L’islam, au Moyen Age, a réussi la première expérience socialiste dans le monde. Muhammad fut l’imam du socialisme. Nasser
Au moment où, avec la recrudescence (du moins dans nos médias) des violences en Irak et les déclarations des premiers rats s’apprêtant à quitter le navire, la critique de la doctrine Bush est repartie de plus belle, il faut lire cette éclairante présentation, par notre ami LSO, des « origines intellectuelles de la ‘guerre’ anti-Bush ».
Et surtout de ses insuffisances, notamment sa sous-estimation systématique des facteurs non matériels (ie. religieux et théologiques) qui l’empêche non seulement de prendre au sérieux mais de faire face à la montée actuelle du totalitarisme islamiste.
Extraits:
Dès le début, les “Arabes avaient fait la symbiose entre foi et ethnie, islam et arabité. Ils estimaient (et certains estiment encore) avoir la prééminence sur les autres musulmans. Cette fusion entre peuple et religion n’est certes pas l’apanage arabe, mais, à la différence des Juifs, il y a volonté d’imposer l’islam comme seule vraie religion, et aussi de considérer qu’il n’est point besoin d’autre chose que l’islam.
Le nationalisme arabe et l’islamisme, ou national-islamisme, sont en réalité les deux faces d’une même “supériorité” qui doit se protéger de l’étranger en le minorant ou en l’extirpant. Ce qui a pour conséquence d’interdire, d’emblée, toute concession, d’ordre spirituel, et donc d’ordre territorial. Oublier cet aspect condamnerait à ne pas comprendre l’origine majeure des échecs simultanés et successifs de la démocratisation au sein des pays dominés par l’institutionnalisation de l’islam – puisque celui-ci aurait réponse à tout! Il explique également l’impossibilité, permanente, de trouver une solution au conflit judéo-arabe.
La création, sous nos yeux, d’un national-islamisme dont le racisme patent reste le seul à ne pas rendre des comptes, du fait de son auréole anticolonialiste et tiers-mondiste, n’est donc ni la conséquence du conflit judéo-arabe comme on le prétend ni des deux dernières guerres en Irak, mais, tout au contraire, leur cause première.
alors que, en retour, elle ne juge pas utile de justifier l’universel de la liberté, de la démocratie, de la loi morale, autrement que par une axiomatique de type conventionnaliste ou constructiviste. Pourquoi? Parce que, pour elle, une démonstration ontologique de ces valeurs n’est pas possible: cela reviendrait à faire entrer l’essentialisme et donc la théologie par la fenêtre alors qu’ils ont été chassés par la porte depuis les Lumières.
Ainsi, lorsqu’il est dit que la guerre en Irak n’a fait que précipiter la conjonction des djihadismes au lieu de les maintenir à distance, il faut rétorquer que cette corrélation n’était qu’une question de temps pour les raisons que j’ai énoncées
ce mode de pensée devrait alors reconnaître que l’islamisme a d’autres motivations que celles du manque et du besoin, qu’il a aussi des envies
et même des désirs, l’envie, par exemple, de réaliser ce qui est écrit dans le Coran comme destiné pour tous les hommes et surtout les femmes.
le refus d’admettre que nous ne sommes pas, avec l’islamisme, devant un
mouvement qui réclame une meilleure intégration dans les affaires du monde, mais qui veut réorganiser celui-ci sur des bases qu’il justifie non pas par la Science, comme le fit le communisme léniniste, mais par Dieu. Ce qui, nécessairement, est une toute autre paire de manches, et en tout cas met en jeu une problématique qui ne peut pas en rester aux domaines habituels des relations internationales. (…) Ce qui implique de combattre également spirituellement et non pas seulement expliquer que cette possibilité, celle de la motivation idéologique, symbolique, culturelle, n’est pas concevable.
Aux origines intellectuelles de la “guerre” anti-Bush
Lucien Samir Oulahbib
16 octobre 2006
S’opposant à ce qu’aurait avancé l’Administration Bush, plusieurs publications officielles américaines [1], opportunément répercutées en Europe, persistent à nier l’existence d’un lien formel entre Saddam Hussein et Al Qaïda avant 2003. Dans le même temps, d’autres analystes cherchent à établir un lien, depuis cette dernière date, entre l’intervention de la Coalition et la prolifération des attentats islamistes, à commencer par l’actuelle alliance en Irak entre anciens baathistes et djihadistes…
J’aimerai démontrer ici, dans un premier temps, que, quoique en situation concurrente, le nationalisme arabe et l’islamisme sont des réalités non pas antinomiques mais idéologiquement liées.
La persistance à nier un lien au moins transcendant, (comme, par exemple, – on le verra – la volonté de renouer avec la gloire ancienne), relève, semble-t-il, d’une sous-estimation du fond commun existant entre nationalisme arabe et islamisme, au-delà de leur divergence formelle.
Mais cette lacune n’est pas seulement fortuite: elle provient aussi et peut-être surtout d’un parti pris non fondé. Lequel? Celui-ci: l’actuelle virulence de l’islam radical serait la conséquence, majeure, de causes socio-économiques non résolues, d’un côté, et, de l’autre côté, l’avatar d’une domination culturelle, celle du système capitaliste en général et de la colonisation en particulier.
Je voudrais précisément démontrer, dans un second temps, que cet axiome dévoile bien plus qu’un sociologisme, voire un progressisme linéaire artificiel de type scientiste visant à en finir définitivement avec le mal, l’injustice, l’inégalité, etc., dont les terroristes islamistes seraient plus les victimes que les fautifs.
Plus encore, j’aimerais souligner que la fascination nihiliste paradoxale envers un ordre total – comme on l’a vu en direction du communisme léniniste et du national-socialisme – et qui peut expliquer en partie certaines accointances des courants foucaldiens postmodernistes et déconstructionnistes envers l’islamisme radical, cette fascination-là n’épuise cependant pas cet apriorisme en fin de compte impensé excusant par avance tout porteur de maléfice. En effet, en vertu de cette conception, on met systématiquement en avant des causes de type économique, politique, psychologique, (par exemple libidinale), pour justifier tel ou tel écart (discrepancy). On n’invoque jamais, ou rarement, une cause spirituelle, un but théo-ontologique, celui, par exemple, qui considèrerait l’universel de la liberté, de la démocratie, comme inexistants en dehors du cadre révélé religieusement, ou, comme naguère, du cadre défini nationalement, révolutionnairement, etc.
Ce refus de donner à l’imaginaire anthropologique d’un poseur de bombes ces lettres de noblesse, ce refus d’entrer dans le sytème des valeurs dans lequel ce dernier s’inscrit, a pour conséquence une incapacité à comprendre, en général, que l’homme ne se nourrit pas seulement de pain, et, en particulier, que le refus émis par l’islamisme d’admettre au moins un modus vivendi, une tolérance entre plusieurs conceptions du monde ou civilisations, s’explique par d’autres motivations que celles habituellement avancées par l’économisme et son allié le sociologisme.
Mais commençons par la première sous-estimation, tout autant impensée, dont je propose ici une synthèse [2].
1. Nationalisme arabe et islamisme
Contrairement à ce que l’on prétend couramment, le nationalisme arabe n’a pas cherché à se séparer du religieux à la façon de la Révolution française. Ainsi l’égyptien Gamal Abdel Nasser, le leader incontesté du nationalisme arabe des années 50-60, pouvait-il avancer concernant l’islam: “Nous n’avons jamais dit (…) que nous avions renié notre religion. Nous avons déclaré que notre religion était une religion socialiste et que l’islam, au Moyen Age, a réussi la première expérience socialiste dans le monde” [3], tout en ajoutant que “Muhammad fut l’imam du socialisme” [4].
