A la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Jésus (Matthieu 22: 30)
Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Jésus (Matthieu 10 : 34-36)
Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. Jésus (Jean 14: 27)
Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Paul (55-56?)
En reconnaissant que de tels hommes sont dignes de leur Dieu ils montrent bien qu’ils ne veulent et ne savent gagner que les niais, les âmes viles et imbéciles, des esclaves, de pauvres femmes et des enfants. Celse (c. 180)
Le monde moderne n’est pas mauvais : à certains égards, il est bien trop bon. Il est rempli de vertus féroces et gâchées. Lorsqu’un dispositif religieux est brisé (comme le fut le christianisme pendant la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices qui sont libérés. Les vices sont en effet libérés, et ils errent de par le monde en faisant des ravages ; mais les vertus le sont aussi, et elles errent plus férocement encore en faisant des ravages plus terribles. Le monde moderne est saturé des vieilles vertus chrétiennes virant à la folie. Elles ont viré à la folie parce qu’on les a isolées les unes des autres et qu’elles errent indépendamment dans la solitude. Ainsi des scientifiques se passionnent-ils pour la vérité, et leur vérité est impitoyable. Ainsi des « humanitaires » ne se soucient-ils que de la pitié, mais leur pitié (je regrette de le dire) est souvent mensongère. G.K. Chesterton
“Dionysos contre le ‘crucifié’ ” : la voici bien l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyr – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir pour Dionysos. Dans l’autre cas, la souffrance, le « crucifié » en tant qu’il est « innocent », sert d’argument contre cette vie, de formulation de sa condamnation. (…) L’individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains… La véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l’espèce – elle est dure, elle oblige à se dominer soi-même, parce qu’elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s’institue christianisme, veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié. Nietzsche
Le christianisme est une rébellion contre la loi naturelle, une protestation contre la nature. Poussé à sa logique extrême, le christianisme signifierait la culture systématique de l’échec humain. […] Le mieux est de laisser le christianisme mourir de mort naturelle. (…) Le dogme du christianisme s’effrite devant les progrès de la science. (…) Quand la connaissance de l’univers se sera largement répandue (…) alors la doctrine chrétienne sera convaincue d’absurdité. Hitler (1941)
Nous devons reconnaître le caractère révolutionnaire de la pensée paulinienne. Paul marquera profondément l’histoire de l’Occident en fondant un nouveau type de communauté que ne connaissaient ni le judaïsme ni le monde gréco-romain. La société qui se construit ainsi est marquée à la fois par son universalisme – elle est ouverte à tous – et par son pluralisme – elle n’abolit pas les différences entre les personnes, mais considère que ces différences ne créent pas de hiérarchie devant Dieu. L’Antiquité n’a jamais connu de société qui combine d’une telle façon l’universalisme et le pluralisme, l’ouverture à tous et la particularité de chacun. Le type de communauté que fonde Paul se démarque à la foi de l’universalisme centralisateur (empire romain) et du pluralisme discriminatoire (synagogue). Le Dieu de Paul est le Dieu de tous et de chacun. Daniel Marguerat
Inévitablement, nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d’une façon puérile, inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d’or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, »ses« femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu’il nous soit permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société. Virginia Woolf (1938)
Plus les femmes deviennent fortes, plus les hommes aiment le football. Mariah Burton Nelson (1994)
It had a significant social context at the time, because of Thatcherism, and people going abroad to find work. There was a strong contrast between the affluence of some and the have-nots that really resonated, and still resonates today. Ian Le Frenais
Think of it as a working class Downton Abbey but with recognisable contemporary characters, first broadcast at a time of massive social upheaval. They were all men’s men. It was all to do with that very unfashionable truth about how men communicate together, what they talk about on their own and how they deal with each other. (…)There is a brutal honesty to the show, an aversion to the metaphor that comes from directness and a need to just get on with everyday life. The programme wouldn’t be commissioned today. Somebody would demand at least two or three STRONG female characters. Idiocy. When Auf Wiedersehen, Pet first aired in 1983, huge swathes of Britain, outside the South East of England, were experiencing industrial decline and the resultant unrest and misery occasioned by Margaret Thatcher’s Conservative government. Economic migration was a fact of life for many people. Hundreds of thousands of people, mainly men, had to ‘get on their bikes and look for work’ as Tory minister Norman Tebbit helpfully suggested they might do in the aftermath of the 1981 riots. (…) Think Sex In The City, with working-class Englishmen, less Sauvignon Blanc and lip gloss, more beer and cement under their fingernails and less conversational diarrhoea. This was the thinking behind Auf Wiedersehen, Pet. The comma is vital, it’s the pause for thought before the unwanted separation. The brutal Germanic, followed by the sentimental Northern afterthought. However, in the same way that Only Fools and Horses, depicted working and lower middle class life for comic effect, so Pet struck a chord with the viewing public who had, as David Cameron is reported to have recently boasted, not been born with ‘two silver spoons in their mouth’. The viewers were, in typically British fashion, rooting for the underdog, the man who had to make a living and move to Dusseldorf and live in wooden barracks or duck and dive on the streets of South London. And there were only three channels on television, and less in life for the working man, so options were limited. But this is where Auf Wiedesehen, Pet and Only Fools and Horses part company. The former spoke to the whole country, Britain that is, and not just England – no matter where the characters were from. The latter series, equally as loved and fondly remembered, simply pandered to what people wanted to believe were street-wise wide boys trying to buck the system (well, one of them anyway, sort of). And this time next year they were going to be millionaires. Lets it call it the ‘Lottery ticket mentality’. Very low rent and very South East. But then I repeat myself. One’s BBC, one is ITV… (…) And that is why it has just been announced that, on the 60th anniversary of ITV, it has been correctly declared by the Radio Times to be the best independent TV programme of all time – the fact that Thunderbirds finished second, above Coronation Street, and Blind Date made the top ten need not detain us here. The people have, after a fashion, spoken. Bill Borrows
Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité. (…) Tout concourt ainsi à faire de l’idéal impossible de virilité le principe d’une immense vulnérabilité. C’est elle qui conduit, paradoxalement, à l’investissement, parfois forcené, dans tous les jeux de violence masculins, tels dans nos sociétés les sports, et tout spécialement ceux qui sont les mieux faits pour produire les signes visibles de la masculinité, et pour manifester et aussi éprouver les qualités dites viriles, comme les sports de combat. Pierre Bourdieu (1998)
Notre monde est de plus en plus imprégné par cette vérité évangélique de l’innocence des victimes. L’attention qu’on porte aux victimes a commencé au Moyen Age, avec l’invention de l’hôpital. L’Hôtel-Dieu, comme on disait, accueillait toutes les victimes, indépendamment de leur origine. Les sociétés primitives n’étaient pas inhumaines, mais elles n’avaient d’attention que pour leurs membres. Le monde moderne a inventé la « victime inconnue », comme on dirait aujourd’hui le « soldat inconnu ». Le christianisme peut maintenant continuer à s’étendre même sans la loi, car ses grandes percées intellectuelles et morales, notre souci des victimes et notre attention à ne pas nous fabriquer de boucs émissaires, ont fait de nous des chrétiens qui s’ignorent. René Girard
On assiste aujourd’hui à une régression à l’école avec des insultes homophobes qui deviennent courantes dans les cours de récré. Il y a une très forte pression sur les jeunes garçons pour s’imposer comme tel. La masculinité s’exprime finalement dans la désobéissance, quand la féminité se mesure à son adaptabilité et à sa capacité à favoriser les situations sans conflit. (…) Les femmes choisissent plus ou moins consciemment des professions dans le cadre desquelles elles peuvent s’occuper des autres, comme la médecine ou la magistrature où elles sont aujourd’hui majoritaires. S’il y a quand même 25 % de femmes dans les écoles d’ingénieurs par exemple, elles savent qu’elles devront briser un “plafond de verre” qui bridera leurs ambitions dans des secteurs “masculins”. C’est d’ailleurs frappant de constater qu’au contraire, dans les professions dites “féminines”, les garçons bénéficient eux d’un “ascenseur de verre”. (…) A la sortie des grandes écoles de commerce, les jeunes filles sont recrutées au même poste et au même statut que les garçons, mais 5 à 10 % moins cher. La différence est la même à la sortie des grandes écoles d’ingénieurs, mais on constate qu’en plus un quart d’entre elles n’obtient pas un statut cadre quand c’est le cas de la quasi-totalité des garçons ! Et tout serait encore pire une fois dans le milieu professionnel. Notamment dans des conseils d’administration qui restent l’apanage des hommes. (…) Les dirigeants pensent qu’un bon leader, qu’il soit d’ailleurs un homme ou une femme, doit être masculin tout en neutralisant certains aspects machistes de sa personnalité. Renaud Redien-Collot (psychosociologue spécialiste du genre)
