Toi qui as fixé les frontières, dressé les bornes de la terre, tu as créé l’été, l’hiver ! Psaumes 74: 17
Un peuple connait, aime et défend toujours plus ses moeurs que ses lois. Montesquieu
Aux États-Unis, les plus opulents citoyens ont bien soin de ne point s’isoler du peuple ; au contraire, ils s’en rapprochent sans cesse, ils l’écoutent volontiers et lui parlent tous les jours. Ils savent que les riches des démocraties ont toujours besoin des pauvres et que, dans les temps démocratiques, on s’attache le pauvre par les manières plus que par les bienfaits. La grandeur même des bienfaits, qui met en lumière la différence des conditions, cause une irritation secrète à ceux qui en profitent; mais la simplicité des manières a des charmes presque irrésistibles : leur familiarité entraîne et leur grossièreté même ne déplaît pas toujours. Ce n’est pas du premier coup que cette vérité pénètre dans l’esprit des riches. Ils y résistent d’ordinaire tant que dure la révolution démocratique, et ils ne l’abandonnent même point aussitôt après que cette révolution est accomplie. Ils consentent volontiers à faire du bien au peuple ; mais ils veulent continuer à le tenir à distance. Ils croient que cela suffit ; ils se trompent. Ils se ruineraient ainsi sans réchauffer le coeur de la population qui les environne. Ce n’est pas le sacrifice de leur argent qu’elle leur demande; c’est celui de leur orgueil. Tocqueville
L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. Simone Weil (1943)
Le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines. Christopher Lasch
Nous apprenons à nous sentir responsable d’autrui parce que nous partageons avec eux une histoire commune, un destin commun. Robert Reich
Les « élites » françaises, sous l’inspiration et la domination intellectuelle de François Mitterrand, on voulu faire jouer au Front National depuis 30 ans, le rôle, non simplement du diable en politique, mais de l’Apocalypse. Le Front National représentait l’imminence et le danger de la fin des Temps. L’épée de Damoclès que se devait de neutraliser toute politique «républicaine». Cet imaginaire de la fin, incarné dans l’anti-frontisme, arrive lui-même à sa fin. Pourquoi? Parce qu’il est devenu impossible de masquer aux Français que la fin est désormais derrière nous. La fin est consommée, la France en pleine décomposition, et la république agonisante, d’avoir voulu devenir trop bonne fille de l’Empire multiculturel européen. Or tout le monde comprend bien qu’il n’a nullement été besoin du Front national pour cela. Plus rien ou presque n’est à sauver, et c’est pourquoi le Front national fait de moins en moins peur, même si, pour cette fois encore, la manœuvre du «front républicain», orchestrée par Manuel Valls, a été efficace sur les électeurs socialistes. Les Français ont compris que la fin qu’on faisait incarner au Front national ayant déjà eu lieu, il avait joué, comme rôle dans le dispositif du mensonge généralisé, celui du bouc émissaire, vers lequel on détourne la violence sociale, afin qu’elle ne détruise pas tout sur son passage. (…) Nous approchons du point où la fonction de bouc émissaire, théorisée par René Girard va être entièrement dévoilée et où la violence ne pourra plus se déchaîner vers une victime extérieure. Il faut bien mesurer le danger social d’une telle situation, et la haute probabilité de renversement qu’elle secrète: le moment approche pour ceux qui ont désigné la victime émissaire à la vindicte du peuple, de voir refluer sur eux, avec la vitesse et la violence d’un tsunami politique, la frustration sociale qu’ils avaient cherché à détourner. Les élections régionales sont sans doute un des derniers avertissements en ce sens. Les élites devraient anticiper la colère d’un peuple qui se découvre de plus en plus floué, et admettre qu’elles ont produit le système de la victime émissaire, afin de détourner la violence et la critique à l’égard de leur propre action. Pour cela, elles devraient cesser d’ostraciser le Front national, et accepter pleinement le débat avec lui, en le réintégrant sans réserve dans la vie politique républicaine française. Y-a-t-il une solution pour échapper à une telle issue? Avouons que cette responsabilité est celle des élites en place, ayant entonné depuis 30 ans le même refrain. A supposer cependant que nous voulions les sauver, nous pourrions leur donner le conseil suivant: leur seule possibilité de survivre serait d’anticiper la violence refluant sur elles en faisant le sacrifice de leur innocence. Elles devraient anticiper la colère d’un peuple qui se découvre de plus en plus floué, et admettre qu’elles ont produit le système de la victime émissaire, afin de détourner la violence et la critique à l’égard de leur propre action. Pour cela, elles devraient cesser d’ostraciser le Front national, et accepter pleinement le débat avec lui, en le réintégrant sans réserve dans la vie politique républicaine française. Pour cela, elles devraient admettre de déconstruire la gigantesque hallucination collective produite autour du Front national, hallucination revenant aujourd’hui sous la forme inversée du Sauveur. (…) Curieuses élites, qui ne comprennent pas que la posture «républicaine», initiée par Mitterrand, menace désormais de revenir comme un boomerang les détruire. Christopher Lasch avait écrit La révolte des élites, pour pointer leur sécession d’avec le peuple, c’est aujourd’hui le suicide de celles-ci qu’il faudrait expliquer, dernière conséquence peut-être de cette sécession. Vincent Coussedière
Il n’y a rien de plus douloureux pour moi à ce stade de ma vie que de marcher dans la rue, d’entendre des pas derrière moi, de penser que quelqu’un veut me voler, et en regardant autour de moi, de me sentir soulagé quand c’est un Blanc. Jesse Jackson (1993)
Vous allez dans certaines petites villes de Pennsylvanie où, comme ans beaucoup de petites villes du Middle West, les emplois ont disparu depuis maintenant 25 ans et n’ont été remplacés par rien d’autre (…) Et il n’est pas surprenant qu’ils deviennent pleins d’amertume, qu’ils s’accrochent aux armes à feu ou à la religion, ou à leur antipathie pour ceux qui ne sont pas comme eux, ou encore à un sentiment d’hostilité envers les immigrants. Barack Hussein Obama (2008)
Pour généraliser, en gros, vous pouvez placer la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des pitoyables. Les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes. A vous de choisir. Hillary Clinton (2016)
Bien sûr, nous sommes résolument cosmopolites. Bien sûr, tout ce qui est terroir, béret, bourrées, binious, bref franchouillard ou cocardier, nous est étranger, voire odieux. Bernard-Henri Lévy
Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l’adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? C’est faire un distinguo qui est choquant. Pierre Bergé
On les appelle bourgeois bohèmes Ou bien bobos pour les intimes Dans les chanson d’Vincent Delerm On les retrouve à chaque rime Ils sont une nouvelle classe Après les bourges et les prolos Pas loin des beaufs, quoique plus classe Je vais vous en dresser le tableau Sont un peu artistes c’est déjà ça Mais leur passion c’est leur boulot Dans l’informatique, les médias Sont fiers d’payer beaucoup d’impôts Ils vivent dans les beaux quartiers ou en banlieue mais dans un loft Ateliers d’artistes branchés, Bien plus tendance que l’avenue Foch ont des enfants bien élevés, qui ont lu le Petit Prince à 6 ans Qui vont dans des écoles privées Privées de racaille, je me comprends ils fument un joint de temps en temps, font leurs courses dans les marchés bios Roulent en 4×4, mais l’plus souvent, préfèrent s’déplacer à vélo Ils lisent Houellebecq ou Philippe Djian, les Inrocks et Télérama, Leur livre de chevet c’est Surand Près du catalogue Ikea. Ils aiment les restos japonais et le cinéma coréen passent leurs vacances au cap Ferret La côte d’azur, franchement ça craint Ils regardent surtout ARTE Canal plus, c’est pour les blaireaux Sauf pour les matchs du PSG et d’temps en temps un p’tit porno Ils écoutent sur leur chaîne hi fi France-info toute la journée Alain Bashung Françoise Hardy Et forcement Gérard Manset Ils aiment Desproges sans même savoir que Desproges les détestait Bedos et Jean Marie Bigard, même s’ils ont honte de l’avouer Ils aiment Jack Lang et Sarkozy Mais votent toujours écolo Ils adorent le Maire de Paris, Ardisson et son pote Marco La femme se fringue chez Diesel Et l’homme a des prix chez Kenzo Pour leur cachemire toujours nickel Zadig & Voltaire je dis bravo Ils fréquentent beaucoup les musées, les galeries d’art, les vieux bistrots boivent de la manzana glacée en écoutant Manu chao Ma plume est un peu assassine pour ces gens que je n’aime pas trop par certains côtés j’imagine que je fais aussi partie du lot. Renaud (2006)
Je fais ce que je veux car j’ai une forêt tropicale. (…) Je suis sans doute l’individu le plus carbon negative du monde. Johan Eliasch
La voie est devenue l’une des plus fréquentées du centre de Paris, aussi bien par les habitants que par les touristes. C’est surtout sa piétonnisation en 1991 qui lui a donné un charme irrésistible et qui a fait flamber les prix de l’immobilier. « Ici, il y a cette ambiance historique qui a vraiment la cote, surtout auprès des étrangers, notamment les Américains, souligne Caroline Baudry, directrice de l’agence Barnes IIe, IIIe et IVe arrondissements. Dans la rue, il y a beaucoup de restaurants et de commerces de bouche assez recherchés. » Effectivement, cette rue longue de 360 m, traversant deux arrondissements entre la rue Montmartre et la rue Saint-Sauveur, est l’une des plus anciennes de la capitale. La plupart des boutiques, qui ont fait sa réputation, sont installées ici depuis longtemps, comme la boulangerie-pâtisserie Stohrer, fondée en 1730, avec son fameux baba au rhum, ou le restaurant l’Escargot, créé en 1832, et spécialisé dans la cuisine bourguignonne et les recettes à base du petit gastéropode. Il a notamment eu pour clients Marcel Proust, Sarah Bernhardt, Sacha Guitry, Pablo Picasso ou encore Charlie Chaplin. Le restaurant Au Rocher de Cancale, qui a ouvert en 1804, a été rendu célèbre par Honoré de Balzac dans sa fresque historique « La Comédie humaine ». Le lieu sert de cadre, à plusieurs reprises, pour des rencontres entre ses différents personnages. « Nos clients recherchent aussi clairement le charme de l’ancien, poursuit l’experte. On retrouve beaucoup de logements avec cheminée, poutre apparente et parquet. Enfin, le fait qu’il y ait peu de biens à vendre chaque année permet de maintenir des prix assez élevés. » Le site est tellement coté que même les produits peu attractifs trouvent preneurs, comme ce studio de 27 mètres carrés, sombre, à refaire, au 2e étage sans ascenseur, qui est parti l’année dernière pour 267 000 euros, soit 11 800 euros le mètre carré. « On trouve majoritairement des petites et moyennes surfaces, souvent des deux-pièces, entre 25 et 60 mètres carrés, détaille Alexis Mathieu, patron de l’agence Laforêt Ier et IIe. Avec le taux de change qui les avantage, on voit passer pas mal d’Américains. » Les grands espaces, produits très rares, se vendent au-dessus des prix du marché, comme ce trois-pièces de 100 mètres carrés parti pour 1,35 million d’euros, soit 13 500 euros le mètre carré. « C’est sûr, il faut aimer l’ancien ici », reconnaît-il. Car bon nombre d’immeubles n’ont pas la structure ou la place pour supporter un ascenseur par exemple. Ce qui rend les accès compliqués pour les personnes âgées. C’est justement le cas de Marie (le prénom a été changé). La sémillante septuagénaire a décidé de vendre son 88 mètres carrés de la rue Montorgueil pour 1,08 million d’euros (12 272 euros le mètre carré), dont l’immeuble date de 1750, car elle commençait à avoir du mal à grimper les trois étages qui mènent à son appartement. « Il est dans ma famille depuis 1964 et j’y habite depuis ce temps-là, raconte-t-elle. J’ai vu les commerces changer. Avant, il y avait beaucoup de bouchers qui faisaient leurs boudins sous nos fenêtres et l’odeur qui va avec, tout comme la soupe à l’oignon proposée aux ouvriers des halles et aux noctambules, c’était assez folklo. » Avec la création de Rungis dans les années 1970, et donc la fermeture des halles, et la piétonnisation des années 1990, le quartier est clairement monté en gamme. « Les magasins de vêtements, les commerces de bouche, tout est plus luxueux, sourit-elle. Je me souviens que j’avais assisté, début 2000, à la visite de la reine d’Angleterre. Elle s’est notamment arrêtée à la boulangerie Stohrer ». Si Marie apprécie l’absence des voitures, elle reconnaît quand même l’aspect assez bruyant de l’artère, notamment avec les nombreux passages de camions-poubelles et véhicules de livraison. Ce que l’office de tourisme de Paris décrit très poétiquement : « Au petit matin, les camions de livraison et l’agitation ambiante reflètent le Paris d’antan. » Malgré cela, elle tient à rester dans le quartier et espère trouver à proximité. Avec ascenseur. Mais ce ne sera pas facile. « On assiste pas mal à des ventes par le bouche-à-oreille, analyse Mickaël Boulaigre, de l’agence Fredélion, dont l’une va justement ouvrir dans la rue Montorgueil. Et on comprend le succès du lieu. Le tout faire à pied prend ici tout son sens, ce qui justifie son esprit village. Vous avez Beaubourg à deux pas, le quartier Latin pas loin, les Grands Boulevards avec leurs théâtres… Sans compter qu’avec Châtelet-les Halles, vous avez le gros hub de transport de France. » Le Parisien
