufs dans le même panier ; il n’y aurait plus de centre alternatif de puissance. La RPC contrôlerait désormais les ressources technologiques et financières de l’ensemble de la « Grande Chine ». Elle aurait atteint la masse critique nécessaire à son grand dessein asiatique.
Militairement surclassés, dénués de contrepoids régionaux, les pays de l’ASEAN, Singapour et les autres, passeraient alors sous la coupe de la Chine, sans heurts, mais avec armes et bagages. Pékin pourrait s’attaquer à sa « chaîne de première défense insulaire » : le Japon, la Corée, les Philippines, l’Indonésie. La Corée ? Privée du parapluie américain, mais encore menacée par l’insane régime nord-coréen, elle ferait face à un choix dramatique : soit accepter l’affrontement avec le géant chinois, se doter d’armes nucléaires et de vecteurs balistiques, et d’une défense antimissiles performante, soit capituler, et payer tribut, tel un vassal, au grand voisin du sud. Elle pourrait théoriquement s’allier au Japon pour que les deux pays – dont les rapports ne sont jamais faciles – se réarment et se nucléarisent ensemble. Il est également possible – c’est le plan chinois – qu’ils se résolvent tous deux à capituler. Le Japon, géant techno-industriel, nain politico militaire, archipel vulnérable, serait confronté au même dilemme.
L’Asie du Sud-Est, sans soutien américain ni contrepoids à la Chine en Asie du Nord, est désarmée. Tous montreraient la porte aux Etats-Unis, dont les bases militaires seraient fermées, en Corée et au Japon. Les Etats-Unis seraient renvoyés aux îles Mariannes, Marshall et à Midway – comme l’entendait le général Tojo, le chef des forces armées impériales du Japon et l’amiral Yamamoto, le stratège de l’attaque de Pearl Harbour en 1941.
La Chine est-elle maîtresse de l’Asie ? Reste à neutraliser l’Inde, l’égale démographique, la rivale démocratique, anglophone, peu disposée à s’en laisser compter. Mais il faut la clouer sur sa frontière occidentale par l’éternel conflit avec le Pakistan islamiste et nucléaire. La Chine doit neutraliser l’Inde, ou l’attaquer, avant que ses progrès économiques et militaires ne lui confèrent une immunité stratégique. La Mongolie « extérieure » est récupérée, Pékin ne s’étant jamais accommodé de son indépendance ni de sa soumission à la Russie. Plus loin, le traité de Pékin de 1860, qui donna à la Russie les territoires de l’Extrême-Orient russe, pourra être effacé ou abrogé, la faiblesse russe allant s’aggravant.
Au XXIe siècle, l’hégémonie asiatique, c’est le tremplin vers la domination mondiale. Harold Mackinder, le géopoliticien britannique, affirmait il y a un siècle que la domination du cœur de l’Eurasie, c’était la domination du monde. Les déplacements tectoniques intervenus dans l’économie et la politique mondiale font de l’Asie peuplée, riche et inventive, le pivot de la domination mondiale. Tel est le grand dessein chinois, à un horizon qui peut être placé entre 2025 et 2050. Pour qu’il réussisse, la condition nécessaire est l’élimination des Etats-Unis comme facteur stratégique majeur dans l’Asie-Pacifique. Objectera-t-on qu’il y a là une bonne dose d’irréalisme ? Le PNB du Japon de 1941 ne se montait guère qu’à 20 pour cent de celui des Etats-Unis. L’erreur de calcul est commune dans les affaires internationales, et fournit souvent la poudre dont sont faites les guerres. L’aptitude à se méprendre du tout au tout sur les rapports de force est caractéristique des dictatures.
La Pax Sinica désirée par le nouvel hégémon bute sur bien d’autres obstacles. La course au nationalisme des dirigeants du régime est non seulement le produit atavique d’une tradition dont nous avons démonté les ressorts – « de même qu’il n’y a pas deux soleils dans le ciel, il ne peut y avoir qu’un empereur sur terre », dit le Livre des rites confucéen – elle est également le produit d’une fuite en avant provoquée par les multiples crises qui affligent la Chine. Le régime devrait résoudre la quadrature du cercle pour maîtriser ces crises : la perspective est improbable. L’échec probable rend possible l’ouverture d’un nouveau cycle de crise systémique. L’agressivité nationaliste du régime en serait aggravée.
Jamais ses chefs n’ont été isolés de la société, jamais la Chine n’a été aussi anomique qu’elle ne l’est devenue sous la férule de Jiang Zemin. L’absurde méga-projet de barrage des Trois-Gorges sur le Yangzi en est l’éclatante démonstration : ce chantier pharaonique absorbe des investissements gigantesques au détriment de bien des projets plus réalistes, dans le but de résoudre en quelque sorte d’un seul d’un coup la pénurie d’électricité nationale. Les études de faisabilité et d’impact environnemental ont été bâclées : nul ne sait ce qui adviendra de ce bricolage géant sur le géant fluvial de Chine du Sud. Les risques de catastrophe écologique sont considérables. Des millions de villageois ont été délogés. La corruption s’est emparée du projet, au point de menacer la stabilité et la solidité du barrage : le sable a remplacé le béton dans un certain nombre d’éléments du barrage.
Une société moderne ne peut être gérée sur la base des choix arbitraires de quelques centaines de dirigeants reclus, opérant dans le secret et en toute souveraineté. Ce que les tenants, aujourd’hui déconfits, des « valeurs asiatiques », n’avaient pas compris, dans leurs plaidoyers pro domo en faveur d’un despotisme qu’ils prétendaient éclairé, c’est que les contre-pouvoirs, les contrepoids, que sont une opposition active, une presse libre et critique, des pouvoirs séparés selon les règles d’un Montesquieu, l’existence d’une société civile et de multitudes d’organisations associatives, font partie de la nécessaire diffusion du pouvoir qui peut ainsi intégrer les compétences, les intérêts et les opinions différentes. Mais, pour ce faire, il convient de renoncer au modèle chinois, c’est-à-dire au monolithisme intérieur. La renonciation au monolithisme extérieur n’est pas moins indispensable : la Chine doit participer à un monde dont elle n’a pas créé les règles, et ces règles sont étrangères à l’esprit même de sa politique multimillénaire. La Chine vit toujours sous la malédiction de sa propre culture politique. La figure que prendra le siècle dépendra largement du maintien de la Chine, ou de l’abandon par elle, de cette culture, et de sa malédiction.
Voir encore:
France-Chine
Les cadeaux de l’amitié
En visite d’Etat en France, le président chinois reçoit un accueil officiel particulièrement chaleureux, témoignant de la volonté réciproque d’approfondir les bonnes relations qui unissent les deux pays, en dépit des vives critiques sur la nature du régime et la situation des droits de l’homme en Chine. M. Hu Jintao a abordé sans complexe à plusieurs reprises ce dossier, marquant ce qui apparaît comme une volonté de distinction à l’égard de ses prédécesseurs, ou de séduction vis-à-vis de ses hôtes.