Une telle continuité “socialiste” doit alors être pensée non pas, bien entendu, dans les termes du socialisme européen, mais plutôt comme une institutionnalisation coranique modernisée; c’est-à-dire telle qu’elle englobe toujours le politique, l’économique, la culture, les mœurs, c’est-à-dire, en bref, plus ou moins, la Charia. L’islam est par exemple religion d’Etat dans la plupart des pays dits arabes à l’exception de la Tunisie. Tout en admettant la concession de quelques retouches formelles, d’ailleurs critiquées par l’islamisme, le Président de la République n’est pas officiellement Calife, c’est-à-dire Commandeur des Croyants. Mais l’on attribue de toute façon à l’ensemble de cette construction l’idée d’une supériorité théologique et politique définitive. Michel Aflak, fondateur (chrétien) du parti dit “laïc” Baath [5], ne disait-il pas que “le souffle du Prophète animera toujours le nationalisme arabe”? [6]
Contrairement aux apparences, donc, surtout aujourd’hui, malgré les affrontements passés et présents entre nassériens et Frères musulmans, entre wahabisme saoudien et djihadistes sunnites, entre baathistes et djihadistes chiites, il s’agit d’un affrontement concurrentiel et non pas antinomique entre le nationalisme arabe et l’islamisme; l’alliance tactique actuelle n’est donc pas “contre nature” comme certains le clament. Pour la raison essentielle qu’ils ne se sont jamais opposés sur l’objectif de fond, à savoir la résurgence de la grandeur d’autrefois, mais seulement sur les moyens d’y parvenir: la renaissance (Nahda) pour le premier en s’inspirant des efforts de modernisation prônée au début du XIXe siècle par certains intellectuels installés en Europe [7]; et pour le second, le retour à l’imitation des pieux ancêtres (al-salaf al-salih) qui donna le salafisme, dont les Frères musulmans égyptiens, le wahabisme saoudien, le Hamas palestinien sont les variantes – de même que le Hezbollah libanais malgré ses racines chiites plutôt que sunnites: celles-ci cachent mal en effet les velléités panislamistes de certains courants religieux dont le khomeynisme de l’actuel président iranien est la diatribe ultime. Surtout lorsqu’il clame que l’affrontement en préparation en Terre dite sainte, doit conclure une bataille commencée il y a plusieurs centaines d’années…
Mais cette fixation de l’islamisme au passé et la différence d’approche font-elles pour autant de l’islamisme un adversaire déclaré de la Nahda du nationalisme arabe, c’est-à-dire de ce souci d’actualisation qu’avaient nombre d’intellectuels arabisants au début du XIXe siècle et du siècle suivant comme le pense Paul Balta? [8] Rien n’est moins sûr.
En effet, l’un des liens fondamentaux qui relient le nationalisme arabe à l’islam, est, pour l’islam lui-même, l’idée d’une supériorité des Arabes parmi les musulmans. D’abord, l’islamisme insiste lui-même “sur le rôle essentiel des Arabes dans la mise en œuvre d’une réforme islamique” comme l’observe Menahem Milson [9]. Ensuite, de son côté, le nationalisme arabe, dans sa lecture syrienne ou égyptienne, n’a nullement émergé à la faveur d’une rupture idéologique avec le religieux – à la différence des révolutions jacobine, mais aussi léniniste ou nazie qui, toutes trois, se sont voulues, en Europe, totalement contraires au judéo-christianisme, selon des modalités bien entendu spécifiques.
En Algérie par exemple, arabisme et islamisme se sont constamment articulés [10] l’un à l’autre jusqu’à donner récemment la preuve historique d’une compatibilité de bon aloi. Certes, on peut objecter que le Coran fut brûlé en pleine rue lors de la révolution irakienne de 1958, comme le souligne Gilbert Meynier [11], mais il s’agissait bien moins de signifier une véritable rupture que d’affirmer une supériorité doctrinale, celle de l’arabisme, contre les tentatives – perçues comme poussiéreuses – de reproduire à la lettre l’islam des origines. D’ailleurs les Frères musulmans se sont alliés avec le mouvement des Officiers Libres égyptiens qui renversa le roi Farouk en 1952, en particulier lorsque l’un d’entre eux, Gamal Abdel Nasser, démit à son tour son représentant attitré, le général Néguib, et entama une vigoureuse campagne anti-juive puis anti-copte [12], tout en protégeant les Frères musulmans; même s’il a pu à l’occasion pendre quelques-uns de ses membres lorsque ceux-ci voulurent le concurrencer. Sadate lui-même prolongea l’islamisation et l’antichristianisme, et quand il signa la paix il le paya de sa vie.
En un mot, on peut établir que le nationalisme arabe, malgré quelques concessions cosmétiques, a été bien moins loin qu’un Atatürk, puisque son corps de doctrine fondamental n’a jamais cessé de se référer et de se nourrir de la lecture islamiste de l’Histoire qui pose le passé comme un éternel présent [13]. Ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de croiser cette vision avec des bribes d’historiographie marxisante et léniniste fondant le capitalisme dans l’impérialisme, c’est-à-dire sur l’idée que l’accumulation primitive auraient été réalisé par l’Occident grâce aux Croisades, alors qu’en réalité le pillage économique y fut marginal, et rarement la motivation première [14].
Il en va de même de l’un des concepts politiques centraux de l’islam, le Califat. L’idée de Califat, telle qu’elle a été agitée par exemple sous Saddam Hussein, nationaliste arabe s’il en est, (et encore actuellement par ses partisans) n’est pas seulement un expédient tactique visant à rallier in extremis l’islamisme, comme il a pu être dit. Elle poursuit la velléité du grand Califat espérée dans les années 1920 à 1940, (avec la bienveillance anglaise), à la suite de l’effondrement de l’Empire Ottoman [15], mais ensuite enrayée par l’Arabie Saoudite avec la naissance de la Ligue Arabe en 1945. Elle fut réamorcée à la fin des années 1950 avec deux tentatives de création d’une République Arabe Unie, l’une comprenant l’Égypte, la Syrie, et pratiquement l’Irak – si l’alliance des deux premiers n’avait pas périclité entre-temps -, la seconde incluant à nouveau l’Égypte, la Syrie, et la Libye, jusqu’en 1977. Il y a donc eu un échec du nationalisme arabe dans sa construction du Califat. Ces tentatives (qui devaient également inclure l’Algérie et la Tunisie), échouèrent – et permirent, surtout après 1967, la montée en puissance du wahabisme saoudien avec ses milliards de dollars – pour une raison décisive: cette union ne pouvait pas se faire sur des bases démocratiques impliquant une pluralité des centres de décision et des contre-pouvoirs institutionnels, dans la mesure où ceci est contraire à l’islam.
Cette idée a donc épousé les formes singulières des empires musulmans, qui sont, en fait, les formes historiques classiques de la constitution d’un Empire impliquant la centralisation du pouvoir, et donc l’hypertrophie d’un centre [16], en l’occurrence ici le Caire, mais au détriment de la périphérie. Ceci apparut inconcevable pratiquement pour la caste militaro-affairiste dominant ces divers pays, et qui en réalité ne voulait pas abandonner de telles prérogatives temporelles pour le Califat, même reconstitué. Cette caste utilisa plutôt et de plus en plus l’islam comme moyen spirituel de domination symbolique, tout en s’en protégeant individuellement (ce que d’ailleurs leur reproche l’islamisme), et se servit du problème palestinien comme justification de ses errements en matière de développement économique, expliquant par exemple à ses ouailles avides de confort à l’occidentale que les finances devaient en premier lieu supporter la lutte du peuple palestinien en général, les caisses occultes de l’OLP en réalité, alimentant ainsi dans les coulisses l’enrichissement personnel de ses membres (comme la famille Arafat).
Aujourd’hui, on constate une islamisation de plus en plus explicite des régimes nationalistes dits arabes pour maintenir leur peuple sous pression symbolique, celle qui stigmatise la démocratie et le souci de prospérité pour toutes et tous en les cataloguant “de non islamique” sans plus d’explication. La base largement islamique de leurs structures institutionnelles telle que l’intrication des sphères décisionnelles entre le politique et le religieux (ce dernier étant pour une part fonctionnarisé avec des mosquées d’Etat, par exemple en Égypte et en Algérie) empêche toujours l’émergence autonome d’attitudes politiques laïques, idem en matière de culture et de mœurs.
Ainsi, pour quelqu’un comme Saddam Hussein, lorsqu’il s’avéra que la construction d’une République Arabe unie achoppait sur la nécessité démocratique de son éventuelle construction de toute façon antinomique avec cet islam continué et formellement relooké que prônait le nationalisme arabe, l’issue fut plutôt de renouer avec la forme politique ancienne, celle du Califat incarné par son âge d’or (VII-IXe) [17] qui avait, en plus – et ce surtout après la défaite de 1967 marquant le glas du nationalisme purement politique comme fer de lance du renouveau arabe -, l’avantage d’articuler à elle toutes les tendances islamistes, à l’exception des chiites dont Saddam échoua par ailleurs à vaincre la tendance principale incarnée par l’Iran.