L’augmentation des taxes foncières s’inscrit dans une tendance de fond que l’on observe dans de nombreuses villes. En France, les taxes foncières ont augmenté de 24,9 % en l’espace de dix ans. Alors qu’en parallèle, la hausse des loyers était de 7,5 % et l’inflation de 10,4 %. C’est dire le poids toujours plus douloureux de la fiscalité supportée par les propriétaires! Mais faut-il s’en étonner, alors que la disparition de la taxe d’habitation conduit inévitablement les maires à rechercher de nouvelles ressources pour financer le niveau toujours plus important des dépenses communales? L’équation devient impossible pour de nombreux propriétaires qui nous disent ne plus pouvoir faire face à l’augmentation de leurs charges, notamment fiscales. Il y a parmi les propriétaires occupants de nombreux retraités appartenant à la classe moyenne dont les revenus ont diminué quand ils ont quitté la vie active ou que l’un des membres du couple se retrouve veuf. Depuis deux ou trois ans, nombre d’entre eux sont pris à la gorge. On voit de plus en plus fréquemment des gens vendre un bien, ou recourir au viager, par exemple. Christophe Demerson (Union nationale des propriétaires immobiliers)
La flambée de la taxe foncière, à Paris comme dans de nombreuses villes, fait grimper l’inquiétude des propriétaires, déjà soumis à de lourdes contraintes financières et réglementaires. Rien ne va plus sur le front de la pierre. Entre colère et angoisse, les propriétaires immobiliers tirent la sonnette d’alarme alors que l’État comme les collectivités locales n’ont de cesse de les assommer d’impôts, de taxes et de contraintes en tout genre. Dernier tir en date: l’annonce par Anne Hidalgo, en quête désespérée de moyens financiers pour renflouer les caisses de la ville de Paris, d’une augmentation de plus de 50 % de la taxe foncière, dont le taux passerait en 2023 de 13,5 % à 20,5 %. Soit une hausse de 7 points de pourcentage et, à la clé, plusieurs centaines de millions d’euros que les propriétaires devront payer en plus. Et ce n’est pas tout, car les valeurs cadastrales locatives progresseront de 7 % en France l’an prochain (après 3,4 % en 2022 et +12,2 % en dix ans). (…) Les choses ne devraient pas s’arranger, alors que les subventions de l’État aux collectivités locales diminuent année après année. Or, les besoins restent identiques: il faut toujours éclairer les rues, chauffer les piscines, entretenir les stades… Comment, par exemple, trouver à l’avenir les moyens de financer la rénovation énergétique des bâtiments publics sinon en puisant dans la poche des propriétaires? Une urgence alors que l’envolée des prix de l’énergie générera l’an prochain un surcoût de dépenses publiques évalué à 11 milliards d’euros: presque le tiers des 36 milliards d’euros que rapportent les taxes foncières en France! (…) Pour les jeunes actifs, qui se sont fortement endettés ces dernières années pour se loger dans les grandes villes, proches des bassins d’emploi, en profitant des taux bas, souvent sur des longues durées, l’équation n’est pas simple non plus: pour les primo-accédants, chaque euro du budget familial compte. À Paris notamment, où l’effort financier consacré au logement est considérable, la flambée de la taxe foncière va devenir problématique pour certains, qui, ne pouvant assumer cette hausse en plus de leurs mensualités d’emprunt, pourraient devoir vendre leurs biens à des prix revus à la baisse. Mais cela fera peut-être les affaires de la Mairie, qui pourra ainsi préempter leurs appartements à moindre coût en vue d’augmenter le nombre de logements sociaux… La situation des propriétaires bailleurs n’est guère plus enviable. La rentabilité n’est plus là, avec des loyers plafonnés dans les grandes villes et un indice de référence des loyers – qui sert de base à la revalorisation de ces derniers – lui-même contraint par une limitation de principe à 3,5 % dans le cadre de la loi pouvoir d’achat, d’août 2022. Et cerise sur le gâteau, les bailleurs devront en prime se mettre aux normes des nouvelles exigences en matière énergétique, en engageant des travaux de rénovation parfois importants sans lesquels ils ne pourront plus louer leurs biens. Certains préféreront sans doute les retirer du marché locatif, déjà très tendu à Paris comme dans nombre de grandes villes de l’Hexagone. Voilà qui n’arrangera pas les difficultés des plus jeunes à se loger. Ghislain de Montalembert
En Île-de-France, comme à Paris, il y a toujours de moins en moins d’ouvriers et d’employés et de plus en plus de cadres et de professions intellectuelles supérieures. À l’intérieur du périphérique, ces derniers sont passés de 21 % en 1982 à 34 % en 2008. À côté de la bourgeoisie traditionnelle se développe une petite bourgeoisie intellectuelle, avec une surreprésentation des professions de l’information, des arts et des spectacles et des étudiants. Paris intra-muros concentre à elle seule 26 % de ces dernières à l’échelle du pays. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’employés ou d’ouvriers dans la capitale. Mais ils sont sous-représentés par rapport au reste de l’Île-de-France, ou même au reste du pays. À Paris, 20 % de la population des ménages sont des ouvriers ou des employés, contre 33 % en France. Il ne reste que quelques quartiers, comme Belleville ou la Goutte-d’Or, où ils sont encore surreprésentés par rapport au profil moyen de l’ensemble de la ville. Et encore, ces zones apparaissent à peine si on les compare au profil moyen de la région. (…) Le terme « bobo », inventé par un journaliste réactionnaire [?] aux États-Unis, n’a aucun fondement scientifique. Aucun chercheur en activité ne l’utilise. Je préfère utiliser les termes de gentrifieurs et de gentrification, qui ont été forgés en partie par un courant de géographie radicale anglophone. Cette notion désigne un embourgeoisement spécifique des quartiers populaires par remplacement de population et transformation matérielle de la ville. (…) La désindustrialisation a plusieurs facettes. Les grandes villes des anciens pays industrialisés ne sont plus des centres de fabrication, sous-traitée aux pays du Sud, mais elles restent des centres de commandement stratégique (direction, conception, gestion, finance). C’est ce qu’on appelle la métropolisation, une nouvelle division internationale du travail qui entraîne la concentration des emplois très qualifiés dans les villes qui dominent l’économie mondiale. La gentrification en est l’une des conséquences. Mais ces recompositions macroéconomiques ne tombent pas du ciel. Elles résultent de choix politiques. (…) L’ouverture des frontières et la libre concurrence ont été mises en place par les États à travers l’Union européenne ou l’OMC. Au niveau local, la désindustrialisation de la région parisienne a été accompagnée par la politique de décentralisation industrielle dès les années 1960, favorisant le contournement par l’espace des bastions ouvriers les plus syndiqués à l’époque. S’en est suivie une volonté de « tertiariser » la capitale dans les années 1970, symbolisée par l’édification de la tour Montparnasse. Pour autant, d’autres politiques publiques ont plutôt retardé la gentrification à Paris. Le contrôle des loyers par la loi de 1948 a freiné la spéculation immobilière jusqu’aux années 1980. Avec une indexation des loyers sur la surface et la qualité des logements et non sur les prix du marché, ce système était autrement plus efficace que celui que promeut actuellement Cécile Duflot à travers le projet de loi Alur. Il explique en grande partie pourquoi la capitale française reste encore peu chère par rapport à des villes comme New York ou Londres. D’autre part, les politiques de rénovation par démolition-reconstruction menées par la mairie de droite dans les années 1980-1990 ont eu un effet ambigu. Si elles avaient pour but de faire des bureaux et d’élever le niveau social de la population, elles ont malgré tout conduit à la construction d’un parc non négligeable de logements sociaux, assurant le maintien d’une partie des classes populaires. Certains îlots de rénovation, comme le quartier Couronnes à Belleville, sont aujourd’hui classés en politique de la ville. Cette politique de rénovation a été abandonnée en 1995 avec le remplacement de Chirac par Tiberi et le passage à gauche de six arrondissements du Nord-Est parisien. À la fin des années 1990, la production de logements sociaux s’effondre et la mairie se lance dans une politique de soutien public à la réhabilitation privée à travers les opérations d’amélioration de l’habitat (Opah). Elle encourage aussi l’embellissement de la ville, y compris des faubourgs, avec la création de pistes cyclables, d’espaces verts, qui accompagnent la gentrification de quartiers comme la Bastille… Encore embryonnaire sous Tiberi, cette politique a été amplifiée par Bertrand Delanoë. (…) Il y a un vrai effort sur le logement social. En termes de budget, il est même difficile de faire mieux, sauf à augmenter les impôts locaux. Le problème, c’est que cette politique ne peut à elle seule lutter contre la gentrification et l’éviction des classes populaires. À Paris, où les terrains libres sont rares, on produit du logement social par la démolition, la réhabilitation de logements insalubres ou le rachat de logements préexistants. Avec ces opérations, on crée des logements plus grands et de bien meilleure qualité, mais, d’un point de vue quantitatif, on réduit le nombre de logements accessibles aux classes populaires. Si rien n’est fait pour garantir l’accessibilité du parc privé aux ménages modestes, 20 ou 25 % de logements sociaux ne suffiront pas quand on sait que les classes populaires représentent 40 % de la population des ménages en Île-de-France. D’autant plus que les logements sociaux ne sont pas tous destinés aux classes populaires. Un tiers des HLM créées depuis 2001 sont des PLS et s’adressent à des ménages dont les revenus sont supérieurs aux plafonds habituels, alors que seuls 5 % des demandeurs peuvent y prétendre. Dans une ville déjà bourgeoise, il faudrait en priorité créer des logements très sociaux (Plai). Et même imposer, comme le demandaient les Verts et maintenant les élus du Front de gauche, le remplacement de chaque logement dégradé par un logement social. Or, ce type d’opération engage des financements de l’État. Et ceux-ci sont toujours insuffisants, malgré le changement de majorité. (…) Toutes les statistiques montrent clairement que ce sont les classes populaires qui déclinent le plus à Paris. Contrairement aux idées reçues, les professions intermédiaires sont en progression régulière depuis les années 1980 (autour de 23 % des actifs à Paris aujourd’hui, une part proche de celle de la région et du pays). Les dirigeants PS de la capitale ne cessent de mettre en avant un déficit de familles, sans dire lesquelles. Ils reprennent aussi l’idée de droite selon laquelle Paris serait une ville « des plus aisés et des plus aidés ». Toute leur politique est destinée aux classes moyennes. La lutte contre l’éviction des classes populaires et la gentrification n’a jamais été affichée comme un objectif. Ils préfèrent mettre en avant la mixité sociale, un but à géométrie variable au nom duquel on peut construire à la fois quelques logements sociaux dans les beaux quartiers et des PLS dans les quartiers populaires. On agit sur la ville comme si elle était figée, comme si le rapport de forces n’était pas en défaveur des classes populaires, chassées de la ville depuis plus de vingt ans. Rechercher la mixité sociale dans les quartiers populaires, alors que la bourgeoisie résiste toujours à celle-ci, et avec succès, dans les beaux quartiers, cela revient à accompagner la gentrification. (…) Il faut remettre en cause ces idées toutes faites. Qui peut croire que l’installation de classes moyennes à la Goutte-d’Or va améliorer les conditions de vie des ouvriers et des employés vivant dans ces quartiers ? Proximité spatiale ne signifie pas redistribution des richesses. Elle accroît même, parfois, les difficultés. Les familles populaires installées dans les logements sociaux construits en bas des Champs-Élysées, en plein cœur du 16e arrondissement, pour beaucoup d’origine africaine, se heurtent à un racisme bien plus important qu’ailleurs, et perdent des liens sociaux nécessaires pour résister à la crise. L’éviction et la dispersion des classes populaires vers la périphérie entraînent aussi la perte d’un précieux capital social, des réseaux de solidarité, voire des réseaux militants, particulièrement denses dans la ville-centre et certaines communes de proche banlieue. Aujourd’hui, l’injonction au vivre ensemble et la mixité sociale ont remplacé la lutte des classes. Ce ne sont que les succédanés contemporains de la collaboration de classe et de la justification d’un ordre social inégalitaire prônées par le catholicisme social au XIXe siècle pour concurrencer le socialisme. L’hégémonie de ce discours et l’ethnicisation croissante des questions sociales désarment les classes populaires face à la gentrification, et compliquent le développement d’une solidarité de classe. Il n’y a pas de ghettos, ni de ghettoïsation, mais une paupérisation considérable des classes populaires dans le nouveau régime capitaliste d’accumulation flexible. La concentration spatiale des classes populaires a au contraire été historiquement un support d’émancipation par la révolte et la révolution, comme les quartiers noirs états-uniens ont été la base du mouvement pour les droits civiques : à charge d’une gauche de gauche de prendre au sérieux les ferments actuels de révolte dans ces quartiers au lieu de vouloir les supprimer. (…) il faut d’abord poser la question du mode de production capitaliste de la ville. Pourquoi la capitale exclut-elle autant de personnes ? Parce que la production de la ville n’est pas faite pour satisfaire les besoins des gens. Elle vise d’abord à rentabiliser le capital, à immobiliser au sol les surplus de capitaux pour une rentabilisation ultérieure. La ville est un stabilisateur du capitalisme mondial. Lutter contre le processus de gentrification suppose de remettre en cause le capitalisme. C’est la condition nécessaire à la réappropriation de la ville par tous, et en particulier les classes populaires. Cela rejoint la proposition d’Henri Lefebvre pour le droit à la ville, autrement dit le droit collectif de produire et de gérer la ville, qui oppose la propriété d’usage à la propriété privée lucrative et remet en cause à la fois le pouvoir des propriétaires ou des promoteurs et celui des édiles au profit d’un pouvoir collectif direct. Cette lutte contre la production marchande et inégalitaire de la ville s’incarne, aux États-Unis, dans un mouvement appelé Right to the city. Cette coalition de collectifs locaux s’affirme clairement contre la gentrification, milite pour le droit au logement, ou se bat pour sauver un commerce populaire menacé par un promoteur… Une lutte multiforme qui permet d’ancrer la lutte des classes dans chaque quartier et de fédérer différentes luttes sectorielles au niveau local. Elle peut aussi inclure ceux qui fréquentent la ville, qui la font vivre, sans toutefois y résider. Parfois, ce sont d’anciens habitants qui continuent d’y passer du temps, comme à Château-Rouge (18e). La ville, longtemps réduite à la question du cadre de vie, peut être un levier aussi efficace que le monde du travail pour une prise de conscience anticapitaliste. Anne Clerval
