Il y a plus faux que le faux, c’est le mélange du vrai et du faux. Paul Valéry
Un des grands problèmes de la Russie – et plus encore de la Chine – est que, contrairement aux camps de concentration hitlériens, les leurs n’ont jamais été libérés et qu’il n’y a eu aucun tribunal de Nuremberg pour juger les crimes commis. Thérèse Delpech
De manière cruelle et brutale, le monde entier – et en particulier les Européens –, se retrouve plongé dans les guerres froides et chaudes du siècle passé, avec ce qui se passe en Ukraine. La vieille théorie politique est reconfirmée : un dirigeant disposant d’un pouvoir sans barrière est toujours une menace pour la paix. (…) Au moment où Poutine s’enfonce dans son propre piège, son allié et ami Xi Jinping s’enlise dans une guerre contre le Covid-19, selon la même logique. (…) il ne s’agit désormais plus d’une affaire concernant la santé publique, cela devient, aux yeux de Xi, le symbole du modèle chinois, voire la preuve civilisationnelle de « l’ascension de l’Est et du déclin de l’Occident », caractéristique de notre monde actuel (…) Tout comme dans la Russie actuelle, où Poutine est confondu avec la nation, en Chine, Xi est identifié au Parti communiste chinois (PCC) et à ce modèle anti-Covid. Ce modèle s’inscrit dans la même logique que le « zéro critique », le « zéro dissident »… que Xi met en pratique depuis des années. (…) Des signes d’impatience et d’incompréhension, de contestation sous formes diverses éclatent partout dans de nombreux endroits du pays, des Chinois brisant l’interdit. (…) La tentative de Poutine et de Xi d’imposer un néototalitarisme, pour contrôler les sociétés et les individus, ne peut que se solder par un échec final, cela malgré de probables réussites temporaires. L’histoire du XXe siècle l’a attesté, et l’histoire de notre siècle le démontrera à son tour. L’enlisement en Ukraine et en Chine de ces deux dirigeants n’en est que la première étape. Lun Zhang (Cergy-Paris-Université)
Vous avez finalement un paradoxe aujourd’hui dans la politique française, qui est presque une tenaille. C’est à dire que nous sommes pris en tenaille entre d’une part une gauche qui dans son ensemble ne reconnait pas le danger de l’islamisme, ou en tout cas ne l’évalue pas à sa juste dimension. (…) Et puis, (…) une droite qui est incapable de penser la question russe. (…) Il y a un côté, que je dirais presque tragique pour nous Français, de se dire qu’il n’y a pas vraiment sur la scène politique un homme politique qui est capable de penser de manière vraiment sérieuse ces deux menaces en même temps. Laure Mandeville
Quand [Trump] fait de telles affirmations, la presse le prend au pied de la lettre, mais pas au sérieux alors que ses partisans le prennent au sérieux, mais pas au pied de la lettre. Salena Zito
J’ai retiré de cette expérience ces deux certitudes qui me semblent essentielles : n’importe qui peut tomber dans le piège du complotisme ; et il est heureusement possible d’en sortir. Pour ce faire, encore faut-il guérir de la maladie du soupçon. On réduit souvent la question du complotisme à un problème de croyances, de représentations intellectuelles et de biais cognitifs. Comme si les non-complotistes en étaient exempts ! Ils sont en réalité confrontés aux mêmes biais de confirmation, aux mêmes logiques de groupe, au même besoin de trouver un sens à sa vie que les conspirationnistes. William Audureau
On crée une vérité, une aisance cognitive sur le fait que Poutine est un dictateur, que Bachar el-Assad est un monstre, qu’Omar el-Béchir est un génocidaire. […] Plus personne ne se pose de questions sur des chiffres comme 200 000, 400 000 morts au Darfour. […] Moi-même à la tête du renseignement au Darfour pendant deux ans je me suis attaché à compter ces morts, on n’est jamais arrivé à 200 000, on est arrivé au maximum à 2 500 morts. Jacques Baud
Les attaques chimiques […] ne sont certainement pas le fait de Bachar el-Assad. […] [En 2013 à la Ghouta], les services de renseignement militaire américains ont déconseillé à Obama d’intervenir parce que les éléments qu’ils avaient […] indiquaient que c’étaient en fait les rebelles qui avaient utilisé ces armes de destruction massive. [Dans la Ghouta en 2013, à Khan Cheikhoun en 2017 et à Douma en 2018], il n’y a pas eu d’engagement des armes [chimiques] par l’armée syrienne en revanche il y a eu dans le premier cas [la Ghouta] un engagement par les rebelles. Dans le deuxième cas (Khan Cheikhoun) […] il n’y a pas eu d’armes chimiques utilisées mais des toxiques chimiques libérés par un bombardement ciblé des Syriens. Et dans le cas de Douma, […] il n’y a rien eu du tout, simplement un bombardement « normal », si j’ose dire, d’artillerie et les rebelles ont habilement utilisé les poussières, les effets de ce bombardement pour faire croire qu’il y avait eu un engagement chimique. Il y a eu de nombreux lanceurs d’alerte au sein de l’OIAC qui ont confirmé que les rapports occidentaux ont été falsifiés en quelque sorte pour justifier des frappes. (…) A l’époque des massacres de Homs en 2011, les services de renseignement allemands avaient établi qu’il n’y avait pas eu de massacre causé par l’armée de Bachar el-Assad. (…) Les organisations humanitaires qui ont vérifié ces photos [d’un déserteur de l’armée syrienne] se sont aperçues que pratiquement toutes les photos en question sont des photos de soldats syriens et non pas d’opposants, il y a déjà quand même quelque chose qui cloche. (…) La fausse vérité, c’est qu’on a un gouvernement qui est une dictature […] et l’idée que Bachar el-Assad tente de massacrer son peuple. Jacques Baud
On n’a pas d’histoire d’empoisonnement de la part des services secrets russes contrairement à ce qu’on dit. […] En réalité, tout porte à croire [que, dans l’affaire Skripal,] on est parti plutôt d’une intoxication alimentaire car toutes les analyses qui ont été faites par la suite n’ont jamais démontré que la Russie était impliquée. […] Dans le meilleur des cas, si des toxiques de combats ont été utilisés, on ne sait même pas s’ils sont originaires de Russie. (…) Navalny, on sait qu’il s’est attaqué à la mafia, à des gens corrompus. […] Navalny dirige des mouvements d’opposition dont les rivalités sont connues, on peut aussi imaginer que quelqu’un de son entourage ait tenté de l’assassiner. […] L’utilisation de poison en Russie dans l’histoire récente est plutôt le fait de la mafia que de l’État russe. Jacques Baud
L’abâtardissement du doute méthodique le transforme dans l’espace public en doute systématique, mécanisme sur lequel toutes les formes de complotisme (qui sont un hyper-criticisme), prolifèrent. Olivier Schmitt
Interviewé par Frédéric Taddéï, l’essayiste, ancien officier des services de renseignement suisses, dénonce ce qu’il présente comme « le gouvernement par les fake news »… mais multiplie lui-même les contre-vérités. La thèse centrale de son nouveau livre est la suivante : les gouvernements occidentaux déforment les réalités géopolitiques pour déclencher des guerres et défendre leurs intérêts. De la Syrie à l’Ukraine, de la Russie à l’Iran, on nous mentirait et la vérité serait ailleurs. (…) Suite à la publication de cet article, Jacques Baud a réagi dans des interviews données à Hélène Richard-Favre (déboutée en première instance de sa plainte en diffamation contre la chercheuse Cécile Vaissié qui avait évoqué sa proximité avec les réseaux du Kremlin) et à Sputnik France, média contrôlé par Moscou. Sa ligne de défense tient en deux arguments principaux. Premièrement, nous n’aurions pas lu son livre. Ce qui est vrai. [ ?] Mais M. Baud est responsable de ses propos en interview, et nous sommes libres de les critiquer. N’assume-t-il donc pas ce qu’il a raconté pendant une heure à la télévision d’Etat russe ? Si ce qu’il dit en interview ne reflète pas le contenu de son livre (ce dont il est permis de douter) M. Baud ne devrait peut-être pas donner d’interviews – ou mieux les préparer. Deuxièmement, M. Baud ne ferait que poser des questions, il n’affirmerait rien. Cette ligne de défense ne tient pas, car durant son passage sur RT France, M. Baud ne s’est pas contenté de s’interroger, il a affirmé des contre-vérités à de multiples reprises : le pouvoir syrien ne serait pas responsable des principales attaques chimiques en Syrie ; le nombre de victimes « réelles » au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres avancés par l’ONU ; les photos du rapport César montreraient principalement des cadavres de soldats syriens ; les services secrets russes ne pratiqueraient pas l’empoisonnement d’opposants… Nous avons déjà montré dans l’article, citations à l’appui, que cela n’était pas conforme aux faits tels qu’ils avaient pu être établis par les sources les plus fiables. D’ailleurs, la posture consistant à dire « je ne fais que poser des questions » n’est pas innocente. Lorsque des faits sont établis par un faisceau de preuves concordantes, on peut effectivement les remettre en question si l’on remarque de véritables incohérences et à condition d’apporter de nouvelles preuves suffisamment solides pour ce faire. Cela, c’est le doute méthodique cher à Descartes. C’est ce qui se passe quand la justice rouvre une enquête déjà clôturée. En revanche, remettre en question des faits établis sur la seule base d’un « est-on vraiment sûr que ça s’est passé comme ça ? », en mettant en avant des incohérences mineures dans la version établie (méthode hypercritique), sans apporter de preuves suffisamment solides pour étayer ses affirmations, est une démarche qui n’a plus grand chose à voir avec la scepticisme rationnel, mais relève de la méthodologie complotiste. Antoine Hasday (Conspiracy watch)
Le texte d’Henri Guaino nous invite à prendre du recul sur les événements d’Ukraine. Il a le mérite de convoquer l’histoire tragique du XXe siècle pour nous inciter à réfléchir aux conséquences de nos actions et de nos choix stratégiques. Ce faisant, toutefois, il se trompe d’analogie historique, tire des enseignements erronés de la guerre froide, méconnaît la stratégie américaine, prend peu de distance vis-à-vis du récit russe et établit une fausse symétrie entre deux camps. (…) L’enthousiasme pour la guerre n’existe plus guère en Occident, où les leçons du siècle passé ont été apprises. Du côté russe, tout indique que M. Poutine comprend très bien ce qu’est la «ligne rouge» à ne pas franchir, celle de l’article 5 du traité de Washington. Le système d’alliances n’est plus le même. La Chine, deuxième puissance mondiale, poussera Moscou davantage à la retenue qu’à l’escalade. Enfin, la dynamique des schémas rigides de mobilisation des années 1910 n’a aucune pertinence aujourd’hui. S’il fallait à tout prix trouver une analogie utile dans la première moitié du siècle précédent, ce serait hélas plutôt la fin des années 1930. Se font bel et bien face en Ukraine un agresseur et un agressé, une puissance expansionniste voulant rassembler les «Russes» comme hier une autre les «Allemands», et un État aux frontières reconnues – y compris par Moscou – brutalement envahi. Et le premier avertissement avait été donné en 2014 avec la Crimée, dont les modalités d’annexion ne pouvaient manquer de faire penser à l’Anschluss. Mais avec une différence majeure: il n’y a guère de risque immédiat, aujourd’hui, d’attaque des pays alliés. Le texte de M. Guaino tire des enseignements erronés de la guerre froide, qui vit les deux grands s’affronter indirectement en Corée, au Vietnam ou en Afghanistan: il omet le rôle de la dissuasion nucléaire, qui a tant fait pour qu’ils aient peur de l’affrontement direct. Or cette dissuasion existe encore aujourd’hui, et la Russie en respecte les règles essentielles. En outre, ce que la guerre froide nous a aussi appris, de la crise de Berlin à celle de Cuba, c’est que la fermeté paye. Le partenariat conclu fin 2021 par l’Amérique avec l’Ukraine serait «dirigé explicitement contre la Russie» ? S’il mentionnait Moscou, c’était pour rappeler que Washington soutiendrait les efforts de Kyiv pour recouvrer sa souveraineté, à un moment où l’Ukraine était déjà partiellement occupée et où M. Poutine massait près de 200.000 hommes à ses frontières. Aujourd’hui, il ne s’agit nullement d’«acculer» la Russie, que personne ne souhaite envahir, mais de la faire reculer. Nuance majeure. Le sens de la déclaration malvenue mais spontanée de M. Biden fin mars («M. Poutine doit partir») a été clarifié: Washington n’a pas une politique de «changement de régime». Quant à celle du secrétaire à la Défense, M. Austin, fin avril, selon laquelle les États-Unis souhaitent «voir la Russie affaiblie au point de ne plus pouvoir le genre de choses qu’elle a fait en envahissant l’Ukraine», elle était maladroite mais guère contestable à la lettre, et cohérente avec l’idée maîtresse de Washington de souhaiter que la guerre soit un «échec stratégique» pour M. Poutine. Sans compter que M. Austin appelait quelques jours plus tard son homologue russe à un «cessez-le-feu immédiat»… Une bonne référence est sans doute l’Afghanistan, que l’Union soviétique craignait de voir s’éloigner alors que tout recul du communisme était considéré comme inacceptable par Moscou. L’assistance à la résistance contribua à ce que l’Armée rouge abandonne le pays. Comment peut-on renvoyer dos à dos l’agresseur et ceux qui aident l’État envahi à se défendre? Il ne s’agit pas d’idéaliser l’Ukraine. Comme le disait Arthur Koestler, «nous nous battons contre un mensonge absolu au nom d’une demi-vérité». (…) Mais l’Europe n’est pas [plus] somnambule. Sortie de son long sommeil stratégique, elle a compris le tragique de l’histoire. Réveillée, elle voit la Russie de M. Poutine pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait. Le temps n’est pas venu de trouver la «porte de sortie» que M. Guaino appelle de ses vœux: rien n’indique en effet que M. Poutine ait aujourd’hui un quelconque intérêt pour cette idée. Il est temps en revanche de se souvenir des enseignements du gaullisme: ne pas céder à l’agression ; refuser les politiques d’«apaisement» tout autant que les «sphères d’influence» ; soutenir la liberté des peuples et la souveraineté des nations. Bruno Tertrais
Qui peut vouloir cinq ans de plus comme ça ? Je ne comprends pas. Autour de nous, tout le monde vote Marine. Electrice de Marine Le Pen (Saint-Pierre-sur-Dives, Calvados)
Ça va être une boucherie, les gens vont s’abstenir puisque, ici, personne ne vote Macron. Electeur de Jean-Luc Mélenchon (Boboland, Paris)
Le seul sondage auquel je crois c’est ce que me disent les gens (…) : je n’en rencontre aucun qui ait envie de voter Macron ou Hidalgo ou Jadot, j’en connais un grand nombre en revanche qui a envie de voter Zemmour, Le Pen ou Mélenchon. Et un bien plus grand nombre qui ne votera pas. Michel Onfray
Dans une société où les univers se mélangent peu, où les citoyens ont tendance à s’enfermer – et sans doute encore plus depuis le confinement – dans leurs cercles familiaux et amicaux, certains en viennent à ne plus croire que ce qu’ils connaissent. Ils ne se confrontent plus aux idées des autres et se confortent dans leurs certitudes auprès de gens qui pensent de la même manière qu’eux ou auprès de sources d’information qui ne contredisent jamais leur vision du monde. En découle une « vérité du quotidien » que Michel Onfray reprend à son compte dans un récent entretien à Causeur (…) A limiter le vrai au vécu, le risque est pourtant grand de glisser vers la défiance, le soupçon de fraude électorale, voire le complotisme. Dans un contexte où avant même le scrutin, 14 % des Français estimaient que l’élection pourrait être truquée, selon un sondage Ifop pour la fondation Reboot, le terrain est propice. Et il est entretenu par des apprentis sorciers qui espèrent tirer profit du doute semé. Agnès Laurent
Je prends des gens différents de la doxa médiatique. 95 % des médias disent que Poutine, c’est Hitler, et que Zelensky, c’est Jean Moulin. Cette indignation a sens unique me gêne. Le travail de mise en perspective n’est pas fait. Je suis très frappé que personne ne rappelle un certain nombre de traités, d’accords. André Bercoff
C’est toujours le même petit récit que l’on recycle, tel un disque rayé reprenant la propagande russe. La vérité, c’est que la Russie n’est pas là pour se défendre, mais pour prendre l’Ukraine. Jean-Sylvestre Mongrenier (chercheur en géopolitique)
Ces gens sont obsédés par les Etats-Unis, l’OTAN et nourrissent une forme de détestation vis-à-vis de tout ce qui vient d’outre-Atlantique. Jean-Yves Camus
C’est vrai que j’ai évolué, je déteste le deux poids deux mesures de cette gauche de gouvernement qui a oublié les ouvriers, les artisans, les agriculteurs. (…) Je suis plus sévère avec la gauche parce qu’elle est censée être plus éthique. François Mitterrand était un grand artiste, François Hollande est un artisan. (…) A partir des années Mitterrand, j’ai compris que la gauche a adopté l’économie de marché tout en gardant la vulgate révolutionnaire. L’incohérence ne m’a pas plu. (…) Je suis allé voir Assad parce que cela m’intéressait. Il n’est pas de mon bord politique mais il faut aller le voir. (…) Marine Le Pen est trop protectionniste. Sortir de l’Euro serait une véritable aberration. André Bercoff
On l’avait quitté mitterrandien, on le retrouve vingt ans plus tard à s’acoquiner avec Riposte laïque et à rencontrer Bashar el-Assad. André Bercoff était l’une des figures du journalisme des années 1980, proche de François Mitterrand et de Jacques Attali. A 75 ans, le journaliste, devenu polémiste avec le temps, collabore maintenant presque exclusivement avec des publications de droite, voire très à droite comme Valeurs Actuelles ou le site Boulevard Voltaire, qui a été lancé par Robert Ménard, maire de Béziers. (…) Avant d’être un débateur, André Bercoff, la crinière blanche mais l’oeil toujours alerte, fut un auteur prolifique. Il a publié près d’une quarantaine de livres (sous pseudonyme ou sous son vrai nom). C’est notamment lui qui avait monté avec Jacques Attali en 1983, l’opération Caton, du nom de ce faux « grand dirigeant de la droite » qui estimait que pour « vaincre la gauche, il fallait se débarrasser de la droite ». L’opération de déstabilisation visait à faire écrire un essai par ce faux ténor de la droite qui critiquerait la gauche tout en sulfatant son propre camp. L’ouvrage intitulé De la reconquête (Fayard) s’était extrêmement bien vendu en librairie et avait enflammé le tout-Paris. Pendant des mois, le monde politico-médiatique avait bruissé de rumeurs pour découvrir l’auteur de ce livre qui avait chamboulé la droite (et ravi la gauche). Pour parfaire la manipulation, André Bercoff et l’Elysée avaient même convaincu un jeune conseiller du château, François Hollande, d’aller défendre l’ouvrage à la radio et de se faire passer pour Caton. Lui, au moins, ne serait pas reconnu par les auditeurs, contrairement à André Bercoff, plus connu à l’époque. « Ceux qui pensent que, nous la droite, pouvons revenir au pouvoir se trompent », disait alors le jeune diplômé de l’ENA. Les relations avec François Hollande se sont depuis un peu distendues. « On a été très proches entre 1982 et 1992. Mais je ne l’ai pas revu depuis qu’il est Président ». « C’est quelqu’un de très sympathique et très drôle ». Cela ne l’empêche pas de mitrailler sa politique : « Je suis plus sévère avec la gauche parce qu’elle est censée être plus éthique », justifie-t-il. « François Mitterrand était un grand artiste, François Hollande est un artisan ». S’il ne se revendique pas comme étant de droite, André Bercoff a pourtant beaucoup de choses à reprocher à la gauche : « A partir des années Mitterrand, j’ai compris que la gauche a adopté l’économie de marché tout en gardant la vulgate révolutionnaire. L’incohérence ne m’a pas plu. » Il ne comprend pas aussi qu’on ait « laissé les problèmes d’identité à la droite » même s’il convient que Manuel Valls fait preuve de « bon sens » sur le sujet. « C’est encore l’exception », se lamente-t-il. L’identité, c’est d’ailleurs un sujet qui l’a taraudé toute sa vie. Né au Liban en pleine Seconde Guerre mondiale, il immigre en France avant la guerre civile qui ensanglantera le pays pendant 15 ans, opposant chiites, sunnites et chrétiens. « J’ai baigné dans un Liban pacifié », raconte-t-il, un brin nostalgique. A son arrivée dans la capitale, André Bercoff ne veut pourtant pas s’enfermer dans le sujet des tensions moyen-orientales. Il collabore avec plusieurs grand journaux au fil des ans dont l’Express, France Soir, Actuel, l’Evenement du Jeudi, Libération ou encore Le Monde. Il tâte un peu de la télévision, écrit beaucoup, se fait un nom au milieu de ces années 1980 baignées de mitterrandisme où le politique pensait encore pouvoir “changer la vie”. A 75 ans, André Bercoff continue à faire irruption de temps en temps dans l’actualité. C’est lui qui a interrogé à deux reprises le président syrien Bashar-el-Assad à Damas en Syrie pour Valeurs Actuelles. Malgré les réticences de la diplomatie française ou de certains de ses confrères. « Je suis allé voir Assad parce que cela m’intéressait. Il n’est pas de mon bord politique mais il faut aller le voir », clame-t-il. Avec le recul, il se désole que le Quai d’Orsay ait coupé tout lien avec le régime Assad, au risque de se priver d’informations primordiales sur les djihadistes français présents en Syrie. Il prend l’exemple de Churchill allant voir Staline durant la seconde guerre mondiale. « Vous croyez qu’il ne savait pas ce qu’il se passait en URSS? », interroge-t-il à haute-voix. Il ne la cite pas, mais on croirait entendre la fameuse citation du Premier ministre anglais avant l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie : « Si Hitler avait envahi l’enfer, je me serais débrouillé pour avoir un mot gentil pour le Diable à la Chambre des communes. » Lui, a du mal à imaginer quel « diable » il n’irait pas voir. Peut-être Abou Bakr al-Baghdadi, le « calife » de l’Etat islamique : « C’est un fanatique, on ne peut pas discuter avec lui ». Il interroge alors : « Et vous, vous iriez voir par exemple le leader de la Corée du Nord Kim-Jong-Un? ». Manière habile d’obliger son interlocuteur à se positionner. Embarrassé, on réfléchit deux secondes : « Oui bien sûr, si je suis persuadé que je pourrais poser toutes les questions que je souhaite. » André Bercoff n’est pas le seul à avoir interrogé le dictateur syrien ces dernières années. L’AFP et France 2 s’y sont aussi frottées. Mais André Bercoff et l’hebdomadaire droitier Valeurs Actuelles dégagent dorénavant une odeur de souffre qui peut rendre suspicieux sur la démarche. Lors de son dernier voyage en Syrie pour rencontrer Assad, une photo d’André Bercoff avait circulé sur les réseaux sociaux aux côtés de Julien Rochedy, ancien président du Front national de la Jeunesse (FNJ). André Bercoff assure qu’il ne soutient pas le parti d’extrême-droite. « Marine Le Pen est trop protectionniste. Sortir de l’Euro serait une véritable aberration », explique-t-il. Sa solution pour la France? Enfermer toutes les tendances politiques dans une salle pendant plusieurs jours et les obliger à trouver un compromis. En 2012, il avait signé une série d’entretiens entre Pierre Cassen (Riposte Laïque), Christine Tasin (Riposte Laique) et Fabrice Robert (Bloc identitaire). Un livre qui lui valut un article peu amène sur Rue 89. Lui dit « refuser les étiquettes ». « Dès qu’on creuse, ça ne correspond à rien ». Au bout d’une heure de conversation, on repart tout de même beaucoup moins sûr que l’homme soit aussi à droite qu’on ne le dit. Peut-être est-ce dû à l’époque où on ne parvient plus très bien à distinguer la droite et la gauche sur le plan économique? Peut-être est-il sincère quand il clame sa volonté de penser comme un esprit libre? Peut-être, a-t-on simplement été berné par un homme qui a gardé sa force de conviction malgré l’âge et ses cheveux blancs… Michaël Bloch
Je vais vous dire… d’abord je pense que, hélas, ça se reproduira, je le déplore complètement. Je pense qu’il y a un problème de recherche, il y a un problème de vérification, mais il y a un problème, vous l’avez dit très bien, de concurrence, et la chose la plus terrible, c’est effectivement de savoir faire silence devant tel ou tel événement, de tel ou tel fait, si on n’en est pas sûr, et je crois que faire silence est devenu aujourd’hui la vertu la moins partagée. Je pense qu’il faut effectivement faire silence quand on n’est pas sûr de telle ou telle information. Mais alors ça demande vraiment une espèce de vertu que, à ma connaissance, aucun journal, je dis bien aucun journal, n’a aujourd’hui. André Bercoff