En ce sens, l’adhésion de plus en plus visible de Saddam Hussein à l’histoire conquérante de l’islam (et non point uniquement au passé mésopotamien et babylonien) a non seulement précédé la première guerre du Golfe – plutôt que d’en être le produit comme il est prétendu ici ou là — mais était déjà perceptible dès la guerre avec l’Iran [18]. Dans ces conditions, lorsqu’il envahit le Koweït le 2 août 1990, il fallait moins y voir une annexion de type national-expansionniste qu’une étape stratégique de transition vers la construction du Califat, qui passait ensuite et nécessairement par la prise de la Mecque et de Médine en vue de légitimer son emprise dominante sur “le monde arabe et islamique” par une sacralisation. D’où l’appel apeuré en direction de Bush père, du régime wahabiste saoudien qui se serait bien passé de voir des “mécréants” fouler son sol “sacré”. Ne pas comprendre cette (feu) stratégie husseinienne (et aujourd’hui benladeniste) visant à renouer avec l’arabo-islamisme classique (puisque la voie démocratique est antinomique avec l’idée même de Califat) afin de s’emparer, toujours dans un premier temps, des lieux saints musulmans avant de reprendre, dans un second temps (et muni des armes nécessaires…) le djihad, temporairement interrompu, avec l’Occident, explique alors bien pourquoi l’illusion de son “laïcisme” perdure encore dans les visions en vogue de la vulgate dominante, surtout en France, dans les milieux démocrates américains, et conservateurs anglo-saxons (dont un Lawrence d’Arabie fut issu).
Ce sentiment est par ailleurs porté historiquement par un seul groupe, “les” Arabes, qui s’auto-conçoit, depuis Mahomet, comme une sorte de caste suprême et ultime à laquelle il s’agit d’appartenir, sous peine d’être marginalisé. Dès le début observe Balta [19], les “Arabes avaient fait la symbiose entre foi et ethnie, islam et arabité. Ils estimaient (et certains estiment encore) avoir la prééminence sur les autres musulmans. (Note 1: Il est vrai que Bokhari cite ce hadith de Mahomet: “L’abaissement des Arabes est celui de l’islam”)”. Cette fusion entre peuple et religion n’est certes pas l’apanage arabe, mais, à la différence des Juifs, il y a volonté d’imposer l’islam comme seule vraie religion, et aussi de considérer qu’il n’est point besoin d’autre chose que l’islam.
Le nationalisme arabe et l’islamisme, ou national-islamisme, sont en réalité les deux faces d’une même “supériorité” qui doit se protéger de l’étranger en le minorant ou en l’extirpant [20]. Ce qui a pour conséquence d’interdire, d’emblée, toute concession, d’ordre spirituel, et donc d’ordre territorial [21]. Oublier cet aspect condamnerait à ne pas comprendre l’origine majeure des échecs simultanés et successifs de la démocratisation au sein des pays dominés par l’institutionnalisation de l’islam – puisque celui-ci aurait réponse à tout! Il explique également l’impossibilité, permanente, de trouver une solution au conflit judéo- arabe. [22]
La création, sous nos yeux, d’un national-islamisme dont le racisme patent reste le seul à ne pas rendre des comptes, du fait de son auréole anticolonialiste et tiers-mondiste, n’est donc ni la conséquence du conflit judéo-arabe comme on le prétend [23] ni des deux dernières guerres en Irak, mais, tout au contraire, leur cause première. C’est ce qu’il faut maintenant appréhender sous un autre angle.
2. La théorie de la primauté des facteurs socio-économiques comme cause de l’islam radical
Je ferai l’hypothèse que cette incapacité à comprendre l’émergence de l’islamisme dévoile quelque chose de plus profond encore. D’où, peut-être, la surdétermination, mécaniste, des facteurs socio-économiques sur les autres.
D’une part, cette pensée refuse de concevoir une similitude dans les finalités poursuivies par le nationalisme arabe et l’islamisme. Cette pensée analyse le rejet islamiste de l’universalité de la liberté, de la démocratie, de la loi morale non pas comme un choix idéologique cohérent donné, choix qu’un cadre gnoséologique viendrait légitimer (qu’il soit religieux ou révolutionnaire). Elle perçoit ce refus comme une sorte de dysfonctionnement, une dérivation, voire le défaut de ne pas savoir “se faire aimer” (ainsi les USA…) dont l’émergence serait l’unique produit de circonstances historiquement situées.
D’autre part, cette manière de penser, aujourd’hui si dominante, n’explique pas le pourquoi d’une telle universalité qu’elle considère seulement comme évidence, quand bien même serait-elle critique telles ces théories issues du marxisme (par exemple la pensée bourdieusienne).
Plus fondamentalement, cette tournure d’esprit analyse tout refus s’opposant à elle comme un dysfonctionnement, un mal amour, dont la cause serait à chercher dans telle ou telle insuffisance, injustice, inégalité; alors que, en retour, elle ne juge pas utile de justifier l’universel de la liberté, de la démocratie, de la loi morale, autrement que par une axiomatique de type conventionnaliste ou constructiviste. Pourquoi? Parce que, pour elle, une démonstration ontologique de ces valeurs n’est pas possible: cela reviendrait à faire entrer l’essentialisme et donc la théologie par la fenêtre alors qu’ils ont été chassés par la porte depuis les Lumières. Ou encore parce qu’une telle démonstration n’est pas nécessaire, ainsi que l’estiment, par exemple, les partisans du Droit Naturel.
Tout ceci entraîne, en tout cas, deux conséquences convergentes.
Cela revient, en premier lieu, à refuser d’enraciner le caractère universel de certaines valeurs comme celle de la liberté de penser et d’entreprendre, de la séparation des pouvoirs, dans autre chose que la seule conviction personnelle. La pensée du “dysfonctionnement” en vient systématiquement à chercher les causes de telle ou telle agressivité, intolérance, désir d’absolutisme (comme l’Islam, conception du monde absolutiste), non pas au sein d’une antinomie, mais d’une aporie. Du moins lorsqu’il s’agit d’une altérité venant du Sud: car celle qui viendrait du Nord, comme la montée en puissance de l’extrême droite en Europe, sera immédiatement taxée de racisme. Ici, les tenants de cette pensée s’attardent bien moins dans les méandres de l’analyse causale.
Sauf que, et ce sera la seconde conséquence, cette façon de faire s’avère être en réalité assez semblable à cet absolutisme que l’on prétend comprendre comme une réponse à ces dysfonctionnements. Pourtant, on sait, depuis 1938, qu’il ne suffit pas d’énoncer les valeurs, même à la tribune de l’ONU, face à des cadres absolutistes qui prétendent les détenir toutes. Il faut les démontrer et aussi les défendre. Ce qui semble tout de même être le cas, par exemple en Afghanistan, mais de façon non suffisamment expliquée du point de vue fondamental des valeurs.
Je dirais même que ce déficit peut déjà être remarqué là où cette pensée du dysfonctionnement devrait être pourtant la plus forte, dans le domaine des facteurs socio-historiques qui expliqueraient le mal amour envers l’Occident.
Ainsi, dans les analyses innombrables effectuées pour analyser la causalité des disparités en matière de “développement humain” le fait que la liberté de penser et d’entreprendre et la séparation des pouvoirs ne soient pas considérés comme des conditions sine qua non pour assurer une vie bonne en dit long sur l’apriorisme non fondé des institutions censées pourtant propager et défendre la déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Par ailleurs, la prolifération, dans notre monde actuel, des cadres de référence a démultiplié les points de repère. Certains d’entre eux ont volé en éclats ou se sont recomposés. Le règne de l’image animée et bientôt le règne du “bio-robot à visage humain” restent encore impensés comme facteurs de déstabilisation et de recomposition des interactions et des relations humaines. Cela déboussole beaucoup de monde. Or, la pensée, même critique, a beaucoup de mal à appréhender ces nouveaux phénomènes autrement que sur le mode académique et donc intimiste. Les vieilles théories du négativisme et du nihilisme sont à ce point obnubilées par le spectacle de la marchandise qu’elles en viennent à en souhaiter sa mort plutôt que sa régulation. Quitte pour ce faire à s’allier à ce qui les nierait absolument. D’où l’attraction d’un Michel Foucault vis-à-vis de l’islamisme iranien ou l’écho bienveillant obtenu dans une certaine opinion par la théorie du complot (CIA) d’un Chomsky ou les amalgames d’un Moore quant à la cause ultime du djihadisme international.
Les facteurs permettant un développement économique et social sont véritablement négligés par ce mode de pensée. Ainsi en est-il de la liberté. Ainsi en est-il de tous les facteurs de type idéologique au sens fort, tout ce qui en un mot forme dernière instance. Leur sous-estimation est patente lorsque l’on analyse les diagnostics de tel ou tel. Ainsi, lorsqu’un Gilles Kepel et ses chercheurs soulignèrent dans leur Al Qaïda dans le texte une dite pauvreté conceptuelle des écrits, allant même jusqu’à suggérer dans quelques interviews que ces islamistes n’auraient au fond que “deux à trois neurones”, cela implique d’emblée de ne pas prendre au sérieux le propos des gens étudiés, mais uniquement d’en étudier les raisons cachées, comme la misère, le sous-développement, etc. On en reste alors au primat (non fondé) des facteurs matériels ou inconscients, boites noires censées commander tous nos comportements à notre insu, ou la précession des idéogrammes freudomarxistes traditionnels sur l’explication causale.