The real core of the feminist vision, its revolutionary kernel if you will, has to do with the abolition of all sex roles – that is, an absolute transformation of human sexuality and the institutions derived from it. In this work, no part of the male sexual model can possibly apply. Equality within the framework of the male sexual model, however that model is reformed or modified, can only perpetuate the model itself and the injustice and bondage which are its intrinsic consequences. I suggest to you that transformation of the male sexual model under which we now all labor and « love » begins where there is a congruence, not a separation, a congruence of feeling and erotic interest; that it begins in what we do know about female sexuality as distinct from male – clitoral touch and sensitivity, multiple orgasms, erotic sensitivity all over the body (which needn’t – and shouldn’t – be localized or contained genitally), in tenderness, in self-respect and in absolute mutual respect. For men I suspect that this transformation begins in the place they most dread – that is, in a limp penis. I think that men will have to give up their precious erections and begin to make love as women do together. I am saying that men will have to renounce their phallocentric personalities, and the privileges and powers given to them at birth as a consequence of their anatomy, that they will have to excise everything in them that they now value as distinctively « male. » No reform, or matching of orgasms, will accomplish this. Andrea Dworkin (Our Blood: Prophecies and Discourses on Sexual Politics, 1976)
Je suis d’une espèce domestique, d’un peuple sans Histoire, sans héros, sans aventures et sans légendes. Je suis d’un peuple qui n’a pas découvert l’Amérique, qui n’a pas inventé le moteur à explosion, qui n’a pas écrit de symphonies. Je suis du peuple qui a porté dans ses flancs les auteurs de toutes ces merveilles humaines. Je suis du peuple qui leur a fait à manger, a lavé leur linge, soigné leurs plaies. Nous sommes des fabriques de génies, mais jamais nous n’avons pu être des génies nous-mêmes. Nous les avons mis au monde, nous les avons nourris du lait de nos poitrines, nous leur avons chanté des berceuses. Nous avons répété les mêmes gestes pendant des millénaires, et on peut imaginer qu’une femme de l’âge de pierre trouverait un langage commun avec une femme du xxe siècle, américaine ou papoue, parce que certains gestes n’ont pas changé. (…) La loi de la jungle ne concerne pas que les animaux. Malheur aux perdantes. Les vainqueurs ne nous ont laissé faire que ce qu’ils ne pouvaient ni ne voulaient faire eux-mêmes et ont inventé que ça nous faisait plaisir. De notre souffrance ils ont fait un destin. Celles qui se sont aventurées à protester ont été, par la force et la violence, réduites au grand silence des peuples vaincus. Isabelle Alonso
Sa mère ayant cherché à faire de lui une fille, Ernie s’évertue à prouver sa virilité. Il se fait appeler « Punch » et se montre résistant à la douleur. Mais une chute, alors qu’il tenait un morceau de bois entre les dents, endommage ses cordes vocales. Sa voix nasillarde va désormais jurer avec son corps robuste. A l’école, doué en anglais, en latin mais aussi en sciences et en algèbre, Ernest est souvent premier de sa classe. Quand on détecte sa myopie, il n’ose en parler à ses professeurs – il restera longtemps un enfant timide – et se réfugie dans les livres pour compenser sa difficulté à lire au tableau. Il dévore le Robinson Crusoé de Defoe, Walter Scott, Dickens, Mark Twain, Kipling, tous écrivains de l’action, de l’aventure et des grands espaces. (…) Ses biographes – notamment l’écrivain Jerome Charyn – ont montré quel homme sensible se cachait derrière les masques du boxeur à barbe, du pêcheur d’espadons, du chasseur de fauves et du combattant… Comme si Hemingway avait été victime de l’image virile qu’il voulait donner de lui. L’Express
C’est chez les Grecs que le modèle « s’invente » et que la virilité est définie comme « l’accomplissement » du masculin. Force physique et puissance sexuelle en constituent les ingrédients dominants et, du jeune Spartiate au chevalier du Moyen Age, le modèle présente une assez belle stabilité. C’est avec les Lumières qu’il s’ébrèche. L’adoucissement dsur es moeurs, les phénomènes de cour, la galanterie portent quelques coups sévères au modèle viril des commencements. Mais c’est pour resurgir avec vigueur au XIXe siècle au cours duquel, nous disent les auteurs, s’affirme « l’emprise maximale de la vertu de virilité ». Tout concourt à ce triomphe – le duel, la guerre, l’expansion coloniale, le code civil – et plus précisément l’entre-soi masculin qui, au collège, au séminaire, à la caserne ou au bordel, fabrique des crétins sûrs d’eux-mêmes et se croyant maîtres de l’univers. Et puis, après le triomphe, voici la chute. Au XXe siècle, sous les assauts, notamment, du féminisme, le modèle viril s’épuise. L’Express
En fait, c’est toute l’assise sociale traditionnelle de la virilité qui a changé : le travail à l’usine ou aux champs fondait la représentation du travail viril. Aujourd’hui, l’effritement des socles professionnels traditionnels et le développement du secteur tertiaire redistribuent les rôles, hommes et femmes occupant souvent les mêmes fonctions. Georges Vigarello
Comme Bernard Kouchner avec son sac de riz. C’est la figure de l’aventurier, qui est devenue presque strictement médiatique, comme celle du guerrier d’ailleurs. La guerre a longtemps été un terrain d’élection de la virilité. Le beau roman de Stephen Crane, The Red Badge of Courage, la médaille sanglante du courage, montre comment l’homme se construit à l’épreuve du feu, comment le courage militaire vaut comme gratification sociale absolue…Tout cela a disparu, mais depuis peu. Je suis né en 1946 et j’appartiens à la première génération qui a grandi sans ça. Ceux qui sont à peine plus âgés que moi ont connu l’Algérie. Ensuite, l’épreuve du feu, qui était depuis la nuit des temps l’épreuve virile fondamentale, a disparu. Jean-Jacques Courtine
Le courage, la fermeté morale n’ont pas de sexe. Jean-Jacques Courtine
Look what they’ve done to my virility, ma !
Que de chemin parcouru, du jeune Spartiate à moitié nu au chevalier médiéval lourdement caparaçonné, et de la guerre en dentelle du Grand siècle à la boucherie mécanisée des Grandes Guerres où, comble de la misère, l’on ne se bat plus que couché au fond de sa tranchée!
En ces temps étranges où, annoncée depuis au moins Nietzsche, la mort de Dieu continue à se faire attendre et que, loin de la faire disparaitre, la religion (notamment le christianisme) semble dopée par la mondialisation et l’universalisation des modes de vie (le double numéro de Noël du Point ne nous annonce-t-il pas que désormais « Dieu est tendance« ) …
Mais où, à l’heure de l’insémination artificielle, de la cédédéisation du mariage ou de « l’homoïsation » (?) de la « parentalité » mais aussi les implants péniles ou musculaires ou le Viagra sans compter l’Etat-nounou et la guerre à zéro mort, les hommes ne semblent plus guère avoir le choix, mis à part les Clint Eastwood ou Indiana Jones vieillissants de nos écrans, qu’entre les muscles exhibés de Poutine, la frénésie d’ébats tarifés de nos DSK/Berlusconi ou (jusqu’à nos joueurs de rugby!) la figuration dérisoire des spectacles de Chippendales ou de sextoys sur papier glacé pour calendriers …
Pendant que, sur fond de revendication féminine de la saloperie et preuve ultime de l’état avancé de leur déchéance (pardon: de leur déconstruction!), nos embaumeurs professionnels de l’Université en sont à faire l’histoire de leur virilité …
Retour, en ce dernier jour du cinquantenaire de sa mort, sur celui de nos écrivains modernes qui, entre force physique, courage guerrier et puissance sexuelle et porté et à la fois travaillé plus ou moins consciemment par l’universalisme et le refus pauliniens de toute discrimination ethnique, sociale ou sexuelle, avait probablement le plus tenté de réunir en sa seule personne les valeurs caractéristiques de la virilité.
Et qui, avec la figure de l’aventurier sans frontières, a servi de modèle d’affirmation virile à tant de nos Camus ou Malraux juste après lui ou Kouchner ou BHL aujourd’hui …
A savoir Ernest Hemingway.
Voir aussi:
C’est quoi, être un homme viril?
Les Inrocks
17/10/2011
Qu’est-ce qui fait l’homme dans l’homme ? La puissance sexuelle, l’héroïsme, la force physique ? Ces qualités, culturellement associées au genre masculin, ont un nom : la virilité, dont une formidable histoire en trois tomes vient de sortir. L’universitaire Jean-Jacques Courtine, qui a coordonné le troisième volume de cette Histoire, a cherché à définir une virilité contemporaine, entre malaise et affirmation. Entretien.
Un homme « puissant » aurait abusé d’une femme de chambre, ses amis (hommes) le soutiennent, les féministes réagissent et les femmes politiques se plaignent du machisme toujours présent dans leur milieu : l’affaire DSK a remis en avant la question des rapports hommes-femmes et révélé tout ce que la « domination masculine », comme disait Pierre Bourdieu, a d’insupportablement actuel au début du XXIe siècle, même dissimulée sous des apparences pernicieuses d’égalité sexuelle et sociale.
Et si tout était de la faute de ce concept aussi archaïque que culturel que l’on nomme la virilité ? Car on ne naît pas homme, on le devient… puis on l’exprime. Mais comment ? La formidable Histoire de la virilité qui sort aujourd’hui, signée Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (auxquels on doit déjà une Histoire du corps), et dont chacun des trois tomes s’empare d’une période historique, éclaire brillamment quelques-uns des mécanismes de notre temps, de ses symptômes, de ses événements. De l’homme seulement dévolu aux guerres et à la force physique à l’homme urbain d’aujourd’hui, quelles mutations se sont opérées au sein de la représentation et des codes de la virilité ? Rencontre avec l’universitaire Jean-Jacques Courtine, qui a coordonné le troisième volume de cette Histoire, intitulé La Virilité en crise ? – XXe-XXIe siècle, pour définir une virilité contemporaine, entre malaise et affirmation.
Pouvez-vous définir la virilité ? En quoi, par exemple, cette notion ne recoupe-t-elle pas exactement celle de la masculinité ?
Jean-Jacques Courtine – C’est vrai, ça ne se recoupe pas tout à fait. La virilité, c’est la construction culturelle des attributions du masculin. C’est une histoire très longue, qui s’est transmise dans des termes qui ont très peu changé. L’anthropologue Françoise Héritier appelle ça « le modèle archaïque dominant ». Le mot « virilité » décrit le sentiment de ce qui fait l’homme dans l’homme. Historiquement, ce sentiment s’est cristallisé sur trois valeurs : d’abord la force physique ; puis le courage, l’héroïsme guerrier, le goût de la domination des autres hommes ; et enfin, la puissance sexuelle. Dès l’Antiquité, les modèles de la virilité ont été définis selon ces critères.
Si, comme vous dites, la virilité s’est affirmée historiquement par la capacité d’un homme à en dominer d’autres, aujourd’hui, son lieu d’affirmation n’est-il pas davantage celui de la domination des femmes ?