Depuis 2016, André Bercoff distille à longueur d’ondes les thèses favorites de l’extrême droite. Collaborateur des sites fachosphériques Boulevard Voltaire, Riposte laïque, Figarovox et de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, il est imprenable en matière d’inversion de la relation dominants/dominés, notamment lorsqu’il enchaîne les insinuations sur la menace du « grand remplacement » et dénonce le racisme « anti-blanc ». Pas une semaine non plus sans qu’il ne relaye l’ » Obamagate » et les autres théories du complot de Donald Trump. Ce polémiste constitue le noyau dur d’une radio qui brandit le « parlons vrai » pour justifier des polémiques sur des « thèmes de société » propres à occulter tout le reste, notamment les enjeux de justice sociale. En 2013, en faillite, Sud-Radio est rachetée par Fiducial SA, un poids lourd de l’expertise comptable. (…) Le nouveau propriétaire, Christian Latouche, 58e fortune française selon l’hebdomadaire Challenges, côtoyait dans les années 2000 le Mouvement national républicain de Bruno Mégret1. À Sud Radio, sous couvert de « non politiquement correct », on dénonce surtout les « idiots utiles », les « bobos » et autres « islamo-gauchistes ». Mal camouflée derrière une obsession « souverainiste », l’accointance de la radio avec l’extrême droite est évidente : le directeur de Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune2, y a longtemps réalisé des chroniques ; Élisabeth Lévy du magazine Causeur, intervient dans la matinale. Quant à l’émission quotidienne « Les Incorrectibles », elle est réalisée en partenariat avec L’Incorrect, magazine dans le sillage « conservateur » et « identitaire » de Marion Maréchal Le Pen. Comme l’a analysé l’historien Gérard Noiriel, dans un contexte de concurrence acharnée entre les médias, le scandale et la provocation apparaissent comme un moyen sûr d’acquérir de la visibilité dans l’espace public. Didier Maïsto, le patron de la radio, s’en amuse : « On est traités de populistes et complotistes, mais ça ne me dérange pas ! » Pour preuve, le 30 mars, le professeur Luc Montagnier déballait ses thèses extravagantes sur l’origine de la Covid-19. Le 6 juin, un « grand » débat sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine opposait Idriss Aberkane, pseudo scientifique au CV dopé, et Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo et climatosceptique acharné. En dépit d’une audience limitée (moins de 1 % selon Médiamétrie), l’extrême droite et une fraction de la droite française en perdition savent qu’à Sud Radio, elles bénéficient toujours d’entretiens complaisants : les réacs prétendument anticonformistes comme Éric Zemmour, Michel Onfray, Gilles-William Goldnadel ; des représentants de la Manif pour tous ; les plus coriaces des RN comme Marion Maréchal Le Pen et Jean Messiha ; des souverainistes comme François Asselineau, Paul-Marie Coûteaux, Nicolas Dupont-Aignan et Florian Philippot ; des essayistes amoureux du « passé glorieux » de la France comme Dimitri Casali, ou Laurent Obertone, journaliste pourfendeur du multiculturalisme. Sans oublier l’identitaire Damien Rieu et même des allumés virtuels de la fachosphère comme Papacito. Didier Maïsto justifie la diffusion de ces discours identitaires féroces au nom du « pluralisme », en arguant que quelques figures classées à gauche, notamment Juan Branco et Thomas Porcher, se sont déjà égarées à l’antenne. Très actif sur le réseau social Twitter, le patron de Sud Radio surjoue l’indignation dès que l’on évoque le ton ultra droitier de son antenne, au point de menacer de « saisir le CSA ». C’est pourtant lui qui publiait en 2018 une tribune dans Valeurs actuelles intitulée « La chasse à l’homme blanc au CSA : quand un racisme peut en cacher un autre ». Depuis le 30 mars, Didier Maisto anime sa propre émission, intitulée « Toute vérité est bonne à dire », où il recycle le vieux refrain de la censure prétendument exercée par les « bien-pensants ». Déjà, au micro du site Boulevard Voltaire en février 2019, il justifiait son combat pour « permettre au débat d’exister en dehors du politiquement correct » en estimant que « le droit à la différence est l’arme de l’Anti-France qui veut morceler la société française ». Après avoir rencontré fin 2018 ses premiers Gilets jaunes, trémolo dans la voix, le directeur de Sud Radio s’est autoproclamé journaliste de référence du mouvement. Dans Passager clandestin, ouvrage paru en mars, Didier Maïsto alterne récit autobiographique archiromancé et dénonciation des « communautarismes, encouragés par des politiciens sans scrupules venant y cultiver des clientèles in vitro ». Usant et abusant du « nous », il s’y affiche comme le porte-parole de la population française. Mais laquelle ? Vraisemblablement pas celle de la « diversité, minorités visibles, #balancetonporc, covoiturage, transition énergétique… Ces mots sont vides de sens pour cette France, LA France », peut-on y lire. Sa France éternelle, ayant perdu sa « souveraineté », souffrirait d’une « oligarchie corrompue » et des « médias mainstream ». Mais bien entendu, rien de « corrompu » quand Maïsto célèbre son propre patron, Christian Latouche, en des termes équivoques : un « mâle dominant » et un « chef de guerre » qui « dégage des phéromones ». Le « parlons vrai » ou la reconnaissance du ventre ? Jean-Sébastien Mora
Comme pour tout, il y a des effets de mode et de fortes différences d’un pays à l’autre. La France est un vieux pays cartésien, par exemple, et les théories basées sur des faits réels — les grandes affaires criminelles, les attentats, les histoires politiques — ont plus de succès que celles liées à des sujets moins factuels (la Terre plate, Roswell). Le poids de la foi, des croyances, est moins important en France qu’aux États-Unis, et les grandes connaissances scientifiques (la Terre, l’espace, etc.) sont, pour une écrasante majorité de Français, considérées comme acquises. En France, si vous parlez d’un complot à propos de la mort de Coluche, vous allez susciter un peu de curiosité, si vous parlez de complot à propos de la forme de la Lune, vous allez susciter le rire ou la gêne. (…) Je crois que, traditionnellement, les médias français souffrent, dans leur ensemble, d’une trop grande déférence envers le pouvoir et font naître du coup des besoins de contre-feux, de remises en cause, de refus de la parole officielle. L’ampleur des réactions face au film « Hold-up » est de ce point de vue symbolique. Un petit documentaire diffusé sur Internet semblait soudain plus menaçant que les mensonges répétés de l’Exécutif. Cela nourrit bien évidemment le complotisme. (…) Il est salutaire de douter, de vérifier les infos, de remettre en cause le discours gouvernemental, ça c’est la vitalité démocratique. Ce qui l’est moins, c’est quand ces doutes cachent des affirmations insidieusement énoncées reposant, pour la plupart, sur la déformation ou la négation des faits. Le complotisme commence quand les doutes laissent place aux certitudes et que la dénonciation des mensonges engendre la construction de vérités de substitution. (…) l’idée d’un complot dans l’assassinat de Kennedy (…) est l’exemple d’une théorie qui a réussi à s’imposer. Les raisons sont multiples. Elles sont le reflet d’une époque qui voit le développement de la télévision comme média d’info instantané, populaire et mondial et donne ainsi à tous le sentiment d’avoir tous les éléments pour juger et analyser. La période est marquée aussi par de grands mouvements de contestation du pouvoir, qui entraînent une volonté de transparence et la découverte, par ce biais, des turpitudes du FBI et de la CIA, notamment. L’affaire elle-même prête le flanc à ce genre de théories puisque l’assassin, Lee Harvey Oswald, aux motivations assez floues, est abattu dans les locaux de la police par un personnage lui aussi assez mystérieux (Jack Ruby). Il y a là tous les ingrédients propres à créer des théories à succès. Les médias traditionnels — télé, radio, presse écrite et édition — ont joué (et jouent encore) le rôle que l’on attribue aujourd’hui à Internet et aux réseaux sociaux… En manquant de discernement, en refusant de prendre parti au nom de « l’objectivité », en relayant sans cesse des hypothèses douteuses par goût du sensationnel, ils ont contribué à persuader l’opinion de l’existence d’un complot. Cette masse accumulée depuis plus de cinquante ans finit par se nourrir d’elle-même : l’existence de tous ces articles, ces livres, ces reportages, ces films « prouvent » qu’il y a bien un mystère… sinon comment expliquer toute cette littérature ? Aujourd’hui, celui qui défend la thèse du complot peut s’appuyer sur des centaines d’ouvrages et revendiquer des milliers de références allant dans son sens. Vincent Quivy
Chargé de combattre les fausses informations au sein des Décodeurs, la rubrique de factchecking du Monde, je vois chaque jour enfler de nouvelles théories délirantes sur Facebook et Twitter. (…) Cette réalité fait désormais partie de nos vies : qu’on le veuille ou non, il nous faut apprendre à cohabiter avec elle. Mais il nous manque encore un mode d’emploi. Au niveau collectif, les pouvoirs publics comme les médias n’ont toujours pas trouvé le moyen de freiner le développement de ce phénomène. Au niveau individuel, nous sommes nombreux à avoir éprouvé la difficulté à maintenir le fil du dialogue avec des personnes tenant des propos conspirationnistes. Comment se comporter face à elles ? Le premier réflexe consiste à opposer des arguments à leurs théories souvent bancales. Je le sais : j’ai commis cette erreur mille fois, et il m’arrive encore de le faire. (…) J’ai pris de haut des amis antivaccins en méprisant leur manque de maîtrise et de compréhension des études scientifiques, j’ai renvoyé dans leurs cordes des dizaines d’internautes en leur balançant à la figure un lien vers un article de vérification, j’ai comparé une communauté complotiste pro-Trump dont il sera beaucoup question dans ce livre, Les DéQodeurs, à une secte. (…) Choisir la voie du rejet est tentant mais contre-productif. En s’opposant frontalement aux convictions des complotistes, ou, pire, en se moquant de leurs idées, on ne fait que creuser un peu plus le fossé entre eux et nous, et les renforcer dans leurs croyances manichéennes. Pour combattre ce phénomène, il faut commencer par le comprendre. Le complotisme, c’est-à-dire l’explication systématique des événements historiques par l’action consciente, coordonnée et malveillante d’une minorité, n’est pas né avec la crise sanitaire, et il a déjà été largement étudié par le monde académique. Il a ainsi fait l’objet de brillantes analyses de la part du philosophe d’origine autrichienne Karl Popper, qui a popularisé dans les années 1950 l’expression de conspiracy theory, en français « théorie du complot » ; la philosophe germano-américaine Hannah Arendt a éclairé le mode de pensée conspirationniste en déconstruisant les mécanismes de l’antisémitisme ; plus récemment, le politologue français Pierre-André Taguieff a notamment montré comment le complotisme contemporain perpétue des stéréotypes apparus au xixe siècle. Reste que tout ce savoir ne prépare pas vraiment à la difficile épreuve d’une discussion avec un covidosceptique, un antivaccin ou un obsédé des récits « alternatifs » du 11-Septembre, sans parler d’un « platiste », persuadé que la Terre n’a pas la forme d’une sphère mais d’un disque. Si l’on veut maintenir un lien avec eux, et retrouver un même socle de réalité, l’important est de comprendre la mécanique de pensée des complotistes. Telle a été ma démarche dans ce livre. (…) Nombre de complotistes décrivent leur vision du monde en recourant à une métaphore empruntée à la série de films Matrix. Quand Neo, le héros de cette saga de science-fiction, découvre que le monde dans lequel il vit n’est qu’un simulacre de réalité, un choix se présente à lui. S’il avale une pilule bleue, il se rendort et accepte le consensus et le mensonge. Pilule rouge, il se réveille et voit la vérité crue : c’est la voie qu’assurent avoir choisie les complotistes. Ce livre se veut un entre-deux, une sorte de pilule violette, qui offrirait un voyage dans l’univers mental et le mode de pensée des complotistes. Sans le promouvoir, ni nier sa dangerosité, bien sûr. Mais sans rejeter celles et ceux qui véhiculent ces théories. Avec l’ambition première de décrire, raconter, comprendre. William Audureau
Au nihilisme de la célèbre déclamation de Macbeth, « La vie est un conte raconté par un fou, plein de bruit et de fureur, qui ne signifie rien », les chercheurs de vérité opposent l’idée que la vie obéit à un plan, fomenté par une puissance supérieure, fait de signes et d’indices, qui, une fois rapprochés les uns des autres, ont tous une signification.William Audureau
Début 2019, un sondage réalisé par l’Ifop auprès de 1506 personnes pour le compte de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch, un site web français qui étudie le conspirationnisme contemporain, établissait encore que le profil type du complotiste était un jeune de 18 à 24 ans, peu ou pas diplômé. Or, un an plus tard, les défenseurs de l’hydroxychloroquine sont loin de se résumer à ce portrait-robot. La crise du Covid-19 a ouvert des brèches au sein d’une population jusqu’alors hermétique à ce type de théories, notamment chez les baby-boomers. Sur Internet, Stéphane se découvre des alliés qui sont docteur en économie, comme Xavier Azalbert, le directeur du site France-Soir ; chercheur en sociologie, comme Laurent Mucchielli ; ou généticienne, comme Alexandra Henrion-Claude. Dans les groupes Facebook des pro-Raoult, on trouve aussi des médecins, des entrepreneurs ou des responsables de communication, au niveau d’éducation a priori inattaquable. Parmi les militants antimasques, une enquête a dénombré un tiers de cadres et professions intellectuelles supérieures, soit le double de leur poids statistique dans la population française. En projetant des milliards d’individus dans le rôle de victimes impuissantes, le Covid-19 a en effet exposé un public très large aux théories du complot. Privation de libertés et de vie sociale, chômage forcé et gel de l’activité professionnelle, enfermement des seniors, mariages et enterrements escamotés… Face à un confinement national, les catégories populaires ont perdu le monopole des frustrations. Soudain, des milliards d’yeux incrédules se sont ouverts, en demande de réponses, même irrationnelles. Le complotisme est moins une affaire de catégorie socio-professionnelle que de situation de vie. Il est l’arme de ceux qui se retrouvent en position d’impuissance. L’explication est connue : les situations de stress psychologique intense accentuent le réflexe de la pensée magique, c’est-à-dire le recours à des explications simplistes relevant de l’occulte, du paranormal et du religieux. (…) Ce phénomène est encore plus prononcé en temps d’épidémie, lorsque n’importe qui peut se sentir menacé par la maladie, non pas seulement des civils vivant près d’un front armé. Il s’agit d’ailleurs d’un invariant de l’histoire humaine : les grands épisodes épidémiques ont presque toujours été associés à une résurgence de la pensée magique, comme s’il fallait coûte que coûte obvier l’angoissante incertitude de la situation en identifiant des coupables. Dans l’Europe médiévale, c’est le juif accusé de répandre la lèpre puis la peste noire en empoisonnant les puits. Dans l’Afrique des années 2000, ce sont les laboratoires occidentaux suspectés d’avoir créé le virus Ebola pour enrayer la croissance démographique de l’Afrique. Et dans l’Occident confronté au coronavirus, c’est au choix « Big Pharma », Bill Gates ou la Chine qui sont soupçonnés de vouloir réduire la population mondiale ; ou bien, pour mieux la contrôler, de lui implanter des puces électroniques par le biais de vaccins ; ou encore, a minima, de faire fortune sur le dos du peuple qu’on prive de son hydroxychloroquine providentielle. William Audureau
Ce dégoût pour l’iniquité, constitutif de l’émotion complotiste, se nourrit prioritairement de scandales et de dérives authentiques. Mensonges d’État, excès du capitalisme financier, entre-soi des élites bourgeoises… Toutes ces entorses à l’idéal démocratique permettent à la maladie du soupçon de se nourrir au goulot de la réalité. Pour Terry, les réponses coercitives à la crise du Covid-19 sont d’autant plus inacceptables qu’elles occultent la part de responsabilité des gouvernements français successifs, qui ont supprimé 70 000 lits d’hôpital en vingt ans. (…) Cette défiance vis-à-vis d’une classe politique accusée de jouer contre les intérêts de la population est profondément répandue en France. Elle a sa blessure originelle, le référendum de 2005 sur le traité établissant une constitution européenne. À la surprise générale, le « non » l’emporte alors par 54,67 % des suffrages exprimés. Mais deux ans plus tard, le texte est finalement ratifié pour l’essentiel par le traité de Lisbonne, signé par les gouvernements européens en dépit du vote du peuple français. L’épisode est régulièrement cité par les complotistes parmi les grands événements fondateurs “de leur « éveil » personnel.” (…) Ces dernières années, l’idée que l’élite gouvernante joue contre les intérêts du peuple s’est encore un peu plus ancrée dans les esprits avec le mouvement des Gilets jaunes, et la répression autoritariste et sanglante de plusieurs manifestations par les forces de l’ordre. Les violences policières contre des citoyens exerçant leur droit de manifester, parmi lesquels des pompiers et des infirmières, ont figé dans de nombreuses rétines médusées l’image d’un État dystopique et dangereux, dont il faudrait désormais craindre les actions autant que les intentions. (…) Le complotisme est directement indexé sur la crédibilité de la parole publique : le rejet que suscitent les personnalités politiques rend la moindre explication alternative plus plausible qu’une parole institutionnelle dévaluée. William Audureau
C’est la fameuse théorie du complot de « Big Pharma ». Un discours d’autant plus insidieux que les scandales pharmaceutiques existent bel et bien, depuis les publicités mensongères réalisées au début des années 2000 par Pfizer pour plusieurs de ses médicaments jusqu’à celui du Médiator, le coupe-faim commercialisé par les laboratoires Servier jusqu’en 2009 malgré la connaissance depuis 1997 de ses effets secondaires parfois mortels. Mais s’il se fonde en partie sur des événements réels, un tel discours finit par s’empêtrer dans sa propre défiance, au point de refuser de faire confiance à la pneumologue Irène Frachon, la lanceuse d’alerte qui a révélé le scandale Mediator, lorsque celle-ci qualifie les études sur les vaccins anti-Covid-19 de « sérieuses » et appelle à se faire vacciner. William Audureau
Pour moi, dont le factchecking est le métier, ces entretiens avec des complotistes ont été une leçon d’humilité. Littéralement. « Sois humble », m’a prié à plusieurs reprises Leonardo, arguant que les factcheckeurs sont trop définitifs. Il est vrai que certains de nos articles ont pu mal vieillir. En février 2020, j’ai ainsi écrit, citant les recommandations de l’OMS de l’époque, que le port du masque n’était pas conseillé pour se protéger du coronavirus. Raté : avec l’évolution du savoir scientifique, et notamment la découverte des contaminations aéroportées, les autorités sanitaires ont fait machine arrière quelques semaines plus tard. Dans le même esprit, une analyse que j’ai signée en avril 2020 sur « l’étrange obsession pour la thèse complotiste du virus créé en laboratoire », qui énumérait plusieurs infox loufoques comme l’idée que le coronavirus aurait été créé à partir du VIH, m’a été renvoyée à la figure au début de 2021, quand des experts ont relancé la piste d’une possible fuite accidentelle au sein d’un laboratoire de Wuhan. Tant pis si ces deux explications n’ont en réalité rien à voir : pour mes contradicteurs, c’était la preuve définitive que les complotistes avaient raison depuis le départ. William Audureau
Quand je converse avec une personne complotiste, il m’arrive ainsi souvent de parler des contradictions du gouvernement français sur le port du masque, des pratiques commerciales malhonnêtes de certains laboratoires ou encore des violences policières contre les Gilets jaunes. Le fait que nous déplorons tous les deux ces ratés et ces dérives aide à établir un dialogue. William Audureau
Le complotisme est un phénomène complexe. Au niveau individuel, il naît de la rencontre entre un tempérament – souvent idéaliste, indépendant ou encore provocateur –, un écosystème – qu’il s’agisse de « bulles de filtre » exposant à des contenus conspirationnistes sur Internet ou d’un environnement social sensible aux contre-récits – et un moment de vulnérabilité, qu’il soit personnel ou collectif. C’est la conjonction de tous ces facteurs qui peut pousser un individu à recourir à la pensée magique pour donner du sens à son quotidien. Le complotisme présente en effet de nombreux avantages. Il met de la simplicité sur le chaos du monde, offre le sentiment de posséder des clés pour comprendre ou, au moins, enquêter. Il permet de se sentir à la fois moins seul et plus fort. Surtout, il offre des outils narratifs capables de repousser indéfiniment la contradiction, voire, si le besoin s’en fait sentir, de révoquer le réel. Mais il a vite fait, aussi, de se transformer en une méfiance généralisée, potentiellement invivable, ou en une crédulité aveugle, qui peut se révéler extrêmement dangereuse. Reste qu’il n’existe pas deux complotistes identiques. Le caractère stéréotypé et souvent mimétique des propos tenus en public par les conspirationnistes cache des parcours et des motivations hétérogènes. La foi, le besoin de reconnaissance, un drame personnel, l’attirance pour le merveilleux sont autant de portes d’entrée différentes vers le monde des contre-récits. Si l’on veut lutter contre ce phénomène, il faut donc cesser de l’envisager sous le seul angle des idées. Dans l’univers mental d’un complotiste, il existe peu de croyances qui soient fondamentales : toutes ou presque se rapportent à un vouloir-croire central, une thèse primordiale et constitutrice, qui vient répondre à un mal-être. Le reste n’est que feuillage. Pour combattre le complotisme, c’est à ce mal-être qu’il faut s’adresser. Et, pour cela, commencer par l’entendre. Au niveau collectif, le caractère fantasque des contre-récits des chercheurs de vérité ne doit pas occulter le fait que certaines de leurs frustrations fondatrices sont légitimes. Le lobbying des grandes compagnies pharmaceutiques, l’affairisme politicien, les violences policières et autres dénis de démocratie sont d’authentiques problèmes de société. On ne peut pas reprocher aux conspirationnistes de demander plus de respect, de justice, de démocratie. Dans son geste initial, le complotisme est une tentative d’opposer à un État jugé défaillant un contre-État artisanal, populaire, fonctionnel et, surtout, plus juste. La meilleure manière de ne pas laisser se développer un terreau favorable à un populisme aveugle, crédule et potentiellement haineux est donc encore de s’efforcer d’améliorer les fondements de la démocratie, de redonner de l’assise au contrat social, de restaurer la confiance dans les institutions, qu’elles soient politiques, sociales ou sanitaires. William Audureau
Riche de portraits éclairants et nourri d’analyses des meilleurs spécialistes, ce livre dévoile les nombreux chemins qui mènent au complotisme. Et ceux qui permettent d’en sortir. Une plongée fascinante au cœur de la mécanique de pensée conspirationniste et de son pouvoir d’attraction. Pourquoi les théories complotistes séduisent-elles autant ? Collègues, amis, parents… Les discours conspirationnistes progressent dans tous les milieux et entrent aujourd’hui dans notre sphère intime. Notre premier réflexe : contredire. Or cela ne fait que renforcer les croyances de notre interlocuteur. Mais qui peut se résigner à voir certains de ses proches basculer dans le complotisme ? Comment réagir sans rompre le fil du dialogue ? Cela passe par l’écoute. Une gageure, tant la discussion est viciée, mais c’est à la portée de chacun. La preuve : William Audureau, journaliste au Monde, média honni des complotistes, a réussi à gagner la confiance de stars et d’anonymes de la complosphère pour nouer avec eux un dialogue au long cours. Antivax, « spécialistes » du 11-Septembre et des sociétés secrètes, adeptes de la naturopathie en lutte contre Big Pharma ou sympathisants du mouvement QAnon : ils lui ont tous parlé à coeur ouvert. Le résultat est une plongée fascinante au coeur de la mécanique de pensée conspirationniste et de son pouvoir d’attraction. Babelio
Mais qui vérifiera les vérificateurs ?
