Violences urbaines: Il faut continuer envers et contre tout à regarder la réalité en face (Alain Finkielkraut)

26 novembre, 2005
Img_2537_1Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles. Chesterton (repris par Bernanos)
Que veut, en fait, Dieudonné ? Il veut un ‘Holocauste’ pour les Arabes et pour les noirs aussi. /…/ La noble idée de « la guerre contre le racisme » se transforme graduellement en une idéologie hideusement mensongère. Et cet antiracisme sera, pour le XXIe siècle, ce qu’a été le communisme pour le XXe. Alain Finkielkraut

Suite aux caillassages de pompiers et aux saccages de crèches et d’écoles (sans oublier bien sûr les incendies de véhicules, ainsi que les boules de pétanque et l’acide sulfurique lancés sur les forces de l’ordre !) qui ont, mimétisme et caisse de résonance médiatique aidant, récemment secoué certaines de nos banlieues, il nous faut rendre hommage à l’une des rares voix de l’intelligentsia française à avoir osé les dénoncer au nom du devoir de vérité. Il nous faut saluer un des rares intellectuels de notre pays à avoir osé dire que vraiment aider et « tendre la main » à la « racaille » de nos banlieues (même s’il n’en reprend pas le terme), c’est lui « rappeler les repères » et la « mettre devant la responsabilité de ses actes » et non, comme tant de belles âmes et de beaux esprits ainsi que leurs relais médiatiques, la légitimer en en faisant des espèces de « révoltés » ou de « révolutionnaires ».

Surtout quand cette même voix, en la personne d’Alain Finkielkraut, est en train de faire les frais de son parler vrai (suite à son retentissant entretien du quotidien israélien Haaretz du 17 novembre dernier et la plainte du MRAP – qui l’avait d’ailleurs déjà attaqué au printemps dernier pour sa participation à l’appel contre des ratonnades anti-Blancs après des violences en marge de manifestations lycéennes) et qu’elle vient d’être contrainte (sur Europe 1 et… dans la meilleure tradition des grands procès de Prague ou de Moscou !), de faire son autocritique.

(merci à Menahem Macina, à qui nous devons cette traduction française dudit entretien et qui l’a publiée, dès le 23/11/05, sur son excellent site: upjf.org)

Quel genre de Français est-ce là ?

Interview d’A. Finkielkraut par Haaretz (17/11/05)
Version anglaise sur le site de Haaretz : « What sort of Frenchmen are they ?« 

Traduction française : Menahem Macina [*]

Paris – La première chose que nous a dite le philosophe juif français Alain Finkielkraut, quand nous l’avons rencontré, un soir, dans l’élégant café parisien, « Le Rostand », dont la décoration intérieure consiste en peintures de style oriental, et dont la terrasse donne sur le Jardin du Luxembourg, fut : « J’ai entendu dire que même Haaretz avait publié un article dans lequel il faisait preuve d’empathie pour les émeutes ».

Cette remarque, proférée avec une certaine véhémence, résume fort bien les sentiments de Finkielkraut – l’un des philosophes les plus éminents de ces trente dernières années, en France – depuis les violentes émeutes qui ont éclaté, le 27 octobre, dans les banlieues défavorisées des environs de Paris, et se sont étendues, avec une rapidité étonnante, à d’autres banlieues similaires dans tout le pays. Il a suivi les événements dans les médias, passant en revue toutes les informations et tous les commentaires, stupéfait devant les articles qui faisaient preuve de compréhension pour les « rebelles », ou d’identification avec leur cause. Il a beaucoup à dire, mais il s’avère que la France n’est pas prête à les entendre – que sa France a déjà capitulé face à un aveugle « discours mensonger », qui dissimule l’austère vérité de sa situation. Il souligne à plusieurs reprises que les choses dont il nous fait part au cours de notre entretien ne sont pas des choses qu’il peut encore dire en France. Il est impossible et peut-être même dangereux de dire ces choses-là, en France, aujourd’hui.

Effectivement, dans le débat intellectuel virulent qui a fait rage dans les journaux depuis le tout début des émeutes – débat auquel prennent part la plupart des grands esprits -, l’opinion exprimée par Finkielkraut est déviante, voire très déviante. D’abord, parce qu’elle n’émane pas d’un membre du Front National de Jean-Marie Le Pen, mais d’un philosophe, jadis considéré comme l’un des plus éminents porte-parole de la gauche française – de la génération des philosophes issus de l’époque de la révolte de mai 1968.

Question. Dans la presse française, les émeutes dans les banlieues sont surtout perçues comme un problème économique, une réaction violente à de dures difficultés économiques et à la discrimination. En Israël, par contre, on a parfois tendance à les considérer comme une violence dont les origines sont religieuses, ou du moins raciales – c’est-à-dire à les considérer comme faisant partie d’un combat islamique. Comment vous situez-vous par rapport à ces différentes
positions ?