C’est vrai. C’est probablement en réaction à la façon dont le rôle social des femmes a évolué depuis un siècle. Mais la définition de la virilité a toujours été double. Elle concernait aussi bien la hiérarchisation des hommes entre eux que la domination sans partage des femmes. Tous les hommes dominaient les femmes, mais chacun trouvait toujours plus viril que soi, devenait un dominé pour d’autres hommes. Les hommes entre eux construisaient ainsi des modèles antivirils, l’homosexuel étant à travers les âges l’antimodèle essentiel.
Quel est votre point de vue sur le discours de ceux qui, comme Alain Soral ou Eric Zemmour, déplorent une prétendue féminisation de l’homme et une faillite de sa virilité ?
Ce sont les masculinistes qui disent ça et je ne suis évidemment pas d’accord avec leurs conclusions. Si Eric Zemmour lisait un peu l’histoire, il découvrirait qu’il a eu de nombreux prédécesseurs, dont certains très anciens. Par exemple, quand la société de cour prend forme, entre les XVIe et XVIIe siècles, tout à coup, les critères de définition de ce qu’est un homme évoluent. L’armement lourd du chevalier est remplacé par les épées d’apparat de l’homme de cour. Le duel d’escrime comporte son propre protocole viril mais il n’a plus rien à voir avec la brutalité des tournois et des affrontements à la lance. On entend alors les plaintes de certains, déplorant que les hommes ne sont plus les hommes, que la virilité est menacée ou perdue.
Déjà, dans les derniers temps de Rome, on regrettait la pureté et l’austérité virile des hommes de la première République, plus forts, plus héroïques, supposément mieux membrés… Quand on lit Tocqueville, par exemple, on se rend compte que l’avènement de la démocratie produit le sentiment d’une grandeur perdue. Sous l’Ancien Régime, il y avait de grandes ambitions, de grands destins ; avec la démocratie, quelque chose se nivelle. On pourrait dire la même chose à la mise en place du monde bureaucratique, de l’industrialisation, de la société de masse… Chaque grande transformation historique produit ce sentiment de déperdition virile et la virilité est toujours généalogique. Elle se réfère toujours à un modèle ancien, dont il s’agirait d’assurer ou la perpétuation ou la renaissance.
Pourtant, votre ouvrage, dont le troisième tome est entièrement consacré au XXe siècle, avance qu’il serait celui de la crise de la virilité.
Je ne pense pas que le sentiment d’affaiblissement de la virilité soit propre au XXe siècle. Il y a toujours eu des discours sur le déclin viril. Mais le XXe siècle, en revanche, inaugure des mouvements conscients et concertés pour déconstruire le mythe de la virilité. La virilité devient un objet d’étude, saisie par la psychanalyse, l’anthropologie, les sciences humaines. Et puis il y a les deux guerres qui ruinent l’hypervalorisation de l’héroïsme guerrier dont la virilité a été le principal instrument. Et enfin le fascisme, en tant que débordement délirant d’une fantasmatique de corps virils jusqu’à l’acier, d’où seraient expulsées toutes formes de vermines qui pourraient les contaminer, a sérieusement interrogé l’idéologie virile. Parallèlement, le féminisme et l’émancipation homosexuelle ont aussi apporté une relecture des mythes virils. Je ne pense pas du tout, après tout ça, que la virilité soit morte, mais des questions nouvelles ont émergé.
Que pensez-vous de l’utilisation des codes de la virilité sur la scène politique contemporaine ? Nicolas Sarkozy, par exemple, a-t-il cherché à construire l’image d’un président viril ?
Il y a quelque chose comme ça, oui. On parlait de Zemmour, maintenant de Sarkozy, la question de la taille n’est sûrement pas sans rapport avec ce désir d’affirmation virile (rires). C’est souvent aussi bête que ça. Ce type d’affirmation a souvent à voir avec une peur de l’impuissance, un sentiment d’insuffisance. Quand la popularité est au plus bas, on fait un enfant. Le nombre d’enfants est un critère archaïque de la puissance virile. Mais c’est aussi plus compliqué parce que l’homme public a vu son image se modifier. Le modèle de virilité sarkozienne est déjà un modèle affaibli par rapport à celui de De Gaulle, jouant sur une porosité entre chef d’Etat et chef de guerre, imagerie de l’héroïsme guerrier. De Gaulle avait en plus une forme d’éloquence phallique dans sa façon de se dresser, de produire des vibratos… La façon assez relâchée de parler de Sarkozy est un autre code de la virilité, plus contemporain, une volonté de « faire mec ». C’est un registre viril du domaine du commun.
On pense aussi aux muscles exhibés de Poutine, au scandale DSK, à Berlusconi. La scène politique devient-elle le lieu d’une affirmation extrême de la puissance sexuelle ?
Il convient de dégager des distinctions fondamentales entre tous les modèles que vous citez si on veut en faire une exégèse fine. Il me semble que cet étalage viril est extrêmement fragile. En premier lieu chez DSK. Le malaise de cette affaire-là ne vient pas du fait que ce qui s’est produit soit le signe d’une puissance dominatrice sur les femmes mais d’un aveu d’impuissance terrible. D’abord celui d’un homme soumis au minutage cruel d’une performance sexuelle dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’entrera pas dans les annales (rires). Excusez-moi mais, historiquement, l’endurance sexuelle est l’un des critères de l’affirmation virile. Et l’éjaculation précoce, un antimodèle. Ensuite, c’est un homme qui doit son salut à la puissance financière de sa femme. C’est aussi un homme qui prouve son incapacité totale à se maîtriser. Tous les signes se retournent complètement et finissent par dire davantage l’impuissance que la puissance. L’arrogance virile est totalement fragilisée.
N’y a-t-il pas eu ensuite un phénomène de solidarité virile autour de DSK, avec le soutien d’hommes comme Bernard-Henri Lévy?
Oui, il y a un effet confrérie, club masculin. Ce sont des réflexes archaïques. Moi, ça me hérisse. En ces temps d’encadrement juridique des inégalités hommes-femmes, la domination masculine se recompose toujours sous des formes insidieuses, comme le démontre Christine Bard dans notre ouvrage. Je pense qu’un pas décisif sera franchi lorsque les hommes accepteront de perdre quelque chose, renonceront à une position archaïque.
Comment avez-vous réagi à la demande récente de 80 députés UMP de retirer un manuel scolaire de sciences et vie de la Terre faisant référence à la théorie du genre comme construction culturelle ?
Ils ont réagi comme un seul homme, si j’ose dire, ces 80 députés. Les voilà qui se réfèrent à l’idée d’une nature de l’homme, contre celle de la construction culturelle des rôles sexués. Introduire la théorie du genre dans l’éducation scolaire, c’est mettre en doute la virilité comme état naturel de l’homme, questionner la façon automatique dont un ensemble de comportements et de valeurs serait lié à la simple possession d’un sexe masculin. C’est évidemment un combat d’arrière-garde. La notion de genre est l’un des acquis des sciences humaines. La réfuter, essayer de la dissimuler aux enfants est risible.
La virilité est-elle une notion de droite plus que de gauche ?
Traditionnellement, ceux qui s’inquiètent des dangers qu’elle encourt, qui en font une sorte de socle pour toute la société, sont plutôt situés politiquement à droite. Après, je ne pense pas non plus que se débarrasser de la virilité soit le combat. On ne pourra pas comme ça la renvoyer aux poubelles de l’histoire. La question, c’est plutôt de savoir comment on peut s’en arranger, la décoller de ce qu’elle a été. Ça veut dire pour chacun et tous, hommes et femmes, arriver à se saisir de cette question-là
Vous parlez de la figure de l’aventurier comme modèle d’affirmation virile. Les mises en scène de Bernard-Henri Lévy dans des pays en guerre participent-elles de cette mythologie ?
Bien sûr. Comme Bernard Kouchner avec son sac de riz. C’est la figure de l’aventurier, qui est devenue presque strictement médiatique, comme celle du guerrier d’ailleurs. La guerre a longtemps été un terrain d’élection de la virilité. Le beau roman de Stephen Crane, The Red Badge of Courage, la médaille sanglante du courage, montre comment l’homme se construit à l’épreuve du feu, comment le courage militaire vaut comme gratification sociale absolue…Tout cela a disparu, mais depuis peu. Je suis né en 1946 et j’appartiens à la première génération qui a grandi sans ça. Ceux qui sont à peine plus âgés que moi ont connu l’Algérie. Ensuite, l’épreuve du feu, qui était depuis la nuit des temps l’épreuve virile fondamentale, a disparu.
L’expérience vécue de la guerre en Occident, à part pour l’infime minorité des militaires professionnels, est devenue une expérience d’images, filtrée par les canaux médiatiques. Alors pourquoi ne pas penser qu’on puisse occuper une position de héros ou de guerrier dans une guerre d’images ? Il suffit d’ouvrir sa chemise, de se mettre en scène avec des guerriers. Bien sûr, cela suppose que la ville soit déjà prise et que les choses soient pacifiées pour que BHL arrive avec les ambulances.
Votre histoire de la virilité vaut essentiellement pour l’Occident. La peur de l’Islam, telle qu’on peut la voir se développer, ne se construit-elle pas sur la peur de ce qui serait perçu, à tort ou à raison, comme une forme archaïque et sauvage de virilité, à base d’héroïsme guerrier et de soumission des femmes ?
On tend en effet à représenter l’Islam comme notre Moyen Age. Du point de vue de la domination des femmes comme de celui du fanatisme religieux. La virilité islamique ou musulmane ou arabe, je ne sais pas comment l’appeler, joue comme un contrepoint vis-à-vis de la virilité occidentale. Et cette perception s’enracine bien sûr dans les anciennes sociétés coloniales. Je suis pied-noir et je me souviens de la façon dont était perçu, lorsque j’étais enfant, l’homme arabe, cette forme de lascivité entre hommes, de sensualité intermasculine très douce, et en même temps une forme de brutalité, de barbarie dont ces hommes-là étaient capables. Récemment, j’ai travaillé aussi à un ouvrage sur Michel Foucault, intitulé Déchiffrer le corps – Penser avec Foucault. Un chapitre y est consacré à Abou Ghraib. J’ai été frappé par la façon dont la virilité américaine s’y est confrontée au monde musulman et arabe et comment s’est constitué une sorte de théâtre de virilité des uns et de dévirilisation des autres. La question de la virilité a joué quelque chose d’essentiel. La manière de dominer consistait à mettre les prisonniers dans des positions de soumission sexuelle visant à les humilier.
