Il est un temps pour embrasser et un temps pour fuir les embrassements.L’Ecclésiaste (3 : 5)
Elkana (…) avait deux femmes, dont l’une s’appelait Anne, et l’autre Peninna; Peninna avait des enfants, mais Anne n’en avait point. (…) Le jour où Elkana offrait son sacrifice, il donnait des portions à Peninna, sa femme, et à tous les fils et à toutes les filles qu’il avait d’elle. Mais il donnait à Anne une portion double; car il aimait Anne, que l’Éternel avait rendue stérile. Samuel (I, 1)
Jésus vit, en passant, un homme aveugle de naissance. Ses disciples lui firent cette question: Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle? Jésus répondit: Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché.Jean (9: 1-3)
Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère; il y en a qui le sont devenus par les hommes; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne. Jésus (Matthieu 19: 2)
Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là! Jésus (Matthieu 24:19)
Ne vous privez point l’un de l’autre, si ce n’est d’un commun accord pour un temps, afin de vaquer à la prière; puis retournez ensemble, de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre. Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi; mais chacun tient de Dieu un don particulier, l’un d’une manière, l’autre d’une autre. A ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu’il leur est bon de rester comme moi. Mais s’ils manquent de continence, qu’ils se marient; car il vaut mieux se marier que de brûler. (…) Voici donc ce que j’estime bon, à cause des temps difficiles qui s’approchent: il est bon à un homme d’être ainsi. (…) c’est que le temps est court; que désormais ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas.Paul (1 Corinthiens 7 : 5-29)
C’est dingue ! Si on n’est pas branchée sex-toys, si on n’aime pas parler de masturbation en gloussant autour d’un mojito, et qu’on ne cumule pas les amants, on est… nulle.Anonyme
Pendant une longue période, qu’au fond je n’ai à cœur ni de situer dans le temps, ni d’estimer ici en nombre d’années, j’ai vécu dans peut-être la pire insubordination de notre époque, qui est l’absence de vie sexuelle. Encore faudrait-il que ce terme soit le bon, si l’on considère qu’une part colossale de sensualité a accompagné ces années, où seuls les rêves ont comblé mes attentes – mais quels rêves –, et où ce que j’ai approché, ce n’était qu’en pensées – mais quelles pensées. Sur ce rien qui me fut salutaire, et dans lequel j’ai appris à puiser des ressources insoupçonnées, sur ce qu’est la caresse pour quelqu’un qui n’est plus caressé et qui, probablement, ne caresse plus, sur l’obsession gonflant en vous, et dont on dit si bien qu’elle vous monte à la tête, sur la foule résignée que je devine, ces gens que je reconnais en un instant et pour lesquels j’éprouve tant de tendresse, je voulais faire un livre.Sylvie Fontanel (journaliste, Elle)
Les femmes ne risquent-elles pas de finir par mentir elles aussi, pour donner l’impression qu’elles sont sexuellement libérées ?Flannie Pepper
Pour l’opinion commune, l’Antiquité tardive (3 au 5e siècle) a marqué un tournant capital dans les conceptions et les pratiques de la sexualité en Occident. Après une période antique gréco-latine où la sexualité, le plaisir charnel sont des valeurs positives et où règne une grande liberté sexuelle, une condamnation générale de la sexualité et une stricte réglementation de son exercice se mettent en place. Le principal agent de ce renversement, c’est le christianisme. Selon Paul Veyne et Michel Foucault, ce tournant existe bien mais il est antérieur au christianisme. Il daterait du Haut-Empire romain (1 au 2e siècle); et il existerait chez les Romains païens, bien avant la diffusion du christianisme, un « puritanisme de la virilité ».
Cette nouvelle éthique sexuelle s’est imposée à l’Occident pour des siècles. Seulement troublée par l’introduction de l’amour-passion dans les relations sexuelles et dans le mariage, elle ne commence à changer lentement qu’à notre époque. Elle a régné pendant tout le Moyen Age, mais elle n’a pas été immobile. Dans le grand essor de l’Occident du 10e au 14e siècle, elle a été marquée, me semble-t-il, par trois grands événements : la réforme grégorienne et le partage sexuel entre clercs et laïcs, le triomphe d’un modèle monogamique indissoluble et exogamique dans le mariage, l’unification conceptuelle des péchés de la chair au sein du péché de luxure (luxuria), dans le cadre du septénaire des péchés capitaux. (…) L’Église devient une société de célibataires. En revanche, elle enferme la société laïque dans le mariage. (…) Enfin, le système des sept péchés capitaux instaure cette unification longtemps irréalisée des péchés de chair sous le terme générique de luxure. Certes, la luxure est rarement en tête de la liste des péchés mortels, contrairement à l’orgueil (superbia) et à la cupidité (avaritia) qui se disputent cette première place. Mais elle a une autre suprématie. (…) Le péché de chair a son territoire sur la terre comme en enfer. L’exhibition au tympan de Moissac de la luxure – une femme nue, dont les serpents mordent les seins et le sexe – va hanter pour longtemps l’imaginaire sexuel de l’Occident. Jacques Le Goff
Une majorité d’historiens américains se consacrent à l’histoire d’autres pays comme pas loin de de 50% pour le Royaume-Uni. Tout cela les a familiarisés avec les débats et méthodes poursuivis dans les pays sur lesquels ils travaillent; le fait que moins du quart des historiens français travaillent sur l’histoire d’autres pays explique peut-être le champ de vision restreint de Bruguière. Richard Evans
Quand les Allemands occupèrent la France, Annales risquait d’être interdite parce que l’un de ses propriétaires, Marc Bloch, était juif. Febvre, copropriétaire, persuada Bloch non seulement de renoncer à sa part dans la revue, mais d’enlever son nom du comité éditorial. Bloch, qui continua à contribuer sous le nom de “Fougères”, rejoignit le maquis et en 1944 fut pris, torturé et exécuté. Febvre passe ces années plus tranquille, ce qui ne l’empêcha pas d’essayer de se faire passer pour un résistant quand, après la guerre, il tenta d’obtenir du papier, qui faisait cruellement défaut. Dans une lettre au ministre de l’Information, déterrée par l’historien [suisse] Philippe Burrin, Febvre soutient qu’Annales fut la seule des revues historiques à maintenir un esprit de résistance “jusqu’au bout”. Paul Fryer (Paris)
A l’heure où après avoir longtemps affiché sa sexualité, c’est à présent son abstinence qu’il faut exhiber pour continuer à vendre du papier …
Retour, avec un article de l’historien français Jacques Le Goff, sur le bon vieux marronnier historique du « refus du plaisir » et de la grande « ère du refoulement »censés avoir été imposés à l’Occident par le christianisme.
Où après une introduction qui rappelle opportunément que ledit refoulement est bien antérieur au christianisme (entre néoplatonisme, stoïcisme et « puritanisme de la virilité » romaine) et que l’assimilation de la sexualité à la chair n’a rien de biblique ou d’évangélique pour la religion de l’Incarnation …
Mais qui, selon une tradition historiographique bien française, ignore largement tant les autres traditions (non seulement orthodoxe mais plus tard réformée) que les travaux d’historiens non français …
On retombe hélas bien vite, sous prétexte de peur de la fin du monde,
(Paul s’adressant à des cas spécifiques de dérives sexuelles et, sans compter un messie dont la mission ne devait pas dépasser trois ans et se terminer par sa mort et l’attente, pour ses fidèles, d’un retour immédiat du Christ comme d’une fin des temps difficiles comme bien plus tard la confrontation à de massives épidémies de peste, le choix de réduire sa fertilité n’apparait pas totalement illogique)
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
L’Histoire
juin 1999
Sous l’influence du christianisme, une nouvelle éthique sexuelle s’impose au Moyen Age. La chair et le corps sont diabolisés, comme source de péché. Tandis que la virginité devient l’idéal de l’Église. Pour des siècles, l’Occident est entré dans l’ère du refoulement.
Pour l’opinion commune, l’Antiquité tardive (3 au 5e siècle) a marqué un tournant capital dans les conceptions et les pratiques de la sexualité en Occident. Après une période antique gréco-latine où la sexualité, le plaisir charnel sont des valeurs positives et où règne une grande liberté sexuelle, une condamnation générale de la sexualité et une stricte réglementation de son exercice se mettent en place. Le principal agent de ce renversement, c’est le christianisme.
Selon Paul Veyne et Michel Foucault, ce tournant existe bien mais il est antérieur au christianisme. Il daterait du Haut-Empire romain (1 au 2e siècle); et il existerait chez les Romains païens, bien avant la diffusion du christianisme, un « puritanisme de la virilité ».
Dans le domaine de la sexualité aussi, le christianisme est tributaire à la fois d’héritages et d’emprunts (juifs, gréco-latins, gnostiques), et de l’air du temps. Il se situe donc dans ce vaste bouleversement des structures économiques, sociales et idéologiques des quatre premiers siècles de l’ère dite chrétienne où il apparaît à la fois – comme souvent en histoire comme un produit et un moteur. Mais son rôle a été décisif.
Comme le dit Paul Veyne, le christianisme a donné une justification transcendante, fondée à la fois sur la théologie et sur le Livre (interprétation de la Genèse et du péché originel, enseignement de saint Paul et des Pères), ce qui est très important. Mais il a aussi transformé une tendance minoritaire en comportement » normal » de la majorité, en tout cas dans les classes dominantes, aristocratiques et/ou urbaines, et fourni aux comportements un encadrement conceptuel (vocabulaire, définitions, classifications, oppositions) et un contrôle social et idéologique rigoureux exercé par l’Église et le pouvoir laïque à son service. Il a offert enfin une société exemplaire réalisant sous sa forme idéale le nouveau modèle sexuel: le monachisme.
Aux raisons qui avaient pu pousser les Romains païens vers la chasteté, la limitation de la vie sexuelle au cadre conjugal, la condamnation de l’avortement, la réprobation à l’égard de la » passion amoureuse » le discrédit de la bisexualité, les chrétiens ajoutaient un motif nouveau et pressant, l’approche de la fin du monde qui exige la pureté. Saint Paul les avertit : « Je vous le dis, frères: le temps se fait court. Que désormais ceux qui ont femme vivent comme s ‘ils n’en avaient plus « . Certains extrémistes de la pureté se châtrent même, comme Origène : » Et il y a aussi des eunuques qui se sont châtrés eux-mêmes à cause du Royaume des Cieux « , avait déjà relevé Matthieu (xix, 12).
Avec le christianisme, en effet, une première nouveauté est le lien entre la chair et le péché. Non que l’expression » péché de chair » soit fréquente au Moyen Age. Mais on voit à son propos le processus qui, tout au long du Moyen Age, par glissement de sens, fait servir l’autorité suprême, la Bible, à justifier la répression de la grande partie des pratiques sexuelles. Dans l’Évangile de Jean, la chair est rachetée par Jésus puisque » le verbe s’est fait chair » et que Jésus, à la dernière Cène, fait de sa chair le pain de la vie éternelle. » C’est ma chair pour la vie du monde. […] Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang vous n ‘aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jean, VI, 51-54).
Mais déjà Jean oppose l’esprit et la chair, et affirme : » C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien » (VI, 63). Paul opère aussi un léger glissement : » Dieu, en envoyant son propre fils, avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair […] car le désir de la chair; c’est la mort, L…] car si vous vivez selon la chair vous mourrez » (Romains, VIII, 3-13). Grégoire le Grand, au début du 7e siècle, emploie sans ambiguïté l’expression » Qu’est-ce que le soufre Sinon l’aliment du feu? Qu’est-ce qui nourrit donc le feu pour qu’il exhale une aussi forte puanteur? Que voulons-nous donc dire par soufre, sinon le péché de chair ? » (Moralia, xiv, 19).
Mais le christianisme ancien parle plutôt d’une diversité de péchés de chair que d’un seul péché de chair. L’unification de la réprobation de la sexualité se fait autour de trois notions:
1) celle de fornication qui apparaît dans le Nouveau Testament et sera consacrée, surtout à partir de la fin du 13e siècle, par le sixième commandement de Dieu : » Tu ne forniqueras point « , qui désignera tous les comportements sexuels illégitimes (y compris à l’intérieur du mariage);
2) celle de concupiscence », qu’on rencontre surtout chez les Pères et qui est à la source de la sexualité;
3) celle de luxure » qui, lorsque se construit le système des péchés capitaux du 5e au 12e siècle, rassemble tous les péchés de chair.
L’héritage biblique n’avait pas muni la doctrine chrétienne d’un lourd bagage de répression sexuelle. L’Ancien Testament, souvent indulgent à cet égard, avait concentré la répression de la sexualité dans les interdits rituels énumérés par le Lévitique, 15 et 18. Les principaux portent sur l’inceste, la nudité, l’homosexualité et la sodomie, le coït pendant les règles de la femme. Le début du Moyen Age les reprend. L’Ecclésiastique est très antiféministe : » C’est par la femme que le péché a commencé et c ‘est à cause d’elle que tous nous mourons » (XXV 24).
Le modèle de la vierge Marie
En revanche, le Cantique des Cantiques est un hymne à l’amour conjugal palpitant de fièvre amoureuse et même érotique. Mais le christianisme, dans une certaine tradition juive, s’est empressé de donner une interprétation allégorique du Cantique L’union célébrée, après avoir été celle de Yahvé et d’Israél, fut celle de Dieu avec l’âme fidèle, du Christ avec l’Église. Quand, au 12e, siècle du retour d’Ovide et de la naissance de l’amour courtois, on se tournera vers le Cantique, le livre de l’Ancien Testament le plus commenté en ce siècle, l’Église, Saint Bernard en tête, rappellera que seule en est valable une lecture allégorique et spirituelle.
Dans le Nouveau Testament, les Évangiles sont très discrets sur la sexualité. Ils ont l’éloge du mariage, pourvu qu’il soit monogamique et indissoluble. D’où la condamnation de l’adultère (Matthieu, y, 7) et du divorce assimilé à l’adultère (Matthieu, xix, 2-12; Marc, x, 2-12; Luc, vi, 18). Mais Marie reste vierge dans le mariage et le Christ demeure célibataire. Ces « modèles » figureront dans le dossier antimatrimonial du Moyen Age, encore que celui-ci soit surtout riche de textes pauliniens.
Certes, la chair n’est pas assimilée par saint Paul à l’activité sexuelle pécheresse, elle ne désigne au fond, comme dans l’Évangile de Jean, que la nature humaine. Mais Paul insiste sur l’opposition entre chair et esprit, voit dans la chair la source principale du péché et n’accepte le mariage que comme un pis-aller qu’il vaut mieux éviter: » Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme [on notera l’antiféminisme], mais à cause de la fornication, que chaque homme ait sa femme et chaque femme son mari. Que le mari s ‘acquitte de son devoir envers sa femme et pareillement la femme envers son mari. […] Je dis toutefois aux célibataires et aux veuves qu’il leur est bon de demeurer comme moi. Mais s’ils ne peuvent se contenter qu’ils se marient: mieux vaut se marier que brûler. […] Ainsi celui qui se marie avec sa fiancée fait bien mais celui qui ne se marie pas fait mieux encore » (I. Corinthiens, VII). Car la chair conduit à la mort éternelle : « Je vous préviens.., que ceux qui commettent les oeuvres de la chair n ‘héritent pas du Royaume de Dieu » (Galates, y, 21).
En fait, pour Paul, cet appel à la virginité » et à la continence est fondé sur le respect du corps humain, » tabernacle du Saint-Esprit ». La diabolisation, au Moyen Age, de la chair et du corps, assimilés à un lieu de débauche, au centre de production du péché, enlèvera au contraire toute dignité au corps.
Saint Paul esquisse ainsi un schéma qui deviendra capital pour décrire l’ensemble de la société selon une hiérarchie définie par rapport à la sexualité. Interprétant sans aucune légitimité la parabole du semeur (Matthieu, xiii, 8 et 23; Marc, iv, 8 et 20), dont la graine, selon la qualité de la terre qui la reçoit, produit trente, soixante ou cent, l’Eglise classera la valeur et la fécondité des hommes et des femmes selon qu’ils sont vierges (virgines produisant cent), continents telles les veuves (continentes, soixante) ou mariés (coniugati, rente). Saint Ambroise exprime dès le IV siècle cette hiérarchie : » Il y a trois formes le chasteté: le mariage, le veuvage, la virginité » (Sur les veuves, Iv, 23).
Entre les temps évangéliques et le triomphe du christianisme au 4e siècle, deux séries d’événements assurent le succès de la nouvelle éthique sexuelle : dans l’ordre théorique, la diffusion des nouveaux concepts (chair, fornication, concupiscence et la sexualisation du péché originel) ; dans la pratique, l’apparition d’un statut de vierges chez les chrétiens et la réalisation de l’idéal de chasteté dans le monachisme du désert.
Pour la chair, l’essentiel est le durcissement de l’opposition chair/esprit, le glissement du sens de caro, humanité assumée par le Christ dans l’Incarnation, à celui de chair faible, corruptible, et celui de charnel à celui de sexuel. La désignation par caro de la nature humaine dérape aussi vers la sexualisation de cette nature et introduit, selon la même évolution suivie par l’éthique païenne, la notion de péché contre nature » qui va se dilater au Moyen Age avec l’extension du concept de sodomie (homosexualité, sodomisation de la femme, coït par-derrière ou la femme se tenant au-dessus de l’homme seront ainsi proscrits).
La fuite au désert
La fornication est condamnée dans la Bible, notamment le Nouveau Testament (Paul, I. Corinthiens, vi, 19-20). Plus tard, L’expérience de monachisme amène à en distinguer trois formes : union sexuelle illicite; masturbation; érections et éjaculations involontaires (Jean Cassien, Collations, xli, 3). C’est saint Augustin qui donne son statut à la concupiscence, désir sexuel. Mais le mot, au pluriel, est déjà chez saint Paul : » Que le péché ne règne pas dans votre corps mortel pour que vous n ‘obéissiez pas à ses concupiscences » (Romains, vi, 12). Plus importante est la longue évolution qui conduira à assimiler le péché originel au péché de chair. C’est Augustin qui lia définitivement péché originel et sexualité par l’intermédiaire de la concupiscence. A trois reprises, entre 395 et 430,11 affirme que la concupiscence transmet le péché originel. Depuis les enfants d’Adam et d’Ève, le péché originel est légué à l’homme par l’acte sexuel. Cette conception deviendra générale au 12e’ siècle, sauf chez Abélard et ses disciples. Dans la vulgarisation opérée par la plupart des prédicateurs, des confesseurs et des auteurs de traités moraux, le glissement ira jusqu’à l’assimilation du péché originel au péché sexuel. L’humanité a été engendrée dans la faute qui accompagne tout accouplement à cause de la concupiscence qui s’y manifeste forcément.
Cependant, un vaste mouvement – à la fois théorique et pratique – se développe pour le respect de la virginité. L’écrivain chrétien Tertullien (début du su’ siècle) et le Père de l’Église Cyprien (évêque de Carthage en 248) inaugurent une série d’ouvrages qui, à partir de Méthode d’Olympe (deuxième moitié du 3e siècle), sont de vrais traités sur la virginité. Les vierges consacrées vivent à part dans des maisons particulières, au sein d’une communauté. En fait, elles étaient considérées comme des épouses du Christ. Aline Rousselle a judicieusement fait remarquer que le grand mouvement d’ascétisme chrétien commence par les femmes vouées à la virginité et ne s’adresse qu’à partir de la fin du siècle aux hommes simplement voués à la continence.
C’est le grand mouvement de fuite au désert, recherche de la pureté sexuelle plus que de la solitude. Il se marque souvent au début par des échecs, notamment par des pratiques homosexuelles avec les jeunes garçons qui ont suivi un parent ou un maître au désert. Il nourrira longtemps les lieux communs des tentations sexuelles de l’imaginaire (les tentations de saint Antoine).
Victoire sur la sexualité, victoire sur l’alimentation. Tout au long du Moyen Age, la lutte contre la concupiscence du manger, du boire, la victoire sur la surabondance alimentaire (crapula, gastrimargia) et sur l’ébriété accompagneront presque toujours la lutte contre la concupiscence sexuelle. Quand se formera, au sein du monachisme du 5e siècle une liste de péchés capitaux ou mortels, la luxure et la gourmandise (luxuria etgula) seront très souvent accouplées. La luxure naît bien des fois de l’excès de nourriture et de boisson… Selon Alune Rousselle, cette double lutte conduira l’homme à l’impuissance et la femme à la frigidité, point d’aboutissement, succès ultime de l’exercice ascétique.
Donnez-moi la chasteté
Cette nouvelle éthique sexuelle n’est en définitive que la forme la plus spectaculaire, la plus répandue d’un thème stoïcien que le christianisme a repris pour le faire peser sur l’Occident « pendant dix-huit siècles » (Jean-Louis Flandrin) : le refus du plaisir. C’est l’ère du grand refoulement, dont nous n’avons pas fini de payer les conséquences car la thèse de Max Weber, selon qui la contrainte sexuelle serait à l’origine de l’essor de l’Occident, est infirmée par toute enquête historique sérieuse.
Comment le nouvel idéal s’impose aux convertis de l’Antiquité tardive, nul n’en est meilleur témoin qu’Augustin dans les Confessions. Il confie d’abord que la femme, et plus particulièrement celle avec laquelle il vivait, avait été le dernier obstacle à sa conversion. Sa mère Monique avait toujours lié la conversion tant souhaitée de son fils à l’abandon de sa vie sexuelle.
Puis deux grands développements sont consacrés aux problèmes de la chair. Le plus intéressant se trouve au livre VIII. On y voit Augustin, non encore converti, prendre en haine la chair comme lieu de l’habitude, de l’abandon au désir. » La loi de péché, c’est la violence de l’habitude qui entraîne et qui tient l’âme. » Habitude qui a son siège dans le corps, » la loi de péché qui était dans mes membres » (VIII, y, 12). Ainsi la répression des élans sexuels n’est qu’une forme de ce volontarisme qui caractérise l’homme nouveau, païen puis chrétien. Ce sera au Moyen Age, dans une société de guerriers, la forme la plus haute de la prouesse.
Puis c’est l’aspiration à la chasteté, désirée mais encore redoutée au temps de l’adolescence » Donnez-moi la chasteté, la continence, mais ne me la donnez pas tout de suite « (VIII, vu, 17). Puis la partie est presque gagnée » Du côté où je tournais mon front et où je redoutais de passer se dévoilait la dignité chaste de la continence sereine, souriante sans rien de lascif elle m’invitait avec des manières pleines de noblesse à approcher sans hésitation. […] Et de nouveau elle me parlait. […1″Sois sourd aux tentations impures de ta propre chair sur cette terre… « » (VIII, xi, 27).
Enfin, quand il entend la voix lui dire » Prends, lis! » et ouvre le livre de l’Apôtre, ce qu’il lit c’est » Ne vivez pas dans les festins, dans les excès de vin, ni dans les voluptés impudiques, ni dans les querelles et les jalousies; mais revêtez-vous de Notre Seigneur Jésus-Christ et ne cherchez pas à contenter la chair dans ses convoitises » (VIII, xii, 29). Et l’épisode de la conversion se termine par la joie de Monique, » bien plus chère et plus pure encore que celle qu’elle attendait de petits enfants nés de ma chair! » (VIII, xli, 29).
La plus grande victime de la nouvelle éthique sexuelle, c’est en définitive le mariage. Car, tout moindre mal qu’il soit, il est, malgré tout, toujours marqué par le péché, par la concupiscence qui accompagne l’acte sexuel. L’état de marié, comme celui de marchand, est un de ceux dans lesquels, au Moyen Age, il est difficile de plaire à Dieu.
Le Moyen Age (faut-il voir là un signe de « barbarisation » ?) objective de plus en plus les péchés de la chair, les enferme dans un réseau de plus en plus serré de définitions, d’interdits et de sanctions. Pour la correction des péchés, des hommes d’Église (souvent des moines irlandais, les extrémistes de l’ascétisme) rédigent des pénitentiels, listes de péchés et de pénitences, où l’on retrouve l’esprit des codes barbares. Les péchés de chair y tiennent une place exorbitante, à l’image des idéaux et des fantasmes des militants monastiques. Mépris du monde, humiliation de la chair, le modèle monastique a décidément pesé lourd sur les moeurs et mentalités de l’Occident. Le modèle bénédictin de monachisme équilibré n’éliminera pas complètement l’esprit et les pratiques du désert, désert forestier ou insulaire de l’Occident.
Le calendrier de l’abstinence
Le contrôle de la vie sexuelle des couples mariés a pesé sur la vie quotidienne de la majorité des hommes et des femmes, et soumis la sexualité à un rythme aux conséquences multiples (sur la démographie, sur les rapports entre les sexes, sur les mentalités), selon un calendrier parfaitement « contre nature « , que Jean-Louis flandrin a minutieusement analysé3. Au Ville siècle, les interdits auraient amené les » couples dévots » a ne s unir que quatre-vingt-onze à quatre-vingt-treize jours par an, sans compter les périodes d’impureté de la femme (règles, grossesse, période post partum). Jean-Louis flandrin croit plus plausible la continence pendant les seuls week-ends, ce qui aurait amené le temps libre de la sexualité conjugale à cent quatre-vingt-quatre ou cent quatre-vingt-cinq jours par an. Il repère aussi un réaménagement progressif du temps de continence. Le total des interdits reste à peu près le même, mais la répartition change: aux longues périodes des trois carêmes annuels (Noël, Pâques, Pentecôte) succède une fragmentation de petites époques de jeûne, d’abstinence et de continence.
Des prescriptions à la pratique, le fossé, sans aucun doute, a été grand. La façon dont le confesseur de Saint Louis insiste -comme preuve de sainteté sur le parfait respect (et même l’exagération) par Louis IX de la continence conjugale montre que ce respect était rare. Mais Jean-Louis Flandrin pense que les prescriptions de l’Église ont rencontré certaines tendances profondes de la culture et de la mentalité des masses notion de temps sacré, attesté par les calendriers paysans, sens de l’impureté, respect des interdits. Il y aurait donc eu convergence entre l’éthique savante et la culture « populaire ».
Pourtant, on voit aussi dans le domaine du sexe surgir – du moins aux yeux de l’Église féodale – le clivage social et culturel entre clercs et laïcs (noblesse comprise) d’une part, entre les deux ordres des clercs et des chevaliers et celui des travailleurs -surtout paysans – de l’autre. Il se manifeste dans l’explication le plus souvent donnée au Moyen Age pour justifier la lèpre. L’origine peccamineuse des lépreux a en effet été liée par certains théologiens du Moyen Age à la conception d’un comportement sexuel diffèrent chez les catégories dominantes de la société et chez les couches dominées.
Y a-t-il eu une sexualité des « élites » et une sexualité des rustres? En tout cas, le mépris pour le vilain a trouvé aussi dans le sexe un aliment. Dès la première moitié du 6e siècle, dans un sermon, l’évêque Césaire d’Arles informe son auditoire : « Tous ceux qui sont lépreux naissent d’ordinaire non pas des hommes savants qui conservent leur chasteté dans les jours contraires et les festivités, mais surtout des rustres qui ne savent se contenir ».
Voici donc deux croyances qui vont traverser le Moyen Age. D’abord la maladie obsessionnelle et culpabilisante, la maladie-hantise dont la peste prendra le relais au milieu du 14e siècle, la lèpre reçoit son origine dans la sexualité coupable – y compris celle des époux, surtout, peut-être, celle des époux – et la macule de la fornication commise dans la chair ressort à la surface du corps. Et comme la chair transmet le péché originel, les enfants paient la faute des parents. Ensuite, il y a cette fixation de l’excès de dévergondage sexuel dans le monde des « illettrés », des pauvres, des paysans. Dans ce monde de guerriers, les vilains sont des quasi-animaux, jouets du désir mauvais.
Cette nouvelle éthique sexuelle s’est imposée à l’Occident pour des siècles. Seulement troublée par l’introduction de l’amour-passion dans les relations sexuelles et dans le mariage, elle ne commence à changer lentement qu’à notre époque. Elle a régné pendant tout le Moyen Age, mais elle n’a pas été immobile. Dans le grand essor de l’Occident du 10e au 14e siècle, elle a été marquée, me semble-t-il, par trois grands événements : la réforme grégorienne et le partage sexuel entre clercs et laïcs, le triomphe d’un modèle monogamique indissoluble et exogamique dans le mariage, l’unification conceptuelle des péchés de la chair au sein du péché de luxure (luxuria), dans le cadre du septénaire des péchés capitaux.
Ce qu’on appelle la réforme grégorienne a été un grand aggiornamento de la société médiévale, conduite par l’Église et commençant par elle, des alentours de 1050 à1215 (4e concile du Latran). Elle institue d’abord l’indépendance de l’Église par rapport aux laïcs. Quelle meilleure barrière introduire entre clercs et laïcs que celle de la sexualité? A ceux-ci le mariage, aux premiers la virginité, le célibat et la continence. Un mur sépare la pureté de l’impureté. Les liquides impurs sont bannis d’un côté (les clercs ne doivent répandre ni sperme ni sang, et ne pas transmettre le péché originel en procréant), simplement canalisés de l’autre. L’Église devient une société de célibataires.
En revanche, elle enferme la société laïque dans le mariage. Comme l’a bien montré Georges Duby, l’Église au 12e siècle fait triompher son modèle matrimonial, celui de l’Évangile, monogamique, indissoluble. Dans les manuels de confesseurs qui remplacent les vieux pénitentiels au 13e siècle et qui expriment la nouvelle conception du péché et de la confession fondée sur la recherche de l’intention du pécheur, les péchés matrimoniaux apparaissent en général dans un traité spécial Sur le mariage. Si la casuistique affine le champ théorique et pratique du mariage, celui-ci reste en gros exclu du processus de diversification et de relative adaptation de la vie religieuse à l’évolution générale de la société. Cela s’explique. Le mariage chrétien est un fait nouveau au 13e siècle.
Enfin, le système des sept péchés capitaux instaure cette unification longtemps irréalisée des péchés de chair sous le terme générique de luxure. Certes, la luxure est rarement en tête de la liste des péchés mortels, contrairement à l’orgueil (superbia) et à la cupidité (avaritia) qui se disputent cette première place. Mais elle a une autre suprématie. Dans le lieu commun des » filles du Diable « , ces personnifications des péchés que Satan marie aux hommes en accouplant chacune d’elles à une catégorie sociale, la luxure reste une prostituée que Satan » offre à tous ».
Le péché de chair a son territoire sur la terre comme en enfer. L’exhibition au tympan de Moissac de la luxure – une femme nue, dont les serpents mordent les seins et le sexe – va hanter pour longtemps l’imaginaire sexuel de l’Occident.
The Annales School: An Intellectual History by André Burguière, translated by Jane Marie Todd
Cornell, 309 pp, £24.95, ISBN 0 8014 4665 1
As a graduate student in the 1970s, looking around for new approaches to history that would enable me to do something different from my teachers’ generation, I spent a lot of time with my fellow students discussing the relative attractions of British Marxist historians like Eric Hobsbawm, Christopher Hill and E.P. Thompson, German neo-Weberians such as Hans-Ulrich Wehler and Jürgen Kocka, American students of social inequality like Stephan Thernstrom, advocates of a social-anthropological approach such as Keith Thomas, partisans of a politically committed history of everyday life like Raphael Samuel and the History Workshop, and more besides. The world of history seemed then to be not just expanding but exploding, into areas undreamed of by the political and diplomatic historians on whose work we had been brought up.
Among the most exciting of the new approaches was that of the school of French historians associated with the journal Annales: Economies, sociétés, civilisations. What made their work exciting was, first of all, the sense they conveyed that nothing was off-limits for the historian, no aspect of life too obscure: everything, from birth, death and disease to time, space and distance, from fear, hatred and anxiety to faith, fanaticism and delusion, was open to historical investigation. Then there was the way they ranged across huge stretches of time, crossing conventional barriers of epochs and periods, looking at an enormous variety of aspects of societies in the past. Some, Fernand Braudel among them, took vast geographical areas as their subject, and showed how key structures of human existence transcended the conventional boundaries of the state; others took one province or town and linked together in a complex but convincing causal web, underpinned by painstaking statistical research, the history of its economic, demographic, social and (often rather sketchily) political structures. Like others of my generation, I became fascinated by all this, and ended up doing my own version of a regional study, linking what the Annales historians called structure and conjoncture in a book on cholera in Hamburg in 1892. The city was the only one in Western or Central Europe to fall victim to an epidemic in that year, the causes and consequences of which I traced in the economic, demographic, social and political history of the city across the 19th century.
A quarter of a century or more later, writing about Annales and its history has become a minor scholarly industry. We now know a great deal about where it came from, what it has done and how it developed. The private correspondence of its founding fathers has been published, conferences have been held about them, introductory surveys to their work and that of their successors have been written, dissertations and monographs have poured off the academic presses. Is there anything new to say? In The Annales School: An Intellectual History, André Burguière, the long-serving administrative secretary of the journal, surveys the history of Annales once more. As an insider who knew many of the protagonists from the 1960s on, he has a distinct advantage over many of his competitors. But seeing the journal’s development from the inside has disadvantages too. True to his allegiance to Annales principles, he tells the reader sternly: ‘Do not expect to find in this book a history of events.’ This alone makes the book extremely difficult for anyone unfamiliar with the basic history of the journal and the historians associated with it. More seriously, Burguière is unable to stand outside the history he is analysing and break free from the many myths with which it has become encrusted.
These begin with the journal’s foundation in 1929. Edited by Marc Bloch and Lucien Febvre, both professors at the University of Strasbourg, it was entitled Annales d’histoire économique et sociale, and from the beginning proclaimed its ambition to play a leading role in the field of economic and social history in France. Bloch and Febvre advocated a broadening of the historian’s vision to encompass not only standard topics of economic history such as trade and currency, agrarian society, transport and technology, but also values, sensibilities and feelings. Their aim was to create a new style of thought, as they announced in 1937, that would present new research, publish lengthy critical analyses of other people’s work and, crucially, gather a group of much younger collaborators dedicated to what soon became known as the ‘spirit of the Annales’.
In his introduction, Burguière writes that he has confined his book to French historians, mainly because ‘most historical debate continues to unfold within a national framework’. He does point to parallels between theoretical debates in different countries, but fundamentally he believes there has always been, and continues to be, a ‘national isolation of historiographical issues and trajectories’. This would have surprised me and my fellow students in the early 1970s. And we weren’t unique: the generation of German historians who came of age immediately after the war was strongly influenced by American history and sociology; the debates around E.P. Thompson’s work had a profound resonance among American historians during the 1970s; there was a strong German influence on historical method across Europe and America in the second half of the 19th century and the early decades of the 20th. International conferences and cheap foreign travel have long since broken down the national isolation Burguière speaks of, except, apparently, in France. Moreover, historians have never worked solely on their own country’s past; a majority of historians in the US devote themselves to the history of other countries, and not far off half the historians in the UK do the same. All this has brought them into contact with debates and methods pursued in the countries they work on; the fact that fewer than a quarter of historians in France work on the history of other countries may help explain Burguière’s restricted field of vision.
Bloch and Febvre had many international connections and shared a broad, cosmopolitan vision. Bloch himself declared that historians should ‘base their plan, the treatment of the problems they raise, even the terms they use, on the knowledge gleaned from work carried out in other countries’. He had studied in Germany before the First World War, and read and spoke German; he had also visited England and met English economic historians; and he was the author of a major, synoptic analysis of Feudal Society, first published in 1939 and finally translated into English in 1961, as well as a study of the ‘royal touch’ believed to heal scrofula in England and France in the medieval and early modern periods. Among Febvre’s books were a biography of Martin Luther and a book about the Rhine. The first issue of Annales included studies of the price of papyrus in Ancient Greece, German industry in the First World War, the population problem in the Soviet Union, and the theories of Max Weber. Articles and reviews in subsequent issues ranged widely across a variety of countries; in 1937 there was even a special issue on Nazi Germany.
Annales was launched at the International Congress of Historical Sciences in Oslo in 1928, and Bloch and Febvre used this and similar events to carry on a dialogue with colleagues in other countries. The journal’s early collaborators included the Belgian medievalist Henri Pirenne, the Swedish economic historian Eli Heckscher, and others from outside France. In his youth, Bloch had been an avid reader of the German social and cultural historian Karl Lamprecht, and had clearly been influenced by his ideas. The model for Annales was the Vierteljahrsschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, a long-established German journal, though Annales soon went well beyond the limits of its German counterpart, just as Bloch went far beyond Lamprecht (not least because he was a much better historian).
The founding of Annales was not in any case the product of exclusively French influences and circumstances. Far from it. The Economic History Review was founded in Britain at around the same time, as was the Journal of Economic and Business History in the US, and not long afterwards similar journals began publication in Poland and Italy. Clearly, the emergence in this period of the study of economic and social history reflected to some extent troubled economic circumstances which seemed to call for long-term explanations. It also, perhaps, pointed to a belief among some historians that the study of the political history of the nation-state, which had developed a nationalist thrust during the previous decades, had reached or even exceeded its limits with the First World War. It was time for a more neutral, more scientific, more objective approach – a feeling evident in many countries other than France. In Germany during the 1920s, for example, the social sciences were coming together in the manner envisaged by Bloch and Febvre, as sociologists such as Weber and Karl Mannheim began to exert an influence on historical studies, and students of Friedrich Meinecke started to pursue the history of ideas. In the Netherlands, Johan Huizinga had already published his classic cultural history, The Waning of the Middle Ages, in 1919. Seen in this light, Annales and its programme do not seem particularly startling.
What made the journal French was not so much its prehistory as the changes that took place in the international scene shortly after it was founded. The cementing of the Fascist regime in Italy, the advent of Stalinism in the Soviet Union, the Nazi seizure of power, and the collapse of democracies all over Europe, from Spain and Portugal to Poland and Lithuania, meant that in most countries economic and social history was forcibly co-opted into the service of state-sponsored ideology. International dialogue, particularly with German historians, who in many ways were closest to the founders of Annales, became more difficult. Only in Britain and the US – and perhaps also, at least until the Second World War, in the Scandinavian and Benelux countries – did economic and social history continue on the same basis as Annales, largely separated from contemporary ideological struggles, dedicated to the idea of a more or less neutral concept of social science.
But while economic and social history in the UK, for example, co-existed quite happily with mainstream political and diplomatic history, insulating itself by creating a separate department in virtually every university where it was represented, things were very different in France. There the centralisation of higher education provided it with a different goal: the conquest of the commanding heights of academia. Until 1945, political and diplomatic historians remained in charge, but with the end of the war and the reconstruction of French academic life and institutions, Febvre got his chance. Self-publicising was part of the plan. ‘Cite ourselves,’ he commanded around 1950, ‘don’t lose the opportunity to cite ourselves, to propagate what is essential, that is to say, our keywords. The threefold division of Braudel: milieu, collective destinies, events, L.F.’s notion of mentalities, the notion of probabilism.’ The classics to be cited were, he said, ‘L.F.: Land and Human Evolution; Martin Luther; Belief and Unbelief in the 16th Century; Marc Bloch: The Royal Touch; French Rural Society; Feudal Society; F. Braudel: The Mediterranean; L. Febvre: Philippe II and the Franche-Comté’. (Clearly, Febvre had a higher opinion of his own work than he did of his colleagues’.)
Just as important as the self-conscious creation of a canon, however, was the conquest of the institutions. In 1947, Febvre became president of the newly created Sixième Section of the Ecole Pratique des Hautes Etudes, covering the social sciences, and director of its Centre des Recherches Historiques. He placed his young collaborators in key positions, most notably Braudel, whose huge book, The Mediterranean and the Mediterranean World in the Age of Philip II, in gestation for nearly two decades, was published in 1949. Equipped with funds, posts and prestigious institutional bases, the Annales school could now move towards dominance.
With the death of Bloch at the hands of the Gestapo in 1944, and the arrival of Braudel, a marginal figure in the school before the war, the intellectual style of Annales began to change. Burguière emphasises the school’s continuity and dismisses the conventional division of its leading figures into different generations. He seems to regard his mission as proving its continuing allegiance to the basic principles established by the founding fathers. This is another myth. It is certainly true that Braudel’s work cemented the focus of the Annales on the medieval and early modern periods, and strengthened still further its concentration on social and economic history, but he also introduced much that was new. His book on the Mediterranean world divided historical time into three levels, using the metaphor of the sea that was its subject: the ocean depths, whose permanent features of climate and geography stamped themselves on human existence, especially in a world where the vast majority of people were dependent on agriculture for their survival; the middle level of ocean currents, where social and economic structures operated; and the surface froth of events, politics and individuals. By emphasising the importance of the longue durée, Braudel effectively dismissed what the Annales historians contemptuously called histoire événementielle, ‘event-based history’, as of little consequence. The human beings of the 16th century appeared in his work as incapable of determining their own fate. Braudel himself characterised the vast majority of people in the period he was interested in as ‘human insects’.
It is hard not to see in this a reflection of the fact that he drafted his book while in a German prisoner-of-war camp: looking at the longer term must have provided a form of consolation for the disastrous turn events had taken in the present. More broadly, it could also be argued, the school’s focus on the underlying continuities in history had its origin in disillusionment with the febrile instability of politics in the Third and Fourth Republics, when government followed government in rapid succession but little real change seemed to result. Bloch, Febvre and their successors claimed to have removed themselves from the political partisanship that had characterised so much French historical scholarship in the past and continued to do so in their own day. History, they asserted, was a value-neutral social science, not an instrument of political ideology.
There were international influences at work here too: the 1950s to the early 1970s was the age of quantification, when statistics, increasingly processed through computers, seemed to many social and economic historians to offer the possibility that intellectual certainty could be attained in a world dominated by the cultural clash between the self-proclaimed scientific principles of Marxism-Leninism and the search for a credible alternative by the social sciences in the West. Not in fact apolitical but left-liberal, the Annales historians held themselves aloof from the Marxist historiography that still dominated studies of the French Revolution under the leadership of Georges Lefebvre, despite his earlier association with the school; they were as much a part of the social-scientific reaction to it as the econometric historians then emerging in the US.
On Febvre’s death in 1956 Braudel succeeded him as director of Annales and the Sixième Section, and brought in a new generation, among them Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff and Georges Duby. The enterprise was based in new premises on the boulevard Raspail, where Braudel founded yet another interdisciplinary research centre, the Maison des Sciences de l’Homme, in 1963. The search for social-scientific approaches to history had now driven the school towards an almost messianic enthusiasm for quantification. The leading figure here was Ernest Labrousse, whose Marxism was less important in this context than his technical mastery of quantitative history; he produced two major statistical studies, on the movement of prices in 18th-century France and on the crisis of the French economy on the eve of the Revolution. Virtually every book on Annales states that Labrousse has been unjustly neglected, and Burguière’s is no exception. At the same time Burguière complains that Labrousse marginalised the history of mentalities pioneered by the school’s founders, when in fact Braudel’s own work has remarkably little to say about belief systems, despite their importance in the Christian-Muslim conflicts that raged across the Mediterranean in his period.
Braudel tended to back new research projects with a heavily quantitative emphasis. A leading role was taken by demographic historians such as Pierre Goubert, whose study of the Beauvais region in the 17th and 18th centuries appeared in a new series of monographs on demography and society published from 1960 on. These dealt with real people as well as with statistics, though often the people were seen as corks bobbing about on the waves created by structure and conjoncture in the local or regional economy. Goubert’s study constructed price indices and linked them with records of births, marriages and deaths; these in turn were related to key data about geography and the natural environment, and analysed with reference to different social groups. This study, and the cohort of regional and city-centred monographs that followed it, resting as they did primarily on the statistical analysis of long runs of serial data, again had relatively little to say about beliefs and mentalities except insofar as they too were susceptible to a quantitative approach.
One of these regional studies, however, did do more than quantify: Le Roy Ladurie’s Les Paysans de Languedoc included, along with geographical and climatic data and demographic and social statistics, coverage of religion, literacy and, above all, popular movements and revolts, whose occurrence he related to the effects of economic depression. Although he was initially the arch-apostle of quantification, it was Le Roy Ladurie who led the turn back to the anthropological with his study of the medieval community of Montaillou, a centre of Cathar heretics, published in 1975. Suddenly, individual human beings were back in the picture, revealed in all their individual and collective complexity in the Inquisition records, which were Le Roy Ladurie’s main source. The limits of the statistical approach were becoming clear. The Braudelian emphasis on the power of the unchanging environment seemed too constricting after the liberating experiences associated with 1968, as well as incapable of explaining the historic, cultural and social changes that were clearly underway.
Other historians associated with Annales began to write about cultures and mentalities, encouraged by the contributions of the self-styled ‘Sunday’ (or part-time) historian Philippe Ariès on the history of childhood and the history of death; it was one of the features of the school that was most attractive to younger historians outside France in the 1970s and 1980s. This was the era in which the school and its leading members finally reached international prominence. A number of them, from Duby to Le Roy Ladurie himself, revealed a talent for writing for a broad readership that placed them in a tradition of French historiography going back to Michelet and Taine, and gaining them a readership in other countries. Several of them became public figures, writing for newspapers and broadcasting on radio and television. Their victory thus seemed complete.
Ironically, it had been achieved at the expense of the cosmopolitanism that was such a feature of the school in its early years. Braudel’s pupils overwhelmingly devoted themselves to the study of French history, bringing about a narrowing of focus that Burguière faithfully reflects in his book. Apart from Braudel’s work, the books that gained international prominence were almost all about France. The refocusing on national history paved the way for the reintroduction of politics into Annales, which once more changed its subtitle to reflect this change – it now became Annales: Histoire, Sciences Sociales. But, as Peter Burke remarked two decades ago, as the Annales approach became identified with the French historical profession in general, it lost what coherence it had possessed. In the wake of 1968, French academic institutions had in any case become less centralised and intellectual culture more pluralistic, and the expansion of the universities and of academic life in the late 20th century made it impossible for any single school of thought to achieve either institutional or intellectual dominance.
André Burguière does not want to admit this. For him Annales remains a cause to fight for. But his book will do the cause no good at all. It is written seemingly without any knowledge of the wider historiography. Lutz Raphael’s Die Erben von Bloch und Febvre, the best and most comprehensive account of the school, is mentioned in the bibliography, but there is no sign that Burguière has read it. Self-important, pompous, pretentious, solipsistic, often obscure, sometimes barely coherent, his book seems to address itself only to those in the know. The translation by Jane Marie Todd renders all these faults with exemplary accuracy.
Letters
Vol. 31 No. 24 · 17 December 2009
From Paul Fryer
Richard J. Evans suggests that Fernand Braudel, writing his history of the Mediterranean in a German prisoner-of-war camp, may have developed his abiding fascination with the ‘longue durée’ as a ‘consolation for the disastrous turn events had taken in the present’ (LRB, 3 December). This may well be the case, but other members of the Annales School, notably Lucien Febvre, had less honourable reasons for dismissing events as mere ‘dust’. When the Germans occupied France, Annales was at risk of being banned because one of its owners, Marc Bloch, was Jewish. Febvre, his co-owner, persuaded Bloch not only to relinquish his share in the journal, but to remove his name from the editorial board in order to present an ‘Aryan’ face to the Germans. Bloch, who continued to contribute under the pen name ‘Fougères’, went into the maquis, and, in 1944, was captured, tortured and executed. Febvre had a comparatively peaceful war, but this didn’t prevent him trying to pass himself off as a résistant when, after the war, he was trying to obtain paper then in short supply. In a letter to the minister of information, unearthed by the historian Philippe Burrin, Febvre claimed that ‘alone among all the French historical journals’, Annales had maintained a spirit of resistance, ‘jusqu’au bout’.
Paul Fryer
Paris
Vol. 32 No. 8 · 22 April 2010
From André Burguière
Richard Evans suspects that I haven’t read Lutz Raphael’s Die Erben von Bloch und Febvre, though it is cited in the bibliography of my book, The Annales School: An Intellectual History (LRB, 3 December 2009). I can only say that such a practice is perhaps admitted in Cambridge, but not in Paris. I would like to reassure him: I do read and speak German, and I did read Raphael’s book. Nevertheless, his approach to the Annales School’s evolution since the 1950s, by focusing on its institutional task and development, did not fit the analysis I was making in my book.
I am not sure, however, that Professor Evans read my book properly. Leaving aside the memory of his own encounter with the works of the Annales School when he was a young scholar, his piece is a not uninteresting survey of the academic expansion of the Annales School since the foundation of the Sixth Section of the Ecole Pratique, drawn largely from Raphael’s book. But he does not refer to the main topic of my book: the historiographical destiny of the concept of mentalités.
Quand les historiens se font bretteurs, il en sort parfois du bon : puisque c’est la vertu de la polémique, pourquoi n’en irait-il pas de même dans le débat d’idées ? Ainsi le différend qui a récemment opposé Richard J. Evans, professeur d’histoire moderne à Cambridge, à André Burguière, auteur de L’Ecole des Annales. Une histoire intellectuelle (Odile Jacob, 2006). A l’occasion de la publication du livre en anglais chez Cornell, le premier a critiqué le travail du second dans un long article de la London Review of Books intitulé « Cite ourselves ! ». Critiqué ? Disons plutôt : exécuté. Afin que nul n’en ignore, la revue Books en a largement fait écho en consacrant une pleine page à ce que son rédacteur qualifie lui-même de « démolition en règle ». La victime a d’ailleurs intitulé son droit de réponse « Déconstruction d’une démolition ». Voilà pour l’ambiance.
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail de chacun des reproches adressés par l’un à l’autre. Sauf un qui nous paraît le plus pertinent et dépasse la personne et le travail d’André Burguière. C’est d’ailleurs le seul point sur lequel l’Anglais et le Français s’accordent : l’horizon trop hexagonal des recherches de nos historiens. Sans s’en exclure, Burguière déplore que l’Ecole des Annales n’ait pas su assez inverser la tendance tout en soulignant que l’EHESS (Ecole des Hautes en Sciences Sociales) est aujourd’hui l’institution où les historiens de la France sont minoritaires par rapport à ceux des autres aires culturelles « grâce aux efforts successifs de Febvre, Braudel et des présidents qui leur ont succédé ». Il est vrai, et Richard J. Evans a eu raison d’appuyer là où ça fait mal, que la recherche historique souffre chez nous d’un tropisme franco-français ; mais désormais, ce repli progressif s’observe aussi chez les historiens des Annales. « Moins du quart des historiens français travaillent sur l’histoire d’autres pays alors que la proportion est majoritaire aux Etats-Unis et approche les 50% au Royaume-Uni » souligne-t-il. Si la comparaison se limitait aux universitaires américains, on aurait beau jeu de rappeler qu’ils auraient du mal à s’intéresser à leurs Lumières et à leur Moyen-Age ; élargie aux Britanniques, elle prend tout son sens et permet à Richard J. Evans de regretter « l’abandon du cosmopolitisme » par les disciples de Braudel. Il est indéniable que la méconnaissance des langues étrangères et le refus de la transdisciplinarité ont limité nos chercheurs à la France ; le phénomène va même en s’accentuant avec la génération montante ; sauf à croire que ce nationalisme de la curiosité historique s’observe pareillement ailleurs et que seule la mauvaise conscience, bien française celle-là, surtout lorsqu’elle est activée par le tison de la repentance, lui donne davantage de relief.
On trouvera des raisons d’espérer dans le succès de l’Histoire du monde au XVème siècle (Fayard) publié sous la direction du médiéviste Patrick Boucheron. Sa tentative de renouvellement de l’écriture de l’histoire est d’autant migueriobrancomagnumlahavane94.1275110377.jpgplus remarquable que le même avait donné il y a deux ans un Léonard et Machiavel qui voulait déjà tenter une brèche formelle dans un genre bien compassé. Avec cette histoire du monde de la mort de Tamerlan (1405) au couronnement de Charles Quint (1520), le postulat est autre puisqu’il s’agit, avec l’aide de quelque soixante dix chercheurs, de ne plus s’en tenir à un postulat européocentriste mais mondial. En dépit de son poids (2 kgs pour 890 pages), de son coût (85 euros) et de son niveau d’exigence intellectuelle, ce livre a su séduire grâce à une forme qui renouvelle l’essai collectif. Les personnes et les idées y circulent dans une impressionnante fluidité. On en ressort… décloisonné. Pourtant, comme le rappelle le maître d’œuvre de ce vaste chantier dans une préface qui a parfois les accents d’un manifeste, la plupart des contributeurs s’inscrivent dans une historiographie en langue française. De la World History ou Global History, dont on s’avise en France depuis une dizaine d’années, Patrick Boucheron invite à retenir surtout une exigence : « le décentrement du regard ». L’air de rien, cela implique un bouleversement des habitudes, l’apprentissage des langues étrangères, une curiosité tous azimuts, l’envie d’aller voir dehors et plus loin quitte à y rester un certain temps, loin de la France… Le programme est ambitieux mais, à l’heure où les notions de temps et d’espace sont en pleins bouleversements, qui oserait encore passer à côté d’une telle perspective ?
Encore que la situation ait évolué ces dernières années si l’on en croit le témoignage d’un de nos lecteurs, l’hispaniste Jean-Philippe Luis. Selon ce professeur d’histoire contemporaine à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, un bon tiers de ses collègues clermontois travaillent ou ont travaillé sur un autre pays européen et leurs étudiants n’obtiennent pas leur diplôme sans avoir fait de l’histoire comparée : »Le clivage est plutôt entre histoire européenne connectée (et non pas une addition d’histoire nationale) et celle des autres continents. C’est là que réside la grande pauvreté des universités françaises. Il y a enfin un danger récent qui est celui de la réforme des recrutements qui prétendait lutter contre le localisme et qui au contraire l’a accentué ».
Avant Georges Duby et Jacques Le Goff, il y avait Emmanuel Le Roy Ladurie. Avant Le Roy Ladurie, il y avait Philippe Ariès et avant lui Fernand Braudel. Avant Braudel, il y avait Lucien Febvre, et avant Febvre il y avait Marc Bloch. Du moins peut-on voir les choses ainsi. Autour de ces quelques figures a fleuri ce qu’on appelle l’école des Annales, du nom de la revue fondée en 1928 par Bloch et Febvre. Pendant un demi-siècle, les Annales ont symbolisé le meilleur de la pratique historique française. Son « histoire intellectuelle », écrite par André Burguière, membre de la direction de la revue depuis 1969, vient d’être traduite en anglais. L’ouvrage fait l’objet d’une démolition en règle par Richard J. Evans, professeur d’histoire moderne à Cambridge, dans la London Review of Books.
Un auteur incapable de recul
Se moquant d’abord du parti pris de l’auteur de faire l’économie des événements qui ont marqué l’histoire de son sujet, ce qui rend l’accès au livre « extrêmement difficile » pour les non-initiés, Evans en vient au cœur de son propos : « Burguière est incapable de prendre du recul par rapport à l’histoire qu’il analyse et de se libérer des nombreux mythes qui la figent. »
Evans se souvient de sa fascination pour les historiens des Annales quand il faisait son doctorat en Angleterre dans les années 1970. « Ce qui rendait leur travail si excitant était avant tout le sentiment que rien n’était hors de portée de l’historien : de la naissance, de la mort et de la maladie au temps, à l’espace et à la distance ; de la peur, de la haine et de l’anxiété à la foi, au fanatisme et à la tromperie, tout était ouvert à l’investigation. Et puis, il y avait leur façon de parcourir d’immenses étendues de temps, franchissant les barrières convenues des époques et des périodes, examinant toutes sortes d’aspects des sociétés du passé. Certains, comme Braudel, prirent pour sujet de vastes aires géographiques, montrant comment des structures clés de l’existence humaine transcendaient les frontières des États ; d’autres se penchaient sur une province ou une ville et, s’appuyant sur une pénible recherche statistique, tissaient la toile convaincante de l’histoire de ses structures démographiques, sociales et (de façon souvent un peu rapide) politiques. » Lui-même a suivi l’exemple, allant « lier structure et conjoncture » dans un livre consacré à un épisode de choléra à Hambourg en 1892.