Qui sont les gentrifieurs ? « La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la Fontaine-au-Roi s’entête. » Ce livre sur l’éviction des classes populaires de Paris, issue d’une thèse, s’ouvre sur les derniers instants de la Commune décrits par Louise Michel. Ce n’est évidemment pas un hasard. Les transformations matérielles actuelles de Paris trouvent leurs racines dans « l’embellissement stratégique » d’Haussmann, et elles sont, comme à cette époque, le résultat du mode de production capitaliste de la ville. En menant ce travail abouti sur la gentrification, la géographe Anne Clerval permet de faire le lien entre la mutation de la ville et les rapports de domination, entre le changement de la rue et l’évolution du capitalisme mondial. Son livre, parfait révélateur des politiques publiques actuelles, écrase le mythe des « bobos », expression faisant croire à une catégorie homogène. À côté des « gentrifieurs stricto sensu », de catégories intermédiaires ou supérieures, propriétaires qui transforment leur logement, se trouvent aussi d’autres professions intellectuelles moins fortunés, souvent locataires, qui ne participent qu’à la marge à la gentrification. Ils sont souvent plus à gauche et plus critiques vis-à-vis du Parti socialiste. L’Humanité
Le concept de « dépossédés » permet de décrire la véritable nature des mouvements de contestation qui traversent les pays occidentaux depuis une vingtaine d’années, qui ne ressemblent pas aux mouvements sociaux des siècles passés. Ils revêtent une dimension sociale, mais aussi existentielle, en touchant des catégories très diverses qui constituaient hier le socle majoritaire de la classe moyenne occidentale. Nous sommes dans un moment très particulier de l’Occident, où, après plusieurs décennies d’adaptation aux normes de l’économie-monde, une majorité de la population considère qu’elle est en train d’être dépossédée de tout ce qui la constituait: son travail, ses lieux de vie, son système de représentation politique. Pour comprendre qui sont les dépossédés, il faut revenir au tournant des années 1980, le plus grand plan social de l’histoire, qui a débouché sur la liquidation progressive de cette classe moyenne occidentale. C’est le point de bascule essentiel, celui qui détermine tout. Le grand choc culturel, philosophique, démocratique et intellectuel de l’Occident est là. L’Occident était alors le seul espace géographique au monde à avoir réussi, après la dernière guerre, à faire émerger une classe moyenne majoritaire dans laquelle se reconnaissaient les ouvriers, les employés comme les paysans ou les cadres supérieurs. D’ailleurs, à l’époque, on ne se posait pas la question de la mixité sociale, de savoir par exemple si le fils de l’ouvrier allait à l’école avec le fils de l’avocat puisqu’on était intégré économiquement, mais aussi politiquement, et donc culturellement. Intégrées économiquement, les classes populaires étaient aussi représentées politiquement et respectées culturellement par le monde d’en haut. Ce qu’on appelle l’élite était alors au service de la majorité, comme l’a longtemps illustré par exemple le gaullo-communiste. Aujourd’hui, nous avons basculé dans le triptyque thatchéro-blairo-macroniste: «There is no alternative» ; «There is no society» ; «There is no majority.» Ce que l’on vit actuellement n’a donc rien à voir avec un mouvement social du XIX ou du XX siècle, ce n’est pas une résurgence de la classe ouvrière qui réclamerait de nouveaux droits. Nous sommes dans un moment très particulier de l’histoire occidentale où une classe majoritaire est en train de perdre ce qu’elle a et ce qu’elle est. Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des centres-villes. Et les grandes agglomérations prévoient de bannir les véhicules des plus pauvres. En réduisant l’accès à la mer et en interdisant la cité, c’est la ligne d’horizon des plus modestes qui se brise. (…) Ceux que j’appelle les dépossédés se révoltent contre la destruction de leur patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel. Encore une fois, la question posée est existentielle. De ce point de vue, la gauche radicale comme la droite identitaire se trompent en s’enfermant dans un discours binaire. Les uns ne veulent voir que la paupérisation économique et sociale tandis que les autres s’en tiennent à la perte de repères culturels. Je ne nie pas les désordres provoqués par les flux migratoires incessants, au contraire, mais il est illusoire de vouloir séparer la question de l’immigration de celle du travail ou du pouvoir d’achat. Les dépossédés sont, en réalité, victimes d’une double dépossession, sociale et culturelle, qui est le fruit de quatre décennies de mondialisation. À cette double dépossession il faut ajouter une troisième, non moins importante: la dépossession des lieux, c’est-à-dire l’exclusion des plus modestes de leur lieu de vie et de naissance, liée à la fermeture des usines et plus largement au processus de métropolisation. Le péché originel de l’intelligentsia française est d’avoir accompagné, voire accentué, ce processus consubstantiel à la mondialisation. (…) La maison de pêcheur est en train de devenir la maison du cadre parisien. La pandémie, et le développement du télétravail, sont venus accélérer le mouvement de gentrification du littoral. Compte tenu de l’accroissement de l’écart entre revenus moyens régionaux et prix de l’immobilier, on peut désormais acter la fin programmée de la présence populaire près des bords de mer. Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des centres-villes. Cette évolution est décrite de manière positive par la plupart des médias et prescripteurs d’opinion, qui mettent en avant les bienfaits, notamment en termes d’activité et d’emplois, générés par l’arrivée des nouveaux habitants. Mais qu’un jeune issu d’un milieu modeste ne puisse plus vivre où il est né ne dérange pas grand monde. Cette violence sociale invisible est pourtant susceptible de générer des frustrations majeures. C’est déjà le cas depuis de longues années en Corse et ce n’est pas étranger à la montée en puissance du phénomène nationaliste. La dépossession géographique est également accentuée par la transformation des métropoles en cités interdites. À ce titre, rappelons que c’est en 2023 que les véhicules à essence immatriculés avant le 1er janvier 2006 et les moteurs Diesel immatriculés avant le 1er janvier 2011 seront interdits de circulation dans le Grand Paris. Les grandes agglomérations françaises prévoient, elles aussi, de bannir les véhicules les plus anciens, et donc ceux des plus pauvres, de leurs rues. Le bouclage de la cité par de nouvelles frontières invisibles impacte la société populaire à un niveau qui dépasse les tableaux de bord sociaux de Bercy. En réduisant l’accès à la mer et en interdisant la cité, c’est la ligne d’horizon des plus modestes qui se brise et, avec elle, la capacité de se projeter dans l’avenir. (…) L’effet bulle fait que les choses les plus basiques pour le commun des mortels ne le sont plus pour les technocrates de Bercy. Ce que l’on paie aujourd’hui, c’est la rupture presque anthropologique entre un monde d’en haut sécessionniste, dont la représentation est tronquée, et le monde réel. (…) [Quant au processus de fragmentation de la nation décrit par de nombreux observateurs] Aussi intéressante et stimulante intellectuellement soit-elle, cette représentation pose question, car elle nie l’existence d’une France majoritaire et, indirectement, valide le narratif néolibéral de segmentation de la société. Qualifier les «gilets jaunes» de «petits blancs», c’était une manière de les tribaliser, de les folkloriser, d’en faire une force de répulsion, et in fine de nier le fait qu’ils représentaient une majorité silencieuse et pouvaient potentiellement devenir une force très puissante et attractive, y compris pour des Français issus de l’immigration. Il ne faut pas oublier, du reste, que les DOM-TOM ont été au cœur de la contestation des «gilets jaunes». Ne pas oublier non plus que l’une des forces du trumpisme est d’avoir su attirer 40 % du vote latino et même une partie du vote noir. Les Latinos qui sont allés chez Trump, ou plus largement les populations immigrées qui vont vers le vote dit populiste, sont des gens qui se sont intégrés ou assimilés à l’ancienne, c’est-à-dire qu’ils se sont identifiés à la majorité et ont été attirés par une force d’attraction. En France, on aime à discuter des concepts abstraits de valeurs républicaines, de laïcité ou d’identité sans se préoccuper de ceux qui les incarnent et les font vivre au quotidien. Aucun concept n’existe sans les acteurs qui font vivre ces concepts. C’est l’ouvrier autochtone, quelle que soit son origine, par son mode de vie respecté, qui était jadis le meilleur vecteur de l’intégration. Par ailleurs, faire de l’islamisation un phénomène hyperpuissant qui balaierait tout sur son passage est une erreur. Sans nier le danger qu’elle représente, sa force est corrélée à l’impuissance de l’État régalien et au fait que les élites ont abandonné la force intrinsèque des sociétés occidentales, c’est-à-dire, appelez-les comme vous voulez, les gens ordinaires, les classes populaires ou encore les classes moyennes, ceux que j’appelle les dépossédés. Les islamistes ne sont forts que de la faiblesse de l’État et des élites. Et d’ailleurs, quand les dépossédés votent pour les partis dits populistes, ils votent plus contre l’impuissance régalienne que contre l’islamisation. Dans un État où les élites auraient encore une forme de confiance en leur propre peuple et dans le destin de leur pays, à condition bien sûr de réguler les flux, l’assimilation serait encore possible. Quand le monde populaire est attractif et respecté culturellement, cela fonctionne. Mais si, comme cela s’est produit depuis les années 1980, ce monde est décrit comme celui des «déplorables», alors la nation est désincarnée. Celle-ci n’est pas seulement un concept vague, une histoire ou une géographie, mais aussi un peuple qui l’incarne. On ne souligne pas assez que ce qu’on appelle «le déclin de l’Occident» est en fait d’abord la conséquence de l’abandon de ceux qui font vivre les valeurs de l’Occident. Nous sommes la seule partie du monde où les élites ont fait sécession, non seulement en se confinant dans leurs citadelles métropolitaines, mais aussi par une rhétorique culturelle, partagée aussi bien par la gauche que par une partie de la droite, y compris conservatrice. Ces élites ne cessent de déconsidérer ceux qui font vivre concrètement la République, la nation et in fine l’Occident, les décrivent comme des gens à bannir, «des veaux devant leur télé». C’est pour moi le cœur de l’explication du déclin des sociétés occidentales. (…) je ne suis pas en train d’expliquer que le monde des classes populaires serait un monde idéal. Si «la décence commune» existe, c’est parce que les plus modestes sont souvent liés par des solidarités contraintes. En revanche, ce qui me plaît dans ce monde-là par rapport à celui du salon, c’est qu’on n’y fait pas la morale matin, midi et soir. Je me méfie de ceux qui font la morale. Ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est d’entendre ceux qui les dépossèdent leur expliquer comment ils doivent vivre, se comporter et être civilisés. La caractéristique de la bourgeoisie cool d’aujourd’hui, c’est justement de se placer dans une posture de supériorité morale délirante. Il fut un temps où même les bourgeois considéraient qu’ils pouvaient pécher. Sans leur faire la morale à mon tour, mon livre est aussi un moyen de rappeler à la nouvelle bourgeoisie son péché originel, la mise à l’écart des plus modestes: «Certes, vous êtes ouverts, inclusifs, écolos, mais vos actions ont aussi un impact négatif sur le devenir des classes populaires.» Sur le mode humoristique, je propose ainsi d’inventer un label socio-responsable sur le modèle du label écolo-responsable. De la même manière que l’on mesure scientifiquement l’empreinte écologique ou l’empreinte carbone, on pourrait mesurer, de manière technocratique et chiffrée, l’«empreinte sociale» de certains choix économiques, sociétaux ou résidentiels. Pourquoi pas un socio-label qui évaluerait l’impact d’une décision économique sur l’emploi des classes populaires? Un autre, l’impact de l’achat d’un bien immobilier dans une zone tendue où l’offre de logements est inaccessible aux plus modestes? Un petit dernier qui porterait sur les conséquences de l’évitement scolaire des classes supérieures sur le destin des plus modestes? (…) [Mais c’est aussi] une forme de dépossession politique. Les partis de gauche et de droite, qui structuraient autrefois la vie politique, ont peu à peu spécialisé leur offre en direction de certains segments de la population (les retraités et les cadres pour la droite ; les fonctionnaires et les minorités pour la gauche), s’adressant de moins en moins à la majorité des Français. On peut parler de gentrification de l’offre politique: un peu à la manière du magasin le Bon Marché, attirant autrefois une clientèle populaire et aujourd’hui temple du luxe… De la même manière que les classes populaires ne mettent plus les pieds dans les grands magasins, elles se réfugient dans l’abstention ou le hard-discount électoral constitué par les partis dits «populistes»… (…) À chaque fois, les mouvements populistes sont portés par la même sociologie et presque la même géographie, hormis quelques spécificités locales, comme l’opposition Nord-Sud en Italie, qui reste en partie structurante. S’il y a un pays, qui a vu sa classe moyenne fracassée en Europe, c’est bien l’Italie (selon l’OCDE, l’Italie est le seul pays européen où les salaires ont diminué de 2,9 % entre 1990 et 2020, celui également où le taux de chômage, notamment des jeunes, reste supérieur à la moyenne européenne). Il est également frappant de constater qu’en Suède les sociaux-démocrates ont encore augmenté leur score à Stockholm, la ville la plus riche du pays. L’élection de Meloni, la percée des démocrates de Suède ne sont que des répliques de la grande dépossession des classes moyennes occidentales. En France, la diabolisation du diagnostic des gens ordinaires et maintenant les menaces apocalyptiques (écologique, sanitaire ou nucléaire avec la guerre en Ukraine) permettent d’évacuer les questions de fond, économiques, sociales et culturelles. Mais ces narratifs demeurent fragiles et ne créent que des moments de sidération ponctuels. La distribution de chèques est aussi une manière d’apaiser les choses, mais, à la fin des fins, le monde d’en haut se heurte à un mur qui n’est autre que celui de l’existence. Si un mouvement social se gère avec un chéquier, ce n’est pas le cas d’un mouvement existentiel. La mécanique est dès lors pour moi imparable: la réalité du phénomène que l’on vit, c’est le retour au centre d’une majorité ordinaire qui ne veut pas mourir. Notons qu’il suffit de quelques pompes à essence pour déstabiliser un ensemble ultra-fragile. Nous sommes ainsi sur un volcan et il suffira d’une étincelle pour que cela explose. Christophe Guilluy
Comme dans le film de Patrice Leconte (Les grands-ducs) les vieux comédiens sont de retour : le gouvernement qui réforme, les syndicats qui manifestent et les médias qui font de la pédagogie. Le spectacle a effectivement un air de déjà-vu et surtout il est joué par des acteurs (politiques, syndicats, médias) qui aujourd’hui ne suscitent plus que de la défiance. Comme d’habitude cette énième réforme provoque un énième rejet comme le montre la forte mobilisation notamment dans les petites villes et villes moyennes de la France périphérique. Pourquoi ? C’est moins du côté du contenu des mesures qu’il faut chercher la réponse que du côté de l’absence de sens de réformes qui ne s’inscrivent dans aucun dessein politique mais seulement dans un mécano technocratique. Le seul objectif semble être de répondre aux normes d’une économie mondialisée dans laquelle la classe moyenne occidentale est en fait trop payée et trop protégée. Aujourd’hui, les classes populaires et moyennes ne croient plus et n’écoutent plus ceux qui depuis des années les dépossèdent de ce qu’elles ont et de ce qu’elles sont sans jamais leur proposer d’autre horizon que celui d’une société du rationnement. Pilotée par une technostructure qui a démontré depuis bien longtemps que le bien commun n’était pas son sujet, cette énième réforme illustre bien la volonté d’être en marche mais en marche vers nulle part. (…) La contestation sociale et politique d’aujourd’hui, n’est pas un remake des Misérables, elle n’est pas un soulèvement de « pauvres » et ne vise pas non plus l’obtention de nouveaux droits sociaux. Elle n’est pas porté par une aspiration à un « nouveau monde » mais au contraire, elle vise la poursuite de l’ancien ; un monde où la majorité ordinaire était encore au « centre ». Au centre des rouages de l’économie, au centre des préoccupations de la classe politique et au centre des représentations culturelles. Cette révolte est animée par la conviction d’avoir été dépossédé de ses prérogatives, d’avoir peu à peu été mis au bord du monde. Ses ressorts profonds, et c’est bien là sa spécificité, ne sont pas seulement matériels, mais surtout existentiels. Cette dépossession est d’autant plus violente qu’elle s’accompagne d’une perte d’un statut essentiel : celui de référent politique et culturel. Cette angoisse existentielle est renforcée par le refus des élites de reconnaître ses trois échecs les plus saillants sur la mondialisation libérale, la métropolisation et sa gestion des flux migratoires. (…) Le jeu du pouvoir est évidemment de segmenter, de jouer sur des mesures catégorielles, de faire croire que nous ne sommes face qu’à une contestation des marges, de certaines catégories ou de certains territoires. La réalité est que ce qui se joue sous nos yeux, c’est la disparition de ce qu’on appelait jadis la classe moyenne occidentale. Les néolibéraux qui ont initié ce modèle (mondialisation, métropolisation) et les néo-keynésiens du « quoi qu’il en coûte » (qui permettent au modèle de perdurer) jouent main dans la main. Ils accompagnent en douceur cette disparition en feignant de répondre à l’inquiétude par la distribution de chèques ou de quelques dotations sur les territoires. (…) Sur l’Insécurité comme sur l’immigration – auxquelles il faut bien évidemment ajouter les thématiques qui s’y rattachent comme l’échec de l’État régalien et la survie de l’État-providence – tout a été dit… depuis si longtemps ! Sur la question des flux migratoires par exemple, la démographe Michèle Tribalat a tout écrit il y a plus de 30 ans. Contrairement à ce qu’affirment les médias, ces sujets sont parfaitement consensuels dans les milieux populaires, quelles que soient leurs origines. L’explosion des violences aux personnes et plus généralement la diffusion de la délinquance sur l’ensemble du territoire ont fait voler en éclats un cadre essentiel aux yeux des gens ordinaires, celui de la maîtrise de l’espace public. Les manquements de l’État et l’autisme d’une bourgeoisie qui surjoue la posture morale (en se protégeant bien sur des effets de l’insécurité et de l’immigration) sont vécus par la majorité ordinaire comme une négation de leur existence. Mais si, sur ces sujets, la brume médiatique et académique est épaisse, elle n’effacera jamais la réalité. C’est ce qu’ont compris les élites scandinaves qui en quelques années ont été capables de penser contre elles-mêmes et tout simplement de faire preuve de responsabilités sur ces sujets vitaux. Un sens de la responsabilité collective et du bien commun qui, pour l’heure, reste totalement étranger à la bourgeoisie progressiste. (…) Cette majorité ordinaire présentée par une part du monde médiatique et académique comme une masse anomique composée d’abrutis a effectivement quelques difficultés à imposer son diagnostic à une classe politique « netflixisée » qui considère que la majorité n’existe pas (pas plus que le pays d’ailleurs) et qui désormais bâtit ses programmes en ciblant des panels socioculturels. Contrairement à ce qu’on pense, la diabolisation ne vise pas prioritairement ce qu’on appelle « l’extrême droite ». Tout cela n’est que du spectacle. Le principal objet de la diabolisation est de délégitimer le diagnostic solide et rationnel des gens ordinaires ; un diagnostic parfaitement incompatible avec les intérêts des classes supérieures. Cette diabolisation permet au pouvoir de se maintenir sans projet, si ce n’est celui de gérer le chaos. Mais tout cela reste très fragile. Aujourd’hui le narratif dominant ne convainc plus que les bénéficiaires du modèle et une majorité de retraités. La réalité est qu’aujourd’hui la majorité ordinaire est le seul ensemble socioculturel cohérent, le seul socle sur lequel on puisse reconstruire un dessein politique commun. Autonome, sûre d’elle-même, affranchi du clivage gauche-droite et de la tutelle des syndicats ou des partis, la majorité ordinaire, c’est-à-dire la société elle-même, est engagée dans un mouvement existentiel. Ce n’est pas seulement son pouvoir d’achat qui est en jeu mais son être. Il ne manque qu’une étincelle pour qu’elle s’exprime dans la rue ou dans les urnes. Ce n’est qu’une question de temps. (…) Que le rapport au travail ait évolué, c’est une évidence mais comment peut-on considérer, comme le pense la gauche anti-Roussel, que le travail est une valeur dépassée ou pire que les classes populaires n’aspireraient qu’aux loisirs ? Ces représentations sont typiquement celles d’une catégorie sociale totalement déconnectée qui plaque sa réalité sur celle de la majorité ordinaire. Le problème des classes populaires n’est pas de savoir comment on occupe son temps libre. Le problème du temps libre, on peut y inclure la retraite, ou les congés, n’est pas d’en avoir mais de pouvoir en profiter. Rappelons que près de la moitié des Français ne partent jamais en vacances (une proportion qui augmente dans les milieux modestes) et que les RTT ont surtout été une bénédiction pour les classes supérieures. Entre congés payés et RTT, ces dernières disposent aujourd’hui de beaucoup plus de temps libre que, par exemple, les employés et les ouvriers non qualifiés (33 jours contre 26 en moyenne, source : DARES, ministère du Travail 2017). Le télétravail qui dessine aussi un autre rapport au travail concerne d’abord ces catégories (60 % des télétravailleurs sont des cadres, alors qu’ils ne représentent que 20 % des salariés). Nouveau marronnier de la presse, la thématique de la « grande démission », présentée comme massive, est un luxe que peu de catégories modestes peuvent se permettre. Fabien Roussel a eu raison de rappeler que dans leur immense majorité les classes populaires préfèrent le travail au chômage, de vivre des revenus de leur activité aux prestations. Pour compléter le tableau, la majorité ordinaire est aussi présentée comme une masse dont le seul objectif serait de consommer. Pour mémoire, en juin 2022, l’institut Ipsos confirmait que la marge de manœuvre budgétaire des Français n’avait cessé de baisser, et qu’aujourd’hui 58% d’entre eux font leurs courses à 10 euros près ou moins… un accès à la société de consommation tout relatif. Ces représentations qui émanent de classes urbaines qui baignent dans la surconsommation métropolitaine seraient risibles si, in fine, elles ne masquaient pas l’essentiel. Si le rapport au travail a changé, on le doit d’abord à des gens intelligents qui pilotent depuis des décennies et qui ont conduit à la grande désindustrialisation du pays en plongeant des familles entières dans le chômage et les prestations sociales. Pour résumer, ceux qui fracassent l’outil de production (la part de l’industrie est passée de 24 % du PIB en 1980 à 10 % en 2019) puis dissertent de la « fin du travail » ne voient pas que les gens n’aspirent qu’à une chose : avoir un emploi correctement rémunéré. (…) [Dans] la vision nihiliste qui est celle de Netflix : une société réduite aux panels du marketing (…) il n’y a plus de société, le marché fait la loi et surtout le pays n’existe plus. C’est peut-être la vision de quelques élites mais cela ne correspond pas à une réalité où les gens restent attachés à leur mode de vie ce qui induit mécaniquement des solidarités contraintes. Et puis cette représentation d’une société atomisée n’est pas nouvelle. De Gaulle nous parlait déjà de ce pays ingouvernable aux 350 fromages. Sauf qu’à l’époque, l’élite, y compris l’énarchie, était attachée à quelque chose qu’on appelait le bien commun et qui était en réalité un attachement à la Nation et à ceux qui la constitue. Cet attachement a produit la grande politique industrielle et sociale de l’après-guerre qu’on a appelé le gaullo-communisme, un pur produit de l’élitisme français. On feint de croire que la critique des élites contemporaines est un antiélitisme en soi. Rien n’est moins vrai. Les gens attendent des élites attachées au bien commun, c’est-à-dire à leur service, qui leur disent sincèrement « Je vous ai compris », « Nous nous sommes trompés », « Nous sommes allés trop loin dans la mondialisation libérale, la métropolisation, l’ouverture des frontières, et nous allons enfin vous servir ». [Les zones à faible émission] C’est l’aboutissement du processus de sécession de la bourgeoisie d’aujourd’hui et de dépossession géographique des classes populaires. Du mur de l’Atlantique (l’embourgeoisement des littoraux de la côte normande au Pays basque) aux murs métropoles-citadelles, les classes populaires sont évincés des lieux qu’ils occupaient hier. Dit autrement, les jeunes issus de milieux populaires ne peuvent plus vivre là où ils sont nés. De l’accès à la mer à l’accès aux zones d’emplois les plus actives, l’horizon de la majorité ordinaire s’est peu à peu fermé. Tout en communiquant sur leur ouverture, avec les ZFE, les métropoles achèvent donc de se débarrasser des classes populaires en installant le retour de l’octroi, au nom bien sûr de la défense de l’environnement. Christophe Guilluy
Attention: un grand remplacement peut en cacher un autre !