L’érotisation du corps masculin, qui pénètre des lieux de virilité traditionnels comme le sport et transforme des joueurs de rugby en sextoy sur papier glacé, ou la vogue des strip-teases masculins type Chippendales vous semblent-elles participer d’un assouplissement ou d’une recomposition des codes virils ?
Pour moi, ça fait indubitablement partie des simulacres virils. C’est ce que je raconte dans le chapitre « Balaise dans la civilisation ». Bien sûr, comme vous avez l’air de le suggérer, c’est du détournement, de l’inversion, mais c’est tellement l’inversion de la même chose que c’est finalement la même chose. Le développement du bodybuilding au XXe siècle, qui est la condition de cette exhibition musculaire se manifestant sur les calendriers ou dans les cabarets, est pour moi lié à un grand sentiment d’insécurité de l’identité masculine, un désir de corps-carapace, donc le désir de s’accrocher à des attributs virils. C’est vrai qu’il y a aussi du jeu, comme dirait Judith Butler, de la parodie… Mais le fait que la force physique, le développement musculaire pour les stripteaseurs ou encore la compétitivité sexuelle pour les pornstars appartiennent à la panoplie de la séduction virile est vraiment un fait archaïque, qui certes trouve des formulations nouvelles mais ne semble pas déconstruire grand-chose. J’y vois plutôt un rappel, même si la part de réinterprétation parodique produit un petit décollement, défait un peu un nouage extrêmement étroit entre force, virilité et attraction sexuelle.
Pensez-vous que pour exister socialement les femmes doivent s’approprier la virilité ?
A partir du moment où on considère que la virilité, comme ensemble de valeurs, n’est pas nécessairement liée au sexe masculin biologique, elle doit circuler. Le courage, la fermeté morale n’ont pas de sexe.
Nelly Kaprièlian et Jean-Marc Lalanne
Histoire de la virilité sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello. Tome 1 : L’Invention de la virilité – De l’Antiquité aux Lumières, 592 p. ; tome 2 : Le Triomphe de la virilité – Le XIXe siècle, 512 p ; tome 3 : La Virilité en crise ? – XXe-XXIe siècle (Seuil), 576 p., 38 euros chacun
Voir également:
Entretien
Histoire de la virilité, des antiques aux bodybuildés
Gilles Heuré
Télérama
Le 18 octobre 2011
La virilité ? Une obsession qui, au cours des siècles, n’a cessé de s’effriter, de se reconstruire. Entretien (musclé) avec l’historien Georges Vigarello.
Directeur d’études à l’Ehess, historien du sport et des représentations du corps, Georges Vigarello le sait : on ne change pas une équipe qui gagne. Après l’Histoire du corps, qu’il avait codirigée avec Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine, le trio s’attaque à l’Histoire de la virilité. Un thème ? Plus que ça : un parcours passionnant de l’Antiquité à nos jours, au cours duquel la virilité est une valeur fluctuante : elle se construit et s’effrite, se recompose, impose ses normes à toutes les représentations culturelles et sociales, mais subit aussi des mises en cause radicales. Du temps des Spartiates à celui des escrimeurs de l’époque moderne, des militaires aux ouvriers du XIXe siècle, des sportifs accomplis aux éphèbes bodybuildés qui peuplent nos écrans, les hommes sont hantés par une virilité qui a connu autant de moments forts que de pannes culturelles. Entretien entre hommes.
Tout le monde croit savoir ce qu’« être viril » veut dire. Vous montrez pourtant que c’est une valeur fluctuante à travers l’Histoire…
En travaillant sur notre précédent livre, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et moi-même avions bien senti que certaines valeurs liées au corps avaient évolué à travers les siècles – en particulier la virilité. Par exemple, de nouvelles exigences se sont imposées, à partir du XVIe siècle, à l’idée du « masculin » : la courtoisie, le respect de l’étiquette ou la délicatesse, qui allaient à l’encontre de la virilité traditionnelle. Il fallait donc creuser l’histoire de cette « valeur », car c’est elle qui est contestée à travers les siècles, et non la masculinité (le fait d’avoir des traits masculins) qui, elle, reste stable.
“Chez les Spartiates, il y a les hommes « vrais », et ceux qu’on appelle alors les ‘trembleurs’”.
Pendant l’Antiquité, masculinité et virilité semblent indéfectiblement liées…
Liées mais distinctes : dès cette époque, vous croisez en effet deux catégories de citoyens chez les Spartiates, comme le montre l’historien Maurice Sartre : les hommes « vrais », et ceux qu’on appelle alors les « trembleurs ». La virilité est donc déjà une idée à part et centrale, et la réputation d’homme viril se mérite. Ainsi, un homme sera ostracisé parce qu’il a cédé lors d’un combat : il est considéré comme un « trembleur ». Mais il peut se racheter lors d’un autre affrontement, donc récupérer sa réputation de virilité. L’important, chez les Grecs comme chez les Romains, c’est que la formation du viril passe par l’acceptation d’une domination, notamment sexuelle : la virilité consiste à satisfaire son désir et, chez Socrate, se faire sodomiser est pour les garçons un rituel initiatique leur permettant d’accéder à la virilité.
Comment évolue le lien entre « domination » et « virilité » ?
Une rupture se produit au Moyen Age : l’Eglise catholique interdit la sodomie, et l’importance donnée au sexe dans la construction de la virilité s’efface au bénéfice d’une nouvelle incarnation de la domination : le cheval, l’armure, la lance, etc. Même si elle reste une valeur très forte à travers les âges, la virilité connaît donc de profondes variations dans ses manifestations culturelles et sociales. Dans Le Livre du courtisan (1528) du diplomate italien Baldassare Castiglione (1478-1529), ou encore chez l’écrivain Brantôme (1535-1614), l’idée apparaît que pour faire preuve d’élégance dans le maniement des armes nouvelles il faut avoir un corps plus léger et plus délié. On s’éloigne de la violence médiévale : le roi d’Angleterre Jacques Ier conseille ainsi à son fils de ne plus participer aux jeux dangereux comme le tournoi. En revanche, dit-il, il faut maîtriser son cheval et dominer sa femme… La peinture marque aussi cette évolution des « exigences » de la virilité. Le portrait de Charles Quint à la bataille de Mühlberg, par Titien (1548), en dessine les attributs : armure, cheval qui amorce un galop, lance et regard porté vers le lointain… Ceux de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, en revanche, représentent le roi en linge fin, jabot, perruque : il a l’air beaucoup plus efféminé, mais le regard traduit une virilité politique…
“Au siècle des Lumières, la virilité est pour la première fois remise en cause.
On commence à mettre en doute la puissance patriarcale.”
Montaigne observe bien toutes ces évolutions de la virilité et… semble s’en inquiéter !
Lui aussi est pourtant favorable à ce que certaines violences de la virilité « à l’ancienne » disparaissent. Entre 1565 et 1590, il écrit déjà contre le duel alors que les édits interdisant ce dernier ne seront publiés qu’en 1625. En même temps, dans ses Essais, il considère les armes nouvelles comme des armes de femme. Il est vrai que les courtisans qui s’affrontent à l’escrime donnent l’impression de danser. Mais il y a plus : dans ses réflexions sur les modèles de virilité, tirées de ses lectures de récits de voyage, Montaigne voit dans « le sauvage » un type d’homme spécifiquement viril. C’est l’un des premiers philosophes à dire que l’on ne doit pas considérer les sauvages comme des enfants, qu’ils ont leur noblesse particulière et une force sans doute supérieure à la nôtre. Bref, qu’on pourrait apprendre d’eux. Le corps amérindien fascine, même si, pour beaucoup d’auteurs, il n’entre ni dans les cadres fixés par la religion – c’est un homme sans Dieu -, ni dans les règles de comportement occidentales.
La réflexion sur l’autorité et la domination politique, au XVIIIe siècle, change-t-elle la perception de la virilité ?
Au siècle des Lumières, la virilité est pour la première fois remise en cause, avec une véritable originalité. On commence à mettre en doute la puissance patriarcale, celle que l’on observait à Sparte ou du temps des chevaliers, qui exigeait une obéissance totale. Au XVIIIe siècle, la figure du père, autorité naturelle, devient celle du tyran. On s’interroge sur la manière dont la société veut imposer ses codes, on pose la question de l’égalité : pourquoi, par exemple, continuer de traiter la femme comme un être inférieur ? Chez beaucoup d’auteurs, c’est vrai, elle reste d’abord faite pour féconder, et dans les nouvelles manières de décrire l’anatomie on pose que le dispositif de fécondation entraîne inévitablement des différences radicales… Pourtant, dans les salons, les femmes s’imposent et dominent par la conversation (comme Mme Du Deffand), même si cette émergence du « moi féminin » est aussitôt étouffée par de nouvelles règles sociales, comme ces robes fermées, très serrées… dont certains auteurs incitent d’ailleurs les femmes à s’affranchir.
“Etre viril au XIXe, siècle de l’armée et de l’industrie, c’est combattre et aussi entreprendre.”
Alain Corbin souligne l’importance au XIXe siècle des lieux de « l’entre-soi » réservés aux hommes : pensionnat, caserne, estaminet ou bordel. Est-ce le siècle de la virilité absolue ?