Alors qu’au moment même où éclatent à la face du monde …
Tant l’ineptitude et l’inhumanité avec le traitement du Covid dans leur propre pays …
Que la barbarie et la soif de domination avec la destruction systématique des villes et de la population ukrainiennes …
Des deux régimes qui viennent coup sur coup d’infliger au monde sa nouvelle « grippe espagnole » et sa nouvelle guerre mondiale …
Et qui se trouvent comme par hasard être les seules deux nations …
Qui à la différence des Allemands et des Japonais attendent toujours leurs procès de Nuremberg pour leurs quelque 100 millions de victimes combinées …
Et à l’heure où après les deux longues années d’épidémie de fausses rumeurs …
Qu’avait suscité, sur le traitement de la pandémie, l’aberration des confinements aveugles et concours Lépine de mesures liberticides de nos gouvernants …
Sans compter, tout récemment entre rumeurs de sondages bidonnés et de scrutin truqué, une nouvelle campagne électorale confisquée ….
Par à la fois le refus de faire campagne du président sortant et la diabolisation de ses principaux candidats à droite …
Repart une deuxième vague de rumeurs complotistes …
Cette fois pour accompagner la guerre d’Ukraine …
Entre petits télégraphistes de Moscou et néo-munichois …
Qui voit au nom d’une hyper-critique aussi systématique qu’à sens unique …
Les moindres apparences d’incohérence mises au passif de gouvernements occidentaux …
Tandis que les dictateurs avérés ont droit eux, tout aussi systématiquement, au bénéfice du doute …
Retour sur le remarquable ouvrage, sorti l’an dernier, d’un vérificateur du Monde (William Audureau, « Dans la tête des complotistes ») …
Qui a l’immense mérite d’avoir accepté – et réussi – à quitter enfin la casquette de « distributeur de bons et de mauvais points » ….
Et l’interminable pinaillage auquel ressemblent tant de vérifications, consistant à assigner pour la moindre erreur factuelle l’infamante étiquette « fake news » ou « théorie du complot » …
Et donc ainsi disqualifier a priori et à bon compte toute pensée s’éloignant de la bienpensance et du politiquement correct …
Pour enfin faire le travail de comprendre …
Tout simplement parce que chose rare chez nos donneurs de leçons professionnel …
Il a commencé par reconnaitre, en bon repenti, que non seulement personne n’en est à l’abri …
Mais comme nous tous qu’il avait lui-même ses propres et mêmes « biais de confirmation, logiques de groupe et besoin de trouver un sens à sa vie » …
William Audureau : comment pensent les complotistes ?
Sonia Devillers
L’instant M
25 octobre 2021
William Audureau, du journal « Le Monde », est spécialiste de la lutte contre la désinformation. Il publie « Dans la tête des complotistes », aux éditions Allary.
L’enquête dont nous parlons ce matin n’aboutit ni à une énième cartographie des théories complotistes, ni à un portrait-robot des femmes et des hommes qui y adhèrent. Il s’agit d’un voyage intime, fondé sur la rencontre, le dialogue, la compréhension, plutôt que sur le rejet et le combat. Un journaliste chargé de la lutte contre les fausses informations au « Monde » passe du temps avec celles et ceux qui s’avèrent complètement immunisés contre la vérité, plus rien n’a de prise sur eux, ils voient des ennemis partout, même là, surtout là où ils sont invisibles.
Avec la pandémie, vous et moi commençons à connaître, dans nos entourages, des gens qui ont d’abord douté du vaccin et qui, maintenant, semblent douter de tout. Les conversations deviennent impossibles.
Justement, le livre de William Audureau constitue un petit manuel pour recréer du lien, un plaidoyer pour tendre la main, car du complotisme, parfois, on revient.
Il n’y a pas un complotisme qui ressemble à l’autre. Il n’y a pas un complotiste qui ressemble à l’autre. Ils ont cependant en commun, qu’ils rejettent en bloc le mot de complotiste. Alors comment se qualifient-ils ? Voilà une liste non exhaustive établie par William Audureau : « Ils ont toute une variété d’expression pour se qualifier : Les questionnistes, les dubitatifs, les éveillés, les chercheurs de vérité, les lanceurs d’alerte, les résistants. Il y en a une dizaine, une quinzaine qui leur permettent de se donner le beau rôle.
Dans le récit qu’on se fait quand on est complotiste, on est un défenseur de la vérité et de la liberté, etc.
Et le terme de complotiste effectivement, ils sont très nombreux à le rejeter. »
Ce geste de la main tendue de la part d’un journaliste qui est souvent une cible, William Audureau l’a tenté. Mais, ils sont d’autant plus difficiles à approcher que, justement, ils ont la sensation de s’être éveillés. Ils ont fait l’effort de se renseigner, de comprendre, de travailler, de se prendre en main. Ils sont fiers de cela et c’est là qu’il est très difficile d’aller les chercher.
« Dans le complotisme, souligne le journaliste, au delà d’avoir l’impression d’avoir découvert la vérité, on s’imagine s’être débarrassé de tout un ensemble de représentations qui seraient fausses et surtout mensongères. Et c’est extrêmement flatteur d’un point de vue narcissique. C’est quelque chose que tous disent, notamment ceux qui en sont sortis. C’est que finalement, ça permet de se sentir meilleur. Et souvent, ça panse des plaies. C’est souvent des personnes qui ont besoin de reconnaissance.
Ces théories du complot, ces contre-récits, comme je les appelle souvent, ce sont des totems qu’on peut brandir en disant ‘Regardez moi, j’ai compris quelque chose que vous n’avez pas compris’.
C’est extrêmement satisfaisant.
Portrait d’un complotiste
Il n’y a pas un seul modèle de complotistes, ils sont tous très différents avec des histoires souvent complexes. Mais c’est vrai qu’il y a certains éléments qui reviennent :
Ce sont tous des idéalistes, des idéalistes qui sont un peu drogués à la déception, drogués à voir le monde en noir.
Ce sont très souvent des personnes qui se vantent d’être rebelle ou qui ont un besoin de s’affirmer dans l’opposition.
Un certain nombre ont besoin de se rassurer, ne supportent pas les périodes d’incertitude, les moments où ils ont du mal à comprendre ce qui se passe.
Le trou du lapin
« C’est ce moment où l’on commence à entrer en contact avec des théories du complot et où l’on se dit ‘jusqu’à présent, tout ce que je croyais savoir était un mensonge’. C’est une métaphore qui vient de Lewis Carroll, d’Alice au pays des merveilles.
Une fois qu’on est de l’autre côté du terrier, on voit la réalité d’une manière complètement différente. Ce qui paraissait vrai devient un mensonge qui paraissait faux commence à devenir vrai. »
L’effet de groupe, cocon protecteur
« Il y a une idéalisation du ‘nous’ qui est extrêmement importante confirme William Audureau. Aujourd’hui, la plupart des personnes qui sont dans des théories du complot et qui ont pu dériver, par exemple, vers des idées anti-vaccin alors qu’ils n’étaient pas du tout anti-vaccins au départ, c’est en suivant le groupe. C’est pour cela qu’il est très, très dur d’en sortir, parce qu’on se crée des amis.
Si on en revient à la question de la pandémie, à un moment où tout le monde s’est retrouvé isolé, ce collectif là a permis de donner l’impression à beaucoup de monde de ne plus être isolé du tout. Et quand on écoute leur discours le ‘nous’ est omniprésent.
Le complotisme repose fondamentalement sur une opposition entre nous et eux
Jamais ‘nous contre vous’ parce que cet ennemi, il n’est jamais tout à fait présent. Il est un peu flou, très changeant. Ils admettent qu’ils ne savent pas exactement qui est l’ennemi. Et quand ils utilisent ces termes ils le font un peu faute de mieux. »
Tendre la main
Le livre de William Audureau est une sorte de manuel pour recréer du lien dans la sphère intime. Le journaliste y raconte des trajectoires ou des gens plus ou moins atteints, voire même programmés pour être totalement phagocités par ce qu’il appelle un « parasite mental » qui protège de tout et notamment de la vérité, en reviennent dans des moments de colère, de déception contre eux mêmes. Et il ajoute :
On en revient parce qu’on a une main qui nous est tendue
« Chaque fois que vous traitez quelqu’un de complotiste, il le vit très mal et ça pousse à une forme de rupture. Cette rupture-là, elle peut être sans retour. Au contraire, il faut réussir à faire fi de cette colère qu’on peut avoir contre un proche qui tombe dans des idées intolérantes. Mais ce qui marche, c’est la bienveillance. »
Il est important d’avoir toujours un lien avec ses proches parce que c’est là qui permet souvent d’éviter de dériver complètement.
« Il faut réussir à dépassionner le débat, voire même à quitter le champ du débat, essayer de revenir à du quotidien, revenir à des souvenirs, juste trouver ce qui nous relie. Dans un premier temps, vraiment faire en sorte qu’il y ait pas de rupture.
Dans un deuxième temps, éventuellement, si on se sent suffisamment armé, essayer d’aller questionner ces croyances, mais il faut réussir à ne pas le faire au niveau idéologique. Il faut essayer de dire : ‘on va voir une affirmation très précise et ensemble, on va essayer de regarder s’il est vrai ou pas.’
Mais ce qui est certain, c’est qu’il faut beaucoup de patience. Il faut réussir à se maîtriser. »
Dans la tête des complotistes de William Audureau (Edition Allary)
Voir aussi:
Guerre en Ukraine : en France, les voix prorusses tentent de subsister dans les médias traditionnels
Depuis que RT et Sputnik ont été interdits par l’Europe au titre des sanctions économiques, l’argumentaire prorusse se fait plus rare dans les médias traditionnels français. Sauf dans certains supports ou émissions très à droite.
Sandrine Cassini
Le Monde
16 mars 2022
« Cela sert les intérêts des Etats-Unis, qui ont voulu cette guerre, qui l’ont préparée en humiliant la Russie. » Le 8 mars, au micro d’André Bercoff sur Sud Radio, Paul-Marie Coûteaux développait sa vision de la guerre menée en Ukraine par le Kremlin. « Poutine ne veut pas envahir l’Ukraine. L’Ukraine n’est pas vraiment une nation. Il n’y a qu’à regarder l’histoire », appuyait l’ancien conseiller de Marine Le Pen, désormais rallié à Eric Zemmour. Il n’y a pas si longtemps, cette rhétorique n’aurait pas dépareillé sur RT ou sur Sputnik, les deux médias financés par la Russie.
Mais, depuis qu’ils ont été interdits par l’Europe au titre des sanctions économiques, l’argumentaire prorusse se fait plus rare dans les médias traditionnels français. Sauf dans certains supports ou émissions très à droite. Comme chez André Bercoff, où une foule de personnalités se presse depuis le 24 février pour rappeler le « contexte » de cette guerre, et relativiser la responsabilité de Vladimir Poutine tout en rejetant la faute sur l’OTAN, ou les Etats-Unis. Le 3 mars, par exemple, Jean-Pierre Fabre-Bernadac, l’ancien capitaine de gendarmerie à l’origine de la sulfureuse tribune des officiers qui appelait à la guerre civile, affirmait ainsi que « dans l’euphorie, on a décidé qu’il y avait les méchants d’un côté, les Russes, et les bons de l’autre, les Ukrainiens ».
Le « même petit récit que l’on recycle »
« Je prends des gens différents de la doxa médiatique. 95 % des médias disent que Poutine, c’est Hitler, et que Zelensky, c’est Jean Moulin. Cette indignation a sens unique me gêne. Le travail de mise en perspective n’est pas fait. Je suis très frappé que personne ne rappelle un certain nombre de traités, d’accords », justifie André Bercoff, se défendant de « renvoyer dos à dos l’Ukraine et la Russie ». « C’est toujours le même petit récit que l’on recycle, tel un disque rayé reprenant la propagande russe, corrige le chercheur en géopolitique Jean-Sylvestre Mongrenier. La vérité, c’est que la Russie n’est pas là pour se défendre, mais pour prendre l’Ukraine. » Biberonnés à l’anti-occidentalisme, « ces gens sont obsédés par les Etats-Unis, l’OTAN et nourrissent une forme de détestation vis-à-vis de tout ce qui vient d’outre-Atlantique », analyse Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite.
A la tête de Sud Radio, Patrick Roger tente de garder le contrôle sur cet îlot prorusse : « J’ai bien dit à André [Bercoff] que, même s’il y avait eu des erreurs [en Occident] il y en a un qui est l’agresseur, et l’autre qui est agressé, et qu’il ne s’agissait pas de propager mais de comprendre », explique celui qui a tout de même fait le ménage au sein de sa radio. A la rentrée dernière, il n’a pas renouvelé l’émission « Les Incorrectibles », jugée trop incontrôlable. Transférée sur YouTube, son producteur Eric Morillot a reçu, le 6 mars, Kemi Séba : « Zelensky est objectivement au mieux une marionnette, au pire un outil consentant de l’élite néolibérale (…), un agent d’influence de l’impérialisme occidental dans cette région, a lancé l’activiste franco-béninois antisémite. Il a fait partie de ceux qui ont contribué à faire monter ces tensions. »
« Notre part de responsabilité »
Une journaliste fait l’unanimité dans ces cercles restreints. Anne-Laure Bonnel se présente comme une spécialiste du Donbass, territoire où s’affrontent depuis 2014 gouvernement ukrainien et séparatistes prorusses, soutenus par le Kremlin. Cette indépendante prétend dénoncer « les exactions » de Kiev à l’égard de la population locale, sans jamais rappeler que ce conflit a été « déclenché par les Russes en y envoyant leurs hommes », précise Jean-Sylvestre Mongrenier. Ce qui n’a pas empêché André Bercoff, ou Pascal Praud, de CNews, de lui tendre le micro. Ni l’hebdomadaire Valeurs actuelles de publier l’un de ses reportages le 2 mars. L’ancien « gilet jaune » Oliv Oliv l’a même citée en exemple sur le plateau de Cyril Hanouna sur C8, le 4 mars. Auprès du Monde, elle se défend de cautionner « les bombardements de Poutine », mais souligne « notre part de responsabilité ».
Sur Internet, des médias de niche prennent encore moins de gants. Sur TV Libertés, François Asselineau a pointé du doigt « les infos totalement manichéennes sur BFM-TV », traitant Volodymyr Zelensky d’« escroc », « en cheville avec la pègre ». Après quelques jours passés en Ukraine, le cofondateur du média en ligne Livre noir, Erik Tegnér, a fait sensation le 2 mars dans une vidéo résumant ses impressions. « J’ai été dérangé par la distorsion entre ce que l’on entend à la télévision où [est évoquée] une guerre totale en Ukraine alors que, nous, sur 1 600 km, on n’a pas vu la guerre », dit-il au Monde le samedi 12 mars, évoquant une possible « manipulation de la part du gouvernement ukrainien ». « La première semaine, les médias ont exagéré le conflit, assume le directeur de la rédaction du site. Le jour où Poutine exagérera, on le dira. Mais on a la plus grande vague migratoire depuis 1945 alors qu’elle repose sur un conflit qui a fait 600 morts à ce jour. »
Une autre vidéo intitulée « Zelensky vous manipule-t-il ? », et décortiquant trois « fake news » a fait un carton d’audience. « J’essaie d’équilibrer. Je n’ai aucune sympathie pour le régime russe, il y a une complaisance des médias à prendre pour argent comptant tout ce qui vient d’Ukraine », précise le cofondateur François de Voyer. Le duo rétorque que Livre noir a beaucoup donné la parole aux Ukrainiens, à travers des reportages réalisés sur place ou dans des interviews. « On s’est aussi fait attaquer par les pro-Poutine », relativise Erik Tegnér.
Voir également:
Vincent Quivy : « Le complotisme commence quand les doutes laissent place aux certitudes »
Conspiracy watch
7 décembre 2020
Vincent Quivy signe au Seuil un ouvrage, Incroyables mais… faux !*, proposant un panorama de plusieurs dizaines d’« histoires de complots », de JFK au Covid-19 en passant par la mort de Coluche, l’explosion de l’usine AZF, Roswell, « la Terre plate » ou encore « l’État profond ». Entretien.
Conspiracy Watch : Selon vous, les gens croient-ils réellement à ces théories du complot ?
Vincent Quivy : Disons que l’adhésion à ces théories est assez fluctuante… Certaines sont très populaires d’autres moins. Comme pour tout, il y a des effets de mode et de fortes différences d’un pays à l’autre. La France est un vieux pays cartésien, par exemple, et les théories basées sur des faits réels — les grandes affaires criminelles, les attentats, les histoires politiques — ont plus de succès que celles liées à des sujets moins factuels (la Terre plate, Roswell). Le poids de la foi, des croyances, est moins important en France qu’aux États-Unis, et les grandes connaissances scientifiques (la Terre, l’espace, etc.) sont, pour une écrasante majorité de Français, considérées comme acquises. En France, si vous parlez d’un complot à propos de la mort de Coluche, vous allez susciter un peu de curiosité, si vous parlez de complot à propos de la forme de la Lune, vous allez susciter le rire ou la gêne.
CW : Certains voient dans le succès d’une vidéo comme « Hold-up » un signe de vitalité démocratique et appellent à ne surtout pas stigmatiser comme « complotistes » ceux qui adhèrent à des théories du complot. Qu’en pensez-vous ?
V. Q. : Je crois que, traditionnellement, les médias français souffrent, dans leur ensemble, d’une trop grande déférence envers le pouvoir et font naître du coup des besoins de contre-feux, de remises en cause, de refus de la parole officielle. L’ampleur des réactions face au film « Hold-up » est de ce point de vue symbolique. Un petit documentaire diffusé sur Internet semblait soudain plus menaçant que les mensonges répétés de l’Exécutif. Cela nourrit bien évidemment le complotisme. Pour autant, est-ce que ce genre de film est un signe de vitalité démocratique ? Je crois plutôt qu’il est le symptôme d’une démocratie affaiblie. Il est salutaire de douter, de vérifier les infos, de remettre en cause le discours gouvernemental, ça c’est la vitalité démocratique. Ce qui l’est moins, c’est quand ces doutes cachent des affirmations insidieusement énoncées reposant, pour la plupart, sur la déformation ou la négation des faits. Le complotisme commence quand les doutes laissent place aux certitudes et que la dénonciation des mensonges engendre la construction de vérités de substitution. Certes, on peut monter ce genre de démonstration sans adhérer à une idéologie précise mais on ne peut ignorer, comme Monsieur Jourdain, qu’on tombe dans ce qu’il est convenu d’appeler le complotisme.
CW : Le complotisme, est-ce si grave, si préoccupant ?
V. Q. : Oui, pour moi, le complotisme est un phénomène inquiétant. D’abord parce qu’il fonctionne comme une réelle idéologie, offrant, souvent mine de rien, tout un cadre et un schéma de pensées. Adhérer à l’une ou l’autre de ces théories, ce n’est pas simplement se montrer réceptif à une histoire particulière, c’est, forcément, accepter de remettre en cause tout un lot de faits et de connaissances, ainsi que ceux qui les diffusent, c’est-à-dire, bien souvent les autorités, les institutions, les savants, les scientifiques, les dirigeants, les médias, etc. C’est une idéologie qui repose par conséquent sur une défiance de ce qui fonde l’essence des démocraties. De plus, elle oppose le « bon sens », c’est-à-dire l’instinct, à la connaissance et la réflexion. Elle est de ce point de vue extrêmement dangereuse puisqu’elle peut permettre de manipuler l’opinion à partir de fausses informations.
CW : Est-ce que ce n’est pas le pouvoir qui, par ses errements, ses manipulations parfois, porte la véritable responsabilité de la situation dans la montée du complotisme aujourd’hui ?
V. Q. : Oui, pour ma part, je suis assez atterré. Quand j’ai commencé à travailler sur les complots (il y a dix ans), mon argument principal était de dire : faire confiance, croire à l’efficacité de nos institutions et de nos dirigeants est essentiel. Or les premiers à dénigrer, à remettre en cause nos institutions, ce sont ceux, pour paraphraser de Gaulle, dont c’est « le devoir, l’honneur, la raison d’être » de les servir et de les protéger. L’arrivée d’Emmanuel Macron, notamment, en renforçant le refus d’un État-providence tel qu’on l’a connu sous la Ve République, c’est-à-dire fort, centralisé, puissant et donc rassurant, pérenne, sinon infaillible du moins digne de confiance, a accéléré le processus. L’État vu comme une start-up a des conséquences sur la confiance qu’on peut avoir dans les institutions — autant que dans Amazon… D’autant que le Président n’a cessé de remettre en cause les institutions en s’en prenant à l’ENA et aux énarques, par exemple, éléments essentiels de l’organisation de l’État ou en nommant à la Justice un avocat qui a fait sa renommée et sa carrière en attaquant l’institution judiciaire. Et que dire de la façon dont l’Exécutif a géré la crise sanitaire sinon que gouverner, ce n’est plus prévoir mais mentir ? C’est un formidable cadeau fait aux complotistes…
CW : En matière de complotisme, les médias, les professionnels de l’information en général, doivent-ils selon vous balayer devant leurs portes ?