Georges Abou
RFI
27/01/2004
A mi-parcours de sa visite de quatre jours en France, le numéro un chinois peut déjà se prévaloir d’avoir été accueilli en grande pompe par un ami prêt à plaider sa cause sur la scène internationale. En effet, depuis l’arrivée de son homologue, lundi, Jacques Chirac a déjà beaucoup donné à Hu Jintao. D’emblée, ce dernier a reçu le soutien de la France sur le dossier de l’île de Taïwan. Jacques Chirac s’est explicitement prononcé contre le référendum que les autorités de l’Ile rebelle veulent organiser le 20 mars, estimant que «rompre le statu quo par une initiative unilatérale déstabilisatrice, quelle qu’elle soit, y compris un référendum, serait privilégier la division sur l’union». «Ce serait une grave erreur. Ce serait prendre une lourde responsabilité pour la stabilité de la région», a déclaré le président français lundi soir, rappelant également l’attachement de la France «à l’existence d’une seule Chine». «Le gouvernement chinois apprécie hautement (…) la position de principe claire et nette prise par vous-même contre les agissements des autorités taïwanaises tendant à ‘l’indépendance de Taïwan’ sous l’enseigne du ‘référendum’», a répondu Hu Jintao, visiblement satisfait. Taïpei a «exprimé ses profonds regrets» après les déclarations du chef de l’Etat français. «Cela prouve qu’il est urgent d’organiser le référendum», a déclaré un porte-parole du gouvernement taïwanais. La consultation doit notamment porter sur le développement des capacités de défense de l’île et les conditions d’une négociation avec Pékin.
Le second cadeau de bienvenue offert par la France à la Chine est la proposition soumise aux chefs de la diplomatie des membres de l’Union européenne de lever l’embargo communautaire sur les armes à destination de Pékin. La mesure a été décidée voici quinze ans, au lendemain de la tragique répression du printemps de Pékin. Elle «n’a plus de sens aujourd’hui et n’est pas de nature à modifier les rapports stratégiques», a déclaré mardi M. Chirac. Cet embargo, «je l’espère, sera levé dans les mois qui viennent et (…) la France y est très favorable», a ajouté le président français, compte tenu du fait que la proposition soumise à ses homologues la veille par Dominique de Villepin, à Bruxelles, doit à présent être examinée par un groupe d’experts de l’Union. Le ministre français a annoncé une décision pour la fin du mois de mars, date du prochain sommet européen. Le président de la commission européenne ne s’est pas déclaré opposé au projet, à condition toutefois, que «les règles soient respectées», a dit Romano Prodi.
De son côté le président chinois a ménagé son hôte en consentant à évoquer l’épineuse question des droits de l’homme, sans laquelle les concessions françaises et les fastes de la visite auraient provoqué la réprobation massive d’une classe politique divisée et les sarcasmes de l’opinion publique. Dans la «Déclaration conjointe franco-chinoise» signée mardi par les deux chefs d’Etat, «la France et la Chine soulignent la nécessité de promouvoir et de protéger les droits de l’Homme conformément à la charte des Nations unies, en respectant l’universalité de ces droits». Les deux pays, ajoute la déclaration, «estiment que tout en tenant compte des spécificités de chacun, il est du devoir des Etats de promouvoir et de protéger tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales». Venant d’un régime qui compte parmi les plus autoritaires de la planète, et qui n’en éprouve aucun complexe, une telle profession de foi est pour le moins inhabituelle et troublante. Et le cadeau, contre-don de Hu Jintao à Jacques Chirac, est à la mesure de celui du président français à son invité. Il confirme en tout cas la volonté d’ouverture d’un chef d’Etat, sinon d’un régime, soumis à une forte demande internationale de transparence et de démocratie.
Droits de l’Homme et commerce extérieur
Le discours du numéro un chinois mardi après-midi devant les députés français n’aura pas dissipé cette impression. Devant une assemblée que les opposants les plus radicaux à la politique chinoise avaient boycotté, préférant rejoindre les manifestations d’opposants, Hu Jintao a formellement évoqué la réforme des institutions chinoises et celle du système, la révision du pacte national et l’ouverture des droits politiques. «La réforme du système économique s’accompagne de celle du système politique», a notamment déclaré le président chinois dans une intervention qui évoquait une volonté d’affranchissement à l’égard des vieux dirigeants de Pékin et de s’adresser à la fois aux représentants d’une nation alliée tout autant qu’au peuple chinois.
Paris peut également se féliciter des propos prononcés par Hu Jintao sur les défis qui attendent la communauté internationale : condamnation de l’unilatéralisme, promotion du multilatéralisme, partenariat avec la France dans le cadre du Conseil de sécurité de l’Onu, instauration d’un nouvel ordre économique et politique international, lutte contre le terrorisme, préservation de l’environnement et accroissement de la coopération économique et commerciale entre le géant chinois et la France, «avant-garde technique et scientifique». «Deux économies complémentaires, mais dont le potentiel est loin d’être mis en valeur», a déclaré le président chinois devant les députés français.
Car c’est aussi sur ce terrain-là que Paris veut faire la différence, comme en témoigne la qualité des invités au dîner offert lundi soir par le président Chirac. Ce dernier n’a jamais fait mystère de sa détermination à soutenir, de la place qui est la sienne, le commerce extérieur français et il avait convié nombre de grands patrons français au dîner. D’ores et déjà son hôte a annoncé que «tout récemment, China Southern Airlines et le groupe Airbus se sont mis d’accord sur l’acquisition de 21 Airbus et nous sommes très heureux d’avoir reçu la nouvelle», a déclaré mardi matin M. Hu Jintao.
Voir de même:
Paris et Pékin en pleine saison des amours
L’Humanité
28 Janvier, 2004
Efforts de séduction mutuels entre les chefs d’État des deux pays. Chirac critique Taïwan et Hu Jintao annonce l’achat d’Airbus.
Dès les premières heures de la visite de Hu Jintao en France, Jacques Chirac a illustré avec force le » nouvel élan » franco-chinois qu’il a appelé de ses voux en apportant son soutien officiel à la République populaire contre les velléités d’indépendance de Taïwan. Obtenir ce soutien était l’un des objectifs, voire le principal, du séjour du président chinois à Paris. Après George W. Bush, Pékin a obtenu gain de cause auprès du chef de l’État français qui a condamné le référendum prévu le 20 mars à Taïwan et considéré par Pékin comme un pas significatif vers l’indépendance. » Rompre le statu quo par une initiative déstabilisatrice, quelle qu’elle soit, y compris un référendum, serait privilégier la division sur l’union. Ce serait une grave erreur « , a déclaré le président français lors du dîner d’État qui se tenait lundi soir à l’Élysée en l’honneur de son hôte.