Alain Finkielkraut. En France, on voudrait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les considérer comme une révolte de jeunes des banlieues contre leur situation, la discrimination dont ils sont l’objet, le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou Arabes et ont une identité musulmane. Vous savez, il y a aussi, en France, d’autres immigrants en situation difficile – Chinois, Vietnamiens, Portugais -, et ils ne participent pas aux émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère ethnico-religieux.

Q. Quelle est donc son origine ? Est-ce la réponse des Arabes et des noirs au racisme dont ils sont victimes ?

AF. Je ne le pense pas, parce que cette violence a eu des antécédents très troublants, que l’on ne peut réduire à une simple réaction au racisme français. Prenons, par exemple, les événements qui se sont produits lors du match de football France-Algérie, il y a quelques années. Le match a eu lieu à Paris, au Stade de France. On dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est « black-blanc-beur » [« noir-blanc-Arabe » – référence aux couleurs du drapeau tricolore et symbole du multiculturalisme de la société française – Dror Mishani]. En réalité, aujourd’hui, elle est black-black-black, ce qui fait ricaner toute l’Europe. Si vous faites ce genre de remarque en France, on vous met en prison, mais il est tout de même intéressant de noter que l’équipe de France de football est composée presque uniquement de joueurs noirs. En tout cas, cette équipe est perçue comme le symbole d’une société multiethnique, ouverte, etc. La foule, dans le stade – des jeunes d’origine algérienne – a hué cette équipe pendant tout le match. Ils ont même hué la Marseillaise, et le match a du être interrompu quand les jeunes ont envahi le terrain en brandissant des drapeaux algériens.

Et puis, il y a aussi les paroles des chansons de rap. Des paroles très préoccupantes. Un véritable appel à la révolte. Il y en a une, intitulée Docteur R., je crois, qui chante : « Je pisse sur la France je pisse sur de Gaulle », etc. Ce sont des déclarations très violentes de haine envers la France. Toute cette haine et cette violence s’expriment maintenant dans les émeutes. Les considérer comme une réponse au racisme français, c’est être aveugle à une haine plus vaste : la haine de l’Occident, considéré comme responsable de tous les crimes. C’est à cela que la France est confrontée aujourd’hui.

Q. En d’autres termes, selon vous, les émeutes ne sont pas dirigées contre la France mais contre l’Occident tout entier ?

AF. Non, elles sont dirigées contre la France, en tant qu’ancienne puissance coloniale, contre la France, en tant que pays européen. Contre une France à la tradition chrétienne, ou judéo-chrétienne.

Pogrome antirépublicain

Alain Finkielkraut, 56 ans, a fait beaucoup de chemin depuis les
événements de mai 1968 et jusqu’aux émeutes d’octobre 2005. Diplômé de
l’une des principales institutions d’enseignement des intellectuels
français, l’Ecole Normale Supérieure, au début des années 1970,
Finkielkraut est une figure marquante d’un groupe appelé « les nouveaux
philosophes » (Bernard Henri-Levy, Andre Glucksman, Pascal Bruckner et
d’autres), de jeunes philosophes, dont beaucoup sont Juifs, qui
rompirent de manière décisive avec l’idéologie marxiste de mai 1968 et
avec le Parti communiste français, et dénoncèrent son impact sur la
culture et la société françaises.

En 1987, il publia son livre, La défaite de la pensée, dans lequel
il définissait les grandes lignes de son opposition à la philosophie
post-moderne, qui effaçait les frontières entre haute et moyenne
culture, et professait un relativisme culturel. C’est ainsi qu’il
commença à se tailler une réputation de philosophe « conservateur » et de
critique acerbe des courants intellectuels multiculturels et
néocolonialistes, et devint le chantre d’un retour aux valeurs
républicaines de la France. Finkielkraut fut l’un des plus fidèles
défenseurs de la loi contestée interdisant le port du couvre-chef dans
les écoles, qui a agité la France, ces dernières années.

Au fil du temps, il est aussi devenu un symbole de l’ »intellectuel
impliqué », illustré par le Jean-Paul Sartre d’après-guerre – un
philosophe qui, loin de se tenir à l’écart de la vie politique, écrit,
au contraire, dans les journaux, donne des interviews, se consacre à
des causes humanitaires, telles que celle de la cessation du nettoyage
ethnique en Bosnie, ou celle des massacres au Rwanda. Le danger contre
lequel Finkielkraut veut se dresser aujourd’hui, à la lumière des
émeutes, est la haine croissante envers l’Occident et sa pénétration
dans le système français d’éducation.