Du coup, Evans ne comprend pas que Burguière, comme il l’annonce dans son introduction, limite son analyse aux historiens français, au motif que les débats sur la manière de faire l’histoire seraient essentiellement nationaux. Evans montre sans peine les influences croisées qui ont marqué le monde des historiens depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Bloch et Febvre avaient eux-mêmes « de nombreux contacts internationaux et partageaient une vision cosmopolite » de leur métier. L’un et l’autre ont écrit des livres sur des sujets non français. Les Annales n’ont d’ailleurs pas été lancées à Paris, mais à Oslo, sur le modèle d’une revue allemande. En outre cette initiative n’était pas un fait isolé. À la même époque furent lancés l’Economic History Review en Angleterre et le Journal of Economic and Business History aux États-Unis.
Le parti pris d’insularité de Burguière, selon Evans, illustre deux évolutions importantes, que l’auteur ne voit pas : un repli progressif des historiens des Annales sur des sujets franco-français et une sacralisation institutionnelle de leurs figures de proue. Le premier point se traduit aujourd’hui par le fait que « moins du quart des historiens français travaillent sur l’histoire d’autres pays », alors que la proportion est majoritaire aux États-Unis et approche les 50 % au Royaume-Uni. Le second point serait plus amusant s’il ne comportait une dimension tragique, illustrée par une lettre adressée à la London Review of Books par un certain Paul Fryer, habitant Paris : « Quand les Allemands occupèrent la France, Annales risquait d’être interdite parce que l’un de ses propriétaires, Marc Bloch, était juif. Febvre, copropriétaire, persuada Bloch non seulement de renoncer à sa part dans la revue, mais d’enlever son nom du comité éditorial. Bloch, qui continua à contribuer sous le nom de “Fougères”, rejoignit le maquis et en 1944 fut pris, torturé et exécuté. Febvre passe ces années plus tranquille, ce qui ne l’empêcha pas d’essayer de se faire passer pour un résistant quand, après la guerre, il tenta d’obtenir du papier, qui faisait cruellement défaut. Dans une lettre au ministre de l’Information, déterrée par l’historien [suisse] Philippe Burrin, Febvre soutient qu’Annales fut la seule des revues historiques à maintenir un esprit de résistance “jusqu’au bout”. »
« Citons-nous nous-mêmes »
Après la guerre, profitant de la structure très centralisée de l’enseignement supérieur français, écrit Evans, Febvre vit l’occasion d’accéder au sommet de la hiérarchie des historiens, jusqu’alors occupé par les spécialistes de l’histoire politique et diplomatique. Il incita ses troupes à mener une politique de propagande systématique, fondée sur le bon principe : « Citons-nous nous-mêmes. » La conquête des institutions passa par la présidence de la nouvelle Sixième section de l’École pratique des hautes études et la nomination des bons élèves aux bons endroits. Dont Braudel, qui prit la succession à la mort de Febvre en 1956 et créa la Maison des sciences de l’homme en 1963.
En bonne logique, Burguière valorise exagérément, selon Evans, la continuité intellectuelle des Annales alors même que Braudel, par exemple, s’était complètement détaché de l’analyse des croyances et des mentalités prônée par les fondateurs. Il faut attendre le Montaillou de Le Roy Ladurie, en 1975, pour voir « les êtres humains individuels revenir dans le tableau ».
Paradoxalement, souligne Evans, les historiens des Annales ont atteint le sommet de leur réputation internationale dans les années 1970 et 1980, au moment où l’école avait « abandonné le cosmopolitisme qui avait tant compté dans les premières années. Les élèves de Braudel se sont pour l’écrasante majorité d’entre eux consacrés à l’histoire de France, entraînant un rétrécissement du champ que Burguière reflète fidèlement dans son livre ». Pour Evans, le meilleur livre sur les Annales reste celui de Lutz Raphael, Die Erben von Bloch und Febvre [1994], que Burguière cite dans sa bibliographie mais dont « rien n’indique qu’il l’ait lu ».
André Burguière, L’Ecole des Annales. Une histoire intellectuelle, Odile Jacob, 2006 (Cornell, 2009).
A propos de l’article de mars-avril 2010, « Les historiens français refont leur histoire », paru dans Books, je tiens d’abord à signaler plusieurs points où Evans et/ou son commentateur français me font dire ce que je n’ai pas dit.
1/ Je n’ai jamais prétendu que le courant des Annales ne concernait que les historiens français et l’histoire de France. J’ai rappelé plus longuement que ne le fait Evans les efforts de Bloch et Febvre pour constituer, autour de leur revue, un réseau international de collaborateurs et publier, dans une perspective comparatiste, des articles concernant des terrains européens ou extra européens qui débordaient le cadre hexagonal. J’ai évoqué le fait (qu’Evans me reproche d’ignorer) que leur projet de revue d’histoire économique et sociale rejoignait des entreprises étrangères, germanophones plus anciennes ou anglophones comme celles qu’il cite. Il me faut préciser en revanche que la revue des Annales n’a pas été « lancée à Oslo » mais simplement annoncée au Congrès historique d’Oslo. Emporté par son adhésion sympathique à l’ouverture internationale des fondateurs des Annales, notre recenseur a peut-être confondu le lieu de naissance des Annales avec le lieu de publication des Caractères originaux de l’histoire rurale française de Marc Bloch, publié effectivement à Oslo en 1931.
Si je préviens dans la préface de mon livre que j’ai choisi par commodité, de suivre le parcours historiographique du concept de mentalités, car c’est là le sujet précis du livre, principalement chez les historiens français, j’ajoute qu’on pourrait retrouver des parcours analogues ( liés ou non à l’école des Annales) avec passage à une histoire structurale strictement économique et sociale et retour aux mentalités sous la forme élargie de ce qu’on nomme aujourd’hui anthropologie historique, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, en Italie, en Allemagne, en Espagne et… ailleurs. Je maintiens en revanche que les controverses historiographiques ont conservé curieusement, malgré la multiplication des réseaux et des colloques internationaux, un caractère assez national et j’en propose une explication.
Je reconnais volontiers l’horizon trop hexagonal des recherches des historiens français, c’est mon seul point d’accord avec Evans, si on les compare en particulier à celles des historiens anglais ou américains. Je ne m’en exclus pas et je le déplore. Le courant des Annales n’a pas su assez inverser la tendance. Mais s’il y a un certain retour à l’hexagone dans les Annales après la deuxième guerre mondiale, il ne tient ni à Febvre comme semble le penser Evans, ni à Braudel. Il est dû à l’influence de Labrousse sur la nouvelle génération d’historiens, longuement évoquée dans mon livre, dans l’effort de celui-ci pour « départementaliser » ou « régionaliser » l’analyse sérielle des données françaises. J’ajouterai cependant qu’il y a au moins une institution française aujourd’hui où les historiens de la France sont minoritaires par rapport à ceux d’autres aires culturelles, en général extra-européennes : c’est l’EHESS grâce aux efforts successifs de Febvre, Braudel et des présidents qui leur ont succédé.
2/ Evans me reproche d’avoir voulu démontrer et donc d’avoir surestimé la continuité de l’école des Annales. De l’observatoire que j’ai choisi (la trajectoire de la notion de mentalités), je montre en réalité le contraire. Je récuse néanmoins l’hypothèse d’Evans qui attribue à Braudel l’abandon de la notion de mentalités. Il s’intéresse assez peu aux faits religieux. Mais son approche des pratiques socio-économiques est à la fois spatialisée et… culturelle. Je crois avoir montré qu’il avait largement préparé le terrain, à cet égard, au « tournant anthropologique » de l’Ecole des Annales. C’est encore une fois Ernest Labrousse, dont Evans semble ignorer l’œuvre et l’influence, qui a écarté les mentalités de son modèle d’analyse strictement socio-économique.
Il me faut revenir sur les relations entre Marc Bloch et Lucien Febvre dont nos recenseurs me reprochent d’avoir éludé les aspects embarrassants en particulier sous l’occupation. J’ai peut-être accordé une place excessive à cet épisode pour un livre dont le propos n’était ni biographique, ni institutionnel mais essentiellement conceptuel. Je l’ai fait parce que les différences et les désaccords entre les deux historiens expliquent largement l’hétérogénéité de « l’esprit des Annales » qui a protégé le courant du dogmatisme mais non de certaines contradictions. Je ne crois avoir rien dissimulé de leurs désaccords à propos de la continuation de la revue, sans le nom de Marc Bloch, sous la loi de l’occupant. J’ai essayé d’éviter le simplisme et d’exposer honnêtement tout le dossier ; comme l’a fait Bertrand Müller dont je partage entièrement le point de vue. Je laisse à M. Paul Freyer, dont je n’ai pas lu la lettre adressée à la rédaction de la London Review of Books , la responsabilité de son témoignage. J’ai lu de près le chapitre consacré par Philippe Burin à Lucien Febvre dans son livre La France à l’heure allemande. Je n’y ai pas trouvé la moindre pièce nouvelle au dossier, mais beaucoup de sous entendus, de propos polémiques qui n’ont pas grand chose à voir avec le raisonnement historique.
J’en viens au fond de l’accusation. M. Evans et son commentateur me soupçonnent, sans apporter de preuve sérieuse, de proposer une interprétation apologétique de l’histoire des Annales parce que je fais partie de l’équipe directrice de la revue. J’affirme au contraire dans ma préface que le fait d’appartenir à la direction des Annales ne me qualifiait ni ne me disqualifiait en rien pour étudier l’histoire intellectuelle de la revue et surtout du courant dont elle a été le vecteur. Il me suffisait pour faire un vrai travail d’historiographie de lire de près les numéros de la revue antérieurs à la guerre ou immédiatement postérieurs à elle ainsi que les œuvres des historiens qui ont été influencés par elle, au lieu de me contenter de mes souvenirs ou des idées toutes faites sur les Annales ; ce que font hélas nombre d’historiens, y compris parmi ceux qui se veulent proches des Annales. C’est aussi ce que semble avoir fait M. Evans pourtant réputé pour avoir consacré une partie de son œuvre à l’historiographie. S’il avait fait cet effort, s’il avait en outre lu sérieusement et complètement mon livre, il n’aurait pu ressortir, comme il le fait, tous les clichés simplistes sur la stratégie de l’auto célébration de Febvre ou de Braudel.
Un dernier point : M. Evans craint que je n’aie cité le livre de Lutz Raphael, Die Erben von Bloch und Febvre sur l’ école des Annales de 1945 à 1980, sans l’avoir lu. C’est peut-être l’usage à Cambridge. Mais à Paris, on ne doit mentionner en principe dans une bibliographie « scientifique » que les textes que l’on a utilisés ou consultés. Je tiens donc à rassurer le professeur Evans et son commentateur. Je lis l’allemand. J’ai lu le livre de Lutz Raphael que j’apprécie, bien que sa perspective institutionnelle et sociologique ne soit pas ici exactement la mienne. Je connais même assez bien l’auteur avec lequel j’ai participé à plusieurs colloques.
Le ministère de l’Intérieur n’autorisera plus, dorénavant, l’occupation de la voie publique pour l’accomplissement de la prière, en dehors des lieux de culte (…) De tels phénomènes et comportements sont étrangers à la société tunisienne.Communiqué du gouvernement tunisien (avril 2011)
C’est Marine Le Pen qui a commencé tout cela Maintenant, le gouvernement a interdit les prières de rue et nous a envoyés ici afin qu’ils puissent cueillir les votes du Front national [le parti d’extrême droite]. C’est la seule raison. Assya (cité par AlJazira)
Il y a quinze ans on a eu le voile, il y avait de plus en plus de voiles. Puis il y a eu la burqa, il y a eu de plus en plus de burqas. Et puis il y a eu des prières sur la voie publique. Maintenant, il y a dix ou quinze endroits où de manière régulière un certain nombre de personnes viennent pour accaparer les territoires. C’est une occupation de pans du territoire, des quartiers dans lesquels la loi religieuse s’applique, c’est une occupation. Certes il n’y a pas de blindés, il n’y a pas de soldats, mais c’est une occupation tout de même. (…) Ce que j’ai dit, c’est que ceux qui pratiquent les prières sur la voie publique se comportent comme des occupants. Marine Le Pen (décembre 2010)
Un ensemble d’associations et de partis politiques de gauche (…) dénoncent l’extrême droite et son opération ‘saucisson et pinard’ comme une croisade contre une « pseudo islamisation » du quartier. Mais les mêmes ne disent rien sur les problèmes réels qui rongent ce quartier. Des habitants du quartier Goutte d’Or Château Rouge ( juin 2010)
Globalement, tout s’est bien passé. Seuls 200 musulmans à Paris, 200 à Gennevilliers et 100 à Nice ont prié dans la rue ce vendredi, alors que le ministre de l’Intérieur entendait mettre fin le même jour à cette pratique. Pour la plupart des personnes concernées, elles agissaient dans l’ignorance de l’interdiction. Le JDD (septembre 2011)
En juillet, le conseil régional d’Ile-de-France a voté la suppression d’une subvention de 15 000 euros accordée depuis trois ans à la radio Fréquence protestante dans le cadre des aides régionales aux radios associatives. Déposé au nom de « l’attachement aux principes laïques » par le Parti radical de gauche-Mouvement unitaire progressiste et le Front de gauche, l’amendement a été adopté presque par surprise grâce aux voix de l’UMP. Cela faisait trois ans que les radicaux de gauche tentaient d’imposer cette suppression, estimant qu’une collectivité publique n’a pas vocation à financer une « association à caractère cultuel ». Les Verts se sont abstenus, le groupe socialiste et les communistes ont voté contre. Stéphanie Le Bars
Cinq mois après, la France s’aligne… sur la Tunisie ! (Merci qui?)
Alors qu’à l’exception d’un bien solitaire et téméraire Manuel Valls, les six candidats à la primaire PS qui prétendent dans moins d’un an diriger la France n’ont pas trouvé le temps en trois heures de débat de parler de l’iıımigration (ils n’ont en revanche pas manqué, on est rassuré, d’évoquer l’urgent problème de la dépénalisation du cannabis) …
Après le courageux vote du conseil régional d’Ile-de-France en juillet dernier, suite à un amendement déposé par les Radicaux et le Front de gauche mais contre l’avis des socialistes et des communistes, de la suppression de toute subvention à la radio associative Fréquence protestante …
Stupeur dans les rues françaises …
Quand, prenant conscience du risque d’être débordé sur sa droite neuf mois après les déclarations de Marine Le Pen et moins d’un an des présidentielles, le gouvernement se décide brusquement à faire appliquer la loi sur l’occupation des lieux publics sans autorisation préalable …
Et que, contrairement aux menaces de guerre civile annoncées partout, tout se passe à peu près bien …
Comme d’ailleurs, on s’en souvient suite aux plaintes des riverains contre « les embouteillages et les entraves à la libre circulation et la menace des intérêts des commerçants, fonctionnaires et ouvriers« ,…
Les prières dans la rue sont désormais interdites en Tunisie, a annoncé aujourd’hui le ministère de l’Intérieur dans un communiqué.
« Le ministère de l’Intérieur n’autorisera plus, dorénavant, l’occupation de la voie publique pour l’accomplissement de la prière, en dehors des lieux de culte », selon le communiqué ajoutant que de « tels phénomènes et comportements sont étrangers à la société tunisienne ».
Le ministère qui « rappelle la nécessité de respecter la loi » a reçu « de nombreuses plaintes téléphoniques et écrites au sujet de l’occupation par les fidèles de la voie et des places publiques pour l’accomplissement de la prière, qui est à l’origine d’embouteillages et d’entraves à la libre circulation, et de menaces des intérêts des commerçants, fonctionnaires et ouvriers ».
Il appelle également les parents à « sensibiliser leurs enfants, pour qu’ils n’aient pas à adopter de tels comportements et agissements ».
Le propre de toutes ces lois racistes est de placer les fidèles Musulmans dans des situations inextricables : on leur refuse d’un côté la possibilité de construire des lieux de culte digne de ce nom, et de l’autre on leur interdit de prier à l’extérieur…
Cette nouvelle interdiction suit une longue controverse attisée par l’extrême droite, à propos des fidèles Musulmans contraints de dérouler leurs tapis de prière à l’air libre.
En France, l’extrême-droite fait la loi
Une interdiction française de prier dans la rue est entrée en vigueur, obligeant des milliers de fidèles musulmans à se rendre dans le nord de Paris, pour trouver un lieu de prière de fortune dans une caserne de pompiers désaffectée.
L’interdiction de la prière dans la rue, promulguée ce vendredi, met en évidence les problèmes de la France à intégrer sa communauté musulmane forte de 5 millions d’âmes et qui manque d’espaces de prière.
La nouvelle loi fait suite à une controverse datant de longtemps – attisée par la chef de l’extrême droite, Marine Le Pen – à propos des Musulmans contraints de déposer leurs tapis de prière dans les rues de plusieurs grandes villes.
Envoi de la police contre les fidèles en prière ?
Le ministre de l’Intérieur Claude Guéant a intimé l’ordre aux Musulmans de Paris d’utiliser des espaces temporaires mis à disposition, en attendant la construction d’un espace de prière de taille suffisante, et il a averti que la force serait utilisée si nécessaire et que la police mettra fin aux prières de rue.
Sept mois avant les élections présidentielles, cette interdiction est clairement une tentative de rallier des sympathisants d’extrême-droite au président Sarkozy [cela préfigure aussi une alliance droite/extrême-droite suite aux prochaines élections – N.d.T].
A la caserne [servant de lieu de prière], Cheik Mohammed Salah Hamza a dirigé les prières pour les musulmans venus de tous les environs de Paris.
Les fidèles sont venus, posant leurs tapis de prière sur le sol du hangar ainsi que dans la cour.
« C’est un début de solution », dit Hamza à l’agence Reuters, avant le début du service. « Les fidèles sont contents d’être ici. L’espace, prévu pour 2000 personnes, est plein. »
Beaucoup de fidèles se voulaient optimistes. « Ce sera mieux que la rue Mryha », dit un homme, se référant à une rue de Paris réputée pour accueillir les prières de rue. « Apparemment, cela a choqué des gens. »
Le Pen a décrit le phénomène croissant de la prière dans les rues et les trottoirs comme une « invasion ».
« C’est Marine Le Pen qui a commencé tout cela, » dit une femme qui a donné son nom comme Assya, sur son chemin vers l’ancienne caserne à la périphérie de Paris. « Maintenant, le gouvernement a interdit les prières de rue et nous a envoyés ici afin qu’ils puissent cueillir les votes du Front national [le parti d’extrême droite]. C’est la seule raison. »
« Prier dans l’herbe »
En France, où une stricte séparation de l’Eglise et l’Etat est en vigueur pendant un siècle, la démonstration publique d’activités religieuses est désapprouvée.
Mais les initiatives du gouvernement réactionnaire de Sarkozy pour limiter les signes religieux, comme une interdiction du voile intégral, ont attiré les critiques et sont considérées comme des mesures injustes visant à appliquer une ségrégation à l’encontre des Musulmans.
La France compte la plus grande minorité musulmane de tous les pays européens. Mais une partie seulement – environ 10 pour cent, soit la même proportion que chez les catholiques – est pratiquante, selon les associations musulmanes.
Une heure avant la première prière, des jeunes hommes portant la barbe et des bandeaux verts, et avec des bannières se sont rassemblés dans la rue Myrha pour décourager les fidèles de se déplacer vers le nouveau site.
« Aucun système au monde ne peut nous contraindre en dehors d’Allah », a crié un jeune homme. « Il n’y a plus de dignité dans la prière sur l’herbe que dans leur fausse mosquée », a dit un autre.
Alors que les prières avaient commencé, quelques dizaines de jeunes gens appartenant à un groupe appelé Forsane Alizza ont perturbé le service aux cris de « Allahou akbar » – « Dieu est le plus grand » – et se sont accrochés avec la sécurité.
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France : une loi raciste et islamophobe – 28 avril 2010
17 septembre 2011 – Al Jazeera – Vous pouvez consulter cet article à :
L’extrême droite et la droite populiste responsables moraux des attentats d’Oslo ? C’est ce qu’on peut lire dans plusieurs médias nationaux. Preuve qu’il est toujours difficile de parler sereinement d’immigration en France…
Il y a huit ans, le nommé Richard Durn remplissait la mission – « cruelle mais nécessaire » – qu’il s’était assignée, à savoir tuer un maximum de membres du Conseil municipal de Nanterre, ville qu’il disait « exécrer ». Personne – je veux dire personne de bonne foi – ne prétendit alors que le Parti socialiste, les Verts ou la Ligue des Droits de l’homme, trois organisations dont il avait été membre, étaient pour quelque chose dans l’acte de ce dément. Durn lui-même, dans une lettre-testament, avait expliqué qu’il voulait seulement une fois dans son existence se sentir libre et puissant, et conclure sur ce coup d’éclat sa « vie de merde ».
L’extrême droite et la droite populiste responsables des attentats d’Oslo ?
Aussi bien, dans un premier temps, aucun journal, aucune organisation politique n’ont accusé le Parti du progrès norvégien, et pas davantage le Front national ou l’UMP, d’avoir organisé ou commandité le massacre conçu et perpétré par Anders Breivik, tant il était évident que l’idée tordue d’exterminer le plus grand nombre possible de jeunes Norvégiens pour mieux contenir l’Islam avait germé et fleuri toute seule dans ce cerveau fêlé. Laurent Joffrin a même tenu, avec beaucoup d’élégance, à disculper Robert Ménard et Eric Zemmour et, après réflexion, Elisabeth Lévy : ils n’étaient pas dans le coup.
Une telle sagesse, une telle modération ne pouvaient pas durer. Deux jours ne s’étaient pas écoulés que, s’étant ressaisis, le MRAP, SOS Racisme, Rue 89, Libération, après une enquête expresse, désignaient les responsable moraux de la récente tuerie et des tueries à venir : les droites extrêmes, les partis populistes, les apprentis-sorciers de la majorité qui, en faisant de l’immigration le bouc émissaire de tous nos maux, font souffler sur l’Europe et la France, les vents mauvais, les vents « délétères », les vents « nauséabonds » de la xénophobie et du racisme. D’où le réchauffement climatique de la haine, à l’origine de la vague de terrorisme chrétien fondamentaliste que pressentent les augures. Au fait, Benoît XVI a-t-il condamné les crimes de M. Dupont de Ligonnès ?
Il n’est pas douteux que le carnage d’Oslo et les justifications qu’avance son auteur, mégalomane narcissique mais parfaitement conscient de ses actes et cohérent dans son délire, apportent une bouffée d’oxygène bienvenue au discours quelque peu fané des professionnels de l’antiracisme et des docteurs de l’angélisme.
L’occasion était trop tentante de ressortir du placard les amalgames les plus éculés et de confondre dans une même condamnation tous ceux qui, sur la base d’analyses, d’inquiétudes, d’intentions et de propositions bien différentes, ont tenu à un moment ou un autre des propos politiquement incorrects sur l’immigration et plus précisément sur la menace que l’Islam ferait peser sur notre culture et notre civilisation. C’est une chaîne longue et lâche dont les premiers maillons s’appellent François Mitterrand (« le seuil de tolérance »), Valéry Giscard d’Estaing (« l’invasion »), Jacques Chirac (« le bruit et l’odeur »), Nicolas Sarkozy (« la racaille »), Alain Finkielkraut (« la France se métisse »).
La doxa politiquement correcte de l’immigration
Jusque là, tout va bien, mais le discours de Grenoble est-il si différent du discours de Le Pen, M. Guéant ne persécute-t-il pas les sans-papiers, M. Longuet n’a-t-il pas appartenu au mouvement Occident, la Droite populaire, composante de l’UMP n’est-elle pas une passerelle vers le Front national, le Front national est-il aussi éloigné qu’il voudrait le faire croire des Identitaires, lesquels sont bien proches des néonazis qui ne désapprouvent pas Anders Breivik, propagandiste par l’exemple d’une nouvelle solution finale ? Tous populistes, tous extrêmistes, tous racistes ! C’est l’habituelle et insupportable reductio ad hitlerum, l’anathème qui dispense d’explication, l’arme absolue, dans le dialogue, de ceux qui refusent le dialogue, la forme contemporaine du « fasciste ! » qui, des années cinquante aux années quatre-vingt, fut l’efficace joker par lequel les communistes mettaient victorieusement fin à tout débat.
Il existe actuellement une doxa politiquement correcte de l’immigration dont il est aussi dangereux de s’écarter que d’un chemin sécurisé à travers un champ de mines.
France : terre d’immigration…
L’article premier en est que la France a toujours été une terre d’immigration. Les preuves en surabondent d’ailleurs : Blanche de Castille, Pétrarque, Vinci, Anne d’Autriche, Jean-Baptiste Lully, Marie-Antoinette…
Aucun immigré en particulier, et l’immigration en général, si l’on en croit la doxa, ne posent aucun problème d’aucune sorte, ni d’ordre public, ni d’ordre social, ni d’ordre culturel, ni d’assimilation. Les seuls problèmes viennent de ceux que nous leur créons, à travers la discrimination, la chasse au faciès, la ghettoïsation, la répression des sans-papiers.
Il n’y a aucune différence d’aucune sorte, dans aucun domaine, entre un Français de souche, français depuis vingt générations et un Français naturalisé depuis cinq minutes, un Français binational, un Français francisé, même s’il ne le souhaite pas, parce qu’il est né et a grandi sur notre sol, et un Français heureux bénéficiaire d’un mariage blanc.
L’immigration est un enrichissement : elle ouvre notre culture sur les autres cultures, remplit les caisses de la Sécurité sociale, diversifie notre cuisine et crée notamment dans le secteur agricole (l’herbe) et dans le secteur industriel (héroïne, crack et cocaïne) des dizaines de milliers d’emplois.
Mais cessons d’enfiler les perles. La vérité est que la France est confrontée depuis la fin de la seconde guerre mondiale à une situation sans équivalent dans son histoire depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis le dixième siècle et la fin des grandes invasions. Ce pays – le nôtre – à la démographie stagnante, comme tous ses voisins à la population vieillissante, est passé en soixante ans seulement de quarante à soixante-cinq millions d’habitants. Cette augmentation extraordinaire, signe et source de vitalité, s’explique pour l’essentiel (sans que quiconque puisse fournir un chiffre exact, puisque la loi nous interdit de savoir qui nous sommes) par un apport de sang nouveau. Autant qu’on puisse le mesurer, il semble qu’aujourd’hui un habitant de la France sur trois soit étranger, fils ou petit-fils d’étrangers.
… en pleine mutation
Comment une telle mutation, qui a d’ailleurs coïncidé avec le passage d’une société plus qu’à demi-rurale à une société urbanisée et qui a coïncidé avec la perte d’un certain nombre de repères anciens (l’Eglise, l’armée, la patrie, le drapeau, la famille traditionnelle) pourrait-elle ne poser aucun problème d’adaptation ?
Et cela d’autant plus que l’immigration qui a modifié et modifie chaque jour le visage de la France n’est pas une immigration de proximité, géographique et ethnique, donc aisément assimilable, mais une immigration largement africaine et asiatique, principalement musulmane, démographiquement jeune et féconde, socialement pauvre, culturellement différente. Quel rapport avec le racisme ou l’antiracisme a le fait de s’interroger, très légitimement, sur les conséquences que l’immigration peut avoir en termes de niveau de vie, d’évolution des mœurs et de la culture, de sécurité et sur les nouvelles bases de l’identité nationale ? Nous sommes à un tournant, et un tournant difficile, d’une histoire dix fois séculaire.
On peut évidemment regarder ailleurs. On peut évidemment n’en jamais parler et n’y jamais penser. On peut estimer que l’immigration est une chance pour la France. Mais la meilleure attitude consiste-t-elle à nier ou à affronter la réalité ?
Face à cette réalité, la classe politique installée – les deux grands partis de gouvernement – reste majoritairement sur la ligne qui a sépare la France d’en haut de la France d’en bas, et qui a coupé les élites bien portantes des masses bien souffrantes. Elle sait mieux que le peuple ce qui est bon pour le peuple, et n’aime pas que celui-ci se mêle de ses affaires. A l’inverse, ceux qui, à gauche comme à droite, exploitent les colères et les frustrations du peuple et lui murmurent à l’oreille ce qu’il a envie d’entendre peuvent être dits populistes, entendez démagogues. Mais est-il si choquant d’écouter le peuple, et de tenir compte de ce qu’il vit et de ce qu’il veut ? Le populisme est aussi un visage de la démocratie.
– Le coût annuel de l’immigration et de l’intégration est d’environ 70 à 80 milliards d’euros (voir le colloque de l’IGP de 2005, repris par diverses sources depuis lors),
– que la population d’origine immigrée atteint environ 7 à 8 millions de personnes,
– qu’il rentre environ 250 000 immigrés supplémentaires chaque année dans notre pays, la question est alors de savoir combien coûte l’immigré supplémentaire qui rentre en France, combien coûtent les 250 000 immigrés annuels.
La réponse à la question ainsi posée est évidement :
– coût annuel de l’immigré supplémentaire : 10 000 euros,
coût annuel de l’immigration supplémentaire à son rythme actuel : 2,5 milliards.
On a supposé ici que le coût marginal était équivalent au coût marginal.
A l’heure où le déficit budgétaire « flirte » avec 90 milliards d’euros et où le gouvernement cherche désespérément à « gratter » ici et là quelques milliards d’euros pour ne pas voir la France perdre son « triple A ») (ce qui provoquerait dans l’instant un gonflement prodigieux du coût de la dette), cette question n’est pas dépourvue d’un certain intérêt.
En fait, tout se passe comme si les gouvernements successifs avaient pris le parti de financer le coût d’installation de ces populations en France par l’endettement plutôt que par l’impôt.
Reste à calculer les recettes procurées par les immigrés et leurs descendants en termes de recettes budgétaires et de production de biens et de services qui sont certainement non négligeables, bien que fort délicates à apprécier.
Comment passe-t-on d’un chiffre de 36 milliards calculé en 2005 à un chiffre de 70 à 80 milliards estimé en 2011 ?
Cela peut s’expliquer, sachant que :
– Nous sommes en 2011, donc 7 ans après le colloque de 2005.
– Toute valeur qui croît à un taux de 10 % l’an double en 7 ans (cf. la table des intérêts composés).
– Or les coûts calculés ont cru pendant cette période de 7 ans à un taux proche de 10 % l’an sous le triple effet de l’inflation (soit 2,5 % l’an), de l’immigration (soit 250 000 personnes par an, soit environ 3,6 % de la population déjà résidente), du croît démographique différentiel (165 000 naissances par an) soit environ 2,5 % de ce même total, ce qui donne effectivement 5,5 + 3,6 + 2,5 = 8,6 %.
Ceci en supposant, ce qui est probablement faux, que les coûts et les prestations n’aient pas fortement augmenté pendant cette période.
Une autre approche donnerait des résultats similaires : l’impact de l’inflation à 2,5% sur 7 ans, soit 18,8%, représente 6,8 milliards supplémentaires ; il en va de même pour le croît démographique différentiel, soit 6,8 milliards de plus, auquel il faut ajouter le coût supplémentaire cumulé de l’immigration sur 7 ans (2,5 x 7), soit 17,5 milliards, ce qui donne : 6,8 + 6,8 + 17,5 = 31,1 milliards, qu’il faut ajouter aux 36 milliards calculés en 2005, soit 67,1 milliards.
On voit que ce chiffre est proche des 70 milliards retenus plus haut en première approximation.
Ce chiffre, approximatif bien sûr, de 10 000 euros par an pour chaque immigré supplémentaire, est-il déraisonnable ?
Il est permis de penser que non si l’on garde présent à l’esprit qu’il a été calculé voici quelques années, que le coût de chaque Corse à la métropole tournait autour de 6 000 euros par an (mais le coût de l’immigré supplémentaire est forcément bien plus élevé, sachant que la Corse dispose déjà de tous les équipements nécessaires alors que l’immigré va exiger des investissements supplémentaires forcément coûteux). Le coût des DTOM à la métropole (1) doit être du même ordre de grandeur (sinon bien supérieur).
(1) Calculé voici bien des années par l’auteur alors au cabinet de Michel Debré
Etxebarria s’est alors défendue en revendiquant le droit de tout auteur à l’intertextualité – utilisation d’idées et phrases d’autres auteurs comme source d’inspiration – et est arrivée à affirmer qu’elle était victime d’un « harcèlement mediátique » ayant eu un effet « aussi traumatique qu’un viol ».El Mundo
Je prends habituellement en note sur un cahier des éléments que je lis, qui me semblent intéressants ou drôles. À l’origine, je ne pensais pas me servir de ces extraits. Je pensais les retravailler plus tard. J’ai dit dans mon livre que je me suis inspiré de cet auteur, je l’ai d’ailleurs cité dans mon livre.
La littérature ne s’écrit pas ex-nihilo, les auteurs se nourrissent les uns des autres et l’ont toujours fait. L’intertextualité, c’est un classique de la littérature, même si je n’ai pas la prétention de me mettre à la hauteur des grands auteurs. Il y a par exemple chez Montaigne 400 passages empruntés à Plutarque. Avant, en littérature, quand il y avait un clin d’œil, on applaudissait, aujourd’hui on tombe à bras raccourcis sur l’auteur […]. Et les emprunts, cela devient un crime, un blasphème. Le plagiat, c’est une accusation archétypale en littérature. On lance un soupçon et au fur et à mesure le point d’interrogation derrière ce terme tombe. (…) Après, les gens vont dire Macé-Scaron égale PPDA. Joseph Macé-Scaron
J’ai dit et j’ai écrit du plagiat qu’il représentait, à l’instar de la lettre écarlate, une tache indélébile d’infamie. J’ai joué inconsidérément avec cette notion. Sans doute par un goût absurde de la désinvolture et selon une propension paradoxale à la mise en danger que je contemple aujourd’hui amèrement. J’ai pêché par aveuglement et par orgueil. Je ne le cache pas. (…) Je veux rappeler ici que, dans «Ticket d’entrée» et dans mes autres livres, je me suis bien adonné à une pratique d’emprunts, de clins d’œil, de citations intertextuelles. Je ne voudrais pas toutefois que, dans le feu de la polémique, on amalgame cette pratique littéraire avec une autre pratique – fautive celle-là – qui a parfois consisté, pour moi, dans l’empressement de mon activité de journaliste, à citer et reprendre sans référence et sans guillemet. Et que les confrères ou consœurs concernés m’en excusent s’ils le veulent bien, s’ils consentent à comprendre ce que j’écris ici – et ainsi des lectrices et des lecteurs. L’un des enseignements les plus personnels de cette affaire est la nécessité absolue de se recentrer sur l’essentiel. Grisé par ce métier que j’aime, j’ai cru qu’il était possible de se démultiplier professionnellement. Non par frénésie de pouvoir – même si, comme tout un chacun, je ne le dédaigne pas forcément -, mais par souci de faire partager au plus grand nombre des idées, des découvertes et des textes qui me sont chers. Qui trop embrasse, mal étreint – et que l’on me pardonne cette formule populaire, mais si juste. Sans doute se demandera-t-on pourquoi cette déclaration apparaît si tardivement. Certainement en raison de quelque faiblesse innée, mais aussi parce qu’il me semble que l’époque récuse, encore plus qu’elle ne la méconnait, une quelconque notion de purgatoire. Sans doute ai-je trop attendu avant de réaliser pleinement que le journalisme ne saurait être un jeu. J’en fais aujourd’hui l’expérience. Le journalisme n’est pas un jeu. C’est un métier. C’est aussi le mien. Mais ce ne peut être la continuation de la guerre par d’autres moyens. Joseph Macé-Scaron
D’abord, de quoi s’agit-il précisément ? D’emprunts, dans des livres et des articles, de quelques lignes formant parfois un paragraphe réinjectées dans des livres ou des articles (pour la plupart jugés excellents) écrits par Joseph Macé-Scaron. La pratique était, semble-t-il, devenue chez lui récurrente. (…) Sur la polémique littéraire qui s’en est suivie – le rôle et la place de l’emprunt dans le roman, le principe d’intertextualité – je ne me prononcerai pas, ne disposant d’aucune compétence ni crédibilité en la matière. (…) Mais, évidemment, nulle échappatoire possible quant aux emprunts journalistiques. Ils relèvent de mon métier et donc, au sein de Marianne, de ma responsabilité. Rappelons à cet instant quelques règles usuelles : dépourvus de citation entre guillemets et de notes de renvoi en fin d’article, ces emprunts ont toujours été bannis dans notre pratique professionnelle, dans ce code d’éthique qui, formellement, n’existe pas et que nous respectons pourtant. Pour le dire plus clairement encore, la technique de l’emprunt sans citation est inconcevable. Joseph Macé-Scaron a donc porté atteinte non seulement à sa réputation professionnelle, mais aussi à la crédibilité de Marianne, son journal, notre journal, votre journal. (…) Lucide quant aux dégâts provoqués, Joseph Macé-Scaron m’a donc proposé dès la semaine dernière de renoncer dans le contexte présent à tout article éditorialisé, d’en revenir à un journalisme d’enquête, de récit, d’analyse. J’ai accepté. Maurice Szafran (PDG de Marianne)
Pour ma part, pas une seconde, pas un instant, je n’ai suspecté JMS de plagiat ou de contrefaçon. Bien a contraire. Je me suis dit que l’emprunt d’une formule aisément identifiable, facilement repérable (tous ceux qui ont lu le roman de Jay McInerney se souviennent de ce passage, tant il est marquant) ne pouvait être qu’une sorte d’hommage rendu à l’écrivain américain, mais aussi au personnage de la « vraie vie » qui avait servi de modèle à l’académicien espiègle et séducteur campé par JMS. Et mieux encore, non seulement ne n’ai jamais suspecté JMS de plagiat, mais tout au contraire, le seul débat qui m’intéressa, dans la mesure où je suis moi même édité dans une maison qui n’est pas sans lien avec le modèle de JMS, fut de savoir si, littérairement parlant, il aurait pu exprimer sa nostalgie du temps perdu de cette façon là. Tout cela pour dire que, pas une seule seconde, je n’ai eu la sottise de prêter à JMS la bêtise de plagier une phrase identifiable entre cent mille pour tous les amoureux de McInerney. J’ai considéré, ainsi que JMS le proclame pour sa défense, que cet emprunt était une forme de clin d’œil, d’hommage et de jeu. Point. J’ai fait preuve d’une bienveillance totale. Est-ce un tort ? Et, qui sait si Macé Scaron ne s’est pas amusé à multiplier encore les références de ce type ? Faut-il dorénavant multiplier les notes en bas de page : « Attention, là, j’emprunte à Machin dans le but de jouer avec une référence littéraire ? » Bruno Roger-Petit
Il y a deux moyens de tuer un homme politique : l’accusation de négationnisme et le soupçon de pédophilie. Il n’y a qu’un moyen de tuer un écrivain : le traiter de plagiaire. Il ne s’en remettra pas. La casserole tintera à ses basques jusqu’à la consommation des siècles. Il la portera dans sa biographie comme la femme adultère du roman de Nathaniel Hawthorne sa « lettre écarlate » sur la poitrine. Joseph Macé-Scaron en fait l’amère expérience depuis le début de la semaine. Journaliste, il occupe des postes de direction à Marianne et au Magazine littéraire (auquel je m’honore de collaborer, honni soit qui mal y pense – devise anglaise piquée sans vergogne à l’Ordre de la Jarretière) ; chroniqueur, il commente et débat régulièrement sur iTélé, Canal+, RTL, France Culture et c’est tout ; écrivain, il a publié sans problème huit livres, et un neuvième à problème. Ticket d’entrée (Grasset, 330 p., 19 €), roman à clés si peu opaque qu’il semble fourni avec le trousseau, est une satire corrosive des milieux politiques et journalistiques au prisme gay à l’ère vétéro-sarkozyste, et de l’atmosphère de délation qui corrompt ce petit monde. (…) Pour sa défense, -Joseph Macé-Scaron reconnaît : « C’est une connerie. » Entendez que s’il a un regret à formuler, c’est bien celui-ci : cette affaire témoigne de ce que la littérature ne peut plus se permettre de clins d’oeil, d’échos, d’hommages de ce type alors que le cinéma, la peinture, le théâtre, la musique sans oublier l’Internet en regorgent. « Au XXe siècle, les travaux de Kristeva, de Compagnon (sur Montaigne d’ailleurs), de Barthes et de Genette (Palimpsestes) ont montré que l’innutrition était la principale source de littérature, qu’elle soit ancienne ou moderne. On ne reprend pas des morceaux de la réalité : on reprend des morceaux des autres livres. C’est ce qu’on appelle désormais l’intertextualité, que tout étudiant en lettres connaît très bien », nous dit-il. Il cite Montaigne et ses quelque quatre cents emprunts à Plutarque avant de rejeter des deux mains le moindre soupçon de plagiat. D’autant qu’il rend hommage à Bill Bryson et ses chroniques américaines dans le corps même de son texte. Ce qui reviendrait à tendre une verge pour se faire battre s’il n’avait pas eu la conscience tranquille. Après tout, Michel Houellebecq n’avait pas agi autrement en recopiant des pages d’une encyclopédie interactive dans La Carte et le Territoire, sans même prendre la peine de citer sa source, et cela n’avait guère posé de problème. Or la justification littéraire de Macé-Scaron est parfaitement identique à la sienne ; sauf que Houellebecq, lui, peut tout se permettre : son cynisme, son sens de l’autodérision et son statut de « grand écrivain » le protègent. Pierre Assouline
On a donc moins à faire à des dérapages isolés qu’à un système. Les mauvaises habitudes de « JMS » ne datent pourtant pas d’hier. Plusieurs anciens du service politique du Monde ont encore en mémoire un épisode remontant à la fin des années 80, époque où Macé-Scaron écrivait dans Le Figaro. « Un jour, se souvient Olivier Biffaud, alors journaliste politique au Monde, je tombe sur l’un de ses articles dans lequel je reconnais des blocs entiers de l’un des miens ! Sidéré, je lui ai envoyé une lettre pour me plaindre, lui suggérant même ironiquement de me communiquer le sujet de ses prochaines enquêtes, pour que je puisse lui mâcher le travail… » Quelques jours plus tard, mot chantourné de Macé-Scaron à Biffaud, accompagné d’une caisse de champagne – qui sonne comme un aveu… On le voit, on est ici loin, très loin, des réminiscences proustiennes et des palimpsestes chers au théoricien Gérard Genette. A moins que Joseph Macé-Scaron n’invoque cette fois-ci pour sa défense quelque « inter-journalité » ? Jérôme Dupuis (L’Express)
La conception des hiérarchies journalistiques que révèle ainsi, involontairement, Szafran, n’est pas seulement la sienne. C’est celle d’une grande majorité de la presse française (même si Marianne, dans le paysage, est l’hebdo qui pousse à l’extrême la logique de la supériorité de l’expression des opinions sur la recherche et l’exposé des faits). Le mal est profond. Le journaliste français moyen, avant de chercher à savoir exactement ce qui s’est passé, se demande d’abord avec angoisse ce qu’il faut en penser. Est-ce une caractéristique culturelle du journalisme latin, opposé au culte du « fact-checking » anglo-saxon ? Est-ce la conséquence de l’absence, en France, d’un véritable pouvoir judiciaire, qui rend vaine toute révélation des turpitudes des puissants ? Est-ce le reflet des désirs profonds de la majorité des lecteurs qui, quoiqu’ils en disent, pardonnent volontiers aux journalistes d’écrire faux, pourvu qu’ils écrivent dans la ligne ? Eternelles questions sans réponse. Une enquête s’imposerait. Daniel Schneidermann
Auteur reconnu et primé de neuf livres (prix de la Coupole), journaliste et directeur de magazines (Magazine littéraire, directeur adjoint du magazine Marianne) mais aussi ancien rédacteur en chef du Figaro et ex-directeur du Figaro Magazine, chroniqueur multicartes des émissions de radio et de télé les plus en vue (RTL, France Culture, Canal + , I-Télé) …
Pris la main dans le sac, d’abord dans ses romans puis dans ses articles, du parfait petit plagiaire (pardon: du maitre génial, après la Virginie Despentes espagnole Lucia Etxebarria, de « l’intertextualité » et de « clins d’oeil, échos et hommages » à pas moins de six auteurs (Jünger, Cioran, Giono, Malka, Bryson, McInerney et Cusk) sans compter nombre de ses petits camarades journalistes …
Et dorénavant privé, par son propre patron, du noble art des « articles éditorialisés » et condamné au lot quotidien du « journalisme d’enquête, de récit, d’analyse » …
Chapeau les artistes ! L’opération millimétrée de sauvetage du soldat Joseph Macé-Scaron par son directeur, Maurice Szafran, manifestement longuement négociée entre les deux protagonistes, a plutôt bien réussi. En échange de la reconnaissance d’une moitié de ses torts (le plagiat, s’il est interdit au journaliste, est donc, dans le droit canon édicté par Marianne, définitivement autorisé à l’écrivain), Macé-Scaron sauve son poste de directeur adjoint à Marianne (tout notre dossier est ici).
Toute faute méritant châtiment, il devra néanmoins, écrit Szafran, « revenir à un journalisme d’enquête, de récit, d’analyse », à l’exclusion de « tout article éditorialisé ». Ne plaisantons pas sur la sévérité de la sanction: dans un journal comme Marianne, cette condamnation à l’enquête représente l’équivalent d’une déportation dans les mines de sel, d’un envoi en rizière sous les khmers rouges, ou d’une affectation place de l’Opéra à l’heure des embouteillages, pour un flic ripou. Au nombre des trésors de son patrimoine, soigneusement entreposée dans une pièce ultra-sécurisée, comme le mètre étalon du pavillon de Breteuil, Marianne compte sa « ligne éditoriale ». Tout article d’exégèse, ou d’application de cette ligne au monde extérieur, est désormais interdit au forçat Macé-Scaron, qui devra se contenter de l’appliquer.
La conception des hiérarchies journalistiques que révèle ainsi, involontairement, Szafran, n’est pas seulement la sienne. C’est celle d’une grande majorité de la presse française (même si Marianne, dans le paysage, est l’hebdo qui pousse à l’extrême la logique de la supériorité de l’expression des opinions sur la recherche et l’exposé des faits). Le mal est profond. Le journaliste français moyen, avant de chercher à savoir exactement ce qui s’est passé, se demande d’abord avec angoisse ce qu’il faut en penser. Est-ce une caractéristique culturelle du journalisme latin, opposé au culte du « fact-checking » anglo-saxon ? Est-ce la conséquence de l’absence, en France, d’un véritable pouvoir judiciaire, qui rend vaine toute révélation des turpitudes des puissants ? Est-ce le reflet des désirs profonds de la majorité des lecteurs qui, quoiqu’ils en disent, pardonnent volontiers aux journalistes d’écrire faux, pourvu qu’ils écrivent dans la ligne ? Eternelles questions sans réponse. Une enquête s’imposerait.
Face à la dimension qu’ont prise les accusations de plagiat à son encontre, Joseph Macé-Scaron a décidé de s’expliquer. Marianne en profite également – par la voix de Maurice Szafran – pour donner son sentiment sur cette affaire.
L’indispensable explication de Joseph Macé-Scaron
J’ai dit et j’ai écrit du plagiat qu’il représentait, à l’instar de la lettre écarlate, une tâche indélébile d’infamie. J’ai joué inconsidérément avec cette notion. Sans doute par un goût absurde de la désinvolture et selon une propension paradoxale à la mise en danger que je contemple aujourd’hui amèrement. J’ai pêché par aveuglement et par orgueil. Je ne le cache pas.
D’aucuns peuvent se réjouir du « supplice médiatique » qui s’en est suivi. Ce supplice, qui maintenant précède tout procès, permet à certains de jeter un opprobre indistinct sur mes travaux littéraires et sur mon travail de journaliste.
Je veux rappeler ici que, dans «Ticket d’entrée» et dans mes autres livres, je me suis bien adonné à une pratique d’emprunts, de clins d’œil, de citations intertextuelles. Je ne voudrais pas toutefois que, dans le feu de la polémique, on amalgame cette pratique littéraire avec une autre pratique – fautive celle-là – qui a parfois consisté, pour moi, dans l’empressement de mon activité de journaliste, à citer et reprendre sans référence et sans guillemet. Et que les confrères ou consœurs concernés m’en excusent s’ils le veulent bien, s’ils consentent à comprendre ce que j’écris ici – et ainsi des lectrices et des lecteurs.
L’un des enseignements les plus personnels de cette affaire est la nécessité absolue de se recentrer sur l’essentiel. Grisé par ce métier que j’aime, j’ai cru qu’il était possible de se démultiplier professionnellement. Non par frénésie de pouvoir – même si, comme tout un chacun, je ne le dédaigne pas forcément -, mais par souci de faire partager au plus grand nombre des idées, des découvertes et des textes qui me sont chers. Qui trop embrasse, mal étreint – et que l’on me pardonne cette formule populaire, mais si juste.
Je dis : « aveuglement, empressement, démultiplication … ». Ce ne sont pas là des éléments de plaidoirie. Il n’est pas de défense possible en la matière. Ce n’est en aucun cas une volonté de justification. C’est une explication.
Je sais cependant, en écrivant ces lignes, qu’aucune circonstance atténuante ne me sera accordée. Non seulement on ne portera pas au crédit de quelqu’un le fait qu’il reconnaisse sa faute, ou sa « connerie », mais encore on frappera volontiers d’indignité tout ce qu’il a pu faire auparavant – fussent les milliers d’articles qu’il a pu écrire jusque là.
Je mesure pleinement et accepte mes torts, tous mes torts, mais je ne saurais endosser la généralisation du soupçon et l’emballement de la diabolisation, ces tentations accrues à l’ère de l’opinion et auxquelles trop s’abandonnent, même involontairement.
Sans doute se demandera-t-on pourquoi cette déclaration apparaît si tardivement. Certainement en raison de quelque faiblesse innée, mais aussi parce qu’il me semble que l’époque récuse, encore plus qu’elle ne la méconnait, une quelconque notion de purgatoire. Sans doute ai-je trop attendu avant de réaliser pleinement que le journalisme ne saurait être un jeu. J’en fais aujourd’hui l’expérience. Le journalisme n’est pas un jeu. C’est un métier. C’est aussi le mien. Mais ce ne peut être la continuation de la guerre par d’autres moyens.
Moi- même j’aurais aimé penser que cette dernière formule ne fût que rhétorique. Le fait est que, chargée d’instruire un article sur cette affaire, une consoeur d’un grand journal où je compte des collègues qui ont toute mon estime, s’est cru autorisée, samedi soir, à questionner un de mes enfants.
Est-il devenu, aujourd’hui, nécessaire de rappeler que celui-ci n’a rien à voir ni avec ce métier, ni avec cette affaire et qu’il ne saurait être, tout en étant mon enfant, justiciable de rien de ce que je suis, de rien de ce que je fais ?
Je n’ignore pas ce que la course à l’information peut avoir de rude, d’ambivalent, voire d’ambigu. Mais là, c’est passer les bornes. L’intrusion est inacceptable, l’instrumentalisation inadmissible.
Nous connaissons tous une course éperdue en un temps où le temps fait défaut à lui-même. J’y ai failli. Ce que j’ai appris, outre une salutaire leçon personnelle, encore une fois sans diminuer les errances et les erreurs qui sont miennes, c’est que cette course nous fait suivre la pente de l’époque au point de la précéder et de la précipiter.
Enfin, si j’ai considéré que cette explication était indispensable, je la crois aussi définitive pour ce qui me concerne. Je n’entends pas ici que cette affaire cessera de résonner en moi et qu’elle ne continuera pas à m’inciter à me recentrer. Je veux dire simplement qu’il revient désormais à celles et ceux qui voudront la décortiquer de savoir, en conscience, pourquoi ils le feront.
Quant aux livres, pour conclure sur l’essentiel, et ce n’est pas une bravade, ils ont fait ma vie et ne sauraient la défaire.
Joseph Macé-Scaron
L’affaire Macé-Scaron et Marianne
Il est grand temps que je m’exprime sur ce qu’il convient d’appeler «l’affaire Macé-Scaron». Sinon ce serait de ma part signe d’indifférence ou de lâcheté.
D’abord, de quoi s’agit-il précisément ? D’emprunts, dans des livres et des articles, de quelques lignes formant parfois un paragraphe réinjectées dans des livres ou des articles (pour la plupart jugés excellents) écrits par Joseph Macé-Scaron. La pratique était, semble-t-il, devenue chez lui récurrente.
Voilà le contexte, voilà l’affaire. Ni plus ni moins.
Sur la polémique littéraire qui s’en est suivie – le rôle et la place de l’emprunt dans le roman, le principe d’intertextualité – je ne me prononcerai pas, ne disposant d’aucune compétence ni crédibilité en la matière. J’ai écrit, depuis 35 ans, des milliers d’articles et une dizaine d’essais, récits politiques ou biographies sans jamais avoir osé la moindre tentative romanesque. On m’accordera donc de passer mon tour à propos de la place et du rôle de l’intertextualité dans la création littéraire.
Mais, évidemment, nulle échappatoire possible quant aux emprunts journalistiques. Ils relèvent de mon métier et donc, au sein de Marianne, de ma responsabilité.
Rappelons à cet instant quelques règles usuelles : dépourvus de citation entre guillemets et de notes de renvoi en fin d’article, ces emprunts ont toujours été bannis dans notre pratique professionnelle, dans ce code d’éthique qui, formellement, n’existe pas et que nous respectons pourtant. Pour le dire plus clairement encore, la technique de l’emprunt sans citation est inconcevable. Joseph Macé-Scaron a donc porté atteinte non seulement à sa réputation professionnelle, mais aussi à la crédibilité de Marianne, son journal, notre journal, votre journal. C’est ainsi : cette affaire est dommageable à notre collectivité toute entière, salariés et lecteurs de Marianne confondus. Il est nécessaire d’en avoir conscience pour être en mesure de passer enfin à autre chose.
Lucide quant aux dégâts provoqués, Joseph Macé-Scaron m’a donc proposé dès la semaine dernière de renoncer dans le contexte présent à tout article éditorialisé, d’en revenir à un journalisme d’enquête, de récit, d’analyse. J’ai accepté. C’est déjà le cas dans le numéro de Marianne actuellement en vente : il raconte le cheminement de Ségolène Royal dans la primaire socialiste. De l’excellent journalisme.
Qu’on m’autorise aussi quelques remarques à la fois personnelles et générales :
– Les circonstances d’un long parcours professionnel ont voulu que je me sois retrouvé à l’origine d’évolutions notoires dans la carrière de Joseph Macé-Scaron: ses débuts à la radio ; ses premières critiques littéraires ; son arrivée a la tête du Magazine Littéraire ; sa nomination au sein de la direction de la rédaction de Marianne… Je puis certifier que le journaliste Macé-Scaron compte parmi les plus brillants d’entre nous, parmi les plus inventifs, à la fois capable de sentir et pressentir les évolutions de la société, de les raconter et de les faire raconter, de mettre tout cela en scène avec brio et intelligence, de trouver le bon titre, d’exiger la photo adéquate. C’est précisément en raison de cet ensemble de qualités que la pratique de l’emprunt m’apparaît incompréhensible. Si l’un d’entre nous n’en avait pas besoin, c’est précisément Joseph Macé-Scaron. D’où ma persistante perplexité.