» Ce serait prendre une lourde responsabilité pour la stabilité de la région « , a-t-il ajouté. Jacques Chirac a réaffirmé que la France ne reconnaissait que » l’existence d’une seule Chine « .
Le président chinois a répondu » apprécier hautement le maintien ferme par le gouvernement français de sa politique de l’unicité de la Chine ainsi que la position de principe prise par vous-même contre les agissements des autorités taïwanaises tendant à l’indépendance de Taïwan sous l’enseigne de « référendum » « .
» Nous nous opposons fermement à l’indépendance de Taïwan, a réaffirmé Hu Jintao et nous ne saurons permettre à qui que ce soit de séparer Taïwan du reste de la Chine sous une forme ou une autre. «
Le président taïwanais, Chen Shui-bian, a prévu d’organiser le 20 mars, en même temps que l’élection présidentielle, un référendum controversé comportant deux questions : l’une sur les relations Pékin-Taipei, l’autre sur le renforcement des défenses de l’île face aux 500 missiles chinois pointés sur elle. Pékin, qui considère Taïwan comme » une province rebelle « , y voit en sous-main une tentative d’enclencher un processus indépendantiste qu’il menace de sanctionner d’une intervention militaire. Pour le moment toutefois, les bruits de bottes ne se sont pas fait entendre contrairement aux dernières crises qui avaient éclaté avec Taipei. Pékin jouant jusqu’à présent à fond la carte diplomatique en arrachant le soutien de ses partenaires commerciaux.
Autre geste spectaculaire en faveur de la république populaire, Jacques Chirac s’est prononcé pour la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à Pékin, en vigueur depuis 1989, en expliquant que ce dispositif n’avait » plus de sens » et ne correspondait » plus du tout à la réalité politique du monde contemporain « . Il a entraîné dans son sillage le président de la Commission européenne, Romano Prodi. » Il y a des règles européennes, il faut laisser le temps à la Commission de discuter « , a-t-il précisé sur Europe 1 en se disant favorable à cette levée » si les règles sont respectées, parce que la Chine a fait des mouvements « . » Aujourd’hui, tout de suite, non. Mais c’est un travail qu’il est nécessaire maintenant de commencer « , a-t-il ajouté.
Allant plus loin, le président français a affirmé, au cours de la conférence de presse commune qu’il tenait avec Hu Jintao, que les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne réunis à Bruxelles avaient confirmé lundi que l’embargo sur la vente d’armes à Pékin pourrait être levé au printemps, quinze ans après l’intervention militaire à Tien an Men à l’origine de cette mesure.
Avant un discours sans précédent devant l’Assemblée nationale, Hu Jintao, au pouvoir depuis le 15 mars 2003, a retrouvé Jacques Chirac à l’Élysée pour un nouvel entretien conclu par le paraphe d’une déclaration visant à » approfondir le partenariat global stratégique franco-chinois pour promouvoir un monde plus sûr, plus respectueux de sa diversité et plus solidaire « .
Ce document de six pages, signé à l’occasion du 40e anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine, actualise la déclaration signée en mai 1997 par Jiang Zemin et Jacques Chirac. L’Élysée fait remarquer que le texte contient une nouveauté : un chapitre consacré à » la coopération en faveur des droits de l’homme et de l’État de droit « . Les deux pays soulignent que, » tout en tenant compte des spécificités de chacun, il est du devoir des États de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales « .
Le texte précise que la Chine s’engage à ratifier, » dans les meilleurs délais « , le pacte international de l’ONU sur les droits civiques et politiques. La veille, au cours du dîner présidentiel, Jacques Chirac avait déclaré : » La croissance économique impressionnante de votre pays force aujourd’hui l’admiration de tous. Elle l’invite, dans le même temps, à parachever sa mutation économique et sociale en progressant résolument dans la voie de la démocratie et des libertés. «
» Le respect des droits de l’homme est une condition nécessaire du développement des sociétés et des économies modernes. Je sais que c’est là l’une de vos priorités « , a-t-il ajouté, assurant un service minimum sur la question des libertés politiques, tandis que de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme dénoncent l’accueil fait au président chinois et surtout sa prise de parole à l’Assemblée nationale.
Au cours de la conférence de presse, Hu Jintao a souligné que le régime chinois avait » travaillé d’une manière active sur la réforme des institutions politiques « . » Nous avons fait des progrès tangibles en matière de protection et de développement des droits de l’homme en Chine « , a-t-il assuré. Interrogé sur le Tibet, le président chinois a réitéré fermement la position officielle de Pékin. » S’il existe des divergences entre le dalaï-lama et nous, il ne s’agit pas de divergences d’ordre ethnique, religieux, ou en matière de droits de l’homme. » » Il s’agit de reconnaître que le Tibet est une partie inaliénable du territoire chinois « , a-t-il conclu.
Voir de plus:
La tour Eiffel en habit rouge émerveille
A.-S.D.
Le Parisien
26 Janv. 2004
HIER, 17 h 34. La tour Eiffel s’illumine enfin en rouge. Grâce à 88 projecteurs au sol et 192 autres installés sur la structure métallique, le plus célèbre des monuments français se colore de la tombée de la nuit au petit matin, et ce, depuis samedi. Il en sera ainsi jusqu’à jeudi, pour un hommage à la Chine, dont la culture sera célébrée tout au long de l’année 2004.
En famille, en amis ou en amoureux, ils sont nombreux à avoir fait le déplacement uniquement pour admirer le spectacle. « Il n’était pas question de rater l’événement, d’autant plus que cela ne dure que cinq jours », note Jacques, accompagné de sa femme Christiane, venu de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine). Le couple était présent samedi après-midi sur les Champs-Elysées pour le défilé du Nouvel An, mais n’a pas vu grand-chose, compte tenu de la foule. « Là au moins on n’est pas déçu, on s’en prend vraiment plein les yeux», ajoute Jacques.
Sous la tour Eiffel, les visiteurs s’enivrent de cette monumentale féerie.
« C’est trop beau », lâche Juliette, petite parisienne de dix ans. De nombreux photographes amateurs sont également venus immortaliser cet instant. Et, plus la nuit tombe, plus les lumières rouges sont flamboyantes.
Un clin d’oeil à l’Année de la Chine en France
Clou du spectacle, à 18 heures pile, lorsque la tour Eiffel se met à scintiller sous les applaudissements de la foule. Assis sur les bancs, les yeux levés vers le ciel, certains touristes savourent même des pop-corn. « C’est la première fois que nous venons à Paris et nous ne savions pas qu’il y avait quelque chose de spécial. C’est vraiment très réussi et cela met en valeur la structure du monument », note un couple d’Australiens.
Pari réussi donc pour la Ville après le succès samedi du défilé sur « la plus belle avenue du monde », suivi par plus de 200 000 personnes.