Q. Pensez-vous que la source de la haine envers l’Occident, chez les
Français qui participent à ces émeutes est dans la religion, dans
l’islam ?

AF. Il faut être clair à ce propos. C’est une question très
difficile et nous devons nous efforcer de conserver un langage de
vérité. On a tendance à avoir peur du langage de vérité, pour de
‘nobles’ motifs. On préfère dire « jeunes », plutôt que « noirs », ou
« Arabes ». Mais on ne peut sacrifier la vérité, si nobles que soient les
motifs. Nous devons également éviter les généralisations : il ne s’agit
pas des noirs ni des Arabes dans leur ensemble, mais d’une partie des
noirs et des Arabes. Et, bien sûr, la religion – non pas en tant que
religion, mais en tant qu’ancrage de l’identité, si vous voulez – joue
un rôle. La religion, telle qu’elle apparaît sur Internet et sur les
chaînes de télévision arabes, sert d’ancrage à l’identité de certains
de ces jeunes.

Contrairement à d’autres, je n’ai pas parlé d’Intifada des
banlieues, et je ne pense pas qu’il faille utiliser ce vocabulaire.
J’ai pourtant découvert qu’eux aussi envoyaient les plus jeunes aux
premières lignes de la confrontation. Vous, en Israël, vous connaissez
cela. On envoie les plus jeunes en première ligne, parce qu’il est
impossible de les mettre en prison lorsqu’ils sont arrêtés. Toutefois,
ici, il n’y a pas de bombes et l’on est dans une situation différente :
je pense qu’il s’agit d’une situation de pogrome antirépublicain. Il y
a des gens, en France, qui haïssent la France en tant que république.

Q. Mais pourquoi ? Pour quelle raison ?

AF. Pourquoi certaines parties du monde arabo-musulman ont-elles
déclaré la guerre à l’Occident ? La république est la version française
de l’Europe. Eux et ceux qui les justifient disent que cela provient de
la fracture coloniale. D’accord, mais il ne faut pas oublier que
l’intégration des travailleurs arabes en France, à l’époque du pouvoir
colonial, était beaucoup plus simple. En d’autres termes, c’est une
haine à retardement, une haine rétrospective.

Nous sommes témoins d’une radicalisation islamique – dont il faut
rendre compte dans sa totalité avant de s’en prendre au cas français -,
d’une culture qui, au lieu de traiter ses problèmes, cherche un
coupable extérieur. Il est plus facile de trouver un coupable
extérieur. Il est tentant de se dire que la France vous néglige et de
dire « donne-moi ! donne-moi ! » Cela n’a jamais marché comme cela pour
personne. Cela ne peut pas marcher.

Tendance post-colonialiste

Mais ce qui semble perturber Finkielkraut plus encore que cette «
haine envers l’Occident », c’est qu’à son avis, le système français
d’éducation l’a faite sienne et que les intellectuels français s’y
reconnaissent. De son point de vue, cette assimilation et cette
identification – qui s’expriment par des manifestations de
compréhension des sources de la violence et dans la tendance
post-colonialiste qui s’insinue dans le système d’éducation – ne
menacent pas seulement la France dans sa globalité, mais également les
Juifs du pays, parce qu’elles créent un terreau pour le nouvel
antisémitisme.

AF. Aux Etats-Unis aussi, nous sommes témoins de l’islamisation des
noirs. C’est Lewis Farrakhan, en Amérique, qui a affirmé pour la
première fois que les Juifs avaient joué un rôle central dans la genèse
de l’esclavagisme. Et le principal porte-parole de cette théologie, en
France, aujourd’hui, c’est Dieudonné [un célèbre artiste noir, qui a
fait scandale par ses déclarations antisémites – Dror Mishani].
Aujourd’hui, c’est lui le véritable leader de l’antisémitisme en
France, et non le Front National de Le Pen.

Mais, en France, au lieu de combattre ce genre de propos, on fait
exactement ce qu’il demande : changer l’enseignement de l’histoire
coloniale et de l’histoire de l’esclavage dans les écoles.
Actuellement, on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire
uniquement négative. On n’enseigne plus que l’entreprise coloniale
avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter la civilisation aux
sauvages. On n’en parle que comme d’une tentative d’exploitation, de
domination, et de pillage.

Mais que veut, en fait, Dieudonné ? Il veut un ‘Holocauste’ pour les
Arabes et pour les noirs aussi. Mais si vous voulez mettre l’Holocauste
et l’esclavage sur le même plan, vous devez mentir. Parce que
[l’esclavage] n’était pas un Holocauste. Et [l’Holocauste] n’était pas
un crime contre l’humanité parce que ce n’était pas seulement un crime.
C’était quelque chose d’ambivalent. C’est également vrai pour
l’esclavage. Il a commencé bien avant l’Occident. En fait, ce qui met
l’Occident à part, s’agissant d’esclavage, c’est qu’il en a été
l’abolisseur. L’abolition de l’esclavage est un acte européen et
américain. Cette vérité concernant l’esclavage ne peut être enseignée
dans les écoles.