Pendant ce temps, le fondement réellement universel des valeurs, c’est-à-dire transcendant à tous les systèmes de référence en tant que socle commun à l’Humanité entière pensée comme Genre et non pas seulement comme Espèce, reste impensée autrement que par des pétitions de principe, alors que leur dimension ontologique devient de plus en plus patente. Cela ne veut pas dire que la forme historique qu’elles revêtent reste toujours la même. La forme ce n’est pas le fond qui revient à la surface comme le croyait Victor Hugo. La forme reste singulière parce qu’elle détient une part de propre par laquelle l’esprit d’un peuple apparaît parfois. Or, plutôt que de s’en tenir au refus d’un essentialisme fixiste qui en effet a cru que l’universel n’avait qu’une seule forme accomplie, celle de la démocratie européenne dans ses diverses variantes, il serait fort possible de poser que l’inverse n’est pas pour autant vrai, celui du relativisme intégral, et que dans ce cas l’on peut avancer que les valeurs de liberté et de séparations de pouvoir sont nécessaires ontologiquement et non pas seulement conventionnellement, du moins si l’on veut créer, réellement, une société de justice et de prospérité. Ce qui implique de désigner par un mot simple, par le mot de totalitarisme, de maléfique, toute force qui prétend s’y opposer violemment. Comme le fait le président Bush.
Un malin génie pourrait certes rétorquer que cette désignation est au fond semblable à celle du dysfonctionnement, qu’en définitive nous prétendons fonder des valeurs que d’autres ne font qu’avancer sans se préoccuper de les fonder, mais que le résultat reste le même puisque nous prétendons nous appuyer sur leur nécessité alors que les autres s’en servent pour mesurer les anomalies.
J’objecterai qu’il existe une différence de nature et non pas de degré entre une pensée qui prétend observer dans toute opposition un manque ou un besoin, et celle que je préconise, une pensée de la motivation [24] qui considère que l’opposition en question a de bonnes raisons, qu’il s’agit de prendre au sérieux, non pas pour admettre leur logique, mais pour en dégager les motifs.
Ainsi, lorsqu’il est dit que la guerre en Irak n’a fait que précipiter la conjonction des djihadismes au lieu de les maintenir à distance, il faut rétorquer que cette corrélation n’était qu’une question de temps pour les raisons que j’ai énoncées au début, et que si principe de précaution il y a, il était alors nécessaire de prévenir la conjonction des forces qui ne pouvait pas ne pas œuvrer en ce sens depuis le 11 septembre 2001, dont l’impact par ailleurs sur l’équilibre des forces symboliques entre l’islamisme et le nationalisme arabe a été sous-évalué, en particulier dans la jeunesse d’origine musulmane, par ailleurs confrontée au problème ouvert du “que puis-je espérer?”: quid de la manière d’être au monde dans une société de liberté et où les pouvoirs sont séparés?
En réalité, on reproche moins à Bush ses erreurs politiques, – comme le fait d’avoir choisi plutôt la théorie de l’abcès de fixation (théorie conservatrice des Rumsfeld/Cheney) plutôt que celle des néo-conservateurs, (théorie de la démocratisation réelle, ce qui aurait nécessité d’organiser des élections dès juillet 2003, de ne pas nommer un proconsul, d’avoir des forces en suffisance, etc.), que son effort idéologique à se hisser à hauteur de jeu; c’est ce dernier point qui pose problème à ce mode de pensée que nous dénonçons ici. S’il admettait que George Bush réagit de manière à faire face à ce qui est réellement en jeu, ce mode de pensée devrait alors reconnaître que l’islamisme a d’autres motivations que celles du manque et du besoin, qu’il a aussi des envies et même des désirs, l’envie, par exemple, de réaliser ce qui est écrit dans le Coran comme destiné pour tous les hommes et surtout les femmes.
On ne comprendrait pas sinon cette obstination contre un seul homme, George W.Bush, et ce jusqu’à l’absurde, comme le fait de le soupçonner de réciter des propos que transmettrait un petit appareil qui aurait fait une bosse à l’arrière de la veste lors de la dernière campagne électorale comme le commentait à l’époque et avec le plus grand sérieux un journal comme Le Monde. Or, arriver à un tel degré zéro d’analyse ne s’explique pas seulement par une animosité logique ou morale. Elle dévoile plus profondément le refus d’admettre que nous ne sommes pas, avec l’islamisme, devant un mouvement qui réclame une meilleure intégration dans les affaires du monde, mais qui veut réorganiser celui-ci sur des bases qu’il justifie non pas par la Science, comme le fit le communisme léniniste, mais par Dieu. Ce qui, nécessairement, est une toute autre paire de manches, et en tout cas met en jeu une problématique qui ne peut pas en rester aux domaines habituels des relations internationales. Cela déborde nécessairement vers l’analyse motivationnelle du discours. Il n’est pas possible de faire autrement, du moins si l’on veut rester efficace. Ce qui implique de combattre également spirituellement et non pas seulement expliquer que cette possibilité, celle de la motivation idéologique, symbolique, culturelle, n’est pas concevable.
Et même si le conflit reste permanent entre sociétés ouvertes et sociétés fermées, ceci ne veut cependant pas dire que l’universel des valeurs autre qu’éthiques n’existerait pas, comme le laisse à penser Huntington dans son Choc des civilisations.
On pourrait d’ailleurs observer que cette dernière analyse prévaut chez les conservateurs américains: ce qui peut également expliquer leur peu d’empressement à critiquer quant au fond l’islam de leurs amis saoudiens, et donc à ne pas mener le débat sur la question de l’universalité des valeurs, au-delà du fait de savoir si elles sont religieuses ou séculières, puisque ce qui compte c’est qu’elles soient nécessaires pour le bien être de l’espèce humaine lorsqu’elle se conçoit comme Genre; aux formes éminemment singulières néanmoins. Ce qui interdit d’en rester à l’universalisme uniformisant d’autrefois.
Ajoutons que cette diversité formelle n’a rien à voir avec le multilatéralisme, voire le multiculturalisme, puisqu’il s’agit plutôt de pluriculturalisme, et d’oligopolarité, c’est-à-dire la constitution de grands ensembles, certes distincts, mais s’équilibrant autour de valeurs nécessaires pour leur propre développement et la paix qui en permet le déploiement.
C’est ce débat là qui manque et qui peut fonder ce que je nommerais une néomodernité, c’est-à-dire une capacité à fonder l’universalité de valeurs non seulement éthiques, mais que l’on découvre désormais ontologiques en ce que, telle l’électricité, les libertés de penser, d’entreprendre, de séparer les pouvoirs, s’avèrent indispensables au développement humain.
Ce dernier se distinguerait du seul déploiement de puissance par le fait que la volonté ne cherche pas seulement à croître comme le croyait Nietzsche, mais veut aussi s’affiner. Ce qui implique de poser la qualité d’être comme élément distinct de la quantité, et qu’il s’agit d’effectuer librement, c’est-à-dire non pas seulement sous la contrainte ou la posture d’une promesse idéale; ce qui pose nécessairement le problème de la mise en concurrence des cadres derniers qui permettent le mieux cette possibilité concrète. Donc l’impossibilité de faire l’économie d’une confrontation entre ces cadres de référence. D’où la nécessité d’entamer des discussions en relations internationales non plus seulement sur les plans socio-économiques, institutionnels, mais aussi ontologiques et théologiques.
Voilà ce qui est troublant dans l’époque actuelle. Et c’est ce trouble dont la lancinance (similaire sur certains aspects à celle qui précédait les années 1940) hante la frénésie de la “guerre” anti-Bush parce qu’il pose les bonnes questions, même s’il ne répond pas ou insuffisamment à toutes.
[1] Mark Mazzetti, “C.I.A. said to find no Hussein link to terror chief”, New York Times, 9 septembre 2006; Jonathan Weisman, “Iraq’s Alleged Al-Qaeda Ties Were Disputed Before War”, Washington Post, 9 septembre 2006.
[2] Une étude plus détaillée sur ce point est consultable ici.
[3] 12 novembre 1964 in Paul Balta, “L’islam”, Marabout/Le Monde Éditions, 1995, p. 116.
[4] Ibid., Balta, p. 115.