« C’est un clin d’oeil très positif de la participation de Paris à l’Année de la Chine en France», estime d’ailleurs Jean-Bernard Bros, maire adjoint chargé du tourisme et président de la Société Nouvelle d’exploitation de la tour Eiffel. « Pour les Chinois, le rouge est synonyme de santé et de bonheur. Pour nous, c’est la couleur de la passion. C’est donc un message fort envoyé par les Parisiens au peuple chinois. »
Voir encore:
Le président chinois a dîné à la Tour Eiffel
le Nouvel obs
30-01-2004
Jacques et Bernadette Chirac, Hu Jintao et son épouse ont achevé mardi le deuxième jour de la visite d’Etat du président chinois par une soirée privée à la Tour Eiffel. Plus tôt dans la journée, les opposants au régime de Pékin se sont faits entendre.
Après une journée chargée pour le président chinois Ju Hintao -entretien avec le président français, déclaration commune, conférence de presse, discours devant l’Assemblée nationale-, le leader chinois et son épouse ont entamé mardi soir un programme privé avec le couple Chirac.
Jacques et Bernadette Chirac, Hu Jintao et son épouse Liu Yongqing ont ainsi admiré en début de soirée depuis le parvis du Trocadéro la tour Eiffel illuminée en rouge à l’occasion de l’année de la Chine en France avant de dîner au restaurant « Jules Verne » du monument. L’illumination de la Tour Eiffel doit durer jusqu’à mercredi soir, ce qui coïncide avec la visite d’Etat de quatre jours en France du numéro un chinois. Auparavant, Jacques Chirac avait organisé une visite de l’exposition « Confucius » au Musée Guimet.
Déclaration commune
La France a apporté un soutien fort à la Chine mardi en se prononçant contre un référendum à Taïwan, en faveur de la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à Pékin et pour un respect des droits de l’homme « tenant compte des spécificités » locales. Le ton a été moins amène dans une partie de la classe politique et du côté des organisations de défense des droits de l’homme.
Quarante ans après l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays, Jacques Chirac et Hu Jintao ont signé à l’Elysée une « Déclaration commune » dans laquelle Paris « s’oppose à quelque initiative unilatérale que ce soit, y compris un référendum qui viserait à modifier le statu quo, accroîtrait les tensions dans le détroit et conduirait à l’indépendance de Taïwan ».
« Toute initiative qui peut être interprétée par l’une ou l’autre des parties comme agressive est dangereuse pour tout le monde, et donc irresponsable », a déclaré Jacques Chirac, sur la même ligne que Washington.
« Contre l’indépendance de Taïwan »
L’idée du président taïwanais Chen Shui-bian d’organiser le 20 mars prochain une consultation demandant à la Chine de retirer les centaines de missiles pointés sur l’île « est dangereuse (…) pour la stabilité (…) dans cette partie du monde », estime le président français; « ce que je soutiens, c’est la paix et non pas les intérêts de la France, même si ceux-ci sont très proches ».
« Nous sommes contre toute tentative qui conduirait à l’indépendance de Taïwan », a prévenu de son côté Hu Jintao, promettant de « faire le maximum d’efforts pour réaliser la réunification pacifique et régler le problème de Taïwan d’une manière pacifique. » Le président chinois a réaffirmé que l’île nationaliste constituait une « partie intégrante » du territoire chinois, de même que le Tibet, occupé par Pékin depuis 1951.
Droits de l »homme : « spécificités »
En ce qui concerne les droits de l’homme, Paris et Pékin « soulignent la nécessité de (les) promouvoir et de (les) protéger » tout en « (tenant) compte des spécificités de chacun ». « Nous avons fait des progrès tangibles en matière de la protection et du développement des droits de l’homme », a assuré M. Hu. Quant à la ratification du « Pacte international sur les droits civils et politiques », signé par Pékin en 1998, elle attendra que « toutes les conditions (soient) réunies ».
Pour son homologue français, « la croissance économique impressionnante et durable de la Chine (aux environs de 10%, ndlr) doit l’inviter certainement à progresser résolument dans la voie de la démocratie et des libertés ».
Dans ce contexte, et en dépit des réserves d’une partie de l’Union européenne, la France, troisième vendeur d’armes mondial derrière les Etats-Unis et la Russie, est « très favorable » à la levée de l’embargo européen sur les armes décrété à la suite du massacre de Tiananmen en 1989.
D’ores et déjà, le volume des échanges commerciaux entre la France et la Chine a bondi de 60% en 2003, a rappelé Jacques Chirac, qui espère voir les relations se développer dans le domaine de l’énergie, des transports aéronautiques, du spatial, et des transports ferroviaires notamment. Le président Hu Jintao a d’ailleurs annoncé la conclusion d’un accord préliminaire entre la compagnie China Southern Airlines et Airbus pour l’achat de 21 avions de la famille des A320. Le président Hu doit lui-même se rendre jeudi à Toulouse, fief du constructeur aéronautique européen.
Un député UDF se baîllonne
L’optimisme affiché par Jacques Chirac n’était cependant pas partagé par toute la classe politique et c’est devant une Assemblée nationale à moitié vide que Hu Jintao a prononcé un discours qui a été poliment applaudi.
Partagé entre la crainte de froisser une nation en plein essor économique et la volonté de protester contre la situation des droits de l’homme, le groupe socialiste n’avait envoyé qu’une « délégation restreinte » d’une vingtaine de membres. Les communistes, eux, étaient présents, contrairement à certains députés centristes et de nombreux élus de l’UMP au pouvoir. Seul incident notable, le député apparenté UDF Philippe Folliot s’est mis un mouchoir blanc sur la bouche pour symboliser un bâillon.
Pendant ce temps, quelque 200 personnes -dont des députés-manifestaient près des Invalides contre l’oppression du peuple tibétain et les violations des droits de l’homme.
Un peu plus tôt dans l’après-midi, sur la parvis des Droits de l’homme place du Trocadéro dans la capitale, la police avait empêché une cinquantaine de militants de Reporters sans frontières de lâcher des ballons en soutien à une soixantaine de journalistes et de « cybermilitants » emprisonnés en Chine. Selon RSF, on recense près de 300.000 prisonniers politiques ou d’opinion dans les geôles et les camps de travail chinois. (AP)
Voir enfin:
Allocution de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur l’année de la Chine, l’organisation prochaine d’un référendum à Taïwan sur le retrait de missiles chinois et la coopération franco-chinoise
Paris le 26 janvier 2004
Personnalité, fonction : CHIRAC Jacques.
FRANCE. Président de la République
Circonstances : Visite d’Etat de M. Hu Jintao, président chinois, en France du 26 au 29 janvier 2004
Monsieur le Président,
Madame,
C’est en France, Monsieur le Président, que vous avez décidé d’effectuer votre première visite d’Etat sur le continent européen. C’est pour nous un signe fort d’amitié et de confiance. C’est une étape importante et nouvelle dans l’histoire qui unit depuis si longtemps nos deux Nations. Soyez remercié de ce choix qui est celui du coeur, de la mémoire et d’un avenir commun.