– Marianne est un journal complexe à penser, à construire, à mettre en scène car l’une de nos priorités est d’échapper aux classifications toutes faites. Je puis certifier que, depuis son arrivée parmi nous, Joseph Macé-Scaron a compris au quart de tour les exigences si particulières a notre journal. L’affaire des emprunts n’y change rien.
– Nous n’avons jamais cédé aux effets de meute, même quand il y avait indubitablement erreur ou manquement. Dans le cas présent, la faute n’est certes pas vénielle, mais ce qu’on inflige à Joseph Macé-Scaron, un tel dévoilement psychologique, personnel et intime commence à dépasser l’entendement. Tout y passe : ses engagements politiques, philosophiques, religieux et éditoriaux, sa vie familiale et sexuelle, sa boulimie professionnelle et jusqu’à sa dégaine. Trop. C’est trop, et il est aussi de mon devoir de le relever.
Nous ne participons pas aux lynchages médiatiques, ni de près ni de loin. Nous n’y avons jamais participé. Il ferait beau voir que nous changions d’attitude, que nous donnions satisfaction aux réducteurs de tête, précisément parce que cela concerne… l’un des nôtres. L’excommunication, rappelons-le, n’est pas notre genre. Si nous y cédions, nous aurions alors perdu le sens de la mesure et égaré une part de notre dignité.
– Enfin l’amitié que je porte sans faillir à Joseph Macé-Scaron ne saurait s’accommoder d’une moindre exigence que celle manifestée par Marianne à l’égard de nos confrères avec une acuité que ceux-ci nous reprochent parfois. Il a maintenant devant lui le défi d’une reconquête et d’une reconstruction par le travail journalistique. Gardons cela en mémoire : Marianne est par définition une aventure professionnelle, culturelle et politique qui ne saurait être ni déshumanisée ni amorale.
Joseph Macé-Scaron est un donneur de leçons. Sur I-Télé il débat tous les soirs avec Yves Thréard. On le retrouve aussi comme chroniqueur régulier sur RTL dans « On refait le monde » et sur Canal + dans « Le Grand journal ». Mais sa passion, c’est les livres. Dans Marianne, dont il est directeur adjoint, il s’occupe des pages littéraires et distribue les bons et les mauvais points. Et surtout, il est le directeur du très sérieux Magazine littéraire…
Il aime les livres au point d’en écrire. Son dernier roman, Ticket d’entrée (publié chez Grasset), a reçu un accueil dithyrambique. Europe 1, Le Point, Canal +, Le Nouvel Observateur… tout le monde a adoré. A tel point que les mêmes lui ont remis le très parisien prix littéraire de la Coupole (du nom de la célèbre brasserie de Montparnasse) [1].
Bravo.
Sauf que Macé-Scaron s’est fortement inspiré d’un livre de Bill Bryson, American rigolos – chroniques d’un grand pays (2003, éd. Payot & Rivages), qu’il ne cite qu’une seule fois et de manière anodine. Il pratique même le copier-coller à l’excès. Plagiat ? Au lecteur de juger…
Quelques exemples :
1) Macé-Scaron, p. 216 :
Et c’était reparti. Il s’avéra enfin que le numéro de série de mon ordinateur était gravé sur une petite plaque de métal vissée derrière la grosse boîte où il y avait mon ordinateur. J’étais peut-être un nouveau réac, mais si j’avais eu à inscrire un numéro d’identification sur les ordinateurs que je produisais, un numéro que le client aurait dû débiter à chaque fois qu’il entrait en contact avec moi, je ne pense pas que je l’aurais placé à un endroit qui exigeait d’appeler des collègues pour déménager le bureau à chaque demande de renseignements.
Bill Bryson, p. 14 :
Et c’est parti. Il s’avère enfin que le numéro de série de mon ordinateur est gravé sur une petite plaque de métal vissée sur le fond de la grosse boîte où il y a le tiroir à CD qui est si rigolo à ouvrir et fermer. Traitez-moi d’idéaliste passéiste si vous voulez, mais si moi j’avais à inscrire un numéro d’identification sur les ordinateurs que je produis, un numéro que mon client devrait me débiter à chaque fois qu’il veut entrer en contact avec moi, je ne pense pas que je le placerais à un endroit qui exige d’appeler le voisin pour déménager le bureau à chaque demande de renseignements.
2) Macé-Scaron, p. 216 :
– Et vous avez combien de RAM ? J’ai fait semblant de ne pas entendre.
– Est-ce bien le numéro de mon appareil qui se trouve près de l’écran ?
– Ça dépend, votre modèle, c’est un ZX-40 multimédia HP ou bien le ZX46/24 Chromium B-Bop ?
Bryson, p. 13 :
J’anticipe avec effroi le moment fatidique où il va me demander combien de RAM je possède.
– Est-ce que ça se trouverait par hasard près du bidule de l’écran de télé ? je hasarde, désemparé.
– Ça dépend, votre modèle, c’est un ZX-40 LX Multimédia HPII ou bien le ZX46/2Y Chromium B-Bop ?
3) Macé-Scaron, p. 217 :
Du coup, une ou deux heures plus tard, pour me venger, j’ai appelé à nouveau le service informatique pour leur signaler que le porte-gobelet de mon ordinateur était cassé.
– Le porte-gobelet ? a demandé mon honorable correspondant (…)
– Pas du tout, il m’a été livré de série avec l’ordinateur.
– Mais nos ordinateurs ne sont pas dotés de porte-gobelets !
– Pardonnez-moi, je ne connais pas grand-chose à l’informatique mais ils le sont ! J’ai le mien précisément sous les yeux au moment où je vous parle. Je presse un petit bouton en bas de l’appareil et il y a un petit tiroir qui s’ouvre.
Comme vous n’êtes pas aussi handicapés que moi, vous aurez compris que je parlais du tiroir du lecteur de CD de mon ordinateur censé m’offrir un reposoir pour ma tasse à café.
Bryson, p. 131 :
Un homme appelle le service assistance d’un fabricant d’informatique pour signaler que le porte-gobelet de son ordinateur est cassé.
– Le porte-gobelet ? demande son correspondant, intrigué (…)
– Pas du tout il m’a été livré de série avec l’ordinateur.
– Mais nos ordinateurs ne sont pas livrés avec des porte-gobelets !
– Pardonnez-moi, mon ami, mais ils le sont ! (…) J’ai le mien précisément sous les yeux en ce moment. On pousse un bouton en bas de l’appareil et il y a un petit tiroir qui s’ouvre.
On aura compris que l’homme s’était servi du tiroir du lecteur CD de son ordinateur pour y déposer sa tasse de thé.
4) Macé-Scaron, p. 222 :
Il aimait quand le serveur dans un restaurant l’informait qu’il s’appelait Bill et serait à sa disposition pour le servir toute la journée. Dans ce cas, je devais me retenir pour ne pas lancer : « C’est d’un cheeseburger que j’ai besoin, Bill, pas d’une liaison ».
Bryson, p. 187 :
Notamment quand le serveur m’informe que son nom est Bob et qu’il sera à ma disposition pour me servir toute la soirée, je dois me retenir pour ne pas lui lancer : « C’est un cheeseburger que je veux, Bob, pas une liaison ».
La suite
Acrimed (avec les informations fournies par Evelyne Larousserie)
Post-Scriptum :
Une heure après la publication de cet article, « Arrêts sur Images » publiait à son tour, sur son site, un article reprenant l’information, agrémenté d’une confirmation verbale de Joseph Macé-Scaron. Les extraits cités sont les mêmes, puisque la « source » est… la même.
Notes
[1] Le jury est composé de douze « personnalités » : François Armanet (président), Bayon, Sylvain Bourmeau, François Busnel, Clara Dupont-Monod, Guillaume Durand, Alix Girod de L’Ain, Marc Lambron, Gilles Martin-Chauffier, Fabienne Pascaud, Bertrand de Saint-Vincent (secrétaire général) et Pierre Vavasseur.
Après l’écrivain, c’est au journaliste d’être scruté. S’il est encore permis d’épaissir le dossier Macé-Scaron, Slate peut révéler 4 nouveaux plagiats dans ses éditos pour le Magazine Littéraire qu’il dirige.
Vincent Glad
Slate
Joseph Macé-Scaron vit un supplice médiatique depuis trois semaines. Tout a commencé le 22 août par un article d’Acrimed qui révélait d’étranges similitudes entre son roman Ticket d’entrée et un livre de l’écrivain américain Bill Bryson. Quelques jours plus tard, le Nouvel Obs en rajoute une couche en montrant qu’on peut également retrouver des bribes de Jay McInerney dans le roman du directeur adjoint de Marianne. Puis L’Express relève d’autres reprises non sourcées dans son premier roman Trébizonde avant l’oubli, visiblement inspiré d’un livre d’Ernst Jünger. Le Monde s’attaque ensuite à son deuxième roman, Le Cavalier de la nuit, fortement impregné d’un livre de Victor Malka.
Face à cette avalanche d’articles de presse, Joseph Macé-Scaron trouve encore la force d’être convaincant. Sur le plateau du Petit Journal le 30 août, il revendique d’autres plagiats et plaide pour «un débat sur ce qu’est la littérature aujourd’hui: on n’écrit pas ex nihilo, on écrit par rapport à ce qu’on lit».
L’argument est recevable. Comme le plaide notre journaliste-écrivain-plagiaire Quentin Girard, le plagiat en milieu littéraire n’a pas vraiment de sens. Il peut être une imposture mais il peut aussi s’apparenter à un effet de style ou à un jeu avec le lecteur, quelque chose d’aussi banal et moderne que le mash-up en musique. Le mot plagiat, qui était pourtant revendiqué par Lautréamont, plagiaire multi-récidiviste, ne convient plus à notre époque pour ce genre de pratiques littéraires tant il est connoté négativement. On peut lui préférer le concept plus chic d’«intertextualité» que revendique Joseph Macé-Scaron.
Les choses se compliquent pour le journaliste quand L’Express révèle le 6 septembre 2 reprises non sourcées de passages du magazine Lire dans des articles de Macé-Scaron pour Marianne. «On a donc moins à faire à des dérapages isolés qu’à un système», écrit L’Express. Et surtout Macé-Scaron n’a plus d’excuses, le concept d’interjournalité n’étant pas encore développée sur les campus. Le journaliste n’a pas réagi depuis.
Le plagiat littéraire n’en est pas vraiment un, mais le plagiat des essayistes, chercheurs ou journalistes relève par contre de l’imposture intellectuelle. Le ministre allemand de la Défense, dont on avait découvert de nombreux copié-collés dans sa thèse de droit, en a fait les frais et a été poussé à la démission. S’il est encore permis d’épaissir le dossier Macé-Scaron, Slate peut révéler 4 nouveaux plagiats dans ses éditos pour le Magazine Littéraire qu’il dirige.
Macé-Scaron décompose Cioran
Dans un édito sur Jean Genet, Macé-Scaron reprend très largement des passages de Cioran, issu de son fameux Précis de décomposition. Le nom de l’écrivain roumain est rapidement cité, juste pour lui reconnaître cette citation assez faiblarde: «[Diogène], le plus grand connaisseur des humains.» Les passages de Cioran sont mélangés et quelque peu élagués, le clin d’oeil aux lecteurs est difficilement défendable.
Joseph Macé-Scaron dans le Magazine Littéraire le 24/11/2010
Jusqu’à Genet, l’écrivain a une résignation d’automate: affecter un semblant de ferveur et en rire secrètement; ne se plier aux conventions que pour les répudier en cachette; figurer dans tous les registres; sauver la face alors qu’il serait si important de la perdre… […] Que le plus grand connaisseur des humains pour Cioran ait été surnommé «Chien», cela prouve qu’en aucun temps l’homme n’a eu le courage d’accepter sa véritable image et qu’il a toujours réprouvé les vérités sans ménagement. L’écrivain qui réfléchit sans illusion sur la réalité humaine, s’il choisit la place publique comme espace de sa solitude, déploie sa verve à railler ses «semblables».
Emil Cioran, Précis de décomposition, 1949
Le penseur qui réfléchit sans illusion sur la réalité humaine, s’il veut rester à l’intérieur du monde, et qu’il élimine le mystique comme échappatoire, aboutit à une vision dans laquelle se mélangent la sagesse, l’amertume et la farce; et, s’il choisit la place publique comme espace de sa solitude, il déploie sa verve à railler ses «semblables» […] Que le plus grand connaisseur des humains ait été surnommé chien, cela prouve qu’en aucun temps l’homme n’a eu le courage d’accepter sa véritable image et qu’il a toujours réprouvé les vérités sans ménagements. […] Résignation d’automate: affecter un semblant de ferveur et en rire secrètement; ne se plier aux conventions que pour les répudier en cachette; figurer dans tous les registres, mais sans résidence dans le temps; sauver la face alors qu’il serait impérieux de la perdre…
Macé-Scaron plagie son propre article
Une courte citation mais un joli combo de plagiat: une resucée d’une interview de Finkielkraut… par Macé-Scaron dans Le Figaro en 2002. Aucune mention du philosophe n’est faite dans cet éditorial du Magazine Littéraire.
Joseph Macé-Scaron dans Le Magazine Littéraire le 29/12/2008 (lien)
Aujourd’hui, quand le passé est invoqué, c’est pour montrer son imperfection. Et ce n’est qu’habillé des derniers oripeaux de la mode, consacré vintage, qu’il se révélera «chic». Imbu de sa supériorité morale, le présent ne transmet plus que lui-même.
Alain Finkielkraut interviewé dans Le Figaro par Joseph Macé-Scaron et Alexis Lacroix le 14 novembre 2002
Si le passé est invoqué, c’est toujours pour montrer son abjection ou, au moins, son imperfection. Imbu de sa supériorité morale, le présent ne transmet plus que lui-même.
Le prof de littérature plagié
Cette fois, ce n’est pas à Cioran que Macé-Scaron oublie de payer sa dette mais à Patrick Sultan, agrégé de lettres classiques, qui écrit régulièrement sur des sites littéraires. C’est à se demander s’il a vraiment lu le livre de Jean-François Mattéi dont il est fait état.
Joseph Macé-Scaron dans Le Magazine Littéraire du 27/01/2011 (lien)
Dans son ouvrage extrêmement stimulant De l’indignation (éd. La Table ronde, 2005), le philosophe Jean-François Mattéi dévoile «la scène primitive de l’indignation philosophique» qui est non pas la mort de Socrate, mais son procès. En effet, l’indignation ne consiste pas à s’apitoyer sur son sort, à pleurer sur ses propres malheurs. […] Aussi, contrairement à la colère, qui est le résultat d’une émotion et qui peut exploser pour les motifs les plus variés, l’indignation repose sur un fond de vérité rationnelle qui ne demande qu’à s’expliciter. Révolté par le spectacle de l’injustice (Socrate devant ses «juges»), le philosophe brûle de faire valoir les arguments de la justice. Cette ardeur éveille à l’éthique; le démon de l’indignation est une ouverture au Bien comme l’étonnement est le premier moment du savoir ontologique.
Patrick Sultan, Les visages de Némésis, 26 mai 2005 (lien)
[Jean-François Mattéi] dévoile «la scène primitive de l’indignation philosophique», un événement à la fois politique, religieux, moral; il s’agit non pas de la mort de Socrate mais de son procès. L’indignation ne consiste pas en effet à s’apitoyer sur son sort, à pleurer sur ses propres malheurs mais à s’insurger contre ceux qui font du mal à des personnes qui n’ont pas mérité une telle indignité. […] À la différence cependant de la colère qui peut bouillonner et exploser sous l’effet de n’importe quelle cause, l’indignation, entre réflexion et désir, repose sur un fond de vérité rationnelle qui ne demande qu’à s’expliciter. Le sage, confiant dans la justice ultime, n’a pas à s’indigner mais le philosophe, révolté par le spectacle de l’injustice, brûle de faire valoir les arguments de la justice. Cette ardeur éveille à l’éthique; le démon de l’indignation est une ouverture au Bien comme l’étonnement est le premier moment du savoir ontologique.
Le clin d’oeil appuyé à Jean Giono
Pour celle-ci, on laissera le bénéfice du doute à Macé-Scaron. Il peut effectivement s’agir d’un clin d’oeil littéraire, même si la citation tirée d’un recueil de chroniques de Giono est reconfigurée.
Joseph Macé-Scaron dans Le Magazine Littéraire du 29/09/2008 (lien)
Il suffit simplement d’imaginer qu’il a fallu une rude poigne pour comprimer les étoiles et que c’est peut-être la même qui a serré le corps du monde jusqu’à l’éblouissante lumière et la dureté du diamant.
Jean Giono, La chasse au bonheur, 1966-1970
Il a fallu une rude poigne pour comprimer les étoiles; c’est la même qui a serré le corps du monde jusqu’à l’éblouissante lumière et la dureté du diamant.
Dans la même catégorie, Macé-Scaron reprend sans le citer dans un autre édito une phrase de Maurice Maeterlinck: «Si grande que soit notre lampe, ne donnons jamais l’huile qui l’alimente mais la flamme qui le couronne.»
Joseph Macé-Scaron n’a pas donné suite à nos demandes d’explication.
Vincent Glad est journaliste à Slate.fr et étudiant à l’EHESS.
Le journaliste-écrivain était invité du Petit Journal ce mardi soir sur Canal+ pour répondre à ceux qui l’accusent de plagiat qu’aucun écrivain n’écrit ex-nihilo.
Joseph Macé-Scaron est soupçonné d’avoir emprunté des passages à cinq auteurs différents – Bill Bryson, Ernst Jünger, Jay McInerney, Victor Malka et Rachel Cusk – dans trois de ses romans – Trébizonde, avant l’oubli (Robert Laffont), Le cavalier de minuit (Julliard), Ticket d’entrée (Grasset) -, Joseph Macé-Scaron. Le directeur adjoint de la rédaction de Marianne et directeur du Magazine littéraire se retranche derrière le concept d’ « intertextualité ».
Invité du Petit Journal ce mardi soir sur Canal+, il est revenu sur ces accusations.
« Je pourrais dire c’est Macé ou Scaron qui l’a fait, mais oui, j’ai fait un emprunt. Quand on m’a demandé si j’avais fait un emprunt, j’ai dit oui je l’ai fait (…) C’est pas une création littéraire, c’est un clin d’oeil fait à Bryson (…) Quand on aime un auteur… si on vaut faire un clin d’oeil, on prend note, on modifie plus au moins, ça dépend du degré de connivence qu’on veut établir entre l’auteur et le lecteur. »
« Je me suis même auto-copié! S’il peut y avoir en France un débat sur ce qu’est la littérature, admettre qu’on n’écrit pas ex-nihilo… tous les auteurs le font. La prochaine fois, je ferai une postface pour remercier tous ceux qui m’ont encouragé. »
Il n’en est pas à son coup d’essai. Dans « Trébizonde avant l’oubli », publié en 1990, Joseph Macé-Scaron s’est clairement inspiré du « Premier Journal Parisien » d’Ernst Jünger.
Accusé par les sites Arrêt sur images et Acrimed d’avoir plagié plusieurs extraits d’un ouvrage de Bill Bryson dans son roman Ticket d’entrée (Grasset), paru au printemps, Joseph Macé-Scaron, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, directeur du Magazine Littéraire et chroniqueur habitué des studios de télévision, a tout d’abord reconnu avoir fait une « connerie », avant d’invoquer, dans un second temps, une « intertextualité » assez peu convaincante.
LEXPRESS.fr peut pourtant révéler que Joseph Macé-Scaron n’en était pas à son coup d’essai et s’était déjà livré à un plagiat dans son premier roman, Trébizonde avant l’oubli, paru en 1990 chez Robert Laffont. Le chapitre 28 est clairement démarqué du Premier Journal Parisien, 1941-1943 (Christian Bourgois) d’Ernst Jünger. A la date du 29 mai 1941, l’écrivain allemand y décrit une exécution capitale à laquelle il assiste dans un petit bois de Robinson, près de Paris. Dans Trébizonde avant l’oubli, qui se déroule au XVe siècle, Macé-Scaron relate également une exécution capitale.
Comparaison de quelques extraits :
Ernst Jünger: « On donne lecture de la sentence. Le condamné écoute avec une extrême attention et cependant j’ai l’impression que le texte lui échappe. Ses yeux sont grand ouverts. »
Macé-Scaron: « Un juge donne lecture de la sentence. Le condamné écoutait le texte avec une extrême attention, et cependant j’avais la curieuse impression que son sens lui échappait. Ses yeux étaient grand ouverts. »
Ernst Jünger: « Une minuscule mouche danse autour de sa joue gauche, et se pose plusieurs fois tout près de son oreille ; il fait un mouvement de l’épaule et secoue la tête. »
Macé-Scaron: « Une abeille tournait autour de sa joue et cherchait à se poser sur son visage ; il secoua la tête dans un mouvement brusque. »
Ernst Jünger : « Je dois lui demander s’il veut qu’on lui bande les yeux. Le prêtre répond oui à sa place, tandis que les gardiens l’attachent… »
Macé-Scaron : « On lui demanda s’il voulait qu’on lui bandât à nouveau les yeux. Le prêtre répondit oui à sa place, tandis que les bourreaux le hissaient… »
Pour se défendre des premières accusations concernant ses emprunts à Bill Bryson, qui relevaient du « copier/coller », Joseph Macé-Scaron avait rejeté toute comparaison avec PPDA et sa fameuse biographie d’Hemingway. En opérant d’infimes changements entre le texte de Jünger et le sien – « la mouche » devient une « abeille », etc – il a pourtant utilisé la même méthode, sans doute destinée à brouiller les pistes. Et le fait que l’exergue de Trébizonde avant l’oubli soit tiré du Coeur aventureux d’Ernst Jünger n’y change pas grand-chose.
Alors, « connerie », intertextualité ou système ? Contacté par LEXPRESS.fr, Joseph Macé-Scaron n’a pour l’instant pas donné suite à notre demande.
LITTÉRATURE. L’auteur de « Ticket d’entrée » n’est pas un plagiaire, mais un joueur et amoureux de littérature à qui l’on fait un mauvais procès.
Bruno Roger-Petit Chroniqueur politique
La cause est entendue : depuis que les sites Acrimed et Arrêts sur images ont indiqué que certains passages du dernier roman de Joseph Macé-Scaron (Ticket d’entrée) étaient comparables à des passages d’un roman américain antérieur (Americans rigolos, Chroniques d’un grand pays de Bill Bryson), le journaliste-écrivain doit affronter la plus humiliante des accusations : plagiat.
Sollicité une première fois par Arrêts sur images, JMS s’est défendu en reconnaissant « une connerie ». « Je prends habituellement en note sur un cahier des éléments que je lis, qui me semblent intéressants ou drôles. À l’origine, je ne pensais pas me servir de ces extraits. Je pensais les retravailler plus tard. J’ai dit dans mon livre que je me suis inspiré de cet auteur, je l’ai d’ailleurs cité dans mon livre ».
La polémique enflant, JMS a été contraint d’en dire plus à l’AFP : « La littérature ne s’écrit pas ex-nihilo, les auteurs se nourrissent les uns des autres et l’ont toujours fait. L’intertextualité, c’est un classique de la littérature, même si je n’ai pas la prétention de me mettre à la hauteur des grands auteurs. Il y a par exemple chez Montaigne 400 passages empruntés à Plutarque. Avant, en littérature, quand il y avait un clin d’œil, on applaudissait, aujourd’hui on tombe à bras raccourcis sur l’auteur […]. Et les emprunts, cela devient un crime, un blasphème. Le plagiat, c’est une accusation archétypale en littérature. On lance un soupçon et au fur et à mesure le point d’interrogation derrière ce terme tombe ». Et de conclure : « Après, les gens vont dire Macé-Scaron égale PPDA ».
En dépit de cette explication, l’accusation persiste, la meute continue de se déchaîner. Pensez donc, un « éditocrate » « un donneur de leçons » pris en flagrant délit de plagiat ! L’occasion est trop belle. Et tant pis si la question de la distinction emprunt/plagiat est aussi vieille que la littérature, l’objectif semble d’abord et avant tout de faire mettre genou à terre à « l’éditocrate » et « donneur de leçons » tombé dans les filets d’Acrimed et d’Arrêt sur images.
Le problème, c’est que beaucoup de ces procureurs, qui font assaut de culture et d’indignation pour accabler Macé-Scaron, se limitent à la paresseuse reprise des quatre extraits jetés en pâture. Or, Macé-Scaron n’a pas fait qu’emprunter quelques passages à Bryson. Il en a également emprunté au moins un à autre écrivain américain de renom : Jay McInerney.
Que le lecteur me pardonne, mais parvenu à ce stade du développement, je suis maintenant contraint de faire part de mon expérience personnelle, modeste et n’engageant que moi, non dans le but d’accabler JMS en révélant un nouveau plagiat, mais bien au contraire dans le but de le disculper.
Emprunt
Quand j’ai lu Ticket d’entrée, au printemps dernier, un passage situé à la page 253 retint mon attention. Le narrateur, rédacteur en chef du Gaulois Magazine, journal imaginaire appartenant à un grand groupe de presse, et qui offre quelques similitudes avec un groupe existant, présente un personnage d’académicien, ancien directeur du quotidien phare du groupe le Gaulois, encore éditorialiste, amoureux de Chateaubriand, de Proust et de Venise. Voici ce que fait dire JMS à ce personnage :
« Moi, ce que je voudrais, c’est me retrouver sur la plage du Lido. Sur la plage comme quand j’avais six ans et que personne n’était mort, et je voudrais que ce printemps italien ne s’arrête jamais. J’avais l’impression que c’était comme ça, que ça durerait pour toujours et que jamais rien de mal n’arriverait ».
J’avais déjà lu cette cette sentence ailleurs et je m’en souvenais parce qu’elle est forcément inoubliable, tant elle correspond à ce que peut être la nostalgie du temps perdu lorsque l’on constate que les années passent et que les gens nous quittent. Cette formule figure en effet dans un roman de Jay McInerney, paru en 2007, La Belle vie :
« Moi, ce que je voudrais, c’est me retrouver sur la plage. Sur la plage comme quand j’avais six ans et que personne n’était mort, et je voudrais que l’été ne s’arrête jamais. J’avais l’impression que c’était comme ça, que ça durerait pour toujours et que jamais rien de mal n’arriverait ».
Sous la plume de JMS, « l’été » est devenu « printemps italien » et la plage est située à Venise, mais pour le reste, c’est pareil en tous points. Ce nouveau « plagiat » a donc échappé aux fins limiers d’Acrimed, mais il est vrai que si un dénonciateur anonyme ne leur avait pas signalé les passages empruntés à Byron, ils n’auraient pu lancer leur « fatwa » littéraire.
Pour ma part, pas une seconde, pas un instant, je n’ai suspecté JMS de plagiat ou de contrefaçon. Bien a contraire. Je me suis dit que l’emprunt d’une formule aisément identifiable, facilement repérable (tous ceux qui ont lu le roman de Jay McInerney se souviennent de ce passage, tant il est marquant) ne pouvait être qu’une sorte d’hommage rendu à l’écrivain américain, mais aussi au personnage de la « vraie vie » qui avait servi de modèle à l’académicien espiègle et séducteur campé par JMS. Et mieux encore, non seulement ne n’ai jamais suspecté JMS de plagiat, mais tout au contraire, le seul débat qui m’intéressa, dans la mesure où je suis moi même édité dans une maison qui n’est pas sans lien avec le modèle de JMS, fut de savoir si, littérairement parlant, il aurait pu exprimer sa nostalgie du temps perdu de cette façon là.
Tout cela pour dire que, pas une seule seconde, je n’ai eu la sottise de prêter à JMS la bêtise de plagier une phrase identifiable entre cent mille pour tous les amoureux de McInerney. J’ai considéré, ainsi que JMS le proclame pour sa défense, que cet emprunt était une forme de clin d’œil, d’hommage et de jeu. Point. J’ai fait preuve d’une bienveillance totale. Est-ce un tort ? Et, qui sait si Macé Scaron ne s’est pas amusé à multiplier encore les références de ce type ? Faut-il dorénavant multiplier les notes en bas de page : « Attention, là, j’emprunte à Machin dans le but de jouer avec une référence littéraire ? »
Polémique
Il est dès lors possible de clore cette polémique, qui sent la malveillance, la méchanceté, la jalousie et la bêtise à plein nez, en arguant que les plagiats (contrefaçons) les plus célèbres de ces dernières années portent sur la reprise de nombreuses pages (cf. les affaires PPDA/Hemingway, Ardisson/Pondichéry) mais jamais sur de courts extraits empruntés, ici et là, clairement repérables autant qu’identifiables.
Cette affaire qui n’en est une que pour ceux qui ont envie qu’elle le soit prouve au moins une chose : il n’est de pire procès en littérature que celui qui est instruit par des gens que ne savent pas lire.
Il y a deux moyens de tuer un homme politique : l’accusation de négationnisme et le soupçon de pédophilie. Il n’y a qu’un moyen de tuer un écrivain : le traiter de plagiaire. Il ne s’en remettra pas. La casserole tintera à ses basques jusqu’à la consommation des siècles. Il la portera dans sa biographie comme la femme adultère du roman de Nathaniel Hawthorne sa « lettre écarlate » sur la poitrine.
Joseph Macé-Scaron en fait l’amère expérience depuis le début de la semaine. Journaliste, il occupe des postes de direction à Marianne et au Magazine littéraire (auquel je m’honore de collaborer, honni soit qui mal y pense – devise anglaise piquée sans vergogne à l’Ordre de la Jarretière) ; chroniqueur, il commente et débat régulièrement sur iTélé, Canal+, RTL, France Culture et c’est tout ; écrivain, il a publié sans problème huit livres, et un neuvième à problème.
Ticket d’entrée (Grasset, 330 p., 19 €), roman à clés si peu opaque qu’il semble fourni avec le trousseau, est une satire corrosive des milieux politiques et journalistiques au prisme gay à l’ère vétéro-sarkozyste, et de l’atmosphère de délation qui corrompt ce petit monde. Le livre est paru en mai, il a eu le temps de gagner un vaste public et le prix de la Coupole, mais le problème est survenu ces jours-ci.
Le site de critique des médias Acrimed a dénoncé les similitudes portant notamment sur la description de la technique d’identification des numéros d’ordinateur (passionnant…) entre quelques brefs passages de Ticket d’entrée et deux pages d’American rigolos (Rivages) de l’écrivain américain Bill Bryson, sous le titre : « Joseph Macé-Scaron plagiaire ? » Dans le même temps, le site Arrêt sur images, ayant bénéficié du même informateur avant d’interroger l’auteur, et celui-ci s’étant fait piéger en admettant « des emprunts » aussitôt traduit « un plagiat », c’est l’emballement médiatique, cet orage puis cette essoreuse dont on ressort en loques. La -Toile s’enflamme sans nuance, les blogs se déchaînent, les médias traditionnels suivent. Les forums de discussion dégueulent un florilège haddockien : « Kleptomane d’idées !… Voleur !… Sophiste !.. Menteur !… Manipulateur !… Faus-saire !… Activiste !… Minable !… Arbitre des élégances culturelles !… Pompeur deux fois plutôt qu’une !… Donneur de leçons !… », cette dernière étant la pire injure, celle qui revient le plus souvent, rançon de l’omniprésence médiatique du commentateur de l’actualité. Les internautes ne doutent guère qu’il a été pris en « flagrant délit de troussage de livre un peu limite ». En quelques heures, le point d’interrogation a sauté, le coupable lynché. Plagiaire. Même si le mot ne veut rien dire en droit, où l’on parle en l’espèce de « contrefaçon totale ou partielle ».
Adieu clins d’oeil, échos, hommages
Tout ça pour ça ? Pour sa défense, -Joseph Macé-Scaron reconnaît : « C’est une connerie. » Entendez que s’il a un regret à formuler, c’est bien celui-ci : cette affaire témoigne de ce que la littérature ne peut plus se permettre de clins d’oeil, d’échos, d’hommages de ce type alors que le cinéma, la peinture, le théâtre, la musique sans oublier l’Internet en regorgent. « Au XXe siècle, les travaux de Kristeva, de Compagnon (sur Montaigne d’ailleurs), de Barthes et de Genette (Palimpsestes) ont montré que l’innutrition était la principale source de littérature, qu’elle soit ancienne ou moderne. On ne reprend pas des morceaux de la réalité : on reprend des morceaux des autres livres. C’est ce qu’on appelle désormais l’intertextualité, que tout étudiant en lettres connaît très bien », nous dit-il.
Il cite Montaigne et ses quelque quatre cents emprunts à Plutarque avant de rejeter des deux mains le moindre soupçon de plagiat. D’autant qu’il rend hommage à Bill Bryson et ses chroniques américaines dans le corps même de son texte. Ce qui reviendrait à tendre une verge pour se faire battre s’il n’avait pas eu la conscience tranquille. Après tout, Michel Houellebecq n’avait pas agi autrement en recopiant des pages d’une encyclopédie interactive dans La Carte et le Territoire, sans même prendre la peine de citer sa source, et cela n’avait guère posé de problème. Or la justification littéraire de Macé-Scaron est parfaitement identique à la sienne ; sauf que Houellebecq, lui, peut tout se permettre : son cynisme, son sens de l’autodérision et son statut de « grand écrivain » le protègent.
Joseph Macé-Scaron ne réserve pas l’ « intertextualité » à ses ouvrages littéraires. Dans ses articles de presse, il recopie également des passages entiers sur ses confrères. Exemples.
A ce jour, Joseph Macé-Scaron a publié trois romans. On sait, depuis les révélations de ces dernières semaines, que le directeur adjoint de la rédaction de Marianne, directeur du Magazine littéraire et célèbre chroniqueur télé, a fait des « emprunts » non signalés dans les trois: à Ernst Jünger dans Trébizonde, avant l’oubli (Robert Laffont), à Victor Malka pour Le cavalier de Minuit (Julliard) et à pas moins de trois auteurs – Bill Bryson, Jay McInerney et Rachel Cusk – pour Ticket d’entrée (Grasset), best-seller de ces derniers mois avec 40 000 exemplaires écoulés. Un petit parfum de scandale plane sur Saint-Germain-des-Prés.
Pour se défendre de ces accusations de plagiat, Macé-Scaron a invoqué, sans vraiment convaincre, l’ « inter-textualité », un concept des années 70, qui étudie les rapports d’un texte avec ceux qui l’ont précédés. Et d’appeler à la rescousse le pauvre Montaigne, accusé d’avoir allègrement pillé Plutarque. Rappelons donc que le philosophe de l’Antiquité est cité la bagatelle de 88 fois (!) dans les Essais et que Montaigne annonce dès les premières pages de son oeuvre qu’il va continuellement y puiser, comme dans le tonneau des Danaïdes…
Mais L’Express peut aujourd’hui révéler que le Macé-Scaron romancier n’est pas le seul à pratiquer le plagiat : le Macé-Scaron journaliste s’y livre également avec assiduité. Prenons par exemple l’article qu’il a publié le 8 juillet 2006 dans Marianne, intitulé « Catulle, le Rimbaud de Vérone ». Voilà ce qu’on y lit :
La critique du Roman de Catulle par Laurence Liban, juillet 2004
« C’est qu’il se passe toujours quelque chose chez Catulle: une noce, une danse, des ragots d’alcôve et de caniveau, un copain cocu, des blagues de potaches bourrés au falerne, des cons finis […] Mais, après la bonne fortune, viennent les chagrins d’amour, la mort d’un frère, un voyage au loin pour oublier et la beauté des mythes grecs traduits avec une infinie tendresse: ‘Bien que le lourd chagrin qui sans trêve me ronge/Me tienne loin, mon Ortalus, des doctes Vierges.’ Catulle a gardé intacte sa veine sarcastique, mais il est atteint au plus profond. C’est le roman d’un homme blessé qui donne à voir ses plaies sans forfanterie. On est touché au coeur. »
« Il se passe toujours quelque chose chez Catulle: une noce, une danse, des ragots d’alcôve et de caniveau, un copain cocu, des blagues de potaches bourrés au falerne pur. (…) Mais après la bonne fortune viennent les chagrins d’amour, la mort d’un frère, un voyage au loin pour oublier et la beauté des mythes grecs traduit avec une infinie tendresse : ‘Bien que le lourd chagrin qui sans trêve me ronge/Me tienne loin, mon Ortalus, des doctes vierges.’ Catulle a gardé intacte sa veine sarcastique, mais il est atteint au plus profond. C’est le roman d’un homme blessé qui donne à voir ses plaies sans forfanterie. On est touché au coeur. »
Belle envolée. Sauf qu’elle est parue mot pour mot deux ans plus tôt dans le mensuel Lire, sous la plume de la journaliste Laurence Liban (lire l’article intégral). Comme pour plusieurs autres passages du même article, Macé-Scaron a fait un pur copier/coller, sans modifier la moindre syllabe. Pour sa chance, Laurence Liban ne s’est jamais rendu compte de ce plagiat.
En revanche, à peine quelques semaines plus tard, le boulet est passé près. Toujours dans Marianne, le 16 septembre 2006, Macé-Scaron co-signe un article intitulé « Le tiers état culturel ». Dans la partie qui, selon nos vérifications, lui incombait, il a recopié à la virgule près un paragraphe d’un article publié trois semaines plus tôt par la journaliste Delphine Peras, encore dans Lire (lire l’article), décidément source d’inspiration récurrente pour le patron du Magazine Littéraire. Voici les lignes incriminées, qui font référence à un livre de Bernard Lahire sur les écrivains :
La critique de La condition littéraire par Delphine Peras, septembre 2006
« Une somme sans précédent qui bat totalement en brèche cette vision désincarnée de l’écrivain tout entier consacré à son art, et qui éclaire d’un jour nouveau le paradoxe de l’écriture littéraire, ‘activité à la fois valorisée symboliquement dans un monde social et culturel hiérarchisé, et pratiquée en grande partie par des individus qui ne tirent pas l’essentiel de leurs revenus de son exercice’. […] En clair, la (vraie) littérature ne nourrit pas son homme […].
« Une somme sans précédent qui bat totalement en brèche cette vision désincarnée de l’écrivain tout entier consacré à son art, et qui éclaire d’un jour nouveau le paradoxe de l’écriture littéraire, ‘activité à la fois valorisée symboliquement dans un monde social et culturel hiérarchisé, et pratiquée en grande partie par des individus qui ne tirent pas l’essentiel de leurs revenus de son exercice.’ En clair, la (vraie) littérature ne nourrit pas son homme. »
Ulcérée par le procédé – s’il arrive que des journalistes reprennent des informations de confrères sans les citer, les plagiats caractérisés sont, eux, rarissimes -, Delphine Peras s’est plainte aussitôt dans une lettre adressée à Jean-François Kahn, grand patron de Marianne. Sans grand effet, semble-t-il… Joint par L’Express, Joseph Macé-Scaron n’a pas donné suite à nos demandes.
La critique du Matin en 1987
« [Il aime] l’écriture minimale, les phrases en sauts de puces, les formes brèves, toute une microspéléologie avec laquelle l’écrivain sonde ses propres errances, ses incertitudes, ses diaboliques glissades dans ce grand vide central dont le roman se nourrit depuis qu’il est ce qu’il est: une machine à distiller les chimères, un alambic à illusions. »
On pourrait encore citer cette chronique consacrée aux romans de l’écrivain italien Antonio Tabucchi, parue dans Marianne, en mai 2006, dont le paragraphe le plus brillant -« Une écriture minimale, des phrases en sauts de puce, des formes brèves, toute une microspéléologie avec laquelle l’écrivain sonde ses propres errances, ses incertitudes, ses diaboliques glissades dans ce grand vide central dont la fiction se nourrit depuis qu’elle est ce qu’elle est, c’est à dire depuis Homère: une machine à distiller les chimères, un alambic à illusions »- est purement et simplement recopié sur un article paru dans Le Matin, en 1987. Macé-Scaron n’a pas eu à le chercher bien loin, puisque l’éditeur desdits romans avait choisi cet article du Matin comme accroche publicitaire en quatrième de couverture du volume!
On a donc moins à faire à des dérapages isolés qu’à un système. Les mauvaises habitudes de « JMS » ne datent pourtant pas d’hier. Plusieurs anciens du service politique du Monde ont encore en mémoire un épisode remontant à la fin des années 80, époque où Macé-Scaron écrivait dans Le Figaro. « Un jour, se souvient Olivier Biffaud, alors journaliste politique au Monde, je tombe sur l’un de ses articles dans lequel je reconnais des blocs entiers de l’un des miens ! Sidéré, je lui ai envoyé une lettre pour me plaindre, lui suggérant même ironiquement de me communiquer le sujet de ses prochaines enquêtes, pour que je puisse lui mâcher le travail… » Quelques jours plus tard, mot chantourné de Macé-Scaron à Biffaud, accompagné d’une caisse de champagne – qui sonne comme un aveu…
On le voit, on est ici loin, très loin, des réminiscences proustiennes et des palimpsestes chers au théoricien Gérard Genette. A moins que Joseph Macé-Scaron n’invoque cette fois-ci pour sa défense quelque « inter-journalité » ?
Joseph Macé-Scaron reconnait des « emprunts » à l’auteur Bill Bryson dans son dernier roman « Ticket d’entrée », mais se réclame de « l’intertextualité ».
S’il reconnaît des emprunts à un écrivain américain pour son livre Ticket d’entrée, le directeur adjoint de Marianne refuse de parler de « plagiat ».
Joseph Macé-Scaron s’est défendu dans une interview accordée à l’AFP mardi. « Il n’y a pas de malhonnêteté intellectuelle de ma part, ni de dissimulation. Je reconnais dix fois des emprunts au livre de Bill Bryson, qui n’étaient pas du tout cachés mais l’une des clés de ce roman, et je rejette le terme de plagiat », at-il déclaré.
Il a rapellé avoir cité le roman de Bill Bryson, American rigolos : chroniques d’un grand pays (2003, Payot et Rivages) à la page 83 de son ouvrage, en en parlant comme « pétri d’humour ».
« L’intertextualité, c’est un classique de la littérature »
« La littérature ne s’écrit pas ex-nihilo, les auteurs se nourrissent les uns des autres et l’ont toujours fait. L’intertextualité, c’est un classique de la littérature, même si je n’ai pas la prétention de me mettre à la hauteur des grands auteurs. Il y a par exemple chez Montaigne 400 passages empruntés à Plutarque… », relève-t-il.
« Avant, en littérature, quand il y avait un clin d’oeil, on applaudissait, aujourd’hui on tombe à bras raccourcis sur l’auteur (…). Et les emprunts, cela devient un crime, un blasphème », ajoute-t-il.
« Le plagiat, c’est une accusation archétypale en littérature. On lance un soupçon et au fur et à mesure le point d’interrogation derrière ce terme tombe », regrette l’écrivain.
Pas question d’être assimilé à PPDA
« Après, les gens vont dire « Macé-Scaron égale PPDA » [accusé de plagiat dans sa biographie d’Ernest Hemingway, rappelle l’AFP], or ce n’est pas du tout la même chose », affirme l’auteur.
« Cette prétendue découverte des emprunts, c’est aussi une manière de se payer quelqu’un qui a un succès littéraire et appartient à un média, Marianne, dont on dit qu’il est donneur de leçon », avance-t-il.
« Si on ne connaît pas un sujet, on invente ou on le prend dans d’autres textes. Moi, je ne connais rien à l’informatique et c’est pourquoi j’ai emprunté des passages des chroniques de Bill Bryson où il en était question », argumente l’auteur de Ticket d’entrée.
Les arguments de Joseph Macé-Scaron vous semblent-ils convaincants? Donnez-nous votre avis dans les commentaires!
Il y a deux moyens de tuer un homme politique : l’accusation de négationnisme et le soupçon de pédophilie. Il n’y a qu’un moyen de tuer un écrivain : le traiter de plagiaire. Il ne s’en remettra pas. La casserole tintera à ses basques jusqu’à la consommation des siècles. Il la portera dans sa biographie comme la femme adultère du roman de Nathaniel Hawthorne sa « lettre écarlate » sur la poitrine.
Joseph Macé-Scaron en fait l’amère expérience depuis le début de la semaine. Journaliste, il occupe des postes de direction à Marianne et au Magazine littéraire (auquel je m’honore de collaborer, honni soit qui mal y pense – devise anglaise piquée sans vergogne à l’Ordre de la Jarretière) ; chroniqueur, il commente et débat régulièrement sur iTélé, Canal+, RTL, France Culture et c’est tout ; écrivain, il a publié sans problème huit livres, et un neuvième à problème.
Ticket d’entrée (Grasset, 330 p., 19 €), roman à clés si peu opaque qu’il semble fourni avec le trousseau, est une satire corrosive des milieux politiques et journalistiques au prisme gay à l’ère vétéro-sarkozyste, et de l’atmosphère de délation qui corrompt ce petit monde. Le livre est paru en mai, il a eu le temps de gagner un vaste public et le prix de la Coupole, mais le problème est survenu ces jours-ci.
Le site de critique des médias Acrimed a dénoncé les similitudes portant notamment sur la description de la technique d’identification des numéros d’ordinateur (passionnant…) entre quelques brefs passages de Ticket d’entrée et deux pages d’American rigolos (Rivages) de l’écrivain américain Bill Bryson, sous le titre : « Joseph Macé-Scaron plagiaire ? » Dans le même temps, le site Arrêt sur images, ayant bénéficié du même informateur avant d’interroger l’auteur, et celui-ci s’étant fait piéger en admettant « des emprunts » aussitôt traduit « un plagiat », c’est l’emballement médiatique, cet orage puis cette essoreuse dont on ressort en loques. La -Toile s’enflamme sans nuance, les blogs se déchaînent, les médias traditionnels suivent. Les forums de discussion dégueulent un florilège haddockien : « Kleptomane d’idées !… Voleur !… Sophiste !.. Menteur !… Manipulateur !… Faus-saire !… Activiste !… Minable !… Arbitre des élégances culturelles !… Pompeur deux fois plutôt qu’une !… Donneur de leçons !… », cette dernière étant la pire injure, celle qui revient le plus souvent, rançon de l’omniprésence médiatique du commentateur de l’actualité. Les internautes ne doutent guère qu’il a été pris en « flagrant délit de troussage de livre un peu limite ». En quelques heures, le point d’interrogation a sauté, le coupable lynché. Plagiaire. Même si le mot ne veut rien dire en droit, où l’on parle en l’espèce de « contrefaçon totale ou partielle ».
Adieu clins d’oeil, échos, hommages
Tout ça pour ça ? Pour sa défense, -Joseph Macé-Scaron reconnaît : « C’est une connerie. » Entendez que s’il a un regret à formuler, c’est bien celui-ci : cette affaire témoigne de ce que la littérature ne peut plus se permettre de clins d’oeil, d’échos, d’hommages de ce type alors que le cinéma, la peinture, le théâtre, la musique sans oublier l’Internet en regorgent. « Au XXe siècle, les travaux de Kristeva, de Compagnon (sur Montaigne d’ailleurs), de Barthes et de Genette (Palimpsestes) ont montré que l’innutrition était la principale source de littérature, qu’elle soit ancienne ou moderne. On ne reprend pas des morceaux de la réalité : on reprend des morceaux des autres livres. C’est ce qu’on appelle désormais l’intertextualité, que tout étudiant en lettres connaît très bien », nous dit-il.
Il cite Montaigne et ses quelque quatre cents emprunts à Plutarque avant de rejeter des deux mains le moindre soupçon de plagiat. D’autant qu’il rend hommage à Bill Bryson et ses chroniques américaines dans le corps même de son texte. Ce qui reviendrait à tendre une verge pour se faire battre s’il n’avait pas eu la conscience tranquille. Après tout, Michel Houellebecq n’avait pas agi autrement en recopiant des pages d’une encyclopédie interactive dans La Carte et le Territoire, sans même prendre la peine de citer sa source, et cela n’avait guère posé de problème. Or la justification littéraire de Macé-Scaron est parfaitement identique à la sienne ; sauf que Houellebecq, lui, peut tout se permettre : son cynisme, son sens de l’autodérision et son statut de « grand écrivain » le protègent.
Dans la brève notice biographique de Joseph Macé-Scaron sur Wikipédia, l’affaire occupe déjà quatre lignes, espace disproportionné. Gageons qu’il ne diminuera pas avant longtemps. Le mal est fait. « Quand les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », suggère un fameux aphorisme attribué à Clemenceau ou à Cocteau selon les sources, l’un ayant plagié l’autre. Nous ne serions donc pas surpris d’apprendre que Joseph Macé-Scaron consacrera un prochain numéro spécial du Magazine littéraire au plagiat.
L’argent est le baromètre des vertus d’une société. (…) On maudit l’argent mal acquis; on respecte l’argent bien gagné.Ayn Rand
L’Europe et la France ont acquis un temps d’avance par rapport à d’autres pays. Nous sommes revenus de nombreuses guerres, d’épreuves et de barbaries dont nous avons tiré les leçons. Villepin (faisant la leçon aux Américains en pleine guerre d’Irak, 23 mars 2005)
Blaise déconne, c’est encore des petites coupures! Villepin
Qu’importe l’authenticité de l’excuse et qu’importe la manière dont le tribunal gère cet insaisissable prévenu. Comme dans le paradoxe de Zénon, la justice est Achille et Chirac, la tortue : jamais le coureur ne rattrape le reptile. Quelle que soit l’issue de ce procès tant de fois reporté, Jacques Chirac s’en sortira bien. Des marchés truqués pour les lycées d’Ile-de-France aux billets d’avion payés en liquide, des emplois fictifs aux logements de faveur, aucune affaire n’aura fait chuter Jacques Chirac, il est le grand funambule judiciaire, l’homme qui rit sous les épées de Damoclès et les arrache comme pompons sur un manège. Il est le sorcier du « Pschitt », cette formule magique qui balaie toutes les accusations. Jacques Chirac crie « Pschitt! », mais il faut entendre « Chut! ».L’Express
Vous avez dit république bananière?
Infirmière qui, par greffière puis magistrate interposées, rappelle avoir vu à de nombreuses occasion la femme la plus riche de France distribuer les milliers d’euros au gratin de la classe politique dont l’actuel président …
Ex-président délinquant multirécidiviste qui, plus de 20 ans après, n’est non seulement toujours pas jugé mais réussit, sous prétexte de défaillance mentale, à se faire excuser à son propre procès …
Ex-homme à tout faire de toute la génération des dirigeants actuels qui décrit dans les moindres détails des années de pratique de circulation de mallettes bourrées de billets entre tous ces messieurs et leurs homologues africains …
Presse et justice aux ordres qui font mine à chaque fois de découvrir le dernier secret de polichinelle et qui se gardent bien de pousser plus loin les investigations …
L’avocat Robert Bourgi, successeur de Jacques Foccart, révèle vingt-cinq ans de pratiques occultes sous Chirac. Pour la première fois, un homme avoue des financements occultes en provenance d’Afrique.
Le Journal du dimanche
11 septembre 2011
Pourquoi prendre la parole aujourd’hui?
Avant toute chose, je veux dire que je parle en mon nom personnel, je ne suis mandaté par personne. Pierre Péan, que je connais depuis vingt ans, est venu me voir pour son enquête sur Alexandre Djouhri et, de fil en aiguille, nous avons un peu parlé de quelqu’un que je connais bien, Dominique de Villepin. Depuis quelques jours, j’observe, je lis et j’entends les commentaires de ce dernier sur l’enquête de Pierre Péan. Trop, c’est trop. À 66 ans, j’en ai assez des donneurs de leçon et des leçons de morale… J’ai décidé de jeter à terre ma tunique de Nessus, cet habit qui me porte malheur et que je n’ai jamais mérité.
Dans le livre de Pierre Péan, vous racontez comment Villepin vous a déçu…
J’ai travaillé avec Dominique pendant des années. Nous avons été très proches, comme on peut être proche d’un ami, de quelqu’un que l’on connaît intimement. Et puis, fin 2005, brutalement, il m’a chassé. Oui, il m’a déçu. N’est pas de Gaulle qui veut. L’entendre donner des leçons, lui que je connais de l’intérieur, m’exaspère.
À quand remonte votre première rencontre?
En mars 1997, le jour de l’enterrement de mon maître, Jacques Foccart, Dominique de Villepin m’appelle et me dit qu’il m’attend le soir même dans son bureau. Ce soir-là, à l’Elysée, il y a Jacques Chirac. Le président me demande de reprendre le flambeau avec Villepin… Et souhaite que je l’initie à ce que nous faisions avec le « Doyen », comme j’appelais Foccart.
C’est-à-dire?
Pendant trente ans, Jacques Foccart a été en charge, entre autres choses, des transferts de fonds entre les chefs d’État africains et Jacques Chirac. Moi-même, j’ai participé à plusieurs remises de mallettes à Jacques Chirac, en personne, à la mairie de Paris.
«Il n’y avait jamais moins de 5 millions de francs»
Directement?
Oui, bien sûr. C’était toujours le soir. « Il y a du lourd? » demandait Chirac quand j’entrais dans le bureau. Il m’installait sur un des grands fauteuils bleus et me proposait toujours une bière. Moi qui n’aime pas la bière, je m’y suis mis. Il prenait le sac et se dirigeait vers le meuble vitré au fond de son bureau et rangeait lui-même les liasses. Il n’y avait jamais moins de 5 millions de francs. Cela pouvait aller jusqu’à 15 millions. Je me souviens de la première remise de fonds en présence de Villepin. L’argent venait du maréchal Mobutu, président du Zaïre. C’était en 1995. Il m’avait confié 10 millions de francs que Jacques Foccart est allé remettre à Chirac. En rentrant, le « Doyen » m’avait dit que cela s’était passé « en présence de Villepinte », c’est comme cela qu’il appelait Villepin. Foccart ne l’a jamais apprécié… Et c’était réciproque.
Pourquoi?
En 1995, Juppé et Villepin se sont opposés à ce que Foccart occupe le bureau du 2, rue de l’Élysée, qui était son bureau mythique du temps de De Gaulle et Pompidou. Le « Doyen » en avait été très amer. Il avait continué à apporter les fonds, mais il avait été humilié.
À combien évaluez-vous les remises d’argent de Foccart venant d’Afrique?
Incalculable! À ma connaissance, il n’y avait pas de comptabilité. Plusieurs dizaines de millions de francs par an. Davantage pendant les périodes électorales.
Jacques Chirac, accusé par Jean- Claude Méry dans sa fameuse cassette d’avoir vu une remise de 5 millions de francs, a toujours démenti tout cela…
Je sais ce que je dis. Je sais ce que j’ai fait.
«À l’approche de la campagne présidentielle de 2002, Villepin m’a carrément demandé « la marche à suivre»
Que faites-vous donc à partir de 1997, à la mort de Foccart, avec Dominique de Villepin?
Je l’ai présenté aux chefs d’État africains. Au début, ils se sont étonnés de devoir traiter avec Villepin, qui avait déjà son discours officiel sur la « moralisation »… Je leur ai dit que c’était une décision du « Grand », autrement dit de Chirac. Je dois dire que Villepin s’y est bien pris avec eux. Que le courant est bien passé. Il a su y faire… Il m’appelait « camarade » et s’est mis à m’offrir du whisky pur malt de 1963.
Et les remises de valises ont continué?