[5] Parti de la Résurrection Arabe (1943 et 1953) fondé en Syrie par le chrétien Michel Aflak, le musulman sunnite Salah Al Din Bitar et Zaki Arsuzi, syrien, formé à la Sorbonne en 1920. Aflak ajoutait: “Le nationalisme arabe n’est pas une théorie, mais source de théorie; il ne se nourrit pas de la pensée, car il nourrit toute pensée; il ne peut être utilisé par l’art, car en lui prend source et âme tout art; entre lui et la liberté, il ne peut y avoir opposition, car il est la liberté, en tant qu’elle prend son chemin” (in “Philosophie du parti Baath”, Jamil Chaker dans la revue libanaise Travaux et Jours, n°10, juin-septembre 1963, repris dans Revue de Presse (Alger, octobre 1963, n°78). Observons, que Didier Julia, actuel député UMP (qui a été impliqué dans des tractations pour l’élargissement des otages français tels Florence Aubenas), est toujours membre du parti Baath…
[6] Op.cit., Balta, p. 115.
[7] Par exemple Tahtâwi et Abdô (égyptiens), in Balta, op. cit., p. 64.
[8] “L’islam”, op.cit., p. 104.
[9] Professeur de littérature arabe à l’Université hébraïque de Jérusalem, voir son excellent dossier sur le sujet.
[10] Fusion présente dès le début du mouvement FLN en Algérie. Voir Gilbert Meynier dans “Histoire intérieure du FLN. 1954-1962”, Fayard, 2002, p. 220, 221, 223, 505, qui montre bien la présence de l’islam au fondement même de la dite “révolution” algérienne. Récemment, Ali Benhadj, ex n°2 du FIS, parle de 1954 comme premier moment du Djihad, à poursuivre aujourd’hui.
[11] Op.cit., p. 220.
[12] Masri Feki, “Le malaise égyptien”, in “A l’ombre de l’Islam. Minorités et minorisés”, avec Moïse Rahmani et Lucien Oulahbib, Filipson Éditions, Bruxelles, 2005.
[13] Emmanuel Sivan, “Mythes politiques arabes”, Fayard, 1995, p. 35.
[14] Sivan, op.cit., p. 55.
[15] Voir le lien http://www.refractaires.org/1dhimmi5.htm.
[16] Pour une analyse précise de l’opposition démocratie/empire, voir Jean Baechler, dans “Démocraties”, Paris, Calmann-Lévy, 1985.
[17] Selon l’historien libanais Nabih Amin Faris, cité par Sivan, la décadence débute dès les “IXe-XIe siècle” (Sivan, op.cit., p. 59).
[18] L’islamologue Mohamed Ibn Guadi précise ce point: “Saddam Hussein ne cessa de railler l’adversaire en invoquant l’arabité de l’islam et donc le caractère étranger d’un peuple comme les Iraniens dans la sphère originelle islamique. Hussein alla jusqu’à invoquer la bataille de Qadisyya dans le conflit. Et pour cause, puisque c’est durant cette bataille que les musulmans arabes ont vaincu les armées persanes” in “Le réveil de la nation islamique”.
[19] Op.cit., p. 102 et suivantes.
[20] C’est ce que ne voit pas Benjamin Stora lorsque dans son article consacré à la position des Juifs d’Algérie (in “La guerre d’Algérie”, Harbi/Stora, Paris, Robert Laffont, p. 313-314), il avalise d’une part le surgissement du panarabisme “né des défaites cuisantes de 1967”, ce qui est faux, et, d’autre part, il parle d’un “islam radical et xénophobe” alors qu’il s’agit bien plus largement d’un mouvement politico-religieux de type raciste qui exigeait des Juifs de se ranger sous la bannière du FLN pour, en réalité, réintégrer la position de dhimmis qu’ils avaient auparavant sous les Turcs.
[21] P. A. Taguieff a bien montré dans sa monumentale étude sur “Les protocoles des sages de Sion” (Paris, Berg International, 1992, T.1, p. 279-280) que c’est “l’“arrogance” des anciens “tolérés” qui choque profondément le bon musulman, qui affecte son honneur et sa foi, car cette absence d’humilité – de marques ostensibles d’humilité – des “sionistes” incarne une violation de l’ordre voulu par Dieu”. Lire également plus loin dans son texte la vision raciste palestinienne du conflit judéo-arabe (p. 284).
[22] A. R. Abdel Kader, dans “Le conflit judéo-arabe”, (Paris, François Maspero, 1961), relève dès les “années 30” (p. 42) le caractère “raciste, réactionnaire” de la “propagande arabe” à propos de la création du foyer national juif, racisme s’appuyant sur le “mépris” séculaire du “Nègre” et du “Juif”, (p. 45).
[23] Il suffit de lire la Charte nationale palestinienne pour s’en rendre compte.
[24] On peut l’apparenter au paradigme dit “IM” celui de l’individualisme méthodologique élaboré par Raymond Boudon à partir de l’analyse compréhensive wébérienne et des travaux en psychologie cognitive, (que j’ai croisé pour ma part avec des travaux effectués en psychologie de la motivation, ceux d’un Joseph Nuttin par exemple, et en psychologie différentielle (Maurice Reuchlin), voir sur ce point mon livre, “Méthode d’évaluation du développement humain”, 2005); ce paradigme se distingue des modèles utilitaristes et déterministes en ce que l’intérêt et le milieu social ne sont pas les facteurs systématiquement déclenchants du devoir d’être; il peut exister des raisons intrinsèques à l’exigence de l’œuvre ou de l’ouvré qui dépassent les trois motivations principales hobbesiennes du prestige du pouvoir et des richesses que Jean Baechler a approfondi dans nombre de ses ouvrages (en particulier 1985).
Lucien Samir Oulahbib, chargé de cours à l’Université Paris-X, est Fellow à l’Atlantis Institute
http://www.atlantis.org
Voir aussi:
L’islam militant est-il causé par la pauvreté?
par Daniel Pipes
Traduction inédite du ch. 5 de Militant Islam reaches America (http://www.danielpipes.org/books/militantislam.php)
Qu’est-ce qui incite les Musulmans à se tourner vers l’Islam militant?
La plupart des analystes supposent que la détresse socioéconomique constitue ici le facteur essentiel. Au lendemain du 11 septembre 2001, par exemple, certains observateurs mirent en exergue la pauvreté régnant en Afghanistan, pensant y trouver la clé du problème. Suzan Sachs, du New York Times, écrit ainsi que, « comme on pouvait s’y attendre, les jeunes Égyptiens ou Saoudiens déçus cherchent le réconfort dans la religion ». Jessica Stern, de l’université de Harvard, estime que les États-Unis « ne peuvent plus se permettre de laisser les États péricliter » et qu’ils devraient consacrer beaucoup plus d’attention à la santé, à l’enseignement et au développement économique, « faute de quoi, de nouveaux Oussama (Ben Laden) continueront d’apparaître ». D’autres encore, plus inventifs, proposèrent de bombarder l’Afghanistan avec de la nourriture plutôt qu’avec des bombes.
Mais les faits ne confirment pas cette hypothèse. L’étude des faits révèle que l’Islam militant n’est pas une réponse à la pauvreté ou la paupérisation. Non seulement le Tchad et l’Irak ne sont pas des foyers du terrorisme, mais l’Islam militant a souvent émergé de pays traversant une période de croissance économique rapide. Les facteurs causant le déclin ou l’essor de l’Islam militant semblent être liés à des questions identitaires plutôt qu’économiques.
« Tous les autres problèmes disparaissent »
La thèse conventionnelle – voulant que la détresse économique soit à l’origine de l’Islam militant et que la croissance économique soit son antidote – a de nombreux adhérents haut placés.
Pour commencer, certains islamistes acceptent cette explication. Ainsi, pour reprendre les termes d’un fougueux cheikh cairote, « l’Islam est la religion des périodes de pénurie. » Un dirigeant du Hamas, Mahmoud az-Zahar, dit qu’« il suffit de voir les banlieues d’Alger, accablées par la pauvreté, ou les camps de réfugiés de Gaza pour comprendre d’où vient la vigueur du mouvement de résistance islamique ». Dans cet esprit, les organisations militantes islamiques offrent une large gamme de prestations sociales, dans l’espoir d’attirer des adeptes. Ils présentent ce qu’ils appellent l’« économie islamique » comme la panacée à tous les problèmes des Musulmans, comme une troisième voie garantissant un accès beaucoup plus juste et fécond à l’aisance financière que ne le permettent le capitalisme ou le socialisme. Cette ambition a, depuis le milieu des années 1970, inspiré une vaste littérature et plusieurs institutions.