V. Q. : Oui, j’aurais tendance à faire un peu la même réponse que pour nos dirigeants à cette nuance près que le traitement médiatique des complots est quand même complexe. Ne pas en parler ou en parler, c’est faire le jeu des complotistes. Jouer aux donneurs de leçon est contre-productif mais leur donner la parole l’est aussi. Il ne faut pas nier cependant que le comportement des médias est le reflet de l’importance qu’a prise l’info-spectacle. Une bonne théorie du complot attire la curiosité et fait de l’audience. J’ai constaté, en travaillant sur les complots de l’affaire Kennedy, le peu d’intérêt que suscitait un livre (ou un intervenant) démontant les théories les plus incongrues. « Quel ennui ! » semblaient dire les journalistes. « Vous êtes sûr que la CIA, Marilyn Monroe ou la Mafia n’ont rien à voir là-dedans ? » Pour contrer cela, on a essayé, avec mon éditeur, pour ce livre, d’insuffler un peu d’humour et de légèreté afin d’intéresser les médias tout en démontant les théories les plus séduisantes. Je vous laisse juge du résultat, sachant que le livre est sorti quasiment en même temps que le documentaire complotiste « Hold-up »…
CW : Vous êtes l’auteur d’un livre, Qui n’a pas tué John Kennedy ? (Seuil, 2013), qui bat en brèche la thèse selon laquelle l’assassinat du président américain en 1963 à Dallas serait le résultat d’un complot d’État. Or cette idée est majoritaire dans l’opinion publique si l’on en croit l’enquête d’opinion Ifop que nous avons réalisée en décembre 2017 en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès. Comment expliquez-vous la persistance de cette théorie du complot ? Y a-t-il des théories du complot dont on peut dire qu’elles ont triomphé ?
V. Q. : Il est vrai que l’idée d’un complot dans l’assassinat de Kennedy est très largement répandue dans l’opinion mais il faut signaler qu’elle décroit au fil du temps. On peut dire malgré tout que c’est l’exemple d’une théorie qui a réussi à s’imposer. Les raisons sont multiples. Elles sont le reflet d’une époque qui voit le développement de la télévision comme média d’info instantané, populaire et mondial et donne ainsi à tous le sentiment d’avoir tous les éléments pour juger et analyser. La période est marquée aussi par de grands mouvements de contestation du pouvoir, qui entraînent une volonté de transparence et la découverte, par ce biais, des turpitudes du FBI et de la CIA, notamment. L’affaire elle-même prête le flanc à ce genre de théories puisque l’assassin, Lee Harvey Oswald, aux motivations assez floues, est abattu dans les locaux de la police par un personnage lui aussi assez mystérieux (Jack Ruby). Il y a là tous les ingrédients propres à créer des théories à succès. Les médias traditionnels — télé, radio, presse écrite et édition — ont joué (et jouent encore) le rôle que l’on attribue aujourd’hui à Internet et aux réseaux sociaux… En manquant de discernement, en refusant de prendre parti au nom de « l’objectivité », en relayant sans cesse des hypothèses douteuses par goût du sensationnel, ils ont contribué à persuader l’opinion de l’existence d’un complot. Cette masse accumulée depuis plus de cinquante ans finit par se nourrir d’elle-même : l’existence de tous ces articles, ces livres, ces reportages, ces films « prouvent » qu’il y a bien un mystère… sinon comment expliquer toute cette littérature ? Aujourd’hui, celui qui défend la thèse du complot peut s’appuyer sur des centaines d’ouvrages et revendiquer des milliers de références allant dans son sens.
* Vincent Quivy, Incroyables mais… faux ! Histoires de complots de JFK au Covid-19, Seuil, 2020, 348 pages.
Fondateur d’un think tank remarqué pour son tropisme pro-Kremlin, l’ancien officier de renseignement fait le bonheur de la complosphère qui veut voir une manipulation médiatique derrière la guerre en Ukraine.
« On doit se défier de l’information, sans sombrer dans le conspirationnisme » : c’est la mise en garde d’Éric Denécé devant son auditoire, le 28 avril dernier. L’ancien officier-analyste au Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN) est ce jour-là l’invité du Dialogue Franco-Russe, une association pro-Kremlin dirigée par l’eurodéputé RN Thierry Mariani et l’ex-député de la Douma russe Sergueï Katasonov, pour une conférence intitulée « Comment s’informer en temps de guerre ». En compagnie de François-Bernard Huyghe et Slobodan Despot, fondateur du site Antipresse, Éric Denécé jette rapidement ses propres recommandations par la fenêtre. Au sujet du massacre de Boutcha en Ukraine, il déclare qu’en attendant une enquête « vraiment indépendante », l’hypothèse d’un « montage ukrainien » serait un « scénario possible ».
Dix jours plus tôt, le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), le think tank qu’il dirige depuis 2000, est justement épinglé par Challenges pour ses analyses sur la guerre en Ukraine toujours très favorables à Moscou. L’un de ses membres, le général Christophe Gomart, patron de la Direction du renseignement militaire (DRM) de 2013 à 2017, claque alors la porte. Le casting du CF2R n’en reste pas moins bien fourni. On y retrouve pèle-mêle Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique de 2013 à 2015 et membre du Think Tank Geopragama (dont la fondatrice Caroline Galactéros avait rejoint la campagne d’Éric Zemmour) ; Alain Juillet, également membre de Geopragma, ancien de la DGSE et animateur pour la chaîne du Kremlin RT France jusqu’à sa fermeture ; Jacques Myard, ex-député LR qui a rendu visite à Bachar el-Assad en 2015 ; ou encore Jacques Baud, ancien colonel de l’armée suisse et désormais essayiste conspirationniste.
« Quand Poutine dit qu’il va dénazifier l’Ukraine, il a raison »
Pour le fondateur du CF2R, le conflit en Ukraine serait le fruit des provocations des États-Unis et du président ukrainien Volodomyr Zelensky contre la Russie, présentée en victime exerçant son droit à se défendre. Une analyse que les médias occidentaux refuseraient de prendre en compte. La complosphère, forcément, adore.
Le 25 mars, Éric Denécé est l’invité d’André Bercoff sur Sud Radio : « On devrait attendre de Zelensky […] qu’il présente des excuses à sa population pour l’avoir entraînée dans cette crise ». Et d’ajouter que l’Ukraine « dispose depuis 2014 en son sein de néo-nazis qui sont présents au plus haut de l’État-Major », sans citer un seul exemple.
Louant sa « valeur ajoutée analytique importante », le site conspirationniste FranceSoir lui accorde quelques jours plus tard un entretien mené par Corinne Reverbel, membre fondatrice du collectif covido-sceptique Bon Sens. Denécé y qualifie la révolution de Maidan de « coup d’État illégitime soutenu par l’Occident ». Pour lui, ce sont « les États-Unis [qui] ont amené Poutine dans ce piège » puisque « beaucoup d’éléments laissent penser qu’il ne voulait pas envahir l’Ukraine », toujours sans préciser la nature de ces « éléments ». Et « quand Poutine dit qu’il va dénazifier l’Ukraine, il a raison ».
L’interview est reprise par des site antisémites et complotistes comme Moutons rebelles, Wikistrike, l’OJIM (fondé par les militants d’extrême droite Jean-Yves Le Gallou et Claude Chollet), ou encore Étienne Chouard. Tous relaient l’accusation d’Éric Denécé selon laquelle la présidente de la Commission européenne aurait profité du conflit ukrainien pour livrer les données personnelles des Européens aux États-Unis. Un gros raccourci, Joe Biden et Ursula von der Leyen n’ayant en fait conclu pour le moment qu’un « accord de principe » concernant un nouveau cadre pour les flux de données transatlantiques.
Mais c’est surtout la chaîne CNews qui a permis à Éric Denécé de trouver son public. Face à Ivan Rioufol, qui le présente comme « un des grands spécialistes de ce genre de conflit », il lâche : « Aujourd’hui on est dans un narratif complètement manichéen […] et ce qui est dangereux c’est que ça exonère de leur responsabilité majeure deux acteurs principaux que sont le régime ukrainien et les États-Unis », ces derniers ayant « poussé l’Ukraine a provoquer la Russie », tandis que « nous sommes tous devenus des auxiliaires des Américains ».
Éric Denécé prévoit aussi que « Poutine va très probablement atteindre ses buts de guerre dans les semaines qui viennent ». Nous sommes alors le 27 mars, et la Russie vient d’annoncer son « redéploiement » vers le Donbass, renonçant de facto à prendre Kiyv. Déjà le 21 février 2022, il avait publié sur le site du CF2R un article dans lequel il accusait les « spins doctors américains » de « mettre en scène une menace et une agression russe qui n’existent pas » (sic)… quelques jours avant que les chars russes ne fondent sur la capitale ukrainienne.
Adoubé par Soral et l’Ambassade de Russie
Pas de quoi refroidir la complosphère. « Éric Dénécé (spécialiste du renseignement) démonte Zelensky et l’OTAN », s’exclame Égalité & Réconciliation, le site du polémiste antisémite Alain Soral. « Éric Denécé dézingue Zelensky » se réjouit à son tour le site d’extrême droite Profession gendarme où officie notamment le général à la retraite Dominique Delawarde, connu pour ses propos antisémites. « Un spécialiste français du Renseignement accuse Zelensky d’être le vrai responsable de la guerre entre l’Ukraine et la Russie », enchaîne l’autre site d’extrême droite Medias-Presse.info. « Analyse parfaite d’Éric Denécé », clame pour sa part Aymeric Chauprade, ancien eurodéputé d’extrême droite bien implanté dans les réseaux du Kremlin en France.
Un bruit de fond suffisamment puissant pour que l’Ambassade de Russie en France ne finisse elle aussi par relayer la vidéo sur son propre compte Twitter, le 31 mars. Suite à quoi l’ex sénateur centriste et covido-sceptique Yves Pozzo di Borgo souligne lui aussi une « excellente intervention ». La figure antivax Richard Boutry en fera même sa « minute de Ricardo », estimant qu’il s’agit « de la meilleure interview jamais vue sur ce sujet ». Contacté via le CF2R pour discuter de son succès chez les plus importants relais de la propagande russe en France, Éric Denécé n’a pas donné suite.
Il trouve pourtant toujours des micros ouverts, comme sur Radio Courtoisie le 10 mai dernier, où il accuse les États-Unis d’utiliser cette guerre pour « affaiblir et vassaliser l’Europe », ou le 5 mai sur Putsch Media, site fondé par Nicolas Vidal, ex-éditorialiste chez RT France et qui diffuse sur sa chaîne YouTube des entretiens avec des figures antivax et d’extrême droite. Éric Denécé y assure que le CF2R n’est « ni pro-russe ni anti-russe, nous analysons le conflit en Ukraine avec la plus grande indépendance et impartialité possibles ».
Comme le notait Challenges, Éric Denécé s’était déjà fait remarquer par le passé, notamment pour « des thèses peu consensuelles concernant le « Printemps arabe », avec encore une fois l’Otan dans sa ligne de mire ».
Il passe à l’époque dans des médias pourtant tout sauf confidentiels. Comme chez Yves Calvi sur RTL, où il assure en 2014 que « les milices d’extrême-droite qui sont à l’origine de la révolution Maïdan en Ukraine sont venues s’entraîner à Notre-Dame-des-Landes ». Ou encore sur LCI, en 2016, toujours face à Yves Calvi et alors que la ville syrienne d’Alep est en train de s’écrouler sous les bombardements indiscriminés des forces russes et syriennes : « le focus qui est mis sur la Syrie d’une part et sur Alep avec les désinformations qui les accompagnent est une falsification complète de la réalité ». Des propos alors repris par le blog pro-Kremlin Les-Crises.
La complosphère et l’extrême droite n’ont en effet pas attendu l’invasion de l’Ukraine pour faire d’Éric Denécé un de ses porte-voix favoris. À titre d’exemple, le site d’Alain Soral l’a mentionné à lui seul dans une vingtaine d’articles depuis 2008.
RER D – 11. Média culpa (2) : « Le téléphone sonne » et personne ne répond
Arnaud Rindel
19 août 2004
Le jeudi 15 juillet, à 19h20, le « Téléphone sonne » est consacré à « l’affaire du RER D » [1].
L’autocritique en temps réel des médias dans les médias est un produit médiatique comme les autres. Ici, on répond sans répondre, on s’emballe sur un « emballement », on s’explique sans expliquer, on bat (légèrement) sa coulpe… jusqu’à la prochaine fois. Toutes les tentatives d’aller plus loin (il y en eut…) semblent vouées à l’échec.
En l’absence d’Alain Bédouet, l’émission, intitulée « Quand l’information s’emballe » est présentée par Denis Astagneau et Serge Martin [2]. Avec quatre invités et deux journalistes en studio, il restera, comme souvent, moins de cinq minutes pour laisser s’exprimer une poignée d’auditeurs (voir le post scriptum). La “libre antenne” va être vampirisée par le discours des “spécialistes”. Voyons ce qu’ils ont à nous dire.
Les médias sur la sellette ?
Dès le départ, le terme « d’emballement » choisi pour le titre n’est pas de bon augure. S’agit-il de décrire ou d’expliquer ? Le risque est grand de voir l’emballement expliqué par l’emballement : un processus qui emporte ses acteurs malgré eux.
Surtout, si l’on commence par exonérer les médias des premiers faux pas, comme semble le faire Denis Astagneau sous couvert de présenter une chronologie : 1. « Samedi dernier », la « dépêche de l’AFP […] tombée sur les ordinateurs de tous les médias français » ; 2. le « communiqué de Dominique de Villepin » ; 3. le communiqué « de l’Elysée ».
Puis vient « l’emballement » – « Et à partir de là, tout le monde emboîte le pas de l’indignation » – qui s’effectue sans que la contribution spécifique des journalistes soit mise en évidence. On le pressent : ils ne seraient que les victimes d’un piège qu’ils n’auraient pas contribué à tendre. [3]
C’est ce que tend encore à confirmer Serge Martin quand, prenant la suite de Denis Astagneau, il souligne que l’on assiste alors – et alors seulement – à « une cascade de réactions ».
Englobant l’ensemble des médias dans un seul et même sac, Serge Martin se borne à affirmer que « l’affaire fait la Une des journaux qui prennent ainsi le relais des radios et des télévisions » [4]. Puis, le lundi soir, « le doute commence à s’installer ». C’est alors que « des responsables de la police expriment leur scepticisme. » Une telle présentation atténue encore un peu plus le rôle des médias, puisqu’elle suggère qu’avant le lundi les policiers n’avaient pas de doutes : comment dans ce cas, « les médias » auraient-ils pu en rendre compte plus tôt !
Ces esquives en cascade se poursuivent quand Serge Martin entreprend de répartir les responsabilités : « Les médias sont mis en cause, la gauche accuse le Chef de l’Etat d’avoir parlé trop rapidement. » Mais si « le Président de la République, parle d’un “incident regrettable” », précise l’animateur, « lui ne regrette pas de s’être précipité pour dénoncer une agression qu’on croyait alors de nature antisémite. » [c’est nous qui soulignons]. Faut-il comprendre que les médias, eux, regrettent ? Question pour l’instant sans réponse, car Denis Atagneau a déjà « complété », la présentation : « Ce soir nous allons nous interroger avec nos invités sur cet emballement, voire : certains d’entre vous parlent même de dérapage. » et suggéré d’ores et déjà d’autres pistes : « Est-ce les médias qui sont en cause, est-ce les politiques, est-ce la police, est-ce la jeune femme elle-même ? »
Et comme pour achever de nous convaincre que la cause est entendue avant même que l’émission proprement dite ne commence, le « hasard » s’en mêle… et ce « hasard » fait bien les choses [5] : le premier auditeur commence par souligner qu’« il est assez intéressant que France Inter fasse une émission suite à cet événement qui s’est passé il y a deux jours… il est des fois arrivé des informations qui étaient complètement fausses, qui sont parues dans la presse, et personne n’a fait de mea culpa dessus… »
Denis Astagneau ne cache pas sa satisfaction : « Bien, ben euh… En tous cas, merci de ce… de ce… de ce début de satisfecit (…) ».
Vient alors le moment de donner la parole aux « invités ».
Parmi eux, au téléphone, André Bercoff, directeur de la rédaction de « France-Soir ». Et en studio, le journaliste Ivan Levaï et Jean-René Doco, secrétaire national du syndicat national des officiers de police, ainsi que Daniel Schneidermann, présenté comme « spécialiste » des médias et auteur du « Cauchemar médiatique ».
Est-ce la faute de l’AFP ?
Avant de donner la parole à André Bercoff, Denis Astagneau lui rappelle que l’emballement a été gé-né-ral : « Vous faites partie de la presse écrite, évidemment, vous êtes un peu moins rapide que la radio, on va pas dire le contraire [ton amusé], mais vous avez participé à l’emballage… »
Les choses étant bien cadrées, le directeur de la rédaction de France Soir a la permission d’entrer en scène :
« En deux mots, il ne faut pas oublier quelque chose, vous l’avez très bien rappelé dans votre historique de cette affaire, c’est que ça a commencé par une dépêche AFP, et cette dépêche AFP, il faut le dire, on l’a tous lue, était au présent de l’indicatif. Il n’y avait même pas un conditionnel ! Il n’y avait même pas “selon les déclarations de la jeune femme”, etc. C’était “six maghrébins armés de couteaux ONT…” Tout était au présent, c’est-à-dire que déjà il y avait une espèce d’affirmation totale de l’AFP.. »
Il rappelle, lui aussi, que c’est alors seulement que « tout le monde s’est emballé sans prendre le temps de vérifier, et sans prendre le temps de vérifier si véritablement il y avait d’autres témoins que cette personne, que la protagoniste de l’affaire… » [6]
Pourtant, Bercoff reconnaît lui-même que « l’AFP n’est pas la Bible, il s’agit pas de la suivre comme ça ». Pourquoi, dans ce cas, la plupart des médias ont-ils malgré tout épousé sans aucun recul la version de l’AFP ? A ce stade, la question reste entière.
Et si c’était la faute de la police ?
Denis Astagneau décide alors d’explorer une autre piste, en introduisant son deuxième invité : « Alors Jean-René Doco, vous êtes secrétaire national du syndicat national des officiers de police, comment est-ce que cette information est arrivée jusqu’à l’Agence France Presse ? »
Le policier commence à raconter le déroulement de l’enquête. Mais il est vite interrompu par Denis Astagneau, qui s’intéresse avant tout à un point très précis : « A partir de quel moment est-ce que la police s’est rendue compte qu’il y avait quelque chose qui clochait ? »
Jean-René Doco tente de reprendre le fil : « Alors là… on peut y revenir, justement… ». Mais il est aussitôt coupé par Astagneau qui conclut déjà « c’est difficile, hein… »
Mais M. Doco ne se laisse pas impressionner. « Non, non », réplique-t-il tranquillement avant d’expliquer que si en effet, « le travail des policiers est de recouper les renseignements, de chercher des témoins », il faut leur en laisser le temps. Car, en l’occurrence, la victime présumée – ayant laissé ses propres coordonnées mais dormi chez son compagnon – a été difficile à joindre, les vérifications auprès de la SNCF difficiles à faire pendant le Week-end…
La faute des services de police ne saute pas aux yeux… alors on change d’invité.
La « sagesse » d’Yvan Levaï
Cela tombe bien : Yvan Levai semble disposé à convenir de la responsabilité des médias :
« Puisqu’un peu de temps est passé, il serait sage… aujourd’hui de… de s’excuser. Ça se faisait autrefois… quand on faisait une erreur dans un journal, on faisait un encadré, on présentait ses excuses au lecteur (…) ».
Yvan Levaï est donc disposé à faire preuve de « sagesse »… mais à condition que tout le monde s’excuse : « Et je crois que non seulement les journalistes doivent s’excuser, mais les politiques devraient s’excuser eux aussi, parce que les deux classes, puisqu’il est convenu de parler de “classe politique” et de “classe médiatique”, dans cette affaire, les deux classes ont failli, et ont failli pour la même raison, qui était évoquée par l’auditeur tout à l’heure : vitesse, précipitation, pas de recul. »
Mais d’excuses, il n’y en aura pas vraiment car Yvan Levaï lui-même est déjà passé à un problème plus grave. « On peut se demander, nous dit-il, pourquoi les filtres de l’information, qui vont jusqu’au pouvoir exécutif, ont si mal fonctionné… ça, c’est une question qui est posée à l’ensemble de nos concitoyens et pas seulement aux journalistes. ». Réponse d’Yvan Levaï : si « on y [a] tous cru », c’est « sur la foi d’une dépêche d’agence, pas au conditionnel… […] vérifiée ! Et, pardon de dire ça : moi, je crois à l’AFP ! Quand je lis une dépêche d’agence, je fais confiance à l’AFP ! »
Denis Astagneau opine aussitôt d’un ton résigné. « On est bien obligés… ».
« De la même manière, poursuit Yvan Levai, je fais confiance au Ministre de l’Intérieur, et je fais confiance au Président de la République parce que je me dis : “Ils ont des sources et des canaux d’information que je n’ai pas”. Voilà. »
« On fait confiance et on est bien obligés » confessent en substance les deux journalistes. Voilà qui mériterait sans doute quelques explications et éclaircissements…
« Il serait sage de s’excuser », « on pourrait se poser des questions »… mais on s’emploie surtout à transformer toutes les maigres explications en illusoires justifications.
Un grand vent d’autocritique ?
Daniel Schneidermann ne semble pourtant pas satisfait par ces justifications résignées. Il commence donc par rapporter les fautes qu’il constatait régulièrement dans les dépêches AFP lorsqu’il les relisait pour le Monde [7]. Puis il se fend d’une longue tirade.
« Ça veut dire quoi ? Ca veut dire que le travail d’un journaliste dans une rédaction, n’importe laquelle, à n’importe quelle place, ça devrait toujours être de tout vérifier […] de vérifier évidemment ce que disent les confrères, parce que les confrères, ils sont comme vous : ils se trompent, ils sont comme nous, ils sont comme tout le monde … ça devrait être de vérifier … ce que disent les officiels, le Ministre de l’Intérieur, le Président de la République.
J’entends aujourd’hui les journalistes qui disent : “Ah oui, mais à partir du moment où le Ministre de l’Intérieur a fait un communiqué et où le Président de la République a fait un communiqué, on ne pouvait pas supposer qu’ils ne savaient pas.” Eh ben, si ! Il faut toujours supposer que tout le monde ne sait pas. Il faut toujours le supposer, et… parfois il arrive que le Ministre de l’Intérieur parle en connaissance de cause – heureusement pour la République – il arrive que le Président de la République parle en connaissance de cause, mais pas forcément ! Et notre boulot à nous, ça doit être de nous dire en permanence : “Bon, ils ont dit ça, c’est la parole du Ministre de l’Intérieur, c’est la parole du Président de la République, c’est important, c’est pas rien, mais au fond, qu’est-ce qu’ils savent ?”
Et au fond, ce samedi soir-là, même après le communiqué du Ministre de l’Intérieur, même après le communiqué du Président de la République, au fond, quelles sources on avait ? On avait encore que la source de la victime elle-même, ou la pseudo-victime, qui racontait une agression, et on n’avait aucune autre source, puisqu’on n’avait retrouvé – et pour cause – aucun témoin de l’agression dans le wagon, on n’avait aucune autre source, on n’en avait qu’une, aucun élément matériel : la prudence s’imposait. »
Il fallait le dire : c’est dit. Retenons notre souffle : l’émission va peut-être aborder les véritables questions. Par exemple, celle-ci : pourquoi les journalistes n’ont-ils pas pu ou voulu faire leur travail et s’imposer la prudence ?