C’est pour cela que ces événements m’attristent tellement, et pas
seulement parce qu’ils se sont produits (après tout, il fallait être
sourd et aveugle pour ne pas voir qu’ils auraient lieu), mais à cause
des explications qui les ont accompagnés. Elles ont porté un coup fatal
à la France que j’ai aimée. J’ai toujours dit que la vie deviendrait
impossible pour les Juifs de France si la francophobie triomphe. Et
c’est ce qui va se passer. Les Juifs comprennent ce que je viens de
dire. Soudain, ils regardent autour d’eux et voient tous les « bobos »
[expression argotique pour bourgeois-bohème] qui chantent des hymnes de
louange aux nouveaux « damnés de la terre » [allusion au livre du
philosophe anticolonialiste, d’origine martiniquaise, Franz Fanon –
Dror Mishani] et se demandent : « Qu’est-ce que c’est que ce pays ? Que
lui est-il arrivé ? »

Q. Puisque vous voyez cela comme une offensive islamique, comment
expliquez-vous le fait que des Juifs n’ont pas été attaqués lors des
derniers événements ?

AF. Tout d’abord, on dit qu’une synagogue a été attaquée. Mais je
pense que ce dont nous avons fait l’expérience, c’est un pogrome
antirépublicain. On nous dit que ces quartiers sont délaissés et que
les gens sont en détresse. Quel lien y a-t-il entre la misère et le
désespoir, et le fait de détruire et de brûler des écoles ? Je pense
qu’aucun juif ne ferait une telle chose.

Des actes horrifiants

Finkielkraut poursuit.

AF. Ce qui unit les Juifs – les laïques, les religieux, les gens du
mouvement « La Paix Maintenant », les partisans du Grand Israël – tient
en un mot, schule (synagogue, utilisé ici au sens de lieu d’étude).
C’est cela qui nous tient tous ensemble comme Juifs. Et j’ai été tout
bonnement horrifié par ces actes, qui se sont répétés, et encore plus
horrifié par la compréhension qu’ils ont rencontrée en France. Ces gens
ont été traités comme des révoltés, comme des révolutionnaires. C’est
la pire des choses qui pouvaient arriver à mon pays et je suis très
malheureux. Pourquoi ? Parce que le seul moyen de triompher de cela,
c’est de faire en sorte qu’ils se sentent honteux. La honte, est le
point de départ de la morale. Mais au lieu de leur faire ressentir de
la honte, on leur a conféré une légitimité : ils sont « intéressants »,
ils sont « les damnés de la terre ».

Imaginez un instant qu’ils soient blancs, comme à Rostock, en
Allemagne. On dirait immédiatement : « le fascisme ne passera pas ».
Quand un Arabe incendie une école, c’est une révolte. Quand c’est un
blanc qui le fait, c’est du fascisme. Je suis ‘daltonien’ : le mal est
le mal, quelle que soit sa couleur. Et ce mal-là, pour le Juif que je
suis, est totalement inacceptable.

Pire, il y a là une contradiction. Parce que si ces banlieues
étaient vraiment dans une situation d’abandon total, il n’y aurait pas
de salles de sport à incendier, il n’y aurait pas d’écoles, ni
d’autobus. S’il y a des gymnases, des écoles et des autobus, c’est
parce que quelqu’un a fait un effort. Peut-être insuffisant, mais un
effort tout de même.

Q. Pourtant, le taux de chômage dans les banlieues est très
excessif, près de 40% des jeunes entre 15 et 25 ans n’ont aucune chance
de trouver un travail.

AF. Revenons un moment à la schule. Quand vos parents vous envoient
à l’école, est-ce pour trouver un travail ? Moi, on m’a envoyé à
l’école pour apprendre. La culture et l’éducation ont une justification
par elles-mêmes. On va à l’école pour apprendre. Tel est le but de
l’école. Et ces gens qui détruisent des écoles, que disent-ils, en fait
? Leur message n’est pas un appel à l’aide, ou une exigence de plus
d’écoles ou de meilleures écoles. C’est la volonté de liquider les
intermédiaires entre eux et les objets de leurs désirs. Et quels sont
les objets de leurs désirs ? C’est simple : l’argent, les marques,
parfois les filles. Et c’est quelque chose dont notre société est, sans
conteste, responsable. Parce qu’ils veulent tout immédiatement, et ce
qu’ils veulent, n’est que l’idéal de la société de consommation. C’est
ce qu’ils voient à la télévision.