Après les remises en cause que l’on vient de voir, le XIXe siècle s’ouvre sur une virilité « en majesté ». Les différences anatomiques entre hommes et femmes déterminent toujours la fonction de chacun : la femme élève des enfants, l’homme affronte le dehors et fait de la politique. Etre viril, en ce siècle de l’armée et de l’industrie, c’est combattre et aussi entreprendre. Cette nouvelle inflexion a des effets repérables jusque dans l’espace et l’environnement : l’extension industrielle redistribue la physionomie de la ville et du paysage. Enfin, le colonialisme incarne cette idée que l’Occident doit dominer les autres civilisations. La défaite de 1870 va réarmer les imaginaires, et produire des clubs de gymnastique où il s’agira de renforcer les corps pour aller vers l’affrontement.
Musset ou les romantiques ne semblent pourtant pas adhérer à cette virilité absolue…
Le XIXe a un versant héroïque – celui du militaire ou du savant (Pasteur) – mais présente aussi un versant plus sombre, où des écrivains comme Musset ou Vigny semblent égarés dans les bouleversements historiques et politiques qui les entourent. L’idée d’impuissance s’insinue, avec le sentiment que la société peut régresser, car les villes sont submergées par l’exode des campagnes, et rongées par les problèmes d’alcoolisme et de prostitution, comme dans les romans de Zola. Ce courant souterrain alimente tout au long du XIXe siècle la réflexion sur la dégénérescence et s’exprime aussi bien dans la littérature que dans les discours veillant aux bonnes mœurs.
Qu’est-ce qui change dans les représentations de la virilité au XXe siècle ?
La guerre de 1914-1918 modifie la symbolique du combattant : on passe du corps debout au corps couché et terrifié sous les bombardements. Les valeurs restent, mais les schémas de domination de l’homme sur la femme changent : dans le travail comme dans le sport, celle-ci a en effet su prendre des places jusqu’alors réservées aux hommes.
“On a dit de Jeannie Longo qu’elle était macho, et le footballeur David Beckham a ouvert l’ère des ‘métrosexuels’”
Pourtant, Pierre de Coubertin évacue volontiers les femmes du sport au motif qu’elles sont inaptes à des activités viriles…
Oui, mais les femmes se rebiffent : avant, elles avaient des chairs, désormais elles ont du muscle, comme en témoigne la Fête du muscle, qu’elles organisent en 1919, aux Tuileries. Dans Le Blé en herbe (1923), de Colette, le personnage de Vinca est à la fois tonique, bronzé et musclé. Autre exemple : quand, pour le périodique sportif La Vie au grand air, on lui demande comment elle réussit si bien, Suzanne Lenglen, première Française victorieuse à Wimbledon, en 1919, répond que, déçue par le jeu des femmes, elle s’est entraînée pour apprendre à jouer comme les hommes. Les qualités qui fondent l’idée de virilité deviennent ainsi partagées par les deux sexes.
N’est-ce pas précisément dans le sport que les repères de la virilité sont le plus brouillés ? Courage, esthétisme, esprit de compétition appartiennent autant aux femmes qu’aux hommes…
Absolument. Au début du Tour de France, vers 1904, les journalistes qualifient les coureurs de « sangliers » ou de « bêtes de combat ». Vingt ans plus tard, le journal L’Auto évoque « la vitesse du lévrier » d’Henri Pélissier, le vainqueur du Tour en 1922. Dans les années 1960, avec Anquetil, le coureur sera fin et élégant. La diversité des qualités liées à la virilité existe toujours – les lourds, les légers, etc. – et ces qualités se croisent à l’intérieur de chaque sexe : on a dit de Jeannie Longo qu’elle était macho, et le footballeur David Beckham a ouvert l’ère des « métrosexuels ». Hommes et femmes peuvent ainsi revendiquer des qualités équivalentes. En fait, c’est toute l’assise sociale traditionnelle de la virilité qui a changé : le travail à l’usine ou aux champs fondait la représentation du travail viril. Aujourd’hui, l’effritement des socles professionnels traditionnels et le développement du secteur tertiaire redistribuent les rôles, hommes et femmes occupant souvent les mêmes fonctions. Ce qu’il importe de retenir, c’est que la virilité a toujours été en position de fragilité, même si, lors des grandes ruptures, certains repères du passé ont perduré. On peut ainsi s’interroger, comme Jean-Jacques Courtine, sur le culte du muscle viril aux Etats-Unis, où le bodybuilding règne partout, engendrant un marché de l’entretien du corps considérable. Ce culte de la virilité, présent au coeur des années 1930 et de la Grande Dépression, a été relayé dans les années 1970 par le muscle patriote, à l’image de Sylvester Stallone ou d’Arnold Schwarzenegger. Mais aujourd’hui, la poursuite de ce mythe de toute-puissance physique est d’abord le symptôme de virilités qui se cherchent.
Nous sommes en pleine Coupe du monde de rugby, sport viril par excellence : le rugby, dernier refuge de la virilité ?
Sport d’affrontement autant que d’évitement, le rugby est effectivement le cœur de la virilité. Mais certains commentateurs parlent de « rugby trop viril » pour condamner certaines phases de jeu. Preuve que, même au rugby, une certaine idée de la virilité est parfois remise en cause.
Voir pareillement:
A lire
Histoire de la virilité Sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, éd. du Seuil, 3 vol., 592 p., 512 p. et 576 p., 38 EUR chacun.
Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), 3 t., Seuil, 2011, 38 € par tome.
T. I – l’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières, Georges Vigarello (dir.) ;
T. II – le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, Alain Corbin (dir.) ;
T. III – La Virilité en crise ? XXe-XXIe siècle , Jean-Jacques Courtine (dir.).
Martine Fournier
Sciences humaines
novembre 2011
Force, autorité, prouesses sexuelles et domination masculine, la virilité a longtemps constitué la fierté des mâles. Avec les changements contemporains, elle semble cependant avoir pris un peu de plomb dans l’aile.
Des guerriers, des héros, des patriarches, des séducteurs… des hommes, des vrais ! Une histoire de la virilité sort en cette rentrée. Trois passionnants volumes qui réunissent une quarantaine de contributions et déclinent les figures du mâle occidental au cours de l’histoire.
À point nommé pourrait-on dire, en ces temps de scandales médiatiques sur les affaires de mœurs. À l’heure aussi où, depuis un demi-siècle, la montée en puissance des femmes, la reconnaissance des gays, la diversification des figures masculines ont introduit un bouleversement dans la définition des identités de sexe et, selon les auteurs, un « malaise dans la part masculine de la civilisation ».
Lorsque voici déjà vingt ans, Georges Duby, grand historien aujourd’hui disparu, et Michelle Perrot avaient publié une monumentale Histoire des femmes (1990-1991), l’entreprise semblait novatrice et hardie. Les études sur le genre (entendu comme la construction sociale des sexes) se sont multipliées, faisant évoluer les questionnements sur le féminin, le masculin et les rapports entre les sexes. Mais, une histoire du sexe mâle sur le temps long manquait à l’édifice…
Il existe, selon les auteurs, depuis la nuit des temps, une représentation d’un « ethos viril, hégémonique, fondé sur un idéal de force physique, de fermeté morale, de puissance sexuelle et de domination masculine ». Le projet de cette histoire culturelle est de montrer comment, à partir de cette matrice, les modèles ont varié au fil des temps et des contextes sociaux. Le découpage en trois volumes atteste de ces évolutions ; l’Antiquité et le Moyen Âge inventent leurs modèles virils, le XIXe siècle en constitue le triomphe, tandis que le XXe siècle initie une période de doute et de remise en question… Le modèle viril serait-il arrivé à son épuisement ? C’est toute la question soulevée dans le troisième tome de l’ouvrage qui interroge « le déclin de l’empire mâle ».
Même s’il est impossible de les citer toutes, arrêtons-nous sur quelques contributions dont chacune apporte son lot d’illustrations, d’anecdotes et lève parfois le voile sur des pans longtemps occultés de l’histoire de nos ancêtres. Chacun à leur manière, Grecs et Romains avaient une conception de la virilité assez « gauloise » (si l’on peut se permettre cet anachronisme). Maurice Sartre, grand spécialiste de l’Antiquité grecque, rappelle le caractère « pédophile » de l’éducation grecque. Outre l’apprentissage de l’endurance et du maniement des armes, les adolescents (entre 12 et 17 ans) étaient soumis à la protection de leur précepteur-amant. L’éros masculin, pour les Grecs adultes et notamment les puissants, est un signe de distinction. Nulle infamie ne s’attache aux amours masculines, explique M. Sartre. Cantonnées au gynécée, les épouses légitimes ne sont là que pour la reproduction, soumises à l’entière autorité du mari, qui va le plus souvent chercher son plaisir sexuel auprès d’esclaves et de prostitués, masculins ou féminins, ou dans des relations adultérines en dehors du domaine patriarcal. Les Romains semblent aussi avoir été adeptes d’une sexualité débridée. Orgies et autres rendez-vous sont l’occasion de fellations, sodomies, pluripartenariats… Le vir est un mari et un mâle actif dont les exploits sexuels sont source de prestige. Le tout est, comme l’avait écrit ailleurs Paul Veyne, de « sabrer et de ne pas se faire sabrer ». César était vu par Suétone avec mépris comme « l’homme de toutes les femmes et la femme de tous les hommes », cela n’occultait pas pour autant son prestige militaire et politique…
Qualifiée par Georges Vigarello de « force abrupte et domination indiscutée » de l’Antiquité et du Moyen Âge, la virilité des Temps modernes s’adapte à l’adoucissement des mœurs et aux raffinements instaurés dans les cours des puissants. Bravoure, gloire, honneur, maîtrise de soi, élégance, prestance en deviennent les attributs. Les gentilshommes des XVIe et XVIIe siècles s’adonnent à l’art de la danse pour séduire leurs belles. Ils se parent de pourpoints, de perruques et de dentelles, cela dit, ils n’oublient pas de mettre en valeur la braguette, rembourrée, hautement colorée et parfois ornée d’un nœud… Encore faudrait-il distinguer entre milieux populaires et aristocratiques, comme le signale Arlette Farge qui s’arrête sur les jouissances du peuple, elles aussi vagabondes mais non exemptes de violence dans les « viriles captations de la femme ». En résumé, « chasser, danser, se battre en duel, se saouler à la taverne et courir les filles », telles sont les activités du mâle de l’époque moderne.