Leçon élémentaire de journalisme …
Après un deuxième appel d’auditeur et une intervention d’André Bercoff, Yvan Levai se lance, sans doute encouragé par le vent d’autocritique qui souffle sur le studio…
« Au fond, le nombre de journalistes qui ont écrit des choses sur ce qui se passait dans le RER et la lâcheté supposée des passagers, et le nombre d’hommes politiques qui en ont parlé aussi, moi j’ai envie de poser la question : est-ce que tous ceux qui ont écrit peuvent dire en se regardant dans la glace : “Je sais ce qui se passe dans le RER et les trains de banlieue parce que je les utilise” ? Voilà. Je voudrais quand même que quand on parle de quelqu’un dans un journal […] je voudrais qu’on respecte un tout petit peu plus la personne. Et ça on ne peut le faire que si on a dans les médias une attitude plus responsable vis-à-vis de la manière dont on parle des gens… […] les “gens d’en bas” mériteraient de la part des médias une attitude de respect que, après tout, nous accordons… hein… plutôt bien aux gens d’en haut… »
Et Daniel Schneidermann de surenchérir en soulignant que les journalistes ont « des devoirs que les autres citoyens n’ont pas ».
Cette fois, ça y est. On va s’expliquer vraiment ! Mais non, car Denis Astagneau ne l’entend pas de cette oreille. « Quand ça s’appuie en plus sur un terreau… où y’a déjà l’action d’une institution, évidemment les médias ont tendance à embrayer davantage… », lance-t-il à Daniel Schneidermann qui heureusement, entend cet appel à la raison : « Voilà. Parce que […] qu’est-ce qui se passe dans cette affaire ? Il se passe qu’à tous les niveaux de la chaîne, et là je parle des policiers, je parle des journalistes, je parle des hommes politiques, à tous les niveaux de la chaîne on s’emballe […] ça vaut pour le gardien de la paix qui recueille le témoignage dans le commissariat […] ça vaut pour le rubricard de l’AFP qui rédige sa dépêche […] ça vaut pour le cabinet de… du Ministre de l’Intérieur, ça vaut pour le cabinet du Président de la République (…) ».
L’emballement s’explique… par l’emballement : CQFD.
Et quand Yvan Levai commence à débattre avec Daniel Schneidermann, il est aussitôt interrompu par la phrase fétiche du présentateur qui souhaite réduire arbitrairement un invité au silence – « on a bien compris ce que vous vouliez dire » – sentence doublée ici d’un argument imparable : « N’oublions pas les auditeurs qui ont beaucoup de questions à poser ». Denis Astagneau reprend les choses en main. Il profite même de l’intervention de l’auditrice suivante pour recadrer un peu le débat :
« Bénédicte » explique qu’elle est « un petit peu étonnée », car lorsqu’elle a entendu « dès dimanche matin […] le récit de cette agression » et que « tout de suite, la journaliste a annoncé les détails […] ça ne paraissait pas du tout vraisemblable… »
Denis Astagneau réussit une pirouette magistrale. L’auditrice met en cause la vraisemblance des informations que les journalistes ont choisit de rapporter à leur auditeurs ? Il rebondit aussitôt : « Oui, effectivement… euh… Est-ce que… les policiers ont bien fait leur travail de vérification Jean-René Doco, dans cette histoire ? »
Retour à la case départ : le tour de force de l’animateur est époustouflant.
Vous avez demandé la police ? Ne quittez pas…
Jean-René Doco, à nouveau sur la sellette tente donc une fois encore de se défendre :
« S’il y a une responsabilité collective au niveau des politiques, au niveau des associatifs, au niveau des journalistes, en tout état de cause, là dans cette affaire, les services de police n’ont absolument rien à se reprocher […] La plainte a été enregistrée dans des conditions tout à fait normales […] Je vous ai expliqué tout à l’heure toutes les difficultés qu’ont eu mes collègues pour recueillir les informations, et c’est la raison pour laquelle je vous dis que dès le départ les policiers ont effectué leur travail […] Bien évidemment, comme la hiérarchie ne communique pas forcément sur une affaire, les journalistes s’adressent à nous, syndicalistes, mais nous avons quand même une certaine déontologie […] nous prenons toujours un certain recul avant de s’adresser à la presse ou avant de communiquer quoi que ce soit. »
C’en est trop. Yvan Levaï lui coupe la parole :
« Non mais là on a tous été abusés … Monsieur, pardonnez-moi, là nous avons tous été abusés, vous l’avez été comme nous (…) », et il enchaîne aussitôt (indiquant ainsi clairement qu’il vient de décréter une vérité qui n’a pas à être discutée…) : « (…) Moi je voudrais dire une chose (…) »
Mais Jean-René Doco s’accroche pour lui reprendre la parole :
– Oui, on a été abusés, M. Levaï…
– On a tort, nous journalistes…
– On a pris du recul… Il faut savoir que les journalistes…
– Oui…
– …étaient présents ; la presse télé, la presse… la radio, étaient présents, et… ça a gêné beaucoup… et… et sur des… les affaires dont on vient de parler, ça gêne quand même, les investigations, et il faut laisser travailler les policiers en toute sérénité. »
Devant l’insistance du policier, Yvan Levaï commence à concéder : « Et là on a eu tort de pas vous laisser(…) », puis il se reprend aussitôt en rappelant la hiérarchie des responsabilités, « (…) les politiques ont eu tort de pas vous laisser travailler en toute sérénité, les journalistes ont eu tort de pas vous laisser travailler en toute sérénité (…) »
Sur sa lancée, il tente de couper court au débat en proposant une autre piste, susceptible de satisfaire tout le monde « (…) Mais si on a été abusés, c’est parce qu’encore une fois, il y a un climat (…) »
Cette hypothèse remporte un franc succès… Denis Astagneau surenchérit : « Oui, parce que cette agression venait trois jours après le discours de Chambon-sur-Lignon ». Et Jean-René Docco, complète : « Voilà ! […] imaginez-vous un instant si… parce que le doute, mes collègues l’ont eu assez rapidement quand ils ont eu la bande vidéo, quand ils ont eu quand même quelques éléments, mais imaginez-vous un instant… […] on ne peut pas mettre en doute la parole d’une victime, elle a un statut de victime… »
Malheureusement, il vient de commettre un faux pas en rappelant que ses collègues ont eu rapidement des doutes. Trop tard, Denis Astagneau revient à la charge : « Juste une précision… attendez… Quand cette jeune femme est venue dans le commissariat, qu’elle a déposé plainte, vous n’aviez pas la possibilité sur l’ordinateur de vérifier qu’elle avait déjà déposé d’autres plaintes avant, etc. ? »
Une nouvelle fois mis en question, Jean René Doco reprend donc son explication. « Si mais ce n’était pas instantané […] le policier est chargé de tout vérifier et… et c’est pour ça que je vous dis qu’il fallait lui laisser le temps (…) »
C’est alors qu’il a une idée de génie pour se sortir de ce guêpier : flatter les journalistes, en les dédouanant. « (…) Bon, les journalistes ont fait leur boulot, on peut par le leur reprocher (…) »
Le stratagème fonctionne parfaitement. Yvan Levaï, attendri, se laisse amadouer. « Mais c’est nous qui sommes coupables » se met-il à concéder, « coupables de trop utiliser les sources policières […] les policiers, ils ont une déontologie, mais euh … j’allais dire, ils sont comme les juges et comme les journalistes, ils ne sont pas infaillibles, et pas totalement purs… »
Une cloche sonne, sonne…
Une belle harmonie s’installe, interrompue par l’intervention d’un autre auditeur. Et c’est le retour remarqué d’André Bercoff :
« Moi je voudrais quand même apporter peut-être une note d’optimisme dans tout ça. Ça va être paradoxal, enfin écoutez… franchement : ça a été dégonflé au bout de trois jours, c’est quand même pas mal, excusez-moi ! Je… ça a duré combien de temps, cette histoire ? Ça a été dégonflé en trois jours, Aberrazak Besseghir, ça a été dégonflé en quinze jours, heureusement […] Je crois quand même que, sans se féliciter, c’est quand même pas mal qu’en trois jours on ait dégonflé la baudruche. Et alors, qu’on se soit emballés… bien sûr, c’est le temps médiatique, vous l’avez tous dit et on le sait, bien sûr que les gens réagissent très fortement… Eh bien, écoutez, ça s’est dégonflé, est-ce que c’est ça le plus grave ? Le grave, c’est pas ça, le… la gravité, c’est vraiment qu’on puisse imaginer, encore une fois, que cette chose-là puisse arriver. Autrement, franchement, je suis pas mécontent que ça s’est dégonflé… que ça se soit dégonflé »
Une vision plutôt désinvolte de la désinformation, et pour le moins indécente de la part de quelqu’un qui n’a probablement jamais (comme Besseghir) enduré dix jours de prison et de lynchage médiatique…
Quelqu’un va-t-il tout de même s’indigner ? Oui, Daniel Schneidermann :
« Bon, ben ça s’est … on n’est pas venus pour rien, hein… on a quand même entendu un de nos confrères nous expliquer que c’est très bien, que la presse pouvait raconter n’importe quel bobard, à partir du moment où trois jours plus tard, ça se dégonflait. D’ailleurs… [André Bercoff tente de protester au téléphone, mais le son est manifestement aussitôt étouffé par la régie] André Bercoff est en cela le digne héritier de Pierre Lazareff, qui était le fondateur de France-Soir, et dont une des phrases légendaires était “Une info, plus un démenti, ça fait deux infos” ! […] Il faut quand même dire sérieusement que ce qui s’est passé est catastrophique pour la crédibilité des médias et des journalistes ! On peut quand même pas … on peut quand même pas laisser dire : “Youkaïdi ! En trois jours on a dégonflé l’affaire” ! (…) »
Yvan Levai renchérit, en lui coupant la parole :
« Outreau, ça c’est… Outreau ! Je plains… moi je plains les gens qui, à Outreau, qui viennent d’entendre notre camarade, confrère et ami, Bercoff, les gens d’Outreau qui se… “Ben écoutez, tout va bien, ça se dégonfle.” Vous avez vu le temps que ça a pris, eux, pour que ça se dégonfle en prison (…) » et, n’oublions pas : pourquoi ces débordements ? « parce qu’il y a un climat » nous rappelle à nouveau Yvan, qui a manifestement une grande expérience de la météo…
Cause, toujours…
Puis Serge Martin revient sur les causes de l’affaire. Il s’adresse au Patron de France Soir :
« C’est pas la première fois que ce genre d’affaire arrive, ce n’est pas la première fois non plus que des engagements, voire des bonnes résolutions sont prises, et parfois adoptées par la presse […] Mais, lorsque l’on constate que la concurrence est féroce entre les médias, que la surenchère politique est devenue un phénomène qui ne permette plus, on l’a entendu à l’instant, de pouvoir travailler librement, est-ce vous pensez pas que c’est un petit peu utopiste et que ça se reproduira par la force des choses ? »
André Bercoff signalait en effet un peu plus tôt, comme une fatalité, que « des Marie L., pardon, mais y’en aura encore, hélas, beaucoup, parce que les causes qui créent les Marie L., elles disparaîtront pas demain ». Il développe cette fois un peu plus :
« Je vais vous dire… d’abord je pense que, hélas, ça se reproduira, je le déplore complètement. Je pense qu’il y a un problème de recherche, il y a un problème de vérification, mais il y a un problème, vous l’avez dit très bien, de concurrence, et la chose la plus terrible, c’est effectivement de savoir faire silence devant tel ou tel événement, de tel ou tel fait, si on n’en est pas sûr, et je crois que faire silence est devenu aujourd’hui la vertu la moins partagée. Je pense qu’il faut effectivement faire silence quand on n’est pas sûr de telle ou telle information. Mais alors ça demande vraiment une espèce de vertu que, à ma connaissance, aucun journal, je dis bien aucun journal, n’a aujourd’hui. »
On frôle une ébauche d’explication les effets de la concurrence commerciale. Mais c’est aussitôt pour se réfugier derrière la fatalité. Comme s’il n’existait comme seule alternative que le traitement outrancier ou le silence, la désinformation ou la mort commerciale. Comme c’est commode.
Une dernière intervention d’auditeur (il n’y en aura eu que cinq…) et Denis Astagneau reprend la parole, souhaitant visiblement conclure. Au mépris de ce qui a été dit auparavant, notamment sur les responsabilités des journalistes, il lance :
« Voilà, alors je reprendrai le mot du billettiste du Monde, Eric Fottorino, qui hier écrivait en dernière page qu’“après tout, se tromper, être trompé, ce sont les risques du métier”, et ça peut rejoindre un peu… euh, ce que… ce que disait… Jacques Chirac hier, qui estimait que l’erreur était « regrettable », mais qui regrettait pas d’avoir réagi. »
Manque de chance, il est coupé par Daniel Schneidermann qui prend l’exact contre-pied :
« En conclusion de cette émission, au lieu d’accuser on ne sait quelle fatalité, “on pouvait rien faire”, et la prochaine fois on replongera comme si de rien n’était, y’a des garde-fous, les garde-fous s’appellent le conditionnel, Levaï le disait, les garde-fous s’appellent la vérification, et à partir du moment où y’a qu’une seule source, qui est la victime elle-même, on dit pas : “elle a été agressée”, on dit : “elle affirme avoir été agressée”… c’est deux mots de plus, c’est deux mots de plus… (…) »
L’émission touche cette fois définitivement à sa fin. Denis Astagneau sent qu’il serait temps de faire preuve d’un peu de bonne volonté : « Ben écoutez, maintenant nous… euh… on sera d’autant plus vigilants, et en tous cas cette émission était aussi une sorte… peut-être de… d’excuse envers les auditeurs. Il est vingt heures sur France Inter… »
« Peut-être » une « sorte » d’excuse ? Il n’en est même pas sûr…
Ironie mise à part – car il faut bien en rire, pour ne pas désespérer… – il est navrant de constater qu’en dépit de quelques rares passages légèrement autocritiques, nous en sommes toujours au même point : les journalistes nous expliquent pourquoi ils ont fait une erreur, mais ne se sentent comptables d’aucune réflexion sur la façon dont ils traitent l’information, puisque les responsabilités incombent toujours principalement, de leur point de vue, à des sources extérieures.
Et si le lecteur-auditeur-téléspectateur n’est pas content, il peut toujours en faire part aux standardistes du « Téléphone sonne ». Il n’est pas exclu que ceux-ci (ou celles-ci) leur témoignent plus d’intérêt que certains “spécialistes”…
Arnaud Rindel
Post Scriptum : « N’oublions pas les auditeurs qui ont beaucoup de questions à poser ».
L’objet du « Téléphone sonne », d’après sa présentation sur le site de France Inter, est de permettre aux auditeurs de « réagir sur un thème de l’actualité » et de « poser [leurs] questions aux invités ».
Denis Astagneau ne manque d’ailleurs pas de rappeler à ses invités – et en particulier lorsqu’il souhaite les interrompre – de « [ne pas oublier] les auditeurs qui ont beaucoup de questions à poser ».
Pourtant, lors de cette émission consacrée à « l’emballement », cinq auditeurs seulement seront pris en ligne. Ils disposeront, en cumulant leurs interventions, de 4’48’’ (soit 288 s) d’antenne sur 38’38’’ (soit 2318 s) d’émission, générique compris, soit 12,4 % du temps total de l’émission.
Trois de ces auditeurs interviendront durant environ 30s. Un quatrième, 1’23’’. La dernière, qui dépassera les 1’30, sera interrompue par l’animateur. Denis Astagneau lui coupera la parole – avec une cuistrerie remarquable – d’un « merci » répété et sans appel.
Il faut dire que non contente de dépasser la minute trente de temps de parole, elle avait en outre commencé son intervention par « déjà je voudrais dire merci à Internet pour me donner de véritables informations »…
Un double enseignement à tirer de tout cela. Pour s’exprimer sur l’antenne de France Inter, il est préférable d’éviter de contrarier la mise en scène des contrôleurs d’antenne et être capable de résumer l’ensemble de sa pensée à moins d’une minute trente de parole (en tenant compte des interruptions inévitables des animateurs).
Et pour parler plus librement dans une émission qui s’enorgueillit de donner la parole aux auditeurs, mieux vaut, manifestement être l’un des “spécialistes” invités…
Voir de même:
Depuis le nord, Sud Radio émet vers l’extrême droite
Conséquence de son rachat par la société Fiducial, mastodonte de l’expertise comptable, « la radio du Sud » est désormais entièrement réalisée à Paris. Sans le moindre accent méridional mais avec la prétention de « parler vrai », ses dirigeants ont ouvert les micros en grand à la « polémique ». Entendez : à la banalisation des idées d’extrême droite.
Gautier Ducatez
« Vous devez aimer votre mère. Vous êtes en France, c’est notre mère, la France, notre famille », martèle Philippe de Villiers dans les studios de Sud Radio. Ce 10 juin, invité de l’émission « Bercoff dans tous ses états », l’ex-président du Mouvement pour la France assure la promotion de son dernier ouvrage, aussi consistant que plein de fraîcheur : Les Gaulois réfractaires demandent des comptes au Nouveau Monde. Furieux à l’égard des manifestants dénonçant les violences policières, De Villiers lance une ritournelle nationaliste bien identifiable : « Si vous n’aimez pas cette famille, cette mère, cette civilisation, si vous n’aimez pas Victor Hugo, Montaigne, Pascal, Péguy et les autres… » Il n’a pas le temps de finir sa phrase, que le journaliste André Bercoff la conclut lui-même :
« Quittez-là ! »
Un dérapage ? La veille, Bercoff entamait son émission ainsi : » Il y a des petits groupes qui essayent de faire basculer tout le monde dans l’assignation à résidence ethnique, communautariste, religieuse ou autre… » Du velours pour son invité Verlaine Djeni, cadre du parti Les Républicains et proche de Laurent Wauquiez, qui n’eut pas trop à se contenir : « La France a tout donné à plusieurs générations d’Africains […]. Le totalitarisme ne vient pas des Blancs, il vient des minorités. Une minorité qui contrôle et décide ce que tu dois dire… »
Depuis 2016, André Bercoff distille à longueur d’ondes les thèses favorites de l’extrême droite. Collaborateur des sites fachosphériques Boulevard Voltaire, Riposte laïque, Figarovox et de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, il est imprenable en matière d’inversion de la relation dominants/dominés, notamment lorsqu’il enchaîne les insinuations sur la menace du « grand remplacement » et dénonce le racisme « anti-blanc ». Pas une semaine non plus sans qu’il ne relaye l’ » Obamagate » et les autres théories du complot de Donald Trump.
Ce polémiste constitue le noyau dur d’une radio qui brandit le « parlons vrai » pour justifier des polémiques sur des « thèmes de société » propres à occulter tout le reste, notamment les enjeux de justice sociale.
Le troupeau du « politiquement incorrect »
En 2013, en faillite, Sud-Radio est rachetée par Fiducial SA, un poids lourd de l’expertise comptable. Première conséquence : si cette radio est principalement diffusée dans le sud de l’Hexagone – du Pays basque jusqu’à Marseille –, les émissions ne sont plus préparées à Toulouse. Depuis 2017, véritable caricature du centralisme français, c’est à Courbevoie, en région parisienne, que son antenne est entièrement réalisée. À Sud Radio, plus rien n’incarne le Sud, ni le contenu des talk-shows entrecoupés de publicités criardes, ni l’accent pointu de ses animateurs.
Deuxième effet, et non des moindres : une dérive très à droite de la ligne éditoriale. Le nouveau propriétaire, Christian Latouche, 58e fortune française selon l’hebdomadaire Challenges, côtoyait dans les années 2000 le Mouvement national républicain de Bruno Mégret1. À Sud Radio, sous couvert de « non politiquement correct », on dénonce surtout les « idiots utiles », les « bobos » et autres « islamo-gauchistes ». Mal camouflée derrière une obsession « souverainiste », l’accointance de la radio avec l’extrême droite est évidente : le directeur de Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune2, y a longtemps réalisé des chroniques ; Élisabeth Lévy du magazine Causeur, intervient dans la matinale. Quant à l’émission quotidienne « Les Incorrectibles », elle est réalisée en partenariat avec L’Incorrect, magazine dans le sillage « conservateur » et « identitaire » de Marion Maréchal Le Pen.
Comme l’a analysé l’historien Gérard Noiriel3, dans un contexte de concurrence acharnée entre les médias, le scandale et la provocation apparaissent comme un moyen sûr d’acquérir de la visibilité dans l’espace public. Didier Maïsto, le patron de la radio, s’en amuse : « On est traités de populistes et complotistes, mais ça ne me dérange pas ! » Pour preuve, le 30 mars, le professeur Luc Montagnier déballait ses thèses extravagantes sur l’origine de la Covid-19. Le 6 juin, un « grand » débat sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine opposait Idriss Aberkane, pseudo scientifique au CV dopé, et Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo et climatosceptique acharné.
En dépit d’une audience limitée (moins de 1 % selon Médiamétrie), l’extrême droite et une fraction de la droite française en perdition savent qu’à Sud Radio, elles bénéficient toujours d’entretiens complaisants : les réacs prétendument anticonformistes comme Éric Zemmour, Michel Onfray, Gilles-William Goldnadel ; des représentants de la Manif pour tous ; les plus coriaces des RN comme Marion Maréchal Le Pen et Jean Messiha ; des souverainistes comme François Asselineau, Paul-Marie Coûteaux, Nicolas Dupont-Aignan et Florian Philippot ; des essayistes amoureux du « passé glorieux » de la France comme Dimitri Casali, ou Laurent Obertone, journaliste pourfendeur du multiculturalisme. Sans oublier l’identitaire Damien Rieu et même des allumés virtuels de la fachosphère comme Papacito.
L’ode au « mâle dominant »
Didier Maïsto justifie la diffusion de ces discours identitaires féroces au nom du « pluralisme », en arguant que quelques figures classées à gauche, notamment Juan Branco et Thomas Porcher, se sont déjà égarées à l’antenne.
Très actif sur le réseau social Twitter, le patron de Sud Radio surjoue l’indignation dès que l’on évoque le ton ultra droitier de son antenne, au point de menacer de « saisir le CSA ». C’est pourtant lui qui publiait en 2018 une tribune dans Valeurs actuelles intitulée « La chasse à l’homme blanc au CSA : quand un racisme peut en cacher un autre ». Depuis le 30 mars, Didier Maisto anime sa propre émission, intitulée « Toute vérité est bonne à dire », où il recycle le vieux refrain de la censure prétendument exercée par les « bien-pensants ». Déjà, au micro du site Boulevard Voltaire en février 2019, il justifiait son combat pour « permettre au débat d’exister en dehors du politiquement correct » en estimant que « le droit à la différence est l’arme de l’Anti-France qui veut morceler la société française ».