Il y a deux jours, avec le concours de près de sept mille artistes chinois et français, Paris célébrait avec éclat, selon la tradition chinoise, l’avènement du printemps. Pour l’occasion, la tour Eiffel s’est vêtue de rouge, ce rouge qui, dans toute l’Asie, symbolise chance, bonheur et prospérité. C’était pour vous souhaiter au nom des Français, Monsieur le Président, Madame, la plus chaleureuse des bienvenues, celle que l’on réserve à ses amis.
Ici même, il y a quarante ans, s’appuyant sur le »poids de l’évidence et de la raison », le Général de GAULLE inscrivait nos relations dans le temps long de l’Histoire. Il esquissait l’espoir d’un autre monde. Un monde capable de dépasser l’affrontement des blocs.
En renouant officiellement, dès 1964, nos deux nations, par delà les clivages et les divisions de l’époque, exprimaient la conviction, ô combien moderne, que l’humanité progresse par la compréhension mutuelle et le dialogue tissé entre les civilisations et entre les peuples. C’est ce monde ouvert et respectueux de l’autre que nous voulons continuer à construire avec vous.
C’est également dans ce refus de la fatalité de la division et de l’affrontement que la France puise son attachement à l’existence d’une seule Chine. Les Français souhaitent à leurs amis Chinois, où qu’ils résident de part et d’autre du détroit, paix, bonheur et prospérité. Le peuple chinois a en héritage indivisible une culture et une histoire exceptionnelles. Rompre le statu quo par une initiative unilatérale déstabilisatrice, quelle qu’elle soit, y compris un référendum, serait privilégier la division sur l’union. Ce serait une grave erreur. Ce serait prendre une lourde responsabilité pour la stabilité de la région.
Monsieur le Président,
Vous savez l’admiration personnelle que je nourris pour la Chine, terre des civilisations les plus anciennes et les plus riches. J’aime la Chine. Je sais, je mesure son apport singulier et exceptionnel à l’humanité, à la réflexion philosophique, à la spiritualité, à la littérature et à l’excellence des arts, à l’histoire.
L’extraordinaire succès de l’Année de la Chine en France, occasion unique de découvrir les trésors culturels de votre pays, mais aussi les atouts et les séductions de la Chine contemporaine, confirme l’attrait et la fascination que votre pays exerce sur les Français depuis l’époque où le ruban chatoyant de la route de la soie a pris place dans leur imaginaire.
Aujourd’hui, la France rend hommage au génie chinois, à son histoire brillante et à ses succès présents. Dans quelques mois s’ouvrira l’Année de la France en Chine. Je souhaite qu’elle soit l’occasion d’une semblable rencontre entre nos civilisations, et qu’elle permette à la Chine d’apprécier tout ce que peut offrir, dans tous les domaines, la France d’aujourd’hui. Je sais que nos entreprises vont se mobiliser pour que l’Année de la France en Chine égale l’immense succès de l’Année de la Chine en France.
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Monsieur le Président,
Nos pays ont su, chacun avec son génie propre, relever les défis de la modernité et de la mondialisation. La France a fait le choix résolu de la construction européenne. La Chine a fait, pour sa part, sous l’impulsion de DENG Xiaoping, le choix stratégique de la réforme et de l’ouverture.
La croissance économique impressionnante de votre pays force aujourd’hui l’admiration de tous. Elle l’invite, dans le même temps, à parachever sa mutation économique et sociale en progressant résolument dans la voie de la démocratie et des libertés. Le respect des droits de l’homme est une condition nécessaire du développement des sociétés et des économies modernes. Je sais que c’est l’une de vos priorités.
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La Chine et la France partagent également la conviction qu’il nous faut établir, à l’aube de ce nouveau siècle, des rapports harmonieux et pacifiques entre les grands pôles du monde. Construire un monde plus sûr, plus respectueux de sa diversité et plus solidaire ! Voilà l’un des objectifs essentiels de la déclaration que nous adopterons demain, dans le prolongement de celle que nous avions signée en mai 1997 avec le Président JIANG Zemin.
Membres permanents du Conseil de Sécurité, nos deux pays ont, pour l’essentiel, sur les conflits régionaux, sur les crises de prolifération, dans la lutte contre le terrorisme international, des positions très proches. Toujours et partout, nous refusons la fatalité de l’affrontement. La France salue à cet égard l’engagement résolu de la Chine en faveur d’ un règlement pacifique de la question de la Corée du Nord.
Notre partenariat doit désormais s’exprimer aussi face aux défis globaux. Ensemble, la Chine et la France peuvent faire entendre la voix de la raison dans les enceintes où s’organise et se construit le monde. Je forme le voeu que la Chine prenne toute sa part dans le dialogue nécessaire entre pays industrialisés. C’était l’esprit du dialogue élargi d’Evian où votre contribution personnelle a été si importante. Il importe en effet que les grandes voix du monde soient entendues et prises en compte.
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Monsieur le Président,
Vous avez pour ambition légitime de mener à son terme le chantier de la modernisation économique, politique et sociale de votre pays. Vous avez mission de conduire vers son destin près du quart de l’humanité. Quel formidable dessein ! Quelle tâche immense et quelle responsabilité !
La déclaration que nous allons adopter est le signe d’une volonté partagée de donner un nouvel élan à nos relations bilatérales, de donner corps, à l’image de notre dialogue politique, à une relation exceptionnelle dans les domaines économique, industriel et scientifique.
La présence ici, ce soir, de très nombreux chefs d’entreprises, la signature de plusieurs accords importants, témoignent de l’intérêt que les entreprises françaises les plus performantes portent à votre pays. Elles ont la volonté d’établir avec lui un véritable partenariat industriel, fondé sur un partage des technologies, dans les secteurs stratégiques tels que l’énergie, en particulier l’énergie nucléaire, l’aéronautique ou les transports terrestres.
Nos deux pays cultivent, par tradition, le goût du savoir et de la science. Cette philosophie commune doit nous conduire à multiplier ensemble partenariats et projets. L’accord très important qui va être signé entre le CEA et le ministère chinois de la science et de la technologie illustre la volonté qui nous anime.
Nous devons être plus ambitieux encore. Je pense bien sûr aux sciences du vivant et à la prévention et à la lutte contre les maladies émergentes, domaine où nous devons coopérer davantage comme nos équipes l’ont fait au printemps de l’an dernier pour contenir et combattre les premiers foyers de SRAS. Je pense encore au domaine spatial, où nous avons suivi et admiré les succès éclatants du premier vol habité chinois. Notre coopération peut aussi s’exercer en matière de prévention des risques naturels et de surveillance de l’environnement, enjeu majeur de notre temps. Plus généralement, le développement des technologies de l’environnement au service de l’homme est aussi un défi commun.