De tout temps, la virilité fut considérée comme une vertu qui asseyait la domination du sexe fort. Mais Les Lumières et après elles le XIXe siècle en renouvellent les codes et la transforment en une véritable injonction morale. D’abord avec les préoccupations des physiologistes et des médecins hygiénistes, hantés par la crainte de la dégénérescence. La masturbation et l’homosexualité deviennent des tabous absolus. Énergique, autoritaire, courageuse, telle est la figure virile dont le contre-modèle est celui du couard, de l’impuissant ou du sodomite.
À la caserne, à l’usine ou au café (ces « lieux de l’entre-soi masculin » décrits par André Rauch), le mâle baraqué affiche ses exploits guerriers tout aussi bien que ses conquêtes sexuelles. Le chasseur, l’explorateur, le héros sportif ou guerrier sont à l’honneur.
Au pensionnat ou au collège, le jeune garçon est appelé à s’endurcir et afficher sa virilité naissante. Dans un contexte de guerres coloniales, et de désir de revanche contre l’Allemagne, la conscription à partir des années 1870, la création des bataillons scolaires dans l’école républicaine exaltent une virilité associée au culte du héros et de la victoire. C’est au total un « modèle archaïque dominant », inscrit dans les rôles sociaux, les représentations, la culture des images qui perdure jusqu’au XXe siècle.
« À genoux les gonzesses ! » suivi de « Debout les hommes ! » ponctuait encore le rite d’initiation des parachutistes durant la guerre d’Algérie dans les années 1960, relate Stéphane Audoin-Rouzeau. Pourtant, souligne cet historien, la Grande Guerre avec le retour des invalides par centaines de milliers, amputés, démembrés non seulement de bras et de jambes, mais aussi parfois castrés par la mitraille, va apporter un sérieux coup de canif à l’idéal « militaro-viril », exalté dans les prouesses guerrières. À ce changement qui entame le prestige de la virilité viennent s’en ajouter d’autres non moins majeurs. Notamment entre les deux guerres mondiales, sur le front du travail : avancées du machinisme, bureaucratisation des sociétés urbaines, chômage croissant engendré par la grande crise (1929) induisent une déqualification de la figure du travailleur. Sans compter les progrès de l’égalité entre les sexes et la chute du patriarcat.
À partir des années 1960-1970, les femmes acquièrent des droits dans la sphère privée, investissent la sphère publique, la violence masculine est condamnée par la loi. Autant de coups portés à une domination masculine fustigée à travers la figure du macho.
Si le spectre de la dévirilisation a été une inquiétude récurrente (l’ouvrage en atteste), il n’a jamais été aussi présent qu’aujourd’hui chez les psychanalystes, certains philosophes ou essayistes qui déplorent un déclin du pouvoir masculin, la perte de l’autorité paternelle ou même la montée de l’impuissance sexuelle provoquée par une toute-puissance castratrice de la gente féminine…
L’homme viril serait-il une espèce en voie d’extinction ? Le constat des auteurs est plus nuancé. La libération des mœurs par exemple a instauré une compétition accrue entre les hommes et la diffusion du porno valorise les images de mâles très virils. Une belle étude de S. Audoin-Rouzeau sur les femmes militaires (entrées dans les armées depuis les années 1970) montre que même sous des dehors d’égalité des sexes, le rôle des hommes est bien différencié de celui des femmes (souvent par exemple maintenues à l’arrière des combats). Historienne du féminisme, Christine Bard souligne l’attrait toujours présent des femmes pour la virilité. Si elles ont lutté contre une virilité violente et peu respectueuse de l’autre sexe, c’est plutôt le sexisme qui est combattu aujourd’hui. On parle de masculinité plus que de virilité, une masculinité dépouillée des oripeaux de la misogynie et du phallocentrisme.
Une chose est sûre : dans le grand maelström que sont devenues les identités sexuées, où l’on trouve aussi bien des femmes viriles que des papas-poules, la figure du mâle dominateur, insensible et « qui ne pense qu’à ça » se retrouve fortement dévaluée.
Alain Corbin, Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine
Alain Corbin est professeur émérite à l’université Paris-I.
Georges Vigarello est directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales.
Jean-Jacques Courtine est professeur d’anthropologie l’université Paris-III.
Tous trois spécialistes de l’histoire culturelle et des représentations, ils ont dirigé ensemble l’Histoire du corps parue en 2005 (Seuil).
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Hemingway, portrait d’un homme tragique
Tristan Savin (Lire)
07/02/2011
Il y a cinquante ans, le romancier se suicidait. Ecrivain et journaliste engagé, celui que l’affaire PPDA a remis au coeur de l’actualité avait choisi de témoigner par sa vie et ses écrits sur le monde qui l’entourait. Dossier.
Il l’écrivait lui-même : « Ce qui peut arriver de mieux à un écrivain, c’est de vivre une enfance malheureuse. » La sienne le fut-elle ? Le 21 juillet 1899, un gros bébé de cinq kilos, prénommé Ernest Miller, voit le jour à Oak Park, commune huppée des faubourgs de Chicago.
La mère, Grace, d’ascendance britannique, est professeur de chant. Contralto à la carrière avortée – sous le pseudonyme d’Ernestine -, elle se comporte en diva. Le père, Clarence Edmonds – surnommé Ed -, est médecin. L’une a l’oreille absolue, l’autre, une étonnante acuité visuelle.
Grace Hemingway a donné à son fils aîné le prénom de son propre père, héros de la guerre de Sécession. Ernest junior a quatre soeurs et un petit frère. Leur mère les initie aux arts mais Ernie ne supporte pas l’ancienne cantatrice devenue… castratrice. Elle l’appelle « poupée chérie », l’habille en fille et refuse de lui couper les cheveux. Il la qualifiera plus tard d’égoïste, d’hystérique et même de « salope ». Dans Paysages originels, Olivier Rolin rapporte une anecdote : elle se serait plainte auprès de l’école de son fils car on lui aurait fait lire un livre « qui n’était pas du genre qui convient à des jeunes gens ». Il s’agissait de L’appel de la forêt, de Jack London…
Ernest apprécie la compagnie de son père, qui l’emmène pêcher la truite dès l’âge de trois ans. Il évoquera, dans la nouvelle Père et fils, les merveilleux moments passés à Walloon Lake, Michigan, en territoire indien. Sur la rive d’un lac alimenté par les glaciers, les Hemingway se sont fait construire un chalet pour la saison estivale. Un éden comparé à l’enclave puritaine d’Oak Park.
Le docteur Hemingway lui apprend à débusquer les nids d’oiseaux et l’initie à la vie en forêt à la manière des Algonquins. Dans sa première lettre, le futur écrivain raconte fièrement avoir tué un hérisson à coups de hache. Ce père adoré, barbu, lui offre un fusil de chasse le jour de ses dix ans. Ernie passera encore sept années à vivre à la manière des héros de Fenimore Cooper. Ces souvenirs rejailliront dans les très autobiographiques Aventures de Nick Adams.
Sa mère ayant cherché à faire de lui une fille, Ernie s’évertue à prouver sa virilité. Il se fait appeler « Punch » et se montre résistant à la douleur. Mais une chute, alors qu’il tenait un morceau de bois entre les dents, endommage ses cordes vocales. Sa voix nasillarde va désormais jurer avec son corps robuste.
A l’école, doué en anglais, en latin mais aussi en sciences et en algèbre, Ernest est souvent premier de sa classe. Quand on détecte sa myopie, il n’ose en parler à ses professeurs – il restera longtemps un enfant timide – et se réfugie dans les livres pour compenser sa difficulté à lire au tableau. Il dévore le Robinson Crusoé de Defoe, Walter Scott, Dickens, Mark Twain, Kipling, tous écrivains de l’action, de l’aventure et des grands espaces.
La guerre à 18 ans
L’écriture devient un refuge complémentaire de la lecture. En 1916, grâce au journal du lycée, Hemingway publie sa première nouvelle, Le jugement de Manitou. Il s’inscrit aux cours de journalisme de l’école supérieure d’Oak Park. Les Mémoires d’un ancien correspondant de guerre, R.H. Davis, l’ont marqué. Selon lui, un jeune journaliste peut accumuler autant d’expérience en quelques années que bien des hommes au cours de leur vie. Il a désormais un but : se trouver au coeur de l’histoire en marche, de l’action.
En 1914, Ernest Hemingway rêve de participer à la Grande Guerre. Mais il est réformé en raison de sa mauvaise vue. Il se fait engager au Kansas City Star, comme apprenti reporter, pour 15 dollars la semaine. Dans Hemingway et son univers, A.E. Hotchner rapporte : « Chargé de couvrir un secteur comprenant le poste de police, la gare et l’hôpital, il était en contact direct avec les crimes, la violence, les accidents, les actes d’héroïsme… autant de grands thèmes qui parcourront plus tard ses romans. » Le style journalistique américain, tout en rigueur et concision, influencera son écriture.
Impatient de découvrir les champs de bataille, il s’engage comme volontaire de la Croix-Rouge. Ambulancier sur le front italien, à seulement 18 ans, il parvient à se faire envoyer sur le fleuve Piave, en Vénétie, où ont lieu les combats. Le 8 juillet, il se trouve dans une tranchée avec trois hommes quand un obus autrichien tombe sur eux. Les jambes d’Hemingway sont criblées d’éclats. Il parvient à hisser le seul survivant sur son dos et à le porter sous le feu ennemi.