Après avoir rencontré fin 2018 ses premiers Gilets jaunes, trémolo dans la voix, le directeur de Sud Radio s’est autoproclamé journaliste de référence du mouvement. Dans Passager clan destin, ouvrage paru en mars, Didier Maïsto alterne récit autobiographique archiromancé et dénonciation des « communautarismes, encouragés par des politiciens sans scrupules venant y cultiver des clientèles in vitro ».
Usant et abusant du « nous », il s’y affiche comme le porte-parole de la population française. Mais laquelle ? Vraisemblablement pas celle de la « diversité, minorités visibles, #balancetonporc, covoiturage, transition énergétique… Ces mots sont vides de sens pour cette France, LA France », peut-on y lire.
Sa France éternelle, ayant perdu sa « souveraineté », souffrirait d’une « oligarchie corrompue » et des « médias mainstream ». Mais bien entendu, rien de « corrompu » quand Maïsto célèbre son propre patron, Christian Latouche, en des termes équivoques : un « mâle dominant » et un « chef de guerre » qui « dégage des phéromones ». Le « parlons vrai » ou la reconnaissance du ventre ?
Jean-Sébastien Mora
1 « Christian Latouche, un videur de boîtes qui ne verse pas dans le bling-bling », L’Humanité (13/08/2012).
2 Il est l’auteur d’un roman de politique-fic tion imaginant une candidature d’union des droites autour d’Éric Zemmour à la présidentielle de 2017.
3 Le venin dans la plume : Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, La Découverte, 2019.
Voir de plus:
André Bercoff, de Mitterrand à Assad
Michaël Bloch
JDD
31 mai 2016
PORTRAIT – Le polémiste André Bercoff, 75 ans, collabore avec plusieurs revues de droite, voire très à droite comme Valeurs Actuelles. Pourtant, il a commencé son parcours à gauche. Rencontre.
On l’avait quitté mitterrandien, on le retrouve vingt ans plus tard à s’acoquiner avec Riposte laïque et à rencontrer Bashar el-Assad. André Bercoff était l’une des figures du journalisme des années 1980, proche de François Mitterrand et de Jacques Attali.
A 75 ans, le journaliste, devenu polémiste avec le temps, collabore maintenant presque exclusivement avec des publications de droite, voire très à droite comme Valeurs Actuelles ou le site Boulevard Voltaire, qui a été lancé par Robert Ménard, maire de Béziers.
La manipulation Caton
Alors, a-t-il changé? « Je considère que ce n’est pas le cas », répond André Bercoff au JDD. « Mais, c’est vrai que j’ai évolué, je déteste le deux poids deux mesures de cette gauche de gouvernement qui a oublié les ouvriers, les artisans, les agriculteurs », explique-t-il dans un café situé près de la radio Europe 1 où il vient de participer à un débat sur le sexisme en politique dans l’émission de Jean-Marc Morandini.
Avant d’être un débateur, André Bercoff, la crinière blanche mais l’oeil toujours alerte, fut un auteur prolifique. Il a publié près d’une quarantaine de livres (sous pseudonyme ou sous son vrai nom). C’est notamment lui qui avait monté avec Jacques Attali en 1983, l’opération Caton, du nom de ce faux « grand dirigeant de la droite » qui estimait que pour « vaincre la gauche, il fallait se débarrasser de la droite ». L’opération de déstabilisation visait à faire écrire un essai par ce faux ténor de la droite qui critiquerait la gauche tout en sulfatant son propre camp.
L’ouvrage intitulé De la reconquête (Fayard) s’était extrêmement bien vendu en librairie et avait enflammé le tout-Paris. Pendant des mois, le monde politico-médiatique avait bruissé de rumeurs pour découvrir l’auteur de ce livre qui avait chamboulé la droite (et ravi la gauche). Pour parfaire la manipulation, André Bercoff et l’Elysée avaient même convaincu un jeune conseiller du château, François Hollande, d’aller défendre l’ouvrage à la radio et de se faire passer pour Caton. Lui, au moins, ne serait pas reconnu par les auditeurs, contrairement à André Bercoff, plus connu à l’époque. « Ceux qui pensent que, nous la droite, pouvons revenir au pouvoir se trompent », disait alors le jeune diplômé de l’ENA.
« Je n’ai pas revu Hollande depuis qu’il est Président »
Les relations avec François Hollande se sont depuis un peu distendues. « On a été très proches entre 1982 et 1992. Mais je ne l’ai pas revu depuis qu’il est Président ». « C’est quelqu’un de très sympathique et très drôle ». Cela ne l’empêche pas de mitrailler sa politique : « Je suis plus sévère avec la gauche parce qu’elle est censée être plus éthique », justifie-t-il. « François Mitterrand était un grand artiste, François Hollande est un artisan ».
S’il ne se revendique pas comme étant de droite, André Bercoff a pourtant beaucoup de choses à reprocher à la gauche : « A partir des années Mitterrand, j’ai compris que la gauche a adopté l’économie de marché tout en gardant la vulgate révolutionnaire. L’incohérence ne m’a pas plu. » Il ne comprend pas aussi qu’on ait « laissé les problèmes d’identité à la droite » même s’il convient que Manuel Valls fait preuve de « bon sens » sur le sujet. « C’est encore l’exception », se lamente-t-il.
L’identité, c’est d’ailleurs un sujet qui l’a taraudé toute sa vie. Né au Liban en pleine Seconde Guerre mondiale, il immigre en France avant la guerre civile qui ensanglantera le pays pendant 15 ans, opposant chiites, sunnites et chrétiens. « J’ai baigné dans un Liban pacifié », raconte-t-il, un brin nostalgique.
A son arrivée dans la capitale, André Bercoff ne veut pourtant pas s’enfermer dans le sujet des tensions moyen-orientales. Il collabore avec plusieurs grand journaux au fil des ans dont l’Express, France Soir, Actuel, l’Evenement du Jeudi, Libération ou encore Le Monde. Il tâte un peu de la télévision, écrit beaucoup, se fait un nom au milieu de ces années 1980 baignées de mitterrandisme où le politique pensait encore pouvoir “changer la vie”.
« Il faut aller voir Assad »
A 75 ans, André Bercoff continue à faire irruption de temps en temps dans l’actualité. C’est lui qui a interrogé à deux reprises le président syrien Bashar-el-Assad à Damas en Syrie pour Valeurs Actuelles. Malgré les réticences de la diplomatie française ou de certains de ses confrères. « Je suis allé voir Assad parce que cela m’intéressait. Il n’est pas de mon bord politique mais il faut aller le voir », clame-t-il.
Avec le recul, il se désole que le Quai d’Orsay ait coupé tout lien avec le régime Assad, au risque de se priver d’informations primordiales sur les djihadistes français présents en Syrie. Il prend l’exemple de Churchill allant voir Staline durant la seconde guerre mondiale. « Vous croyez qu’il ne savait pas ce qu’il se passait en URSS? », interroge-t-il à haute-voix. Il ne la cite pas, mais on croirait entendre la fameuse citation du Premier ministre anglais avant l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie : « Si Hitler avait envahi l’enfer, je me serais débrouillé pour avoir un mot gentil pour le Diable à la Chambre des communes. »
« Marine Le Pen est trop protectionniste »
Lui, a du mal à imaginer quel « diable » il n’irait pas voir. Peut-être Abou Bakr al-Baghdadi, le « calife » de l’Etat islamique : « C’est un fanatique, on ne peut pas discuter avec lui ». Il interroge alors : « Et vous, vous iriez voir par exemple le leader de la Corée du Nord Kim-Jong-Un? ». Manière habile d’obliger son interlocuteur à se positionner. Embarrassé, on réfléchit deux secondes : « Oui bien sûr, si je suis persuadé que je pourrais poser toutes les questions que je souhaite. »
André Bercoff n’est pas le seul à avoir interrogé le dictateur syrien ces dernières années. L’AFP et France 2 s’y sont aussi frottées. Mais André Bercoff et l’hebdomadaire droitier Valeurs Actuelles dégagent dorénavant une odeur de souffre qui peut rendre suspicieux sur la démarche.
Lors de son dernier voyage en Syrie pour rencontrer Assad, une photo d’André Bercoff avait circulé sur les réseaux sociaux aux côtés de Julien Rochedy, ancien président du Front national de la Jeunesse (FNJ). André Bercoff assure qu’il ne soutient pas le parti d’extrême-droite. « Marine Le Pen est trop protectionniste. Sortir de l’Euro serait une véritable aberration », explique-t-il. Sa solution pour la France? Enfermer toutes les tendances politiques dans une salle pendant plusieurs jours et les obliger à trouver un compromis.
En 2012, il avait signé une série d’entretiens entre Pierre Cassen (Riposte Laïque), Christine Tasin (Riposte Laique) et Fabrice Robert (Bloc identitaire). Un livre qui lui valut un article peu amène sur Rue 89. Lui dit « refuser les étiquettes ». « Dès qu’on creuse, ça ne correspond à rien ». Au bout d’une heure de conversation, on repart tout de même beaucoup moins sûr que l’homme soit aussi à droite qu’on ne le dit. Peut-être est-ce dû à l’époque où on ne parvient plus très bien à distinguer la droite et la gauche sur le plan économique? Peut-être est-il sincère quand il clame sa volonté de penser comme un esprit libre? Peut-être, a-t-on simplement été berné par un homme qui a gardé sa force de conviction malgré l’âge et ses cheveux blancs…
Voir encore:
Présidentielle 2022 : le fantasme persistant de la fraude électorale
Loin du chaos des élections américaines de 2020, Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont reconnu le résultat des urnes, mais tout un front poreux aux théories du complot s’enflamme pour la thèse d’une vaste machination.
William Audureau, Samuel Laurent et Damien Leloup
Le Monde
26 avril 2022
« Macron a volé l’élection. Creusez plus en profondeur, camarades patriotes français ! » Dans la nuit du dimanche 24 au lundi 25 avril, alors que la plupart des chefs d’Etat étrangers félicitent Emmanuel Macron pour sa réélection, l’élue trumpiste de l’Arizona au Sénat, Wendy Rogers, casse l’ambiance : il y aurait eu fraude. Un message qui ne passe pas inaperçu. Alors que Marine Le Pen a annoncé la veille qu’elle « respect[ait] » le sort des urnes, tout un front antisystème, anti-Macron et poreux aux théories du complot, s’enflamme aussitôt pour la thèse d’une grande manipulation.
Encore faut-il pouvoir l’étayer. Lundi, la capture vidéo d’un bug technique sur France 2 lors de la soirée électorale se répand comme une traînée de poudre. A rebours de tous les résultats égrenés depuis 20 heures, et en contradiction avec le score de 58,5 % pour Emmanuel Macron affiché en même temps par la chaîne, la candidate d’extrême droite apparaît fugacement en tête au total des suffrages exprimés. L’erreur technique, reconnue par la chaîne auprès du Monde, est rapidement rectifiée, mais le mal est fait.
« A 21 h 10 Le Pen a 13 899 494 voix. A 22 h 45 Le Pen a 11 558 051 voix. Où sont passées les 2 341 443 voix ? », questionne un certain « Patriote Info », parmi de nombreuses publications suspicieuses. C’est la « preuve » qu’attendaient tant de militants pour accuser la Macronie de fraude. Déjà, en milieu d’après-midi, un sondage dans le canal Telegram conspirationniste « Rester libre ! » (11 000 abonnés) voyait 81 % des 2 500 participants prédire que « le pouvoir va frauder pour imposer une victoire de Macron ». Entre sarcasmes et triomphalisme, ils sont nombreux, depuis, à s’être convaincus eux-mêmes d’avoir vu juste.
Inspiration du côté des Etats-UnisLoin des plateaux de télévision, la petite musique du complotisme électoral était en gestation depuis des mois sur les réseaux sociaux, dans les sphères conspirationnistes comme d’extrême droite. Dès le début d’année, c’est une petite phrase de Brigitte Macron, semblant se demander dans un contexte de reprise du Covid-19 « s’il y [aurait]des élections », qui avait alimentée la rumeur d’un vol électoral dans les sphères antisystème. Cette vigilance exacerbée a été méthodiquement entretenue par certains acteurs politiques antisystème, comme Florian Philippot (Les Patriotes), qui en novembre 2021, déjà, criait sur Twitter à la « fraude et tricherie en marche », ou encore Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), qui condamnait d’avance une élection « truquée de A à Z », fin mars sur RTL. « On peut le voir comme une manière de préparer le terrain idéologique. C’est presque leur intérêt d’aller sur ce terrain-là, ils savent que ça ne leur coûtera pas d’électeurs », observait alors le fondateur et directeur de Conspiracy Watch, l’observatoire du complotisme, Rudy Reichstadt.
Si cette rhétorique n’est pas nouvelle – on se souvient que François Fillon s’est plaint d’un « cabinet noir » en 2017 –, elle trouve cette fois son inspiration du côté des Etats-Unis. L’idée, très populaire au printemps, de fraudes passant par un piratage ou un détournement des machines à voter, voire d’un complot orchestré par l’éditeur de systèmes de vote Dominion, objet aux Etats-Unis de multiples rumeurs infondées, a ainsi été copiée-collée quasiment mot pour mot par des figures complotistes françaises.
Donald Trump lui-même avait accusé Dominion d’avoir effacé près de trois millions de votes en sa faveur, sans le début d’une preuve. Un « audit » mené en Arizona par ses partisans, qui pensaient mettre au jour un vaste complot, a finalement dû se résoudre à constater une légère erreur de décompte, en faveur de Donald Trump. En France, les machines Dominion ne sont tout simplement pas utilisées. « Le ministère de l’intérieur ne fait pas et n’a jamais fait appel aux services de la société Dominion dans le cadre de l’organisation des élections », nie formellement Beauvau auprès du Monde. Rien qui ait empêché l’argument trumpiste de s’exporter en France, et même de donner naissance à un début de structuration inédit.
Sceptiques convaincus
Contrôle citoyen, Contrôle citoyen élection, Association d’observation des élections par les citoyens, Reciproc.org… Une petite demi-douzaine de collectifs d’apparence citoyenne se montent au printemps pour surveiller la bonne tenue des élections. Derrière eux, le plus souvent, des mouvements contestataires, comme l’organisation BonSens de Xavier Azalbert – patron du site FranceSoir et leader de la lutte contre la politique sanitaire – à l’origine de Contrôle citoyen ou de Réciproc.org. Ils bénéficient également d’importants relais sur les chaînes conspirationnistes, comme celle de l’entrepreneur Silvano Trotta.
Dès le mois de mars, M. Azalbert propose aux militants anti-passe sanitaire de réaliser un « comptage citoyen » pour vérifier les résultats électoraux. Un vœu pieux : avec un peu plus de 4 500 participants au recomptage lors du premier tour, le site est très loin de pouvoir vérifier les 70 000 bureaux de vote français. D’autant que l’expérience du dépouillement a convaincu un certain nombre de sceptiques. « Il y a peut-être fraude mais dans mon bureau de vote, j’étais présente pour assister au dépouillement, Macron était en tête », écrit, au lendemain du premier tour, une internaute dans un canal Telegram conspirationniste proche de la mouvance Qanon. Et de désespérer des résultats : « Il n’y a pas fraude partout… les gens sont justes cons. »
Dans la plupart des espaces de discussion en ligne consacrés aux « fraudes », on jugeait impossible qu’Emmanuel Macron, unanimement détesté, puisse recueillir autant de votes que ce que prévoyaient les sondages. Mais lorsqu’ils participent aux opérations de dépouillement et constatent que tout est en règle, les militants tombent de haut. « J’ai dépouillé moi-même, je n’ai lu que des Macron, Macron, Macron… Il était en tête loin loin loin devant MLP et JLM », constate, encore incrédule, une internaute. « Le scrutin à l’ancienne, c’est ce qui fait la force du suffrage en France, se félicite Anne Jadot, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Lorraine. Les gens sont attachés à ce rituel, notamment les votants réguliers, qui sont les plus âgés, pour qui il s’agit d’un devoir de bon citoyen. C’est à la fois la faiblesse du système électoral américain et la force du système français. »
Soupçons fantaisistes
Le lendemain du scrutin, le collectif Reciproc.org publie un communiqué reconnaissant que « des analyses partielles ne montrent pas, à ce jour d’écart significatif avec les résultats officiels », tout en envoyant un courrier à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe relevant des soucis très mineurs, comme des problématiques de radiations indues, largement rapportées dans la presse dite « mainstream ». Même conclusion pour Contrôle citoyen, qui aboutit à « des chiffres conformes aux chiffres officiels ».
Ce qui n’empêche pas d’autres acteurs de la sphère anti-passe, comme l’avocat Carlo Alberto Brusa, animateur de l’association Réaction19, d’évoquer la possibilité de « recours », sur la foi de soupçons fantaisistes autour de l’hébergement aux Etats-Unis des données électorales… tout en annonçant déjà son « prochain combat », celui des législatives. Au-delà de la relative inutilité de ces actions, il s’agit surtout pour ces structures de montrer à leurs membres leur activité.
Dimanche 24 avril à 20 heures, Silvano Trotta, qui a très largement promu ces initiatives de recompte des voix, se couche et reconnaît la victoire du président sortant. Sans pouvoir s’empêcher, dès le lendemain, de relayer chacune des nouvelles rumeurs de fraude.Voir aussi:
Sur RT France, Jacques Baud coche toutes les cases du conspirationnisme géopolitique
Antoine Hasday
Conspiracy watch
7 septembre 2020
Interviewé par Frédéric Taddéï, l’essayiste, ancien officier des services de renseignement suisses, dénonce ce qu’il présente comme « le gouvernement par les fake news »… mais multiplie lui-même les contre-vérités.
Un véritable inventaire à la Prévert des théories du complot. Le 3 septembre dernier, Frédéric Taddeï recevait sur RT France, dans son émission « Interdit d’interdire », Jacques Baud, auteur du livre Gouverner par les fake news – conflits internationaux, 30 ans d’infox par les pays occidentaux (Max Milo, 2020) pour une longue interview. Sans contradicteur et pas sans concession.
« Jacques Baud est colonel d’état-major général, ancien analyste des services de renseignement stratégique suisses, spécialiste du renseignement et du terrorisme [et] engagé auprès des Nations unies dans de nombreux conflits », présente son éditeur.
Auteur de plusieurs essais, l’homme est parfois invité par les médias traditionnels pour évoquer les questions de renseignement et de terrorisme – qu’il interprète comme une réponse à « nos interventions au Moyen-Orient ». Mais on l’a récemment vu sur la web-télévision d’extrême droite TV Libertés [archive]. Il était en outre déjà intervenu sur RT France [archive].
La thèse centrale de son nouveau livre est la suivante : les gouvernements occidentaux déforment les réalités géopolitiques pour déclencher des guerres et défendre leurs intérêts. De la Syrie à l’Ukraine, de la Russie à l’Iran, on nous mentirait et la vérité serait ailleurs.
Cette petite musique avait déjà de forts accents de théorie du complot. Et de fait, pendant près d’une heure d’émission, sur de nombreux sujets (terrorisme, Syrie, Poutine, Iran…), Jacques Baud a effectivement coché la plupart des cases du bingo conspirationniste géopolitique.
Une comptabilité révisionniste des victimes au Darfour
L’un des premiers thèmes abordés est la diabolisation (supposée) des dictateurs et l’invention (encore supposée) de faux crimes de masse. Baud n’hésite pas à prétendre que le nombre de civils massacrés au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres communément admis.
« On crée une vérité, une aisance cognitive sur le fait que Poutine est un dictateur, que Bachar el-Assad est un monstre, qu’Omar el-Béchir est un génocidaire. […] Plus personne ne se pose de questions sur des chiffres comme 200 000, 400 000 morts au Darfour. […] Moi-même à la tête du renseignement au Darfour pendant deux ans je me suis attaché à compter ces morts, on n’est jamais arrivé à 200 000, on est arrivé au maximum à 2 500 morts », assène-t-il.
Le chiffre avancé par Jacques Baud est quatre fois inférieur à celui que le gouvernement soudanais de l’époque – responsable du « nettoyage ethnique » au Darfour pour reprendre la terminologie des Nations unies ou de Human Rights Watch – admettait lui-même en 2008, soit environ 10 000 victimes. Un chiffre déjà considéré par les experts de la région comme largement sous-estimé.
Les autres estimations varient ainsi de 100 000 à 500 000 morts. Gérard Prunier, auteur de Darfour : un génocide ambigu (éd. La Table ronde, 2005) retient par exemple le chiffre de 400 000 victimes. Les Nations unies citent le plus souvent le chiffre de 300 000 morts et trois millions de déplacés de force. Il n’y a aucune raison valable de remettre ces données officielles de l’ONU en question pour adhérer aux affirmations de Jacques Baud. La conversation dévie ensuite sur la Syrie.
Foire aux complots sur les attaques chimiques en Syrie
Le conflit syrien a été massivement investi par les conspirationnistes : affirmant que sa couverture médiatique vise à justifier une nouvelle guerre occidentale, ils nient la responsabilité du régime Assad dans les attaques chimiques qu’il perpètre, accusent les « Casques blancs » de complicité avec les djihadistes et contestent ou minimisent les crimes de masse commis par le pouvoir syrien.
« Les attaques chimiques […] ne sont certainement pas le fait de Bachar el-Assad. […] [En 2013 à la Ghouta], les services de renseignement militaire américains ont déconseillé à Obama d’intervenir parce que les éléments qu’ils avaient […] indiquaient que c’étaient en fait les rebelles qui avaient utilisé ces armes de destruction massive », claironne l’invité de Frédéric Taddéï.
Outre la fausseté de cette accusation portée à l’encontre des rebelles syriens et le caractère invérifiable de cette affirmation sur ce qu’auraient dit ses services de renseignement à Barack Obama, il est de notoriété publique que le président américain a surtout fui un nouvel engagement militaire direct des États-Unis au Moyen-Orient, redoutant que la Syrie devienne son Vietnam ou sa guerre d’Irak.
Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, Téhéran aurait joué un rôle dans cette décision, en menaçant d’interrompre les négociations – alors en cours – pour l’obtention d’un accord sur le nucléaire iranien si jamais Washington s’attaquait directement au régime syrien.
« [Dans la Ghouta en 2013, à Khan Cheikhoun en 2017 et à Douma en 2018], il n’y a pas eu d’engagement des armes [chimiques] par l’armée syrienne en revanche il y a eu dans le premier cas [la Ghouta] un engagement par les rebelles », poursuit Baud.
Le bombardement chimique de la Ghouta par le régime syrien le 21 août 2013 a donné lieu à un véritable cas d’école de la désinformation conspirationniste. Plusieurs personnalités, généralement proches de la sphère complotiste, ont tenté de démontrer que le lieu de l’attaque était trop éloigné des positions du régime pour que l’armée régulière syrienne puisse l’atteindre et que ce bombardement n’était donc rien d’autre qu’une opération sous faux drapeau orchestrée par les rebelles.
Ces affirmations ont été battues en brèche depuis longtemps. Restent les faits : une zone tenue par les rebelles syriens a été bombardée au sarin à l’aide d’une arme chimique correspondant à l’arsenal du régime syrien, alors que cette zone se trouvait bel et bien à portée des positions du régime syrien. Tout porte donc à penser que le régime syrien est responsable de cette attaque.
« Dans le deuxième cas (Khan Cheikhoun) […] il n’y a pas eu d’armes chimiques utilisées mais des toxiques chimiques libérés [accidentellement] par un bombardement ciblé des Syriens », poursuit-il.