Mais nos liens sont aussi renforcés par les hommes et les femmes dont l’histoire personnelle rapproche nos deux peuples. Je pense à ces Français dont les familles sont venues de Chine et qui apportent à la France leur talent, leur dynamisme et leur créativité. Certains d’entre eux nous font l’amitié de leur présence. Qu’ils en soient remerciés.
Je pense également aux jeunes. Ils sont encore trop peu nombreux à aller étudier dans le pays de l’autre. La France souhaite accueillir davantage d’étudiants chinois, notamment au sein de ses universités et de ses grandes écoles, car rien ne remplace la vie en commun, les apprentissages en commun, pour se comprendre et pour s’apprécier.
Dans le même esprit, les Français doivent toujours mieux connaître la Chine et sa civilisation. Et quel meilleur moyen pour s’ouvrir à une culture, pour s’en imprégner, que l’apprentissage de la langue ? C’est pourquoi je souhaite que les jeunes français, soient de plus en plus nombreux à apprendre le chinois, ce qui est sans aucun doute un très bon choix pour l’avenir.
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Monsieur le Président,
En se renforçant, notre partenariat bilatéral contribue également au rapprochement entre la Chine et l’Union européenne. D’ores et déjà, des projets communs, tels que le système Galileo, ou internationaux, comme le projet ITER de réacteur de fusion thermonucléaire pour lequel la Chine a choisi de s’engager aux côtés de l’Europe, ce dont je la remercie chaleureusement, marquent la vitalité et l’extraordinaire potentiel des relations sino-européennes.
L’engagement actif de nos deux pays dans la préparation du cinquième Sommet de l’ASEM contribuera à une meilleure compréhension entre l’Asie et l’Europe. Il permettra de donner un nouvel élan à ce dialogue entre les cultures, sans lequel il n’est pas de progrès humain.
Monsieur le Président, l’année du singe nous annonce, dit-on, une année harmonieuse de bonheur, de santé et de longévité. Voici précisément les voeux que, par ma voix, la France forme à votre intention et à celle du peuple chinois.
Permettez-moi, avec mon épouse, de lever mon verre en votre honneur, en celui de Madame LIU Yongqing, en l’honneur des hautes personnalités chinoises et françaises qui nous entourent ce soir et en celui du grand peuple chinois qui tient dans ses mains tant de clés de l’avenir du monde.
Vive la France !
Vive la Chine !
Vive l’amitié sino-française !
Voir enfin:
Violence du sentiment xénophobe et manifestations anti-occidentales outrancières à Pékin après la destruction partielle de l’ambassade de Chine à Belgrade; intimidations, manoeuvres militaires et menaces à l’égard de Taiwan; coups de main et jeux de vilains envers les autres puissances riveraines en mer de Chine du Sud; menace d’utiliser la bombe à neutrons contre les forces américaines, brandie par la presse du régime et certains militaires: la politique extérieure chinoise récente est empreinte d’agressivité.
Ces dernières années, la Chine recherchait une certaine respectabilité internationale. Elle évitait de jeter de l’huile sur le feu en Corée, elle maintenait la parité du yuan pour ne pas déstabiliser l’économie régionale en crise et faisait montre d’une relative retenue à Hong-kong. En dépit d’entorses çà et là, le principe défini par Deng Xiaoping acquérir le répit stratégique nécessaire au développement économique était plutôt respecté. C’en est fini.
Quant à la problématique de la politique intérieure chinoise, elle se résume en quelques mots: la quadrature du cercle. Au lieu de l’Etat prestataire de services (infrastructures, régulation, etc.) dont la Chine aurait besoin, c’est un Etat répressif qui perdure. Le choix d’un Etat «utile» sonnerait le glas du régime. Dans l’économie, il faut démanteler et raser le secteur industriel d’Etat, énorme trou noir qui engloutit les ressources nationales; mais, pour ce faire, il faudrait investir, créer un système de sécurité sociale, renoncer définitivement à ce que l’industrie serve d’instrument de contrôle social, pour n’être que productrice de biens et de profits: là encore, ce serait un suicide politique. Suicide ou effondrement, le choix est déplaisant.
Le régime est condamné à louvoyer, après avoir longtemps cru qu’il pourrait surfer sur la vague des apports étrangers qui noient les problèmes dans un océan de liquidités: ce fut l’option réformatrice représentée par Zhu Rongji. La crise asiatique, la déception des investisseurs étrangers devant l’absence de profits, l’attrait d’autres placements, l’instabilité politique sous-jacente ont mis un terme à cette époque.
Première puissance démographique mondiale, la Chine s’enracine dans une tradition où les pouvoirs qui règnent sur le reste du monde n’ont aucune légitimité: la souveraineté ne peut se diviser, «un seul Empereur sous un seul Ciel», comme le voulaient les conquérants mongols. Le mandat du Ciel est indivisible et confié à celui qui gouverne l’empire du Milieu. Les autres pays sont des vassaux tributaires ou, en toute rigueur, ils devraient l’être. A l’intérieur de la Chine, le pouvoir ne se divise pas, et quiconque veut le «diviser» (Taïwanais, Tibétains, dissidents, ou quiconque conteste l’autorité sans partage des mandarins au pouvoir) est par nature un criminel, quels que soient ses gestes et ses idées; il est de même indivisible au-dehors.
Or l’ordre mondial a été édifié et a évolué sans la Chine. Inscrite en 1648 dans les traités de Westphalie, la coexistence entre souverainetés égales en droit, même si le principe en est souvent malmené dans les faits, en est la pierre angulaire. Communiste ou pas, la culture politique chinoise a les plus grandes difficultés à comprendre et à s’assimiler ce principe. A l’ère moderne, la Chine, absente des négociations de Versailles en 1919 (sa cynique spoliation par les Alliés vainqueurs souleva une vague fondatrice de nationalisme moderne), était certes présente à San Francisco en 1945 à la fondation de l’ONU, mais hors d’état d’influencer le reste du monde. L’équipée maoïste l’en retrancha durablement.
Réunifiée pour l’essentiel, reconnue, largement reconstruite, en essor depuis vingt ans, la Chine exige non seulement de figurer parmi les grands, de jouer un rôle de leadership dans les affaires mondiales, ce que justifient sa taille et sa force, mais encore d’être reconnue comme l’hégémon de l’Asie, ce qui exige l’expulsion des Etats-Unis de la sphère asiatique, et la vassalisation de voisins, Japon, Corée, Asean, qui n’en veulent à aucun prix.
La Chine ne peut atteindre ses objectifs extérieurs qu’en abattant l’ordre mondial actuel. Elle n’en est pour l’instant pas capable. Une quadrature du cercle définit donc sa politique étrangère autant que sa politique intérieure. Il est difficile d’accumuler plus de tensions explosives en un seul endroit aussi crucial.