Gentrification, avec la flambée de l’immobilier, des taxes et des normes environnementales, des centres-villes et du littoral atlantique de la côte normande au Pays basque, transformation des grands magasins populaires en temples du luxe à la Bon Marché ou à la Samaritaine, bannissement des véhicules des plus pauvres des métropoles et des zones d’emplois les plus actives, perte de la maîtrise de l’espace public avec la diffusion de la délinquance et de l’immigration sauvage sur l’ensemble du territoire, panélisation et gentrification de l’offre politique…
Alors qu’avance la gentrification économique, culturelle, géographique et même politique de nos territoires…
Et que rivalisant dans l’hémiplégie, notre gauche radicale ne veut voir que la paupérisation économique et sociale …
Et notre droite identitaire que la perte de repères culturels …
A quand, comme le suggère le dernier livre du géographe Christophe Guilluy …
Un label socio-responsable pour mesurer l’empreinte sociale …
Véritable dépossession …
Au nom de l’ouverture et de l’écologie …
Et même de la morale et de la bienpensance …
Des choix économiques, sociétaux et résidentiels de nos élites …
Sur l’emploi, le logement et l’éducation de nos classes moyennes et populaires ?
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Pour le géographe, la réforme des retraites et l’opposition qu’elle provoque ne sont qu’un pâle reflet du malaise beaucoup plus profond qui hante la société française. Celui de l’angoisse existentielle d’une majorité ordinaire qui cherche, sans la trouver, une élite qui pourrait la représenter.
Géographe, Christophe Guilluy a notamment publié en 2022 Les Dépossédés (Flammarion).
FIGAROVOX. – La réforme des retraites restaure une chorégraphie sociale qui correspond à ce que l’on connaît depuis 30 ans sur ce sujet. Dans la charge symbolique et politique que l’on donne à cette réforme retrouvez-vous les inquiétudes des classes populaires sur lesquelles vous travaillez depuis des années ?
Christophe GUILLUY. – Comme dans le film de Patrice Lecomte (les grands-ducs) les vieux comédiens sont de retour : le gouvernement qui réforme, les syndicats qui manifestent et les médias qui font de la pédagogie. Le spectacle a effectivement un air de déjà-vu et surtout il est joué par des acteurs (politiques, syndicats, médias) qui aujourd’hui ne suscitent plus que de la défiance.
Comme d’habitude cette énième réforme provoque un énième rejet comme le montre la forte mobilisation notamment dans les petites villes et villes moyennes de la France périphérique. Pourquoi ? C’est moins du côté du contenu des mesures qu’il faut chercher la réponse que du côté de l’absence de sens de réformes qui ne s’inscrivent dans aucun dessein politique mais seulement dans un mécano technocratique. Le seul objectif semble être de répondre aux normes d’une économie mondialisée dans laquelle la classe moyenne occidentale est en fait trop payée et trop protégée.
Aujourd’hui, les classes populaires et moyennes ne croient plus et n’écoutent plus ceux qui depuis des années les dépossèdent de ce qu’elles ont et de ce qu’elles sont sans jamais leur proposer d’autre horizon que celui d’une société du rationnement. Pilotée par une technostructure qui a démontré depuis bien longtemps que le bien commun n’était pas son sujet, cette énième réforme illustre bien la volonté d’être en marche mais en marche vers nulle part.
Vous parlez d’instinct de survie, d’angoisse existentielle. Qu’est-ce qui selon vous menace ces catégories d’effacement ?
La contestation sociale et politique d’aujourd’hui, n’est pas un remake des Misérables , elle n’est pas un soulèvement de « pauvres » et ne vise pas non plus l’obtention de nouveaux droits sociaux. Elle n’est pas porté par une aspiration à un « nouveau monde » mais au contraire, elle vise la poursuite de l’ancien ; un monde où la majorité ordinaire était encore au « centre ». Au centre des rouages de l’économie, au centre des préoccupations de la classe politique et au centre des représentations culturelles.
Cette révolte est animée par la conviction d’avoir été dépossédé de ses prérogatives, d’avoir peu à peu été mis au bord du monde. Ses ressorts profonds, et c’est bien là sa spécificité, ne sont pas seulement matériels, mais surtout existentiels. Cette dépossession est d’autant plus violente qu’elle s’accompagne d’une perte d’un statut essentiel : celui de référent politique et culturel. Cette angoisse existentielle est renforcée par le refus des élites de reconnaître ses trois échecs les plus saillants sur la mondialisation libérale, la métropolisation et sa gestion des flux migratoires.
Diriez-vous que des décisions de détail – fin du timbre rouge, crise des boulangers, extinction des commerces dans les villes moyennes… – participent de cette inquiétude ?
Le jeu du pouvoir est évidemment de segmenter, de jouer sur des mesures catégorielles, de faire croire que nous ne sommes face qu’à une contestation des marges, de certaines catégories ou de certains territoires. La réalité est que ce qui se joue sous nos yeux, c’est la disparition de ce qu’on appelait jadis la classe moyenne occidentale. Les néolibéraux qui ont initié ce modèle (mondialisation, métropolisation) et les néo-keynésiens du « quoi qu’il en coûte » (qui permettent au modèle de perdurer) jouent main dans la main. Ils accompagnent en douceur cette disparition en feignant de répondre à l’inquiétude par la distribution de chèques ou de quelques dotations sur les territoires.
Quelle place donner à l’immigration anarchique et à la délinquance qui parfois en découlent dans cette inquiétude ?
Sur l’Insécurité comme sur l’immigration – auxquelles il faut bien évidemment ajouter les thématiques qui s’y rattachent comme l’échec de l’État régalien et la survie de l’État-providence – tout a été dit… depuis si longtemps ! Sur la question des flux migratoires par exemple, la démographe Michèle Tribalat a tout écrit il y a plus de 30 ans. Contrairement à ce qu’affirment les médias, ces sujets sont parfaitement consensuels dans les milieux populaires, quelles que soient leurs origines.
L’explosion des violences aux personnes et plus généralement la diffusion de la délinquance sur l’ensemble du territoire ont fait voler en éclats un cadre essentiel aux yeux des gens ordinaires, celui de la maîtrise de l’espace public. Les manquements de l’État et l’autisme d’une bourgeoisie qui surjoue la posture morale (en se protégeant bien sur des effets de l’insécurité et de l’immigration) sont vécus par la majorité ordinaire comme une négation de leur existence. Mais si, sur ces sujets, la brume médiatique et académique est épaisse, elle n’effacera jamais la réalité. C’est ce qu’ont compris les élites scandinaves qui en quelques années ont été capables de penser contre elles-mêmes et tout simplement de faire preuve de responsabilités sur ces sujets vitaux. Un sens de la responsabilité collective et du bien commun qui, pour l’heure, reste totalement étranger à la bourgeoisie progressiste.
Référendum de 2005, «gilets jaunes» et même réforme des retraites, une majorité hétéroclite s’agrège dans un front de refus mais elle ne trouve pas de débouché politique positif…
Cette majorité ordinaire présentée par une part du monde médiatique et académique comme une masse anomique composée d’abrutis a effectivement quelques difficultés à imposer son diagnostic à une classe politique « netflixisée » qui considère que la majorité n’existe pas (pas plus que le pays d’ailleurs) et qui désormais bâti ses programmes en ciblant des panels socioculturels.
Contrairement à ce qu’on pense, la diabolisation ne vise pas prioritairement ce qu’on appelle « l’extrême droite ». Tout cela n’est que du spectacle. Le principal objet de la diabolisation est de délégitimer le diagnostic solide et rationnel des gens ordinaires ; un diagnostic parfaitement incompatible avec les intérêts des classes supérieures. Cette diabolisation permet au pouvoir de se maintenir sans projet, si ce n’est celui de gérer le chaos. Mais tout cela reste très fragile. Aujourd’hui le narratif dominant ne convainc plus que les bénéficiaires du modèle et une majorité de retraités. La réalité est qu’aujourd’hui la majorité ordinaire est le seul ensemble socioculturel cohérent, le seul socle sur lequel on puisse reconstruire un dessein politique commun. Autonome, sûre d’elle-même, affranchi du clivage gauche-droite et de la tutelle des syndicats ou des partis, la majorité ordinaire, c’est-à-dire la société elle-même, est engagée dans un mouvement existentiel. Ce n’est pas seulement son pouvoir d’achat qui est en jeu mais son être. Il ne manque qu’une étincelle pour qu’elle s’exprime dans la rue ou dans les urnes. Ce n’est qu’une question de temps.
Beaucoup de Français sont comme atteints de Covid long expliquent Jérémie Peltier et Jérôme Fourquet dans une note récente. On voit la gauche se diviser entre gauche du travail et gauche du loisir. N’y a-t-il pas dans le rapport au travail un nouveau point de fracture dans les catégories populaires ?
Que le rapport au travail ait évolué, c’est une évidence mais comment peut-on considérer, comme le pense la gauche anti-Roussel, que le travail est une valeur dépassée ou pire que les classes populaires n’aspireraient qu’aux loisirs ? Ces représentations sont typiquement celles d’une catégorie sociale totalement déconnectée qui plaque sa réalité sur celle de la majorité ordinaire. Le problème des classes populaires n’est pas de savoir comment on occupe son temps libre. Le problème du temps libre, on peut y inclure la retraite, ou les congés, n’est pas d’en avoir mais de pouvoir en profiter. Rappelons que près de la moitié des Français ne partent jamais en vacances (une proportion qui augmente dans les milieux modestes) et que les RTT ont surtout été une bénédiction pour les classes supérieures. Entre congés payés et RTT, ces dernières disposent aujourd’hui de beaucoup plus de temps libre que, par exemple, les employés et les ouvriers non qualifiés (33 jours contre 26 en moyenne, source : DARES, ministère du Travail 2017).