Faux aussi : cette affirmation fantaisiste mise en avant par le journaliste Seymour Hersh a été invalidée par le Mécanisme d’enquête conjoint (MEC ou JIM en anglais) mis en place par l’ONU et l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) pour identifier les auteurs des attaques chimiques en Syrie. En octobre 2017, suite à leurs investigations, les enquêteurs ont conclu à un bombardement au sarin effectué par l’armée de Bachar el-Assad.
« Et dans le cas de Douma, […] il n’y a rien eu du tout, simplement un bombardement « normal », si j’ose dire, d’artillerie et les rebelles ont habilement utilisé les poussières, les effets de ce bombardement pour faire croire qu’il y avait eu un engagement chimique », termine-t-il.
Faux encore : selon l’OIAC, un bombardement chimique, probablement au chlore, a bien eu lieu à Douma. Par ailleurs, plusieurs enquêtes open source, réalisées par Bellingcat et le New York Times (avec Forensic Architecture) ont démontré que les munitions retrouvées étaient utilisées par le régime syrien, et qu’elles avaient été larguées depuis le ciel (les rebelles syriens ne disposent pas de force aérienne).
« Il y a eu de nombreux lanceurs d’alerte au sein de l’OIAC qui ont confirmé que les rapports occidentaux ont été falsifiés en quelque sorte pour justifier des frappes », continue Baud.
Ces « révélations » de « lanceurs d’alerte » de l’OIAC sont pourtant bien peu probantes comme l’expliquait il y a quelques mois Conspiracy Watch. En revanche, elles ont été abondamment relayées par des personnalités connues pour diffuser la propagande du Kremlin, notamment sur la question syrienne.
La dénégation des autres crimes de masse du régime syrien
« A l’époque des massacres de Homs en 2011, les services de renseignement allemands avaient établi qu’il n’y avait pas eu de massacre causé par l’armée de Bachar el-Assad », prétend-il. Une fois de plus on ignore d’où sort cette affirmation, la réalité du massacre de la place de l’Horloge (17 morts) le 19 avril 2011 étant par exemple solidement documentée.
Plus tard dans l’émission, Jacques Baud remet en question l’authenticité des photos de « César ». Après avoir déserté, ce photographe militaire syrien a dévoilé en 2013, au moyen des milliers de clichés qu’il avait lui-même pris dans le cadre de ses fonctions dans l’armée gouvernementale, les massacres et la torture dans les prisons du régime Assad. « Les organisations humanitaires qui ont vérifié ces photos se sont aperçues que pratiquement toutes les photos en question sont des photos de soldats syriens et non pas d’opposants, il y a déjà quand même quelque chose qui cloche », assène l’ancien des renseignements suisses.
En réalité, il ne fait que reprendre à son compte l’argumentaire officiel du régime syrien : en plus de « terroristes », les photos montreraient surtout « des civils et des militaires morts sous la torture aux mains de groupes terroristes armés parce qu’ils étaient accusés d’être pro-gouvernement », selon lui. On se demande d’ailleurs quelles sont les « organisations humanitaires » à avoir repris à leur compte cette version comme le prétend Baud. Plusieurs ONG comme Human Rights Watch ont confirmé la validité du document.
« La fausse vérité c’est qu’on a un gouvernement [syrien] qui est une dictature […] et l’idée que Bachar el-Assad tente de massacrer son peuple », affirme aussi l’auteur de Gouverner par les fake news dans l’émission.
Nous sommes ici obligés de rappeler que la grande majorité des 100 à 200 000 civils tués dans le conflit l’ont été par le régime syrien ; que celui-ci les cible intentionnellement ; qu’il a recours à la faim et aux sièges comme stratégie militaire ; qu’il utilise aussi les viols comme arme de guerre ; que 100 000 personnes ont disparu, été enlevées ou emprisonnées, mises au secret dans des prisons où des milliers d’autres sont mortes exécutées ou sous la torture.
Baud évoque ensuite les empoisonnements d’opposants politiques en Russie.
Le Novitchok qui ne venait pas du GRU
« On n’a pas d’histoire d’empoisonnement de la part des services secrets russes contrairement à ce qu’on dit. […] En réalité tout porte à croire [que, dans l’affaire Skripal,] on est parti plutôt d’une intoxication alimentaire car toutes les analyses qui ont été faites par la suite n’ont jamais démontré que la Russie était impliquée. […] Dans le meilleur des cas, si des toxiques de combats ont été utilisés, on ne sait même pas s’ils sont originaires de Russie », assure Baud.
Ce n’est pas tellement la question : le site d’investigation Bellingcat, en partenariat avec le média russe The Insider, a démontré que les principaux suspects de cette affaire étaient des agents du GRU, le renseignement militaire russe. Ce qui tranche a priori la question de l’implication de Moscou.
« Navalny, on sait qu’il s’est attaqué à la mafia, à des gens corrompus. […] Navalny dirige des mouvements d’opposition dont les rivalités sont connues, on peut aussi imaginer que quelqu’un de son entourage ait tenté de l’assassiner. […] L’utilisation de poison en Russie dans l’histoire récente est plutôt le fait de la mafia que de l’État russe », croit-il savoir.
On sait pourtant désormais qu’Alexeï Navalny a été empoisonné au Novitchok, une arme chimique plutôt associée aux services secrets russes (même si l’on ne dispose d’aucune preuve que Vladimir Poutine ait lui-même commandité l’opération). A notre connaissance, l’utilisation de Novitchok par la mafia russe n’a jusqu’à présent pas été constatée ; en revanche, cette substance mortelle apparaît désormais dans trois tentatives d’assassinat où le GRU est très fortement soupçonné.
Ainsi, dans une démarche pour le moins paradoxale, Jacques Baud n’a cessé, pendant près d’une heure d’émission et sans jamais être contredit, d’aligner une sorte de best-of des théories conspirationnistes géopolitiques des dix dernières années pour dénoncer de prétendues manipulations médiatiques des États occidentaux – nous vous avons épargné ses digressions sur la Libye, l’Ukraine et l’Iran. Ne tenterait-il pas lui-même de gouverner ses lecteurs par les fake news ?
Mise à jour (11/09/2020) :
Suite à la publication de cet article, Jacques Baud a réagi dans des interviews données à Hélène Richard-Favre (déboutée en première instance de sa plainte en diffamation contre la chercheuse Cécile Vaissié qui avait évoqué sa proximité avec les réseaux du Kremlin) et à Sputnik France, média contrôlé par Moscou. Sa ligne de défense tient en deux arguments principaux.
Premièrement, nous n’aurions pas lu son livre. Ce qui est vrai. Mais M. Baud est responsable de ses propos en interview, et nous sommes libres de les critiquer. N’assume-t-il donc pas ce qu’il a raconté pendant une heure à la télévision d’Etat russe ? Si ce qu’il dit en interview ne reflète pas le contenu de son livre (ce dont il est permis de douter) M. Baud ne devrait peut-être pas donner d’interviews – ou mieux les préparer.
Deuxièmement, M. Baud ne ferait que poser des questions, il n’affirmerait rien. Cette ligne de défense ne tient pas, car durant son passage sur RT France, M. Baud ne s’est pas contenté de s’interroger, il a affirmé des contre-vérités à de multiples reprises : le pouvoir syrien ne serait pas responsable des principales attaques chimiques en Syrie ; le nombre de victimes « réelles » au Darfour serait cent fois inférieur aux chiffres avancés par l’ONU ; les photos du rapport César montreraient principalement des cadavres de soldats syriens ; les services secrets russes ne pratiqueraient pas l’empoisonnement d’opposants… Nous avons déjà montré dans l’article, citations à l’appui, que cela n’était pas conforme aux faits tels qu’ils avaient pu être établis par les sources les plus fiables.
D’ailleurs, la posture consistant à dire « je ne fais que poser des questions » n’est pas innocente. Lorsque des faits sont établis par un faisceau de preuves concordantes, on peut effectivement les remettre en question si l’on remarque de véritables incohérences et à condition d’apporter de nouvelles preuves suffisamment solides pour ce faire. Cela, c’est le doute méthodique cher à Descartes. C’est ce qui se passe quand la justice rouvre une enquête déjà clôturée.
En revanche, remettre en question des faits établis sur la seule base d’un « est-on vraiment sûr que ça s’est passé comme ça ? », en mettant en avant des incohérences mineures dans la version établie (méthode hypercritique), sans apporter de preuves suffisamment solides pour étayer ses affirmations, est une démarche qui n’a plus grand chose à voir avec la scepticisme rationnel, mais relève de la méthodologie complotiste.
Comme l’écrit le chercheur Olivier Schmitt, « L’abâtardissement du doute méthodique le transforme dans l’espace public en doute systématique, mécanisme sur lequel toutes les formes de complotisme (qui sont un hyper-criticisme), prolifèrent. » A bon entendeur.
A. H.
Voir par ailleurs:
EXTRAITS (William Audureau. “Dans la tête des complotistes »)
“La première technique employée par ce genre de documentaires est généralement celle du pied dans la porte : dans le premier tiers du film, des éléments relativement inoffensifs amadouent le spectateur, afin de le préparer aux thèses plus subversives à venir. « Ces arguments sont faibles, mais une fois que vous êtes embarqué, engagé dans le documentaire pendant plus de deux heures, vous êtes prêt à entendre des théories complètement fantastiques, qui, si elles vous avaient été présentées dès le début, vous auraient fait arrêter le visionnage », observe Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles.
Deuxième ingrédient : une densité argumentative volontiers décourageante. C’est le fameux « mille-feuille » propre aux théories du complot, ou « conglobation », pour reprendre le terme employé par le politologue Pierre-André Taguieff : une accumulation exténuante de pseudo-preuves, qui, bien souvent, ne résistent pas à l’examen prises individuellement, mais qui, lâchées en masse, submergent la vigilance cognitive du spectateur. Jusqu’à ce que celui-ci s’abandonne de guerre lasse à une posture de spectateur passif.
Le troisième stratagème est enfin « l’argument d’autorité », qui consiste à faire intervenir des experts au CV ou au titre souvent ronflants, en se gardant bien de préciser qu’ils sont aujourd’hui ainsi sur des figures d’autorité supposées telles que Louis Fouché, un médecin réanimateur en réalité dépourvu de références et rejeté par ses confrères, Alexandra Henrion-Claude, une ancienne chercheuse de l’Inserm répudiée par son directeur de thèse, ou encore Luc Montagnier, biologiste français crédité pour avoir co-découvert le virus du sida, devenu un Nobel vieillissant s’oubliant dans des thèses farfelues. Mais lorsque de telles « sommités » lui sont présentées, le spectateur ignore généralement ces éléments biographiques.
Grâce à toutes ces techniques, ces documentaires excellent à diffuser le doute. Ce n’est pas tant qu’ils convainquent, mais ils ébranlent les certitudes. Cela remonte à une dizaine d’années, mais Romain se souvient encore d’avoir eu l’impression de se laisser happer lorsqu’il a visionné Dark Secrets inside Bohemian Grove. La présentation du documentaire, qui mime les codes télévisuels, lui avait donné l’impression d’un travail professionnel sérieux. L’accumulation de références, de citations, d’extraits, d’illustrations, les déclarations péremptoires enchaînées sur un rythme trop rapide pour qu’il ait le temps de les questionner, tout avait contribué à le désarçonner. Dans le même temps, l’atmosphère mystérieuse du film, truffé d’images dérobées d’une cérémonie nocturne fascinante, donnait la valeur d’une vérité secrète à ces séquences en immersion sur les rites satanistes supposément pratiqués par un club occulte.”
– Les six règles de l’échange
Une chose est certaine : chercher à clouer le bec de Karine en la prenant de haut était la pire idée possible. C’est ce que me confirme le Belge Samuel Buisseret, ancien passionné d’ésotérisme qui démonte désormais les rumeurs complotistes sur YouTube, sous le pseudo de Mr. Sam : « Il faut opérer un distinguo entre ce qu’on a envie de faire par pulsion – dire “tais-toi”, fermer le clapet de son interlocuteur avec deux-trois arguments – et ce qu’on a envie de faire après y avoir réfléchi. Le grand tort qu’on a tous, c’est de se fier à notre envie de départ, qui n’est pas toujours la meilleure. »
Face à un proche complotiste, plusieurs postures sont ainsi considérées comme étant à proscrire : l’invective, le – mépris et la condescendance figurent tout en haut de cette liste. Samuel Buisseret en sait quelque chose : il a subi durant des années l’attitude des premiers « zététiciens » de France. Au début des années 2000, ces défenseurs de la rationalité en lutte contre la pensée magique, souvent des étudiants en sciences ou en sciences humaines, pouvaient glisser dans la moquerie et l’humiliation face aux croyants comme lui. « C’était très douloureux, et on a prouvé que cela ne fait que renforcer les croyances », témoigne-t-il. Le Marseillais Stéphane, qui, après sa prise de conscience, a fait le yoyo entre les deux camps durant quelques mois, prône la posture inverse : « Dites juste : “je te respecte”. »
Se placer dans une position d’égal à égal est en effet la meilleure solution pour éviter de tomber dans une impasse. Après tout, comment convaincre quelqu’un qu’il est enfermé dans des idées sectaires si l’on se pose soi-même en prosélyte détenant la vérité ? « Dire “faire entendre raison”, c’est déjà postuler qu’on a raison et que [les complotistes] ont tort, relève le chercheur belge en psychologie Olivier Klein. L’espoir, c’est de faire bouger le curseur. Ce que vous pouvez espérer, c’est qu’après avoir discuté avec vous ils croient un peu moins à leur version des faits et que la version communément admise leur semble un peu plus plausible qu’avant206. »
S’il n’est pas question de cautionner les récits complotistes, il importe donc de respecter la personne qui y croit. Et, en même temps, de ne pas se surestimer, ni de se bercer d’illusions quant à l’issue d’un éventuel débat. C’est la grande leçon du psychologue serbe Jovan Byford, qui travaille depuis deux décennies sur les théories du complot et a régulièrement échangé avec des adeptes de celles-ci. Il s’est fixé six règles pour dialoguer avec un complotiste207 :
1) Ne pas s’attendre à renverser aisément ses croyances, car celles-ci, on l’a vu, sont par nature immunes à la critique.
2) Ne pas rentrer dans la confrontation frontale et le choc d’ego, mais au contraire veiller à maintenir un dialogue apaisé.
3) Cartographier avec précision les théories auxquelles adhère ou n’adhère pas son interlocuteur, tout en mesurant l’intensité de sa croyance. En effet, rares sont ceux qui adhèrent à toutes les théories du complot, et certains sont bien moins convaincus de ce qu’ils affirment qu’ils ne le laissent paraître.
4) Établir un terrain d’entente, en évoquant par exemple des dysfonctionnements avérés de la société208.
5) Dresser un parallèle entre les théories du complot auxquelles il croit et d’anciennes théories similaires. Par exemple, nombre des rumeurs entourant le Covid-19 existaient déjà à l’identique il y a plusieurs décennies au sujet du sida (concernant la création supposée du virus en laboratoire) ou du vaccin contre la polio (concernant la stérilité que pourrait provoquer le vaccin anti-Covid).
6) Rester réaliste et modeste quant à ses attentes : parfois, instiller un peu de doute constitue déjà une belle avancée.
En cas de débat, Jovan Byford recommande également de se concentrer toujours sur des points précis, factuels et vérifiables, et de se référer pour cela à des articles de vérification (il place manifestement plus d’espoir dans le factchecking que je ne le fais moi-même).”
– La méthode socratique
Certains spécialistes recommandent de recourir à la discussion, davantage qu’au débat, pour tenter de guider un complotiste vers la décroyance. Pas n’importe quel type de discussion : l’entretien épistémique, la méthode employée par Socrate dans la plupart des dialogues de Platon. L’idée ? Ne pas s’escrimer à déployer des arguments, mais se contenter de poser des questions à son interlocuteur, avec une forme de naïveté assumée, pour l’amener à remonter aux sources de ses croyances. Le vidéaste américain Anthony Magnabosco s’en est fait une spécialité, filmant ses entretiens avec de parfaits inconnus rencontrés dans la rue. Rassurez-vous : il dialogue en anglais, pas en grec ancien.
Cette technique a été théorisée par un philosophe américain spécialiste des dialogues socratiques, Peter Boghossian. Athée militant, ce dernier se donne pour mission d’offrir des clés pour lutter contre le « virus de la foi » en amenant son interlocuteur à accepter l’aporie, c’est-à-dire le fait qu’il existe des questions irrésolues. Sa méthode n’a donc pas été inventée spécifiquement pour dialoguer avec les théoriciens du complot, et elle demande une certaine disponibilité de la part de son interlocuteur. Néanmoins, si celui-ci joue le jeu, elle peut s’avérer efficace. « Au lieu de s’opposer aux arguments de quelqu’un, on va revisiter avec lui ce qui est à la base de ses croyances, et comparer ces bases avec d’autres croyances qu’il considère comme erronées, détaille Samuel Buisseret, l’ésotériste repenti qui recourt lui-même à cette méthode. Cela conduit au minimum au doute, et parfois à la déconversion. »”
– Conclusion
“Le complotisme est un phénomène complexe. Au niveau individuel, il naît de la rencontre entre un tempérament – sount idéaliste, indépendant ou encore provocateur –, un écosystème – qu’il s’agisse de « bulles de filtre » exposant à des contenus conspirationnistes sur Internet ou d’un environnement social sensible aux contre-récits – et un moment de vulnérabilité, qu’il soit personnel ou collectif. C’est la conjonction de tous ces facteurs qui peut pousser un individu à recourir à la pensée magique pour donner du sens à son quotidien.
Le complotisme présente en effet de nombreux avantages. Il met de la simplicité sur le chaos du monde, offre le sentiment de posséder des clés pour comprendre ou, au moins, enquêter. Il permet de se sentir à la fois moins seul et plus fort. Surtout, il offre des outils narratifs capables de repousser indéfiniment la contradiction, voire, si le besoin s’en fait sentir, de révoquer le réel. Mais il a vite fait, aussi, de se transformer en une méfiance généralisée, potentiellement invivable, ou en une crédulité aveugle, qui peut se révéler extrêmement dangereuse.
Reste qu’il n’existe pas deux complotistes identiques. Le caractère stéréotypé et souvent mimétique des propos tenus en public par les conspirationnistes cache des parcours et des motivations hétérogènes. La foi, le besoin de reconnaissance, un drame personnel, l’attirance pour le merveilleux sont autant de portes d’entrée différentes vers le monde des contre-récits.
Si l’on veut lutter contre ce phénomène, il faut donc cesser de l’envisager sous le seul angle des idées. Dans l’univers mental d’un complotiste, il existe peu de croyances qui soient fondamentales : toutes ou presque se rapportent à un vouloir-croire central, une thèse primordiale et constitutrice, qui vient répondre à un mal-être. Le reste n’est que feuillage.
Pour combattre le complotisme, c’est à ce mal-être qu’il faut s’adresser. Et, pour cela, commencer par l’entendre. Au niveau collectif, le caractère fantasque des contre-récits des chercheurs de vérité ne doit pas occulter le fait que certaines de leurs frustrations fondatrices sont légitimes. Le lobbying des grandes compagnies pharmaceutiques, l’affairisme politicien, les violences policières et autres dénis de démocratie sont d’authentiques problèmes de société. On ne peut pas reprocher aux conspirationnistes de demander plus de respect, de justice, de démocratie.
Dans son geste initial, le complotisme est une tentative d’opposer à un État jugé défaillant un contre-État artisanal, populaire, fonctionnel et, surtout, plus juste. La meilleure manière de ne pas laisser se développer un terreau favorable à un populisme aveugle, crédule et potentiellement haineux est donc encore de s’efforcer d’améliorer les fondements de la démocratie, de redonner de l’assise au contrat social, de restaurer la confiance dans les institutions, qu’elles soient politiques, sociales ou sanitaires. Sans quoi la lutte contre les contre-récits les plus dangereux se réduira toujours à ce qu’elle est déjà, et dont chacun perçoit depuis longtemps les limites : une chasse sisyphéenne aux racontars monstrueux par les journalistes spécialisés dans le fact-checking, et la suppression toujours brutale, tardive et polémique de comptes complotistes par les propriétaires des réseaux sociaux.
Au niveau individuel, le complotisme pose d’autres questions, à commencer par celle du vivre-ensemble. Il n’est pas évident d’accorder de son temps à un interlocuteur à la suspicion insultante. Mais il est encore moins évident d’accepter de voir des proches sombrer dans des contre-discours irréels, hystériques et dangereux, jusqu’à l’enfermement et la rupture. Alors, il faut réussir à restaurer du lien. En commençant peut-être par mettre ces contre-discours de côté. Non parce qu’ils sont tolérables ; ils ne le sont pas. Mais parce qu’ils sont invulnérables au débat et que la critique frontale ne fait au contraire que les renforcer.
Il faut parvenir à recréer un autre terrain d’échange, qui n’est pas celui de l’idéologie ou des faits. Revenir aux souvenirs, aux projets, aux choses simples – passer du temps ensemble, retrouver un peu de gaieté de vivre et de partager. Cela pourrait ressembler à une boutade mais, face au complotisme, je crois plus au pouvoir de la raclette qu’à celui du factcheck. Changer les idées de son interlocuteur, restaurer un terrain de paix, savourer ensemble, donneront toujours de meilleurs résultats que l’affrontement ou le dénigrement – et permettront de retrouver assez de confiance pour, ensuite, si la personne y est prête, parler de ses croyances.”
“Contre-intuitive et paradoxale, la réponse au complotisme doit donc consister à traiter de manière symétriquement opposée le complotisme en tant que phénomène de société et en tant que dérive personnelle. Au niveau collectif, il faut se mettre à l’écoute de ses revendications entendables, tout en le marginalisant. C’est le travail de l’État, des médias, des propriétaires des réseaux sociaux. Au niveau individuel, il faut au contraire faire la sourde oreille aux discours, mais être présent physiquement et émotionnellement. C’est le rôle des collègues, des amis, de la famille. Isoler d’un côté, accompagner de l’autre, exclure du débat public mais réintégrer socialement, tel est le défi ardu que nous lance le complotisme.”
Voir par ailleurs:
« Au moment où Poutine s’enfonce dans son propre piège en Ukraine, Xi Jinping s’enlise dans une guerre anti-Covid »
Lun Zhang
Professeur d’études chinoises à Cergy-Paris-Université
La tentative des dirigeants russe et chinois d’imposer un néototalitarisme pour contrôler les sociétés et les individus ne peut que se solder par un échec, dans une tendance mondiale à la « subjectivisation collective et individuelle », estime le sinologue Lun Zhang, dans une tribune au « Monde ».
Le Monde
18 avril 2022
De manière cruelle et brutale, le monde entier – et en particulier les Européens –, se retrouve plongé dans les guerres froides et chaudes du siècle passé, avec ce qui se passe en Ukraine. La vieille théorie politique est reconfirmée : un dirigeant disposant d’un pouvoir sans barrière est toujours une menace pour la paix. Les décisions qu’il prend selon sa propre logique, irrationnelle pour beaucoup, ne peuvent qu’engendrer des catastrophes humaines.