Or les dirigeants chinois se sentent «encerclés» (un sentiment que le Kaiser Guillaume II, Hitler, Staline et les militaristes japonais ont naguère fortement ressenti). L’extension de l’Otan vers l’Est, le «partenariat pour la paix» pourtant bien pâle, la crainte de l’essor panturc en Asie centrale et vers les régions musulmanes de l’Ouest chinois, le renforcement des accords militaires nippo-américains et la perspective de déploiement de systèmes antimissiles en Asie du Sud-Est, qui amoindriraient le poids stratégique de l’arme nucléaire chinoise, le rapprochement indo-américain, les ingérences militaires hors zone qui passent outre à la souveraineté nationale absolue: autant de motifs à la paranoïa traditionnelle des chefs de l’empire du Milieu.
Les stratèges et les militaires chinois se préparent. Une nouvelle doctrine militaire nationale de guerre interarmes a été édictée au début de l’année par Jiang Zemin. L’armée chinoise veut désormais mener des guerres locales «dans des conditions modernes». Une grande publicité est faite aux travaux de deux colonels de l’Armée populaire de libération, qui dessinent les contours d’une guerre à la fois non conventionnelle et high-tech contre les Etats-Unis. Les militaires réclament, et obtiennent, des dépenses en hausse considérable, même si les forces chinoises sont loin à la traîne de leurs homologues occidentales. Ce qui compte, c’est la tendance, et ce qui l’anime: la diplomatie américaine d’«engagement constructif» avec la Chine est un échec complet, les rapports sino-américains sont au nadir. Ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à dépasser le point de non-retour. Pour l’heure, les trajectoires vont de plus en plus vers des collisions nombreuses.
Laurent Murawiec, consultant de défense, vient de publier une nouvelle traduction française du «De la guerre» de Clausewitz (Librairie académique Perrin).
COMPLEMENT:
Un vaste territoire difficile à contrôler, une tendance à l’isolationnisme, un manque d’innovation et des relations tendues avec ses voisins ont toujours empêché l’Empire du Milieu d’asseoir son hégémonie.
Jean-Vincent Brisset
Atlantico
Atlantico : La Chine s’apprête à devenir prochainement la première puissance mondiale. Pourtant, certains historiens pointent du doigt sa difficulté, au cours de ses 5 000 ans d’histoire, à imposer sur le long terme sa prééminence à l’échelle de la planète. Quels sont, selon vous, les facteurs principaux qui expliquent cette difficulté ?
Jean-Vincent Brisset : Cela fait des années que l’on annonce que la Chine sera très bientôt la première puissance mondiale. Toutefois, cette place de premier se limiterait au domaine économique, en fonction de subtils calculs sur une variable peu réaliste : la « parité de pouvoir d’achat ». Il faudrait, simplement pour cela, qu’elle réussisse à maintenir un rythme de croissance très fort. Dans les faits, on constate que celui-ci est en train de s’effriter et que l’économie chinoise peine à trouver des relais pour poursuivre une expansion beaucoup trop basée sur les exportations de produits manufacturés relativement simples.
L’histoire de la Chine, qui ne quitte le domaine des légendes pour rentrer dans celui de l’histoire qu’à partir de la dynastie des Shang (XVI° siècle avant JC), ne connaît qu’une seule période de « prééminence à l’échelle de la planète », sous l’empereur Qianlong (1736-1795). Mais Qianlong n’est pas un Chinois. Il appartient à la dynastie des Qing, des Mandchous qui ont conquis l’Empire du Milieu en 1644. La seule autre période où l’emprise de la Chine impériale a dépassé ses frontières actuelles est celle d’une autre dynastie de colonisateurs, les mongols Yuan (1271-1368).
Les dirigeants actuels tiennent un discours selon lequel la Chine, même si elle acquiert un jour les moyens d’être la première puissance mondiale, ne veut pas accaparer ce rôle. Depuis des années, ils prônent le multilatéralisme. Derrière le discours, il y a cependant un vrai appétit de puissance. Le désir de devenir la puissance régionale, exerçant une prééminence incontestée dans ses pourtours, est incontestable. Par contre, la Chine ne semble pas encore se voir en maîtresse du monde et il n’est pas certain que ce soit son désir profond. La quasi-totalité des conquêtes ne sont pas le fait de batailles gagnées, mais d’un « envahissement », par des paysans plus que par des soldats, des territoires voisins occupés par d’autres ethnies. Son histoire, contrairement à celle des autres grands Empires, ne comprend pas de projections lointaines.
Dans leur ouvrage In Line Behind a Billion People: How Scarcity Will Define China’s Ascent In The Next Decade, Damien Ma et William Adams insistent, parmi les faiblesses de la Chine, sur l’hétérogénéité du territoire chinois : dichotomies ruraux/urbains, riches/pauvres, littoral/intérieur…). Cela avait déjà été mis en évidence par Montesquieu. Comment expliquer que la Chine n’ait pas su apprivoiser cette hétérogénéité ?
La notion de « territoire chinois » est complexe et ne correspond pas du tout à ce que recouvre actuellement le territoire de la République populaire de Chine. Si l’on veut parler de ce qui est vraiment chinois, il faut se limiter au bassin de peuplement han. Celui-ci ne recouvre que moins de la moitié du territoire national, alors que les Han représentent 92% de la population du pays. La Chine han, dans son écrasante majorité, a très longtemps été rurale et la civilisation des villes et celle des campagnes se ressemblaient beaucoup. Les différences entre littoral et intérieur étaient aussi très peu marquées. La tradition maritime chinoise, en dehors des expéditions – surmédiatisées de nos jours – de Zheng He, est très principalement côtière et tournée vers l’intérieur. Quant à la différence entre les groupes sociaux, elle est davantage basée sur le prestige que sur la richesse. La prédominance du clan et de la famille sur l’individu gomment aussi les démonstrations de richesse. Dans la Chine traditionnelle, les riches ne vivent pas « à l’abri » des pauvres et la cohabitation est la règle.
Les choses changent. La mobilité est devenue la norme, la solidarité s’efface devant la montée des individualismes. Les plus riches s’isolent dans des quartiers fermés, dans leurs voitures, dans leurs stations de vacances. Et les « soutiers du miracle », les mingong, ces dizaines de millions de paysans venus travailler sur les chantiers et dans les usines des villes et des zones industrielles, s’enferment dans des ghettos bidonvilles où ils tentent de recréer leurs villages.
L’histoire chinoise révèle à plusieurs reprises l’incapacité du pouvoir à contrôler l’ensemble de son territoire, comme en témoignent les diverses rébellions internes (An Lushan, Taiping, Ouïgour…). Cela est également le cas de la Russie. Les grandes puissances territoriales sont-elles fatalement contraintes à cette incapacité ?