Elles n’ont jamais cessé. À l’approche de la campagne présidentielle de 2002, Villepin m’a carrément demandé « la marche à suivre ». Il s’est même inquiété. C’est sa nature d’être méfiant. Je devais me présenter à l’Élysée sous le nom de « M. Chambertin », une de ses trouvailles. Pas question de laisser de traces de mon nom. Par mon intermédiaire, et dans son bureau, cinq chefs d’État africains – Abdoulaye Wade (Sénégal), Blaise Compaoré (Burkina Faso), Laurent Gbagbo (Côte d’Ivoire), Denis Sassou Nguesso(Congo-Brazzaville) et, bien sûr, Omar Bongo (Gabon) – ont versé environ 10 millions de dollars pour cette campagne de 2002.
Alors que ces fonds en liquide ne figurent sur aucun compte officiel, que les fonds secrets avaient été supprimés par Lionel Jospin, que l’affaire Elf avait mis en lumière les fortunes occultes des chefs d’État africains…
C’est l’exacte vérité. Un exemple qui ne s’invente pas, celui des djembés (des tambours africains). Un soir, j’étais à Ouagadougou avec le président Blaise Compaoré. Je devais ramener pour Chirac et Villepin 3 millions de dollars. Compaoré a eu l’idée, « connaissant Villepin comme un homme de l’art », a-t-il dit, de cacher l’argent dans quatre djembés. Une fois à Paris, je les ai chargés dans ma voiture jusqu’à l’Élysée. C’est la seule fois où j’ai pu me garer dans la cour d’honneur! C’était un dimanche soir et je suis venu avec un émissaire burkinabais, Salif Diallo, alors ministre de l’Agriculture. Je revois Villepin, sa secrétaire, Nadine Izard, qui était dans toutes les confidences, prendre chacun un djembé, devant les gendarmes de faction… Les tams-tams étaient bourrés de dollars. Une fois dans son bureau, Villepin a dit : « Blaise déconne, c’est encore des petites coupures! »
«Lors des grandes remises de fonds, j’étais attendu comme le Père Noël»
Comment écoulait-il ces fonds? Pierre Péan a demandé à Éric Woerth, trésorier de la campagne de 2002, qui n’a jamais eu vent de ces espèces…
Je ne sais pas ce que Chirac et Villepin en faisaient. C’est leur problème.
Vous dites que Laurent Gbagbo aussi a financé la campagne de Jacques Chirac en 2002…
Oui. Il m’avait demandé combien donnait Omar Bongo, et j’avais dit 3 millions de dollars. Laurent Gbagbo m’a dit : « On donnera pareil alors. » Il est venu à Paris avec l’argent. Nous nous sommes retrouvés dans sa suite du Plaza Athénée. Nous ne savions pas où mettre les billets. J’ai eu l’idée de les emballer dans une affiche publicitaire d’Austin Cooper. Et je suis allé remettre le tout à Villepin, à l’Élysée, en compagnie d’Eugène Allou, alors directeur du protocole de Laurent Gbagbo. Devant nous, Villepin a soigneusement déplié l’affiche avant de prendre les billets. Quand on sait comment le même Villepin a ensuite traité Gbagbo, cela peut donner à réfléchir…
Jacques Chirac était-il au courant de toutes les remises d’espèces?
Bien sûr, tant que Villepin était en poste à l’Élysée. Lors des grandes remises de fonds, j’étais attendu comme le Père Noël. En général, un déjeuner était organisé avec Jacques Chirac pour le donateur africain, et ensuite, la remise de fonds avait lieu dans le bureau du secrétaire général. Une fois, j’étais en retard. Bongo, qui m’appelait « fiston » et que j’appelais « papa », m’avait demandé de passer à 14h 45. Nadine, la secrétaire de Villepin, est venue me chercher en bas et m’a fait passer par les sous-sols de l’Élysée. J’avais un gros sac de sport contenant l’argent et qui me faisait mal au dos tellement il était lourd. Bongo et Chirac étaient confortablement assis dans le bureau du secrétaire général de l’Élysée. Je les ai salués, et je suis allé placer le sac derrière le canapé. Tout le monde savait ce qu’il contenait. Ce jour-là, j’ai pensé au Général, et j’ai eu honte.
«Dominique est quelqu’un de double»
Après la réélection de 2002, Villepin a quitté l’Élysée pour le ministère des Affaires étrangères. Avec qui traitiez-vous?
Toujours avec lui. Cela a continué quand il est passé au Quai d’Orsay, à l’Intérieur, et aussi quand il était à Matignon. Place Beauvau, un nouveau « donateur », le président de Guinée équatoriale Obiang NGuéma, a voulu participer. J’ai organisé un déjeuner au ministère de l’Intérieur, en présence du président sénégalais Abdoulaye Wade et son fils Karim, au cours duquel Obiang NGuéma a remis à Villepin une mallette contenant un million et demi d’euros. Parfois, Dominique sortait directement l’argent devant nous, même si je venais accompagné d’un Africain, et, sans gêne, il rangeait les liasses dans ses tiroirs. Pour l’anecdote, je lui laissais parfois la mallette sans qu’il l’ouvre en lui donnant le code de la serrure… Une autre fois, lorsqu’il était à Matignon, Villepin s’impatientait parce que l’ambassadeur du Gabon était en retard. Il est finalement arrivé tout essoufflé avec un sac contenant 2 millions d’euros. « C’est lourd », disait-il… en frôlant l’infarctus.
À cette époque, en pleine affaire Clearstream, Dominique de Villepin a toujours évoqué les consignes présidentielles de « moralisation de la vie publique »…
Oui, en public, il a toujours eu ce discours. Dominique est quelqu’un de double. Un individu à deux faces. Pendant toute la période Clearstream, à plusieurs reprises, il était euphorique. « On va bourrer le nabot », disait-il en parlant de Nicolas Sarkozy. Il était certain, pendant des mois, que l’affaire Clearstream allait tuer politiquement son rival. Au total, après qu’il eut quitté l’Élysée, j’estime avoir remis à Villepin, en direct, une dizaine de millions de dollars. Et, outre cet argent liquide, je lui ai remis des « cadeaux »…
Quel genre?
Je me souviens d’un bâton du maréchal d’Empire, qui lui avait été offert par Mobutu. Bongoet Gbagbo lui ont aussi offert de superbes masques africains. Bongo lui a offert des livres rares, des manuscrits de Napoléon… Chirac a reçu des cadeaux splendides, aussi. Je me souviens d’une montre Piaget offerte par Bongo, qui devait réunir environ deux cents diamants. Un objet splendide, mais difficilement portable en France…
Comment savez-vous cela?
J’avais accès au gestionnaire du compte parisien d’Omar Bongo, et il m’est arrivé d’aider certaines personnes proches de Dominique, qui en avaient besoin. Avec « papa », nous avions un code: entre nous, nous appelions Villepin « Mamadou », parce qu’autrefois un secrétaire général du président gabonais se prénommait ainsi. Il me suffisait de dire : « Papa, ‘Mamadou’ a besoin de quelque chose. » Et Omar Bongo me disait de faire le nécessaire.
«Grâce à son ingratitude, je suis allé voir Nicolas Sarkozy»
Vous disiez que les remises d’espèces ont continué quand Villepin était à Matignon…
Bien sûr. Les présidents africains avaient dans la tête que Villepin allait préparer la présidentielle. Omar Bongo, place Beauvau, lui avait dit : « Dominique, entends-toi avec Nicolas. » Et Villepin lui avait ri au nez et lui avait répondu : « J’irai à Matignon, puis à l’Élysée. » Il avait un sentiment de toute-puissance à cette époque. Je me souviens d’un jour, au Quai d’Orsay, où sa secrétaire m’appelle en urgence. « Camarade, un double whisky aujourd’hui, la ration John Wayne », me lance Dominique dans son bureau. Il avait quelque chose à me dire : « Aujourd’hui, j’ai atteint l’âge du général de Gaulle le jour de l’appel du 18 juin, j’ai 49 ans, Robert! Je serai l’homme du recours! » Il a prononcé plusieurs fois cette phrase – « Je serai l’homme du recours » – en imitant la voix du Général. En rentrant chez moi, j’ai dit à ma femme qu’il y avait peut-être un problème…
Comment cela s’est-il arrêté et pourquoi?
Fin 2005, la dernière semaine de septembre. Nadine, sa secrétaire, m’appelle selon le code : « Nous allons acheter des fleurs. » Cela voulait dire que l’on se retrouve devant le Monceau Fleurs du boulevard des Invalides. Elle venait me chercher en voiture pour m’amener à Matignon. Ce jour-là, elle m’a fait entrer par l’arrière et m’a laissé dans le pavillon de musique. Villepin m’a fait attendre une demi-heure. J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il y avait un problème.
Que s’est-il passé?
Il est arrivé et a lancé un drôle de « Alors, camarade, ça va? », avant de m’expliquer : « L’argent de Sassou, de Bongo, de tous les Africains, sent le soufre. C’est fini », a-t-il poursuivi… Je me souviens de sa phrase : « Si un juge d’instruction vous interroge, vous met un doigt dans le cul, cela va mal finir. » Il parle exactement comme cela. Je l’ai bien regardé. Je lui ai dit qu’il m’emmerdait et je suis parti en serrant la mâchoire. Il m’a couru après en disant « camarade, camarade! », m’a rappelé cinq ou six fois dans les jours qui ont suivi. J’avais décidé que ce n’était plus mon problème. Grâce à son ingratitude, je suis allé voir Nicolas Sarkozy.
Comment cela?
Nicolas Sarkozy m’a écouté, je lui ai raconté tout ce que je vous raconte aujourd’hui. Même lui, il m’a paru étonné. Je l’entends encore me demander : « Mais qu’est-ce qu’ils ont fait de tout cet argent, Robert ? » Il m’a dit aussi : « Ils t’ont humilié comme ils m’ont humilié, mais ne t’inquiète pas, on les aura. » Je l’ai revu la semaine suivante. Nicolas Sarkozy m’a dit : « Robert, là où je suis, tu es chez toi », et m’a demandé de travailler pour lui, mais sans le système de financement par « valises ».
«L’argent d’Omar Bongo a payé le loyer pendant des années»
Les financements africains auraient-ils cessé pour la campagne de 2007? Difficile à croire… D’autant que Sarkozy, à peine élu, s’est rendu au Gabon et a annulé une partie de la dette gabonaise…
Je dis ce que je sais. Ni Omar Bongo ni aucun autre chef d’État africain, par mon intermédiaire, n’a remis d’argent ni à Nicolas Sarkozy ni à Claude Guéant.
Vous étiez proche de Laurent Gbagbo, vous n’avez pas été invité à l’intronisation d’Alassane Ouattara…
Laurent Gbagbo est un ami de trente ans. Il m’a raccroché au nez la dernière fois que je l’ai appelé. J’étais dans le bureau de Claude Guéant et c’était dans les derniers jours avant sa destitution… Il ne voulait plus prendre ni Sarkozy ni Obama au téléphone. Il ne voulait rien entendre et m’a dit : « C’est la dernière fois que je te parle. » Par la suite, tout le monde le sait, Alain Juppé m’a fait enlever de la liste des invités pour l’intronisation de Ouattara.
Vous en voulez à Alain Juppé…
Lui aussi me fait sourire quand je l’entends donner des leçons de morale. Je vais finir par cette histoire qui remonte à 1981. Alain Juppé a pris la tête du Club 89, un cercle de réflexion de chiraquiens qui s’est installé dans de superbes locaux de l’avenue Montaigne. C’est moi qui ai signé le bail du loyer, qui était de 50.000 francs mensuels, une somme pour l’époque. D’ailleurs, le téléphone du 45, avenue Montaigne était à mon nom! L’argent d’Omar Bongo a payé le loyer pendant des années, entre 1981 et 1992. Les espèces du président gabonais ont fait vivre les permanents pendant des années… Le secrétaire général du Club 89, Alain Juppé, ne pouvait pas l’ignorer. Je sais qu’aujourd’hui tout le monde a la mémoire qui flanche. Moi, pas encore.
Le seul racisme autorisé dans le monde moderne est l’anti-américanisme. Chris Patten
Je préférerais encore être sous le joug de l’Armée rouge que d’avoir à manger des hamburgers. Alain de Benoist
Voici la définition de la politique étrangère américaine : “Baise mon cul ou j’écrase ta gueule.” Milosevic a refusé de baiser le cul de l’Amérique, alors Clinton écrase la gueule du peuple serbe. Pinter
Le problème n’est pas technique ni même politique. Il est mental et culturel. Ne dénonçons pas la manipulation, tentons de comprendre l’acculturation. Qui nous permet de faire nôtres, en bons somnambules, des images et des mots venus d’une autre histoire, d’une autre tradition. (…) Cette combinaison passe-partout porte le sceau du modèle américain de politique étrangère que l’Europe a fait sien : l’idéalisme moral et la supériorité technique – disons le wilsonisme, plus le tomahawk. Le droit et les machines. Le droit fixe la norme, les machines la font respecter. Fuir la politique dans la technique, et s’arracher aux pesanteurs et complications du passé par la conquête de l’espace, d’une frontière à l’autre (cheval, automobile, avion, fusée) – sont les deux mythes moteurs de l’Odyssée américaine. L’histoire et la géographie n’ont jamais fait problème pour cette terre promise, qui eut dès le départ un destin, mais non un passé. Ses premiers occupants se sont installés dans un espace vide, ou, quand il ne l’était pas assez, nettoyé à la Winchester – purification ethnique sublimée par l’image en conquête de l’Ouest. Pas de voisins menaçants. Les territoires de bordure, on les achète – Louisiane, Alaska, Oregon, Floride. Quant à la religion du droit, c’est là-bas un juste hommage à l’origine. La Constitution a précédé la Fédération nord-américaine, qui tient par elle – d’où sa sacralité. En Europe, le code et l’histoire ont dû passer des compromis, car l’histoire était là avant ; aux Etats-Unis, c’est le code, contrat passé avec Dieu, qui a précédé et fait l’histoire des hommes. Or l’on sait que pour un chrétien (et quel Etat l’est plus que celui-là ?), entre la résurrection et le jugement dernier, il ne se passe, en rigueur, rien de sérieux. On peut dire qu’une tête est américanisée quand elle a remplacé le temps par l’espace, l’histoire par la technique et la politique par l’Evangile. Régis Debray
La condamnation morale, l’union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c’est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous. Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n’importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c’est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l’effacer. (…) A la limite, c’est eux qui l’ont fait, mais c’est nous qui l’avons voulu. Si l’on ne tient pas compte de cela, l’événement perd toute dimension. (…) Quand la situation est ainsi monopolisée par la puissance mondiale, quand on a affaire à cette formidable condensation de toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique, quelle autre voie y a-t-il qu’un transfert terroriste de situation ? C’est le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale. (…) Terreur contre terreur – il n’y a plus d’idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l’idéologie et du politique. L’énergie qui alimente la terreur, aucune idéologie, aucune cause, pas même islamique, ne peut en rendre compte. Ça ne vise même plus à transformer le monde, ça vise (comme les hérésies en leur temps) à le radicaliser par le sacrifice, alors que le système vise à le réaliser par la force. Jean Baudrillard (sur le 11/9)
Que des cerveaux puissent réaliser quelque chose en un seul acte, dont nous en musique ne puissions même pas rêver, que des gens répètent comme des fous pendant dix années, totalement fanatiquement pour un seul concert, et puis meurent. C’est la plus grande oeuvre d’art possible dans tout le cosmos Imaginez ce qui s’est produit là. Il y a des gens qui sont ainsi concentrés sur une exécution, et alors 5 000 personnes sont chassées dans l’Au-delà, en un seul moment. Ca, je ne pourrais le faire. A côté, nous ne sommes rien, nous les compositeurs… Imaginez ceci, que je puisse créer une oeuvre d’art maintenant et que vous tous soyez non seulement étonnés, mais que vous tombiez morts immédiatement, vous seriez mort et vous seriez né à nouveau, parce que c’est tout simplement trop fou. Certains artistes essayent aussi de franchir les limites du possible ou de l’imaginable, pour nous réveiller, pour nous ouvrir un autre monde. Karl Stockhausen
Les tours jumelles de Manhattan s’effondrant l’une après l’autre. On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens. D’un seul coup, la représentation du monde basculait cul par dessus tête, quelques individus juste armés de cutters, avaient rasé en moins de deux heures les symboles de la puissance américaine. Le prodige de l’exploit émerveillait. Annie Ernaux (Les Années, 2011)
Not long ago, I conceived the idea of a “post-millennial” era, defined by its abandonment of the victimary epistemology of the postmodern age. The defining issue seemed to be the Israeli-Palestinian conflict. The breakdown of the “peace process” and the renewed Intifada made it clear that the continued focus on the Palestinians as victims had become counterproductive for both sides; no real negotiations could take place when beneath all Palestinian demands was a sense of legitimized resentment on the model of the South African Blacks under apartheid. (This parallel was in fact raised at the recent Durban conference on racism.) It seemed to me that a new age had begun in which the relatively easy answers of the previous era would have to give way to market-like processes of negotiation. If it was not clear to everyone from the suicide bombings in Israel that resentment could no longer be legitimized within the political process, the September 11 events made this point much more decisively. Palestinian terrorism may be linked to legitimate–and, at least in principle, negotiable–grievances; bin Laden’s cannot. Just as the Holocaust inaugurated the postmodern era by making victimary resentment the preeminent criterion of political change, September 11 ended it by demonstrating the horrors such resentment can produce. These attacks impose on us the necessity of clearly distinguishing between the deferral of resentment and the legitimation of this resentment. This distinction has never been sharper–perhaps even to the point of impinging on the awareness of that most intellectually stagnant of classes, our “progressive” intelligentsia. Does the end of victimary thinking mean that we should no longer seek justice? Of course not. But it does mean that justice cannot be sought simply by “taking the side of the victim.” It suggests that the redistributive model of justice, conceived as exercising absolute authority over all objects in contention between the parties, must be replaced by a less absolute, negotiational conception, where the judge is first and foremost an arbitrator. Victimary justice puts everything up for grabs; the persecutor has no rights of ownership, for all his possessions are tainted by victimization. More modestly, post-millennial justice respects the Lockean notion of property as a buffer between persons; it begins with the situation as it exists, and declares possession illegitimate only when it can be shown unambiguously to be so. Needless to say, no mere redefinition of terms will solve the Israeli-Palestinian conflict; but only if both parties reject the victimary mindset, as seemed to be the case after Oslo, are win-win solutions conceivable.Eric Gans
Trois semaines ont passé depuis le 11 septembre et déjà la stupeur se dissipe, l’examen de conscience succède à l’épouvante. A peine entrons-nous dans la période du deuil que la pensée progressiste s’affaire à instruire le procès de la puissance américaine. Il n’y a pas de fumée sans feu, dit le Tribunal, pas de révolte sans bon motif, pas de terrorisme pour rien. L’Amérique n’a été si spectaculairement frappée que parce qu’elle est coupable. Coupable d’étrangler la population irakienne par un embargo qui a déjà fait des centaines de milliers de morts. Coupable de n’avoir pas signé le protocole de Kyoto visant à réduire l’émission de gaz à effet de serre. Coupable d’avoir fabriqué les talibans, et Oussama Ben Laden. Coupable de faire payer aux Arabes un crime commis par les Européens, en leur imposant l’Etat d’Israël. Coupable, quand il ne l’instrumentalise pas, d’humilier l’islam. Coupable de ne pleurer que ses propres victimes et de se laver les mains de catastrophes bien plus graves, comme le génocide du Rwanda, en les baptisant « crises humanitaires ». Coupable donc de surenchérir par le racisme lacrymal sur son impérialisme sans pitié. On se prend à penser, devant ce réquisitoire monumental, qu’il n’existe sur la terre aucune injustice dont le pays de la bannière étoilée puisse se dire innocent. Tout le mal lui revient, à lui et à nous, nous Occidentaux, nous Européens, dans la mesure où nous faisons bloc avec les Américains et où nous versons les mêmes sanglots discriminatoires. Une telle agressivité pénitente reconduit, en l’inversant, l’arrogance qu’elle dénonce. Pour le bien de l’humanité hier et pour son plus grand malheur aujourd’hui, l’Occident prend toute la place : l’autre n’est qu’un comparse, un figurant, un ectoplasme ou, au mieux, un symptôme. Mais pour qu’un tel raisonnement tienne le coup, il faudrait d’abord que les deux seules actions militaires entreprises par l’OTAN depuis sa création n’aient pas eu pour objectif de rompre avec l’inertie de la communauté internationale ou, plus précisément, des non-Occidentaux face à la situation désespérée des peuples majoritairement musulmans de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. (…) Le nom d’Israël accablé de la responsabilité de l’antisémitisme dans sa version meurtrière et de la terreur qui s’est abattue sur le sol américain : voilà où nous en sommes ; voilà ce que le progressisme a fait de la pensée critique ; voilà ce qu’est devenue l’aptitude à se mettre soi-même en question et à sortir de son exclusivisme qui a longtemps constitué le trait distinctif de l’Occident, et sa force spirituelle. Alain Finkielkraut
Plus nos intellectuels sont laïcs, désenchantés, plus ils ont besoin du diable américain auquel ils croient de toutes leurs forces. Raymond Aron disait déjà de Sartre que les États-Unis jouaient dans son imaginaire le même rôle que les Juifs dans la démonologie national-socialiste. Il y a d’ailleurs une parenté entre l’antiaméricanisme et l’antisémitisme puisque l’un et l’autre sont des pathologies de la proximité. Les Américains sont maudits en raison de la déviation minuscule qu’ils représentent par rapport à l’Europe, frères ennemis, presque semblables et pourtant différents. La haine vise le parent, le cousin dont on désavoue l’insupportable contiguïté. L’Amérique, c’est la mauvaise Europe, coloniale et arrogante, sa fille dénaturée qui concentre tous les traits négatifs de ses patries d’origine. Double de l’Europe peut-être mais au sens où les parents les plus sains peuvent enfanter des monstres. Pour qu’un verdict irrévocable soit rendu à l’encontre de Washington, il faut que cette progéniture déshonorante occupe plusieurs rôles contradictoires, qu’elle soit la parente et la hors caste, que son voisinage ne dissimule pas une distance infranchissable, en somme qu’elle représente le chancre lové au coeur de l’Occident.
En ce sens l’Amérique incarne bien le trésor démocratique que nous avons refoulé. Nous lui en voulons d’avoir grandi sur notre rapetissement, mais surtout de défendre, parfois de façon brouillonne et brutale, des valeurs que nous avons enterrées. Tel un fils qui reprend le flambeau abandonné par ses pères, elle nous rappelle à notre mission. Nous la détestons pour ses bons côtés puisqu’elle reste, en dépit de tout, la patrie de la liberté conquérante quand la Vieille Europe, à l’exception notable du Royaume-Uni, a décidé de limiter la liberté à ses frontières et de composer avec tous les régimes, quels qu’ils soient. Les États-Unis croient encore aux vertus de l’action commune quand l’Europe, échaudée par une histoire effroyable, se cantonne à la prudence, à la défense du statu quo. On peut le déplorer mais partout où les peuples souffrent et gémissent dans les chaînes, Bosnie et Kosovo hier, Géorgie, Ukraine, Kurdistan aujourd’hui, c’est vers les États-Unis qu’ils se tournent et non vers Paris, Bruxelles ou Berlin. Même les Palestiniens croient plus en Washington pour construire leur État que dans les vertus de l’Union européenne. Pour le Vieux Monde qui se pense comme postnational, postmoderne, posthistorique, le crime majeur des États-Unis (et à un moindre degré d’Israël), c’est d’être des fauteurs d’histoire au double sens du terme, encore englués dans cette dramaturgie sanglante dont nous sommes sortis à grand-peine.
Pour cela l’antiaméricanisme est en France une machine à consensus, le seul moyen de réconcilier toutes les familles politiques et intellectuelles. Pascal Bruckner
Ultime avatar du relativisme culturel, … l’antiaméricanisme!
Au lendemain du 10e anniversaire des attentats du 11/9 et de notre dernier billet sur les dérives du relativisme culturel illustrées notamment par la tribune en une du Monde où notre Baudrillard national peinait alors à contenir sa jubilation intérieure …
Où l’on a vu, de nos Villepin à nos Védrine nationaux, les larmes de crocodile de ceux qui s’étaient alors empressés de condamner et trahir cette Amérique coupable de trop grande hégémonie …
Alors qu’après leur vil renoncement devant le déni de justice imposé aux contribuables parisiens dans les interminables affaires Chirac et leur silence complice devant les révélations de distribution d’argent liquide à l’ensemble des responsables politiques de droite par la femme la plus riche de France, nos médias font à présent mine de découvrir le secret de polichinelle des turpitudes africaines de nos Mitterrand comme de nos Chirac et nos Villepin, sans oublier hélas nos Sarkozy mais aussi nos Le Pen …
Pendant que notre actuel et multicumulard chef de la diplomatie française s’éclipse courageusement dans le Pacifique pour éviter de rencontrer le président du pays africain dont il avait, lorsqu’il était dans les mêmes fonctions sous le président Mitterrand, soutenu et exfiltré les génocidaires …
Petite piqûre de rappel avec un texte de 2006 de Pascal Bruckner dans la Revue Le Meilleur des mondes, sur « le seul racisme autorisé dans le monde moderne » (Chris Patten) et, en France, » machine à consensus » et » seul moyen de réconcilier toutes les familles politiques et intellectuelles », à savoir l’antiaméricanisme …
En Europe et à tout le moins en France, l’antiaméricanisme constitue une structure fondamentale de la pensée et de la vie politique. Dans ses formes les plus extrêmes, il incarne un principe d’interprétation globale. Décryptage d’une pathologie nationale.
Interrogé par Philip Roth sur sa vie d’écrivain, Saul Bellow a raconté un épisode particulier de sa carrière, son installation à Paris en 1948 : « Oh, les Américains avaient libéré Paris, maintenant c’était au tour de Paris de faire quelque chose pour moi. La ville était plongée dans une profonde dépression. […] La tristesse partout était lourde et laide. La Seine sentait comme une mixture pharmaceutique. Le pain et le charbon étaient encore rationnés. Les Français nous haïssaient. J’avais une explication juive pour cela : la mauvaise conscience. Non seulement avaient-ils été écrasés par les Allemands en trois semaines mais ils avaient collaboré. Vichy les avait rendus cyniques. Ils prétendaient qu’il y avait eu un vaste mouvement souterrain tout au long de la guerre mais la vérité semblait être qu’ils avaient passé leurs années de guerre à chercher de la nourriture dans la campagne. Et ces fils de putes étaient aussi patriotes. La France avait été humiliée et c’était la faute de leurs libérateurs, les Britanniques et les GI1. »
UNE PRODUCTION DE STÉRÉOTYPES
L’explication par l’Amérique nous offre le vertige du panorama et permet d’embrasser la totalité du réel. Si l’Amérique n’existait pas, il faudrait l’inventer : sur quel bouc émissaire aussi commode pourrions-nous nous laver de nos péchés, nous défausser de nos ordures ? Où trouverions-nous un tel centre de blanchiment des crimes de la planète puisque tout ce qui va mal sur cette terre, du réchauffement climatique au terrorisme, peut lui être imputé ? C’est une chance finalement pour une dictature, un groupe criminel d’être pourchassés, montrés du doigt par les États-Unis. Cela leur vaut immédiatement la sympathie, la bienveillance de tous ceux pour qui « le seul racisme autorisé dans le monde moderne est d’être antiaméricain » (Chris Patten).
N’en doutons pas un instant : si le débarquement de juin 1944 avait lieu aujourd’hui, l’oncle Adolf jouirait de la sympathie d’innombrables patriotes et radicaux de la gauche extrême au motif que l’oncle Sam tenterait de l’écraser. Écartons d’emblée un contresens : l’antiaméricanisme n’est pas une critique de l’Amérique, de ses fautes ou de ses crimes. Comme toute démocratie et spécialement comme superpuissance qui use et abuse de son pouvoir, les États-Unis sont éminemment critiquables et les Américains eux-mêmes ne s’en privent pas. De la même façon ne confondons pas l’antiaméricanisme avec l’hostilité à George W. Bush, cet ambassadeur impopulaire de la liberté, dont le style, mélange de bigoterie militante et de messianisme exalté, lui vaut une antipathie quasi universelle. Tant que son Administration restera au pouvoir et portera le poids d’un semi-échec en Irak, de la torture institutionnalisée, les États-Unis souffriront de par le monde d’un supplément de rage et d’aversion par rapport à l’animosité qu’ils suscitent naturellement.
Non, l’antiaméricanisme est un discours autonome. Il se nourrit de soi-même et s’émancipe de la réalité : l’événement ne l’ébranle pas mais le confirme ou le renforce même lorsqu’il semble le contredire. Produit par la caste intellectuelle depuis deux siècles, l’antiaméricanisme forme un de ces grands récits de la modernité doté d’une capacité fédératrice et allégorique: en parlant des États-Unis, il en dit long sur l’Hexagone et le Vieux Monde en général. Il existe bien sûr mille raisons de détester l’Amérique revêtue de tous les signes auxquels se reconnaît la culpabilité de l’Occident : aussi riche qu’inégalitaire, dominatrice, arrogante, polluante, fondée sur un double crime, le génocide des Indiens et l’esclavage des Noirs, ne prospérant que par la menace et les canons, indifférente aux institutions internationales qu’elle soutient du bout des lèvres quand elle ne les récuse pas, tout entière vouée au culte du billet vert, la seule religion de ce pays matérialiste. Rajoutons que pour les Européens de l’Ouest, il est difficile encore aujourd’hui de pardonner aux États-Unis de les avoir libérés du joug nazi et fasciste, de leur avoir épargné l’épreuve du communisme. Certaines générosités sont des formes d’affront surtout quand elles soulignent nos faiblesses et prouvent à quel point la petite cousine yankee a dépassé, en vigueur, en créativité, ses aïeules du continent. On ne critique pas le Grand Satan américain comme on critique l’Italie, l’Espagne, la France ou la Russie. Les États-Unis concentrent sur eux, en Europe et ailleurs, une répugnance particulière qui constitue presque un hommage : une telle détestation vaut élection. Elle prouve que cette nation est prise au sérieux alors que la sympathie bienveillante dont jouit l’Europe signifie simplement que notre continent ne compte plus. Car l’Amérique, aux yeux de ses ennemis, est condamnable non pour ce qu’elle fait mais parce qu’elle est. Son seul crime est d’exister. Quoi qu’elle fasse, qu’elle intervienne sur le théâtre extérieur ou qu’elle reste cloîtrée dans ses frontières, elle a tort.
Plus nos intellectuels sont laïcs, désenchantés, plus ils ont besoin du diable américain auquel ils croient de toutes leurs forces. Raymond Aron disait déjà de Sartre que les États-Unis jouaient dans son imaginaire le même rôle que les Juifs dans la démonologie national-socialiste. Il y a d’ailleurs une parenté entre l’antiaméricanisme et l’antisémitisme puisque l’un et l’autre sont des pathologies de la proximité. Les Américains sont maudits en raison de la déviation minuscule qu’ils représentent par rapport à l’Europe, frères ennemis, presque semblables et pourtant différents. La haine vise le parent, le cousin dont on désavoue l’insupportable contiguïté. L’Amérique, c’est la mauvaise Europe, coloniale et arrogante, sa fille dénaturée qui concentre tous les traits négatifs de ses patries d’origine. Double de l’Europe peut-être mais au sens où les parents les plus sains peuvent enfanter des monstres. Pour qu’un verdict irrévocable soit rendu à l’encontre de Washington, il faut que cette progéniture déshonorante occupe plusieurs rôles contradictoires, qu’elle soit la parente et la hors caste, que son voisinage ne dissimule pas une distance infranchissable, en somme qu’elle représente le chancre lové au coeur de l’Occident.
LES VISAGES DE LA RÉPROBATION
Dès que l’on évoque les États-Unis, les meilleurs esprits quittent le domaine de la raison. Dans les années 80, Alain de Benoist, idéologue de la Nouvelle Droite, écrivait : « Je préférerais encore être sous le joug de l’Armée rouge que d’avoir à manger des hamburgers. » Début 1999, le philosophe français Jean Baudrillard démontrait à son tour dans Libération comment l’Otan et Washington avaient monté un complot pour aider Milosevic à liquider les Albanais du Kosovo. En 1991, dans un article du Monde, un critique de cinéma comparait la production de Hollywood à la Propaganda-Staffel de Goebbels. Durant le bref conflit du Kosovo, le dramaturge anglais Harold
Pinter, nobélisé depuis, a déclaré : « Voici la définition de la politique étrangère américaine : “Baise mon cul ou j’écrase ta gueule.” Milosevic a refusé de baiser le cul de l’Amérique, alors Clinton écrase la gueule du peuple serbe2. » À la même époque le philosophe trotskiste Daniel Bensaïd rejette d’un même trait Milosevic et l’Otan, « deux formes parfaitement contemporaines et jumelles de la barbarie moderne ». Pour sa part, le directeur du musée Picasso de Paris, Jean Clerc, compare Belgrade à Guernica et les aviateurs américains aux pilotes nazis, indifférents aux populations qu’ils écrasent.
Le 11-Septembre aura donné lieu aussi à un florilège intéressant : à commencer par les théories du complot lancées en France par Thierry Meyssan et en Allemagne par un ancien ministre SPD, von Bülow. Ils « révélaient » que le Pentagone lui-même avait lancé des avions contre les tours pour prendre le pouvoir. Les écrivains allemands Günter Grass et Botho Strauss pointèrent dans l’effondrement des tours « les doigts imprécateurs de la finance tranchés » et dans l’expédition en Afghanistan « la guerre des méchants contre les méchants ». La palme revient en la matière à Jean Baudrillard qui se dit, tel Néron face à Rome en flammes, fasciné par l’esthétique « jubilatoire » de l’attentat et renvoie dos à dos les protagonistes. Le système américain a tellement monopolisé la puissance qu’il force les terroristes à lui répondre par un acte définitif et brutal : « Terreur contre terreur, il n’y a plus d’idéologie derrière tout cela. » En 2003, lors de la préparation de la deuxième guerre du Golfe, un ancien ministre socialiste met sur un pied d’égalité George Bush et Ben Laden (il reviendra sur cette affirmation ensuite) et Le Nouvel Observateur dépeint le chef de la Maison- Blanche sous les traits du « dictateur » de Chaplin jouant avec le globe, c’est-à-dire qu’il l’assimile à Hitler ! En 2003 toujours, le démographe Emmanuel Todd annonce dans son livre Après l’empire l’écroulement inéluctable du système américain et l’ascension irrésistible de l’Europe. Inutile désormais d’être antiaméricain, puisque l’Amérique, entraînée dans ses délires militaristes, est finie. Nous n’aurons pas la cruauté de confronter ces propos avec la réalité d’une Europe en lambeaux et d’une France en crise aggravée. Mais encore une fois, la complexité du monde est le principal ennemi de ces « théoriciens » qui ressortent leur stock de poncifs pour « interpréter » l’actualité, c’est-à-dire l’annexer à leurs préjugés : on n’est plus ici dans l’analyse politique mais dans le registre religieux de l’anathème.
LE DESPOTISME AFFABLE
En somme, non seulement l’Amérique est la réincarnation du IIIe Reich, « Hitler made in USA » comme disaient les communistes français dans les années 50, mais en plus nous sommes « coca-colonisés» pour reprendre une vieille expression. La force de l’Amérique serait donc d’occuper nos cerveaux par la « persuasion clandestine » pour utiliser le titre célèbre de Vance Packard. Nous avons tous « l’Amérique dans la tête » et ceux qui croient parler et décider librement sont de simples ventriloques de l’oncle Sam, des marionnettes dont d’autres tirent les ficelles. « Avec CNN, écrit Régis Debray, la planète entre en Amérique et la politique étrangère de la métropole achève de s’intégrer à sa politique intérieure ; et à l’intérieur de McWorld l’Amérique, fournissant à tous le son et l’image par grand et petit écran, meuble à ses conditions l’inconscient collectif des jeunes de banlieue jusqu’aux gouvernements. […] L’Amérique n’a même plus besoin d’être dominatrice, elle est devenue pour nous irréfutable, c’est-à-dire intérieure3. » Parce qu’elle formate le style et le rythme des images modernes, « elle pénètre en nous par les yeux » explique Ignacio Ramonet du Monde diplomatique. Peu importe que les films ou les séries soient français, allemands, italiens, chinois, brésiliens, dans le fond ils sont tous gagnés par l’esthétique yankee. « L’américanisation des esprits est tellement avancée que la dénoncer apparaît à certains de plus en plus inacceptable. Il faudrait pour y renoncer être prêt à s’amputer d’un grand nombre de pratiques culturelles (vestimentaires, sportives, ludiques, distractives, langagières, alimentaires) auxquelles nous nous livrons depuis l’enfance et qui nous habitent en permanence. Beaucoup de citoyens européens sont désormais des transculturels, des mixtes irréconciliables possédant un esprit américain dans une peau d’Européen4. » On se souvient que pour décrire le phénomène colonial, le psychiatre antillais Frantz Fanon avait utilisé dans les années 60 la métaphore des « peaux noires, masques blancs ». La mentalité du colon a pénétré la tête du colonisé et faussé sa vision du monde, l’amenant à pactiser avec son maître. Autrement dit, consentants ou non, nous sommes des collabos du géant américain, installé dans notre intimité, régnant en souverain. Il est vrai que l’antiaméricanisme ne serait pas si virulent s’il ne cachait une dose importante de fascination. L’Amérique : le plus grand pouvoir d’attraction et le plus grand pouvoir de répulsion. Elle horripile horripile et envoûte parce qu’elle incarne la modernité dans ses pires et ses meilleurs aspects avec ce petit plus d’excès et de démesure qui la rend unique. Cette terre d’exception autant que d’élection a ouvert des horizons nouveaux aux autres peuples. Dans la fureur qu’elle inspire entrent de la stupeur, de l’admiration, de la jalousie.
Ainsi les États-Unis, cette république roturière, nouveau riche, dépourvue de style et de manières, ce parangon de vulgarité et de clinquant, suscitent-ils, même chez leurs détracteurs, une adulation singulière. Une telle exécration, qui traverse les siècles, les générations, les clivages politiques, est un privilège. Aucune puissance n’est aujourd’hui aussi diffamée, piétinée et donc vénérée. Les mêmes qui brûlent la bannière étoilée se précipitent dans les fast-foods, ne voient que des films « made in USA » et vomissent le géant américain dans les symboles mêmes de l’Amérique.
LA FRANCE OBNUBILÉE PAR L’ONCLE SAM
Voyez le cas de la France : elle s’est toujours vécue en rivalité avec les États-Unis. Ce sont les deux seules nations porteuses d’un messianisme universel. Bien que Paris et Washington ne se soient jamais fait la guerre, une coexistence belliqueuse caractérise caractérise les rapports entre nos pays, surtout depuis que la civilisation anglosaxonne, de par ses succès, éclipse la civilisation française. Il n’est pas exagéré d’écrire que la France d’aujourd’hui, se détournant de ses voisins, ne regarde que vers l’Amérique, unique objet de son ressentiment. La France déteste l’Amérique parce qu’elle lui ressemble trop, en miniature : même fatuité, même certitude d’incarner l’excellence, même mélange de moralisme et de cynisme. Mais il lui manque les moyens de la puissance.
Pour cela l’antiaméricanisme est en France une machine à consensus, le seul moyen de réconcilier toutes les familles politiques et intellectuelles. Régis Debray, commentant avec amertume la décision de la Pologne de préférer les F16 américains aux Mirage français, qualifia en 2003 cette nation d’« Amérique de l’Est ». Suprême infamie : si les nouveaux entrants en Europe ne font pas allégeance au modèle gaulois, les voilà rejetés dans le camp yankee, accusés d’allégeance, de servilité. Durant la campagne pour le référendum sur la constitution européenne en 2005, les partisans du oui comme ceux du non accusaient leurs adversaires de faire le jeu de George W. Bush, promu en ennemi majuscule, en Grand Satan. Comme l’a souvent exprimé Dominique de Villepin, le principal titre de gloire de notre pays est de résister à l’Amérique, de souligner ses lacunes, de lui mettre des bâtons dans les roues, de la dénoncer toujours et partout. C’est là une entorse à la tradition gaulliste puisque le général avait pour principe de soutenir l’Amérique en temps de crise quitte à s’opposer à elle en temps de paix. Beaucoup à Paris préfèrent désormais détruire la communauté des nations démocratiques plutôt que de s’associer, aux côtés de l’Amérique, à la destruction des dictatures. C’est ainsi que Le Monde du 25 décembre 2003, faisant état de difficultés consécutives au refroidissement des relations entre Paris et Washington après la chute et l’arrestation de Saddam Hussein, titrait en première page : « Les USA et la France en état de guerre larvée ! » Diable : quel mot énorme pour traduire un différend entre alliés et qui semble relever non d’un lapsus mais d’un voeu pieux, d’une envie d’en découdre. Ce gros titre rappelle une phrase d’Alain de Benoist, déjà cité, expliquant en 1984 que la prochaine guerre mondiale au XXIe siècle opposerait l’Europe et l’Amérique.
Comment ne pas voir toutefois que cette animosité est un lien plus fort qu’une amitié de surface ? L’Amérique est en France une passion très ancienne parallèle à notre implantation de jadis en Louisiane et au Canada : l’attraction des grands espaces, la conquête de l’Ouest, l’épopée indienne, la bande dessinée, le thriller, le film noir, le jazz, le blues, la soul, le funk, le rap continuent de faire rêver de ce côté-ci de l’Atlantique. Les Français font un triomphe à la dream factory de Hollywood, lisent et traduisent presque tous les romanciers américains, même les plus mauvais, se ruent sur les séries télévisées du Nouveau Monde, se rendent en masse chaque année à New York ou Miami.
Ne parlons même pas de ce nouveau pidgin ou charabia qui s’est répandu comme traînée de poudre dans le monde des affaires et des publicitaires, c’est-à-dire l’insertion de mots ou de phrases en anglais dans la conversation. Il rappelle l’anglomanie des classes dirigeantes au XIXe siècle. On pourrait dire que l’usage du franglais est en général inversement proportionnel à la connaissance de l’idiome de Shakespeare et constitue une injure au génie des deux langues. Notre plus célèbre chanteur national, Johnny Hallyday, est un clone d’Elvis Presley, un rocker mimétique entièrement habité par les mythologies musicales américaines.
Bref, tout cela ne va pas sans snobisme et jobardise. Les Français ont d’ailleurs une tendance irrépressible à copier les défauts de l’Amérique – correction politique, judiciarisation à outrance – et à éluder leurs qualités. Plus ils adoptent certaines méthodes anglo-saxonnes au travail ou dans le droit, plus ils en récusent l’origine. Le décalque se fait sur le mode de la dénégation. La vénération de l’Amérique se fera volontiers par le biais de ces Américains « dissidents » qui se réclament de la contre-culture et se veulent critiques de leur patrie. L’amour se trouve alors dédouané et s’engouffre dans cette voie, se croyant lucide et froid. Adorer l’Amérique à travers l’aversion que lui vouent certains de ses artistes constitue sans doute la forme d’attachement la plus solide.
Qu’est-ce qui nous séduit dans la culture américaine, populaire ou élitiste ? C’est d’abord, en littérature ou au cinéma, qu’elle parle du monde et non du moi, qu’elle élargisse nos horizons au-delà des maigres joies de l’introspection, du narcissisme ou de l’autofiction. C’est aussi qu’elle sache concilier les audaces formelles avec les charmes d’un récit, c’est enfin sa foi dans la perfectibilité de l’homme, son culte du héros ordinaire, homme ou femme, pris dans une situation inextricable et contraint de s’en sortir par les seules armes du courage et de la volonté. En somme, l’Amérique reste portée par un optimisme de l’amélioration quand l’Europe combine un idéalisme des relations internationales (paix, tolérance, dialogue) avec un pessimisme du changement.
LES VERTIGES DE LA POSTHISTOIRE
Nous touchons là, me semble-t-il, au cœur du problème. En février 2005, Condoleezza Rice vient à Paris consacrer le réchauffement entre nos deux pays. S’exprimant à l’Institut d’études politiques, elle parle de la mission des démocraties qui est de répandre la liberté et d’abattre les tyrannies : « Nous savons, dit-elle, que nous devons faire face au monde tel qu’il est, mais nous ne devons pas accepter ce monde tel qu’il est. » La presse française s’étonne de ce langage, se cabre, parle d’exaltation, d’extrémisme.
Étrange amnésie : car la secrétaire d’État américaine, par ces mots très simples, rappelait aux Français qui l’avaient oublié le message de la révolution de 1789. En ce sens l’Amérique incarne bien le trésor démocratique que nous avons refoulé. Nous lui en voulons d’avoir grandi sur notre rapetissement, mais surtout de défendre, parfois de façon brouillonne et brutale, des valeurs que nous avons enterrées. Tel un fils qui reprend le flambeau abandonné par ses pères, elle nous rappelle à notre mission. Nous la détestons pour ses bons côtés puisqu’elle reste, en dépit de tout, la patrie de la liberté conquérante quand la Vieille Europe, à l’exception notable du Royaume-Uni, a décidé de limiter la liberté à ses frontières et de composer avec tous les régimes, quels qu’ils soient. Les États-Unis croient encore aux vertus de l’action commune quand l’Europe, échaudée par une histoire effroyable, se cantonne à la prudence, à la défense du statu quo. On peut le déplorer mais partout où les peuples souffrent et gémissent dans les chaînes, Bosnie et Kosovo hier, Géorgie, Ukraine, Kurdistan aujourd’hui, c’est vers les États-Unis qu’ils se tournent et non vers Paris, Bruxelles ou Berlin. Même les Palestiniens croient plus en Washington pour construire leur État que dans les vertus de l’Union européenne. Pour le Vieux Monde qui se pense comme postnational, postmoderne, posthistorique, le crime majeur des États-Unis (et à un moindre degré d’Israël), c’est d’être des fauteurs d’histoire au double sens du terme, encore englués dans cette dramaturgie sanglante dont nous sommes sortis à grand-peine. « Ils en sont encore là ! » nous exclamons-nous en voyant les GI embourbés en Irak. À cause d’eux, le vieux cortège archaïque de massacres, de vengeances, d’exterminations risque de reprendre : leur folie guerrière nous met en danger. De vieilles nations, toutes couturées de cicatrices et encore meurtries par leurs égarements d’hier, admonestent cette jeune superpuissance et la supplient de garder la tête froide, de renoncer à la guerre au profit de la concertation. Nous sommes la raison du monde, ils en sont la folie. C’est exactement ce qu’expliquait Dominique de Villepin le 23 mars 2005 : « L’Europe et la France ont acquis un temps d’avance par rapport à d’autres pays. Nous sommes revenus de nombreuses guerres, d’épreuves et de barbaries dont nous avons tiré les leçons. »
Ce raisonnement vertueux oublie un petit détail : que l’Europe, pour l’instant démunie d’outils politiques et militaires crédibles, dépend encore du grand frère yankee pour sa sécurité. C’est lui, si critiquable soit-il, qui continue à jouer le rôle ingrat de gendarme du monde, même si c’est un gendarme surmené et malhabile. Immaturité flagrante: nous préférons maudire que grandir. L’Europe n’a toujours pas atteint la stature d’un acteur historique et n’a pas de solution alternative à offrir à la politique de la Maison-Blanche.
Sauf à se cantonner à la diplomatie du roquet qui mord et aboie pour exister. On rêverait entre le Vieux et le Nouveau Monde d’un partage des responsabilités, on rêverait surtout d’une conversation entre deux cultures qui ont beaucoup à s’enseigner l’une l’autre en termes d’audace et de sagesse, de modération et de passion. L’Europe a désappris l’ivresse de la conquête, elle a surtout acquis le sens de la fragilité des affaires humaines. Mais elle est minée aujourd’hui par un scepticisme grandissant qui lui interdit d’être un contrepoids intelligent à l’hégémonie de sa cousine d’outre-Atlantique. L’antiaméricanisme n’est que le symptôme de cette faiblesse. La relation d’amourhaine a de beaux jours devant elle.
1. Philip Roth, « “I got a scheme !”, The Words of Saul Bellow », The New Yorker, 25 avril 2005.
2. Harold Pinter, « Clinton est dangereux », Libération, 9 avril 1999.
3. Régis Debray, « L’Europe somnambule », Le Monde, 1er avril 1999.
4. Ignacio Ramonet, Propagandes silencieuses, Galilée, 2000, pp. 14-15.
Trois semaines ont passé depuis le 11 septembre et déjà la stupeur se dissipe, l’examen de conscience succède à l’épouvante. A peine entrons-nous dans la période du deuil que la pensée progressiste s’affaire à instruire le procès de la puissance américaine.
Il n’y a pas de fumée sans feu, dit le Tribunal, pas de révolte sans bon motif, pas de terrorisme pour rien. L’Amérique n’a été si spectaculairement frappée que parce qu’elle est coupable. Coupable d’étrangler la population irakienne par un embargo qui a déjà fait des centaines de milliers de morts. Coupable de n’avoir pas signé le protocole de Kyoto visant à réduire l’émission de gaz à effet de serre. Coupable d’avoir fabriqué les talibans, et Oussama Ben Laden. Coupable de faire payer aux Arabes un crime commis par les Européens, en leur imposant l’Etat d’Israël. Coupable, quand il ne l’instrumentalise pas, d’humilier l’islam. Coupable de ne pleurer que ses propres victimes et de se laver les mains de catastrophes bien plus graves, comme le génocide du Rwanda, en les baptisant « crises humanitaires ». Coupable donc de surenchérir par le racisme lacrymal sur son impérialisme sans pitié.
On se prend à penser, devant ce réquisitoire monumental, qu’il n’existe sur la terre aucune injustice dont le pays de la bannière étoi- lée puisse se dire innocent. Tout le mal lui revient, à lui et à nous, nous Occidentaux, nous Européens, dans la mesure où nous faisons bloc avec les Américains et où nous versons les mêmes sanglots discriminatoires.
Une telle agressivité pénitente reconduit, en l’inversant, l’arrogance qu’elle dénonce. Pour le bien de l’humanité hier et pour son plus grand malheur aujourd’hui, l’Occident prend toute la place : l’autre n’est qu’un comparse, un figurant, un ectoplasme ou, au mieux, un symptôme.
Mais pour qu’un tel raisonnement tienne le coup, il faudrait d’abord que les deux seules actions militaires entreprises par l’OTAN depuis sa création n’aient pas eu pour objectif de rompre avec l’inertie de la communauté internationale ou, plus précisément, des non-Occidentaux face à la situation désespérée des peuples majoritairement musulmans de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. Et puis, il faudrait surtout que la colère islamiste soit dirigée contre ce que l’Occident a de pire : la rapacité financière, la consommation effrénée, l’égoïsme du bien-être. Or les commanditaires des pieux carnages du 11 septembre et leurs admirateurs n’ont aucunement le souci de remédier à la misère du monde ou de sauvegarder la planète : le réchauffement climatique est le cadet de leurs soucis. Ils haïssent l’Occident non pour ce qu’il a de haïssable ou de navrant, mais pour ce qu’il a d’aimable et même pour ce qu’il a de meilleur : la civilisation des hommes par les femmes et le lien avec Israël.
C’est le destin claquemuré qu’ils font subir aux femmes, le mépris où ils les tiennent et le désert masculin de leur vie qui rend fous les fous de Dieu : fous de violence, fous de hargne et de ressentiment contre le commerce européen des sexes, contre l’égalité, contre la séduction, contre la conversation galante ; fous, enfin, du désir frénétique de quitter la terre pour jouir de l’éternité dans les jardins du Paradis où les attendent et les appellent des jeunes filles « parées de leurs plus beaux atours ».
Quant au lien profond, malgré toutes les vicissitudes, entre les Etats-Unis et Israël, il a donné assez de crédit au président Carter pour négocier, en 1978, la restitution à l’Egypte de sa souveraineté sur le Sinaï, et assez de poids au président Clinton, vingt-deux ans plus tard, pour convaincre le gouvernement d’Ehoud Barak de partager Jérusalem suivant la formule : tout ce qui est arabe est palestinien, tout ce qui est juif est israélien. Shlomo Ben Ami, le principal négociateur israélien de Camp David, a raison d’écrire : « Aucun pays européen, aucun forum international n’a fait pour la cause palestinienne ce que Clinton a fait pour elle. »
Mais son chef, Yasser Arafat, voulait plus que ce partage de Jérusalem et que la création d’un Etat palestinien. Avec la revendication du droit au retour, il s’est placé dans la perspective de la lente absorption de l’Etat juif par l’islam. Peut-être n’est-il pas trop tard. Peut-être les protagonistes seront-ils capables ou contraints de s’arracher à la logique de l’affrontement malgré l’amertume et la méfiance accumulées. Une chose est sûre, en tout cas : aux yeux des fondamentalistes high-tech qui ne désirent rien tant que la montée aux extrêmes, l’Amérique incarne la menace du compromis, c’est-à-dire du sacrifice pour la paix d’une partie de la terre de Palestine.
C’est donc mentir que d’expliquer et de justifier la fureur du sentiment anti-américain par le soutien indéfectible de la Maison Blanche à la politique « fasciste », « colonialiste », voire « génocidaire » d’Israël. Quant à prétendre, comme tel expert en géostratégie entendu l’autre jour à la télévision, que le mouvement palestinien, pacifique et démocratique dans l’âme, est contraint aux attentats-suicides par la brutalité de l’occupant, c’est délivrer un brevet de légitime défense au combattant de la guerre sainte qui affirme que « tout juif est une cible et doit être tué ».
Le nom d’Israël accablé de la responsabilité de l’antisémitisme dans sa version meurtrière et de la terreur qui s’est abattue sur le sol américain : voilà où nous en sommes ; voilà ce que le progressisme a fait de la pensée critique ; voilà ce qu’est devenue l’aptitude à se mettre soi-même en question et à sortir de son exclusivisme qui a longtemps constitué le trait distinctif de l’Occident, et sa force spirituelle.
Alain Finkielkraut est professeur à l’Ecole polytechnique.
N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées, observe le génial auteur des Lois de l’imitation, telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social. » Sans vouloir réduire le plus actuel des sociologues français au théoricien maniaque de la » contagion imitative « , personne mieux que Gabriel Tarde (1843-1904) ne peut nous faire entrer dans le vif d’un engrenage idiot, en 1999, où des Européens intelligents mais mimétiques nous engagent de bonne foi.
C’est en période de guerre que l’état social se rapproche le plus d’un état d’hypnose partagée. Aussi en sort-on généralement comme on se réveille d’un mauvais rêve, voire d’un bon – un peu penaud, tout dessillé, trop tard ( » Mais comment donc ai-je pu y croire ? « ). Ce qui, dans ces secousses, parcourt le corps social, souligne Tarde, » c’est un rêve de commande et un rêve en action « . Plus la réalité est dérangeante, plus nous avons besoin de l’enrober de mythes, et on ne connaît pas de conflit armé entre intérêts opposés qui n’ait été rendu acceptable, sinon désirable, par le conflit d’entités imaginaires que le rêve collectif lui superpose des deux côtés (le Droit contre la Barbarie, disions-nous du nôtre, en 14-18, petite guerre balkanique étendue à l’ouest et au nord).
Avec les massacres du Kosovo et la guerre en Serbie, le médiologue, professionnellement attaché aux technologies du faire-croire, s’intéressera d’abord aux moyens de commande du rêve otanien, qui ont rendu crédible l’aventure. L’explication par les artifices de communication ne suffit pas. Encore moins le complot d’un Big Brother hypnotiseur installé en régie, à Washington ou Bruxelles, et nous bombardant d’images et de mots étudiés.