Ernest est décoré, pour cet acte de bravoure, de la Croce al merito di guerra. Il écrira plus tard, en modifiant certains détails : « Je conservais près de mon lit un bol plein des morceaux de métal retirés de ma jambe. Les gens venaient les prendre comme porte-bonheur. Deux cent vingt-sept morceaux ! La jambe droite. Le chiffre exact. Frappé par un Minenwerfer, qui avait été expédié par un mortier de tranchée autrichien. […] Le plus dur fut de les empêcher de me couper la jambe. » En réalité, les médecins ont retiré vingt-huit éclats métalliques. Quel que soit le nombre exact, l’apprenti écrivain a connu son baptême du feu. Il peut désormais déclarer : « Il faut souffrir le martyre avant de pouvoir écrire sérieusement. »
Trois mois lui seront nécessaires pour réapprendre à marcher. Il est soigné par une infirmière, dont il s’éprend. Des photos de l’époque le montrent dans son lit d’hôpital, radieux. Agnes von Kurowsky est une grande brune de 26 ans, originaire de Pennsylvanie. « Elle avait la peau ambrée et des yeux gris. Je la trouvais très belle », écrit-il dix ans après dans L’adieu aux armes à propos de son héroïne Catherine Barkley, une infirmière à laquelle il donne les traits d’Agnes. Après lui avoir témoigné beaucoup d’affection, celle-ci le délaisse pour un aristocrate italien.
Dépité, le jeune Hemingway regagne son pays en janvier 1919. On accueille en héros le premier Américain à revenir blessé du front italien. Pourtant, il sombre dans la dépression. A Chicago, il fait la connaissance de Sherwood Anderson, écrivain en vogue qui prône la révolution des lettres américaines par le dépouillement du style. Anderson a vécu à Paris et encourage Hemingway à l’imiter.
Autre rencontre décisive, celle d’Elizabeth Hadley Richardson, une jolie rousse de huit ans son aînée. Pianiste originaire de Saint-Louis, cette jeune femme bohème est conquise par celui dont elle décrira la « petite bouche élastique quand il riait ». Ils se marient en septembre 1921. Hem n’en oublie pas pour autant sa vocation : écrire. Il suit le conseil d’Anderson et se fait engager comme correspondant en Europe du Toronto Star, décidé à faire ses débuts littéraires dans la ville des Lumières.
Le piéton de Paris
Sherwood Anderson lui a remis des lettres de recommandation à l’attention de ses amis Gertrude Stein, Sylvia Beach, Ezra Pound et James Joyce. Autant dire l’avant-garde de la petite colonie anglo-saxonne.
En 1919, les Etats-Unis ont ratifié l’amendement sur la prohibition de l’alcool. Pour les artistes américains, les Etats-Unis ne sont plus synonymes de liberté mais d’hypocrisie. Et Paris symbolise la modernité. Ses terrasses de café ne désemplissent pas. Montparnasse pullule de peintres, de musiciens et de poètes. Un carrefour obligé pour tout écrivain en mal de reconnaissance. La France offre un avantage supplémentaire aux Américains : le taux de change est particulièrement intéressant. Hemingway se lie ainsi avec John Dos Passos et Francis Scott Fitzgerald lors de soirées arrosées.
Gertrude Stein aura une formule pour désigner les écrivains américains échoués dans les cafés de la rive gauche : la « génération perdue ». Hemingway la réfutera un jour : « Je veux bien être pendu si nous étions perdus ! » Installée face au Luxembourg depuis 1903, Gertrude Stein règne sur un cénacle d’artistes. Elle collectionne les Matisse et s’enorgueillit d’avoir servi de modèle à Picasso. Cette « mégalomane » (le mot est de Tristan Tzara) au flair infaillible prend le jeune Hemingway sous sa protection et lui conseille entre autres d’investir dans un tableau de Miró au lieu de s’acheter des vêtements. Ce qu’il fait, quitte à ressembler à un clochard. Souvent fauché, il se procure chez les bouquinistes des quais les livres en anglais dont se débarrassent les touristes.
Gertrude, lesbienne notoire et poétesse, a une influence hypnotique sur lui. Elle lui apprend à se débarrasser de la psychologie, à se focaliser sur la musique des mots, sur l’instant à décrire. Hemingway passe ses journées à écrire à la Closerie des Lilas, isolé du bruit de la ville. Le grand poète Ezra Pound corrige ses manuscrits en échange de leçons de boxe. Hemingway devient le petit protégé de James Joyce, qui vient de publier Ulysse grâce à Sylvia Beach, une libraire qu’Ernest fréquente beaucoup. Hadley offre à son mari une machine à écrire portative Corona. Elle racontera plus tard : « Il était le partenaire des boxeurs à l’entraînement, l’ami des garçons de café, le confident des prostituées. »
En 1923, Hemingway publie son premier ouvrage, Trois histoires et dix poèmes. Le titre de son livre suivant est révélateur : En notre temps.
Le soleil se lève aussi
La naissance de son fils John, dit Bumby, à Toronto, coïncide avec ses débuts dans la carrière. Hemingway « était alors le type d’homme par qui hommes, femmes, enfants et chiens sont attirés », se souviendra Hadley. Mais il ne se voit pas cantonné dans le rôle du brave père de famille. Il lui faut écrire, comme s’il poursuivait une guerre avec un ennemi invisible.
A parcourir les capitales d’Europe pour le Toronto Star – il a entre autres interviewé Mussolini (« un pauvre type ») – Hem s’épuise. Cela l’empêche de peaufiner ses nouvelles et de se lancer, enfin, dans le roman. Il finit par démissionner en 1924 et mettra encore deux ans pour publier Le soleil se lève aussi.
A cette même période, sa situation conjugale se dégrade. L’écrivain s’avère incapable d’aimer pleinement car il est souvent amoureux de deux femmes en même temps. En 1927, il divorce pour épouser sa maîtresse Pauline Pfeiffer, journaliste à Vogue, puis entame L’adieu aux armes. « Pendant que j’écrivais le premier jet, mon second fils Patrick vint au monde par opération césarienne à Kansas City ; et pendant que je récrivais l’ouvrage, mon père se tua à Oak Park, Illinois… »
Le docteur Hemingway était endetté, voire ruiné. Paradoxe : il était membre du Club des optimistes. Ernest accusa sa mère de l’avoir harcelé. Les biographes ne s’accordent pas sur un détail. Ed aurait utilisé un revolver Smith & Wesson ou un fusil datant de la guerre de Sécession. Comme le souligne G.A. Astre, dans Hemingway par lui-même (Seuil, 1959), l’écrivain n’incarne pas seulement la « tradition américaine » avec sa vitalité, sa violence, sa « passion du crime », il apporte cette nouveauté : « Il reconnaît la dimension tragique de l’homme, l’échec total du rêve américain. »
Du sable des arènes aux neiges du Kilimandjaro
Pour oublier les fantômes d’Oak Park, le couple Hemingway s’installe à Key West, île tropicale à la pointe de la Floride. En 1931, Pauline donne un troisième fils à son mari, Gregory. Quand L’adieu aux armes paraît, 80 000 exemplaires s’écoulent en quelques mois. Hemingway devient une célébrité, les journaux s’arrachent ses nouvelles, Hollywood achète les droits et l’argent coule à flots. Il entreprend la tournée des bars, adopte une armée de chats (qui reposent toujours dans le cimetière de son jardin), s’offre un bateau pour pêcher au gros dans la mer des Caraïbes. Mais l’émotion procurée par la capture d’un marlin ne lui suffit pas.
L’auteur gagne l’Espagne et se consacre à sa nouvelle passion, la tauromachie. Il assiste à toutes les corridas, y participe parfois, s’affiche avec les plus grands toréadors. A ses yeux, le matador est au centre de l’univers, comme le Christ. Il tue pour en finir avec la faiblesse humaine, convertir l’échec en victoire. Hemingway aime cet exorcisme, orgueil des Espagnols et résurrection du paganisme en terre chrétienne. Ces réflexions mystiques donnent un ouvrage incompris par la critique de l’époque, Mort dans l’après-midi.
Les voyages incessants de l’homme d’action alimentent ses textes. Au cours d’un safari de plusieurs mois en Afrique de l’Est, une dysenterie l’oblige à se faire rapatrier. La mésaventure inspire une nouvelle adaptée par Hollywood, Les neiges du Kilimandjaro.
En revanche, les exploits de chasse d’Hemingway racontés dans Les vertes collines d’Afrique desservent son image. Un critique lui reproche d’être « complètement fermé à la politique ». Le dur à cuire lui donne raison avec des déclarations du genre : « Quiconque, pour en sortir, choisit la politique, triche. »
Pour qui sonne le glas
En tant que journaliste, il a assisté, lucide, à la montée de l’extrême droite en Europe et annonce, dès 1934 : « La tragédie est proche. »Ses séjours en terre ibérique lui ont fait aimer le peuple espagnol. Il va s’engager dès 1936 aux côtés des républicains : « Le fascisme est un mensonge, il est condamné à la stérilité littéraire. Un écrivain qui n’a pas le sentiment de la justice ou de l’injustice ferait mieux de se consacrer à l’édition d’un annuaire. »
Hemingway offre pour 40 000 dollars de matériel sanitaire à l’armée loyaliste et devient correspondant de guerre de la North American Newspaper Alliance pour couvrir la guerre civile espagnole. Avec ses amis du groupe des Historiens contemporains, parmi lesquels Dos Passos, il produit le film Terre d’Espagne, réalisé par Joris Ivens. Ne se contentant pas de guider les caméras sur les champs de bataille, la tête brûlée prend part aux combats. « Pour se remettre de ses émotions, rapportera Ivens, Hem buvait du whisky et mangeait de l’oignon cru. »
L’écrivain retourne plusieurs fois dans Madrid assiégé, sous le feu des batteries allemandes, et y retrouve Martha Gellhorn, une correspondante de guerre « qui en a ». Elle deviendra sa troisième épouse.
Selon la petite histoire, il se serait entendu avec André Malraux, rencontré sur place : l’un écrirait sur le début de la guerre d’Espagne, l’autre sur la fin. Cette entente cordiale donnera L’espoir et… Pour qui sonne le glas.