Les Musulmans laïques présentent comme un article de foi la thèse selon laquelle l’Islam militant résulte de la pauvreté. Süleyman Demirel, l’ancien président turc, affirme ainsi qu’« aussi longtemps que dureront la pauvreté, l’inégalité, l’injustice et les systèmes politiques répressifs, les tendances islamiques militantes s’étendront dans le monde ». L’ex-premier ministre turc Tansu Çiller estime que les islamistes ont obtenu d’aussi bons résultats aux élections de 1994 parce que « les gens ont réagi à l’économie ». Le chef des services de renseignement militaires jordaniens affirme que « le développement économique pourrait résoudre presque tous nos problèmes [au Moyen-Orient]. » Y compris l’Islam militant? Lui demanda-t-on. Oui. « Dès qu’une personne jouit de bonnes conditions économiques, a un travail et peut nourrir sa famille, tous les autres problèmes disparaissent. »
Au Moyen-Orient, les représentants de la gauche approuvent cette position, considérant la résurgence islamique militante comme « un signe de pessimisme. Les gens recourent au surnaturel par désespoir. » Des experts des sciences sociales s’y mettent aussi. Hooshang Amirahmadi, un universitaire d’origine iranienne, soutient que « les racines du radicalisme islamique doivent être cherchées hors de la religion, dans la réalité du désarroi culturel, du déclin économique, de l’oppression politique et des tourments spirituels qui accablent la plupart des Musulmans aujourd’hui ».
Les politiciens occidentaux sont séduits par l’explication selon laquelle l’Islam militant serait une conséquence de la pauvreté. Pour l’ex-président Bill Clinton, « ces forces de réaction se nourrissent de désenchantement, de pauvreté et de désespoir », et il propose donc un remède socioéconomique consistant à « répandre la prospérité et la sécurité pour tous ». Edward Djerejian, ancien haut responsable du Département d’État américain, rapporte que « les mouvements politiques islamiques trouvent essentiellement leur origine dans l’aggravation des conditions socioéconomiques de certains pays ». Martin Indyk, un autre ancien diplomate de haut rang, avertit ceux qui souhaitent amoindrir l’attrait de l’Islam militant qu’ils doivent commencer par résoudre les problèmes économiques, sociaux et politiques qui en constituent le terreau nourricier.
L’Islam militant reflète « la déception économique, politique et culturelle » des Musulmans, estime Klaus Kinkel, à l’époque ministre allemand des affaires étrangères. L’ex-ministre français de l’Intérieur Charles Pasqua trouve que le phénomène « a coïncidé avec le désespoir d’une large part des masses populaires, et des jeunes gens en particulier ». Le premier ministre maltais Eddie Fenech décelait là un lien plus étroit encore : « Le fondamentalisme croît à la même allure que les problèmes économiques. » Le premier ministre israélien Shimon Peres affirme tout simplement que « la base du fondamentalisme est la pauvreté » et qu’il constitue « une forme de protestation contre la pauvreté, la corruption, l’ignorance et la discrimination ».
Parfois, des hommes d’affaires investissent de manière ciblée pour favoriser des améliorations politiques. Le président du groupe Virgin, Richard Branson, déclara ainsi, lors de l’inauguration d’un grand magasin de musique à Beyrouth : « La région deviendra stable si l’on y investit, si l’on y crée des emplois et que l’on rebâtit les pays qui en ont besoin, au lieu de les ignorer. »
Le monde universitaire, avec son penchant pour le marxisme et son dédain de la foi – « la religion n’est pas la cause des conflits, mais elle fournit un point de ralliement pour des conflits dont la nature est en fait économique ou politique » –, accepte naturellement à une quasi unanimité l’affirmation selon laquelle la pauvreté donne naissance à l’Islam militant. Ervand Abrahamian affirme que « le comportement de Khomeiny et de la République islamique est moins déterminé par les principes des Écritures que par les besoins politiques, sociaux et économiques immédiats. » Ziad Abu-Amr, auteur d’un ouvrage consacré à l’Islam militant (et membre du Conseil législatif palestinien), attribue le virage des Palestiniens vers la religiosité « au sombre climat de guerre de destruction, de chômage et de dépression qui pousse les gens à chercher réconfort auprès d’Allah. »
« Aux alentours de la stratosphère »
Les faits établis, cependant, n’étayent guère l’hypothèse d’une corrélation entre l’économie et l’Islam militant. La prospérité et les facteurs économiques ne permettent en effet pas de prévoir où l’Islam militant sera fort.
Certes, pour ce qui est des individus, le sens commun suggère que l’Islam militant doit attirer les pauvres, les isolés et les marginaux, mais l’enquête révèle précisément l’inverse. Si l’on prend les facteurs économiques pour guides de la vocation à devenir islamiste, l’on s’aperçoit que ceux-ci dénotent plutôt une bonne situation. Prenons l’exemple de l’Égypte. Dans une enquête menée en 1980, le chercheur social Saad Eddin Ibrahim interrogea des islamistes emprisonnés dans les geôles égyptiennes. Il découvrit alors que le candidat typique était « jeune (début de la vingtaine), d’origine rurale ou villageoise, de la classe moyenne ou moyenne inférieure, très motivé et réussissant ses entreprises, promis à une promotion sociale, avec une formation en sciences ou en ingénierie et issu d’une famille normalement unie ». En d’autres termes, conclut Ibrahim, ces jeunes gens étaient « de statut sensiblement supérieur à la moyenne de leur génération », ils étaient même « l’idéal, ou le modèle des jeunes égyptiens ». Lors d’une étude ultérieure, il observa que sur vingt-quatre membres du groupe violent At-Takfir Wal-Hijra, pas moins de vingt-et-un étaient des fils d’employés de l’administration publique, presque tous de rang moyen. Plus récemment, les services de renseignements canadiens découvrirent que les dirigeants du groupe islamique militant Al-Jihad « sont en large majorité des universitaires issus de la classe moyenne ». Ce ne sont nullement les enfants de la pauvreté et du désespoir.
D’autres chercheurs confirment ces résultats égyptiens. Galal A. Amin, économiste à l’université américaine du Caire, conclut une étude consacrée aux problèmes économiques du pays en s’étonnant de voir « combien il est rare de trouver des exemples de fanatisme religieux parmi les couches sociales très élevées ou très basses de la population égyptienne ». Lorsque son assistante au Caire devint islamiste, la journaliste Geraldine Brooks exprima sa surprise: « Je pensais que le recours à l’Islam était le geste désespéré de pauvres gens en quête de réconfort. Mais Sahar [l’assistante] n’était ni désespérée ni pauvre. Elle se situait aux alentours de la stratosphère de la société égyptienne méticuleusement stratifiée. » Et relevons également ce compte-rendu plein de talent signé Hamza Hendawi: En Égypte, « une nouvelle espèce de prêcheurs, avec complet-cravate et téléphone mobile, exercent une influence croissante sur les riches et les puissants, les éloignent des styles de vie occidentaux et les entraînent vers le conservatisme religieux. Les imams modernes tiennent leurs séminaires lors de banquets organisés dans certaines des plus luxueuses résidences du Caire, ou dans les stations balnéaires d’Égypte, afin de mieux faire vibrer la corde sensible des riches pour le style et le confort. »
Ces constats effectués en Égypte sont confirmés ailleurs : de même que le fascisme et le marxisme-léninisme à leur apogée, l’Islam militant attire des individus très compétents, motivés et ambitieux. Loin d’être les laissés-pour-compte de la société, ils en sont les leaders. Brooks, une journaliste qui a beaucoup voyagé, estime que les islamistes sont « les plus doués » des jeunes gens qu’elle a rencontrés. « L’appel islamique fait également réagir des étudiants promis aux meilleures perspectives, pas uniquement des cas désespérés. (…) Ils composaient l’élite de la dernière décennie, les gens qui allaient modeler l’avenir de leur pays. »
Les islamistes qui vont jusqu’au sacrifice ultime de leur vie s’inscrivent également dans ce profil d’aisance financière et d’instruction de haut niveau. Un très grand nombre de terroristes et d’auteurs d’attentats-suicide à la bombe détiennent des titres universitaires, souvent en ingénierie et en sciences. Cela s’applique de même aux kamikazes palestiniens qui se font exploser en Israël ainsi qu’aux partisans d’Oussama Ben Laden qui perpétrèrent les attentats du 11 septembre 2001. Dans le premier cas, un chercheur observa, en étudiant leurs coordonnées, que « les conditions économiques ne semblent pas avoir constitué un facteur décisif. Alors qu’aucun des seize sujets ne pouvait vraiment être qualifié d’aisé, certains avaient certainement plus de facilité que d’autres dans ce domaine. » Dans le deuxième cas, comme l’historien de Princeton Sean Wilentz le résume avec humour, à en juger par les biographies des tueurs du 11 septembre, le terrorisme est causé par « l’argent, l’éducation et les privilèges ».