Nous ne sommes pas victimes d’une intox, nous collaborons activement, avec nos images et nos mots, à une entreprise contre- productive. Elle précipite ce qu’elle voulait éviter, comme il est de règle en stratégie où le noir sort du blanc et le blanc du noir (c’est pourquoi les bons sentiments ne font jamais de bonnes stratégies).
Le problème n’est pas technique ni même politique. Il est mental et culturel. Ne dénonçons pas la manipulation, tentons de comprendre l’acculturation. Qui nous permet de faire nôtres, en bons somnambules, des images et des mots venus d’une autre histoire, d’une autre tradition. » La défense des populations civiles et des valeurs communes aux démocraties parlementaires « . Telle est la justification officielle de ces raids, humanitaire (halte au massacre) et moralisante (nos idéaux). Qui peut être contre ? C’est la grammaire aseptisée de l’ère posthistorique. Nos porte-parole ne parlent pas politique et encore moins histoire. Le discours otanien va et vient entre l’exaction ponctuelle garantie par l’écran (le toit qui brûle, la femme qui fuit, l’enfant qui pleure), et la hauteur de principes universels.
Cette combinaison passe-partout porte le sceau du modèle américain de politique étrangère que l’Europe a fait sien : l’idéalisme moral et la supériorité technique – disons le wilsonisme, plus le tomahawk. Le droit et les machines. Le droit fixe la norme, les machines la font respecter. Fuir la politique dans la technique, et s’arracher aux pesanteurs et complications du passé par la conquête de l’espace, d’une frontière à l’autre (cheval, automobile, avion, fusée) – sont les deux mythes moteurs de l’Odyssée américaine. L’histoire et la géographie n’ont jamais fait problème pour cette terre promise, qui eut dès le départ un destin, mais non un passé. Ses premiers occupants se sont installés dans un espace vide, ou, quand il ne l’était pas assez, nettoyé à la Winchester – purification ethnique sublimée par l’image en conquête de l’Ouest. Pas de voisins menaçants. Les territoires de bordure, on les achète – Louisiane, Alaska, Oregon, Floride.
Quant à la religion du droit, c’est là-bas un juste hommage à l’origine. La Constitution a précédé la Fédération nord-américaine, qui tient par elle – d’où sa sacralité. En Europe, le code et l’histoire ont dû passer des compromis, car l’histoire était là avant ; aux Etats-Unis, c’est le code, contrat passé avec Dieu, qui a précédé et fait l’histoire des hommes. Or l’on sait que pour un chrétien (et quel Etat l’est plus que celui-là ?), entre la résurrection et le jugement dernier, il ne se passe, en rigueur, rien de sérieux.
On peut dire qu’une tête est américanisée quand elle a remplacé le temps par l’espace, l’histoire par la technique et la politique par l’Evangile. C’est ainsi qu’apparaissent » les populations » – comme on appelle les peuples aplatis, déconnectés de leur passé (ennemis héréditaires, épopées de fondation, langue et religion) – et donc de leur identité. Les populations se décomposent à leur tour en victimes et en réfugiés, quand elles sont du bon côté, du nôtre, et en éléments fanatisés et en meneurs, dans le cas contraire. Il en résulte une vision du monde par survol, d’où tout contexte sociopolitique a disparu. Réductible à une carte coloriée, comme celle que Clinton a montrée à ses ouailles pour leur expliquer de quoi il retourne en Yougoslavie. Cette géographie unidimensionnelle parce que sans profondeur de temps est pure abstraction. Il eût mieux fait, pour être concret, de montrer la chronologie régionale – un millénaire de batailles, de mythes, de schismes et d’affrontements. Mais la télé n’est pas faite pour présenter l’historique des choses. Une rhapsodie de flashes émotionnels, sans fil conducteur, y tient lieu d’enchaînement logique.
Les Etats-Unis croient que ce qui a été bon pour eux, la morale et la technique, sera bon pour les autres. C’est normal : ils n’ont jamais bien saisi la différence entre eux et le reste du monde. Comme tous les empires, ils se croient au milieu. Le plus curieux, c’est que les Européens épousent désormais cette superstition. L’information, déjà, leur tient lieu de connaissance, l’image de synthèse d’analyse, et Halloween, de jour des morts. Et il est vrai que forts de leur Manifest destiny, les Américains ont toujours su faire de la rédemption morale une arme offensive et construire les meilleures machines.
Mais s’il est une région où l’outillage simplificateur du New World Order tombe à faux, si l’on peut dire, c’est bien l’Europe tragique et pessimiste où se sont recroisées toutes les cultures de l’ancien monde. Le manichéisme puritain se marie avec le business, non avec les Balkans. Le problème est qu’avec l’hyperespace il n’y a plus de barrières mentales entre l’ancien et le nouveau monde, ce dernier étant de plus en plus fondé à se croire partout chez lui. Avec CNN, la planète rentre en Amérique, et la politique étrangère de la métropole achève de s’intégrer à sa politique intérieure ; et, à l’intérieur de McWorld, l’Amérique, fournissant à tous le son et l’image, par grand et petit écran, meuble à ses conditions l’inconscient collectif – des jeunes de banlieue jusqu’aux gouvernements.
Cette contagion des critères et références, sensorielle et spontanée, quoique délibérément entretenue par l’administration impériale, confine à la narcose. Notre » rêve d’action « , c’est celui du spectateur dans son fauteuil. Sauf qu’au cinéma, » usine à rêves « , succède la télé, l’atelier du réflexe. C’est moins inventif, et cela force à faire encore plus simple.
Pour vendre une guerre à l’opinion, et » make a long story short « , la Maison Blanche doit, bien sûr, garantir l’innocuité, la rapidité et le bon rapport économique, mais elle doit d’abord raconter une bonne histoire. Un film d’action moderne, exportable partout car débarrassé de toute contextualité historique susceptible de limiter l’audience. L’indigène, fugitive apparition, se limitant à la couleur locale, comme le couple de Français apeurés, dans le Soldat Ryan, ou les Mexicains huileux chez John Ford. » Good guy « , résolu mais n’échappant pas aux états d’âme, fardeau du justicier et distinction du Démocrate, contre » bad guy « , oeil torve et groin de cochon. Psychopathe, pervers, nationaliste buté.
Scénario tautologique (le méchant est méchant, » a rose is a rose is a rose « ) , qui n’apprend rien mais fait plaisir aux figurants et auxiliaires de la périphérie. Côté chevalier blanc, donc, la Démocratie, entité théologique, aérienne, impolluée (par nature étrangère à la culture de violence – comme le savent bien Algériens, Vietnamiens et Irlandais). La US Army est son bras séculier, l’ONU, une carte de visite amovible, la » communauté internationale « , un nom commode et le président des Etats-Unis, le sourcilleux tuteur.
Côté docteur Nô, planqués dans leurs bunkers, les barbares et les dictateurs. Leur mise à terre signifiera le retour immédiat à la civilisation, à la morale internationale, à la libre circulation des capitaux. Nasser, Kadhafi, Castro, Assad, Khomeiny, Milosevic : c’est de ce monstre que vient tout le mal. Car chaque duel est la der des der, et l’immonde à terrasser, le dernier des dinosaures. L’ultime obstacle entre les populations arriérées et la globalisation de la liberté, sans taxes ni droits de douane (l’Arabie saoudite n’a donc rien d’une dictature, elle est en zone libre). Ces Hitler intermittents ne sont pas liés à des peuples, des traditions, des sensibilités qui les précèdent et leur survivront : l’épouvantail est seul, mastodonte sans mandants ni adhérents.
Surtout, pas de flash-back, une photo suffira. La lumière éteinte dans les zones d’opérations, on allumera les écrans chez soi, où les nouveaux procédés infographiques feront merveille. Pas d’images ? Qu’importe ! Les signes feront le travail, à partir d’un document quelconque. On dit parfois que la technologie annule la force des mots. En fait, mythes et machines se tirent l’un l’autre. Un mythe, ce n’est pas un commentaire en off, c’est une façon de construire l’image elle-même. Dans ces crises à l’aveugle, on ne coupe jamais le son et le discours sur l’actualité, à l’arrière, devient l’actualité même.
On peut décliner le produit en fonction des folklores. Le scénario original, tempête sur les méchants, est grand public, façon Tim Burton, Luc Besson ou Cameron. S’il relève à la source du Fun-Military-Industrial Complex (les fans de New York n’y croient pas plus que cela), il peut prendre chez nous une gravité conceptuelle, pathétique et métaphysique qui crispe les visages et enrauque les voix. Le destin du siècle, nous dira-t-on, est en jeu. Aux signes-clichés, les intellectuels français s’entendent à ajouter des signes-mémoire, puisés dans le réservoir des symboles antifascistes et antitotalitaires – goulag, Staline, guerre d’Espagne, Oradour-sur-Glane – signalétique intimidante mais utile car dispensant de toute analyse circonstanciée. Là où règnent les majuscules, l’exactitude est à déconseiller. » La deuxième guerre mondiale, a-t-on dit, fut le premier film dans lequel chaque Américain pouvait avoir un rôle… » Nous lui devons beaucoup, nous Européens, à cet acteur improvisé de Normandie et des Ardennes – presque autant qu’à celui de Stalingrad. Peut-être parce qu’une juste cause imposée par l’Histoire ne se présente ni ne se pense jamais comme un film dès le départ. On n’a pas à forcer sur la fierté de soi. C’est après, non pendant, qu’on amène spots et trucages.
Les guerres d’Irak et de Serbie ont au moins ce point commun que les besoins de la narration y ont déterminé et rythmé l’intrigue, en temps réel. Avec, dans le dernier cas, un certain embarras scénaristique. Gros bras contre coupe-jarret – c’était pourtant un script honorable. Mais comment pilonner une population sans faire un peuple martyr, quand la palme du martyr – pensons au Vietnam – vaut laurier de vainqueur ? Comment transformer en héros les pilotes professionnels les mieux protégés du monde ? Comment distiller un beau combat singulier, un duel d’honneur, quand le rapport des forces, et des PNB, est de mille à un ? Comment même appeler » guerre » – situation impliquant un minimum de réciprocité, je te frappe, tu me frappes – une opération punitive à zéro mort, où le tortionnaire est bel et bien mis à la torture (étant entendu qu’il ne tient qu’au misérable d’arrêter la gégène, sur un simple signe, indiquant qu’il accepte de se rendre ou de parler – au lieu de s’entêter dans l’irrationnel).
L’Occident sait faire, côté prestidigitation. Il tient les réseaux. Il peut même compter sur M. Milosevic pour, conscient des difficultés de tournage, rendre service à la cause de son mieux, en massacrant et expulsant les Albanais sans vergogne. Voilà qui remet la compassion du bon côté, du nôtre. Mais arrêtons les ironies. La question devrait être : comment arrêter le mieux possible la » catastrophe humanitaire « , et non comment l’exploiter en termes de communication ?
Force déterminée, force imbécile ? La Grèce avait conquis son conquérant en le coulant dans son moule de culture. Et reprogrammé intelligemment la force romaine (le grec, rappelons-le, était la lingua franca de l’Empire romain). Preuve que les empires se suivent et ne se ressemblent pas : l’Amérique déprogramme l’Europe qui devient aussi fruste et myope que son leader. En vain se flatte-t-elle de ne pas recevoir d’instructions de sa métropole. En vain ses diplomates s’ingénient-ils à prendre des initiatives, animer des groupes de contact, tirer des leçons, faire des mines.
L’Amérique n’a même plus besoin d’être dominatrice. Elle est devenue pour nous irréfutable, c’est-à-dire intérieure. On dit désormais, sans y penser : » les Occidentaux « . Allergique à ses propres complexités, le dominé se pense selon les spécifications du dominant, par images et slogans (Etat de droit, Démocratie, Liberté). Ce qui rend ce western crédible, c’est une crise générale de la transmission européenne – crise de l’école, de l’imprimé, du spectacle, toutes les filières de la mémoire. Perdue la maîtrise intellectuelle de notre passé, notre présent politique nous devient à ce point étranger que nous pouvons faire sincèrement nôtre le simplisme vertueux d’Hollywood. Et confondre dans son sillage l’idéalisme historique, qui consiste à mettre la force des choses au service d’un idéal, et le médiatisme anhistorique, qui consiste à substituer le choc des images au poids du réel, à remplacer le raisonnement politique par le sentiment moral, et finalement, comme disait Barthes, à » donner à un réel cynique la caution d’une morale noble « .
Ainsi s’impose comme » inévitable » le guignol populiste du Combat des Essences (Démocratie contre Forces du mal), là où l’on aurait besoin d’une balance à mouches et d’une méticuleuse connaissance des cicatrices séculaires pour réconcilier pas à pas la justice et la justesse. Résultat : un empire stop and go mais arrogant, instantanéiste et sans mémoire mais sûr de lui, aux mythologies manichéennes, se voit investi de la summa potestas, pouvoir de vie et de mort, sur une région par malheur malade comme aucune autre d’un excès de mémoire. Où le passé surdétermine chaque lieu, névrotiquement, et où ne seront viables, demain comme hier, que des cotes mal taillées, au coup par coup, sans formalisme ni grandiloquence.
Entre la superstition de l’histoire qui sévit dans les Balkans et l’éradication de l’histoire qui sévit dans le Middle West, entre la paranoïa et la frivolité, on aurait pu souhaiter que le Vieux Continent impose une juste mesure, puisque, à Belgrade et Pristina, c’est encore à son propre passé qu’il est confronté : invasion ottomane, question d’Orient, traité de Versailles. Sans remonter à 1389, au mythe fondateur du roman national serbe, le premier ministre Pacic ne demandait-il pas à Clemenceau, en 1918, l’expulsion des Albanais du Kosovo ? L’Histoire n’est pas notre code, certes, mais les dissocier n’a jamais donné de résultats viables.
Pour recoller les morceaux, il eût fallu à l’Europe un de Gaulle, c’est-à-dire une lucidité doublée d’un caractère, capable de devancer l’avenir parce que rendant à l’actualité sa profondeur de temps. Un réfractaire, ou quelques-uns, osant penser les affaires européennes dans une grammaire européenne, au lieu de se plier aux vues d’une bureaucratie impériale erratique et parcimonieuse, traitant les dossiers périphériques non pas de jour en jour et sur la durée, mais d’émission en émission, au rythme des médias, machine folle. Et voulant la domination absolue sans en payer le prix comptant.
La gageure n’est pas mince, s’il est vrai qu’au tribunal du conformisme, qui rend ses verdicts quotidiens en titres et en infos, le moindre récalcitrant est tenu pour délinquant (rouge, brun ou les deux). Nous faudra-t-il alors abdiquer tout projet de vaillance, et rêver en esthètes sur la beauté des civilisations qui meurent ? Le savoir objectif accumulé en grimoires au fond de nos chancelleries, des siècles de traités, conférences et congrès entassés dans les bibliothèques, des kilomètres linéaires de pragmatismes subtils, de massacres arrêtés, de haines ancestrales tempérées ou maîtrisées – venant expirer au pied d’une flamboyante reporter-vedette de CNN, égérie d’un secrétaire général du State Department rivé au petit écran… Point d’orgue parfait pour un chef-d’oeuvre mélancolique intitulé Le Crépuscule européen, qu’aurait pu signer Spengler et porter à l’écran, magnifiquement, Visconti.
My first reaction to the September 11 attacks was to call them “nihilistic,” since they sought destruction for its own sake. On reflection, however, I think we should see these attacks as motivated by a model, however crude and “medieval,” of an ideal social order, one roughly exemplified by the Taliban and other Islamist regimes. Some readers of the preceding Chronicle, in which I presented this model as a possible alternative to the global market system, accused me of alarmism. Surely there is no way that al Qaeda, or even the whole internationale terroriste, could reduce the industrialized world to the level at which Talibans would be the universal norm.
Perhaps this is true today. But even if anthrax scares and similar fears are nothing but symptoms of war hysteria, can we consider this truth eternal? How much would the course of current history have changed had Israel not destroyed Iraq’s nuclear reactor in 1981? Perhaps biological and chemical weapons are too sophisticated for terrorists to use effectively; perhaps nuclear weapons are inaccessible to them. Are these facts somehow permanently guaranteed by human ontology? Hobbes’ famous chapter (Leviathan I, 13) describing the “state of nature” begins with the observation that “the weakest has strength enough to kill the strongest, either by secret machination or by confederacy with others that are in the same danger with himself.” Can we say that this truth of human mimesis cannot possibly apply on the state level?
This is not to say that Islamist regimes offer a viable alternative in today’s world. They are creatures of third-world frustration whose vogue is unlikely to outlast the present generation. Even if we did nothing, eventually either the Afghans themselves would throw out the Taliban or the Taliban itself would liberalize, as is gradually happening in Iran. But that is not my point. In the one-world society of today, medievalism is reactive, dependent on the modernity it reacts against. But the terrorists’ ambition is, by destroying modernity with its own weapons, to re-medievalize whatever is left; societies like Afghanistan can be taken as preliminary models of what this re-medievalization would produce.
Let us suppose for the sake of argument that terrorists could wipe out whole cities, or spread disease over a whole country. Whatever damage they might do would be consistent with their aims in a way that communist or even Nazi violence was not. In order to reestablish a medieval social order, one must first destroy the conditions of modernity. Even if the current jihad is incapable of destroying modern civilization, we should take it as a very serious wake-up call. Nuclear weapons technology is becoming ever easier to duplicate, and there is no reason to assume that biological and chemical weaponry will not evolve in the same direction. This had better be the last time that we face a concerted terrorist threat backed by any kind of state apparatus; next time, there may be millions of deaths rather than thousands. We have a rapidly shrinking window of opportunity in which to begin recycling the resentments generated by the global market system.
Not long ago, I conceived the idea of a “post-millennial” era, defined by its abandonment of the victimary epistemology of the postmodern age. The defining issue seemed to be the Israeli-Palestinian conflict. The breakdown of the “peace process” and the renewed Intifada made it clear that the continued focus on the Palestinians as victims had become counterproductive for both sides; no real negotiations could take place when beneath all Palestinian demands was a sense of legitimized resentment on the model of the South African Blacks under apartheid. (This parallel was in fact raised at the recent Durban conference on racism.) It seemed to me that a new age had begun in which the relatively easy answers of the previous era would have to give way to market-like processes of negotiation.
If it was not clear to everyone from the suicide bombings in Israel that resentment could no longer be legitimized within the political process, the September 11 events made this point much more decisively. Palestinian terrorism may be linked to legitimate–and, at least in principle, negotiable–grievances; bin Laden’s cannot. Just as the Holocaust inaugurated the postmodern era by making victimary resentment the preeminent criterion of political change, September 11 ended it by demonstrating the horrors such resentment can produce. These attacks impose on us the necessity of clearly distinguishing between the deferral of resentment and the legitimation of this resentment. This distinction has never been sharper–perhaps even to the point of impinging on the awareness of that most intellectually stagnant of classes, our “progressive” intelligentsia.
Does the end of victimary thinking mean that we should no longer seek justice? Of course not. But it does mean that justice cannot be sought simply by “taking the side of the victim.” It suggests that the redistributive model of justice, conceived as exercising absolute authority over all objects in contention between the parties, must be replaced by a less absolute, negotiational conception, where the judge is first and foremost an arbitrator. Victimary justice puts everything up for grabs; the persecutor has no rights of ownership, for all his possessions are tainted by victimization. More modestly, post-millennial justice respects the Lockean notion of property as a buffer between persons; it begins with the situation as it exists, and declares possession illegitimate only when it can be shown unambiguously to be so. Needless to say, no mere redefinition of terms will solve the Israeli-Palestinian conflict; but only if both parties reject the victimary mindset, as seemed to be the case after Oslo, are win-win solutions conceivable.
Awareness of the rigor of the terrorists’ opposition to global civilization only makes clearer the impossibility of compromise or of competition in the “we will bury you” sense. It is not enough to explain the Islamists’ inflexibility by the fact that they are “religiously motivated.” As the answer to any anthropological question, religious motivation is like the turtle that holds the world on its back but needs another turtle to hold it up–“turtles all the way down.” What guarantees this “religious motivation” is a concept of human community, the Umma of all Moslems. The intense hostility that inspires many in the Moslem world to burn American flags in support of al Qaeda is fueled by the conviction that the Umma, unlike the Christian Kingdom of God, can and should be realized on this earth. There is the glorious past to recall, but there is also the less glorious but real present in which hands and heads can be chopped off and women whacked with sticks for violations of the Sharia. The law of the Prophet may be incompatible with the modern exchange system, but it is not incompatible with certain social forms that have survived under this system and can therefore be felt to offer a preferable alternative–even if, as I have noted, the universalization of the Islamist ideal would require a drastic reduction in the world’s population.
That we all bear within our minds an originary model of reciprocity is made clear enough by the resentment we experience when we feel this model is violated; resentment is only another word for the feeling of violation. Yet reciprocity is never perfect; in every exchange-system, if not in every individual exchange, some are closer to the center of significance than others. Every social order generates resentment; a global society generates resentment on a global scale. The present conflict is not a “clash of civilizations” but a battle within world civilization between those who lead it and those whose resentment wills its destruction. We must provide means to defer this resentment at the same time as we raise the cost of expressing it through terrorism to the point of unacceptability.
In the long term, we will be obliged to work out the political implications of the turn away from victimary thinking on a global scale. Liberal democracies provide mechanisms for mitigating economic power with political power, and, by every indication, these mechanisms, whatever their imperfections, are adaptable to the social problems of the foreseeable future. On the global level, however, differences of national wealth and productivity make direct political solutions impossible. Bringing the wealthy countries down to the level of the poor ones would be no more productive than bringing the WTC towers down to sea level. Not “world government” but a multilayered set of institutions is needed to facilitate the integration of the preindustrial world into the global economy.
Ethics is concerned with creating practical models of human exchange against the background of the originary moral model of perfect reciprocity. Beyond this minimal configuration, there is no “just” or “good” society to serve ethics as a utopian model. No demonstration of the fairness of a given social order will persuade those who feel disfavored within it. Just as Fukuyama’s idea of the “end of history” stands in contradiction with the democratic model of decision-making by which he defines this end (see Chronicle247), so does any ultimate notion of the good society, even “in theory.” One can minimize resentment, one can recycle it into the system; one can never simply eliminate it.
Hence one can never wholly eliminate the source of terrorism, or, no doubt, terrorism itself. Any ethical model with a claim to practical application must allow for the existence of individuals and groups within the larger society who consider that society unjust and who ardently desire its destruction, even if they be destroyed along with it. This does not imply, however, that such individuals and groups cannot be denied the means to act on their desires. As these means become more powerful, stricter restrictions will have to be placed on them. This will inevitably lead to the diminution of what we call our “civil liberties.” I will postpone further reflection on this point to another Chronicle.
Ainsi, vous avez terminé notre course-poursuite ? dit la tortue. Bien qu’elle se compose d’une série infinie de distances ? Je pensais que quelque sage averti avait montré que cela ne pouvait être fait ? Cela PEUT être fait, dit Achille. Cela a été fait ! Solvitur Ambulando. Lewis Carroll
Vous pensez vraiment que la lune n’est pas là si on ne la regarde pas ? Einstein
Spengler affirme qu’il n’y a pas de réalité. Que la nature est une fonction de la culture. Que les cultures sont la dernière réalité qui nous soit accessible. Que le scepticisme de notre dernière phase doit avoir un caractère historique. Mais pourquoi donc les haches du paléolithique et les leviers du temps d’Archimède ont-ils agi exactement comme aujourd’hui ? Pourquoi un vulgaire singe peut-il se servir d’un levier ou d’une pierre comme s’il connaissait la statique et la loi des solides, et une panthère déduire d’une trace la présence du gibier, comme si la causalité lui était familière ? Si l’on ne veut pas être obligé de supposer une « culture » commune au singe, à l’homme de l’âge de la pierre, à Archimède et à la panthère, on ne peut qu’admettre l’existence d’un régulateur commun extérieur aux sujets, c’est-à-dire une expérience susceptible d’extension et de perfectionnement, la possibilité d’une connaissance, une version quelconque de la vérité, du progrès, de l’essor; en un mot, ce mélange de facteurs subjectifs et objectifs de connaissance dont la distinction constitue justement le pénible travail de tri de l’épistémologie dont Spengler s’est dispensé, sans doute parce qu’il oppose décidément trop d’obstacles au libre envol de la pensée. Robert Musil
Il existe des papillons jaune citron; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon: Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n’est qu’un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu’une infime partie des dernières et des plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d’examiner en premier la signification du fait que les papillons n’ont pas inventé la poudre: précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l’entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine. Musil
Il existe dans les milieux, j’aimerais dire, et je dis: intellectuels (mais je pense aux milieux littéraires) un préjugé favorable à l’égard de tout ce qui est une entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision; parmi les crimes contre l’esprit, on aime à les ranger au nombre de ces honorables crimes politiques où l’accusateur public devient en fait l’accusé. Soyons donc généreux. Spengler pense « à peu près », travaille à coup d’analogies: de la sorte, en un certain sens, on peut toujours avoir raison. Quand un auteur veut absolument donner de fausses dénominations aux concepts ou les confondre, le lecteur finit par s’y habituer. Il n’en faut pas moins maintenir, au minimum, un code, une relation quelconque, mais univoque, entre le mot et la pensée. Or, cela même fait défaut. Les exemples cités, choisis sans chercher bien loin entre beaucoup, ne sont pas des erreurs de détail, mais un mode de pensée. Musil
C’est ainsi qu’un théorème bien connu sur le caractère incomplet de certains systèmes formels, et qui possède un sens en logique, devient une vérité banale sur l’impossibilité de formaliser entièrement une science, une sorte de « lapalissade », alors qu’une autre vérité sur l’existence de certains problèmes insolubles par essence fut épargnée par le sort, quoiqu’on puisse en extraire bien plus de sentences de toutes sortes. Là aussi, il y a des disgrâces et des avancements, des réhabilitations et des gratifications. En apparence, tout cela s’effectue dans le cadre de la science. En effet, dans le cas présent, l’idéologie aspire à porter des habits scientifiques. Zinoviev
Toute l’arrogance postmoderne consiste à expliquer en termes sociologiques le contenu des théories scientifiques. Il n’y aurait pas de différences entre les croyances vraies et les croyances fausses. Selon l’un des postmodernes cités, par exemple, la rotation du Soleil autour de la Terre a été longtemps » considérée comme un fait « . Lequel a été remplacé » par un autre fait » : la rotation copernicienne de la Terre autour du Soleil. Les deux faits sont vrais – ou faux, comme on voudra. Donc un fait » considéré » comme vrai et un fait vrai se valent. (…) En somme, tout se passe comme si, à la suite de l’échec de la philosophie, les philosophes voulaient montrer que la science aussi a échoué ; qu’il n’y a pas de différence entre le démontrable et l’indémontrable ; que tout énoncé résulte de conditions à la fois subjectives et sociales ; qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions. Naturellement, les postmodernes se gardent bien d’attribuer ce relativisme à leurs propres théories. Ils nous les assènent avec une morgue dogmatique où le seul argument devient l’argument d’autorité, baptisé » audace « . Jean-François Revel
Lorsque Bohr a spéculé sur les parallèles entre la dualité onde-particule en physique et la « complémentarité » de la raison et de l’émotion, ou la complémentarité entre différentes cultures, il a affirmé que les comparaisons n’étaient pas simplement de vagues analogies, elles découlaient nécessairement de « l’analyse même de l’usage logique de nos concepts ». (…) Comment Aranowitz ou d’autres non-physiciens peuvent-ils résister à l’autorité de telles éminences passées, à moins que les physiciens de notre époque ne déclarent publiquement que l’orthodoxie de Copenhague n’est plus obligatoire. Une telle déclaration publique aurait diminué grandement la prolifération explosive du non-sens académique postmoderniste qui révulse tant Sokal et Weinberg. Mara Beller
Le relativisme culturel (…) débouche sur un scepticisme déraisonnable à l’égard des sciences, et une crédulité tout aussi déraisonnable à l’égard des pseudo-sciences. Cette double tendance s’est développée dans l’intelligentsia et a des effets pervers. Alan Sokal
Qui sont ici les scientistes? Sont-ce les gens comme Sokal et Bricmont ou, au contraire, ceux qui, comme Debray, semblent croire qu’une vérité importante ne peut devenir respectable que lorsqu’elle a été formulée dans un langage scientifique ou, mieux encore, présentée comme une généralisation d’un résultat scientifique révolutionnaire et prestigieux? Jacques Bouveresse
Le meilleur commentaire qui ait été écrit sur l’ » affaire Sokal « , sur le livre qui a été publié ensuite par Sokal et Bricmont et sur les réactions qu’ils ont suscitées l’avait probablement été déjà en 1921 par Musil, dans son compte rendu du Déclin de l’Occident, de Spengler. Après un passage consacré aux chapitres mathématiques du livre, dont il tire la conclusion que la façon de faire de Spengler » évoque le zoologue qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré « , Musil donne une démonstration brillante de la façon dont on pourrait, en appliquant ce genre de procédé, justifier la définition du papillon comme étant le Chinois nain ailé d’Europe centrale. (…) Le théorème du mathématicien et logicien Kurt Gödel mérite certainement ici une place à part, parce qu’il pourrait bien être le résultat mathématique (c’est ce qu’il est avant tout) qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques. Mais on est sûr de pouvoir compter, en France, sur la compréhension du public, lorsqu’on accuse de pusillanimité ou d’impuissance intellectuelles ceux qui, précisément parce qu’ils se sont donnés la peine de comprendre réellement de quoi il s’agit, s’interdisent délibérément le genre de liberté ou de fantaisie que l’inconscience et l’ignorance autorisent. Il faut évidemment être un philosophe aussi pervers que l’était Wittgenstein pour estimer que la tâche de la philosophie pourrait être, dans les cas de ce genre, non pas d’exploiter des analogies superficielles et trompeuses, mais plutôt de nous mettre en garde contre elles. Jacques Bouveresse
Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n’importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c’est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l’effacer. (…) A la limite, c’est eux qui l’ont fait, mais c’est nous qui l’avons voulu. Si l’on ne tient pas compte de cela, l’événement perd toute dimension. Jean Baudrillard (sur le 11/9)
On peut dire qu’une tête est américanisée quand elle a remplacée le temps par l’espace, l’histoire par la technique et la politique par l’Evangile. Jean Baudrillard
Dans toutes les sciences, aussi bien pour ce qui est du but que du matériau, l’homme se raconte lui-même. Oswald Spengler
Etant donné que le règlement d’une controverse est la cause de la représentation de la nature et non sa conséquence, on ne doit jamais avoir recours à l’issue finale — la nature — pour expliquer comment et pourquoi une controverse a été réglée. Bruno Latour
Nos savants au secours de Ramsès II tombé malade 3 000 ans après sa mort. Paris-Match
Où se trouvaient donc les objets « avant » que les savants les découvrent ? Si l’on diagnostique au Val-de-Grâce que Ramsès est mort de la tuberculose, comment a-t-il pu décéder d’un bacille découvert par Robert Koch en 1882 ? Comment, de son vivant, pouvait-il boire de la bière fermentée par une levure que Pasteur (grand adversaire de Koch) ne mit en évidence que vers le milieu du XIXe siècle ? La réponse de bon sens – mais elle n’a, comme on va le voir, que l’apparence du bon sens – consiste à dire que les objets (bacilles ou ferments) étaient déjà là depuis des temps immémoriaux, et que « nos savants » les ont simplement tardivement découverts : ils ont soulevé le voile derrière lequel ces petits êtres se cachaient. L’humanité s’aperçoit rétrospectivement qu’elle avait agi jusqu’ici dans l’obscurité. (…) La réponse la plus radicale – mais elle n’a, comme on va le voir, que les apparences de la radicalité – consiste à dire, au contraire, que Ramsès II est bien tombé malade « 3 000 ans après sa mort ». Il a fallu attendre 1976 pour donner une cause à sa mort et 1882 pour que le bacille de Koch puisse servir à cette attribution. Avant Koch, le bacille n’a pas de réelle existence. Avant Pasteur, la bière ne fermente pas encore grâce à Saccharomyces cerevisiae. Dans cette hypothèse, les chercheurs ne se contentent pas de » dé-couvrir »: ils produisent, ils fabriquent, ils construisent. L’histoire inscrit sa marque sur les objets des sciences, et pas sur les seules idées de ceux qui les découvrent. Affirmer, sans autre forme de procès, que Pharaon est mort de la tuberculose revient à commettre le péché cardinal de l’historien, celui de l’anachronisme. (…) 3 000 ans plus tard, « nos savants » rendent enfin Ramsès II malade et mort d’une maladie découverte en 1882, diagnostiquée en 1976. Bruno Latour
Du jour où Gödel a démontré qu’il n’existe pas de démonstration de consistance de l’arithmétique de Peano formalisable dans le cadre de cette théorie (1931), les politologues avaient les moyens de comprendre pourquoi il fallait momifier Lénine et l’exposer aux camarades « accidentels » sous un mausolée, au Centre de la Communauté nationale. Régis Debray
« L’émancipation du genre humain », on sait de science certaine, en vertu d’un axiome, l’incomplétude, que c’est un leurre, éternel et nécessaire, mais il vaut mieux, somme toute, que la résignation au cynisme sec du chacun pour soi. Debray
La démence collective trouve son fondement ultime dans un axiome logique lui-même sans fondement: l’incomplétude. Debray
En appliquant donc le théorème de Gödel aux questions du clos et de l’ouvert touchant la sociologie, Régis Debray boucle et récapitule d’un geste l’histoire et le travail des deux cents ans qui précèdent. Michel Serres
Les biologistes moléculaires ne se gênent pas pour parler de la molécule d’ADN comme si elle existait ou agissait. Isabelle Stengers
Il faut penser « en même temps et de manière cohérente »que « le neutrino date des quelques années depuis lesquelles son existence a été démontrée, c’est-à-dire produite, dans nos laboratoires, et qu’il remonte aux origines de l’ Univers. Stengers
Jacques Bouveresse (…) prend position en faveur de Jean Bricmont et Alan Sokal dans l’affaire qui porte le nom de ce dernier. Cette prise de position donne lieu aux analyses de son petit livre publié en 1999, « Prodiges et vertiges de l’analogie ». Le point de départ est le prestige immense attaché aux sciences dites « dures » dans la première partie du vingtième siècle. Ondes électromagnétiques, radioactivité, théorie de la relativité, essor de la mécanique quantique, Big Bang, etc. Tant par leurs applications pratiques que par leur complexité intrinsèque, toutes ces découvertes impressionnent, et le summum de l’intelligence humaine est désormais incarné par un physicien (Einstein) et non plus par un philosophe ou un polymathe (tels Léonard de Vinci ou Leibniz). Ce prestige inspire alors l’idée d’employer pour les sciences humaines les méthodes qui ont produit des résultats si remarquables. C’est le structuralisme : les objets en eux-mêmes importent moins que les relations entre eux, et ces systèmes de relations vont être étudiés avec les outils et concepts des « sciences dures ». Ainsi Claude Lévi-Strauss analyse-t-il les liens de parenté à l’aide de la notion mathématique de groupe de Klein. L’approche séduit et fait des émules. Pierre Boulez, par exemple, affirme la supériorité de la musique sérielle en identifiant l’espace sonore à un groupe commutatif, au sens mathématique du terme (« Penser la musique aujourd’hui » en 1963). C’est là une forme de mimétisme. C’est aussi un mimétisme honnête : Claude Lévi-Strauss sollicite l’aide du mathématicien André Weil pour s’assurer d’un emploi rigoureux des concepts mathématiques. Avec la génération suivante, le mimétisme reste, mais la rigueur disparaît. Les concepts scientifiques sont employés de façon approximative, exploitant des analogies superficielles, floues et vagues. Les auteurs cherchent toujours à se parer du prestige des « sciences dures », mais sans l’ascèse d’en assimiler les méthodes et de les employer de façon scrupuleuse. C’est précisément cela que dénonce Alan Sokal, et Jacques Bouveresse renchérit. Leurs ouvrages offrent un véritable florilège : le machisme expliqué par la mécanique des fluides, le fait religieux par le théorème de Gödel, les névroses par la géométrie du tore (le tore est un tube refermé sur lui-même) et les guerres par les espaces non euclidiens. Des phrases obscures et compliquées font office de démonstrations ; des juxtapositions, de raisonnements et des coq-à-l’âne, de révélations. Alan Sokal et Jacques Bouveresse ont des mots très durs pour ces manières de faire : « impostures » pour le premier, « grande truanderie » pour le second ». Jacques Bouveresse emploie également le terme de « singer » : mot bien sûr qui évoque la proximité girardienne. Nous la retrouvons avec un autre exemple. Jacques Bouveresse constate que la mouvance postmoderne et l’idéologie de la déconstruction ont remis en cause jusqu’aux notions d’objectivité, de réalité et de vérité : voici le règne du relativisme. Or ces notions sont les fondements même de l’approche des « sciences dures ». C’est donc en prétendant s’adosser à celles-ci que le mouvement postmoderne démolit justement la source de leurs réussites. Jacques Bouveresse illustre cela dans un chapitre consacré au théorème de Gödel. Ce théorème, publié par Kurt Gödel en 1931, concerne les systèmes formels, c’est-à-dire les modélisations mathématiques (comme la théorie des ensembles). Il démontre que tout système formel contient des propositions (ou énoncés) indécidables. Ce théorème clôt ainsi une vielle question : les mathématiques peuvent-elles prouver par elles-mêmes leur propre cohérence ? Gödel apporte donc une réponse négative. C’est un succès, puisque c’est la réponse à une question, et que cette réponse détermine les limites d’un outil. Les penseurs de la postmodernité ont trépigné de joie devant ce théorème. Ils s’en sont prévalus pour affirmer que tout était indécidable, et de ce fait, dépendait du bon vouloir de chacun : la définition même du relativisme. Ce faisant, ils ont allègrement oublié deux choses. D’abord, que si un système formel contient des propositions indécidables, toutes ne le sont pas nécessairement. Ensuite, que ni les langages naturels ni les phénomènes sociaux ne sont des systèmes formels. L’analyse de Jacques Bouveresse peut se formuler ainsi : la mouvance postmoderne est fascinée par les « sciences dures », elle en imite la manière de s’exprimer, elle s’approprie son apparence, elle en détruit les fondements et prétend « prendre sa place » en imposant le relativisme. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que de rivalité mimétique. Jacques Bouveresse n’y met pas les mots, mais la chose y est. Tant qu’à faire allusion à Michel Foucault, notons cette phrase citée par Jacques Bouveresse : « Il me faut parler de deux livres qui me paraissent grands parmi les grands : Différence et répétition, Logique du sens. Si grands sans doute qu’il est difficile d’en parler et que peu l’on fait. » Michel Foucault, apologue de Gilles Deleuze, est l’archétype du médiateur girardien : « Voilà ce qu’il faut admirer » . C’est peu dire que le livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont a été fraîchement accueilli. Mais les réactions négatives n’ont pas porté sur l’objet de leur critique, à savoir le mésusage de concepts des « sciences dures ». Elles ont porté sur les auteurs eux-mêmes, c’étaient des réactions « ad hominem ». Toute une gamme a été récitée, depuis leur « insuffisance intellectuelle », leur incompétence dans le champ philosophique, leur manque de discernement de la dimension « métaphorique » de l’utilisation des concepts, leur « scientisme arrogant », leur volonté de « dévaluer la pensée », leur posture de « chiens de garde », jusqu’à l’accusation d’incarner la « police de la pensée ». Jacques Bouveresse relève une quasi-unanimité de l’intelligentsia, y compris chez des auteurs non cités par Alan Sokal (comme Alain Badiou) ou assez distanciés par rapport au post-modernisme (comme Alain Finkielkraut ou Roger-Pol Droit). Jacques Bouveresse note le paradoxe de voir une communauté intellectuelle se plaindre d’être victime d’une « police de la pensée » : alors que cette même communauté est omniprésente, révérée dans les médias comme à l’académie, et donne le ton (celui du relativisme) dans toutes les disciplines. Ce que décrit Jacques Bouveresse n’est-il pas une expulsion ? L’expulsion hors de la « République des Lettres » d’un bouc émissaire, accusé de tout pour éviter d’avoir à se remettre en cause ? « Prodiges et vertiges de l’analogie » s’achève sur l’idée que la pensée sans la liberté de critiquer n’est plus vraiment elle-même. Une considération somme toute classique, mais dont le rappel, en les circonstances, est à l’honneur de Jacques Bouveresse. Jean-Louis Salasc
Attention: un relativisme culturel peut en cacher un autre!
En cette 10e commémoration des attentats du 11/9 où au nom même de la démocratie que l’on conspue on célèbre la religion qui en avait inspiré la diabolique violence et ressort les plus infâmes théories conspirationnistes, prétendus « mensonges de Bush » compris …
Comment ne pas repenser aux ignobles baudrillarderies auxquelles, à partir de la critique postmoderne de la science (réduisant toute science à un simple récit ou la réalité ou la vérité à une simple question de point de vue), se sont livrés certains de nos intellectuels les plus en vue?
Mais aussi avec l’historienne des sciences israélienne Mara Beller et le philosophe français Jacques Bouveresse 15 ans après la fameuse affaire Sokal …
A tous leurs prédécesseurs qui, de Spengler aux quantiens de l’Ecole de Copenhague ou entre mécanique quantique, géométrie fractale, théorie du chaos ou théorème de Gödel, ont rendu possibles les actuelles dérives du relativisme culturel et de l’équivalence morale?
The philosophical pronouncements of Bohr, Born, Heisenberg and Pauli deserve some of the blame for the excesses of the postmodernist critique of science.
by Mara Beller
The hoax perpetrated by New York University theoretical physicist Alan Sokal in 1996 on the editors of the journal Social Text quickly became widely known and hotly debated. (See Physics Today January 1997, page 61, and March 1997, page 73.) « Transgressing the Boundaries — Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity, » was the title of the parody he slipped past the unsuspecting editors. [1]
Many readers of Sokal’s article characterized it as an ingenious exposure of the decline of the intellectual standards in contemporary academia, and as a brilliant parody of the postmodern nonsense rampant among the cultural studies of science. Sokal’s paper is variously, so we read, « a hilarious compilation of pomo gibberish », « an imitation of academic babble », and even « a transformative hermeneutics of total bullshit ». [2] Many scientists reported having « great fun » and « a great laugh » reading Sokal’s article. Yet whom, exactly, are we laughing at?
As telling examples of the views Sokal satirized, one might quote some other statements. Consider the following extrapolation of Heisenberg’s uncertainty and Bohr’s complementarity into the political realm:
« The thesis `light consists of particles’ and the antithesis `light consists of waves’ fought with one another until they were united in the synthesis of quantum mechanics. …Only why not apply it to the thesis Liberalism (or Capitalism), the antithesis Communism, and expect a synthesis, instead of a complete and permanent victory for the antithesis? There seems to be some inconsistency. But the idea of complementarity goes deeper. In fact, this thesis and antithesis represent two psychological motives and economic forces, both justified in themselves, but, in their extremes, mutually exclusive. …there must exist a relation between the latitudes of freedom df and of regulation dr, of the type df dr=p. …But what is the `political constant’ p? I must leave this to a future quantum theory of human affairs. »
Before you burst out laughing at such « absurdities, » let me disclose the author: Max Born, one of the venerated founding fathers of quantum theory [3]. Born’s words were not written tongue in cheek; he soberly declared that « epistemological lessons [from physics] may help towards a deeper understanding of social and political relations ». Such was Born’s enthusiasm to infer from the scientific to the political realm, that he devoted a whole book to the subject, unequivocally titled Physics and Politics [3].
Science and religion
Born’s words are not an exception. One might even be more bewildered to read Wolfgang Pauli’s philosophical publications and his unpublished scientific correspondence:
« …science and religion must have something to do with each other. (I do not mean `religion within physics’, nor do I mean `physics inside religion’, sincs either one would certainly be one-sided, but rather I mean the placing of both of them within a whole.) I would like to make an attempt to give a name to that which the new idea of reality brings to my mind: the idea of reality of the symbol. …It contains something of the old concept of God as well as the old concept of matter (an example from physics: the atom. The primary qualities of filling space have been lost. If it were not a symbol how could it be `both wave and particle’?). The symbol is symmetrical with respect to `this side’ and `beyond’…the symbol is like a god that exerts an influence on man. » [4]
One of the more absurd examples of Sokal’s satire, according to the author himself, involves the inference from quantum physics to Jacques Lacan’s psychoanalytic ideas. « Even non-scientist readers might well wonder what in heaven’s name quantum field theory has to do with psychoanalysis » — exclaimed Sokal in the Lingua Franca article in which he promptly revealed his hoax [1]. Nonetheless, a « deep » connection between quantum theory and psychology was extensively discussed in the writings of Pauli, Niels Bohr and Pascual Jordan. Jordan explored the « formal » parallels between quantum physics and Freudian psychoanalysis, and even parapsychology. Pauli, in all seriousness, proceeded from quantum concepts to the idea of the unconscious, to Jungian archetypes, and even to extra sensory perception.
The following words of Bohr are among the more sober statements of these founding fathers with regard to the connection between the quantum and the psychological domains:
« …this domain [psychology] … is distinguished by reciprocal relationships which depend on the unity of our consciousness abd which exhibit a striking similarity with the physical consequences of the quantum of action. We are thinking here of well-known characteristics of emotion and volition which are quite incapable of being represented by visualizable pictures. In particular, the apparent contrast between the conscious onward flow of associative thinking and the preservation of the unity of the personality exhibit…analogy with the relation between the wave description of the motions of material particles, … and their indestructible individuality. » [5]
The rarely noticed mistake
Like the deconstructionist Jacques Derrida, whom Steven Weinberg attacked in his 1996 New York Review of Books article on Sokal’s hoax [2], Bohr was notorious for the obscurity of his writing. Yet physicists relate to Derrida’s and Bohr’s obscurities in fundamentally different ways: to Derrida’s with contempt, to Bohr’s with awe. Bohr’s obscurity is attributed, time and again, to a « depth and subtlety » that mere mortals are not equipped to comprehend.
Perhaps disclosure of another editorial oversight will demonstrate my point. In a widely used compendium of papers on quantum theory, edited by John Wheeler and Wojciech Zurek [6], the pages of Bohr’s reprinted article are out of order. This paper (Bohr’s response to the famous 1935 Einstein-Podolsky-Rosen critique of the standard Copenhagen interpretation) is widely cited in contemporary literature by physicists and philosophers of science. Yet I have never heard anybody complain that something is wrong with Bohr’s text in this volume. The mistake, it seems, is rarely noticed, even though it occurs in both the hard- and the soft-cover editions.
When physicists failed to find meaning in Bohr’s writings, no matter how hard they tried, they blamed themselves, not Bohr. (Einstein and Schrödinger were among the rare exceptions.) Carl von Weizsäcker’s testimony is a striking example of the overpowering, almost disabling, impact of Bohr’s authority. After meeting with Bohr, von Weizsäcker asked himself: « What had Bohr meant? What must I understand to be able to tell what he meant and why he was right? I tortured myself on endless solitary walks. » [7] Note that von Weizsäcker did not ask, « Was Bohr right? » or « To what extent, or on what issue, was Bohr right? » or « on what issues was Bohr right? », but, quite incredibly, he wondered what must one assume and in what way must one argue in order to render Bohr right?
Astonishing statements, hardly distinguishable from those satirized by Sokal, abound in the writings of Bohr, Heisenberg, Pauli, Born and Jordan. And they are not just casual, incidental remarks. Bohr intended his philosophy of complementarity to be an overarching epistemological principle—applicable to physics, biology, psychology, anthropology. He expected complementarity to be a substitute for the lost religion. He believed that complementarity should be taught to children in elementary schools. Pauli argued that « the most important task of our time » was the elaboration of a new quantum concept of reality that would unify science and religion. Born stated that quantum philosophy would help humanity cope with the political reality of the era after World War II. Heisenberg expressed the hope that the results of quantum physics « will exert their influence upon the wider fields of the world of ideas [just as] the changes at the end of the Renaissance transformed the cultural life of the succeeding epochs. »
So much confidence did these architects of the quantum theory repose in its far-reaching implications for the cultural realm, that they corresponded about establishing an « Institute for Complementarity » in the US. The aim of such an institute, to be headed by Bohr, would be to promote Bohrian philosophy. The aging Born begged Bohr not to leave him out of this enterprise. [8]
Postmodernist babble
Sokal’s hoax was ingeniously contrived. The gradual slide from the Bohr and Heisenberg quotes at the beginning of his article into postmodernist babble about the connection between science and politics is all too natural. When feminists like Donna Willshire, or intellectuals of the left like Stanley Aronowitz, connect quantum physics with politics and wider social issues, they’re treading a well-worn path legitimized by the scientific authority of the great quantum physicists, in whose writings we find the roots of the postmodernist excesses of today. When Sokal, in his Social Text article, wrote that Bohr’s « foreshadowing of postmodernist epistemology is by no means coincidental, » he was more correct than he intended to be.
We find ourselves in a peculiar predicament. On the one hand, either the whole enterprise of inferring from the scientific to the cultural and political is misconceived, unfounded and far-fetched—in which case some of our greatest physicists are no less guilty than our postmodernist critics. Or, on the other hand, drawing inferences from the scientific to the wider cultural domain is a meaningful and profound activity—in which case we must judge the undertaking of the postmodernist cultural analysts to be respectable, commendable and important, even though we might regret, and perhaps even condemn, the scientific illiteracy of some of them.
The focal point of the controversy is the issue of reality. Sokal and Weinberg repaetedly express, in an emotionally charged way, an ardent belief in scientific reality as something objective and independent of the observer. Weinberg disapprovingly quoted Kuhn’s words: « I am not suggesting, let me emphasize, that there is a reality which science fails to get at. My point is rather that no sense can be made of the notion of reality as it has ordinarily functioned in philosophy of science. » [9]
Kuhn’s words can be supported by the following, stronger ones:
« `The pysical world is real.’ …[That] statement appears to me, however, to be, in itself, meaningless, as if one said: `The physical world is cock-a-doodle-do.’ It appears to me that the `real’ is an intrinsically empty, meaningless category (pigeon hole)… » [10]
This is not from Derrida or Kuhn, and not even from Bohr or Heisenberg. The words belong to Albert Einstein — a staunch believer in observer-independent reality. Similar statements appear many times in Einstein’s published and unpublished writings. The idea of a physical theory as a mirror of reality was completely foreign to Einstein: « [The physicist] will never be able to compare this picture with the real mechanism, and he cannot even imagine the possibility or the meaning of such a comparison. » [10]
While Einstein’s belief in an objecitve reality is similar to that of Weinberg and Sokal, his arguments for his conception of reality are not. In fact, Einstein was no « naive realist, » despite such caricaturing of his stand by the Copenhagen orthodoxy. He ridiculed the « correspondence » view of reality that many scientists accept uncritically. Einstein fully realized that the world is not presented to us twice — first as it is, and second, as it is theoretically described — so we can compare our theoretical « copy » with the « real thing ». The world is given to us only once — through our best scientific theories. So Einstein deemed it necessary to ground this concept of objective reality in the invariant characteristics of our best scientific theories.
The founders of quantum physics — Bohr, Born, Pauli and Heisenberg — misrepresented and ridiculed Einstein’s « naive » belief in an objective, observer-independent reality. Bohr’s complementarity principle, they claimed, inevitably implies that one can no longer construct a unified, objective, observer-independent description in physics. (The relevant quotations are conveniently available at the beginning of Sokal’s article).
In the quantum domain one can have only partial, equally correct, yet mutually incompatible perspectives, disclosed in mutually exclusive experimental arrangements. In some of these arrangements an electron behaves as a wave, in others as a particle. It is not possible to combine the partial pictures into a unified picture, and it is not meaningful to talk about physical reality as existing independently of the act of observation. Inspired by Bohr’s far-reaching « revision of our concept of reality, » some physicists, interpreting John Bell’s theoretical results and Alain Aspect’s experiments, contend that « the moon is demonstrably not there when nobody looks ». [11] (See also Physics Today April 1985, page 38.)
John Wheeler’s description of an imaginary dialogue between a physicist and the universe about their respective « realities » is a telling example: The universe says to a physicist, « I supply the space and time for your existence. There was no before, before I came into being, and there will be no after [after] I cease to exist. You are an unimportant bit of matter located in an unimportant galaxy. » « How shall we reply? » asks Wheeler. Shall we say, « Yes, OK universe, without you I would not have been able to come into being. Yet you, great system, are made of phenomena; and every phenomenon rests on an act of observation. You could not even exist without an elementary act of registration such as mine. » [12]
A female way
If physical reality is nothing but a scientist’s act of registration, then perhaps–some social scientists have argued–historical and social reality is nothing but an act of interpretation. The following lines by the sociologist Don Handelman are typical:
« No longer may we assume with ease that nature (and culture) exist `out there’, to be mapped and discovered without evaluating our own roles and operations at one and the same time. The particle physicist, Werner Heisenberg … put it this way: « When we speak of a picture of nature provided by contemporary exact science, we do not actually mean any longer a picture of nature, but rather a picture of our relation to nature. … » As we now understand `forces of nature’ (and culture) to be accessible to us through ourselves, so these have become our `subject’. These views have some prominence in postmodern science. » [13]
Donna Wilshire draws more far-reaching (some would say far-fetched) inferences from the writings of Heisenberg, Bohr and Pauli. She concludes that quantum mechanical description is « wildly illogical », and that there is, in fact, no substantive difference between science and art: « Werner Heisenberg and Niels Bohr have written that what happened in the discovery of quantum physics united the methods of science and art [italics in the original]. … Science, literature and art must value one another and incorporate and share one another’s methods and forms. In [quantum mechanics], emotion, passion, and wild speculation become essential to science. » [14]
Wilshire must have been inspired, or at least reassured, by something like the following quote from Bohr:
« Such considerations involve no lack of appreciation of the inspiration which the great creations of art offer us by pointing to features of harmonious wholeness in our position. Indeed, in renouncing logical analysis to an increased degree and in turn allowing the interplay of all strings of emotion, poetry, painting and music to contain possibilities of bridging between extreme modes as those characterized as pragmatic and mystic. … The aim of our argumentation is to emphasize that all experience, whether in science, philosophy or art, which may be helpful to mankind, must be capable of being communicated by human means of expression. » [14]
Inspired by Bohr’s union of the pragmatic and the mystic way of knowing, Wilshire presents her vision of a female way of doing science–a vision that Sokal’s satire could have quoted verbatim:
« I anticipate the day when all discussions of ideas and science will include poetry, oral history, literary and emotional allusions. I am eager to read the astronomer-mathematician who gives as much attention to the rhythms, music, and dance she experiences in her body while she is observing as she gives to the observed: the cosmis dance, flow, and energy she is reducing to formula or speculating about. » [14]
When Einstein warned Bohr about the irresponsible, « shaky game with reality » that Bohr was playing, could he have had this kind of argumentation in mind? Could Einstein have foreseen the state of affairs satirized by Sokal?
The rhetoric of inevitability
When Bohr speculated about parallels between « wave-particle duality » in physics and the « complementarity » of reason and emotion, or complementarity between different cultures, he asserted that the comparisons were not just vague analogies; they flowed necessarily from « the very analysis of the logical use of our concepts ». Bohr and his supporters presented his dualistic philosophy of complementarity in physics not as one feasible way of interpreting the quantum formalism, but rather as the only logically possible way.
This rhetoric of inevitability implied the logical impossibility of any alternative to the Copenhagen philosophy, thus concealing the fruitful interpretive freedom of the quantum mechanical formalism. In this way, the philosophy of complementarity, while certainly legitimate as one of the possible interpretive options, was turned into a rigid ideology, misleading both scientists and educated nonscientists.