Le télétravail qui dessine aussi un autre rapport au travail concerne d’abord ces catégories (60 % des télétravailleurs sont des cadres, alors qu’ils ne représentent que 20 % des salariés). Nouveau marronnier de la presse, la thématique de la « grande démission », présentée comme massive, est un luxe que peu de catégories modestes peuvent se permettre. Fabien Roussel a eu raison de rappeler que dans leur immense majorité les classes populaires préfèrent le travail au chômage, de vivre des revenus de leur activité aux prestations.
Pour compléter le tableau, la majorité ordinaire est aussi présentée comme une masse dont le seul objectif serait de consommer. Pour mémoire, en juin 2022, l’institut Ipsos confirmait que la marge de manœuvre budgétaire des Français n’avait cessé de baisser, et qu’aujourd’hui 58% d’entre eux font leurs courses à 10 euros près ou moins… un accès à la société de consommation tout relatif.
Ces représentations qui émanent de classes urbaines qui baignent dans la surconsommation métropolitaine seraient risibles si, in fine, elles ne masquaient pas l’essentiel. Si le rapport au travail a changé, on le doit d’abord à des gens intelligents qui pilotent depuis des décennies et qui ont conduit à la grande désindustrialisation du pays en plongeant des familles entières dans le chômage et les prestations sociales. Pour résumer, ceux qui fracassent l’outil de production (la part de l’industrie est passée de 24 % du PIB en 1980 à 10 % en 2019) puis dissertent de la « fin du travail » ne voient pas que les gens n’aspirent qu’à une chose : avoir un emploi correctement rémunéré.
N’est-ce pas le symptôme supplémentaire d’une société qui a placé comme unique horizon le cocon amicalo-familial ?
Vous validez indirectement la vision nihiliste qui est celle de Netflix : une société réduite aux panels du marketing. Dans ce schéma, il n’y a plus de société, le marché fait la loi et surtout le pays n’existe plus. C’est peut-être la vision de quelques élites mais cela ne correspond pas à une réalité où les gens restent attachés à leur mode de vie ce qui induit mécaniquement des solidarités contraintes. Et puis cette représentation d’une société atomisée n’est pas nouvelle. De Gaulle nous parlait déjà de ce pays ingouvernable aux 350 fromages. Sauf qu’à l’époque, l’élite, y compris l’énarchie, était attachée à quelque chose qu’on appelait le bien commun et qui était en réalité un attachement à la Nation et à ceux qui la constitue. Cet attachement a produit la grande politique industrielle et sociale de l’après-guerre qu’on a appelé le gaullo-communisme, un pur produit de l’élitisme français.
On feint de croire que la critique des élites contemporaines est un antiélitisme en soi. Rien n’est moins vrai. Les gens attendent des élites attachées au bien commun, c’est-à-dire à leur service, qui leur disent sincèrement « Je vous ai compris », « Nous nous sommes trompés », « Nous sommes allés trop loin dans la mondialisation libérale, la métropolisation, l’ouverture des frontières, et nous allons enfin vous servir ».
Les zones à faible émission installent une sorte de péage immatériel entre la France périphérique et les métropoles. Que vous inspire cette décision ?
C’est l’aboutissement du processus de sécession de la bourgeoisie d’aujourd’hui et de dépossession géographique des classes populaires. Du mur de l’Atlantique (l’embourgeoisement des littoraux de la côte normande au Pays basque) aux murs métropoles- citadelles, les classes populaires sont évincés des lieux qu’ils occupaient hier. Dit autrement, les jeunes issus de milieux populaires ne peuvent plus vivre là où ils sont nés. De l’accès à la mer à l’accès aux zones d’emplois les plus actives, l’horizon de la majorité ordinaire s’est peu à peu fermé. Tout en communiquant sur leur ouverture, avec les ZFE, les métropoles achèvent donc de se débarrasser des classes populaires en installant le retour de l’octroi, au nom bien sûr de la défense de l’environnement.
Voir aussi:
Alexandre Devecchio
Le Figaro
18 octobre 2022
GRAND ENTRETIEN – De livre en livre, l’auteur de La France périphérique ne cesse de renouveler et d’affiner son diagnostic. Son nouvel essai, Les Dépossédés (Flammarion), est une magistrale explication des soubresauts que traversent les démocraties occidentales ainsi qu’une méditation à la fois mélancolique et optimiste sur le devenir des classes populaires et moyennes.
LE FIGARO – Après les concepts de «France périphérique» ou de «gens ordinaires», votre nouveau livre évoque le sort de ceux que vous appelez désormais les «dépossédés»…
CHRISTOPHE GUILLUY – Le concept de «dépossédés» permet de décrire la véritable nature des mouvements de contestation qui traversent les pays occidentaux depuis une vingtaine d’années, qui ne ressemblent pas aux mouvements sociaux des siècles passés. Ils revêtent une dimension sociale, mais aussi existentielle, en touchant des catégories très diverses qui constituaient hier le socle majoritaire de la classe moyenne occidentale.
Nous sommes dans un moment très particulier de l’Occident, où, après plusieurs décennies d’adaptation aux normes de l’économie-monde, une majorité de la population considère qu’elle est en train d’être dépossédée de tout ce qui la constituait: son travail, ses lieux de vie, son système de représentation politique. Pour comprendre qui sont les dépossédés, il faut revenir au tournant des années 1980, le plus grand plan social de l’histoire, qui a débouché sur la liquidation progressive de cette classe moyenne occidentale. C’est le point de bascule essentiel, celui qui détermine tout. Le grand choc culturel, philosophique, démocratique et intellectuel de l’Occident est là. L’Occident était alors le seul espace géographique au monde à avoir réussi, après la dernière guerre, à faire émerger une classe moyenne majoritaire dans laquelle se reconnaissaient les ouvriers, les employés comme les paysans ou les cadres supérieurs. D’ailleurs, à l’époque, on ne se posait pas la question de la mixité sociale, de savoir par exemple si le fils de l’ouvrier allait à l’école avec le fils de l’avocat puisqu’on était intégré économiquement, mais aussi politiquement, et donc culturellement.
Intégrées économiquement, les classes populaires étaient aussi représentées politiquement et respectées culturellement par le monde d’en haut. Ce qu’on appelle l’élite était alors au service de la majorité, comme l’a longtemps illustré par exemple le gaullo-communiste. Aujourd’hui, nous avons basculé dans le triptyque thatchéro-blairo-macroniste: «There is no alternative» ; «There is no society» ; «There is no majority.» Ce que l’on vit actuellement n’a donc rien à voir avec un mouvement social du XIX ou du XX siècle, ce n’est pas une résurgence de la classe ouvrière qui réclamerait de nouveaux droits. Nous sommes dans un moment très particulier de l’histoire occidentale où une classe majoritaire est en train de perdre ce qu’elle a et ce qu’elle est.Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des centres-villes. Et les grandes agglomérations prévoient de bannir les véhicules des plus pauvres. En réduisant l’accès à la mer et en interdisant la cité, c’est la ligne d’horizon des plus modestes qui se brise
Leur révolte ne se résume donc pas à une nouvelle lutte des classes?
Ceux que j’appelle les dépossédés se révoltent contre la destruction de leur patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel. Encore une fois, la question posée est existentielle. De ce point de vue, la gauche radicale comme la droite identitaire se trompent en s’enfermant dans un discours binaire. Les uns ne veulent voir que la paupérisation économique et sociale tandis que les autres s’en tiennent à la perte de repères culturels. Je ne nie pas les désordres provoqués par les flux migratoires incessants, au contraire, mais il est illusoire de vouloir séparer la question de l’immigration de celle du travail ou du pouvoir d’achat. Les dépossédés sont, en réalité, victimes d’une double dépossession, sociale et culturelle, qui est le fruit de quatre décennies de mondialisation.
À cette double dépossession il faut ajouter une troisième, non moins importante: la dépossession des lieux, c’est-à-dire l’exclusion des plus modestes de leur lieu de vie et de naissance, liée à la fermeture des usines et plus largement au processus de métropolisation. Le péché originel de l’intelligentsia française est d’avoir accompagné, voire accentué, ce processus consubstantiel à la mondialisation.
L’exode urbain, qui a accompagné la crise du Covid, a-t-il paradoxalement accentué cette dépossession?
Oui. La maison de pêcheur est en train de devenir la maison du cadre parisien. La pandémie, et le développement du télétravail, sont venus accélérer le mouvement de gentrification du littoral. Compte tenu de l’accroissement de l’écart entre revenus moyens régionaux et prix de l’immobilier, on peut désormais acter la fin programmée de la présence populaire près des bords de mer. Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des centres-villes. Cette évolution est décrite de manière positive par la plupart des médias et prescripteurs d’opinion, qui mettent en avant les bienfaits, notamment en termes d’activité et d’emplois, générés par l’arrivée des nouveaux habitants. Mais qu’un jeune issu d’un milieu modeste ne puisse plus vivre où il est né ne dérange pas grand monde.
Cette violence sociale invisible est pourtant susceptible de générer des frustrations majeures. C’est déjà le cas depuis de longues années en Corse et ce n’est pas étranger à la montée en puissance du phénomène nationaliste. La dépossession géographique est également accentuée par la transformation des métropoles en cités interdites. À ce titre, rappelons que c’est en 2023 que les véhicules à essence immatriculés avant le 1er janvier 2006 et les moteurs Diesel immatriculés avant le 1er janvier 2011 seront interdits de circulation dans le Grand Paris. Les grandes agglomérations françaises prévoient, elles aussi, de bannir les véhicules les plus anciens, et donc ceux des plus pauvres, de leurs rues. Le bouclage de la cité par de nouvelles frontières invisibles impacte la société populaire à un niveau qui dépasse les tableaux de bord sociaux de Bercy. En réduisant l’accès à la mer et en interdisant la cité, c’est la ligne d’horizon des plus modestes qui se brise et, avec elle, la capacité de se projeter dans l’avenir.
Est-ce parce qu’il est aveugle au mode de vie des classes populaires que le gouvernement a autant tardé à prendre la mesure des conséquences provoquées par la pénurie d’essence actuelle?
L’effet bulle fait que les choses les plus basiques pour le commun des mortels ne le sont plus pour les technocrates de Bercy. Ce que l’on paie aujourd’hui, c’est la rupture presque anthropologique entre un monde d’en haut sécessionniste, dont la représentation est tronquée, et le monde réel.
Si vous insistez sur la fracture élite-peuple, vous semblez sceptique sur le processus de fragmentation de la nation décrit par de nombreux observateurs…
Aussi intéressante et stimulante intellectuellement soit-elle, cette représentation pose question, car elle nie l’existence d’une France majoritaire et, indirectement, valide le narratif néolibéral de segmentation de la société. Qualifier les «gilets jaunes» de «petits blancs», c’était une manière de les tribaliser, de les folkloriser, d’en faire une force de répulsion, et in finede nier le fait qu’ils représentaient une majorité silencieuse et pouvaient potentiellement devenir une force très puissante et attractive, y compris pour des Français issus de l’immigration. Il ne faut pas oublier, du reste, que les DOM-TOM ont été au cœur de la contestation des «gilets jaunes». Ne pas oublier non plus que l’une des forces du trumpisme est d’avoir su attirer 40 % du vote latino et même une partie du vote noir. Les Latinos qui sont allés chez Trump, ou plus largement les populations immigrées qui vont vers le vote dit populiste, sont des gens qui se sont intégrés ou assimilés à l’ancienne, c’est-à-dire qu’ils se sont identifiés à la majorité et ont été attirés par une force d’attraction.Je ne suis pas en train d’expliquer que le monde des classes populaires serait idéal. En revanche, ce qui me plaît dans ce monde-là par rapport à celui du salon, c’est qu’on n’y fait pas la morale. Ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est d’entendre ceux qui les dépossèdent leur expliquer comment ils doivent vivre et se comporter
En France, on aime à discuter des concepts abstraits de valeurs républicaines, de laïcité ou d’identité sans se préoccuper de ceux qui les incarnent et les font vivre au quotidien. Aucun concept n’existe sans les acteurs qui font vivre ces concepts. C’est l’ouvrier autochtone, quelle que soit son origine, par son mode de vie respecté, qui était jadis le meilleur vecteur de l’intégration. Par ailleurs, faire de l’islamisation un phénomène hyperpuissant qui balaierait tout sur son passage est une erreur. Sans nier le danger qu’elle représente, sa force est corrélée à l’impuissance de l’État régalien et au fait que les élites ont abandonné la force intrinsèque des sociétés occidentales, c’est-à-dire, appelez-les comme vous voulez, les gens ordinaires, les classes populaires ou encore les classes moyennes, ceux que j’appelle les dépossédés. Les islamistes ne sont forts que de la faiblesse de l’État et des élites. Et d’ailleurs, quand les dépossédés votent pour les partis dits populistes, ils votent plus contre l’impuissance régalienne que contre l’islamisation.