Déclaration de guerre

Finkielkraut, comme son nom l’indique, est lui-même l’enfant d’une
famille d’immigrants. Ses parents sont venus en France, de Pologne,
leurs parents ont péri à Auschwitz. Ces dernières années, son judaïsme
est devenu un thème central dans ses écrits, également, surtout depuis
le début de la seconde Intifada et la montée de l’antisémitisme en
France. Il est l’un des chefs de file de la lutte contre
l’antisémitisme en France, et aussi l’un des plus éminents défenseurs
d’Israël et de ses politiques, face aux nombreuses critiques d’Israël
en France.

Sa réputation de porte-parole-clé au sein de la communauté juive de
France a grandi, particulièrement depuis qu’il a commencé à animer une
émission de discussion sur la radio juive RCJ, l’une des quatre
stations radiophoniques juives du pays. Dans ce programme, Finkielkraut
passe en revue l’actualité. Durant les deux dernières semaines, les
émeutes dans les banlieues ont évidemment constitué le principal sujet.
Du fait qu’il est réputé comme l’un des intellectuels juifs les plus
largement écoutés dans la communauté juive de France, son point de vue
sur les événements aura certainement une influence sur la manière dont
ils sont perçus et compris dans la population juive de France – et
peut-être aussi sur l’avenir des relations entre les communautés juive
et musulmane. Mais ce philosophe juif et combattant pugnace de
l’antisémitisme utilise les derniers événements pour déclarer la guerre
à la « guerre contre le racisme ».

AF. Je suis né à Paris, mais je suis fils d’immigrants polonais. Mon
père a été déporté de France – ses parents ont été déportés et
assassinés à Auschwitz. Mon père est rentré d’Auschwitz en France. Ce
pays mérite notre haine : ce qu’il a fait à mes parents était beaucoup
plus brutal que ce qu’il a fait aux Africains. Qu’a-t-il fait aux
Africains ? Il n’a fait que du bien. Mon père, il l’a mis en enfer
pendant 5 ans. Et pourtant, je n’ai jamais été éduqué à haïr.
Aujourd’hui, la haine des noirs est encore plus forte que celle des
Arabes.

Q. Mais vous qui combattez le racisme antijuif, soutenez-vous que la
discrimination et le racisme dont parlent ces jeunes n’existent pas en
réalité ?

AF. Bien sûr que la discrimination existe. Et il y a certainement
des Français racistes. Des Français qui n’aiment pas les Arabes, ni les
noirs. Et ils les aimeront encore moins quand ils sauront à quel point
ils sont haïs par eux. Aussi, cette discrimination ne va-t-elle faire
que s’amplifier, pour tout ce qui a trait au logement et au travail.

Imaginez que vous dirigez un restaurant, que vous êtes antiraciste,
que vous pensez que tous les hommes sont égaux, et qu’en plus, vous
êtes Juif. En d’autres termes, parler d’inégalité entre les races vous
pose problème. Et imaginez qu’un jeune homme des banlieues entre et
vous demande de l’engager comme serveur. Il parle comme on parle dans
les banlieues. Vous ne lui donnerez pas l’emploi. Vous ne l’engagerez
pas, tout simplement parce que c’est impossible. Il doit vous
représenter, et cela exige de la discipline, de la politesse et une
certaine manière de parler. Et je peux vous dire que des Français
blancs qui imitent les codes de comportement des banlieues – cela
existe – se heurteront exactement au même problème. La seule manière de
combattre la discrimination est de revenir aux conditions requises, à
une éducation sérieuse. C’est le seul moyen. Mais cela aussi, il vous
est interdit de le dire. Je ne le peux pas. C’est du bon sens, mais on
préfère mettre en avant le mythe du « racisme français ». C’est
malhonnête.

Nous vivons aujourd’hui dans un environnement de « guerre permanente
contre le racisme », mais la nature de cet antiracisme doit faire
l’objet d’un discernement. Tout à l’heure, j’ai entendu, à la radio,
quelqu’un qui s’opposait à la décision du ministre de l’Intérieur,
[Nicolas] Sarkozy, d’expulser quiconque n’a pas la citoyenneté
française et a été arrêté pour avoir participé aux émeutes. Et qu’a dit
[ce quelqu’un] ? Que c’était de l’ »épuration ethnique ». Durant la
guerre en Yougoslavie, j’ai combattu contre l’épuration ethnique des
musulmans en Bosnie. Aucune organisation musulmane française ne s’est
jointe à nous. Ils ne se sont remués que pour soutenir les
Palestiniens. Et maintenant, on parle d’épuration ethnique ? Il n’y a
pas eu un seul mort pendant ces émeutes, en fait, si, il y en a eu
deux, mais c’était un accident. On ne les poursuivait pas, mais ils se
sont enfuis et cachés dans un transformateur électrique, malgré les
panneaux d’avertissement, qui étaient énormes.