By using simple analogies and intuitively appealing, yet misleading, metaphorical images, Bohr established supposedly necessary connections between acausality, wave-particle duality and the impossibility of an objective unified description in the quantum domain. One needed no technical knowledge of quantum mechanics to read Bohr’s operational analysis of mutually exclusive experimental arrangements consisting of bolts, springs, rods and diaphragms.
While publicly abstaining from criticizing Bohr, many of his contemporaries did not share his peculiar insistence on the impossibility of devising new nonclassical concepts–an insistence that put rigid strictures on the freedom to theorize. It is on this issue that the silence of other physicists had the most far-reaching consequences. This silence created and sustained the illusion that one needed no technical knowledge of quantum mechanics to fully comprehend its revolutionary epistemological lessons. Many postmodernist critics of science have fallen prey to this strategy of argumentation and freely proclaimed that physics itself irrevoably banished the notion of objective reality.
`We know better now’
In an exchange several months after his New York Review of Books article, Weinberg admitted that the founders of quantum theory had been wrong in their « apparent subjectivism, » and declared that « we know better now » [15]. What exactly do we know better now? Do we know better that one should not infer from the physical to the political realm–and if yes, why? Or do we know better that the `orthodox’ interpretation of quantum physics–the one that confidently announced the final overthrow of causality and the ordinary conception of reality– is not the only possible interpretation, and that, ultimately, it might not even be the surviving one?
The philosophical pronouncements of Bohr and other founders of quantum physics are not just an anachronistic curiosity. A flood of popular writings by physicists and science writers continues to proclaim the victory of Bohr’s conception of reality over Einstein’s, especially since Bell’s seminal theoretical results and their confirmation by Aspect’s experiments in the early 1980s. These writers do not mention that the most prominent feature of Bell’s results, nonlocality, is, in fact, naturally contained in David Bohm’s causal, observer-independent alternative to the standard quantum theory. (See the article by Sheldon Goldstein in Physics Today, March, page 42 and April, page 38.) Bohm’s nonlocal theory and recent variants of it incorporate the essence of Bell’s results in an immediate way, without recourse to Bohr’s philosophy. [16]
Paul Gross and Norman Levitt, whose book Higher Superstition inspired Sokal’s undertaking, ridicule Aronowitz when he « naively echoes…the view that the causal and deterministic view of things implicit in classical physics has been irrevocably banished. » To this end, Gross and Levitt cite the work of Goldstein, Detlef Dürr and Nino Zanghi along Bohmian lines [17]. But Aronowitz had been relying on the assertions of the inevitable and final overthrow of determinism, endlessly repeated by the most honored heroes of 20th-century physics. How can Aronowitz or other non-physicists resist the authority of such past eminences, unless the physicists of our time publicly declare that the Copenhagen orthodoxy is no longer obligatory? Such a public declaration could have diminished greatly the explosive proliferation of the postmodernist academic nonsense, so appalling to Sokal and Weinberg.
The opponents of the postmodernist cultural studies of science conclude confidently from the Sokal affair that « the emperors … have no clothes » [18]. But who, exactly, are all those naked emperors? At whom should we be laughing?
I am grateful to Jim Cushing, Alon Drori, Detlef Dürr, Arthur Fine, Shelly Goldstein, Avishani Margalit, Sam Schweber and the anonymous referees for their comments.
References
[1] A.D. Sokal, Social Text, Spring/Summer 1996, p. 216. A.D. Sokal, Lingua Franca, May/June 1996, p. 62.
[2] K. Pollit, The Nation, 10 June 1996. S. Weinberg, N.Y. Rev. Books, 8 Aug. 1996. G. Kamiya, Salon, 17 May 1996.
[3] M. Born, Physics in My Generation, Pergamon, London (1956), pp. 107 and 232. M. Born, Physics and Politics, Oliver and Boyd, Edinburgh (1962).
[4] Letter from W. Pauli to Markus Fierz on 12 August 1948, from the Pauli Letter Collection at CERN, Geneva, tranlation in K.V. Laurikainen, Beyond the Atom, Springer-Verlag, Berlin (1988).
[5] N. Bohr, « The Quantum of Action and the Description of Nature », in Atomic Theory and the Description of Nature, N. Bohr, ed., U.P., Cambridge, England (1934).
[6] N. Bohr, in Quantum Theory and Measurement, J. Wheeler, W.H. Zurek, eds., Princeton U.P., Princeton, N.J. (1983), p. 145.
[7] C.F. von Weizsäcker, in Niels Bohr: A Centenary Volume, A. French, J. Kennedy, eds., Harvard U.P., Cambridge, Mass. (1985) p. 183.
[8] Letters from M. Born to N. Bohr (1952), Archive for the History of Quantum Physics, T. Kuhn, J. Heilbron, eds., American Philosophical Society, Philadelphia. P. Forman, L. Allen, Sources for History of Quantum Physics: An Inventory and Report, American Philosophical Society, Philadelphia. W. Heisenberg, Philosophical Problems of Quantum Physics, Ox Bow Press, Woodbridge, Conn. (1952) p. 21.
[9] Quoted in S. Weinberg, in ref. [2].
[10] Letter from A. Einstein to Eduard Study, 25 Sept. 1918, in the Einstein Archive, Hebrew U., Jerusalem; translation in D. Howard, Perspectives on Science 1, 225 (1993). A. Einstein, L. Infeld, The Evolution of Physics, Simon and Schuster, New York (1938) p. 31. A. Fine, The Shaky Game: Einstein, Realism and the Quantum Theory, U. Chicago P., Chicago (1986).
[11] D.N. Mermin, J. Philosophy 78, 397 (1981).
[12] J. Wheeler, « Law Without Law », in ref. [6].
[13] D. Handelman, Models and Mirrors: Toward an Anthropology of the Public Events, U.P., Cambridge, England (1994), p. 25.
[14] D. Wilshire, in Gender/Body/Knowledge: Feminist Deconstructions of Being and Knowing, A. Jaggar, S. Bordo, eds., Rutgers U.P., New Brunswick, N.J. (1989), p. 105. N. Bohr, in Essays, 1958-1962 on Atomic Physics and Human Knowledge, Wiley, New York, p. 8.
[15] S. Weinberg, N.Y. Rev. Books, 3 October 1996.
[16] D. Bohm, B.J. Hiley, The Undivided Universe: An Ontological Interpretation of Quantum Mechanics, Routledge, London (1993). D. Dürr, S. Goldstein, N. Zanghi, J. Stat. Phys. 67, 843 (1992) and Phys. Lett. A 172, 6 (1992). J. Cushing, Quantum Mechanics, Historical Contingency and the Copenhagen Hegemony, U. Chicago P., Chicago (1994). J. Cushing, in Bohmian Mechanics and Quantum Theory: An Appraisal, J. Cushing, A. Fine, S. Goldstein, eds., Kluwer, Dordrecht, The Netherlands (1995).
[17] P. Gross, N. Levitt, Higher Superstition. Academic Left and Its Quarrels with Science, Johns Hopkins U.P., Baltimore (1994), pp. 52, 261.
[18] L. Seebach, Valley Times (Pleasanton, Calif.), 12 May 1996.
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Mara Beller is the Barbara Druss Dibner Professor in History and Philosophy of Science at the Hebrew University of Jerusalem, Israel. Her book on the quantum revolution will be published next year [1999] by the University of Chicago press.
Fer de lance de l’opposition aux penseurs à la mode des années 70-80 ainsi qu’aux » nouveaux philosophes » qui sculptaient habilement le vide, Jacques Bouveresse revient sur l’ » affaire Sokal « , où une partie des intellectuels sont accusés de manier à tort les concepts scientifiques.
Le meilleur commentaire qui ait été écrit sur l’ » affaire Sokal « , sur le livre qui a été publié ensuite par Sokal et Bricmont (1) et sur les réactions qu’ils ont suscitées l’avait probablement été déjà en 1921 par Musil, dans son compte rendu du Déclin de l’Occident, de Spengler. Après un passage consacré aux chapitres mathématiques du livre, dont il tire la conclusion que la façon de faire de Spengler » évoque le zoologue qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré « , Musil donne une démonstration brillante de la façon dont on pourrait, en appliquant ce genre de procédé, justifier la définition du papillon comme étant le Chinois nain ailé d’Europe centrale.
C’est, quoi qu’ils en pensent, à peu de choses près ce que font les auteurs dans les passages les plus typiques qui ont été cités et commentés par Sokal et Bricmont. Et il ne serait pas sérieux d’objecter qu’il s’agit simplement d’erreurs ponctuelles qui ne compromettent en aucune façon le sérieux et la solidité du reste. Ce qui est vrai est plutôt que, comme le remarque Musil, les endroits où il est question de mathématiques et plus généralement de sciences exactes » ont sur les autres l’avantage de faire tomber tout de suite le masque d’objectivité scientifique qu’arborent si volontiers, dans n’importe quel domaine des sciences, les littéraires « . Ce ne sont pas de simples bévues occasionnelles et pardonnables qui sont en cause, mais bel et bien un mode de pensée et un style de pensée, qui plaisent à notre époque et passent même pour spécialement profonds.
Il n’est pas non plus sérieux de protester, comme certains l’ont fait, en remarquant qu’il s’agit, dans certains cas, de simples excès de confiance ou d’étourderies juvéniles que leurs auteurs ne commettraient certainement plus aujourd’hui. Car, d’une part, les choses n’ont malheureusement pas changé à ce point et, d’autre part, on ne peut pas oublier que c’est précisément en grande partie sur l’usage du jargon et de la rhétorique pseudo-scientifiques, et sur l’art de donner aux littéraires l’impression d’écrire comme seul un scientifique est capable de le faire, que se sont édifiées à l’époque de formidables réputations qui n’ont jamais été vraiment reconsidérées depuis.
Il est vrai que c’était une époque où régnait le scientisme le plus absurde et où tous les intellectuels importants se sentaient obligés plus ou moins d’expliquer que ce qu’ils faisaient était de la science ou, en tout cas, allait le devenir, alors qu’aujourd’hui on a plutôt tendance à penser que la science ne mérite aucun respect spécial et n’est, somme toute, pas beaucoup plus scientifique ni plus sérieuse que les lettres. Mais que la théorie littéraire soit considérée comme le paradigme de la science ou la science comme une forme de littérature, qui invente simplement, elle aussi, à sa façon des histoires plus ou moins excitantes, cela ne fait pas grande différence pour ce dont il s’agit ici : il y a dans les deux cas peu de chance que ce que font les scientifiques soit réellement compris et pris au sérieux.
Les exemples analysés dans le livre de Sokal et Bricmont devraient, semble-t-il, parler suffisamment par eux-mêmes et protéger les deux auteurs contre le risque de passer pour des maniaques de l’exactitude littéraire. Ce n’est pourtant pas le cas, pour une raison que Musil avait déjà expliquée mieux que personne : » Il existe dans les milieux, j’aimerais dire, et je dis : intellectuels (mais je pense aux milieux littéraires) un préjugé favorable à l’égard de tout ce qui est une entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision ; parmi les crimes contre l’esprit, on aime à les ranger au nombre des ces honorables crimes politiques où l’accusateur public devient en fait l’accusé. » Comme dans les scandales politiques, la faute n’est pas du côté de ceux qui l’ont commise, mais du côté de ceux qui ont l’outrecuidance de l’appeler par son nom et de la dénoncer.
Le mot magique, dans les réactions qu’a provoquées le livre de Sokal et Bricmont, est évidemment celui de » pensée « . Nos intellectuels ou, en tout cas, certains d’entre eux font peut-être un usage aberrant du vocabulaire et des concepts de la science. Mais eux, au moins, » pensent « , une chose dont ni leurs critiques ni d’ailleurs non plus la science en général ne semblent capables de se faire une idée réelle. On se demande pourtant ce que les passages discutés par Sokal et Bricmont, qui illustrent surtout l’art de transformer, comme dit Musil, un gallus matthiae en un galimatias, peuvent bien avoir à faire avec la pensée.
Ils ont surtout à voir, dans le meilleur des cas, avec la rhétorique et, dans le pire, avec le non-sens pur et simple. Il ne s’agit pas non plus, comme on le dit, d’analogie ou de métaphore (l’autre mot magique), mais bel et bien d’équivoque et dans la plupart des cas, de confusion caractérisée. Selon n’importe quelle théorie acceptable de la métaphore, ce qui rend intéressant un usage métaphorique nouveau d’un mot ancien dépend d’une compréhension au moins élémentaire de son usage initial. Mais même la lecture la plus charitable ne permet généralement pas de découvrir, dans les textes concernés, ce genre de compréhension minimale du sens originaire des termes scientifiques utilisés.
La question cruciale que l’on est obligé de se poser ici est évidemment de savoir comment l’exigence de précision a pu devenir à ce point, dans l’esprit de la plupart de nos intellectuels, l’ennemie numéro un de la pensée authentique. C’est une banalité de dire qu’un souci exagéré de la précision peut constituer un obstacle à la découverte et à la création intellectuelle. Mais cela n’autorise aucunement à transformer une condition nécessaire en une condition suffisante et à croire qu’il suffit de penser de façon vague, approximative et rhétorique, pour être certain de le faire de façon créatrice et profonde.
Il est, quoi qu’on en dise, tout à fait légitime de se demander si le caractère décisif des innovations conceptuelles dont se glorifient les penseurs critiqués par Sokal et Bricmont est aussi réel qu’ils le pensent ; et, pour démontrer qu’il l’est, il vaudrait mieux, si possible, pouvoir invoquer autre chose que le fait que cette façon de penser et d’écrire a réussi à susciter des lecteurs, des disciples et des imitateurs innombrables. Car cela, justement, ne prouve rien ou, en tout cas, pas grand chose.
Le théorème du mathématicien et logicien Kurt Gödel mérite certainement ici une place à part, parce qu’il pourrait bien être le résultat mathématique (c’est ce qu’il est avant tout) qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques. Mais on est sûr de pouvoir compter, en France, sur la compréhension du public, lorsqu’on accuse de pusillanimité ou d’impuissance intellectuelles ceux qui, précisément parce qu’ils se sont donnés la peine de comprendre réellement de quoi il s’agit, s’interdisent délibérément le genre de liberté ou de fantaisie que l’inconscience et l’ignorance autorisent. Il faut évidemment être un philosophe aussi pervers que l’était Wittgenstein pour estimer que la tâche de la philosophie pourrait être, dans les cas de ce genre, non pas d’exploiter des analogies superficielles et trompeuses, mais plutôt de nous mettre en garde contre elles.
Je ne voudrais pas terminer cet article sans un mot de consolation et de réconfort pour les ego un peu surdimensionnés de certaines de nos gloires intellectuelles nationales. Je ne pense pas que leur prestige souffrira beaucoup des » révélations » apportées par le livre de Sokal et Bricmont. Il est même tout à fait possible qu’une fois de plus le crime contre la logique et l’exactitude paie et qu’elles se tirent finalement de cette affaire à leur avantage, auréolées du prestige du penseur génial victime de l’incompréhension et de la malveillance de philistins ignorants. Les arguments utilisés par certains de leurs défenseurs comme Daniel Sibony ont surtout pour effet de diminuer encore un peu plus mon désir personnel d’être considéré comme un » penseur » et d’aviser mes regrets, qui ont plutôt tendance à s’accentuer au fil des années, de n’avoir pas opté pour les mathématiques plutôt que pour la philosophie. Ou, en tout cas, de n’avoir pas choisi un domaine où il est encore possible, sans être soupçonné immédiatement de se comporter comme un policier, de s’adresser à l’intellect et à la raison des gens, plutôt que simplement à leur affectivité ou leur émotivité et à leur besoin d’aimer et d’être aimé, et permis d’exiger d’eux qu’ils sachent, autant que possible, de quoi ils parlent et donnent des justifications et des arguments pour ce qu’ils affirment.
Tout cela devrait évidemment susciter avant tout une forte envie de rire. Mais, comme le disait déjà Karl Kraus, il y a malheureusement longtemps que le ridicule ne tue plus. Il est même devenu aujourd’hui, à bien des égards, un élixir de vie.
(1) Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Editions Odile Jacob, Paris, 1997. Pour un résumé de cette affaire, voir notre enquête pages 8 à 10.
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Jacques Bouveresse
Philosophe, professeur au Collège de France, auteur de Rationalité et cynisme et du Philosophe chez les autophages (Editions de Minuit, 1984). Dernier ouvrage paru : Dire et ne rien dire : l’illogisme, l’impossibilité et le non-sens (éd. J. Chambon, 1997).
Quelques remarques à propos de « l’affaire Sokal » et de ses suites.
Jacques BOUVERESSE
Professeur au Collège de France
Conférence du 17 juin 1998 à l’Université de Genève
Société romande de philosophie, groupe genevois
« Un des traits les plus étonnants des penseurs de notre époque est qu’ils ne se sentent pas du tout liés par ou du moins ne satisfont que médiocrement aux règles jusque là en vigueur de la logique, notamment au devoir de dire toujours précisément avec clarté de quoi l’on parle, en quel sens on prend tel ou tel mot, puis d’indiquer pour quelles raisons on affirme telle ou telle chose, etc. »
Bernard Bolzano, Lehrbuch der Religionswissenschaft, paragr. 63.
« Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous. »
Paul Valéry, OEuvres, I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1209.
1. De l’art de passer pour « scientifique » aux yeux des littéraires
Le meilleur commentaire qui ait été écrit sur l' »affaire Sokal », sur le livre qui a été publié ensuite par Sokal et Bricmont (Note 1) et sur les réactions qu’ils ont suscitées l’avait probablement été déjà en 1921 par Musil dans son compte rendu du Déclin de l’Occident de Spengler. Après un passage consacré aux chapitres mathématiques du livre, dont il tire la conclusion que la façon de faire de Spengler « évoque le zoologiste qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du 4e degré », Musil donne une démonstration brillante de la façon dont on pourrait, en appliquant ce genre de procédé, justifier la définition du papillon comme étant le Chinois nain ailé d’Europe centrale:
« Il existe des papillons jaune citron; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon: Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n’est qu’un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu’une infime partie des dernières et des plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d’examiner en premier la signification du fait que les papillons n’ont pas inventé la poudre: précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l’entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine (Note 2). »
C’est, quoi qu’ils en pensent, à peu de chose près ce que font les auteurs dans les passages les plus typiques qui ont été cités et commentés par Sokal et Bricmont. La méthode repose sur deux principes simples et particulièrement efficaces dans les milieux littéraires et philosophiques: 1) monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles, en présentant cela comme une découverte révolutionnaire, 2) ignorer de façon aussi sytématique les différences profondes, en les présentant comme des détails négligeables qui ne peuvent intéresser et impressionner que les esprits pointilleux, mesquins et pusillanimes. C’est de cette façon, mais ce n’est, bien entendu, qu’un exemple parmi beaucoup d’autres possibles, que procède Debray dans l’application qu’il fait du théorème de Gödel à la théorie des systèmes sociaux et politiques. Les systèmes formels (ou en tout cas certains d’entre eux, mais c’est un des nombreux détails que semble ignorer Debray) comportent des énoncés qui ne peuvent être décidés avec les moyens du système, les systèmes sociaux et politiques sont apparemment dans le même cas, ils comportent aussi des énoncés dont la vérité ne peut être décidée à l’intérieur du système et avec les ressources dont il dispose pour ce faire. Par conséquent, il doit s’agir du même phénomène qui apparaît simplement sous deux formes différentes, mais relève du même principe d’explication unitaire, que désormais, grâce au théorème de Gödel, nous connaissons parfaitement ou, en tout cas, devrions connaître.
Ceux qui pourraient penser que Musil exagère doivent malheureusement admettre qu’il n’en est rien, lorsqu’ils lisent des déclarations aussi vertigineuses que, par exemple, la suivante: « Du jour où Gödel a démontré qu’il n’existe pas de démonstration de consistance de l’arithmétique de Peano formalisable dans le cadre de cette théorie (1931), les politologues avaient les moyens de comprendre pourquoi il fallait momifier Lénine et l’exposer aux camarades « accidentels » sous un mausolée, au Centre de la Communauté nationale » (Le Scribe, p. 70). Le même procédé est, comme il se doit, appliqué aussi à l’histoire des idées. A peu près au même moment, Bergson a opposé la morale close et la morale ouverte et Gödel a mis en évidence ce que les philosophes aiment à appeler le caractère nécessairement « ouvert » de tout système formel qui prétend représenter adéquatement l’arithmétique. Il n’est évidemment pas concevable qu’il s’agisse d’une simple coïncidence et il doit nécessairement y avoir une relation essentielle entre ces deux choses. Malheur à celui qui aurait l’outrecuidance de prétendre qu’il ne voit réellement pas pourquoi il devrait absolument y avoir une, en tout cas une qui soit plus évidente et intéressante que celle qui existe entre les papillons et les Chinois ou, si l’on préfère, que celle qui existe de façon plus incontestable entre les tables, les chaises, les chiens et les équations du quatrième degré. On lui expliquera avec commisération que nous évoluons ici, justement, dans un domaine qui est celui de la pensée libre et créatrice, et non de la logique, de ses contraintes, de ses petitesses et de son puritanisme ridicules. Moyennant quoi il est possible à Serres d’affirmer sans vergogne: « En appliquant donc le théorème de Gödel aux questions du clos et de l’ouvert touchant la sociologie, Régis Debray boucle et récapitule d’un geste l’histoire et le travail des deux cents ans qui précèdent (Note 3). »
Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il soit sérieux d’objecter qu’il s’agit simplement d’erreurs ponctuelles qui ne compromettent en aucune façon le sérieux et la solidité du reste. Ce qui est vrai est plutôt que, comme le remarque Musil, les endroits où il est question de mathématiques et plus généralement de sciences exactes « ont sur les autres l’avantage de faire tomber tout de suite le masque d’objectivité scientifique qu’arborent si volontiers, dans n’importe quel domaine des sciences, les littéraires » (op. cit., p. 98). Les fautes sont simplement plus voyantes et plus immédiatement reconnaissables (au moins pour les gens informés), lorsque les auteurs affectent de parler le langage de la science et essaient d’utiliser à leur profit des résultats scientifiques parfois très techniques, que dans le reste de leurs écrits. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles soient absentes de celui-ci ou que l’exigence de précision y soit plus présente et plus respectée. Comme il est dit dans l’Evangile, « si l’on traite ainsi le bois vert, qu’adviendra-t-il du bois sec? » Lorsqu’on se permet des approximations du genre de celles dont il est question dans le livre de Sokal et Bricmont sur des questions qui peuvent être traitées de façon tout à fait précise, mieux vaut ne pas se demander ce qu’il advient dans le cas des questions où il faudrait justement s’imposer un effort spécial pour atteindre le maximum de précision qui est encore compatible avec la nature du sujet.
Il faudrait, bien entendu, être tout à fait naïf pour croire que l’ignorance de la science ou le manque total de sérieux et la désinvolture avec lesquels sont traités certains de ses résultats constituent la source principale de la mauvaise philosophie. Les sources de la mauvaise philosophie sont en réalité beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus plus diversifiées et probablement aussi beaucoup plus triviales que cela. Au nombre d’entre elles figure, bien entendu, en premier lieu le besoin de prestige et de pouvoir. Et, comme dirait Musil, écrire d’une façon qui fait si sérieux qu’un non-mathématicien se persuade immédiatement que seul un mathématicien peut parler ainsi, n’est qu’un des nombreux moyens d’obtenir le prestige et le pouvoir que l’on cherche. Ce moyen peut jouer à certains moments un rôle tout à fait privilégié, comme cela a été le cas, par exemple, à l’époque structuraliste. Mais il y en a malheureusement beaucoup d’autres, qui ne sont pas plus respectables, même s’ils sont généralement très respectés.
Il est clair, en tout cas, que, comme le remarquait déjà Musil, ce ne sont pas de simples bévues occasionnelles et pardonnables qui sont en cause dans l’affaire Sokal, mais bel et bien un mode de pensée et un style de pensée, qui plaisent à notre époque et passent même pour spécialement profonds. C’est là que réside, en fait, le véritable problème que soulève cette affaire et c’est aussi, je dois le dire, ce qui me rend pessimiste sur les effets positifs qu’elle pourrait avoir à court ou à long terme. On aimerait croire qu’elle suscitera une prise de conscience et un examen de conscience salutaires chez les intéressés et ceux qui auraient envie de les imiter. Mais je ne vois personnellement pas beaucoup de raisons pour que cela soit effectivement le cas. Combattre des erreurs est une chose, combattre un style de pensée qui a réussi à ce point à s’imposer comme exemplaire en est une autre. Et il ne faut pas oublier que la communauté des intellectuels, en France probablement encore plus qu’ailleurs, est, quoi qu’on en pense, unifiée bien davantage par une forme de piété envers les héros qu’elle se choisit et qu’elle considère toujours un peu comme sacrilège de contester que par le libre examen et l’usage critique de la raison. Une bonne partie des réactions, parfois consternantes, qui ont été suscitées par l’affaire Sokal relèvent précisément de ce que j’appellerais un comportement pieux et, pour tout dire, d’une forme de piété qui a quelque chose de proprement infantile.
2. Comment les coupables se transforment en victimes et en accusateurs
Ce qui m’empêche d’être ne serait-ce que modérément optimiste est le fait que même des exemples qui devraient, semble-t-il, parler suffisamment par eux-mêmes, comme ceux qui sont cités et analysés dans le livre de Sokal et de Bricmont, n’ont une fois de plus manifestement pas suffi à protéger les deux auteurs contre le risque de passer pour des maniaques de l’exactitude littérale, des positivistes bornés ou des scientistes arrogants. Je citerai, sur ce point, une fois de plus l’explication à la fois très pertinente et très inquiétante que propose Musil: « Il existe dans les milieux, j’aimerais dire, et je dis: intellectuels (mais je pense aux milieux littéraires) un préjugé favorable à l’égard de tout ce qui est une entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision; parmi les crimes contre l’esprit, on aime à les ranger au nombre de ces honorables crimes politiques où l’accusateur public devient en fait l’accusé. Soyons donc généreux. Spengler pense « à peu près », travaille à coup d’analogies: de la sorte, en un certain sens, on peut toujours avoir raison. Quand un auteur veut absolument donner de fausses dénominations aux concepts ou les confondre, le lecteur finit par s’y habituer. Il n’en faut pas moins maintenir, au minimum, un code, une relation quelconque, mais univoque, entre le mot et la pensée. Or, cela même fait défaut. Les exemples cités, choisis sans chercher bien loin entre beaucoup, ne sont pas des erreurs de détail, mais un mode de pensée » (ibid., p. 99-100).
Il aurait été, pour la raison qu’indique Musil, singulièrement naïf de s’attendre à voir les auteurs mis en cause par Sokal et Bricmont manifester un sentiment de gêne ou de culpabilité quelconque. Il y a déjà longtemps que le genre de « crime » qui leur est reproché est devenu particulièrement honorable et payant, et passe même facilement pour une action d’éclat. Derrida nous a expliqué, dans un article du Monde que ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les gens critiqués par Sokal et Bricmont, mais Sokal et Bricmont eux-mêmes, qui ne sont pas « sérieux » (Note 4). Tout le monde aura compris, je l’espère, que ce qui n’est pas sérieux est surtout le fait de critiquer des gens que leur célébrité et leur influence semblent avoir élevé une fois pour toutes au-dessus de la critique. Il ne serait pas difficile de démontrer, par exemple, que l’usage que Derrida lui-même et ses disciples déconstructionnistes font du concept d’indécidabilité, des résultats logiques d’indécidabilité en général et du théorème de Gödel en particulier n’est, quoi qu’il en dise, pas beaucoup plus sérieux que celui qu’en fait Debray. C’est bien de Derrida lui-même que vient la confusion caractérisée, qui a été systématiquement exploitée par les déconstructeurs, entre deux formes d’indécidabilité qui n’ont pas grand-chose de plus en commun que le nom. On pourrait les appeler respectivement l’indécidabilité de la signification et l’indécidabilité de la vérité. L’indécidabilité logique dont il est question dans la théorie des systèmes formels n’a absolument rien à voir avec la question de la signification, puisque l’ensemble des expressions qui constituent l’équivalent des expressions douées de sens d’une langue naturelle, autrement dit, des expressions bien formées du système, est toujours décidable ou, comme on dit, récursif. Chez Derrida et les déconstructeurs, il n’est question, au contraire, dans presque tous les cas, que de l’indécidabilité d’une signification ou, comme on dit aussi fréquemment d’un texte, qui n’a évidemment rien à voir avec l’indécidabilité formelle, j’entends par là l’indécidabilité en tant que propriété spécifique d’un système formel, et non d’un langage en général, d’une oeuvre littéraire ou d’un texte quelconque.
Il est tout à fait vrai que l’on rencontre à chaque instant dans la littérature et probablement aussi dans la philosophie des questions que l’on ne parvient pas à décider, comme par exemple: une question est-elle ou non rhétorique? une expression est-elle utilisée dans un sens littéral ou dans un sens figuré? deux expressions ont-elles ou non la même signification? un mot est-il utilisé dans son sens courant ou dans un sens qui constitue une réactivation de son étymologie ou une récapitulation de son histoire ou même peut-être de celle de la métaphysique en général?, etc. Mais, à part le fait qu’il s’agit dans les deux cas de quelque chose que l’on ne parvient pas à décider, on se demande ce que l’incertitude dont il est question ici a à voir avec l’indécidabilité dans les systèmes formels. Il s’agit, en effet, uniquement de notre incapacité à décider, et en aucune façon de l’incapacité, que l’on peut dans certains cas démontrer, pour un calcul existant de décider quelque chose, puisqu’il ne peut évidemment pas être question ici d’un calcul de ce genre. On peut remarquer, du reste, qu’autant l’indécidabilité dont il est question chez Gödel est arrivée comme une surprise pour les spécialistes, autant l’indécidabilité qui peut exister en matière de signification est une chose banale et attendue, que personne n’a jamais proposé sérieusement d’essayer de surmonter par la construction d’un système ou d’un calcul appropriés. Elle n’a, en tout cas, rien d’une révélation comparable à celle qu’a constitué la découverte du résultat de Gödel. On a pu croire un moment (à tort) à la possibilité qu’il existe une procédure de décision formelle ou « mécanique » pour les énoncés des mathématiques. Mais qui a jamais cru à une possibilité de ce genre pour les indécidables dont il est question dans la littérature déconstructionniste?
Derrida semble, à certains moments, être conscient de cette différence, par exemple lorsqu’il distingue entre l’indécidable qui appartient encore à l’ordre du calcul et un autre, plus fondamental et qu' »aucun calcul ne saurait anticiper » (Note 5). Mais, si cet indécidable-là n’appartient plus à l’ordre du calcul, il est impossible d’utiliser le théorème de Gödel pour en parler, puisque celui-ci dépend entièrement de l’existence d’un système formel, ne s’applique qu’à des systèmes formels et a trait uniquement à ce qui peut ou ne pas être décidé par un calcul d’une certaine sorte d’une façon qui est précisément formelle, c’est-à-dire mécanique ou en tout cas mécanisable, et n’a aucun rapport avec les moyens dont nous disposons pour décider des questions comme celles auxquelles j’ai fait allusion il y a un instant, où l’incertitude provient du fait qu’il y a simplement autant de raisons qui incitent à répondre d’une façon que de l’autre. Là où il n’y a pas de place pour la formalisation et pour la notion de procédure formelle, il n’y a tout simplement pas non plus de place pour une indécidabilité de type gödelien.
Ce qui a fait sensation dans le théorème d’incomplétude de Gödel a été la démonstration du fait qu’aucun système formel n’est capable de représenter adéquatement l’intégralité des procédures qui sont susceptibles de nous amener à reconnaître comme vraie une proposition mathématique et que, par conséquent, il n’y a aucun espoir de réussir à remplacer la notion de vérité mathématique par celle de démontrabilité formelle. On pourrait, si l’on veut, parler d’une sorte de « transcendance » de la notion de vérité objective par rapport à celle de démontrabilité formelle. Et Debray trouverait sans doute là une confirmation de la connexion interne qu’il prétend établir entre l’aspect proprement logique et l’aspect religieux du problème de l’incomplétude. Mais la notion de transcendance dont il est question ici n’a, en fait, absolument rien de religieux ou même simplement de métaphysique. Elle signifie simplement que, pour tout système formel donné, il existe au moins une vérité mathématique pour laquelle le système ne fournit pas de démonstration (et pas non plus heureusement, si l’on peut dire, de réfutation), et certainement pas qu’il existe des vérités mathématiques qui transcendent définitivement toute possibilité de décision par les voies ordinaires. La moindre des choses, lorsqu’on prétend proposer une généralisation ambitieuse du théorème de Gödel, serait de se demander si l’on peut encore exploiter de façon quelconque, dans le domaine concerné, une distinction du genre de celle que la découverte de Gödel nous oblige à faire entre la vérité et la démontrabilité formelle. Si ce n’est pas le cas, on ne voit pas très bien à quoi pourrait ressembler une tentative de transposition directe du résultat qu’il a obtenu.
Je ne suis pas, bien entendu, en train de suggérer qu’il n’y a aucune conclusion philosophique à tirer du théorème d’incomplétude de Gödel. Il y a manifestement des conclusions importantes, mais pas nécessairement aussi tranchées qu’on le pense généralement, à en tirer en ce qui concerne, par exemple, la philosophie de l’esprit et la question des relations de l’esprit avec la machine. Gödel lui-même pensait que son théorème devrait avoir aussi des incidences sur notre façon d’aborder le problème religieux ou, plus exactement – c’est un des grands reproches qu’il adresse à notre époque -, de l’ignorer. Mais la façon dont il s’est exprimé à l’occasion sur ce genre de question constitue, par rapport à la façon de faire de Debray, un modèle de précision et de prudence. Il n’a justement jamais publié quoi que ce soit sur ce type de problème et, précisément parce qu’il était mieux placé que quiconque pour savoir de quoi il parlait et notamment pour savoir ce qu’est exactement un système formel, il n’aurait certainement jamais eu l’outrecuidance de parler d’un théorème de Gödel formulé à propos du discours religieux, social ou politique ou, comme dit Serres (op. cit., p. 358), appliqué aux groupes sociaux ou « retrouvé » en eux.
Sur la question de l’indécidibalité, la stratégie de Derrida et des déconstructeurs consiste généralement à présenter la notion technique d’indécidabilité, au sens gödelien, comme un simple cas particulier d’une notion philosophique plus primordiale d’indécidabilité, qui constitue la notion réellement intéressante et importante, et en même temps à se servir de la terminologie et les concepts de Gödel pour donner une apparence de sérieux et de scientificité à ce que l’on peut dire à propos de cette deuxième espèce d’indécidabilité. Les déconstructeurs ont malheureusement une tendance fâcheuse à prétendre à une forme spéciale de « rigueur », simplement parce qu’ils sont capables d’utiliser la terminologie logique à propos de choses avec lesquelles elle n’a en réalité rien à faire, parce que les conditions les plus élémentaires de son usage ne sont tout simplement pas remplies. Il ne s’agit pas, comme on le dit, d’une extension intéressante d’un usage existant, mais d’une incitation à la confusion pure et simple.
On ne peut guère s’étonner, dans ces conditions, que Gödel lui-même, auquel aucune idée n’était plus étrangère que celle de la déconstruction, se trouve annexé finalement à la cohorte des déconstructeurs et crédité assez fréquemment, dans la littérature déconstructionniste, du mérite d’avoir « déconstruit » la logique ou même les mathématiques, et pas non plus de voir ce qui n’est, en fait, que l’exploitation confuse d’une analogie superficielle et trompeuse prendre, chez certains déconstructeurs, la forme d’une entreprise théorique et systématique qui ne peut pas ne pas impressionner fortement le lecteur non informé par sa scientificité apparente. La littérature déconstructionniste américaine offre sur ce point des exemples particulièrement édifiants, qui appellent exactement le même genre de commentaire que celui de Musil sur les chapitres mathématiques du Déclin de l’Occident. On aimerait évidemment savoir si Derrida considère comme « sérieux » ce genre de construction et aussi, de préférence, qu’il ne nous dise pas qu’il n’est pour rien dans tout cela, car il y est, de toute évidence, pour quelque chose, ne serait-ce que pour ne pas avoir souligné dès le début l’existence d’un certain nombre de distinctions élémentaires qu’on ne peut se permettre de négliger sous peine de ne savoir tout simplement plus de quoi on est en train de parler.
3. Les avantages de l’ignorance et la confusion considérée comme une forme de compréhension supérieure
Lorsqu’un philosophe se met à parler de l’indécidibalité et du théorème de Gödel dans le cadre d’une réflexion sur le problème de la littérature et de l’analyse des textes littéraires, on pourrait évidemment s’attendre à ce que ce soit pour introduire, si possible, un peu plus de précision dans la discussion de questions qui sont par nature imprécises. Mais c’est en réalité exactement l’inverse qui se passe, puisque le flou et l’imprécision de l’usage littéraire ont plutôt tendance à remonter immédiatement jusqu’aux notions techniques, telles qu’elles se présentaient initialement dans leur contexte d’origine, au point que l’on finit tout simplement par ne plus rien comprendre à ce qu’elles signifient. Le résultat le plus évident me semble être que rien d’intéressant n’a été ajouté par l’invocation du théorème de Gödel à ce que l’on peut dire sans lui à propos d’une question comme celle de l’indécidabilité dans le domaine de la littérature, de la métaphysique ou de la religion, mais que l’on a, en revanche, certainement perdu toute chance d’avoir encore une idée précise de ce que Gödel a démontré exactement et des conséquences qui en résultent.
La question cruciale que l’on est obligé de se poser est évidemment de savoir comment l’exigence de précision a pu devenir à ce point, dans l’esprit de la plupart de nos intellectuels, l’ennemie numéro un de la pensée authentique. Si l’on appliquait les critères de certains d’entre eux et de ceux qui les célèbrent dans les journaux au nom de ce qu’ils appellent la « pensée », on devrait certainement conclure que des écrivains qui étaient aussi amoureux de la précision que l’ont été, par exemple, Valéry ou Musil, ne pouvaient en aucun cas être des penseurs. Il y a pourtant bel et bien, même si elles sont mal définies, des limites à ce que Schiller, cité par Musil, appelait « l’arbitraire des Belles-Lettres (belletristische Willkürlichkeit) dans la pensée » et qu’il considérait comme un mal redoutable.
Comme le remarquent Sokal et Bricmont, la mécanique quantique, la géométrie fractale, la théorie du chaos et le théorème de Gödel figurent au nombre des exemples les plus fréquemment utilisés par les postmodernes pour démontrer que la science a changé aujourd’hui de nature et qu’elle est même devenue, au total, peu différente de la philosophie et de la littérature. Le théorème de Gödel mérite, dans cette affaire, une place à part, parce qu’il est certainement de beaucoup le résultat scientifique qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques. Or, comme le dit van Heijenoort: « La portée des résultats de Gödel sur les problèmes épistémologiques reste incertaine. Assurément, ces résultats et d’autres résultats de ‘limitation » ont révélé une situation nouvelle et quelque peu inattendue, pour autant que les systèmes formels sont concernés. Mais au-delà de ces conclusions précises et presque techniques ils ne comportent pas de message philosophique dépourvu d’ambiguïté. En particulier, ils ne devraient pas être invoqués inconsidérément pour établir la primauté d’un acte d’intuition qui dispenserait de la formalisation (Note 6). »
Mais il est clair que, si un philosophe veut pouvoir simplifier et exploiter avec profit le message, il a tout intérêt à ignorer aussi complètement que possible les aspects les plus techniques du résultat. Lorsque Gödel fut fait docteur honoris causa de l’université de Harvard en 1952, il apprécia particulièrement la citation qui le présentait comme « le découvreur de la vérité mathématique la plus importante du siècle ». Il n’y avait, bien entendu, aucun doute dans son esprit sur le fait que son résultat était avant tout un résultat mathématique et qu’il représentait même une découverte mathématique de tout premier ordre, et certainement pas, comme beaucoup de philosophes aimeraient le croire, une limitation dramatique imposée à la pensée mathématique ou un coup fatal porté à son arrogance. On peut remarquer du reste, dans le même ordre d’idées, que le théorème ne représente pas seulement, comme on le dit généralement, un échec, mais également un succès pour le formalisme lui-même, dont Gödel maîtrise et exploite magistralement toutes les ressources. Mais de cela, bien entendu, la plupart des philosophes qui cherchent à utiliser pour leurs propres fins le résultat de Gödel ne croient généralement pas utile de savoir quoi que ce soit.
On pourrait dire, d’ailleurs, qu’ils procèdent sur ce point avec un instinct très sûr. La recommandation que l’on peut formuler à l’usage de ceux qui ont des ambitions de cette sorte est, en effet, la suivante: 1) Ne regardez surtout jamais la démonstration du théorème, ce qui serait pourtant le meilleur moyen de savoir ce qu’elle démontre au juste. Comme dit Wittgenstein « si vous voulez savoir ce qu’une démonstration démontre, regardez la démonstration ». 2) Ne lisez aucun des nombreux commentaires sérieux et informés (mais, il est vrai, malheureusement eux aussi assez techniques) qui ont été écrits sur le genre de signification philosophique que l’on peut ou ne peut pas attribuer au théorème de Gödel. Car, si vous le faisiez, vous risqueriez de découvrir immédiatement qu’il est impossible de l’utiliser de la façon à laquelle vous songiez et qui a l’avantage d’être considérée généralement comme particulièrement philosophique. 3) Evitez aussi de regarder ce que Gödel lui-même a dit à propos des la signification philosophique de son résultat et des extensions que l’on pourrait éventuellement songer à lui donner. Car Gödel était une sorte de maniaque de la précision (ce qui, soit dit en passant, ne l’a pas empêché d’être en même temps un des plus grands penseurs du vingtième siècle), et, pour ce que l’on cherche à faire, il n’y a certainement pas grand-chose à attendre d’un obsédé de la précision.
Ceux qui auraient envie de protester contre ces façons de procéder ne doivent se faire aucune illusion sur les chances qu’ils ont d’être entendus. On peut toujours compter, en France, sur la compréhension des journaux et du public, lorsqu’on accuse de pusillanimité ou d’impuissance intellectuelles ceux qui, précisément parce qu’ils se sont donné la peine de comprendre réellement de quoi il retourne, s’interdisent délibérément ce genre de liberté. Le secret de la réussite obéit, dans tous les cas de ce genre, à une règle simple et efficace: 1) commencer par invoquer à l’appui d’une thèse philosophique apparemment ambitieuse, révolutionnaire et radicale la caution d’un résultat scientifique prestigieux, et 2) lorsque la critique commence à se faire un peu trop précise et insistante, expliquer que l’usage que vous avez fait de celui-ci ne devait surtout pas être pris à la lettre et qu’il s’agissait, en fait, simplement d’une façon métaphorique d’exprimer un contenu qui, la plupart du temps, se révèle pour finir assez anodin et même relativement banal. Que la plupart des lecteurs ne se soient malheureusement pas rendu compte de cela depuis le début et aient cru réellement à l’existence d’une chose aussi absurde que, par exemple, un prétendu « principe de Debray-Gödel » constitue, bien entendu, un détail sans importance.
C’est ce que Searle a appelé, à propos de Derrida, la technique de l’aller et retour de l’absurde au trivial (Note 7). Debray en donne un exemple typique, lorsqu’il finit par concéder que son utilisation du théorème de Gödel est faite « à titre simplement métaphorique ou isomorphique ». On pourrait même, selon lui, parler, si l’on veut, d’une « intuition métaphorique » (Note 8). Ceux qui s’expriment de cette façon ne semblent, d’ailleurs, généralement pas se rendre compte que le concept d’isomorphisme est un concept nettement plus technique et plus précis que celui de métaphore. Mais peut-être faut-il supposer aussi que le concept d’isomorphisme est utilisé lui-même ici de façon « métaphorique ».
Debray prend la précaution de souligner lui-même qu' »extrapoler un résultat scientifique en dehors de son champ spécifique de pertinence, expose à de grossières bévues » et qu' »on ne peut évidemment pas, sauf à jouer sur les mots de « fondements », de « consistance » ou d' »ensemble », assimiler un système politico-social à un système logico-déductif » (ibid., p. 7). La seule analogie intéressante qui lui semble pouvoir être retenue et exploitée est celle qui a trait à « l’articulation entre l’interne et l’externe ». Mais que jouer sur les mots soit à nouveau précisément ce qu’il fait, lorsqu’il applique d’une façon qu’il croit être « métaphorique » ce qui peut être dit de la relation entre l’interne et l’externe dans le cas des systèmes formels aux systèmes politico-sociaux, ne lui vient manifestement pas à l’esprit. On peut d’ailleurs s’interroger sérieusement sur la compréhension qu’il a de la façon dont les choses se présentent dans la théorie de la démonstration hilbertienne ou chez Gödel, quand on le voit expliquer que ce qui l’intéresse est, de façon plus précise, « l’assertion que les énoncés métamathématiques font partie des mathématiques parce qu’on ne peut pas « internaliser » la vérité d’un système dans ce système même » (ibid.).
Sokal et Bricmont n’ont, bien entendu, rien contre les métaphores. Mais ils ont raison de souligner qu’il ne s’agit pas, dans les cas de ce genre, de métaphore, mais d’équivoque ou de confusion caractérisée. Malheureusement, c’est précisément ce genre de chose, plutôt qu’un vrai travail de clarification logique, qui est à coup sûr un peu plus difficile et nettement moins excitant, que beaucoup de gens, y compris certains scientifiques, semblent attendre de la philosophie et apprécier chez les philosophes. Je me permettrai de souligner ici à quel point je trouve ridicule et misérable la tendance qu’ont eue certaines des victimes de Sokal et Bricmont à jouer une fois de plus les persécutés et les martyrs, car tout le monde peut se rendre compte au premier coup d’oeil que ce n’est certainement pas en parlant du théorème de Gödel comme on devrait le faire, c’est-à-dire comme l’ont fait Gödel lui-même, Kreisel, van Heijenoort ou Dummett (tout cela est, comme on dit, beaucoup trop « anglo-saxon »), mais plutôt en en parlant comme l’ont fait Derrida, Lyotard, Serres, Julia Kristeva, Bernard-Henri Lévy, Debray et beaucoup d’autres, que l’on devient célèbre en France et réussit à faire parler de soi dans les journaux.
En ce qui concerne ceux-ci, cela n’a évidemment rien de surprenant, puisque, lorsqu’ils parlent de ces choses, l’approximation semble être leur mode de pensée et d’écriture normal et obligatoire. C’est ainsi que l’on a été amené à lire, à propos de l’affaire Sokal, sous la plume de gens en principe sérieux, des choses qui sont proprement ahurissantes. Roger-Pol Droit a écrit par exemple, au sujet de Sokal et Bricmont: « En déclarant volontiers » dénué de sens » tout ce qui n’est pas énoncé mathématiquement ou vérifié expérimentalement, il se pourrait qu’ils favorisent, pour combattre les travers du « politiquement correct », un « scientifiquement correct » lui aussi fort pauvre (Note 9). » Je passe sur le fait qu’on ne trouve absolument rien dans le livre de Sokal et Bricmont qui puisse encourager une idée de cette sorte. Ce qui m’intéresse est plutôt le fait que, telle qu’elle est présentée, elle constitue elle-même un non-sens caractérisé. Personne n’a jamais dit ou ne pourrait dire que, pour être douée de sens, une proposition doit être énoncée mathématiquement ou vérifiée expérimentalement. Il y a dans la science empirique elle-même une multitude d’énoncés qui ne sont pas formulés mathématiquement et pas non plus vérifiés expérimentalement. Un énoncé qui n’est pas exprimé en langage mathématique et que l’on est en train, justement, d’essayer de vérifier expérimentalement doit naturellement avoir un sens sans pour autant être déjà vérifié. Même les positivistes logiques n’ont, bien entendu, jamais défendu une conception aussi absurde que celle qui est évoquée dans le passage que j’ai cité. Ils ont exigé d’un énoncé de la science empirique non pas qu’il soit empiriquement vérifié, mais seulement qu’il soit empiriquement vérifiable ou, en tout cas, testable, ce qui est, du reste, probablement déjà une exigence plus restrictive qu’il ne le faudrait. Vous me direz sans doute qu’il s’agit d’un simple détail. Mais j’ai la faiblesse d’accorder en philosophie une grande importance à ce genre de détail.
4. Les malheurs de Gödel ou l’art d’accommoder un théorème fameux à la sauce préférée des philosophes
Pour en revenir au théorème de Gödel, je dois avouer que je suis proprement sidéré par le degré d’incompréhension et d’ignorance qui a pu être atteint par certains de nos penseurs les plus éminents dans le discours qu’ils tiennent à son propos. Il est évident que l’on a déjà perdu pratiquement toute chance de comprendre de quoi il retourne, si l’on s’obstine à parler, comme on le fait depuis quelque temps, d’axiome, de principe ou même de postulat d’incomplétude, là où il s’agit en réalité d’un théorème dûment démontré et pour lequel Gödel a dû inventer une méthode de démonstration d’une espèce complètement inédite. On pourrait croire que Serres, dont les médias ne perdent pas une occasion de nous rappeler qu’il est, parmi une multitude d’autres choses, mathématicien, est au courant de la différence qui existe entre un axiome ou un principe et une proposition démontrée. Mais si c’était le cas, il se serait abstenu de nous parler d’un « principe de Gödel-Debray ». Et il est remarquable qu’il le fasse non pas dans un article de journal, ce qui après tout n’aurait rien de surprenant, mais dans un ouvrage très sérieux et très impressionnant intitulé « Eléments d’Histoire des Sciences ». Il y a peut-être un principe de Debray, sur l’importance et la nouveauté exactes duquel je ne veux pas discuter ici, mais il n’y a pas de théorème de Debray; et il y a un théorème de Gödel, mais il n’y a pas de principe de Gödel. On se demande, du reste, ce que pourrait bien être au juste un axiome ou un principe d’incomplétude. Il y a en logique des résultats d’incomplétude (et aussi heureusement, mais ils intéressent généralement beaucoup moins les philosophes, des résultats de complétude), mais ils ont toujours trait à un système formel d’une espèce déterminée et doivent faire à chaque fois l’objet d’une démonstration.
Avant de démontrer son fameux théorème d’incomplétude, Gödel s’était, d’ailleurs, déjà illustré par la démonstration d’un résultat qui est à certains égards aussi important, même s’il a eu un retentisssement beaucoup moins grand, à savoir la démonstration de la complétude du calcul des prédicats du premier ordre. Sur ce que pourrait bien signifier au juste un « principe d’incomplétude » il est d’autant plus important d’être précis que Serres attribue au principe dit « de Gödel-Debray » des possibilités qui sont pour le moins assez stupéfiantes: « Ainsi le débat qui oppose l’interne à l’externe dans nos disciplines témoigne d’une analyse insuffisante du lien social, et l’histoire qui scande le temps de la science en moments d’ouverture et ères de fermeture exprime sans doute la même ignorance. De même que les chroniqueurs du savoir ou de la déraison doivent leurs modèles à Bergson, de même nous devons nos solutions au principe de Gödel-Debray » (op. cit., p. 359). Bien qu’il ignore manifestement tout de Gödel et des systèmes logiques, là où les héritiers de Bergson ne comprennent rien, « Régis Debray, nous est-il dit, fabrique directement et donc comprend un schéma nouveau, à partir de Gödel et des systèmes logiques » (ibid., p. 358).
En ce qui concerne la compréhension réelle que Debray peut avoir de ce dont il s’agit, on ne peut malheureusement que tomber des nues lorsqu’on lit sous sa plume des déclarations du genre suivant:
« »L’émancipation du genre humain », on sait de science certaine, en vertu d’un axiome, l’incomplétude, que c’est un leurre, éternel et nécessaire, mais il vaut mieux, somme toute, que la résignation au cynisme sec du chacun pour soi » (« Le rire et les larmes (3) », Libération, 14-15 septembre 1991, p. 7).
Ou, mieux encore:
« La démence collective trouve son fondement ultime dans un axiome logique lui-même sans fondement: l’incomplétude » (Cité par Sokal et Bricmont, op. cit., 159-160).
Voilà des choses qui seraient certainement d’une importance décisive, si elles pouvaient être sues « de science certaine » et, plus précisément, l’être avec une certitude appuyée sur un résultat mathématique fameux. Mais il faut supposer, si l’on suit Debray, que Gödel a dû inventer, comme je l’ai dit, une méthode de démonstration tellement nouvelle que même les meilleurs esprits de l’époque ont eu beaucoup de mal à la comprendre, tout cela pour en arriver simplement à formuler un axiome et, qui plus est, un axiome sans fondement. (En réalité, même si le propre d’un axiome est de ne pas être démontré, il n’est pas pour autant nécessairement aussi dépourvu de fondement que semble le croire Debray, puisque la démonstration n’est pas le seul mode de justification possible pour une proposition mathématique que l’on est amené à accepter, et, quoi qu’il en pense (L’incomplétude, logique du religieux?, p. 26), appeler « arbitraire » une proposition qui est en même temps « évidente par elle-même » est pour le moins peu conforme à l’usage des expressions concernées.). Quoiqu’il en soit, l’idée d’un « axiome d’incomplétude » est, comme je l’ai dit, un non-sens pur et simple; et ce qui est évidemment frappant chez tous les auteurs qui procèdent comme Debray est le caractère extrêmement élémentaire des confusions et des erreurs commises. Un effort d’information tout à fait minime aurait permis aisément de les éviter. Mais ce qui est remarquable est justement qu’il ne soit pas jugé nécessaire pour parler de ces choses. Et il faut, bien entendu, que la philosophie soit réellement une discipline unique en son genre et dans laquelle aucune des règles qui sont en vigueur dans tous les autres domaines ne s’applique plus, pour que des fautes de cette sorte soient aussi facilement tolérées et excusées.
Je voudrais, pour en terminer avec cette question, énumérer quelques caractéristiques essentielles du théorème de Gödel qui rendent a priori plus que contestable et hasardeuse son extension à un domaine comme la théorie des systèmes sociaux et politiques:
1) Le théorème de Gödel ne s’applique, comme je l’ai rappelé, qu’à des systèmes qui ont été complètement formalisés. Or les systèmes sociaux ne resemblent pas, que l’on sache et, pourrait-on ajouter, heureusement, ni de près ni de loin à des systèmes formels ou en tout cas formalisables. Cela constitue déjà, en fait, une réponse complète à la question posée. Remarquons à ce propos que dans un système formel les moyens qui peuvent être utilisés pour décider une proposition font l’objet d’une codification formelle tout à fait précise et explicite. Rien de tel ne peut évidemment être dit à propos des moyens qui peuvent ou ne peuvent pas être utilisés pour décider une proposition à l’intérieur d’un système social. Et, de ce point de vue, les deux situations sont tout à fait incomparables.
2) Bien qu’elle ne puisse être ni démontrée ni réfutée dans le système, la proposition gödelienne indécidable est vraie et, comme le souligne Gödel, on peut démontrer par une argumentation métamathématique qu’elle est vraie. Considérons maintenant la proposition, extérieure à leur définition ou frontière, dont les systèmes sociaux ont, d’après Debray, besoin pour se fonder. On aimerait évidemment savoir s’il existe aussi dans son cas, une possibilité de démontrer la vérité de la proposition par une argumentation métasystématique. En d’autres termes, la proposition gödelienne n’est pas seulement une proposition dont on a besoin de croire qu’elle est vraie, mais une proposition qui est vraie et dont on peut démontrer qu’elle l’est. La proposition fondatrice de Debray est-elle aussi une proposition objectivement vraie ou au contraire simplement une proposition qui fait l’objet, de la part des acteurs sociaux, d’une croyance qui n’est peutêtre pas vraie et n’a pas besoin de l’être? Une croyance inévitable ou obligatoire n’est évidemment pas du tout la même chose qu’une proposition vraie.