Le contrôle du territoire chinois ne s’exprime pas du tout de la même manière selon les raisons des rébellions. Très schématiquement, la rébellion menée par An Lushan est une révolte de palais. Les mouvements des minorités musulmanes de l’Ouest, souvent réduites aux seuls Ouïgours, sont plutôt des réactions indépendantistes. Ces modalités de contestation n’ont rien de spécifiquement chinois, ce qui explique qu’on peut les retrouver partout dans le monde.
La révolte des Taiping est une jacquerie, et ce problème des révoltes paysannes est plus intéressant, parce qu’il est consubstantiel à la civilisation han. L’Empereur est titulaire d’un Mandat du Ciel, qui lui donne la légitimité et justifie le fait que l’individu se fonde dans une masse dont le Fils du Ciel est le sommet et l’expression. En échange, il se doit de faire en sorte que sa population soit nourrie, logée et vêtue. Il est aussi garant de la solidarité entre ses sujets. Quand il manque à son devoir, le peuple s’appauvrit, des catastrophes naturelles surviennent, la corruption des fonctionnaires se développe. Alors l’empereur perd sa légitimité et doit être renversé. Les paysans s’assemblent et se révoltent, souvent sous la direction d’un leader messianique et derrière des slogans sectaires. La conjonction de la montée de la corruption, des catastrophes naturelles et de la montée de sectes violentes est, pour tous, l’annonce de la prochaine chute de la dynastie. Ceci explique la peur panique de tous les régimes chinois face à l’instabilité sociale et la dureté de la réaction du pouvoir actuel contre le Falun Gong.
La défense d’un aussi grand territoire est également problématique. A cet égard, la Chine n’a jamais véritablement entretenu de relations apaisées avec ses voisins. Aujourd’hui encore, les tensions sont vives sur les questions territoriales avec le Japon, le Vietnam ou encore les Philippines. Dans quelle mesure ce comportement contribue-t-il à amoindrir la puissance chinoise ?
La Chine a des frontières communes avec quatorze pays. A ceux-là s’ajoutent la Corée du Sud, le Japon et, maintenant, les riverains de la Mer de Chine du Sud. Dans les époques de grandeur, ces voisins immédiats étaient des vassaux, ou feignaient de l’être. Mais tout affaiblissement de l’Empire conduisait les vassaux à reprendre toute leur liberté. Le Vietnam a été une colonie chinoise pendant 1 000 ans avant de chasser les envahisseurs. Aujourd’hui encore, dans l’inconscient collectif, la Chine a été spoliée d’immenses territoires par les barbares occidentaux, mais aussi par l’insoumission de vassaux.
La politique de défense chinoise, depuis l’arrivée de Mao au pouvoir, a beaucoup évolué. On est passé d’une énorme armée populaire, de milice, qui après avoir défendu – en Corée – l’idéal communiste au profit de l’URSS, s’est rapidement repliée sur la défense du pays contre les risques d’invasion. L’Armée populaire de Libération a aussi été très longtemps et très fortement impliquée dans le maintien de l’ordre. Elle l’est moins aujourd’hui, mais reste mobilisable. La montée en puissance économique ne pouvait pas se faire sans être accompagnée d’une montée en puissance militaire. Rapidement, on est passé de la défense du territoire contre l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur à la volonté de reconquérir les territoires « volés » par tous ceux qui ont profité de la faiblesse de la Chine.
L’Empire du Milieu avait deux haies à franchir avant de pouvoir mettre en avant ses revendications territoriales. Il a réussi à passer ces deux obstacles : les Jeux Olympiques de 2008 et l’Exposition universelle de 2010. Il a maintenant les coudées plus franches. Ses revendications, même agressives, ne risquent plus d’entraîner des boycotts et des rétorsions qui seraient préjudiciables à ses espoirs d’expansion.
L’historien Jared Diamond affirme également que la taille du territoire chinois explique le fait que le pays soit peu innovant (notamment dans le domaine militaire), se reposant sur sa superficie, sa démographie et son marché intérieur. Cette tendance pourrait-elle évoluer ?
C’est un point de vue étonnant. La superficie et la démographie ont justifié, à une certaine époque, un discours maoïste selon lequel la Chine ne craignait pas les « Tigres de Papier », c’est-à-dire les armes nucléaires américaines ou même soviétiques. Mais il n’a échappé à aucun observateur que ce n’était qu’un discours et que, dans les faits, le développement des missiles balistiques et de l’armement nucléaire sont restés des priorités. A un tel point que ce furent les seuls domaines épargnés par les folies du Grand Bond en Avant et autres Révolutions culturelles.
Les problèmes d’innovation, bien réels, sont ceux d’une civilisation qui a toujours mis en avant le respect absolu de l’enseignement des maîtres, basé sur la recopie à l’infini de modèles supposés être parfaits. Par ailleurs, la langue chinoise et les méthodes d’apprentissage sont peu favorables au développement des sciences de l’ingénieur. Enfin, le fonctionnement des entreprises n’est pas propice aux initiatives individuelles. Là aussi, les choses changent, mais il reste beaucoup de chemin à faire. En particulier en matière de marché intérieur, qui reste très insuffisant.
L’isolationnisme chinois a également été pointé du doigt pour expliquer cette impossibilité de la Chine à pouvoir imposer sa prééminence sur le long terme. En dépit de la mondialisation et de son ouverture, la Chine continue à se montrer méfiante vis-à-vis des entreprises étrangères et à limiter leur implantation sur le territoire chinois. Comment expliquer cette tendance isolationniste ?
La tendance isolationniste n’est pas une spécificité chinoise. L’ouverture des esprits de tout un peuple ne peut pas se construire en quelques années. Surtout quand ce peuple a été abreuvé pendant des décennies de discours nationalistes et/ou idéologiques, de langue de bois et que tout ceci a prospéré sur un fond xénophobe qui remontait au plus profond de son histoire.
Dans la société de la Chine de 2014, les clivages ne sont pas seulement économiques ou sociologiques. Les jeunes Chinois éduqués et aisés rêvent d’Occident, de voyages, de profiter d’une toute nouvelle aisance. Mais ils ne souhaitent pas forcément s’intéresser aux problèmes politiques du pays, même s’il est indispensable d’être membre du Parti et d’afficher quelques idées obligatoires pour dépasser un certain niveau professionnel.
Au niveau des dirigeants, les clivages sont forts. D’un côté, ceux qui voudraient faire de la Chine un pays « normal », ouvert et respectueux des usages qui régissent les relations internationales. De l’autre, les « conservateurs » qui défendent la vision d’un Empire qui ne serait pas obligé de suivre des règles dictés par d’autres. Xi Jinping est en permanence confronté à ce problème et semble ne pas pouvoir imposer une vraie ligne directrice. C’est ce qui explique le recours actuel à des sujets consensuels, la lutte contre la corruption et l’ennemi japonais, alors que les vrais problèmes de la Chine sont ailleurs.
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