Mais je pense que la noble idée de « la guerre contre le racisme » se
transforme graduellement en une idéologie hideusement mensongère. Et
cet antiracisme sera, pour le vingt-et-unième siècle, ce qu’a été le
communisme pour le vingtième. Aujourd’hui, les Juifs sont attaqués au
nom du discours antiraciste : la barrière de séparation, « sionisme
égale racisme ».

C’est la même chose en France. On doit se méfier de l’idéologie
antiraciste. Bien sûr, il y a un problème de discrimination. Il y a un
réflexe xénophobe, c’est vrai, mais présenter ces événements comme une
réaction au racisme français est totalement faux. Totalement faux.

Q. Et que pensez-vous des mesures que le gouvernement français a
prises pour mettre fin à la violence – l’état d’urgence, le couvre-feu ?

AF. C’est pourtant si normal ! Ce que nous avons vécu est terrible.
Il faut comprendre que ceux qui ont le moins de pouvoir dans la
société, ce sont les autorités, les gouvernants. Oui, ils sont
responsables du maintien de l’ordre. Et c’est important, parce que,
sans eux, une espèce d’autodéfense se serait mise en place, et des gens
auraient tiré. Alors, ils maintiennent l’ordre, et le font avec une
prudence extraordinaire. Il faut les saluer.

En mai 68, il y avait un mouvement tout à fait innocent comparé à
celui dont nous sommes témoins aujourd’hui, et la police a fait usage
de la violence. Ici, on jette des cocktails Molotov et on tire à balles
réelles. Et il n’y a eu aucun cas de violence policière. [Depuis cette
interview plusieurs policiers ont été arrêtés sur présomption
d’utilisation de la violence] Il n’y a aucun précédent à ce qui se
passe aujourd’hui. Comment imposer l’ordre ? Par des méthodes dictées
par le bon sens – que, soit dit en passant, 73% des Français
soutiennent, d’après un sondage du journal Le Parisien.

Mais, apparemment, il est trop tard pour leur faire éprouver de la
honte, parce que, à la télévision, à la radio et dans les journaux, ou
dans la plupart d’entre eux, on tend aux émeutiers un miroir
embellissant. Ce sont des gens « intéressants », on entretient leur
souffrance et on comprend leur désespoir. De plus, il y a la grande
perversion du spectacle. On brûle des voitures pour qu’on puisse le
voir à la télévision. Cela leur permet de se sentir « importants », de
penser qu’ils vivent dans un quartier important. Cette course au
spectacle devrait être analysée. Elle engendre des effets totalement
pervers. Et la perversion du spectacle est accompagnée de commentaires
tout à fait pervers.

Des modèles qui ont échoué

Depuis le début des émeutes dans les banlieues, toute la presse
européenne a traité de la question du multiculturalisme, de ses
possibilités et de son coût. Finkielkraut a donné son opinion sur cette
question – qui habite également l’esprit de beaucoup de ceux qui
écrivent, en Israël –, il y a de nombreuses années, quand il est venu à
la rescousse du modèle républicain et de son symbole, l’école
républicaine, contre les courants intellectuels qui cherchaient à
ouvrir la société française et son système d’éducation à la variété
culturelle qu’apportaient avec eux les immigrants. Alors que beaucoup
d’intellectuels perçoivent les événements récents comme résultant d’une
ouverture insuffisante à « l’autre », Finkielkraut les considère comme
étant, en réalité, une preuve que l’ouverture culturelle est vouée à
finir en désastre.

AF. On dit que le modèle républicain s’est effondré dans ces
émeutes. Mais le modèle multiculturel n’est pas en meilleur état. Ni en
Hollande, ni en Angleterre. A Bradford et à Birmingham ont également eu
lieu des émeutes sur fond racial. Deuxièmement, l’école de la
république, symbole du modèle républicain, n’existe plus depuis
longtemps. Je connais l’école républicaine : j’y ai étudié. C’était une
institution avec des exigences sévères, un lieu austère, assez
déplaisant, qui avait édifié des murs élevés pour se protéger du bruit
de l’extérieur. Trente années de réformes stupides ont changé notre
paysage. L’école de la république a été remplacée par une « communauté
éducative », plutôt horizontale que verticale. Les programmes scolaires
ont été rendus plus faciles, le bruit de l’extérieur est entré, la
société est entrée dans l’école.