3) Dans la plupart des discussions philosophiques sur le théorème de Gödel, on a une tendance désastreuse à confondre deux notions bien différentes d’indécidabilité: celle d’indécidabilité relative et celle d’indécidabilité absolue. Il n’est jamais question chez Gödel que d’indécidabilité relative, c’est-à-dire de l’indécidabilité par rapport à un système formel ou à une classe de systèmes formels d’une certaine espèce. En ce qui concerne l’idée d’une indécidabilité absolue, Gödel ne lui donne proprement aucun sens et son théorème ne peut constituer en aucune façon un encouragement à l’idée qu’il pourrait exister des propositions mathématiques absolument indécidables. Il ne faut par conséquent surtout pas déduire de son théorème qu’il y a, même en mathématiques, des propositions qui ne sont ni vraies ni fausses ou même simplement des propositions dont on ne pourra jamais savoir si elles sont vraies ou fausses. Gödel, comme Hilbert, ne croit pas à l’existence d’un ignorabimus en mathématiques. Qu’en est-il exactement pour ce qui concerne la proposition qui correspond, dans la théorie des systèmes sociaux et politiques, à celle de Gödel? L’indécidabilité est-elle seulement relative, en l’occurrence relative au système social considéré, ou au contraire absolue?
4) La proposition gödelienne, qui ne peut être décidée dans le système concerné, peut toujours l’être dans un système plus puissant. On peut ainsi concevoir une hiérarchie de systèmes formels, qui est telle que des propositions qui sont formulables, mais ne sont pas décidables, dans les systèmes antérieurs deviennent décidables dans les systèmes qui suivent, qui auront, bien sûr à nouveau à chaque fois leur propre proposition indécidable. On aimerait beaucoup que Debray nous dise s’il existe ou non quelque chose de comparable dans le cas de la théorie des systèmes sociaux. Par exemple, pourrait-on imaginer une sorte de hiérarchie de systèmes sociaux, telle que la proposition qui est indécidable à l’intérieur du premier devienne décidable dans le suivant, et ainsi de suite? Ou encore: les propositions « religieuses » fondatrices, dont la persistance même dans la vie des sociétés en principe les plus sécularisées constitue un paradoxe apparent, que le théorème de Gödel permet d’expliquer, deviennent-elles démontrables dans des systèmes sociaux plus puissants?
Je pourrais mentionner encore d’autres différences essentielles. Mais j’en ai assez dit, je crois, pour que l’on se puisse se demander sérieusement s’il est encore possible après cela de continuer à affirmer qu’en procédant comme le fait Debray on a utilisé une métaphore créatrice susceptible d’attirer notre attention sur une caractéristique importante qui est commune aux deux situations et à laquelle on n’aurait pas pensé sans cela. Métaphorique ou non, le langage utilisé, n’ajoute strictement rien à ce que l’on savait déjà et ne fait en réalité qu’obscurcir davantage la situation. Debray le reconnaît, du reste, implicitement lorsqu’il répond à un contradicteur, à la Société française de philosophie: « C’est pour afficher l’irréductible différence des ordres, que j’ai remplacé le terme de théorème par celui d’axiome, puisqu’on se trouve ici en dehors des domaines de pertinence du théorème de Gödel. En l’occurrence, puisqu’on est sorti du domaine mathématique, il faudrait parler de postulat » (p. 28). Or on peut sans doute formuler à propos des systèmes sociaux une chose qu’on appellera un « postulat d’incomplétude ». Mais on n’a aucun besoin pour cela de Gödel et il n’y a rigoureusement rien qui corresponde à cela dans ce que fait Gödel.
Passons sur le fait que Debray ne semble pas non plus avoir une idée précise de l’usage que l’on fait dans les mathématiques elles-mêmes, des termes « axiome » et « postulat ». Ce qui est important est que lui-même reconnaît qu’au fond le théorème de Gödel n’a aucune pertinence pour ce dont il s’agit. Mais il tient malgré tout à l’utiliser. D’où la question: qui sont ici les scientistes? Sont-ce les gens comme Sokal et Bricmont ou, au contraire, ceux qui, comme Debray, semblent croire qu’une vérité importante ne peut devenir respectable que lorsqu’elle a été formulée dans un langage scientifique ou, mieux encore, présentée comme une généralisation d’un résultat scientifique révolutionnaire et prestigieux?
5. L’affaire Sokal et après: la leçon sera-t-elle comprise?
J’ai été, bien entendu, tout à fait sérieux quand j’ai dit, dans un article précédent (Note 10), que je n’avais aucune inquiétude réelle pour la réputation et l’avenir des célébrités qui ont été quelque peu malmenées dans le livre de Sokal et Bricmont. Elles peuvent compter à coup sûr sur l’appui d’un nombre suffisant de journaux, toujours prêts à découvrir de la « morgue scientiste », là où il n’y en a pourtant aucune trace (Note 11), et jamais de la « morgue littérariste » (si je peux me permettre ce néologisme peu élégant), là où elle s’étale pourtant avec une impudence incroyable. (On pourrait sans doute appeler, faute de mieux, « littérarisme » la tendance à croire qu’un résultat scientifique ne peut devenir réellement profond et important qu’une fois que l’on a réussi à en donner une version littéraire, comme par exemple le fameux « principe de Debray-Gödel », qui a généralement avec lui à peu près autant de rapport que le chien constellation céleste avec le chien animal aboyant.)
Zinoviev parle, dans Les Hauteurs béantes, de la tendance qu’ont certains résultats scientifiques (pas tous) à produire ce qu’il appelle des « doubles idéologiques », pour lequels on est tenu de manifester une considération particulière:
« … Les acquisitions de la science arrivent déjà dans la tête des simples mortels sous un aspect si bien arrangé que seule une certaine ressemblance de langage avec le matériau initial témoigne de leur origine. On les envisage autrement que dans le milieu scientifique. Leur rôle devient également différent. On assiste, à proprement parler, à la naissance de sortes de doubles, parallèlement aux concepts et aux propositions de la science.
(…)
La société exerce une pression sur les hommes, les forçant au respect pour les doubles idéologiques de la science. C’est ainsi que de nombreuses propositions de la théorie de la relativité, qui furent en leur temps poursuivies pour hérésie sous forme idéologique, sont quasiment canonisées de nos jours. Les tentatives d’exprimer quelque chose, qui les contredisent en apparence, rencontrent une opposition résolue de la part des forces sociales influentes (par exemple, sous la forme d’accusations d’obscurantisme, de réaction, etc.).
Toutes les sciences n’ont pas l’honneur de produire des doubles idéologiques; seules les plus propices y ont droit. C’est ainsi qu’un théorème bien connu sur le caractère incomplet de certains systèmes formels, et qui possède un sens en logique, devient une vérité banale sur l’impossibilité de formaliser entièrement une science, une sorte de « lapalissade », alors qu’une autre vérité sur l’existence de certains problèmes insolubles par essence fut épargnée par le sort, quoiqu’on puisse en extraire bien plus de sentences de toutes sortes. Là aussi, il y a des disgrâces et des avancements, des réhabilitations et des gratifications. En apparence, tout cela s’effectue dans le cadre de la science. En effet, dans le cas présent, l’idéologie aspire à porter des habits scientifiques (Note 12). »
Aujourd’hui, bien entendu, il vaudrait mieux, si possible, remplacer le mot « idéologique » par un autre, un peu moins marqué. Mais cela peut être fait aisément et cela ne changerait pas grand-chose à ce dont il s’agit. Comme la science est supposée dominer désormais de façon outrancière non seulement notre mode de vie, mais également nos façons de penser, on a tendance à oublier trop facilement que le scientisme comporte aussi le genre d’équivalent ou de pendant « littéraire » ou « humaniste » dont j’ai parlé. Les littéraires, et en particulier les philosophes, qui font partie des intermédiaires patentés qui assurent la communication entre le monde de la science et le public profane, trouvent absolument normal, lorsqu’ils veulent parler de la science, de commencer par en construire un double littéraire, qui est, à leurs yeux, beaucoup plus intéressant que l’original. Mais ils sont incapables de considérer autrement que comme un abus de pouvoir caractérisé la tentative, que l’on peut aussi faire, de tenir un discours un peu plus scientifique sur les questions essentielles dont ils traitent. Comme ils occupent, par rapport à la science, une position qu’ils ont pris l’habitude de considérer comme essentiellement défensive, il ne leur vient pas à l’esprit de considérer que l’abus de pouvoir et d’influence, qui correspond à ce que j’ai proposé d’appeler le « littérarisme », peut aussi être de leur côté.
Foucault a fait remarquer à un moment donné que, pour parler de la science, les philosophes avaient une propension fâcheuse à se construire une « science pour philosophes », et notamment une « histoire pour philosophes », avec laquelle il souhaitait avec raison en terminer. Si je me suis attardé aussi longuement sur le cas de Debray, c’est évidemment parce qu’il fournit l’exemple le plus remarquable de ce que l’on peut appeler la fabrication d’un « théorème de Gödel pour philosophes », qui a l’avantage de dispenser de toute compréhension réelle du résultat de Gödel et de permettre en même temps de faire croire qu’on en a une compréhension beaucoup plus profonde que tous ceux qui en ont parlé jusqu’ici. La question cruciale est justement de savoir s’il est admissible que, déjà chez un philosophe, il n’y ait plus rien d’autre qu’une certaine ressemblance de langage avec le matériau scientifique initial pour témoigner de l’origine de ce dont il parle ou si l’on est en droit d’attendre de lui une façon un peu plus sérieuse de traiter un résultat scientifique qu’il cherche à transposer et à généraliser.
Les réactions les plus typiques qui ont été suscitées par l’affaire Sokal amènent à se poser avant tout la question suivante. Comment a-t-on pu en arriver pour finir à refuser aux autres le droit de critique au nom de la liberté de pensée, comprenez, de sa propre liberté de pensée, c’est-à-dire du droit de penser et de dire impunément à peu près n’importe quoi. Qu’on le veuille ou non, c’est bien, depuis un certain temps, une spécialité qui est plutôt française (Note 13). J’ai rarement vu utiliser explicitement un argument de cette sorte, qui consiste à assimiler en gros le critique à un policier, dans d’autres pays, si ce n’est peut-être ceux qui, justement, sont assez fortement influencés par la pensée française et toujours prêts à prendre fait et cause pour elle et à lui pardonner n’importe quoi (Note 14).
Il n’est pas contestable que l’affaire Sokal a pu servir, notamment aux Etats-Unis, de prétexte à des réactions d’hostilité dirigées contre la pensée et la culture françaises elles-mêmes et à des attaques qui étaient de nature essentiellement politique et où la dimension proprement intellectuelle du débat n’entrait que pour une faible part en ligne de compte. (Les défenseurs de la pensée française ne se sont, du reste, pas privés d’appliquer, eux aussi, à Sokal et Bricmont, un traitement qui était fondamentalement du même genre et aussi peu défendable.) Mais il est justement trop commode de ne retenir, comme Derrida lui-même manifeste une tendance caractéristique à le faire, que cet aspect de la question. Autant il est normal de récuser les critiques inspirées essentiellement par des mobiles de cette sorte, autant il est indispensable de se souvenir que cela ne peut pas constituer une raison de se dispenser de répondre sur le fond.
L’assimilation de toute critique à une sorte d’atteinte à la liberté de pensée et d’expression est aussi, me semble-t-il, une façon de faire relativement récente. Des philosophes qui comptent aujourd’hui parmi les plus grands de toute l’histoire de la philosophie ont eu souvent, dans le passé, à supporter des attaques au moins aussi sévères que celles qui ont été menées par Sokal et Bricmont contre les auteurs qu’ils citent. Et ils n’ont généralement pas jugé indigne d’eux d’y répondre, y compris lorsqu’elles reposaient sur des formes d’incompréhension assez typiques. Aucun d’entre eux ne semble, en tout cas, avoir considéré qu’une réponse suffisante pourrait consister à accuser simplement le critique de porter atteinte à la liberté de création et de chercher à exercer une forme de répression intellectuelle ou, comme on dit, de « police de la pensée ». D’où la question: comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là, c’est-à-dire à un stade où le droit de critique, et cela veut dire le droit de critiquer tout le monde, y compris les personnages les plus célèbres, les plus influents ou les plus médiatiques, a cessé d’être considéré comme une chose qui devrait aller de soi et où la critique se trouve identifiée à peu près automatiquement à une volonté de répression – à l’époque de la « Nouvelle Philosophie », on parlait volontiers et sans rire de « goulag » – (c’est la version que l’on peut appeler, au sens large, « politique »), quand ce n’est pas à une manifestation de jalousie ou de ressentiment purs et simples (c’est la version, encore plus triviale et plus répandue, que l’on peut appeler « psychologique » ou « psychopathotologique »)?
Derrida n’hésite pas, par exemple, à parler d’une « arrière-garde du ressentiment » à propos des gens qui contestent l’existence d’une institution comme le Collège International de Philosophie (« Amitié-à-tout-rompre », Libération, 22 avril 1998, p. 38). Autrement dit, il n’arrive apparemment pas à concevoir qu’il puisse y avoir des raisons objectives de critiquer sérieusement la conception et le mode de fonctionnement d’une institution de cette sorte, pas plus qu’il ne peut y en avoir de critiquer les intellectuels qui occupent une position comparable à la sienne. La seule motivation possible est, en pareil cas, purement politique ou, ce qui est encore pire, psychologique et à peu près sans rapport avec l’objet du débat. Autrement dit, les amis ont toujours raison et les adversaires toujours tort, quelles que puissent être leurs raisons. Tout le monde répète que, dans l’ordre de l’esprit, la célébrité et l’influence sont une chose et l’importance réelle en est une autre. Mais, en pratique, tout se passe comme si les gens qui se permettent de critiquer les célébrités ne pouvaient être animés que par le dépit de ne pas être aussi célèbres qu’elles et la volonté de le devenir à tout prix. C’est même l' »argument » principal qui est utilisé le plus souvent pour répondre à la critique. Il n’y a plus guère que les gens obscurs qui puissent encore se sentir obligés d’accepter d’être critiqués et d’essayer réellement de répondre à ceux qui le font. Contrairement à une opinion qui semble aussi être assez répandue chez les intellectuels français, je ne peux que répéter ici une fois de plus qu’il ne suffit pas d’être « créateur » (ou, en tout cas, de se considérer comme tel) pour être au-dessus de la critique et que, quoi que puisse en penser Derrida, qui aurait préféré voir Sokal inventer une nouvelle théorie physique, au lieu de se livrer à la mystification que l’on sait, ne pas l’être n’oblige en aucune façon à renoncer à son droit de critique. Il est vrai que, si on pense, comme c’est souvent le cas, que dans le domaine littéraire et philosophique, la pensée procède essentiellement sur le mode de l’association d’idées et que celle-ci est par essence créatrice et peut créer tout ce qu’on veut, sauf, bien entendu, de l’obscurité et de la confusion, il est difficile de trouver encore quelque chose à critiquer et de comprendre ce qui, dans le discours de nos intellectuels, a pu choquer des lecteurs comme Sokal et Bricmont.
Je n’ai pas vraiment de réponse à proposer à la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, c’est-à-dire à un stade où un livre comme le leur ne suscite guère que des réponses de l’espèce que je viens d’évoquer. Comme l’ont fait remarquer les deux auteurs, la réaction la plus courante est celle qui consiste à admettre que ce qu’ils disent est parfaitement vrai, mais que ce n’est pas bien (et, pour certains, cela veut dire simplement pas « gentil ») de le dire. On ne saurait indiquer plus clairement que la question de la vérité de ce que dit un intellectuel est devenue aujourd’hui une question tout à fait secondaire, et même indifférente. Malheureusement, ce n’est pas parce que nous sommes entrés dans une période consensuelle, où il faut être positif, aimable et conciliant, que les comportements dévots sont plus défendables aujourd’hui qu’ils ne l’étaient autrefois. Et ce n’est pas non plus, quoi qu’on en pense, adopter une attitude répressive et policière que de constater que la quantité de non-sens que nous sommes devenus capables de tolérer au nom de la « pensée » et de la « créativité » est décidément un peu trop grande. Si c’est bien là où je crains que nous en soyons arrivés aujourd’hui que nous nous trouvons effectivement, et il y a des raisons sérieuses de penser que c’est le cas, alor s je crois que le niveau lamentable auquel nous sommes en train de descendre et même peut-être déjà parvenus a de quoi susciter des inquiétudes sérieuses. Autrement dit, ceux qui parlent volontiers d’une « défaite de la pensée » devraient peut-être songer un peu moins aux menaces extérieures contre lesquelles ils cherchent à protéger celle-ci, et un peu plus à la façon dont les « penseurs » authentiques qu’ils sont, bien entendu, convaincus d’être eux-mêmes sont capables d’y contribuer aussi de l’intérieur.
Jacques Bouveresse
NOTES DE L’AUTEUR
Note 1 Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Editions Odile Jacob, Paris, 1997.
Note 2 Robert Musil, « Esprit et expérience. Remarques pour des lecteurs réchappés du déclin de l’Occident », in Essais, traduits de l’allemand par Philippe Jaccottet, Editions du Seuil, Paris, 1984, p. 100.
Note 3 Michel Serres, « Paris 1800 », in Eléments d’histoire des sciences, sous la direction de Michel Serres, Bordas/Cultures, 1989, p. 359-360.
Note 4 « Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux », Le Monde, 20 novembre 1997, p. 17.
Note 5 Dans Limited, Inc. (Editions Galilée, Paris, 1990, Derrida rappelle même qu’il faut distinguer au moins trois sens de l’indécidabilité, dont le dernier « reste hétérogène à la dialectique et au calculable » et, « selon ce qui n’est qu’un paradoxe apparent (…), ouvre ainsi le champ de la décision ou de la décidabilité » (p. 209). Malheureusement, sur ce qu’il faut entendre par « complétude de l’indécidabilité », lorsque Derrida dit qu' »en aucun de ces trois sens, il n’y a de complétude possible pour l’indécidabilité » (p. 210), le logicien ne peut que déclarer forfait.
Note 6 Jean van Heijenoort, Article « Gödel », The Encyclopedia of Philosophy, edited by Paul Edwards, Macmillan, New York, 1967, vol. 3, p. 357. Soit dit en passant, la simple lecture attentive d’un article de cette sorte aurait permis aisément à ceux de nos intellectuels qui se croient obligés de parler du théorème de Gödel d’éviter au moins les erreurs d’interprétation les plus grossières. On remarquera, en outre, que, de façon générale, la stratégie des postmodernistes qui s’appuient sur ce qu’ils croient être la science d’aujourd’hui consiste la plus souvent à faire comme si certaines questions épistémologiques cruciales avaient été décidées dans un sens bien précis, alors que, comme en témoignent les discussions qui se poursuivent, mais dont ils ne connaissent généralement pas grand-chose, elles ne le sont en réalité nullement.
Note 7 Cf. John Searle, « La théorie littéraire et ses bévues philosophiques », Stanford French Review, vol. 17. 2. 3. (1993), p. 221-256.
Note 8 « L’incomplétude, logique du religieux? », Bulletin de la Société Française de Philosophie, janvier-mars 1996, p. 7, 28.
Note 9 « Au risque du « scientifiquement correct » », Le Monde, 30 sempembre 1997, p. 27.
Note 10 « Les sots calent », Le Monde de l’Education, janvier 1998, p. 54-55.
Note 11 Pour un exemple typique, voir Jean-François Kahn, « Morgue scientiste contre impostures intellectuelles », Marianne, 13-19 octobre 1997, p. 74-75.
Note 12 Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, traduit du russe par Wladimir Berelowitch, L’Age d’Homme, Lausanne, 1977, p. 172-173.
Note 13 Tout comme l’est aussi la tendance à croire que celui qui se permet d’attaquer certains de nos penseurs les plus réputés, surtout s’il est étranger, le fait avant tout par ce que ce sont des représentants de la pensée française, et pas du tout à cause du contenu de leurs écrits.
Note 14 Pour une analyse du cas de l’Italie, cf. Roberto Casati (« Diritto di critica », La Rivista dei Libri, janvier 1998, p. 19-21), qui conclut que les réactions à la publication du livre de Sokal et Bricmont montrent le degré auquel « la notion de débat argumenté est étrangère à la culture française – semblable en cela à la culture italienne ».
Nous remercions le Professeur Jacques Bouveresse de nous avoir autorisé à effectuer une édition électronique de sa conférence.
Un matin de 1976, la momie de Ramsès II, envoyée du Caire pour des soins médicaux, fut accueillie à l’aéroport de Paris avec les honneurs militaires. Dans ce cadavre desséché, l’étiquette diplomatique reconnaissait un chef d’Etat. Accompagné par la garde républicaine, le corps fut conduit au Val-de-Grâce pour des soins rétrospectifs. Paris Match était là. Devant une table d’opération, aidés par l’éclairage violent des lampes de chirurgie, en blouse blanche, masqués, « nos savants » (on préférait encore ce terme à celui, plus besogneux, de » chercheurs « ) auscultent le cadavre. On connaît le slogan de Paris-Match : « Le poids des mots, le choc des photos ! ». C’est la légende que je voudrais surtout commenter ici: « Nos savants au secours de Ramsès II tombé malade 3 000 ans après sa mort ». Profond philosophe celui qui a rédigé cette légende frappante au pied de ce collage : rencontre d’un pharaon et de médecins sur une table chirurgicale – cadavre exquis s’il en fut jamais.
L’histoire des sciences se heurte toujours à une difficulté insurmontable que cette image va nous permettre de lever. Où se trouvaient donc les objets « avant » que les savants les découvrent ? Si l’on diagnostique au Val-de-Grâce que Ramsès est mort de la tuberculose, comment a-t-il pu décéder d’un bacille découvert par Robert Koch en 1882 ? Comment, de son vivant, pouvait-il boire de la bière fermentée par une levure que Pasteur (grand adversaire de Koch) ne mit en évidence que vers le milieu du XIXe siècle ?
La réponse de bon sens – mais elle n’a, comme on va le voir, que l’apparence du bon sens – consiste à dire que les objets (bacilles ou ferments) étaient déjà là depuis des temps immémoriaux, et que « nos savants »les ont simplement tardivement découverts : ils ont soulevé le voile derrière lequel ces petits êtres se cachaient. L’humanité s’aperçoit rétrospectivement qu’elle avait agi jusqu’ici dans l’obscurité. Dans cette hypothèse, l’histoire des sciences n’a qu’un intérêt fort limité. Elle ne fait que rappeler les obstacles qui ont empêché les savants de saisir plus tôt et plus vite la réalité qui restait, pendant ce temps, immuable. Les savants jouent à cache-tampon ; les historiens leur disent simplement, comme aux enfants : « Vous brûlez ! », « Vous refroidissez ! ». Il y a une histoire de la découverte du monde par les savants, mais il n’y a pas d’histoire du monde lui-même(1). Le journaliste aurait dû écrire : « On s’est aperçu en 1976 que Ramsès II était mort de la tuberculose, il y a 3 000 ans. » Mais les mots n’auraient plus fait choc.
La réponse la plus radicale – mais elle n’a, comme on va le voir, que les apparences de la radicalité – consiste à dire, au contraire, que Ramsès II est bien tombé malade « 3 000 ans après sa mort ». Il a fallu attendre 1976 pour donner une cause à sa mort et 1882 pour que le bacille de Koch puisse servir à cette attribution. Avant Koch, le bacille n’a pas de réelle existence. Avant Pasteur, la bière ne fermente pas encore grâce à Saccharomyces cerevisiae. Dans cette hypothèse, les chercheurs ne se contentent pas de » dé-couvrir »: ils produisent, ils fabriquent, ils construisent. L’histoire inscrit sa marque sur les objets des sciences, et pas sur les seules idées de ceux qui les découvrent. Affirmer, sans autre forme de procès, que Pharaon est mort de la tuberculose revient à commettre le péché cardinal de l’historien, celui de l’anachronisme.
Notons d’abord que cette façon de voir paraîtrait une évidence si l’on considérait le bacille ou le ferment comme des objets techniques. Si quelqu’un avait affirmé, au Val-de-Grâce, qu’une rafale de mitrailleuse avait fauché le pharaon, ou qu’il était mort du stress causé par un krach boursier, on l’aurait enfermé pour anachronisme. Et on aurait eu raison. En effet, faute de machine à remonter le temps, on ne peut pas faire rétroagir sur le passé une invention du présent. L’histoire irréversible ignore la causalité rétrospective. Pourquoi ce qui est vrai de la sulfateuse ou du krach ne l’est-il pas du bacille ?
La réponse se trouve dans la photo que la légende analyse avec une stupéfiante exactitude. Comment faire le diagnostic sur la cause de la mort ? Mais en amenant le corps à Paris. Mais en le faisant pénétrer dans l’hôpital. Mais en l’éclairant sous les sunlights. Mais en le passant aux rayons X. Mais en prélevant pour analyse des fragments de tissu examinés sous le microscope. Pour attacher le bacille au roi d’Egypte, il faut un travail énorme de liaison et de rapprochement. Loin du laboratoire, nous ne parlons qu’en termes vagues. Nos savants le savaient bien qui demandèrent aux Egyptiens de leur envoyer leur précieuse relique. On ne gagne en certitude qu’à la condition de se brancher sur les ressources et les moyens des institutions savantes. On peut croire que Ramsès II crachait déjà des bacilles de Koch en postillonnant contre Moïse ; on ne peut le savoir avec certitude qu’en le faisant venir au Val-de-Grâce.
Chacun en a fait l’expérience pour ses propres maladies. Tant que je suis loin de l’hôpital, je ne suis jamais sûr de ce que j’ai. Mes propos n’ont aucune valeur de vérité : « Ça me gratouille ou ça me chatouille », je ne sais rien dire de plus. Ils ne prennent du poids, ils ne deviennent objectifs, que lorsque je pénètre, moi aussi, dans l’institution, dans le laboratoire, lorsque je branche mon bras, mon coeur, mes dents, mon foie, sur tel ou tel instrument. Je peux croire à ma santé chez moi, au fond de mon lit ; je ne le connais avec certitude qu’au prix d’un rapprochement avec la cité des Travailleurs de la preuve – pour reprendre la belle expression de Bachelard.
Toute la difficulté de cette affaire revient à comprendre que le déplacement dans le temps obéit aux mêmes règles que le déplacement dans l’espace. De même que je ne peux pas déplacer une maladie dans l’espace sans étendre le réseau médical ou me rapprocher de lui, je ne peux pas déplacer une découverte du présent dans le passé sans un travail supplémentaire d’extension de ce même réseau. C’est ce que le journaliste de Paris Match a si bien compris : 3 000 ans plus tard, « nos savants »rendent enfin Ramsès II malade et mort d’une maladie découverte en 1882, diagnostiquée en 1976. Il se trouve simplement que le travail de déplacement spatial, du Caire à Paris, semble plus facile à tracer que celui de 1976 à l’an 1000 : il suffit de suivre les avions, les gardes républicains, les brancards et les blouses blanches. Il n’y a pourtant là que l’apparence d’une difficulté, comme on peut le voir par le schéma ci-contre.
Une année en effet ne se repère pas grâce à une seule dimension, mais grâce à deux. La première suit la chronologie ; elle avance toujours dans le même sens, irréversiblement ; elle égrène la série des nombres entiers. La seconde, au contraire, modifie chaque année toutes celles qui l’ont précédée et, selon les progrès des sciences, dote les années passées de traits plus ou moins nouveaux. On peut donc se figurer une année particulière, par exemple l’an 1000, plutôt comme une colonne que comme un point isolé dans le temps. Cette colonne est faite de sédiments successifs que chaque année dépose dans sa description par un chemin que l’on peut suivre, selon les cas, avec plus ou moins de détails. L’an 1000 se compose, par exemple, d’un pharaon mort de cause inconnue et, à partir de l’année 1976, d’un pharaon mort de cause parfaitement connue. Toutes les années 1000 produites à partir de 1976 vont comporter ce trait nouveau : un Ramsès II dont la bouche était remplie de bacilles de Koch(2).
Le mouvement de l’histoire ne se fait pas le long de la dimension horizontale mais dans la direction de la flèche en biais – et cette flèche est bien irréversible. On ne peut jamais remonter en arrière, sans commettre un grave anachronisme. De ce point de vue, le bacille de Koch ne peut pas plus remonter en arrière que la mitrailleuse ou le krach boursier. Pourtant, si nous disons, comme le journaliste, que Ramsès II est «tombémalade 3 000 ans après sa mort » nous n’avons à supposer aucune causalité rétroactive ; nous n’embrassons pas un quelconque idéalisme qui nous obligerait à dire que nous inventons de toutes pièces, à partir du présent, notre passé. Nous ne faisons que tracer une connexion nouvelle entre Koch, Le Caire et Paris. L’an 1000, solidement ancré, grâce au Val-de-Grâce, dans la médecine moderne, comprend dorénavant et jusqu’à preuve du contraire, un bacille qui causa la mort de son plus célèbre pharaon.
En suivant les déplacements dans le temps comme dans l’espace, à condition de pratiquer ce que l’on pourrait appeler un empirisme radical(3), on peut aller beaucoup plus loin dans l’histoire des découvertes. Le plus étrange est que nous tenions de Paris Match cette petite leçon de philosophie(4).
1)Je simplifie la question en mettant de côté l’évolution des micro-organismes qui ajouterait, bien évidemment, une nouvelle dimension à l’historicité du monde.
(2)La démonstration est familière aux historiens qui savent bien l’importance de l’histoire de l’Histoire pour leur métier. Ils jouent sans difficulté avec la sédimentation du passé et sa progressive reconstruction. Nous savons depuis Champollion comment lire à nouveau le cartouche de Ramsès II. De telles affirmations n’affaiblissent aucunement la certitude des découvertes : elles enracinent au contraire plus solidement le travail des collègues nécessaires à ces découvertes.
(3)L’expression est de William James dans Essays in Radical Empiricism , University of Nebraska Press, Londres, 1996 [1907]. Un éblouissant petit livre de David Lapoujade, William James. Empirisme et pragmatisme , PUF, Paris, 1997, contribue de façon décisive à réhabiliter la pensée de cet auteur majeur dont la descendance avait à tort dilapidé l’héritage.
(4)Il va de soi que, n’étant pas médecin des momies, je ne prends ici la tuberculose que comme exemple des diagnostics possibles
Voir également :
La rationalité des choix scientifiques échappe à la sociologie
Après un entretien avec Isabelle Stengers ( La Recherche, avril 1997), nous proposons à nos lecteurs un dialogue avec Jean Bricmont, le complice européen d’Alan Sokal. Rappelons qu’en obtenant de la revue américaine Social Text la publication d’un long article qui était en fait un canular, le physicien Alan Sokal a donné un retentissement médiatique mondial à l’offensive qu’ont déclenchée depuis quelques années un certain nombre de scientifiques contre le courant « postmoderne ». Jean Bricmont est à l’Institut de physique théorique de l’université catholique de Louvain. Il doit publier cet automne avec Sokal un ouvrage dont le titre provisoire est Les Impostures scientifiques des philosophes postmodernes.
La Recherche : Avec votre ami Sokal et quelques autres, c’est un véritable procès que vous instruisez, procès au sens quasi judiciaire du terme, pièces à l’appui. Un procès contre ce que vous appelez, peut-être pour simplifier, le « postmodernisme ». C’est quoi, le postmodernisme ?
Jean Bricmont : Le procès est purement intellectuel. Nous ne cherchons évidemment pas à empêcher les gens de parler. « Postmodernisme » est un terme qu’on utilise mais qui n’a pas de définition précise. Il est apparu je crois pour la première fois dans le livre de Jean-François Lyotard, La C ondition postmoderne (1) et est aujourd’hui en vogue aux Etats-Unis. C’est un ensemble relativement complexe. Vous avez d’une part l’absence de projet politique qui a succédé à l’échec du socialisme. Et, au plan intellectuel, il y a cette idée d’un dépassement et même d’un rejet des Lumières. Selon Vaclav Havel, la fin du communisme a signifié que l’idée moderne d’après laquelle le monde est objectivement connaissable est entrée dans une crise finale. Aux Etats-Unis, il y a des gens qu’on appelle « pomos », qui se complaisent dans l’idée que tout est relatif, que tout dépend du point de vue adopté, etc. C’est à ceux-là que nous nous opposons. Mais nous le faisons surtout sur le plan épistémologique. La discussion politique est plus compliquée.
L.R. : Bruno Latour, l’un des principaux accusés dans votre procès, a récemment donné dans La Recherche(2) cette définition du postmodernisme : « on appelle postmoderne ce sentiment que la flèche du temps ne va plus droit, et ne permet plus d’organiser clairement le passé et l’avenir ». Qu’en pensez-vous ?
J.B. : Ce que je n’aime pas c’est précisément l’usage de ce genre de métaphore. Pourquoi la « flèche du temps » ? Que veut dire exactement « organiser le passé et l’avenir » ? En quel sens emploie-t-il le mot « organiser » ? Fait-il allusion à l’organisation socio-politique ? Ou à l’activité scientifique ? Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la science elle-même n’est pas en crise.
L.R. : Je propose une interprétation : l’idée relativement linéaire du progrès qu’on a pu avoir jusque vers 1960 a volé en éclats, et l’on ne sait plus très bien dans quelle mesure on peut parler de progrès.
J.B. : Il faut distinguer entre différents types de progrès : social, économique, technologique ou scientifique. Pour ce qui est du progrès scientifique, je voudrais évoquer le livre du philosophe australien Stove, qui commence par dire, en substance : « L e fait numéro un est qu’on en sait beaucoup plus sur le monde qu’il y a cinquante ans, et qu’on en savait beaucoup plus il y a cinquante ans qu’il y a trois siècles (3)». Toute philosophie qui en arrive à nier ce fait se fourvoie. Même quand on se rend compte qu’on ne sait pas prédire le temps qu’il fera dans trois semaines, il y a un progrès parce qu’on comprend mieux les systèmes dynamiques impliqués. Il est vrai que certains scientifiques exagèrent la réalité du progrès. On l’a vu pour le cancer. Mais cela ne signifie pas qu’il puisse y avoir régression. Il y aurait régression si l’on ne savait plus faire aujourd’hui ce que l’on savait faire hier. Ce n’est pas le cas.
L.R. : Revenons au procès. Les accusés désignés par Sokal, vous, ou encore le célèbre physicien Steven Weinberg*, sont divers : philosophes, sociologues des sciences, scientifiques et bien d’autres. Quelle est fondamentalement votre cible ?
J.B. : Il faut autant que possible distinguer entre les cibles et ne pas pratiquer l’amalgame. La principale à mon sens est le relativisme culturel. Il débouche sur un scepticisme déraisonnable à l’égard des sciences, et une crédulité tout aussi déraisonnable à l’égard des pseudo-sciences. Cette double tendance s’est développée dans l’intelligentsia et a des effets pervers. C’est le coeur de la cible. Je préfère d’ailleurs parler de relativisme cognitif plutôt que de relativisme culturel, parce que « culturel » implique des jugements esthétiques et éthiques dans lesquels je préfère ne pas rentrer. Cognitif, c’est-à-dire qui se rapporte à la connaissance.
L.R. : Voilà donc le coeur de la cible. Y a-t-il autre chose ?
J.B. : Une autre cible est la pratique d’extrapolations abusives à partir des sciences exactes. Les références inconsidérées au théorème de Gödel, à la mécanique quantique, etc. C’est très fréquent, en France comme aux Etats-Unis, et là Sokal a particulièrement bien travaillé pour trouver des exemples. Et puis il y a une troisième cible, peut-être un peu plus légère, c’est la volonté qu’ont certains auteurs d’épater le lecteur avec des mots savants. Mots que l’auteur lui-même comprend souvent très mal.
L.R.: Mais à l’intérieur même de ce que vous appelez le relativisme, la diversité des cibles est frappante . Prenons le texte de Weinberg. Il accuse Bruno Latour, avec d’autres, de « nier la nature objective du savoir scientifique ». Mais il s’en prend aussi par exemple à Sandra Harding, « philosophedes sciences féministe »accusée d’avoir écrit que « la physique, la chimie, les mathématiques et la logique portent l’empreinte de leurs créateurs culturels tout autant que l’anthropologie et l’histoire » .Sandra Harding, qui écrit par ailleurs que la science contemporaine « n’est pas seulement sexiste, mais aussi raciste, classiste* et culturellement coercitive » (citation de Weinberg). Vous admettrez que Latour et Harding ne sont pas des cibles de même nature…
J.B.: Weinberg dit que Sandra Harding est relativiste. Mais elle s’en défend. Néanmoins, tout en affirmant l’objectivité du discours scientifique, elle lui attribue tellement de propriétés que cette affirmation n’est plus crédible. C’est la contradiction ou l’ambiguïté que Weinberg veut souligner. La même chose se retrouve chez Latour. Chez Isabelle Stengers aussi, laquelle dit par exemple : «L es biologistes moléculaires ne se gênent pas pour parler de la molécule d’ADN comme si elle existait ou agissait » (4) . Qu’est-ce que cela veut dire ? Ou bien les biologistes se sont trompés, ou bien c’est une banalité : un concept n’existe pas comme tel dans la nature. Autrement dit, ce qui est commun à Sandra Harding, Latour et Stengers, c’est de jouer sur l’ambiguïté.
L.R. : Restons-en aux cibles que Sokal et vous-même dénoncez. Certaines sont bien connues du public français, d’autres sont américaines. Nous voyons Lacan, Deleuze, Derrida, Kristeva, Prigogine, Latour, Serres, Baudrillard, Guattari, et puis toute une série d’historiens des sciences et de sociologues des sciences anglo-saxons. Il y a là des gens de statut très différent… Qu’ont-ils en commun ?
J.B. : Il existe bien entendu des différences considérables entre eux. Le point commun est que tous ces gens-là ont produit des textes, soit scientifiques soit philosophiques, qui ne tiennent pas debout. Mettons tout de même à part Prigogine, pour lequel c’est plus subtil. On peut aussi laisser Derrida tranquille. La citation que Sokal a trouvée est très drôle mais n’est peut-être pas représentative de son oeuvre*. On ne peut mettre toutes les erreurs sur le même plan. Certaines sont pires que d’autres. Ce que j’essaie d’expliquer, c’est que le chemin entre un certain type de confusion mentale à propos des sciences et le relativisme cognitif est court.
L.R. : À quel type de « confusion mentale » faites-vous allusion ?
J.B. : Le relativisme me paraît être né d’une réaction contre l’apparition, dans les années 1960-1970, d’une vision de la science comme discours superficiellement cohérent, pouvant pratiquement s’affranchir de tout test empirique. Certaines tendances en sciences humaines ont joué là un rôle non négligeable. Le degré suprême de la déviation par rapport à l’empirisme a consisté à faire comme si l’on rendait un discours scientifique en y mettant des formules. Lacan était friand du procédé. Un auteur lacanien a pu dire sérieusement que l’introduction du mathème* a permis « à la psychanalyse d’approcher le statut accordé, par exemple, à la théorie de la relativité » (5) . Ces excès ont conduit à décourager de nombreux chercheurs en sciences humaines, et ce découragement a débouché sur le relativisme et le postmodernisme. C’est du moins l’hypothèse que je formule. Le parcours d’un Baudrillard est caractéristique. On le voit dans l’un de ses derniers livres, Le Crime parfait (6) . Il invoque la mécanique quantique, qu’il connaît mal, pour dire qu’il n’y a rien, que le monde est une illusion et ainsi de suite.
L.R. : Il me semble que vous mettez en cause trois communautés de gens : les sociologues des sciences (et accessoirement certains historiens des sciences), des chercheurs en sciences « molles », à qui il arrive d’exploiter les sciences « dures » pour nourrir leur discours, et puis certains scientifiques purs et durs qui vous paraissent pratiquer l’abus de pouvoir. Ce sont trois catégories très différentes du point de vue de leur place dans la société.
J.B. : Je suis d’accord. Et il faut nuancer. Pour ce qui est de la sociologie des sciences, nous attaquons seulement ceux qui se placent dans l’orbite de ce qu’ils appellent le « programme fort* ». Lequel, pour surprenant que cela paraisse, prétend expliquer la genèse des théories scientifiques sans tenir compte des raisons qu’ont les chercheurs de penser que quelque chose est vrai. C’est absurde !
Si un scientifique martien venait sur Terre pour analyser le degré de développement de l’humanité, il verrait que notre compréhension du monde physique est énorme. Au contraire, pour ce qui est du psychisme et de la société, nous ne sommes pas très avancés. Il y a quelque chose de grotesque chez certains spécialistes des sciences humaines qui cherchent à expliquer le passage d’une théorie à une autre en sciences exactes sans jamais se préoccuper des raisons pour lesquelles les scientifiques l’ont fait. On ne peut que constater une incompréhension de la méthode scientifique. C’est une oeillère méthodologique que se mettent ces sociologues des sciences et qui les empêche de progresser.
L.R. : Le fait qu’il existe des sociologues des sciences ne vous gêne pas ?
J.B. : Pas du tout ! Plusieurs d’entre eux nous soutiennent. Prenez l’exemple de deux auteurs, français d’ailleurs, Raymond Boudon et Maurice Clavelin, qui ont rédigé un livre intitulé Le relativisme est-il résistible ? (7) .
L.R. : Vous n’êtes pas de ceux qui disent plus ou moins ouvertement qu’il faudrait supprimer les départements de sociologie des sciences dans les universités ?
J.B. : Bien sûr que non ! On m’a dit que nous risquions de faire du tort aux sciences humaines en général, qui pourraient se voir retirer des crédits au profit des sciences « dures ». Je ne le souhaite pas.
L.R. : Donc vous désignez ce qui constitue selon vous une erreur de méthode chez certains sociologues des sciences. Mais est-il si néfaste que dans une discipline naissante on trouve des éléments susceptibles de prêter le flanc à la critique ?
Ne peut-on imaginer qu’une telle critique, si elle est fondée, permette à cette discipline de progresser ? En quoi ce que vous dénoncez est-il un crime ?
J.B. : Ce n’est pas un « crime » mais c’est une erreur méthodologique grave. Ce n’est pas la première fois que cela se produit en sciences humaines. L’illusion apparaît régulièrement qu’il faut introduire telle ou telle barrière pour que le résultat soit scientifique. Certains aspects du behaviorisme en donnent un bon exemple. En psychologie on disait dans les années 1950 : on ne va pas se préoccuper de ce qui se passe dans la tête des gens. Cela revient à retirer, d’entrée de jeu, une partie essentielle de la réalité du champ de l’investigation scientifique. C’est peut-être faire de nécessité vertu, mais ce n’est pas pour autant scientifique. Et paradoxalement ce sont eux, ceux qui commettent cette erreur méthodologique, qui tombent dans le scientisme – si du moins, par scientisme, on entend la volonté de résoudre des problèmes difficiles avec des méthodes simplistes mais prétendument objectives. Ils pensent être en mesure d’expliquer des phénomènes extrêmement complexes, bien plus complexes que les phénomènes physiques, en se coupant d’une partie du réel. Sokal fait une remarque un peu méchante mais qui à mon avis est correcte : pour le sociologue qui analyse, comme dit Latour, la science « en action », il est très difficile d’évaluer la rationalité des choix scientifiques. C’est à nouveau faire de nécessité vertu. J’ai beau être physicien, si je vais au CERN* et qu’on me dit : on a changé ce modèle à cause de telle ou telle expérience, je suis incapable de le comprendre, parce que je ne connais pas ces modèles. Les sociologues des sciences n’ont accès à la rationalité des choix scientifiques que pour le passé historique. Parce qu’ils ont alors à leur disposition des connaissances scientifiques bien établies. Je ne dis pas que la rationalité soit le seul facteur à prendre en compte pour expliquer l’évolution scientifique, il y en a bien d’autres, mais ne pas la prendre en compte est clairement une erreur.
L.R. : La critique que vous formulez peut faire l’objet d’une discussion. Là où les choses me paraissent plus surprenantes, c’est que de l’argumentation critique on puisse passer à l’invective. Il y a une violence, dans cette affaire, que je m’explique mal. Par exemple pour se moquer du « strong program », Weinberg reprend à son compte un bon mot, il parle de « strong pogrom »(8)… C’est un peu fort, non ?
J.B. : Je ne suis pas responsable de ce qu’écrivent les autres ! D’autre part l’invective existe aussi dans l’autre camp. Nous avons été accusés d’être des agents du protectionnisme culturel américain, d’être des affreux réductionnistes… Que veut dire exactement « réductionniste » ?
L.R. : Revenons au reproche fondamental adressé par Weinberg à l’appui de Sokal : les accusés « nient l’objectivité de la connaissance scientifique ». Il cite en référence : Bruno Latour, Science in action, 1996 (9). Mais il ne cite pas de passage du livre. Or nulle part dans ce livre Bruno Latour n’écrit une chose pareille !
J.B. : Le problème avec les textes de Latour est qu’en effet on n’y trouvera sans doute pas de passages où il dirait ce genre de choses aussi clairement, mais qu’ils regorgent d’ambiguïtés qui sont susceptibles de nourrir un relativisme primaire. Son amie Stengers joue aussi avec cela. Elle écrit qu’il faut penser « en même temps et de manière cohérente »que « le neutrino date des quelques années depuis lesquelles son existence a été démontrée, c’est-à-dire produite, dans nos laboratoires, et qu’il remonte aux origines de l’ U nivers » (10) . Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que cela signifie banalement qu’on a découvert il y a trente ans une particule qui existe depuis le Big Bang, ou bien qu’il faut considérer d’un point de vue métaphysique que la même particule existe de deux manières totalement différentes ? Autrement dit : pourquoi générer de l’ambiguïté autour d’une banalité ? Latour joue au même jeu avec ce qu’il appelle les « faitiches »(11). Il dresse un parallèle entre les amulettes des Africains découverts par les Portugais et les objets scientifiques, qui seraient les fétiches des modernes. Je ne suis pas d’accord. Je prétends qu’il y a une différence entre l’existence de l’électron et les apparitions de la Vierge Marie… Et dans ce sens je suis toujours moderne. Latour obscurcit cette distinction et, ce faisant, il nie d’une certaine façon l’objectivité de la science moderne. Une objectivité propre à la science ; qu’on ne retrouve pas, au plan cognitif, dans d’autres discours.
L.R. : Dans son livre La Science en action, Latour propose sa propre définition de la notion de « fait »*, destinée à illustrer la distinction entre la science constituée et la science en train de se faire. Une telle démarche vous paraît-elle illégitime ?
J.B. : Cette distinction est importante et, comme je l’ai dit, il vaut mieux étudier sociologiquement la science constituée. Mais on ne peut pas accepter n’importe quelle définition de la notion de fait. Dans un manuel d’épistémologie destiné aux enseignants de lycée en Belgique(12), on trouve cette définition du fait : un fait est une interprétation d’une situation que personne, à ce moment-là du moins, ne veut remettre en question. Un fait serait donc fondé sur un consensus intersubjectif à un moment donné. Je ne suis pas d’accord. Un fait est quelque chose qui se passe en dehors de nous. Je pense que pas mal de gens confondent l’ontologie et l’épistémologie. Prenez une enquête policière. Qu’est-ce qu’un fait dans une enquête policière ? Il ne peut s’agir seulement d’un consensus. Si tous les magistrats sont d’accord pour lyncher un suspect parce qu’il est noir, cela ne nous dit pas s’il est coupable. Bien entendu le fait rentre dans un contexte, mais il y a tout de même une manière rationnelle de rechercher la vérité. Pour revenir à cette partie de la sociologie des sciences, le problème est qu’elle n’est pas en mesure d’évaluer la rationalité des choix. Pire, elle exclut a priori l’idée de la prendre en considération. Je suis bien d’accord avec Latour quand il dit que les théories telles qu’on les connaît aujourd’hui ne rendent pas compte de la façon dont on les a découvertes. Et cela légitime le travail de l’historien, pas celui de la sociologie de la « science en action ».
L.R. : Vous vous moquez avec Sokal d’un texte que Latour a écrit sur la relativité, et dans lequel vous relevez des erreurs(13).
Est-ce grave de trouver des erreurs scientifiques dans un texte de sociologie des sciences ?
J.B. : Cela dépend du contexte. N’oubliez pas que Latour dit que « le texte d’Einstein est lu comme une contribution à la sociologie de la délégation ».Il me semble que cette entreprise présuppose une compréhension du texte d’Einstein. Or, on constate une compréhension très confuse de la théorie de la relativité, ce qui affaiblit beaucoup la portée du propos. Il est vrai qu’on trouve des choses bien plus ridicules chez des gens comme Guattari ou Lacan…
L.R. : Certains sociologues des sciences considèrent de leur côté que leurs travaux ne sont guère compris par les scientiques. D’une certaine manière ils vous renvoient le compliment. Sal Restivo, ex-président de la Society for social studies of sciences, dit par exemple : « Pour être direct, les scientifiques qui nous attaquent se trompent. Ils ne comprennent pas la sociologie, et ne comprennent pas en profondeur la dimension sociale du monde »(14).
J.B. : Mais que vaut le parallélisme ? Premièrement, qu’il nous dise quelles erreurs nous faisons dans notre travail. Deuxièmement, nous n’utilisons pas la physique pour expliquer le comportement des sociologues. Finalement, il faudrait demander au Martien de tout à l’heure ce qu’il en pense. D’un côté un corpus scientifique élaboré, de l’autre bien peu de théories développées et testées empiriquement… C’est d’ailleurs inévitable, en raison de la complexité du sujet. Si on met dans la balance cognitive d’un côté les expériences en laboratoire avec tout l’arsenal de la physique et de l’autre les discours de la sociologie des sciences, on voit bien de quel côté la balance va pencher. Le problème c’est que la sociologie est plus facile à expliquer que la physique et peut donc être superficiellement attrayante pour le public cultivé.
L.R.: Déplaçons provisoirement le sujet.
Que pensez-vous de ce mot d’un sociologue des sciences, pour qui : « L’esprit scientifique n’existe pas sans religiosité cosmique » ?
J.B. : Cela me fait penser à une phrase de Bertrand Russell (15) qui évoque les tendances subjectivistes dans la philosophie et parle ironiquement « d’impiété cosmique » en se moquant de ceux pour qui les étoiles n’existent que dans notre tête et non dans le monde extérieur indépendamment de nous. Qui a écrit la phrase que vous citiez ?
L.R. : Einstein (16).
J.B. : Je me doutais que ce n’était pas un sociologue des sciences… Mais il faut être honnête avec Einstein. C’était un esprit hors du commun et il avait peut-être une ambition démesurée…
L.R. : Vous admettrez que sa formule sur l’esprit scientifique ne trouverait pas la faveur d’un Weinberg, qui écrit, en se référant au texte de Sokal, n’avoir jamais rencontré de physicien mystique…
J.B. : Einstein n’était pas mystique. Il pensait que le monde était rationnellement compréhensible, ce qui est l’opposé du mysticisme.
L.R : Mais il flirtait avec une forme de panthéisme…
J.B. : Cela ne me dérange pas beaucoup. C’est son droit. Il considérait justement comme un mystère le fait que le monde soit compréhensible.
L.R. : Mon idée en vous tendant ce petit piège était d’évoquer l’accusation dont vous-même, Sokal ou Weinberg, faites parfois l’objet et que vous évoquiez tout à l’heure : celle d’être des réductionnistes à tout crin, au point d’avoir en quelque sorte substitué la science à la religion ; donc en quelque sorte de faire de la science une religion.
J.B. : Je rejette cette accusation, parce que je pense que la science suit une démarche très différente de la religion. Ses assertions les mieux établies sont révisables, comme on l’a vu avec la mécanique classique, contrairement aux dogmes et elle se fonde sur des expériences et des observations, pas sur une révélation.
L.R. : Le physicien Stephen Hawking écrit à la fin de son best-seller Une brève histoire du temps : « Si nous découvrons la théorie générale unifiée, ce sera l’ultime triomphe de l’humaine raison, car nous connaîtrons l’esprit de Dieu »(17). Weinberg n’est pas très éloigné de cette position, même si bien sûr il se garde d’utiliser le mot « Dieu ». Ce type d’affirmation, qui révèle une ambition hégémonique, émanant de scientifiques de haut niveau, provoque des réactions de rejet. Or n’est-on pas là au coeur des motivations profondes de votre procès, à savoir la relation entre le monde scientifique et le monde non scientifique ?
J.B. : Non, je ne crois pas. Tout d’abord, notez que même si Sokal, Weinberg et moi-même nous nous trompons, cela ne justifie nullement les textes que nous critiquons. Ensuite, je maintiens bien entendu que la science chasse le superstitieux et la pensée magique en général. Mais ce qui importe c’est la dimension sceptique de la démarche scientifique, pas l’aspect dogmatique que vous évoquez. Sur la question des lois ultimes, ma position est différente de celle de Hawking. Mon point de vue est « wait and see ». Peut-être que le monde est assez simple pour que nous le comprenions, peut-être qu’il ne l’est pas. Je rejoins ce que je crois être l’attitude de Noam Chomsky : nous sommes des animaux parmi d’autres, nous avons un cerveau qui a certaines capacités, et certaines limites. Peut-être ne comprendra-t-on jamais vraiment, par exemple, la conscience. Je suis très prudent sur ce genre de question. Reste que les connaissances scientifiques sont de toutes nos idées les plus fiables. Et que mettre en cause l’objectivité de ces connaissances, à la manière de ce que suggère le « programme fort » de la sociologie des sciences, conduit à alimenter les courants irrationnels, ce qui a un impact négatif dans la société. L’argument qui consiste à dire que le scientisme de certains scientifiques alimente l’irrationnalisme me paraît de portée limitée. Je suis convaincu que le scientisme a beaucoup reculé ces vingt dernières années. Alors que l’irrationnel, lui, n’a pas reculé, au contraire.
Sciences humaines – Deux physiciens, Alan Sokal et Jean Bricmont, dénoncent l’arrogance, le jargon, le flou de la pensée des philosophes à la mode. » Impostures intellectuelles » est une attaque sans merci.
L’affaire, ou plutôt, l’explosion Sokal, depuis ses débuts, il y a dix-huit mois, a débordé le cercle des intellectuels pour atteindre celui du public qui les lit, ou les admire sans les lire. Elle restera devant la postérité comme un exemple d’évaluation expérimentale de la validité d’une culture ou d’une école.
Rappelons les faits – et le forfait. Alan Sokal, professeur de physique à l’université de New York, avait fini par se lasser de voir les mathématiques et la physique invoquées abusivement, sans pertinence ni compétence, par de faux prophètes en sciences humaines. Il était par ailleurs agacé par leur jargon, souvent vide de tout sens – mais c’est là un travers bien antérieur à notre époque. Pour soumettre à une épreuve les philosophes à la mode, il compose alors une parodie dans le style de leurs élucubrations, multipliant les exploitations erronées de notions mathématiques ou physiques et les imbécillités volontaires dans l’extrapolation de ces notions aux sciences sociales. Il truffe son canular de citations authentiques, sélectionnées pour leur absurdité et tirées des auteurs mêmes qu’il moque. Ces derniers sont pour la plupart français, hélas ! Sokal couronne son pastiche d’un titre ronflant, » Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique « , énoncé dépourvu de sens, mais non de bouffonnerie.