Comme Hemingway l’avait prophétisé, la victoire du franquisme a affaibli les démocraties européennes et entraîné la Seconde Guerre mondiale. Il lui faut poursuivre le combat contre les nazis. Il monte un réseau de contre-espionnage à Cuba et arme d’un bazooka son bateau de pêche, le Pilar, pour traquer les sous-marins allemands.
On le retrouve en Normandie, immortalisé par le photographe Robert Capa lors du Débarquement. Hemingway se l’était juré : être toujours là où l’Histoire s’écrit ! Sa propre « division », composée d’admirateurs des FFI, lui permet de participer à la libération de Rambouillet. A Paris, son commando irrégulier se contente de « libérer » le bar du Ritz, pour fêter la victoire au champagne.
Hemmy rencontre alors une journaliste du Time, Mary Welsh, qui devient sa maîtresse et lui inspire le nom d’un cocktail : le bloody mary.
Notre agent à la Havane
Après la guerre, Hemingway n’est plus le même. L’action lui manque. Le héros de trois guerres n’en est pas moins homme. S’il sait se montrer généreux avec ses amis, certains le trouvent ingrat, rancunier, prompt à la trahison. Il s’est coupé des écrivains qui l’aidèrent à ses débuts. Hemingway est en amitié comme en amour : infidèle.
Ses proches décrivent un être hâbleur, gavé de succès, ivrogne, colérique et volontiers bagarreur. Martha le trouve pathétique et demande le divorce. Complètement à la dérive, il ingurgite un litre de whisky par jour et voit des nazis sans visage dans ses cauchemars. Incompris, il s’exile pour se consacrer à la pêche, à ses chats et à l’écriture. Il épouse Mary Welsh, plus dévouée, plus effacée que Martha.
Hemmy a découvert Cuba dans les années 1930 : l’île se situe juste en face de Key West. Son cadre lui avait inspiré En avoir ou pas, adapté au cinéma par Howard Hawks sous le titre Le port de l’angoisse – fameux pour la rencontre d’anthologie entre Humphrey Bogart et Lauren Bacall. L’hôtel Ambos Mundos, le « papa doble » (un double daïquiri) au Floridita et les mojitos à la Bodeguita del Medio… le parcours de « Papa » à La Havane est désormais connu de tous les touristes.
Il achète une vaste propriété sur les hauteurs, la Finca Vigia, réplique de la Spanish House de Key West, et reçoit les stars d’Hollywood au bord de sa piscine. Parmi elles, Ava Gardner, qui a joué dans trois films tirés de ses romans. Dans Iles à la dérive, il révélera son amitié amoureuse avec l’héroïne des Tueurs – sans la nommer. Goujat dans la vie, il demeurait délicat dans l’écriture.
Son installation à Cuba attire les soupçons du FBI. Edgar Hoover, l’un des hommes les plus puissants d’Amérique, met l’écrivain sous surveillance. On en sait plus depuis la parution d’un livre sur le KGB, paru aux Etats-Unis en 2009. Selon l’un des auteurs, Harvey Klehr, « Hemingway conservait des sympathies pour l’URSS depuis la guerre d’Espagne. […] Il a probablement été approché dès 1941. On lui donna un nom de code et un mot de passe pour les contacts futurs. Les Soviétiques pensaient qu’ils pourraient en tirer quelques renseignements mais ils n’ont jamais su comment. »
Le monde littéraire le croyait fini quand Hemingway publie Le vieil homme et la mer en 1952. Ce chef-d’oeuvre de dépouillement lui vaut le prix Pulitzer. Puis la presse annonce la mort du grand écrivain dans un accident d’avion en Afrique. Cela l’amuse : il conserve les articles nécrologiques laudateurs dans un album relié en peau de lion. Michael Palin, auteur d’une biographie (non traduite), a été l’un des rares à se rendre en Ouganda sur les traces de « Papa », pour savoir comment il avait échappé à la mort : « Il s’est crashé deux fois la même semaine. La seconde, il a défoncé la porte de l’avion en feu pour sortir. Il s’est retrouvé avec des brûlures et de graves lésions à la tête… » Les séquelles empêcheront l’écrivain de se rendre à la remise de son prix Nobel de littérature, décerné en 1954.
Un autre miracle survient quand le Ritz lui renvoie une malle remplie de souvenirs, oubliée dans les caves de l’hôtel depuis la guerre. Cette madeleine de Proust va nourrir son dernier ouvrage, Paris est une fête.
L’adieu dans larmes
Hemingway quitte son paradis tropical après la révolution cubaine. Les Cubains ont beau le respecter – il est devenu l’ami de Fidel Castro – il ne supporte plus l’antiaméricanisme de l’île.
Retranché dans sa maison aux airs de bunker, dans l’Idaho, il souffre d’hypertension, de diabète, d’impuissance sexuelle, d’une cirrhose, d’un début de la maladie d’Alzheimer et surtout d’une dépression. Devenu paranoïaque, il voyait des agents du FBI partout. Hemingway met fin à ses jours peu avant son soixante-deuxième anniversaire. D’un double coup de fusil de chasse dans la tête.
Sa femme ayant estimé, selon le rapport de police, qu’il s’agissait d’un accident, sa thèse fut retenue, aucune autopsie ordonnée. Comme son père avant lui, l’auteur de Pour qui sonne le glas ne laissera aucune explication – mais parmi ses dernières volontés, celle-ci : « Je préférerais que l’on analyse mon oeuvre plutôt que les infractions de mon existence. »
Ses voeux furent exaucés. Il n’a pas seulement eu un impact sur sa génération (Drieu la Rochelle, Kessel, Camus, Sartre). De nombreux écrivains, et pas des moindres, ont continué à rendre hommage à son style. La puissance de ses textes, sa technique d’écriture ont marqué des générations : Salinger, Raymond Carver, Truman Capote, Richard Brautigan, Hunter Thompson, Jim Harrison et tant d’autres. Dans Ardoise, Philippe Djian se livre à un recensement précis de toutes les blessures physiques d’Hemingway au cours de son existence et dénombre trente-deux accidents : de voiture, de bateau, de chasse, etc.
Ses biographes – notamment l’écrivain Jerome Charyn – ont montré quel homme sensible se cachait derrière les masques du boxeur à barbe, du pêcheur d’espadons, du chasseur de fauves et du combattant… Comme si Hemingway avait été victime de l’image virile qu’il voulait donner de lui.
Hemingway en quelques dates
1899: Naissance le 21 juillet à Oak Park (Illinois)
1918: Blessé sur le front italien
1921: Epouse Hadley Richardson
1922: Journaliste à Paris
1923: Naissance de son premier fils, John
1926: Publie Le soleil se lève aussi
1927: Epouse Pauline Pfeiffer
1928: Suicide de son père
1929: Publie L’adieu aux armes
1936: Participe à la guerre d’Espagne
1940: Mariage avec Martha Gellhorn. Publie Pour qui sonne le glas
1944: Participe au Débarquement et à la libération de Paris
1946: Epouse Mary Welsh
1952: Publication du Vieil homme et la mer. Adaptation au cinéma des Neiges du Kilimandjaro
1954: Prix Nobel de littérature
1961: Se suicide le 2 juillet à Ketchum (Idaho)
Voir enfin:
ERNEST HEMINGWAY or The Splendors and Miseries of virility
JC Durbant
Writer and journalist, American and perpetual expatriate, intellectual and macho man, war hero and eternal romantic …
Is there, in this 50th anniversary of his death, a better example of the splendors and miseries of virility than Ernest Hemingway?
Born at the very end of the 19th century (on July 21, 1899) and having lived through two world wars and numerous other smaller conflicts in which he personally participated (WWI ambulance driver, WWII soldier, Greco-Turkish war and Spanish Civil War foreign correspondent), Hemingway was first and foremost a product of the war and a war writer. In fact, from “For Whom the Bell Tolls” to “A Farewell To Arms”, his greatest novels or short stories all turn around his war experiences. And yet, as many of his characters, he was also the eternal romantic and ladies man who kept falling in love and married no less than four times.
But brought up by a quite outdoorsy father who took him on countless camping trips in the woods and lakes of northern Michigan, he also excelled at school at vigorous sports like boxing, track and field, water polo or American football. And he kept all his life an unshakable passion for such manly sports as big game hunting, deep sea fishing or bullfighting. And yet again, as is attested by his early work on his high school’s paper or his cello playing in the school’s orchestra (probably the influence of his mother who was an accomplished musician) as well as his later friendship with Paris-based avant-garde writers or painters (Pound, Joyce or Picasso), he was and remained an intellectual.
Of course, he never fit the image of the fragile and dreamy lovesick writer but he was a prolific author (writing no less than ten novels, nine short story collections and five non-fiction works and finally rewarded in 1954 by the Nobel prize for literature). And above all, he could write very well and worked very hard at his own writing. In fact, he even invented his own writing style, after his famous Iceberg theory which so influenced, then and for very long, American as well as world literature. And still, even when he became a confirmed and famous writer, he kept at his journalism, reaching the highest levels of his second profession with the 1954 Pulitzer prize. And he actually used his very practice of it, with its insistence on terse and to-the- point writing, to improve his novelist’s work and give it that so distinctive and effective style of his.
But, from Italy to Cuba, it’s of course in his lifelong and ceaseless travelling that Hemingway’s multiculturalism and universalism is the most clearly visible. Who would indeed have guessed that this small-town America native would, thanks no doubt and in no small way to the high “monetary exchange rate” of the US dollar as Sherwood Anderson had sagaciously suggested, have spent his entire life across the ocean (from Switzerland to Spain and Africa and of course Paris, the famous “moveable feast” he so eloquently sang about in his novel by the same name)? And that he would have ended up as the best public relations man for the Paris expatriate lifestyle as the hundreds of thousands of Americans who make the pilgrimage every year amply attest?
Yet perhaps such restlessness if not rootlessness had to have its price as, in his waning years (he was only 62 but seriously diminished following several plane crashes from his African years), this most American of writers made the ultimate trip to Hades as, like his father before him, he took his own life on the 2nd of July 1961.
COMPLEMENT:
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The Telegraph
24 Sep 2015