Sur un plan plus général, Fathi Chakaki, le fondateur du Djihad islamique, se vanta un jour du fait que « certains des jeunes gens qui se sont sacrifiés [dans des opérations terroristes] provenaient de familles très aisées et détenaient des titres universitaires prestigieux ». Et cela est normal, car les auteurs d’attentats-suicide qui s’attaquent ainsi à des ennemis étrangers ne sacrifient pas leur vie pour protester contre les privations financières, mais pour changer le monde.
Ceux qui soutiennent les organisations islamiques militantes sont également plutôt fortunés. Ils viennent plutôt des cités riches que des campagnes pauvres, un fait dans lequel Khalid M. Amayreh, un journaliste palestinien, décèle « la réfutation de l’hypothèse largement répandue selon laquelle la popularité des islamistes prend racine dans la misère économique ». Et ces hommes ne viennent pas simplement des villes, mais encore de leurs bons quartiers. Pendant certaines périodes une incroyable proportion – 25% – des membres de la principale organisation islamique militante turque, maintenant appelée le Parti Saadet, était constituée d’ingénieurs. En fait, le cadre typique d’un parti islamique militant est un ingénieur dans la quarantaine, né dans une ville, de parents arrivés de la campagne. Amayreh observe que lors des élections parlementaires jordaniennes de 1994, les Frères musulmans obtinrent d’aussi bons résultats dans les circonscriptions riches que dans les plus pauvres. Il en déduit qu’« une majorité substantielle d’islamistes et leurs supporters viennent des coches socioéconomiques moyennes à supérieures ».
Martin Kramer, historien et rédacteur en chef du Middle East Quarterly, va plus loin. Il considère l’Islam militant comme le véhicule des contre-élites, de gens qui, de par leur éducation et/ou leurs revenus, pourraient appartenir à l’élite, mais qui, pour une raison ou une autre, en sont exclus. Peut-être leur formation manque-t-elle d’un élément déterminant pour leur prestige, ou leurs sources de revenus ne sont-elles pas entièrement inattaquables. Ou peut-être proviennent-ils simplement du mauvais milieu socioculturel. Ainsi, bien qu’ils soient instruits et aisés, ils sont mécontents : leur ambition est entravée, ils ne parviennent pas à traduire leurs atouts socio¬économiques en influence politique. L’Islamisme est particulièrement utile à ces gens-là, en partie parce qu’il permet, grâce à d’habiles manipulations, de recruter des adeptes parmi les pauvres, lesquels font d’excellents fantassins.
Kramer cite les « tigres anatoliens », des hommes d’affaires qui jouèrent un rôle décisif dans le soutien au parti islamique militant turc, comme un exemple d’une telle contre-élite sous sa forme la plus achevée.
« Pas un produit de la pauvreté »
Les mêmes constats peuvent être faits au niveau des sociétés:
• L’aisance ne protège pas contre l’Islam militant. Les Koweitiens ont des revenus de niveau occidental, et doivent l’existence même de leur état à l’Occident, mais les islamistes y occupent régulièrement le plus important groupe de sièges au Parlement (vingt sur cinquante actuellement). La Cisjordanie est plus prospère que Gaza, mais les groupes islamiques militants y sont plus populaires. L’Islam militant est florissant en Europe occidentale, de même qu’en Amérique du Nord, où les Musulmans jouissent d’un statut social plus élevé que la moyenne nationale. Et parmi ces Musulmans, comme le relève Khalid Duran, les islamistes sont en principe les mieux lotis financièrement : « Aux États-Unis, la différence entre islamistes et simples Musulmans se reflète essentiellement à travers leur fortune. Les Musulmans ont le nombre, les islamistes les dollars. »
• Une économie florissante ne protège pas contre l’Islam radical. Les mouvements islamiques militants actuels ont démarré dans les années 1970, précisément lorsque les États exportateurs de pétrole affichaient des taux de croissance extraordinaires. C’est à cette époque que Mouammar Kadhafi élabora sa version excentrique d’un proto-Islam militant, et c’est alors que l’ayatollah Khomeiny prit le pouvoir en Iran (il est vrai, cependant, que la croissance s’était relâchée plusieurs années avant qu’il ne renverse le shah). Dans les années 1980, plusieurs pays en excellente situation économique connurent un boom de l’Islam militant. Les économies jordanienne, tunisienne et marocaine firent des progrès marquants pendant les années 1990, de même que leurs mouvements islamiques militants. Sous Turgut Özal, les Turcs connurent près d’une décennie entière de croissance économique particulièrement sensible, et ils furent alors d’autant plus nombreux à rejoindre les rangs des partis islamiques militants.
• La pauvreté ne génère pas l’Islam militant. Il y a de nombreux États musulmans pauvres, mais ils ne deviennent que très rarement des centres de l’Islam militant – ni le Bengladesh, ni le Yémen, ni le Niger ne sont de ceux-là. Comme le relève à juste titre un analyste américain, « la détresse économique, souvent avancée comme l’origine de la puissance de l’Islam militant, est une chose courante de longue date au Moyen-Orient ». Ainsi, si l’Islam militant est lié à la pauvreté, on se demande pourquoi il n’a pas été une force plus présente au Moyen-Orient au cours des années et des siècles passés, lorsque la région était plus pauvre qu’aujourd’hui.
• Une économie en déclin ne génère pas l’Islam militant. Le crash économique qui frappa l’Indonésie et la Malaisie en 1997 ne fut pas accompagné d’une large croissance de l’Islam militant. Le revenu iranien a chuté de moitié au moins depuis l’arrivée au pouvoir de la République islamique en 1979 ; pourtant, loin de renforcer le soutien à l’idéologie de l’Islam militant, la paupérisation a engendré un mouvement massif de rejet de l’Islam. Les Irakiens ont subi une baisse encore plus abrupte de leur niveau de vie : Abbas Alnasrawi estime que le revenu par habitant y a diminué de presque 90% depuis 1980, ce qui équivaut à un retour à la situation des années 1940. Alors que le pays a connu un raffermissement de la piété personnelle, l’Islam militant n’y a pas progressé, et n’y est pas non plus la principale forme de critique du régime.
Au moins quelques observateurs ont su tirer de ces faits les conclusions correctes. Saïd Sadi, en Algérie, réfute totalement la thèse selon laquelle la pauvreté engendre l’Islam militant : « Je n’adhère pas à cette opinion voulant que le terrorisme soit la conséquence du chômage généralisé et de la pauvreté. » De même, Amayreh estime que l’Islam militant « n’est ni un produit ni un sous-produit de la pauvreté ».
« La garantie de conditions de vie décentes »
Si la pauvreté est la cause de l’Islam militant, la croissance économique est la solution. Et les officiels de pays aussi différents que l’Égypte et l’Allemagne plaident ainsi pour que l’on favorise la prospérité et la création d’emploi en vue de contrer l’Islam militant. Au plus fort de la crise en Algérie, au milieu des années 1990, le gouvernement sollicita l’aide économique occidentale en laissant entendre que, si cet appui lui était refusé, les islamistes prendraient le dessus. Cette interprétation a des incidences concrètes : par exemple, le gouvernement tunisien a pris certaines mesures favorisant l’instauration d’un marché libre, mais n’a procédé à aucune privatisation de crainte que les sans-emploi en nombre croissant n’aillent grossir les rangs des groupes islamistes. La même réflexion s’applique à l’Iran : l’Europe et le Japon fondent leurs politiques à son égard sur l’hypothèse selon laquelle leurs liens économiques avec la République islamique l’apprivoisent et la découragent de se lancer dans l’aventure militaire.
Cet accent mis sur la création d’emplois et de richesses transforma les efforts visant à mettre un terme au conflit israélo-arabe pendant la période d’Oslo. Avant 1993, les Israéliens insistaient sur la nécessité, pour parvenir à une résolution, d’une reconnaissance préalable, par les Arabes, de l’État juif comme d’un fait accompli. On pensait alors atteindre cet objectif en favorisant l’acceptation de l’État juif et en cherchant à s’entendre sur un tracé des frontières acceptable de part et d’autre. L’année 1993 marqua à cet égard un profond revirement : il s’agissait dès lors d’accroître la prospérité des Arabes, dans l’espoir de réduire ainsi l’attrait de l’Islam militant et des autres idéologies radicales. L’on s’attendait à ce qu’un démarrage en flèche de l’économie incitent les Palestiniens à faire progresser le processus de paix, et ainsi à délaisser le Hamas et le Djihad islamique. Dans ce contexte, on put lire Serge Schmemann affirmer dans le New York Times, sans citer de sources, qu’Arafat « sait bien que l’éradication du militantisme passera finalement davantage par la garantie de conditions de vie décentes que par l’usage de la force ».