Dans un État où les élites auraient encore une forme de confiance en leur propre peuple et dans le destin de leur pays, à condition bien sûr de réguler les flux, l’assimilation serait encore possible. Quand le monde populaire est attractif et respecté culturellement, cela fonctionne. Mais si, comme cela s’est produit depuis les années 1980, ce monde est décrit comme celui des «déplorables», alors la nation est désincarnée. Celle-ci n’est pas seulement un concept vague, une histoire ou une géographie, mais aussi un peuple qui l’incarne. On ne souligne pas assez que ce qu’on appelle «le déclin de l’Occident» est en fait d’abord la conséquence de l’abandon de ceux qui font vivre les valeurs de l’Occident. Nous sommes la seule partie du monde où les élites ont fait sécession, non seulement en se confinant dans leurs citadelles métropolitaines, mais aussi par une rhétorique culturelle, partagée aussi bien par la gauche que par une partie de la droite, y compris conservatrice. Ces élites ne cessent de déconsidérer ceux qui font vivre concrètement la République, la nation et in fine l’Occident, les décrivent comme des gens à bannir, «des veaux devant leur télé». C’est pour moi le cœur de l’explication du déclin des sociétés occidentales.
N’avez-vous pas tendance à idéaliser les classes populaires? Ne sont-elles pas autant responsables du déclin occidental que les élites?
Non, je ne suis pas en train d’expliquer que le monde des classes populaires serait un monde idéal. Si «la décence commune» existe, c’est parce que les plus modestes sont souvent liés par des solidarités contraintes. En revanche, ce qui me plaît dans ce monde-là par rapport à celui du salon, c’est qu’on n’y fait pas la morale matin, midi et soir. Je me méfie de ceux qui font la morale. Ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est d’entendre ceux qui les dépossèdent leur expliquer comment ils doivent vivre, se comporter et être civilisés. La caractéristique de la bourgeoisie cool d’aujourd’hui, c’est justement de se placer dans une posture de supériorité morale délirante. Il fut un temps où même les bourgeois considéraient qu’ils pouvaient pécher. Sans leur faire la morale à mon tour, mon livre est aussi un moyen de rappeler à la nouvelle bourgeoisie son péché originel, la mise à l’écart des plus modestes: «Certes, vous êtes ouverts, inclusifs, écolos, mais vos actions ont aussi un impact négatif sur le devenir des classes populaires.»
Sur le mode humoristique, je propose ainsi d’inventer un label socio-responsable sur le modèle du label écolo-responsable. De la même manière que l’on mesure scientifiquement l’empreinte écologique ou l’empreinte carbone, on pourrait mesurer, de manière technocratique et chiffrée, l’«empreinte sociale» de certains choix économiques, sociétaux ou résidentiels. Pourquoi pas un socio-label qui évaluerait l’impact d’une décision économique sur l’emploi des classes populaires? Un autre, l’impact de l’achat d’un bien immobilier dans une zone tendue où l’offre de logements est inaccessible aux plus modestes? Un petit dernier qui porterait sur les conséquences de l’évitement scolaire des classes supérieures sur le destin des plus modestes?
Vous expliquez que le processus d’exclusion économique, culturelle et géographique, s’est accompagné d’un processus d’exclusion politique…
Oui c’est une forme de dépossession politique. Les partis de gauche et de droite, qui structuraient autrefois la vie politique, ont peu à peu spécialisé leur offre en direction de certains segments de la population (les retraités et les cadres pour la droite ; les fonctionnaires et les minorités pour la gauche), s’adressant de moins en moins à la majorité des Français. On peut parler de gentrification de l’offre politique: un peu à la manière du magasin le Bon Marché, attirant autrefois une clientèle populaire et aujourd’hui temple du luxe… De la même manière que les classes populaires ne mettent plus les pieds dans les grands magasins, elles se réfugient dans l’abstention ou le hard-discount électoral constitué par les partis dits «populistes»…
C’est ce qui s’est passé en Italie et en Suède. La France peut-elle échapper au phénomène?
À chaque fois, les mouvements populistes sont portés par la même sociologie et presque la même géographie, hormis quelques spécificités locales, comme l’opposition Nord-Sud en Italie, qui reste en partie structurante. S’il y a un pays, qui a vu sa classe moyenne fracassée en Europe, c’est bien l’Italie (selon l’OCDE, l’Italie est le seul pays européen où les salaires ont diminué de 2,9 % entre 1990 et 2020, celui également où le taux de chômage, notamment des jeunes, reste supérieur à la moyenne européenne). Il est également frappant de constater qu’en Suède les sociaux-démocrates ont encore augmenté leur score à Stockholm, la ville la plus riche du pays. L’élection de Meloni, la percée des démocrates de Suède ne sont que des répliques de la grande dépossession des classes moyennes occidentales.
En France, la diabolisation du diagnostic des gens ordinaires et maintenant les menaces apocalyptiques (écologique, sanitaire ou nucléaire avec la guerre en Ukraine) permettent d’évacuer les questions de fond, économiques, sociales et culturelles. Mais ces narratifs demeurent fragiles et ne créent que des moments de sidération ponctuels. La distribution de chèques est aussi une manière d’apaiser les choses, mais, à la fin des fins, le monde d’en haut se heurte à un mur qui n’est autre que celui de l’existence. Si un mouvement social se gère avec un chéquier, ce n’est pas le cas d’un mouvement existentiel. La mécanique est dès lors pour moi imparable: la réalité du phénomène que l’on vit, c’est le retour au centre d’une majorité ordinaire qui ne veut pas mourir. Notons qu’il suffit de quelques pompes à essence pour déstabiliser un ensemble ultra-fragile. Nous sommes ainsi sur un volcan et il suffira d’une étincelle pour que cela explose.
Les Dépossédés, par Christophe Guilluy, Flammarion, 204 p., 19 €. Flammarion
Voir par ailleurs:
18 Octobre 2013
Reste-t-il encore des espaces populaires à Paris ?
Anne Clerval. On ne peut pas répondre à cette question dans l’absolu. En Île-de-France, comme à Paris, il y a toujours de moins en moins d’ouvriers et d’employés et de plus en plus de cadres et de professions intellectuelles supérieures. À l’intérieur du périphérique, ces derniers sont passés de 21 % en 1982 à 34 % en 2008. À côté de la bourgeoisie traditionnelle se développe une petite bourgeoisie intellectuelle, avec une surreprésentation des professions de l’information, des arts et des spectacles et des étudiants. Paris intra-muros concentre à elle seule 26 % de ces dernières à l’échelle du pays. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’employés ou d’ouvriers dans la capitale. Mais ils sont sous-représentés par rapport au reste de l’Île-de-France, ou même au reste du pays. À Paris, 20 % de la population des ménages sont des ouvriers ou des employés, contre 33 % en France. Il ne reste que quelques quartiers, comme Belleville ou la Goutte-d’Or, où ils sont encore surreprésentés par rapport au profil moyen de l’ensemble de la ville. Et encore, ces zones apparaissent à peine si on les compare au profil moyen de la région.
Cet embourgeoisement de la capitale a été rendu visible par l’apparition des « bobos ». Un terme que vous prenez soin de ne jamais utiliser dans votre livre. Pourquoi ?
Anne Clerval. Le terme « bobo », inventé par un journaliste réactionnaire aux États-Unis, n’a aucun fondement scientifique. Aucun chercheur en activité ne l’utilise. Je préfère utiliser les termes de gentrifieurs et de gentrification, qui ont été forgés en partie par un courant de géographie radicale anglophone. Cette notion désigne un embourgeoisement spécifique des quartiers populaires par remplacement de population et transformation matérielle de la ville.
Cette recomposition sociale est-elle la conséquence directe de la désindustrialisation ?
Anne Clerval. La désindustrialisation a plusieurs facettes. Les grandes villes des anciens pays industrialisés ne sont plus des centres de fabrication, sous-traitée aux pays du Sud, mais elles restent des centres de commandement stratégique (direction, conception, gestion, finance). C’est ce qu’on appelle la métropolisation, une nouvelle division internationale du travail qui entraîne la concentration des emplois très qualifiés dans les villes qui dominent l’économie mondiale. La gentrification en est l’une des conséquences. Mais ces recompositions macroéconomiques ne tombent pas du ciel. Elles résultent de choix politiques.
C’est-à-dire ?
Anne Clerval. L’ouverture des frontières et la libre concurrence ont été mises en place par les États à travers l’Union européenne ou l’OMC. Au niveau local, la désindustrialisation de la région parisienne a été accompagnée par la politique de décentralisation industrielle dès les années 1960, favorisant le contournement par l’espace des bastions ouvriers les plus syndiqués à l’époque. S’en est suivie une volonté de « tertiariser » la capitale dans les années 1970, symbolisée par l’édification de la tour Montparnasse. Pour autant, d’autres politiques publiques ont plutôt retardé la gentrification à Paris. Le contrôle des loyers par la loi de 1948 a freiné la spéculation immobilière jusqu’aux années 1980. Avec une indexation des loyers sur la surface et la qualité des logements et non sur les prix du marché, ce système était autrement plus efficace que celui que promeut actuellement Cécile Duflot à travers le projet de loi Alur. Il explique en grande partie pourquoi la capitale française reste encore peu chère par rapport à des villes comme New York ou Londres. D’autre part, les politiques de rénovation par démolition-reconstruction menées par la mairie de droite dans les années 1980-1990 ont eu un effet ambigu. Si elles avaient pour but de faire des bureaux et d’élever le niveau social de la population, elles ont malgré tout conduit à la construction d’un parc non négligeable de logements sociaux, assurant le maintien d’une partie des classes populaires. Certains îlots de rénovation, comme le quartier Couronnes à Belleville, sont aujourd’hui classés en politique de la ville. Cette politique de rénovation a été abandonnée en 1995 avec le remplacement de Chirac par Tiberi et le passage à gauche de six arrondissements du Nord-Est parisien. À la fin des années 1990, la production de logements sociaux s’effondre et la mairie se lance dans une politique de soutien public à la réhabilitation privée à travers les opérations d’amélioration de l’habitat (Opah). Elle encourage aussi l’embellissement de la ville, y compris des faubourgs, avec la création de pistes cyclables, d’espaces verts, qui accompagnent la gentrification de quartiers comme la Bastille… Encore embryonnaire sous Tiberi, cette politique a été amplifiée par Bertrand Delanoë.
Depuis sa conquête de l’Hôtel de Ville, en 2001, la gauche a pourtant accéléré considérablement la construction de logements sociaux. Lors du dernier mandat, la majorité municipale a même dépassé ses objectifs de construction…
Anne Clerval. Il y a un vrai effort sur le logement social. En termes de budget, il est même difficile de faire mieux, sauf à augmenter les impôts locaux. Le problème, c’est que cette politique ne peut à elle seule lutter contre la gentrification et l’éviction des classes populaires. À Paris, où les terrains libres sont rares, on produit du logement social par la démolition, la réhabilitation de logements insalubres ou le rachat de logements préexistants. Avec ces opérations, on crée des logements plus grands et de bien meilleure qualité, mais, d’un point de vue quantitatif, on réduit le nombre de logements accessibles aux classes populaires. Si rien n’est fait pour garantir l’accessibilité du parc privé aux ménages modestes, 20 ou 25 % de logements sociaux ne suffiront pas quand on sait que les classes populaires représentent 40 % de la population des ménages en Île-de-France. D’autant plus que les logements sociaux ne sont pas tous destinés aux classes populaires. Un tiers des HLM créées depuis 2001 sont des PLS et s’adressent à des ménages dont les revenus sont supérieurs aux plafonds habituels, alors que seuls 5 % des demandeurs peuvent y prétendre. Dans une ville déjà bourgeoise, il faudrait en priorité créer des logements très sociaux (Plai). Et même imposer, comme le demandaient les Verts et maintenant les élus du Front de gauche, le remplacement de chaque logement dégradé par un logement social. Or, ce type d’opération engage des financements de l’État. Et ceux-ci sont toujours insuffisants, malgré le changement de majorité.