Le résultat est que ce que nous voyons aujourd’hui est, en fait,
l’échec du ‘sympathique’ modèle post-républicain. Le problème, avec ce
modèle, c’est qu’il se nourrit de ses propres échecs : chaque fiasco
est une raison pour qu’il devienne encore plus extrême. L’école sera
encore plus ‘sympathique’. Alors qu’en fait, étant donné ce à quoi nous
assistons, une plus grande rigueur et des normes plus exigeantes sont
le minimum de ce que nous devons demander. Sinon, nous ne tarderons pas
à avoir des ‘cours de délinquance’.

C’est une évolution caractéristique de la démocratie. La démocratie,
en tant que processus, ainsi que l’a montré Tocqueville, ne tolère pas
l’horizontalité. En démocratie, il est difficile de supporter des
espaces non démocratiques. Tout doit être fait de manière démocratique
dans une démocratie, mais l’école ne peut pas fonctionner de cette
manière. Elle ne le peut tout simplement pas. L’asymétrie saute aux
yeux : entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui
apporte avec lui un monde, et celui qui est nouveau dans ce monde.

Le processus démocratique rend illégitime cette asymétrie. C’est un
phénomène général dans le monde occidental, mais en France il affecte
une forme plus pathétique, parce que l’une des caractéristiques de la
France est son éducation stricte. La France a été construite autour de
son école.

Q. Beaucoup de jeunes disent que le problème est qu’ils
ne se sentent pas Français, que la France ne les considère pas comme
des Français.

AF. Le problème est qu’il faut qu’ils se considèrent eux-mêmes comme
des Français. Si les immigrants disent « les Français », quand ils
parlent des blancs, alors, nous sommes perdus. Si leur identité se
trouve quelque part ailleurs et qu’ils ne sont en France que par
intérêt, alors nous sommes perdus. Je dois reconnaître que les Juifs
aussi commencent à utiliser cette expression. Je les entends dire « les
Français », et je ne peux pas le supporter. Je leur dis : « Si, pour
vous, la France est affaire d’utilité et que votre identité est le
judaïsme, alors soyez honnêtes avec vous-mêmes, vous avez Israël ».
C’est effectivement un très grand problème : nous vivons dans une
société post-nationale, dans laquelle, pour tout le monde, l’Etat est
seulement affaire d’utilité, une grande compagnie d’assurance. Il
s’agit là d’une évolution très grave.

Mais, s’ils ont une carte d’identité française, ils sont Français et
s’ils n’en ont pas, ils ont le droit de s’en aller. Ils disent : « Je ne
suis pas Français, je vis en France et, de plus, je suis dans une
situation économique difficile ». Personne ne les retient de force ici.
Et c’est précisément là que commence le mensonge. Parce que, s’ils
étaient victimes de l’exclusion et de la pauvreté, ils iraient
ailleurs. Mais ils savent très bien que, partout ailleurs, et en
particulier dans les pays d’où ils sont venus, leur situation serait
encore pire, en matière de droits et d’opportunités.

Q. Mais le problème, aujourd’hui, est l’intégration dans la société
française de jeunes hommes et femmes de la troisième génération. Il ne
s’agit pas d’une vague de nouveaux immigrants. Ils sont nés en France
et ils n’ont nulle part où aller.

AF. Ce sentiment qu’ils ne sont pas Français, ce n’est pas l’école
qui le leur inculque. En France, comme vous le savez peut-être, même
les enfants qui sont dans le pays de manière illégale sont quand même
inscrits à l’école. C’est là quelque chose de surprenant, quelque chose
de paradoxal : l’école pourrait appeler la police, puisque l’enfant se
trouve en France illégalement. Pourtant, cette situation illégale n’est
pas prise en considération par l’école. Il y a donc des écoles et des
ordinateurs partout aussi. Mais ensuite, vient le moment où il faut
faire un effort. Et ceux qui fomentent les émeutes ne sont pas prêts à
faire cet effort. Jamais.

Prenez, par exemple, le langage. Vous dites qu’ils sont de troisième
génération. Alors pourquoi parlent-ils le français de cette manière ?
C’est un français massacré – l’accent, les mots, la syntaxe. Est-ce la
faute de l’école ? La faute des enseignants ?

Q. Puisque, apparemment, les Arabes et les noirs n’ont pas
l’intention de quitter la France, comment suggérez-vous de régler le
problème ?

AF. Ce problème est celui de tous les pays européens. En Hollande,
ils ont été confrontés à ce problème depuis l’assassinat de Théo Van
Gogh. La question n’est pas quel est le meilleur modèle d’intégration,
mais simplement quelle sorte d’intégration peut être réalisée pour des
gens qui vous haïssent.