L’analyste israélien Meron Benvenisti abonde dans ce sens : « Le caractère militant [de l’Islam] dérive de l’expression de la profonde frustration des défavorisés (…). L’essor du Hamas a été directement lié à l’aggravation de la situation économique, aux frustrations accumulées et à la dégradation de l’occupation actuelle. » Shimon Peres également : « Le terrorisme islamique ne peut pas être contré militairement ; il doit l’être par l’élimination de la faim qui lui donne naissance. » Guidés par cette théorie, les états occidentaux et Israël fournirent des milliards de dollars à l’Autorité palestinienne. Fait plus remarquable encore, le gouvernement israélien s’opposa aux efforts déployés par des activistes pro-Israël aux États-Unis visant à rendre l’aide américaine à l’OLP dépendante du respect, par Arafat, de ses promesses faites à Israël.
À l’heure qu’il est, il n’est plus nécessaire de démontrer à quel point les hypothèses d’Oslo étaient erronées. La richesse ne guérit pas la haine ; un ennemi prospère peut se révéler simplement un ennemi mieux à même de combattre. Les Occidentaux et les Israéliens pensaient que les Palestiniens allaient accorder la priorité à la croissance économique, mais ce thème ne les préoccupa guère. Les questions centrales pour eux étaient celles de l’identité et du pouvoir. La conviction voulant que l’Islam militant soit le produit de la pauvreté est si profondément ancrée que même l’échec d’Oslo n’est pas parvenu à discréditer la foi en la prospérité. Ainsi, en août 2001, un haut fonctionnaire israélien approuva la construction d’une centrale électrique au nord de Gaza sous prétexte que cela créerait des emplois et que « chaque Palestinien qui travaille est une paire de mains de moins au service du Hamas. »
Si la pauvreté n’est pas le moteur propulsant l’Islam militant, plusieurs déductions s’imposent. Premièrement, la prospérité ne peut pas être considérée comme la solution à l’Islam militant et l’aide étrangère ne saurait former le principal instrument du monde extérieur pour le combattre. Deuxièmement, l’occidentalisation non plus ne constitue pas une solution. Au contraire, de nombreux dirigeants de l’Islam militant sont non seulement de bons connaisseurs, mais encore des experts des caractéristiques du monde occidental. Un très grand nombre d’entre eux possèdent des formations universitaires en techniques et en sciences. Il semble parfois que l’occidentalisation soit une voie vers la haine de l’Occident. Troisièmement, la croissance économique ne permet pas forcément d’améliorer les relations avec les États musulmans. Dans certains cas, comme en Algérie par exemple, cela peut aider ; dans d’autres, comme en Arabie Saoudite, cela peut aggraver les choses.
Une explication antagoniste
Il se pourrait, au contraire, que l’Islam militant résulte de la richesse plus que de la pauvreté. D’abord, il y a le phénomène universel voulant que les gens ne s’engagent davantage aux plans idéologique et politique que lorsqu’ils ont atteint un niveau de vie assez élevé. On a souvent observé que les révolutions n’interviennent qu’après la formation d’une large classe moyenne. Birthe Hansen, professeur associé à l’université de Copenhague, fait allusion à cela en écrivant que « l’extension du capitalisme, du marché libre et de la démocratie libérale (…) constitue probablement un facteur important favorisant l’essor de l’Islam politique. »
Ensuite, il y a un phénomène spécifiquement islamique associant la foi à la réussite matérielle. Tout au long de l’histoire, de l’époque du prophète Mahomet à celle, un millénaire plus tard, de l’empire ottoman, les Musulmans possédèrent régulièrement plus de richesses et de pouvoir que les autres peuples, et ils étaient également plus cultivés et en meilleure santé. Ce lien semble persister de nos jours. Par exemple comme suggéré par la fameuse formule connue sous le nom de loi d’Issawi (« là où il y a des Musulmans, il y a du pétrole ; et non le contraire. »), le boom pétrolier des années 1970 a profité principalement aux Musulmans ; ce n’est probablement pas par pur hasard que la vague actuelle d’Islam militant a débuté à cette époque. Les Islamistes, qui se considèrent eux-mêmes comme les « pionniers d’un mouvement constituant une alternative à la civilisation occidentale », ont besoin d’une base économique solide. Comme le souligne Galal Amin, « il existe des relations étroites entre la croissance de revenus revêtant la forme de rentes économiques et l’essor du fanatisme religieux. »
Inversement, les Musulmans pauvres semblent plus volontiers tentés par d’autres appartenances. Ainsi, au cours des siècles, l’apostasie était plus fréquente durant les périodes défavorables. Ce fut le cas lorsque les Tartares furent soumis au règne russe ou lorsque les sunnites libanais perdirent le pouvoir au profit des maronites. Ce fut également le cas en 1995 dans le Kurdistan irakien, une région placée sous un double embargo et sujette à la guerre civile : « À force de tenter de vivre au beau milieu des tirs d’armes à feu et des combats, les villageois kurdes en sont arrivés au point où ils sacrifieraient n’importe quoi pour éviter la famine et la mort. À leurs yeux, changer de religion afin d’obtenir un visa vers l’Occident devient une option toujours plus sérieuse. » Bref, il y a de bonnes raisons de penser que le choix de l’Islam militant est davantage lié au succès qu’à l’échec.
« Un ascenseur vers le pouvoir »
Ainsi, pour trouver les causes de l’Islam militant, il vaut sans doute mieux s’éloigner des aspects économiques et se concentrer sur d’autres facteurs. En effet, bien que les raisons de nature matérielle conviennent très bien à la sensibilité occidentale, elles ne sont que peu concluantes en l’occurrence. D’une manière générale, comme l’observe Davia Wurmser, du Département d’État américain, les Occidentaux attribuent une parte excessive des problèmes du monde arabe « à des questions strictement matérielles » telles que le territoire et la richesse. Cela favorise une tendance « à dénigrer l’authenticité des croyances et du strict respect des principes et à les présenter comme les instruments d’une exploitation cynique des masses par les politiciens. Ainsi, les observateurs occidentaux s’attachent à l’aspect matériel des circonstances et des actes des dirigeants et ignorent le côté spirituel du monde arabe, où se trouve en fait le cœur du problème. » Ou, pour reprendre la formulation détestable mais non dénuée de fondement d’Oussama Ben Laden, « les Américains vénèrent l’argent et ils s’imaginent que tout le monde en fait autant. »
Et en effet, si l’on se détourne des commentaires sur l’Islam militant et que l’on se penche plutôt vers les islamistes eux-mêmes, il devient rapidement évident qu’ils ne s’intéressent guère à la prospérité. Comme l’a dit un jour l’ayatollah Khomeiny, dans une phrase restée fameuse, « nous n’avons pas créé une révolution pour faire baisser le prix du melon ». Ils n’éprouvent guère que de la réprobation pour la société de consommation. Wadji Ghunayim, un islamiste égyptien, la considère comme « le règne du décolleté et de la mode », dont l’unique commun dénominateur est un appel aux instincts les plus bestiaux de la nature humaine. Pour les islamistes, la puissance économique ne représente pas l’accès à une vie agréable mais un outil de plus pour combattre l’Occident. L’argent sert à entraîner des cadres et à acheter des armes, pas à s’offrir une plus grande maison et une nouvelle voiture. Pour eux, la richesse est un moyen, pas une fin.
Un moyen pour atteindre quoi? Le pouvoir. Les islamistes se préoccupent moins de la puissance matérielle que de leur position dans le monde. Ils en parlent sans cesse. Ainsi Ali Akbar Mohtashemi, partisan iranien de la ligne dure, émet une déclaration tout à fait typique en prédisant que « finalement, l’Islam deviendra la puissance suprême ». De même, Mustafa Mashhur, un islamiste égyptien, déclara que le slogan « Dieu est grand » retentira « jusqu’à que l’Islam s’étende dans le monde entier ». Abdessalam Yassine, un islamiste marocain, affirmait « Nous exigeons le pouvoir » ; et l’homme qui s’opposait à lui, feu le roi Hassan, concluait que pour les islamistes, l’Islam est « un ascenseur vers le pouvoir ».
En réduisant la dimension économique à ses dimensions réelles, et en tenant compte des dimensions religieuse, culturelle et politique, nous pouvons commencer à comprendre vraiment quels sont les causes de l’Islam militant.
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