L’enlisement des troupes russes en Ukraine, comme en Afghanistan, était prévisible, sauf aux yeux de Vladimir Poutine. Il peut, aujourd’hui, se retourner contre les généraux, les ministres qui l’avaient mal renseigné et lui avaient menti dans la réalisation de son projet impérial. Les observateurs étrangers partagent cette analyse pour expliquer le fiasco de la campagne militaire russe.
Mais la raison du présent revers, et même d’un très probable échec final de Poutine, est à chercher ailleurs. Elle se trouve dans sa tentative d’imposer sa vision totalitaire à la nation ukrainienne en construction. Depuis des années, il met en place une politique totalitaire dans sa propre société russe, et l’applique maintenant aux Ukrainiens.
Cette vision totalitaire poutinienne consiste à dire qu’il n’y a pas d’autre possibilité qu’accepter d’être des sujets subordonnés au nouveau tsar du XXIe siècle. Il n’existe aucune différence identitaire entre Russes et Ukrainiens. Alors, quand ces derniers s’opposent, la solution est de mener une « opération spéciale » pour les ramener dans la case préconstruite, comme une opération chirurgicale. A la différence des actions coercitives similaires menées par l’ex-URSS à l’encontre des pays satellites désobéissants, elle ne se fait plus au nom d’un paradis terrestre à venir, mais d’un empire passé.
Si cette tentative totalitaire poutinienne connaît un certain succès en Russie, avec des méthodes staliniennes et mafieuses de gouvernance et une propagande mensongère nationaliste, elle se heurte à une forte résistance des Ukrainiens, qui veulent défendre leur culture et leur liberté individuelle et collective. L’image de la destruction des tanks, ces machines symboliques du totalitarisme du XXe siècle, l’atteste parfaitement.
Pouvoir tout-puissant
Au moment où Poutine s’enfonce dans son propre piège, son allié et ami Xi Jinping s’enlise dans une guerre contre le Covid-19, selon la même logique.
Depuis deux ans, la Chine de Xi applique la méthode zéro Covid à tout prix. Si, en France, le « quoi qu’il en coûte » consiste à sauver les emplois et les vies humaines, et à protéger des dégâts causés par la pandémie, la politique du zéro Covid en Chine ne prend pas en compte ses conséquences. Par exemple, la mort des patients atteints d’autres maux s’explique par la priorité donnée au Covid-19. Malgré le contrôle extrême de l’information, de nombreuses tragédies sont rapportées, témoignant de la gravité de la situation : ainsi, une femme enceinte, sans attestation prouvant qu’elle était négative au Covid-19, a perdu son bébé après avoir attendu des soins pendant des heures ; une infirmière est décédée d’une crise d’asthme à cause du manque de soignants.
Pour Xi, le pouvoir est magique et tout-puissant, s’appuyant sur une organisation de type militaire et sur une sévérité extrême envers les contaminés, visant à éradiquer le virus et à rendre la société « saine » et « purifiée » sans Covid-19.
Malgré la réserve de certains épidémiologistes chinois sur cette méthode, face à la mutation du virus et en particulier le variant Omicron, le modèle du zéro Covid est maintenu. Car il ne s’agit désormais plus d’une affaire concernant la santé publique, cela devient, aux yeux de Xi, le symbole du modèle chinois, voire la preuve civilisationnelle de « l’ascension de l’Est et du déclin de l’Occident », caractéristique de notre monde actuel, vision qu’il a adoptée depuis un certain temps.
La propagande chinoise ne cesse de faire l’éloge de ce modèle, en le comparant à la situation en Occident, en particulier aux Etats-Unis, depuis deux ans. Elle insiste sur le fait que c’est le président lui-même qui « commande personnellement », comme un chef de guerre, vers la victoire. Tout comme dans la Russie actuelle, où Poutine est confondu avec la nation, en Chine, Xi est identifié au Parti communiste chinois (PCC) et à ce modèle anti-Covid. Ce modèle s’inscrit dans la même logique que le « zéro critique », le « zéro dissident »… que Xi met en pratique depuis des années.
Grogne grandissante
A un moment politiquement très sensible – le XXe congrès du PCC aura lieu en fin d’année –, Xi tentera de briguer son troisième quinquennat après avoir aboli la limite des mandats [avant 2018, elle était de deux fois cinq ans]. Il ne peut tolérer la moindre critique. Il utilise l’éradication du Covid-19 pour triompher de ses adversaires potentiels, devant le peuple chinois et le monde entier, et justifier un nouveau mandat.
Même si cette méthode connaît un certain succès temporaire face à la pandémie, elle ne peut pas être un remède permanent et ne peut qu’échouer au final, face à la propagation de nouveaux variants, la pression économique et la grogne sociale grandissante. Des signes d’impatience et d’incompréhension, de contestation sous formes diverses éclatent partout dans de nombreux endroits du pays, des Chinois brisant l’interdit.
La pluralité et le désir de liberté font partie de la vie, incarnent la vie. Une vision totalitaire s’écarte toujours de la vie, de la réalité. La grande tendance mondiale de notre temps, malgré des contre-courants, est une subjectivisation collective et individuelle.
La tentative de Poutine et de Xi d’imposer un néototalitarisme, pour contrôler les sociétés et les individus, ne peut que se solder par un échec final, cela malgré de probables réussites temporaires. L’histoire du XXe siècle l’a attesté, et l’histoire de notre siècle le démontrera à son tour. L’enlisement en Ukraine et en Chine de ces deux dirigeants n’en est que la première étape.
Lun Zhang est professeur d’études chinoises à Cergy-Paris-Université, chercheur au laboratoire Agora (centre de recherche multidisciplinaire en sciences humaines et sociales) et chercheur associé à la Fondation Maison des sciences de l’homme, rédacteur en chef du site intellectuel en chinois « La Chine : histoire et futur ».
Covid-19 en Chine : à Shanghaï, les autorités durcissent encore leur politique d’enfermement maximal
Simon Leplâtre (Shanghaï, correspondance)
Le Monde
27 avril 2022
Récit Après un mois de confinement drastique, les autorités de la mégalopole chinoise sont prêtes à tout pour faire baisser le nombre de nouveaux cas. L’application aléatoire de mesures extrêmes épuise les habitants, dont la seule sortie quotidienne autorisée est pour faire un test PCR.
Mme Ren, 34 ans, ne s’attendait pas à recevoir la visite de la police le 22 avril : « Ils sont arrivés à minuit pour nous dire que, parce qu’il y avait beaucoup de cas dans notre résidence, nous serions tous envoyés à l’isolement, témoigne la jeune femme. Dimanche, nous avons tous dû enfiler des combinaisons intégrales et nous avons été mis dans un bus avec une quarantaine de voisins, vers 16 heures. On est arrivés à destination sept heures plus tard, sans la moindre pause. Pour faire nos besoins, on nous avait distribué des couches. Dans le bus, il y avait une femme enceinte de sept mois, une personne âgée de plus de 80 ans et un enfant de 5 ans », raconte-t-elle.
Enfin arrivés à destination, ils apprennent qu’ils se trouvent à Bengbu, dans la province chinoise Anhui, à 500 kilomètres au nord-ouest de Shanghaï. Ils posent leurs valises dans un ancien hôtel transformé en centre de quarantaine deux ans plus tôt, au début de la pandémie de Covid-19. Ses photos montrent des murs rongés par l’humidité, un mobilier couvert de traces de chlore et des cafards qui parcourent la chambre. « Après que j’ai publié des photos sur Weibo, mon comité de quartier m’a appelée pour me dire qu’il n’y avait pas mieux, mais qu’ils pourraient nous distribuer des lingettes désinfectantes pour nettoyer un peu… je suis résignée », dit-elle en soupirant au téléphone.
Après un mois de confinement drastique, les autorités de Shanghaï sont prêtes à tout pour faire baisser le nombre de nouveaux cas de Covid-19. L’objectif est simple : que 100 % des cas contacts se trouvent à l’isolement, de sorte que le virus ne circule plus au sein de la communauté. Pour ce faire, les responsables n’hésitent pas à envoyer des quartiers entiers en quarantaine, parfois dans des provinces voisines. Shanghaï dispose de plus de 300 000 places d’isolement collectif. Mercredi, 12 309 nouveaux cas ont été recensés, après un pic à plus de 27 000 cas mi-avril. Mais la route pour revenir à un niveau acceptable est encore longue, car les autorités centrales le martèlent ces dernières semaines : la Chine n’est pas prête à vivre avec le virus, et seule la politique zéro Covid est correcte. Ces dernières semaines, des villes sont mises sous cloche pour quelques cas seulement.
Barrières métalliques
A Shanghaï, les autorités emploient le slogan d’« embarquer tous ceux qui doivent être embarqués » (« yingshou jinshou »), utilisé également dans le cadre de campagnes contre le terrorisme au Xinjiang. Plusieurs séries de mesures ont été annoncées depuis dix jours : renforcement des contrôles routiers, désinfection des résidences et installation de détecteurs sur les portes des personnes positives, en attendant de les envoyer en centres d’isolement. Samedi 23 avril, la pression est encore montée d’un cran, avec l’apparition de barrières métalliques autour de certaines résidences et bâtiments ayant enregistré des cas depuis moins de sept jours. Une directive du nouveau district de Pudong, dans l’est de la ville, précisait samedi que les barrières doivent utiliser un grillage assez large pour permettre d’effectuer les tests en passant les écouvillons au travers, pour éviter d’avoir à ouvrir les grilles, et que des agents de sécurité devraient monter la garder 24 h sur 24 autour de ces bâtiments.
Dans la ville, la frustration grandit : « Je refuse de descendre faire les tests depuis qu’ils ont mis ces grillages en bas de chez moi », témoigne une habitante du district de Pudong. De plus en plus d’habitants tentent ainsi de désobéir, à la fois par crainte que les tests soient des vecteurs de transmission du virus, et par colère contre les restrictions sans fin dont ils sont victimes. Au point que les autorités diffusent des menaces par SMS : « Rappel amical : les personnes qui ne se soumettent pas aux tests verront leur code de santé changer au jaune », ont été avertis mardi les habitants du district de Huangpu. Les codes QR de santé sont verts quand tout va bien, jaunes pour les cas suspects, et rouges pour les cas confirmés. Perdre son code vert peut avoir des conséquences lourdes, notamment en cas de demande d’accès à des hôpitaux.
Gabrielle Gaillard est une jeune Française installée dans le centre de Shanghaï depuis deux ans. Mardi, vers minuit, elle a reçu un message de son comité de résidents lui demandant son numéro de passeport, en prévision du déplacement de tous les habitants de sa ruelle dans un hôtel pour une période de cinq jours. « Après le départ des habitants négatifs, la ruelle sera entièrement désinfectée », indique le message. Gabrielle hésite, sa résidence de 80 habitants compte déjà une dizaine de cas : « Ce n’est pas une solution de transférer tout le monde, on risque de s’infecter entre nous ! Ce matin à 8 heures, ils ont commencé à emmener les voisins. Quand j’ai demandé plus d’information sur l’hôtel où ce serait situé, on m’a dit que ce ne serait sans doute même pas à Shanghaï », témoigne cette créatrice de vidéos de voyages.
« Allez faire le PCR ! »
Outre les mesures extrêmes, c’est le caractère aléatoire de leur application qui épuise les habitants, maintenus dans une incertitude permanente. Début avril, Gabrielle Gaillard a tout fait pour envoyer son chien chez un ami à Pékin, parce qu’une habitante de sa ruelle placée en centre d’isolement avait dû abandonner ses deux chats chez elle. Vingt jours plus tard, elle n’est toujours pas revenue à son domicile : « Les voisins ont cherché à porter assistance aux deux animaux, mais il y a un scellé sur sa porte, nous avons interdiction formelle de rentrer, et ses fenêtres ne sont pas accessibles. On ne sait pas dans quel état sont les chats », déplore-t-elle. Dans d’autres communautés, les comités de quartier sont plus compréhensifs et laissent les voisins intervenir. De même, certains patients positifs peuvent rester à l’isolement chez eux, alors que la plupart sont envoyés dans des centres d’isolement aux conditions spartiates.
Pour la plupart des habitants de Shanghaï, les tests sont la seule sortie autorisée chaque jour. Dans la matinée, à partir de 7 heures, des volontaires viennent tambouriner aux portes de notre quartier de petites maisons accolées dans le centre ancien de Shanghaï. « Numéro 33, allez faire le PCR », crient les volontaires à plein poumon pour réveiller les habitants jusqu’au deuxième étage. Mardi, Shanghaï avait décidé de nouveau de tester toute la ville en une journée. Le système informatique n’a pas suivi : faute de pouvoir scanner les codes QR des personnes pour les identifier, les employés en combinaison blanche ont prié les habitants qui patientaient sous la pluie de revenir plus tard.
Cette courte sortie donne un aperçu du climat qui règne dans la ville. Si la plupart des habitants sont résignés, certains craquent : enfermé derrière une grille érigée deux jours plus tôt, un quadragénaire trapu, armé d’un tuyau en plastique, frappe tout ce qui passe à sa portée en hurlant : « Je n’ai plus un sou pour vivre ! Et tout ce que vous faites pour nous, c’est de nous envoyer faire des tests. » Sur le chemin du retour, on croise un homme, la cinquantaine, réfugié avec quelques couvertures sous le porche d’un restaurant pour s’abriter de la pluie. Il fait partie des milliers de gardiens placés en faction à l’entrée de chaque ensemble résidentiel de la ville. Mais son dortoir a connu plusieurs cas, alors lui et ses camarades dorment dehors en ce moment : « Mei banfa, dit-il en soupirant (On n’y peut rien). »
Voir également:
Xi Jinping face à l’échec de la stratégie « zéro Covid »
Depuis un mois de Shanghaï, et bientôt peut-être de Pékin, le confinement remet en cause la stratégie zéro Covid imposée par le dirigeant. D’autant que la croissance économique n’est pas au rendez-vous en Chine, à quelques mois du 20e congrès du Parti communiste chinois.
Frédéric Lemaître (Pékin, correspondant)
Challenges
27 avril 2022
Le président chinois Xi Jinping, à Pékin, le 11 mars 2022. LEO RAMIREZ / AFP
Rien ne se passe comme prévu pour Xi Jinping. Depuis environ un an, le président chinois misait sur la croissance économique et la stabilité sociale pour s’assurer une réélection de maréchal lors du 20e congrès du Parti communiste chinois (PCC), qui aura lieu à l’automne.
La réussite des Jeux olympiques d’hiver, en février, était de bon augure. Mais, depuis, rien ne va plus. La guerre lancée par son ami Vladimir Poutine en Ukraine le 24 février s’enlise. Pis, le confinement de Shanghaï depuis un mois et peut-être demain de Pékin remet en cause, aux yeux mêmes de nombreux Chinois, le bien-fondé de sa stratégie zéro Covid. La croissance économique est en berne, tout comme le moral d’une population confinée depuis maintenant plus de deux ans. Malgré la censure, les Shanghaïens n’hésitent plus à crier leur colère et leur désespoir, et nombre d’hommes d’affaires occidentaux installés dans le pays, longtemps thuriféraires du régime, n’aspirent plus qu’à plier bagage.
Or, le 20e congrès du PCC approche. Il se tiendra « au second semestre », selon les autorités. Sans doute en novembre. Les provinces sont en train de désigner les 2 300 délégués. Xi Jinping a été « élu » délégué du Guangxi, une province rurale du sud-ouest du pays, vendredi 22 avril. Ce congrès ne ressemblera pas aux précédents. Ayant obtenu, en 2018, une modification de la Constitution qui lui permet de rester président de la République durant plus de dix ans, Xi Jinping va très vraisemblablement être réélu secrétaire général du PCC puis président de la République.
Mais qu’en est-il des autres dirigeants ? Comment va évoluer le véritable cœur du pouvoir, le comité permanent du bureau politique, qui compte aujourd’hui sept membres mais en a longtemps compté neuf ? Qui va remplacer le premier ministre Li Keqiang, qui quitte son poste en 2023 ? A l’échelon inférieur, qui va intégrer le bureau politique ? Continuera-t-il à comprendre vingt-cinq personnes ? Parmi ses membres actuels, qui sont ceux qui vont intégrer le comité permanent ? Question annexe : la gestion contestée du Covid-19 à Shanghaï va-t-elle avoir des conséquences sur la carrière des dirigeants de la ville, traditionnellement promis aux plus hautes fonctions nationales ?
Climat délétère
Pour le moment, personne n’a de réponse à ces questions essentielles. Le climat est délétère. Il se murmure qu’à Pékin tout le monde ne voit pas d’un mauvais œil les difficultés de Shanghaï l’insolente. Début avril, Pékin a non seulement dépêché dans la deuxième ville du pays 38 000 personnels de santé supplémentaires, mais également plus de deux mille soldats. « Parce que Pékin ne fait pas confiance aux unités de police de Shanghaï – pour des raisons assez évidentes –, les forces de police armées spéciales de [la province de] Shandong ont été envoyées en “renfort” depuis le 31 mars environ. Elles ne répondent pas au bureau de la sécurité publique de Shanghaï », explique Alex Payette, un consultant canadien spécialiste de la Chine, dans un article publié sur le site Asialyst mi-avril.
Episode du 20 avril 2022
Face à ces difficultés, Xi Jinping ne donne aucune indication sur ses intentions, mais reste inébranlable et accuse Washington de tous les maux. Pas un jour ne passe sans que la propagande rappelle que les Etats-Unis et l’OTAN sont à l’origine de la guerre en Ukraine. Selon celle-ci, l’Alliance atlantique n’est plus une alliance défensive mais offensive, dont la Chine risque, si elle n’y prend garde, d’être la prochaine victime.
La « sécurité nationale » est mise à toutes les sauces pour faire taire la moindre voix dissonante. Des Chinois publient, le 22 avril, une vidéo de six minutes reprenant quelques témoignages de Shanghaïens désespérés par le confinement auquel ils sont soumis ? Les censeurs qualifient immédiatement celle-ci de « révolution de couleurs ». Se plaindre qu’un vieillard ne soit pas admis à l’hôpital pour recevoir des soins vitaux, qu’une femme sur le point d’accoucher ne puisse pas accéder à une maternité ou encore qu’une famille manque de nourriture, c’est ourdir un complot et, sous-entendu, être manipulé par les Occidentaux.
Pas de débat possible
En visite à la mi-avril sur l’île de Hainan, Xi Jinping a rappelé qu’il fallait « persévérer pour réussir » et qu’il ne saurait être question de relâcher l’effort dans la lutte contre le Covid-19. Il n’y a donc pas de débat possible, ni sur la politique sanitaire, ni sur l’efficacité des vaccins chinois, ni sur le refus de Pékin d’importer des vaccins à ARN messager, ni sur le faible taux de vaccination des personnes âgées. Seuls 20 % des plus de 80 ans ont reçu trois doses.
Zhong Nanshan, le pape des épidémiologistes chinois, l’a appris à ses dépens. Celui qui avait reçu des mains de Xi Jinping la médaille de la République en 2020 pour son rôle éminent contre le Covid-19 se fait désormais censurer sur Internet parce qu’il a osé écrire qu’à long terme la politique zéro Covid n’était pas viable. « Pékin devrait pourtant savoir à présent que l’isolement total ne fonctionne pas. Pourtant, le pouvoir central demeure, pour ainsi dire, prisonnier de ce modèle : l’abandonner reviendrait à reconnaître que le PCC se trompe depuis le début. Cette option n’est pas envisageable – encore moins à quelques mois du 20e congrès », analyse M. Payette.
Pas davantage que les diplomates ou les experts en politique internationale, les scientifiques n’ont le droit d’interroger la ligne officielle. « Ça me rappelle ce que j’ai connu avant la chute du mur de Berlin. Des diplomates rédigeaient des rapports critiques, mais, parallèlement, les responsables du Parti indiquaient dans leurs notes que tout allait bien, et les dirigeants ne prenaient en compte que ce dernier point de vue. C’est pareil à Pékin », confie un ambassadeur d’un pays d’Europe centrale.
En ces temps de difficulté, le culte de la personnalité atteint des sommets. Lundi 25 avril, Xi Jinping s’est rendu à l’université du Peuple de Chine, à Pékin, pour expliquer que le pays devait « développer des universités de classe mondiale ». Le dernier paragraphe du compte rendu officiel de la visite donne une idée de l’ambiance : « Lorsque Xi a quitté l’université, les deux côtés de la route étaient bondés d’enseignants et d’étudiants qui ont salué le secrétaire général avec excitation. Ils ont acclamé d’une seule voix : “Nous resterons fidèles au Parti et nous serons à la hauteur de la confiance du peuple. Nous travaillerons dur pour devenir les piliers du renouveau national et l’avant-garde d’un grand pays.” Xi les a salués au milieu des applaudissements et des acclamations. »
La relance de l’économie, une priorité
De son côté, le gouverneur du Guangdong, Wang Weizhong, a exprimé sa « gratitude éternelle au secrétaire général » à plus de dix reprises dans son discours d’investiture pour le congrès du PCC. Dans le Guangxi, le numéro un chinois a été qualifié de « pilote du grand renouveau ». Certains parlent de « nord-coréanisation » de la politique chinoise.
Mais le pilote est sans doute plus inquiet que son air bonhomme le laisse supposer. Alors que le taux de chômage des jeunes urbains (16-24 ans) atteint 16 % de la population active, que les ventes au détail ont plongé de 3,5 % à la fin du premier trimestre et que la croissance du pays continue de dépendre en grande partie de ses exportations, Xi Jinping fait de la relance de l’économie une priorité.
Présidant, mardi 26 avril, une réunion du comité central pour les affaires financières et économiques, le secrétaire général du PCC a ordonné d’investir massivement dans les infrastructures. « Nous devons reconnaître qu’elles ne répondent pas aux besoins du développement et de la sécurité nationale. Renforcer la construction d’infrastructures sur tous les plans est d’une grande importance pour assurer la sécurité nationale (…) développer la demande intérieure et promouvoir un développement de haute qualité », indique le compte rendu diffusé par la chaîne CCTV. Transports, énergie bas carbone, cloud computing, intelligence artificielle…, la liste des secteurs concernés semble infinie, mais aucune enveloppe financière n’a été affectée.
Alors que le pays tourne au ralenti – environ soixante-dix des plus grandes villes chinoises restreignent les déplacements en raison de la politique zéro Covid –, cette relance des investissements publics est aussi politique qu’économique. Xi Jinping entend faire taire toute contestation.
Selon le Wall Street Journal, Xi Jinping a clairement indiqué à son entourage qu’il fallait absolument que la Chine atteigne cette année les 5,5 % de croissance comme prévu, car elle doit dépasser le taux de croissance des Etats-Unis afin de prouver la supériorité du modèle économique chinois. « Il [Xi Jinping ] est très franc avec moi. Il ne croit pas que la démocratie puisse fonctionner au XXIe siècle, et [même] dans le second quart de siècle. Parce que les choses vont trop vite », a confié, le 21 avril, le président américain, Joe Biden, devant une assemblée démocrate.
Le 20e congrès du PCC devrait se tenir à peu près au même moment que les élections de mi-mandat américaines – elles se dérouleront en novembre –, qui pourraient mettre Joe Biden en difficulté. Il est essentiel pour Xi Jinping d’en sortir triomphant. C’est peut-être maintenant qu’en coulisse tout se joue.