Q. Et que va-t-il se passer en France ?

AF. Je ne sais pas. Je me désespère. A cause des émeutes et à cause
de leur accompagnement médiatique. Les émeutes vont décliner, mais
qu’est-ce que cela signifie ? Il n’y aura pas de retour au calme. Ce
sera un retour à la violence ordinaire. Bon, ils vont arrêter parce
qu’il y a maintenant un couvre-feu, parce que les étrangers ont peur,
et que les dealers veulent que l’ordre habituel soit restauré [pour
reprendre leur commerce]. Mais leur violence antirépublicaine leur
vaudra appui et encouragement sous la forme d’un discours répugnant
d’autocritique sur leur esclavage et sur la colonisation. Voilà. Ce ne
sera pas un retour au calme mais à la violence de routine.

Q. Alors votre conception du monde n’a aucune chance ?

AF. Non. J’ai perdu. Pour tout ce qui a trait au combat concernant
l’école, j’ai perdu. C’est intéressant, parce que, quand je parle comme
je parle maintenant, beaucoup de gens sont d’accord avec moi. Oui,
beaucoup. Mais il y a quelque chose, en France, une espèce de déni qui
provient des « bobos », des sociologues et des assistants sociaux, et qui
est cause de ce que personne n’ose rien dire d’autre. Ce combat est
perdu. Je suis resté en arrière.

Dror Mishani et Aurélia Smotriez

© Haaretz

Note du traducteur

* Une traduction française, donnée pour avoir été réalisée sur un
original hébreu (en fait, elle coïncide parfaitement avec le texte
anglais mis en ligne par l’édition électronique du journal israélien
Haaretz), circule sur plusieurs blogues et sites, sous le titre,
quelque peu provocateur, de « Ils ne sont pas malheureux, ils sont
musulmans ». Son principal inconvénient est d’avoir omis de traduire les
« commentaires » des deux journalistes israéliens, et de comporter des
ajouts qui ne figurent pas dans la version anglaise précitée. En fait
les « commentaires », loin d’être oiseux ou de refléter l’opinion des
intervieweurs comme semble l’insinuer l’auteur de la traduction
française – que je n’ai pas suivie -, sont au contraire, pour
l’essentiel, des rétrospectives de la vie, de la pensée, de l’oeuvre et
des engagements philosophiques et éthiques d’A. Finkielkraut, outre
qu’ils résument parfois des propos qui ne figurent pas tels quels dans
l’interview. Soucieux de rester fidèle à ce qui, à ce stade, est, pour
moi, le seul texte qui fait foi, et faute d’avoir pu consulter
l’original hébreu, j’ai cru bon non seulement de traduire, à
l’intention de nos internautes, non seulement les passages manquants,
mais également le texte intégral de l’interview, sur la base de la
version anglaise publiée par Haaretz.

Mis en ligne le 23 novembre 2005, par Menahem Macina, sur le site upjf.org

http://www.upjf.org/actualiees-upjf/article-10553-145-7-genre-francais-est-interviec-finkielkraut-haaretz.html

PS: dans ses « excuses » publiques du 25/11/05 sur
Europe 1 avec le Vychinsky de service Jean-Pierre Elkabach, Alain Finkielkraut
s’explique sur le terme de « sauvages » repris tel quel par Haaretz:

Ce que je dis simplement c’est que quand je parle du colonialisme
et de l’ambition qui était celle de la philosophie des lumières
d’éduquer les sauvages, je ne reprends pas le terme de sauvage à mon
compte.

http://permanent.nouvelobs.com/societe/20051125.OBS6590.html

Quant à la plainte (entre-temps retirée) du MRAP, voir:

Le Mrap porte plainte contre Finkielkraut pour incitation à la haine raciale

http://www.mrap.asso.fr/communiques/fiekelkraut

Enfin, pour l’appel, avec entre autres l’ancien ministre Bernard Kouchner et l’éditorialiste du Nouvel Observateur Jacques Julliard, contre les ratonnades anti-Blancs de mars dernier, voir:

« Il y a deux ans, le 26 mars 2003, quatre jeunes du mouvement Hachomer Hatzaïr venaient de se faire agresser en marge d’une manifestation (…) parce qu’ils étaient juifs, rappelle le texte. Aujourd’hui, les manifestations lycéennes sont devenues, pour certains, le prétexte à ce que l’on peut appeler des ‘ratonnades anti-blancs ». « Des lycéens, souvent seuls, sont jetés au sol, battus, volés et leurs agresseurs affirment, le sourire aux lèvres, ‘parce qu’ils sont français' », poursuit le texte. »Ceci est un nouvel appel parce que nous ne voulons pas l’accepter et parce que, pour nous, David, Kader et Sébastien ont le même droit à la dignité ». « Il ne s’agit pas, pour nous, de stigmatiser une population quelle qu’elle soit, ajoute le texte. Il s’agit d’une question d’équité. On a parlé de David, on a parlé de Kader mais qui parle de Sébastien? »

http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=societe/20050325.OBS2251.html&datebase=20050331