Puis il adresse son article à l’une des revues les plus prestigieuses dans les milieux universitaires américains, Social Text. Surprise : les directeurs de la revue et son comité » scientifique » ne s’aperçoivent pas de la supercherie. Ils publient avec empressement leur propre mise en boîte. Mieux : aucun des lecteurs de Social Text, à savoir le gratin des maîtres penseurs de l’Ancien et du Nouveau monde, ne flaire non plus l’horrible piège. Des semaines passent. L’expérience ayant réussi au-delà de toute attente, Sokal révèle, en mai 1996, qu’il s’agissait d’une sottise intentionnelle à fins démonstratives.
Aujourd’hui, dans » Impostures intellectuelles « , livre écrit en collaboration avec Jean Bricmont, un physicien belge, Sokal tire les enseignements de l’accablant succès de sa ruse. Bricmont et Sokal développent et précisent leurs critiques des auteurs » postmodernes » ou classés comme tels.
Par exemple, Jacques Lacan – l’ancêtre fondateur – recourt sans arrêt à des notions mathématiques qu’il ne comprend pas lui-même. Ecrivant : » Dans cet espace de jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c’est un bien, et en parler c’est une topologie « . Lacan trace une phrase qui ne veut rien dire d’un point de vue mathématique et a fortiori moins que rien comme application des mathématiques à la psychologie. Il ne justifie par aucun raisonnement ses analogies entre topologie et psychanalyse. De plus, ses énoncés mathématiques sont par eux-mêmes dénués de sens.
Bruno Latour nous apprend, pour sa part, que le pauvre Einstein ne s’est pas compris lui-même. Heureusement, Latour vint pour révéler que » la théorie de la relativité est sociale de part en part « . Autrement dit, elles n’est pas scientifique. C’est une représentation sociale, un peu comme la chanson d’Elton John en l’honneur de Diana. Dans sa bonté, Latour rend à Einstein le service posthume de lui apporter la lumière. » Avons-nous appris quelque chose à Einstein ? » se demande-t-il en toute modestie. Oui, car » sans la position de l’énonciateur… l’argument technique d’Einstein lui-même est incompréhensible « . Qu’il le soit pour Latour paraît certain.
Deleuze et Guattari s’empêtrent pour leur part dans des distinctions entre équations linéaires et non linéaires qu’ils confondent, d’ailleurs, les unes avec les autres et dont ils font une application aux sciences humaines forcément des plus oiseuses. Lors de la guerre du Golfe, Baudrillard nous dévoile de son côté que » l’espace de la guerre est devenu définitivement non euclidien « . Comme les géométries non euclidiennes se construisent dans un espace purement conceptuel et différend de celui de notre perception, on aimerait savoir en quoi le Moyen-Orient se distingue géométriquement des autres parties du monde. Par un point donné, peut-on y mener une infinité de parallèles à une droite donnée ?
Sokal et Bricmont se demandent également comment Paul Virilio, tout en cherchant à épater le lecteur à l’aide de références scientifiques, peut confondre vitesse et accélération, deux notions soigneusement distinguées au début de chaque cours de physique élémentaire. Ils diagnostiquent chez Virilio un » mélange de confusions monumentales et de fantaisies déclinantes « , preuves à l’appui. Et ils s’étonnent donc que Le Monde écrive en 1984 : » Avec une érudition étonnante, qui mêle les distances-espaces et les distances-temps, ce chercheur [Virilio] ouvre un important champ de questions philosophiques, qu’il appelle la dromocratie (du grec dromos, vitesse). » Encore nos deux physiciens ne se sont-ils pas aperçus que, par dessus le marché, dromos, en grec, ne signifie pas du tout vitesse, mais course, ou encore lieu dans lequel se déroule une course. C’est tachos qui signifie vitesse.
Dresser le sottisier de la French theory, comme on nomme aux Etats-Unis cette forme de pensée, ou, pour mieux dire, cet ensemble de procédés, n’aurait été qu’un passe-temps satirique fort amusant, mais limité. Nos deux physiciens vont plus loin. Certes, arriver à refiler un faux à des faussaires, c’est déjà un peu venger l’art authentique. Mais il est préférable de rappeler ensuite avec énergie ce qu’est celui-ci.
Car toute l’arrogance postmoderne consiste à expliquer en termes sociologiques le contenu des théories scientifiques. Il n’y aurait pas de différences entre les croyances vraies et les croyances fausses. Selon l’un des postmodernes cités, par exemple, la rotation du Soleil autour de la Terre a été longtemps » considérée comme un fait « . Lequel a été remplacé » par un autre fait » : la rotation copernicienne de la Terre autour du Soleil. Les deux faits sont vrais – ou faux, comme on voudra. Donc un fait » considéré » comme vrai et un fait vrai se valent.
» Toute connaissance, écrit un autre des auteurs analysés dans ce livre, est produite par des sujets dans un contexte historique… La science manifeste certains choix, certaines exclusions dues notamment au sexe des savants. «
Voilà ce que décrète Luce Irigaray dans son piquant essai » Le sujet de la science est-il sexué ? « . La vérification expérimentale des lois dépend du sexe de l’expérimentateur.
En somme, tout se passe comme si, à la suite de l’échec de la philosophie, les philosophes voulaient montrer que la science aussi a échoué ; qu’il n’y a pas de différence entre le démontrable et l’indémontrable ; que tout énoncé résulte de conditions à la fois subjectives et sociales ; qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions. Naturellement, les postmodernes se gardent bien d’attribuer ce relativisme à leurs propres théories. Ils nous les assènent avec une morgue dogmatique où le seul argument devient l’argument d’autorité, baptisé » audace « .
C’est pourquoi ils ont contre-attaqué en usant d’armes étrangères à l’intelligence, consistant surtout à traiter Sokal de réactionnaire » poujadiste « , et – cela ne saurait tarder – de sympathisant du Front national et de » révisionniste « . Pitoyables égarements ! Il est vrai, lorsqu’on a érigé la tricherie en système et qu’on est pris la main de la sac, comment riposter, sinon en changeant de terrain avec la plus constante mauvaise foi ? L’honnêteté intellectuelle serait un suicide. De plus, ce sont les postmodernes qui sont réactionnaires. Car s’il n’y a aucune différence entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, toutes les idées, tous les comportements deviennent légitimes, y compris le racisme et le totalitarisme. L’enracinement dans son identité définit la seule vérité et la morale ? C’est retomber dans les conceptions nazies. C’est tourner le dos à toutes les conquêtes de la vraie gauche depuis trois siècles.
Car, concluent Sokal et Bricmont, » souvenons-nous qu’il y a bien longtemps il était un pays où des penseurs et des philosophes étaient inspirés par les sciences, pensaient et écrivaient clairement, cherchaient à comprendre le monde naturel et social, s’efforçaient de répandre ces connaissances parmi leurs concitoyens et mettaient en question les iniquités de l’ordre social. Cette époque était celle des Lumières et ce pays était la France « .
Schiller dans l’essai Sur la mesure nécessaire dans l’emploi des belles formes : « L’arbitraire des Belles-Lettres dans la pensée est vraiment un grand mal. » Mais les chapitres mathématiques ont sur les autres l’avantage de faire tomber tout de suite le masque d’objectivité scientifique qu’arborent si volontiers, dans n’importe quel domaine des sciences, les littéraires. Spengler écrit : « [Telle ou telle chose] peut être moins apparente dans les parties populaires des mathématiques, mais les formations numériques supérieures auxquelles chacun d’eux […] ne tarde pas à s’élever, comme le système décimal hindou, les groupes antiques des sections coniques, des nombres premiers et des polyèdres réguliers, ceux, en Occident, des corps numériques, les espaces multidimensionnels, les constructions hautement transcendantes de la théorie des transformations et de la théorie des ensembles, le groupe des géométries non euclidiennes… », etc. Cela fait si sérieux qu’un non-mathématicien se persuade aussitôt que seul un mathématicien peut parler ainsi. En réalité, cette énumération de Spengler évoque le zoologue qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du 4e degré ! Spengler écrit également : «La conséquence de cette intuition grandiose des univers spatiaux symboliques est la conception dernière et définitive de la mathématique occidentale : celle qui élargit et spiritualise la théorie en la trans#formant en théorie des groupes. » Or, en fait, la théorie des groupes n’est nullement un élargissement de la théorie des fonctions. Et Spengler de définir encore : « les groupes sont… », seulement, ce qu’il définit, ce ne sont nullement des groupes, mais, sous certaines réserves, une « quantité », et sinon, rien de précis ! Définit-il une « quantité », à savoir « la teneur d’une quantité d’éléments de même nature », il se trompe, et croit tenir là la définition d’un corps numérique ! Il écrit encore : «Au contraire, dans la théorie des fonctions, le concept de transformation des groupes a une signification décisive, et le musicien confirmera qu’une partie essentielle de la composition moderne est faite de transformations analogues. » Mais la notion de transformation de groupes n’existe pas dans la théorie des fonctions ; seul existe l’objet intellectuel groupes-de-transformation, mais dans la théorie des groupes, et non dans celle des fonctions. Voilà un bon exemple à la fois de l’universalité et du style de la démonstration.
II
Sur la foi de tels exemples, on ne peut vraiment pas prétendre que je sois un maniaque de l’exactitude littérale. On le prétendra quand même. Car il existe dans les milieux, j’aimerais dire, et je dis : intellectuels ( mais je pense aux milieux littéraires ) un pré#jugé favorable à l’égard de tout ce qui est entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision ; parmi les crimes contre l’es#prit, on aime à les ranger au nombre de ces honorables crimes politiques où l’accusateur public devient, en fait, l’accusé. Soyons donc généreux. Spengler pense « à peu près », travaille à coups d’analogies : de la sorte, en un certain sens, on peut toujours avoir raison. Quand un auteur veut absolument donner de fausses dénominations aux concepts ou les confondre, le lecteur finit par s’y habituer. Il n’en faut pas moins maintenir, au minimum, un code, une relation quelconque, mais univoque, entre mot et pensée. Or, cela même fait défaut. Les exemples cités, choisis sans chercher bien loin entre beaucoup, ne sont pas des erreurs de détail, mais un mode de pensée !
Il existe des papillons jaune citron ; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon : Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisa#tion chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n’est qu’un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu’une infime partie des dernières et plus profondes décou#vertes de la technique, ce ne serait pas à moi d’examiner le premier la signification du fait que les papillons n’ont pas inventé la poudre : précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l’entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine.
Peu importe ce que l’on cherche à prouver ainsi ; j’ai choisi l’exemple des mathématiques, dont Spengler lui-même affirme qu’il est le seul à pouvoir corroborer sa démonstration, pour montrer quelle confiance celle-ci mérite.
III
Passons aux conclusions épistémologiques que tire Spengler de son examen de la physique. Il affirme que « des mots comme ceux de grandeur, position, processus, changement d’état, représentent déjà des images spécifiquement occidentales […] mais qui dominent complètement le caractère des faits scientifiques comme tels et leur manière d’être connus, sans parler des notions aussi compliquées que celles de travail, tension, quantité d’énergie, quantité de chaleur, probabilité, qui renferment chacune pour soi un véritable mythe natu#rel ». « L’expérimentation, le maniement systématique de l’expérience est hautement dogmatique, et présuppose un aspect particulier de la nature. » « Le complexe fermé, hautement convain#cant, des vérités irréfutables dépend, dans un sens très important, de l’évolution, des destins généraux, nationaux et particuliers. Chaque grand physicien dont la personnalité donne une direction et une couleur particulières à ses découvertes, chaque hypothèse, impensable sans un arrière-goût d’individualité, chaque problème qui tombe plutôt dans les mains de tel chercheur que dans cel#les de tel autre, représentent autant d’interventions du destin dans la formation de la doctrine. Qui le conteste ne comprend pas la grande part de relatif qu’il y a dans les moments absolus de la mécanique. »Ces remarques de Spengler, compte non tenu de quelques ambiguïtés, sont entièrement justifiées. Le seul tort de l’auteur est de les croire nouvelles : elles sembleront familières à quiconque est tant soit peu informé des travaux d’épistémologie de ces cin#quante dernières années.Mais, quand il en déduit qu’il s’agit, dans les choix de la physi#que, de «problèmes de style… » ( « Il y a des systèmes de physi#que comme il y a des tragédies et des symphonies. On trouve ici, comme en peinture, des écoles, des traditions, des manières, des conventions…» ), il fait d’un gallus Matthiae un galimatias.
Spengler affirme qu’il n’y a pas de réalité. Que la nature est une fonction de la culture. Que les cultures sont la dernière réalité qui nous soit accessible. Que le scepticisme de notre dernière phase doit avoir un caractère historique. Mais pourquoi donc les haches du paléolithique et les leviers du temps d’Archimède ont-ils agi exactement comme aujourd’hui ? Pourquoi un vulgaire singe peut-il se servir d’un levier ou d’une pierre comme s’il connaissait la statique et la loi des solides, et une panthère déduire d’une trace la présence du gibier, comme si la causalité lui était familière ? Si l’on ne veut pas être obligé de supposer une « culture » commune au singe, à l’homme de l’âge de la pierre, à Archimède et à la panthère, on ne peut qu’admettre l’existence d’un régulateur commun extérieur aux sujets, c’est-à-dire une expérience susceptible d’extension et de perfectionnement, la possibilité d’une connaissance, une version quelconque de la vérité, du progrès, de l’essor; en un mot, ce mélange de facteurs subjectifs et objectifs de connaissance dont la distinction constitue justement le pénible travail de tri de l’épistémologie dont Spengler s’est dispensé, sans doute parce qu’il oppose décidément trop d’obstacles au libre envol de la pensée.Spengler note quelque part que la connaissance n’est pas un simple contenu, mais un acte vivant ; qu’elle soit aussi un con#tenu, voilà ce qu’il néglige infiniment trop. Mais ce qui caractérise et détermine notre situation intellectuelle, c’est précisément la pléthore des contenus, l’hypertrophie de la science des faits ( faits moraux compris ), l’étalement de l’expérience à la surface de la nature, le désordre, à perte de vue, de tout ce dont on ne peut se débarrasser en le niant. Ou nous en périrons, ou nous le surmonterons en nous faisant une âme plus ferme. Raison de plus pour juger humainement absurde d’escamoter ce risque et cet espoir immenses en retirant aux faits, par un faux scepticisme, leur caractère de faits.
IV
Comme un grand nombre de lois naturelles sont le produit de mensurations spatiales, on voit quel succès ce serait pour l’auteur de parvenir à montrer que l’espace, dans chaque culture, non seulement est autrement vécu, mais qu’il est réellement autre : quelle meilleure preuve brandir en effet que la nature n’est qu’une fonction de la culture ? De fait, Spengler prétend avoir dissipé « l’illusion d’un espace constant enveloppant tous les hommes, sur lequel on pourrait s’accorder conceptuellement sans réserves », et avoir révélé « qu’une étendue en soi… indépendante du sentiment spécifique de la forme du sujet connaissant » n’est qu’une « chimère ».Il se réfère à l’existence de géométries non euclidiennes et en déduit qu’il y a plusieurs concepts de l’espace qui se définissent par cela même que ces géométries sont ou non valables pour eux. Appelons-les espaces mathématiques. Ils sont nés du fait que certaines propriétés de l’espace euclidien traditionnel ont été modifiées ; ajoutons que l’on peut tout de même les utiliser pour l’ex#pression mathématique de faits physiques, donc réels. Mais là, d’ordinaire, on introduit une distinction : tout comme les autres symboles mathématiques, l’espace choisi pour la représentation n’est jamais d’abord qu’un pont conceptuel ouvert à des phénomènes qui se produisent dans un autre espace, celui de la réalité profane. Nommons-le l’espace empirico-métrique, puisqu’il n’est autre que l’espace de l’expérience où prédomine l’aspect mesure ; ce dont on se convaincra aisément en se rappelant qu’il existe, à côté de l’espace empirico-métrique et en un certain sens avant lui, d’autres espaces visibles, tangibles ou audibles à tous les degrés, de l’impression primaire à la perception pleinement consciente. Ces espaces sont rien moins qu’euclidiens : dans l’espace visuel, par exemple, les parallèles se coupent, la longueur dépend de la position relative des segments, les trois dimensions ne sont pas équivalentes, et il se produit des illusions spécifiques qui ne se révèlent souvent comme telles que par coïncidence avec des expériences d’un autre domaine sensoriel. Je n’ai pas l’intention de développer cela, ni de montrer comment, à partir de là, se constitue l’espace total de l’expérience, pourquoi il passe pour euclidien, et dans quelle mesure l’approfondissement de l’expérience mathématico-physique a raison de le mettre en doute. Il me suffit de constater que ce problème a fait l’objet de nombreux travaux d’épistémologie et de psychologie dont les conclusions, si elles ne fournissent pas encore la solution, la laissent du moins prévoir. Spengler a donc tout à fait raison d’affirmer qu’il existe une pluralité d’espaces mathématico-physiques ; mieux encore : la « pluralité des structures d’aperception variables » qu’il affirme existe bel et bien ; son seul tort est d’y voir un fondement de la théorie de l’espace. Là encore, il a pris le point de départ d’une réflexion pour son aboutissement. C’est une erreur qu’il aurait évitée s’il ne considérait pas les « sottes méthodes de la psychologie expérimentale » comme « un terrain de chasse pour cerveaux médiocres », donc indigne de lui, et les travaux d’épistémologie comme des « bagatelles pédantes ». Je laisse de côté les considérations analo#gues sur le temps, le « mystère de la spatialisation » au profit d’un ensemble plus vaste : dans le détail, en effet, c’est toujours la même image qui se répète.
V
Une remarque avant d’aller plus loin. On a invoqué à plusieurs reprises ici l’autorité de l’expérience. Certains répondront en haussant les épaules : philosophie d’empiristes ! C’est-à-dire une orientation de la réflexion qui n’est juste#ment, elle aussi, qu’une direction entre beaucoup, et qui ne saurait prétendre détenir à elle seule la vérité. Cette insistance sur le caractère de fait, Spengler l’écarterait négligemment comme un autre symptôme de la civilisation occidentale. Le chœur des défenseurs de l’esprit et des belles âmes, de Goethe – indûment enrégimenté – au dernier dadais et au dernier bigot venu, ressasse depuis longtemps à l’unisson l’affirmation, tout intuitive, qu’il n’est rien de plus pitoyable que l’empirisme.
Avant de répondre, je tiens à préciser que j’estimerais injuste à l’égard d’une œuvre qui a sa signification et sa vie propre ( c’est ainsi que je ressens celle de Spengler ) de commencer par en ridiculiser les faiblesses pour s’empresser ensuite de glisser sur le feu sa petite marmite personnelle, afin d’y faire mijoter sa supériorité et cela plus superficiellement encore que l’auteur, puisque le temps, la place et la conscience de mon importance me manquent ! Je précise donc que je ne juge pas ici le livre de Spengler, mais que je l’attaque. Je l’attaque par où il est typique ; par où il est superficiel. Attaquer Spengler, c’est attaquer l’époque dont il est issu et à laquelle il plaît, parce que ses fautes et celles de son époque se confondent. Mais on ne réfute pas une époque : je ne dis pas cela par agnosticisme, mais parce que aucun homme n’aurait le temps de s’y consacrer. On ne peut guère que lui surveiller les doigts et, de temps en temps, taper dessus. L’expérience qui s’en charge, chez Spengler, n’a absolument rien à voir avec les distinctions de l’histoire de la philosophie. Aucun système de pensée ne peut être en contradiction avec l’expérience ou les justes conclusions que l’on en tire : en ce sens, toute philosophie sérieuse est un empirisme. Comment cerner avec précision le concept d’expérience, distinguer les éléments aprioristiques des éléments d’expérience au sens strict, et en quel sens il est permis de parler d’à priori, autant de débats complexes et qui ne sont pas près de finir. Mais si on peut les laisser de côté, c’est, entre autres raisons, parce que l’aversion généralisée dont on a parlé concerne non pas des travaux théoriques inconnus des profanes, mais une attitude d’esprit qui, favorisée par le succès des sciences naturelles depuis le XVIIIe siècle, gagne de plus en plus l’humanité civilisée. L’expérience qui compte pour les scientifiques – il y a bien eu des penseurs qui affirmaient avoir fait l’expérience de Dieu – est celle qui peut être garantie à chacun dans des circonstances déterminables. J’aimerais, non sans malignité, ajouter qu’il s’agit d’une expérience triviale. En ce sens, évidemment, l’empirisme rétrécit l’esprit. Obligé de bâtir à partir du bas et non plus du haut, en terrain accessible et sûr – les grandes pensées théoriques sont relativement rares -, l’exactitude, souvent, l’embourgeoisé un peu ; le premier mouvement va toujours au plus bas ; et comme le second, qui s’élèverait, réussit généralement moins bien, on finit par s’en tenir au premier. L’empirisme – quand il ne devient pas une des plus hautes ver#tus intellectuelles – suppose un certain flegme philosophique : on colle bout à bout des fragments d’expérience, en attendant qu’il en sorte, peut-être !, un système. On tourne en rond en se bornant à ranger des phénomènes dans des groupes d’autres phénomènes. Et si, dans une telle attitude, le besoin métaphysique n’est pas aussi négligé qu’on l’admet communément faute de voir au-delà des apparences, il faut reconnaître que la passion de la réduction y entraine à des excès, et que certaines explications ne sont valables, pour ainsi dire, que dans les limites du jargon. Voilà ce qui peut justifier le combat contre l’étroitesse de l’esprit scientifique, de l’intellectualisme, du rationalisme, etc. Mais ne l’oublions pas : toute forme de pensée a son cortège de grotesques, et celui de l’adversaire est singulièrement plus long. Si l’empiriste est Lucifer précipité par Dieu dans l’abîme, songeons que l’argument principal en sa faveur est l’insuffisance de tous les anges philosophiques ! C’est pour montrer, en l’honneur d’une valeur plus haute, l’un de ces anges par mes soins déplumé, que j’ai choisi l’exemple de Spengler.
VI
Les objections de la théorie de la connaissance ne sont évidemment recevables qu’une fois admise la nécessité de connaitre. Mais connait-on toujours ? Lire Emerson, Maeterlinck, Novalis – à qui j’ajouterai Nietzsche et, pour citer un contemporain, Rudolf Kassner – donne à l’esprit une impulsion très forte, mais on ne peut parler de connaissance, il manque là la convergence vers l’univocité, l’impression ne se laisse pas condenser en précipité ; on se trouve devant des transcriptions intellectuelles de quel#que chose que l’homme peut certes s’approprier, mais ne peut exprimer que par d’autres transcriptions du même type. La raison en est que les représentations, dans ce domaine, n’ont pas de signification constante, que toutes sont plus ou moins des expériences vécues, individuelles, que l’on ne comprend qu’à la condition de s’en rappeler d’analogues. Elles exigent chaque fois d’être revécues, ne le sont jamais que partiellement, et jamais définitivement comprises. C’est le cas de toutes les représentations qui reposent non sur les fondements solides du sensoriel et du pur rationnel, mais sur des sentiments et des impressions difficilement renouvelables. Bien entendu, toutes les manifestations de la vie pratique s’y rattachent : tout dialogue, toute entreprise de persuasion, toute décision, toute relation entre deux êtres reposent, comme on dit, sur des impondérables. Groupe-t-on ces représentations et ces contenus en ensembles de ce genre ( comme le font l’essai, l‘« opinion », la conviction « personnelle » ), on obtient des organismes compliqués, non moins fragiles, naturellement, que les combinaisons d’atomes complexes. A peine entrés dans ce domaine, nous y voyons la logique détrônée. Plus une pensée y est située haut, plus la part du vécu l’emporte sur celle de l’intellect. C’est pourquoi je l’ai baptisé naguère le domaine « non ratioïde » (dans le volume 4 de la revue Summa où l’on trouvera quelques autres remarques occasionnelles à ce sujet ) ; mais cela n’est valable, il va sans dire, que dans le sens sus-mentionné. Au concept rigide se substitue la représentation respirante, à l’équation l’analogie, à la vérité la probabilité : la structure fondamentale n’est plus systématique, mais créatrice. Ce domaine comporte toute une gamme de nuances : de l’attitude quasi scientifique propre aux essais d’un Taine ou d’un Macaulay comme, d’ailleurs, à la plupart des historiens, jusqu’au pressentiment, à l’arbitraire ou à ces simples émetteurs d’impulsions que deviennent certains écrits d’aujourd’hui. De ce fait, le con#tenu de telles œuvres offre tantôt une convergence qui va presque jusqu’à l’univocité, tantôt des divergences confinant à l’ab#solu disparate et ne suscitant plus que des velléités de pensée et de vagues ébranlements de l’esprit. Quiconque est familier de ces ouvrages sait ce que l’ordre, l’analyse, la comparaison, en un mot : la pensée est capable d’en tirer, bien que leur quintessence ainsi se perde; sait aussi tout ce qui se cache en eux de rationalité, sans même parler de celle, évidente, sans laquelle aucune expression n’est possible. ( Je fais abs#traction des cas où l’entendement presque seul occupe soudain des domaines où ne régnait jusqu’alors que l’idée, ou même la littérature, comme pour la psychanalyse.) Si ce n’était, eu égard au malentendu qui oppose actuellement les réalisations du domaine non ratioïde à celles, purement rationnelles, de la science, un peu présomptueux, je dirais que l’intellect, là où il est privé, en quel#que sorte, de ses aises, doit se montrer d’autant plus souple et, là où tout est fluide, d’autant plus strict dans ses distinctions et ses définitions. Ce malentendu entre l’esprit et l’entendement est funeste; toutes ces histoires de rationalisme et d’antirationalisme ne peuvent qu’embrouiller les problèmes humains essentiels ; le seul rêve que l’on puisse faire et où les pertes n’effacent pas les gains, c’est le sur-rationalisme. On ne fait pas grand-chose pour éclaircir ces problèmes fondamentaux. Les philosophes ne sont guère enclins à explorer méthodiquement un domaine où les faits sont des évènements vécus dont la plupart d’entre eux ne connaissent pas assez la diversité. Ainsi n’existe-t-il, à ma connaissance, aucune tentative d’analyse logique de l’analogie et de l’irrationnel. « Il y a une expérience scientifique et une expérience vivante, écrit Spengler, il y a entre vivre une chose et la connaitre une différence trop souvent sous-estimée. » « Les comparaisons pourraient être le bonheur de la pen#sée historique […]. La technique en devrait être étudiée sous l’influence d’une idée d’ensemble, donc jusqu’à la nécessité excluant toute idée de choix, jusqu’à la maîtrise logique. » J’admire ce projet passionné d’imposer à toute l’histoire universelle de nouveaux moules de pensée. S’il échoue, ce n’est pas seulement la faute de Spengler, cela tient aussi au défaut de tout travail préparatoire.
VII
Quiconque a pris conscience que l’essentiel de la pensée peut être, selon l’objet, soit sa conceptualité, soit le caractère fluctuant du vécu, aura compris la distinction que Spengler n’est pas seul à faire entre connaissance vivante et connaissance morte, en dehors de toute mystique. Ce que l’on peut apprendre sur le mode scolaire, le savoir, l’ordre rationnel, les objets et les relations définissables conceptuellement, cela peut s’assimiler ou non, s’oublier ou non, se ranger dans notre cerveau ou en ressortir comme un cube équarri, égrisé avec soin : mais ces pensées-là, en un sens, sont mortes ; leur validité en dehors de nous, c’est le revers du sentiment. La précision, la justesse tuent ; ce qui se laisse définir, ce qui est concept, est mort : fossile, squelette. Dans le cadre de ses préoccupations, un rien-que-rationaliste n’aura probablement jamais l’occasion d’en faire l’épreuve. Mais dans les domaines de l’esprit où règne le principe : connaissance = remémoration – ou, comme je l’ai indiqué naguère, la trinité hégélienne : thèse-antithèse-synthèse, qui n’est justement pas valable dans le domaine ratioïde où il l’a appliquée -, c’est une expérience que l’on fait à tout moment. Là, le mot ne désigne rien de fixe. C’est un mot vivant, riche de significations et de relations intellectuelles tant qu’il est imprégné de volonté et de sentiment ; une heure plus tard, il ne vous dit plus rien, bien qu’il dise encore tout ce que peut dire un concept. Cette forme de pensée mérite bien d’être qualifiée de vivante.
VIII
Spengler écrit : « Analyser, définir, mettre en ordre, délimiter selon la cause ou l’effet, on peut le faire quand on veut. C’est un travail, l’autre chose est une création. La forme et la loi, l’analogie et le concept, le symbole et la formule ont des orga#nes très différents. C’est le rapport entre vie et mort, engendrer et détruire, qui apparaît ici. L’entendement, le concept tue en « reconnaissant ». Il fait du reconnu un objet figé, qui se laisse mesurer et diviser. La perception anime. Elle s’incorpore le singulier d’une unité vivante sentie. La poésie et la recherche historique sont apparentées, comme le calcul et la connaissance… L’artiste, l’historien authentique voit comment les choses deviennent. Il revit le devenir sous les traits de l’objet considéré. » Ces remarques conduisent encore à une distinction étroitement liée à celle entre connaissance vivante et connaissance morte ou, comme dit Spengler, entre perception et connaissance : ce que j’ai appelé un jour la distinction entre causalité et motivation. La causalité cherche la règle à travers la régularité, et constate un enchaînement ; la motivation fait comprendre le motif en libérant l’impulsion qui pousse à agir, à sentir, à penser dans ce sens. On peut fonder là-dessus la distinction susmentionnée entre expérience scientifique et expérience vivante. Je noterai toutefois en passant que la confusion si fréquente entre psychologie scientifique et psychologie littéraire se retrouve souvent dans ces parages-là. Vers 1900, tous les écrivains voulaient être de « profonds psychologues » ; en 1920, « psychologue » est devenu une injure. C’est se battre avec des chimères. Car la psychologie causale n’a jamais beaucoup servi en art ; quant à ce que l’on nomme d’ordinaire psychologie, c’est simplement la connaissance des hommes et la capacité de motivation ; non pas la connaissance des hommes du maquignon, fondée sur une typologie, mais celle de l’homme à qui rien n’a été caché ou épargné.
IX
On a déjà mentionné les contraires vie et mort, perception et connaissance, forme et loi, symbole et formule ; ajoutons les couples devenir – devenu, mouvement – repos, propre – étranger, âme – monde, direction – espace, temps – temps métrique, volonté-connaissance, destin-causalité, logique organique – logique pure (opposées également en logique du temps et logique de l’espace), physiognomonie – systématique : voilà presque au complet les idées directrices à l’aide desquelles Spengler pratique des coupes dans un donné fondamental qui demeure essentiellement le même, de quelque côté qu’il l’aborde. Je résiste à la tentation d’en faire l’exposé : du coup, je m’embarrasserais dans les difficultés que Spengler a éludées. D’ail#leurs, n’importe qui peut reconstituer sa philosophie : le schéma en est des plus simples. Il suffit d’adopter les prédicats « est en un certain sens », « devient en un certain sens », de négliger des différences secondaires dans la forme d’expression, puis de combiner chacun des concepts cités avec tous les autres, en affirmant la possibilité d’accord de tous les concepts cités en premier lieu dans chaque couple, comme de tous ceux cités en second lieu, et en niant toute possibilité de combinaison d’un concept situé en premier lieu avec un concept situé en second lieu ; obéit-on docilement à ce schéma, on verra se reformer automatiquement toute la philosophie spenglérienne, et même quelque chose de plus, Exemples : la vie… est objet de perception, a une forme, est symbole, devenir, etc. La relation causale… est morte, est objet de connaissance, a une loi, est du devenu, etc. La vie n’a pas de systématique, le destin ne peut être objet de connaissance, et ainsi de suite. Spengler verrait là le défaut de la rationalité ; je ne dis pas autre chose. Il faut seulement, contre le reproche fait à Spengler de trop emprunter, sans le dire, à Bergson, défendre…. Bergson lui-même. Chez celui-ci, les choses sont tout de même différentes. Mais pour le fond du problème : loin de concerner seulement Spengler ou Bergson, il nous fait remonter, au-delà du romantisme allemand et de Goethe (invoqué d’ailleurs par notre auteur), plus haut encore.
X
L’intuition est un problème à elle seule. Je suggère que tous les écrivains allemands, pendant deux ans, s’abstiennent de ce terme. Car on en est au point que quiconque, aujourd’hui, veut affirmer quelque chose qu’il ne peut prouver ou qu’il n’a pas pensé à fond, invoque l’intuition. Et quelqu’un pourrait mettre cette trêve à profit pour éclairer les innombrables sens de ce terme.
On serait alors un peu plus attentif au fait, si volontiers négligé aujourd’hui, qu’il existe aussi, sur le plan purement rationnel, une intuition. Là aussi, quelque méthodique qu’ait pu être la préparation, l’idée décisive surgit tout à coup, comme venue du dehors, devant la conscience. La pensée purement rationnelle, qui semble absolument étrangère au sentiment, peut aussi être stimulée par des états d’âme plus intenses. A combien plus forte raison la pensée que nous appelons ici non ratioïde, dont la force de pénétration et la vitesse de propagation intérieure dépendent justement de la vitalité des mots, de cette sorte de nuage de pensée et de sentiment qui enveloppe l’insignifiant noyau conceptuel. Que l’on songe également à ces découvertes qui « illuminent soudain la vie », triomphes de l’intuition… Mais, là encore, on constatera qu’il ne s’agit pas du brusque déclenchement d’une autre espèce d’activité mentale, mais d’un état de tout l’être, depuis longtemps en crise, qui vire brusquement, et où la pensée actuelle, présumée décisive, n’est généralement que l’éclair de l’explosion qui accompagne le grand bouleversement intérieur.
« Quelque chose qui ne se laisse pas connaître, définir, décrire […] seulement sentir et vivre intérieurement, que l’on ne comprend jamais mais dont on est absolument sûr », « d’un seul coup, a partir d’un seul sentiment, que l’on n’apprend pas, qui se dérobe à toute intervention intentionnelle […], qui se manifeste sous sa forme la plus haute avec une singulière rareté », écrit Spengler. Ce n’est qu’un échelon de la grande échelle qui, de là, par l’état de croyant, d’amant, d’homme éthique, conduit à la « simplification », à la vision beata et autres grandes formes de l’ouverture au monde ; avec une très intéressante dérivation pathologique, qui va de la banale cyclothymie aux plus graves états délirants.
On objectera que, si cette attitude purement analytique à l’égard du processus intuitif peut intéresser les savants qui règlent ces questions entre eux, l’homme, lui, recherche, bien plus que l’analyse d’une forme psychologique, la synthèse des contenus qu’elle permet d’acquérir. Le monde dans lequel nous vivons et auquel nous participons d’ordinaire, fait d’états d’âme et d’états de raison autorisés, n’est que le succédané d’un autre monde avec lequel la vraie relation s’est perdue. On sent parfois que rien de tout cela n’est essentiel ; pour quelques heures ou quelques jours, tout cela fond au feu d’un autre comportement envers les autres et le monde. On est la paille et le souffle, le monde la sphère tremblante. A chaque instant, toutes choses renaissent nouvelles ; les considérer comme un donné immuable serait, on le sent, mort intérieure. Le cheval tirant la voiture et le passant communiquent. Ou du moins, l’homme et l’homme ne se toisent plus, ne se flai#rent plus comme des espions ; ils se connaissent comme, dans un même corps, la jambe et la main. Telle est l’atmosphère des états philosophiques créateurs ou éclectiques. On peut en donner une interprétation de chrétien attardé, y retrouver le flux héraclitéen, en extraire ou y fourrer tout au monde, y compris un nouvel éthos. Mais y croyons-nous ? Non. Nous en faisons de la littérature. Nous galvanisons Bouddha, le Christ et autres nuées. Tout autour, la raison se déchaîne en milliers de chevaux-vapeur. On la défie ; on prétend détenir, dans un coffret bien fermé, une autre autorité. C’est le « coffret à intuition ». Ouvrons-le donc une bonne fois pour voir ce qu’il contient. Peut-être un nouveau monde ?
On ne trouvera pas aisément d’aussi belles et fortes ébauches de mise en forme de ces idées que celles de Spengler. Mais que toute la richesse de l’intuition aboutisse finalement à ceci : que l’essentiel ne peut jamais être dit ou traité, que l’on se montre extrêmement sceptique in ratione (c’est-à-dire précisément contre ce qui n’a d’autre vertu que d’être vrai !), mais incroyablement crédule à l’égard de tout ce qui vous passe par la tête, que l’on mette les mathématiques en doute pour mieux faire confiance à ces prothèses de la vérité que sont, en histoire de l’art, la culture et le style, que l’on fasse, dans la comparaison et la combinaison des données, malgré l’intuition, exactement ce que fait l’empiriste, en moins bien, en tirant plutôt avec de la fumée qu’à bal#les : voilà le portrait clinique de l’esprit aveuli par les jouissances trop prolongées de l’intuition, du bel esprit de notre temps.
XI
L’idée que les cultures périssent par épuisement interne est plausible, même en dehors de toute métaphysique. Que l’on y puisse distinguer des phases d’essor et de déclin corrélatives, également. La tension de l’âme maintient droit ; quand elle n’est plus nécessaire et se relâche, l’organisme s’effondre. On ne peut douter qu’il n’en aille de même dans la vie des sociétés. Celles-ci, dès qu’il n’y a plus de forces directrices pour agir sur elles, se changent en masses informes. Or, toutes les cultures sont nées dans des sociétés et des territoires relativement restreints, à partir desquels elles se sont étendues. D’où une tendance à la raréfaction et à l’épuisement, qu’accentue d’ailleurs l’action temporelle des générations. Les idées (le non-ratioïde) ne se laissent pas transmettre comme le savoir ; elles exigent un même état psychique, quand la réalité n’offre au mieux que des dispositions psychiques analogues ; aussi sont-elles sujettes à se modifier sans cesse. Tant qu’elles sont encore neuves, cela peut les enrichir ; plus tard, cela les corrompt. Sans doute se sont-elles réalisées entre-temps dans des institutions, des formes de vie ; mais réaliser une idée, c’est déjà partiellement la détruire. Toute réalisation est déformation ; vieilles, les idées deviennent toujours plus vides et plus incompréhensibles. C’est que la forme et l’idée ont un rythme de vie tout différent : les formes d’une couche plus ancienne ne cessent d’interférer sur les idées d’une couche plus récente, et de concurrencer leur influence. Telles sont quelques-unes des raisons pour lesquelles les époques tardives sont si hétérogènes, et les cultures, dans ces époques de civilisation, si promptes à s’écrouler comme des montagnes.
XII
L’évolution elle-même n’est pas quelque chose qui se déroule sur une seule ligne. Du fait, naturel, que l’idée s’affaiblit en se répandant, l’influence de nouvelles sources d’idées vient interférer. Le noyau vivant, le centre même de chaque époque, masse confusément bouillonnante, se retrouve pris dans des formes qui sont le précipité d’époques bien antérieures. Le temps présent est toujours à la fois ici et très loin, à plusieurs millénaires en arrière. C’est une sorte de ver qui se déplace sur des anneaux politiques, économiques, culturels, biologiques et une infinité d’autres dont chacun a son tempo, son rythme propre ; sans doute peut-on en donner une image unitaire et la développer selon une perspective centrale à partir d’une seule raison, comme le fait Spengler ; mais on peut aussi bien être tenté par le contraire. Il n’y a là ni plan, ni rationalité, c’est entendu : est-ce vraiment plus déplaisant que s’il y en avait ? L’agnosticisme est-il confortable ? Il peut être vrai ou faux, pénétrant ou superficiel, puisque c’est une affaire de rai#son ; mais qu’il soit humainement profond ou non, c’est là une propriété non plus de la connaissance, mais des complexes – non ratioïdes, dans mon langage abrégé – bâtis sur ce genre de convictions rationnelles. Cette confusion s’est en quelque sorte éternisée, par exemple, dans l’évaluation du matérialisme (philosophique) : on s’entête à le juger plat, étriqué, quand il peut être aussi chargé d’affectivité que la croyance en les anges. Peut-être comprendra-t-on maintenant ce que j’entends par le vœu que de telles théories – à moins qu’elles ne soient expressément justes ou fausses – ne soient pas traitées autrement que de simples hypothèses intellectuelles pour l’élaboration d’une nouvelle vie, plutôt que d’accorder – comme on ne manque jamais de le faire aujourd’hui – à la théorie, si naïvement, si lourdement, un caractère affectif. Comment s’explique l’intellectualisme, au sens péjoratif du mot, la mode actuelle de la précipitation intellectuelle, le flétrissement prématuré des pensées ? Par le fait que nous cherchons la profondeur avec nos pensées et la vérité avec nos sentiments ; et que, faute de voir cette interversion, nous sommes à tout moment déçus de n’y pas réussir. Des tentatives idéologiques d’envergure comme celle de Spengler sont fort belles ; mais elles souffrent du fait qu’un beaucoup trop petit nombre de possibilités intérieures ont été préalablement élaborées. C’est ainsi que l’on réduit la guerre mondiale, ou notre effondrement, tantôt à tel groupe de causes, tantôt à tel autre. C’est une illusion, aussi trompeuse que de réduire un évènement physique particulier à une chaîne de causes. En réalité, dès les premiers maillons, les causes se diluent à l’infini. En physique, le concept de fonction nous a tirés d’affaire. Dans le domaine de l’esprit, nous sommes désarmés. L’intellect nous a laissés en plan. Non parce qu’il est sans profondeur – comme si tout le reste ne nous avait pas aussi laissés en plan ! –, mais parce que nous n’avons pas travaillé.
XIII
La distinction entre culture et civilisation fait l’objet d’une vieille controverse, à mes yeux parfaitement stérile. Cependant, si l’on tient à distinguer, je crois que le mieux est de parler de culture partout où règnent une idéologie unique et une forme de vie encore unitaire, et de définir une civilisation, au contraire, comme un état de culture diffus. Toute civilisation a été précédée par une culture qui déchoit en elle ; toute civilisation est caracté#risée par la maîtrise technique de la nature et un système complexe – qui exige, mais consomme aussi beaucoup de matière grise – de relations sociales.
On attribue presque toujours à la culture une relation immédiate avec les essences, une sûreté de comportement encore instinctive et comme fatale, comparé auxquelles l’entendement, symptôme premier de la civilisation, présenterait une incertitude et une médiateté assez misérables. On connait les éléments sur lesquels s’appuie cette conception. D’une part le grand geste du mythe et de la religion qui fait, surtout de loin, un effet de totalité, d’autre part la maladresse de l’entendement à exprimer ce qu’un regard, un silence, une décision traduisent beaucoup mieux. L’homme, en effet, n’est pas pur intellect : il est volonté, sentiment, inconscient et souvent aussi simple fait, comme le train des nuages dans le ciel. Mais enfin, si l’on ne veut voir en lui que ce qui ne dépend pas de la raison, il faut choisir pour idéal la fourmilière ou la ruche : car la mythologie, l’harmonie et la sûreté intuitive des fourmis et des abeilles réduisent probablement à zéro tout ce dont l’homme peut, sur ce plan, se prévaloir.
Comme je l’ai déjà dit, je tiens l’augmentation du nombre d’hommes attelés à ces problèmes pour la cause principale du passage de la culture à la civilisation. Il est clair que l’on n’imprègne pas des millions d’individus comme on en imprègne des centaines de milliers. Les aspects négatifs de la civilisation tiennent pour une bonne part à la disproportion entre la masse du corps social et sa perméabilité aux influences. Considérons le point culminant atteint avant la guerre : chemins de fer, télégraphe, téléphone, avions, journaux, librairies, système scolaire et post-sco#laire, service militaire : tout cela absolument insuffisant. Une différence entre la grande ville et la campagne « noire » plus grande qu’entre les races. Une impossibilité totale, même à son propre niveau, d’avoir accès aux données d’un autre domaine intellectuel à moins d’énormes sacrifices de temps. Conséquence : une scrupulosité bornée ou une superficialité effrénée. L’organisation intellectuelle est en retard sur l’accroissement numérique : voilà à quoi l’on peut ramener le 98 % des phénomènes de civilisation. Aucune initiative ne peut pénétrer le corps social sur une longue distance, ni recevoir le contrecoup de la totalité de celui-ci. On aura beau faire : le Christ lui-même redescendrait-il sur la terre, il est absolument exclu qu’il y puisse agir. La question de vie ou de mort : une politique d’organisation de l’esprit. C’est le premier problème de l’activisme » comme du socialisme. S’il n’est pas résolu, tous les autres efforts seront vains, car il ne peuvent être efficaces qu’à partir de sa solution.
XIV
Je me résume; c’est la première fois de ma vie que je dois le faire après coup.
J’ai attaqué un livre qui jouit d’une grande faveur. Je m’étais promis – ce n’est pas un compte rendu que j’en fais –de dénoncer à travers cet exemple illustre les erreurs de notre temps : la superficialité ; la spiritualité dont on se couvre comme d’un manteau un mannequin ; le débordement de l’imprécision lyrique sur les terres de la raison. En effet, si grande que soit, par exemple, la différence entre le « philosophe » explosif qui digère sous forme de « condensations » tout ce qui circule dans l’air de l’esprit et le rat de bibliothèque qui dévore chaque jour plusieurs fois son poids intellectuel, consommant de la science qu’il ne peut rendre évidemment que sous forme plus lâche, ce sont là des phénomènes opposés, mais identiques dans leur signification : les symptômes d’une époque qui ne sait pas se servir de son entendement. Non qu’elle en ait trop, comme on le prétend toujours ; mais elle ne l’a pas où il faut. Si, pour donner un autre exemple, notre époque a extériorisé et banalisé, avec l’expressionnisme, une forme de connaissance artistique originelle, c’est que les hommes qui voulaient faire entrer l’esprit dans la littérature étaient incapables de penser. Et s’ils en étaient incapables, c’est qu’ils pensaient en termes vides auxquels faisaient défaut le contenu, et le contrôle de l’expérience. Le naturalisme a produit de la réalité à laquelle manquait l’esprit, l’expressionnisme de l’esprit auquel manquait la réalité ; l’un comme l’autre, du « non-esprit ». Mais, de l’autre côté, chez nous, on voit aussitôt surgir un rationa#lisme de poisson séché : les deux adversaires sont dignes l’un de l’autre.
Je reviens encore une fois à cette distinction entre le ratioïde et le non-ratioïde que j’ai, non pas inventée, mais seulement si mal baptisée. Là est la racine du problème capital de l’intuition et de l’appréhension affective, qui ne sont rien d’autre que des particularités, mal comprises, du domaine non ratioïde. Là est la clef de l’« éducation ». Là sont nés l’idéalisme rachitique et le dieu de notre temps. Et c’est à partir de là qu’il serait possible de comprendre pourquoi le débat encore stérile entre la pensée scientifique et les exigences de l’âme ne peut être tranché que par un « plus », un plan, une orientation du travail, une nouvelle évaluation de la science comme de la littérature !
Et je déclare publiquement à Oswald Spengler, en témoignage d’affection, que si d’autres écrivains commettent moins d’erreurs que lui, c’est uniquement faute d’avoir la portée de ce pont entre les deux rives, qui leur laisse immanquablement plus de place.
Robert Musil ( 1921 )
ESPRIT ET EXPÉRIENCE – Remarques pour des lecteurs réchappes du déclin de l’occident
Voici un mois s’est éteint Jacques Bouveresse, à l’âge quatre-vingts ans. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, il mena une brillante carrière universitaire : Panthéon-Sorbonne, CNRS, université de Genève, Collège de France. Il publia une quarantaine d’ouvrages ; il était un ami de Pierre Bourdieu.
Il ne s’agit pas ici de donner une idée de sa pensée ni de rendre compte de son influence (l’auteur de ces lignes en est bien incapable). Vu la vocation de notre blogue, la question est celle de ses accointances avec la pensée girardienne. A priori, peu de choses à en dire. Jacques Bouveresse ne s’était pas emparé de la théorie mimétique ; si ce n’est une bonne connaissance de « Mensonge romantique et vérité romanesque », selon le témoignage de Benoît Chantre. Un colloque Girard-Bourdieu, organisé par l’université d’Aix-Marseille en 2014, est l’une des rares traces de lien, Jacques Bouveresse étant en l’occurrence membre du comité scientifique (1).
Jacques Bouveresse est cependant proche des « lunettes Girard » lorsqu’il prend position en faveur de Jean Bricmont et Alan Sokal dans l’affaire qui porte le nom de ce dernier (2). Cette prise de position donne lieu aux analyses de son petit livre publié en 1999, « Prodiges et vertiges de l’analogie ».
Le point de départ est le prestige immense attaché aux sciences dites « dures » dans la première partie du vingtième siècle. Ondes électromagnétiques, radioactivité, théorie de la relativité, essor de la mécanique quantique, Big Bang, etc. Tant par leurs applications pratiques que par leur complexité intrinsèque, toutes ces découvertes impressionnent, et le summum de l’intelligence humaine est désormais incarné par un physicien (Einstein) et non plus par un philosophe ou un polymathe (tels Léonard de Vinci ou Leibniz).
Ce prestige inspire alors l’idée d’employer pour les sciences humaines les méthodes qui ont produit des résultats si remarquables. C’est le structuralisme : les objets en eux-mêmes importent moins que les relations entre eux, et ces systèmes de relations vont être étudiés avec les outils et concepts des « sciences dures ». Ainsi Claude Lévi-Strauss analyse-t-il les liens de parenté à l’aide de la notion mathématique de groupe de Klein. L’approche séduit et fait des émules. Pierre Boulez, par exemple, affirme la supériorité de la musique sérielle en identifiant l’espace sonore à un groupe commutatif, au sens mathématique du terme (« Penser la musique aujourd’hui » en 1963).
C’est là une forme de mimétisme. C’est aussi un mimétisme honnête : Claude Lévi-Strauss sollicite l’aide du mathématicien André Weil pour s’assurer d’un emploi rigoureux des concepts mathématiques.
Avec la génération suivante, le mimétisme reste, mais la rigueur disparaît. Les concepts scientifiques sont employés de façon approximative, exploitant des analogies superficielles, floues et vagues. Les auteurs cherchent toujours à se parer du prestige des « sciences dures », mais sans l’ascèse d’en assimiler les méthodes et de les employer de façon scrupuleuse. C’est précisément cela que dénonce Alan Sokal, et Jacques Bouveresse renchérit. Leurs ouvrages offrent un véritable florilège : le machisme expliqué par la mécanique des fluides, le fait religieux par le théorème de Gödel, les névroses par la géométrie du tore (le tore est un tube refermé sur lui-même) et les guerres par les espaces non euclidiens.
Des phrases obscures et compliquées font office de démonstrations ; des juxtapositions, de raisonnements et des coq-à-l’âne, de révélations. Alan Sokal et Jacques Bouveresse ont des mots très durs pour ces manières de faire : « impostures » pour le premier, « grande truanderie » pour le second ». Jacques Bouveresse emploie également le terme de « singer » : mot bien sûr qui évoque la proximité girardienne.
Nous la retrouvons avec un autre exemple. Jacques Bouveresse constate que la mouvance postmoderne et l’idéologie de la déconstruction ont remis en cause jusqu’aux notions d’objectivité, de réalité et de vérité : voici le règne du relativisme. Or ces notions sont les fondements même de l’approche des « sciences dures ». C’est donc en prétendant s’adosser à celles-ci que le mouvement postmoderne démolit justement la source de leurs réussites.
Jacques Bouveresse illustre cela dans un chapitre consacré au théorème de Gödel. Ce théorème, publié par Kurt Gödel en 1931, concerne les systèmes formels, c’est-à-dire les modélisations mathématiques (comme la théorie des ensembles). Il démontre que tout système formel contient des propositions (ou énoncés) indécidables. Ce théorème clôt ainsi une vielle question : les mathématiques peuvent-elles prouver par elles-mêmes leur propre cohérence ? Gödel apporte donc une réponse négative. C’est un succès, puisque c’est la réponse à une question, et que cette réponse détermine les limites d’un outil.
Les penseurs de la postmodernité ont trépigné de joie devant ce théorème. Ils s’en sont prévalus pour affirmer que tout était indécidable, et de ce fait, dépendait du bon vouloir de chacun : la définition même du relativisme. Ce faisant, ils ont allègrement oublié deux choses. D’abord, que si un système formel contient des propositions indécidables, toutes ne le sont pas nécessairement. Ensuite, que ni les langages naturels ni les phénomènes sociaux ne sont des systèmes formels.
L’analyse de Jacques Bouveresse peut se formuler ainsi : la mouvance postmoderne est fascinée par les « sciences dures », elle en imite la manière de s’exprimer, elle s’approprie son apparence, elle en détruit les fondements et prétend « prendre sa place » en imposant le relativisme. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que de rivalité mimétique. Jacques Bouveresse n’y met pas les mots, mais la chose y est. Tant qu’à faire allusion à Michel Foucault, notons cette phrase citée par Jacques Bouveresse : « Il me faut parler de deux livres qui me paraissent grands parmi les grands : Différence et répétition, Logique du sens. Si grands sans doute qu’il est difficile d’en parler et que peu l’on fait. » Michel Foucault, apologue de Gilles Deleuze, est l’archétype du médiateur girardien : « Voilà ce qu’il faut admirer » .
C’est peu dire que le livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont a été fraîchement accueilli. Mais les réactions négatives n’ont pas porté sur l’objet de leur critique, à savoir le mésusage de concepts des « sciences dures ». Elles ont porté sur les auteurs eux-mêmes, c’étaient des réactions « ad hominem ». Toute une gamme a été récitée, depuis leur « insuffisance intellectuelle », leur incompétence dans le champ philosophique, leur manque de discernement de la dimension « métaphorique » de l’utilisation des concepts, leur « scientisme arrogant », leur volonté de « dévaluer la pensée », leur posture de « chiens de garde », jusqu’à l’accusation d’incarner la « police de la pensée ». Jacques Bouveresse relève une quasi-unanimité de l’intelligentsia, y compris chez des auteurs non cités par Alan Sokal (comme Alain Badiou) ou assez distanciés par rapport au post-modernisme (comme Alain Finkielkraut ou Roger-Pol Droit). Jacques Bouveresse note le paradoxe de voir une communauté intellectuelle se plaindre d’être victime d’une « police de la pensée » : alors que cette même communauté est omniprésente, révérée dans les médias comme à l’académie, et donne le ton (celui du relativisme) dans toutes les disciplines.
Ce que décrit Jacques Bouveresse n’est-il pas une expulsion ? L’expulsion hors de la « République des Lettres » d’un bouc émissaire, accusé de tout pour éviter d’avoir à se remettre en cause ?
« Prodiges et vertiges de l’analogie » s’achève sur l’idée que la pensée sans la liberté de critiquer n’est plus vraiment elle-même. Une considération somme toute classique, mais dont le rappel, en les circonstances, est à l’honneur de Jacques Bouveresse.
(1) Jean-Marc Bourdin, fondateur et contributeur du présent blogue, intervenait lors de ce colloque.
(2) En 1996, Alan Sokal se livre à un canular en publiant un article dénué de sens, mais farci d’un jargon pseudo-scientifique. Il entendait ainsi critiquer l’emploi abusif de notions des sciences « dures » dans la sphère des sciences humaines. Dans la foulée (1997), il publia, en collaboration avec Jean Bricmont, « Impostures intellectuelles » ; les mêmes dérives y sont dénoncées, non plus sous forme parodique, mais par des analyses détaillées. L’ouvrage déclencha un tollé. De nombreux articles accablèrent les deux auteurs. Jacques Bouveresse fut l’un des rares à prendre leur défense au sein de l’intelligentsia. Non seulement à prendre leur défense, mais aussi à durcir leurs thèses.