Anne Hidalgo a repris l’objectif des communistes d’atteindre 30 % de logements sociaux d’ici à 2030. Parallèlement, elle promet un « effort particulier sur les logements intermédiaires pour les classes moyennes et les jeunes actifs ». Les classes moyennes ne sont-elles pas, elles aussi, victimes de la gentrification ?
Anne Clerval. C’est faux. Toutes les statistiques montrent clairement que ce sont les classes populaires qui déclinent le plus à Paris. Contrairement aux idées reçues, les professions intermédiaires sont en progression régulière depuis les années 1980 (autour de 23 % des actifs à Paris aujourd’hui, une part proche de celle de la région et du pays). Les dirigeants PS de la capitale ne cessent de mettre en avant un déficit de familles, sans dire lesquelles. Ils reprennent aussi l’idée de droite selon laquelle Paris serait une ville « des plus aisés et des plus aidés ». Toute leur politique est destinée aux classes moyennes. La lutte contre l’éviction des classes populaires et la gentrification n’a jamais été affichée comme un objectif. Ils préfèrent mettre en avant la mixité sociale, un but à géométrie variable au nom duquel on peut construire à la fois quelques logements sociaux dans les beaux quartiers et des PLS dans les quartiers populaires. On agit sur la ville comme si elle était figée, comme si le rapport de forces n’était pas en défaveur des classes populaires, chassées de la ville depuis plus de vingt ans. Rechercher la mixité sociale dans les quartiers populaires, alors que la bourgeoisie résiste toujours à celle-ci, et avec succès, dans les beaux quartiers, cela revient à accompagner la gentrification.
Vous critiquez la mixité sociale, mais n’est-ce pas, finalement, une manière d’éviter une ghettoïsation de certains quartiers, de favoriser le vivre ensemble ?
Anne Clerval. Il faut remettre en cause ces idées toutes faites. Qui peut croire que l’installation de classes moyennes à la Goutte-d’Or va améliorer les conditions de vie des ouvriers et des employés vivant dans ces quartiers ? Proximité spatiale ne signifie pas redistribution des richesses. Elle accroît même, parfois, les difficultés. Les familles populaires installées dans les logements sociaux construits en bas des Champs-Élysées, en plein cœur du 16e arrondissement, pour beaucoup d’origine africaine, se heurtent à un racisme bien plus important qu’ailleurs, et perdent des liens sociaux nécessaires pour résister à la crise. L’éviction et la dispersion des classes populaires vers la périphérie entraînent aussi la perte d’un précieux capital social, des réseaux de solidarité, voire des réseaux militants, particulièrement denses dans la ville-centre et certaines communes de proche banlieue. Aujourd’hui, l’injonction au vivre ensemble et la mixité sociale ont remplacé la lutte des classes. Ce ne sont que les succédanés contemporains de la collaboration de classe et de la justification d’un ordre social inégalitaire prônées par le catholicisme social au XIXe siècle pour concurrencer le socialisme. L’hégémonie de ce discours et l’ethnicisation croissante des questions sociales désarment les classes populaires face à la gentrification, et compliquent le développement d’une solidarité de classe. Il n’y a pas de ghettos, ni de ghettoïsation, mais une paupérisation considérable des classes populaires dans le nouveau régime capitaliste d’accumulation flexible. La concentration spatiale des classes populaires a au contraire été historiquement un support d’émancipation par la révolte et la révolution, comme les quartiers noirs états-uniens ont été la base du mouvement pour les droits civiques : à charge d’une gauche de gauche de prendre au sérieux les ferments actuels de révolte dans ces quartiers au lieu de vouloir les supprimer.
Existe-t-il un contre-modèle pour faire le lien entre les moins fortunés des gentrifieurs, qui votent souvent Front de gauche, et les classes populaires ?
Anne Clerval. Pour cela, il faut d’abord poser la question du mode de production capitaliste de la ville. Pourquoi la capitale exclut-elle autant de personnes ? Parce que la production de la ville n’est pas faite pour satisfaire les besoins des gens. Elle vise d’abord à rentabiliser le capital, à immobiliser au sol les surplus de capitaux pour une rentabilisation ultérieure. La ville est un stabilisateur du capitalisme mondial. Lutter contre le processus de gentrification suppose de remettre en cause le capitalisme. C’est la condition nécessaire à la réappropriation de la ville par tous, et en particulier les classes populaires. Cela rejoint la proposition d’Henri Lefebvre pour le droit à la ville, autrement dit le droit collectif de produire et de gérer la ville, qui oppose la propriété d’usage à la propriété privée lucrative et remet en cause à la fois le pouvoir des propriétaires ou des promoteurs et celui des édiles au profit d’un pouvoir collectif direct. Cette lutte contre la production marchande et inégalitaire de la ville s’incarne, aux États-Unis, dans un mouvement appelé Right to the city. Cette coalition de collectifs locaux s’affirme clairement contre la gentrification, milite pour le droit au logement, ou se bat pour sauver un commerce populaire menacé par un promoteur… Une lutte multiforme qui permet d’ancrer la lutte des classes dans chaque quartier et de fédérer différentes luttes sectorielles au niveau local. Elle peut aussi inclure ceux qui fréquentent la ville, qui la font vivre, sans toutefois y résider. Parfois, ce sont d’anciens habitants qui continuent d’y passer du temps, comme à Château-Rouge (18e). La ville, longtemps réduite à la question du cadre de vie, peut être un levier aussi efficace que le monde du travail pour une prise de conscience anticapitaliste.
(1) Paris sans le peuple – la Gentrification de la capitale. Éditions La Découverte, 2013, 24 euros.
Qui sont les gentrifieurs ? « La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la Fontaine-au-Roi s’entête. » Ce livre sur l’éviction des classes populaires de Paris, issue d’une thèse, s’ouvre sur les derniers instants de la Commune décrits par Louise Michel. Ce n’est évidemment pas un hasard. Les transformations matérielles actuelles de Paris trouvent leurs racines dans « l’embellissement stratégique » d’Haussmann, et elles sont, comme à cette époque, le résultat du mode de production capitaliste de la ville. En menant ce travail abouti sur la gentrification, la géographe Anne Clerval permet de faire le lien entre la mutation de la ville et les rapports de domination, entre le changement de la rue et l’évolution du capitalisme mondial. Son livre, parfait révélateur des politiques publiques actuelles, écrase le mythe des « bobos », expression faisant croire à une catégorie homogène. À côté des « gentrifieurs stricto sensu », de catégories intermédiaires ou supérieures, propriétaires qui transforment leur logement, se trouvent aussi d’autres professions intellectuelles moins fortunés, souvent locataires, qui ne participent qu’à la marge à la gentrification. Ils sont souvent plus à gauche et plus critiques vis-à-vis du Parti socialiste.
Voir encore:
La grande colère des propriétaires immobiliers
Ghislain de Montalembert
Le Monde
18/11/2022
DÉCRYPTAGE – La flambée de la taxe foncière, à Paris comme dans de nombreuses villes, fait grimper l’inquiétude des propriétaires, déjà soumis à de lourdes contraintes financières et réglementaires.
Rien ne va plus sur le front de la pierre. Entre colère et angoisse, les propriétaires immobiliers tirent la sonnette d’alarme alors que l’État comme les collectivités locales n’ont de cesse de les assommer d’impôts, de taxes et de contraintes en tout genre. Dernier tir en date: l’annonce par Anne Hidalgo, en quête désespérée de moyens financiers pour renflouer les caisses de la ville de Paris, d’une augmentation de plus de 50 % de la taxe foncière, dont le taux passerait en 2023 de 13,5 % à 20,5 %. Soit une hausse de 7 points de pourcentage et, à la clé, plusieurs centaines de millions d’euros que les propriétaires devront payer en plus.
Et ce n’est pas tout, car les valeurs cadastrales locatives progresseront de 7 % en France l’an prochain (après 3,4 % en 2022 et +12,2 % en dix ans). «L’augmentation des taxes foncières s’inscrit dans une tendance de fond que l’on observe dans de nombreuses villes remarque Christophe Demerson, président de l’Union nationale des propriétaires immobiliers (UNPI). En France, les taxes foncières ont augmenté de 24,9 % en l’espace de dix ans. Alors qu’en parallèle, la hausse des loyers était de 7,5 % et l’inflation de 10,4 %. C’est dire le poids toujours plus douloureux de la fiscalité supportée par les propriétaires! Mais faut-il s’en étonner, alors que la disparition de la taxe d’habitation conduit inévitablement les maires à rechercher de nouvelles ressources pour financer le niveau toujours plus important des dépenses communales?»
Les choses ne devraient pas s’arranger, alors que les subventions de l’État aux collectivités locales diminuent année après année. Or, les besoins restent identiques: il faut toujours éclairer les rues, chauffer les piscines, entretenir les stades… Comment, par exemple, trouver à l’avenir les moyens de financer la rénovation énergétique des bâtiments publics sinon en puisant dans la poche des propriétaires? Une urgence alors que l’envolée des prix de l’énergie générera l’an prochain un surcoût de dépenses publiques évalué à 11 milliards d’euros: presque le tiers des 36 milliards d’euros que rapportent les taxes foncières en France!
«L’équation devient impossible pour de nombreux propriétaires qui nous disent ne plus pouvoir faire face à l’augmentation de leurs charges, notamment fiscales, reprend Christophe Demerson. Il y a parmi les propriétaires occupants de nombreux retraités appartenant à la classe moyenne dont les revenus ont diminué quand ils ont quitté la vie active ou que l’un des membres du couple se retrouve veuf. Depuis deux ou trois ans, nombre d’entre eux sont pris à la gorge. On voit de plus en plus fréquemment des gens vendre un bien, ou recourir au viager, par exemple.»
Les propriétaires bailleurs également touchés
Pour les jeunes actifs, qui se sont fortement endettés ces dernières années pour se loger dans les grandes villes, proches des bassins d’emploi, en profitant des taux bas, souvent sur des longues durées, l’équation n’est pas simple non plus: pour les primo-accédants, chaque euro du budget familial compte. À Paris notamment, où l’effort financier consacré au logement est considérable, la flambée de la taxe foncière va devenir problématique pour certains, qui, ne pouvant assumer cette hausse en plus de leurs mensualités d’emprunt, pourraient devoir vendre leurs biens à des prix revus à la baisse. Mais cela fera peut-être les affaires de la Mairie, qui pourra ainsi préempter leurs appartements à moindre coût en vue d’augmenter le nombre de logements sociaux…
La situation des propriétaires bailleurs n’est guère plus enviable. La rentabilité n’est plus là, avec des loyers plafonnés dans les grandes villes et un indice de référence des loyers – qui sert de base à la revalorisation de ces derniers – lui-même contraint par une limitation de principe à 3,5 % dans le cadre de la loi pouvoir d’achat, d’août 2022. Et cerise sur le gâteau, les bailleurs devront en prime se mettre aux normes des nouvelles exigences en matière énergétique, en engageant des travaux de rénovation parfois importants sans lesquels ils ne pourront plus louer leurs biens. Certains préféreront sans doute les retirer du marché locatif, déjà très tendu à Paris comme dans nombre de grandes villes de l’Hexagone. Voilà qui n’arrangera pas les difficultés des plus jeunes à se loger.
Voir enfin:
Les rues piétonnes de Paris : à Montorgueil, l’esprit village s’arrache à 12000 euros le mètre carré
La rue ne fait que quelques centaines de mètres mais connaît un dynamisme et une animation à nuls autres pareils. Ajoutez à cela les six siècles qui l’ont façonnée et vous obtenez une artère à fort pouvoir d’attractivité pour les investisseurs immobiliers… et les prix qui vont avec.
Sébastien Thomas
Le Parisien
22 janvier 2023
Ce sont des ruelles discrètes, à l’abri des regards, ou bien au contraire de vraies artères passantes et commerçantes. Tous les jours de l’année, on peut s’y promener, faire ses courses, prendre un café en terrasse tranquillement sans se soucier des voitures qui passent. Le Parisien part à la découverte de ces rues piétonnes qui parfois font rêver et où les prix de l’immobilier s’envolent souvent.
C’est difficile à croire, surtout lorsqu’on sait que le prix moyen au mètre carré se négocie autour de 12 362 euros, selon le site d’estimation immobilière Meilleurs Agents (MA), mais voici comment était décrite la rue Montorgueil (Ier et IIe arrondissements) au XVIIe siècle dans un manuscrit de l’époque : « orde (d’une saleté repoussante), boueuse, avec plusieurs tas d’immondices ».
Et pour cause : dès le Xe siècle et jusqu’au XVe siècle, les Parisiens vont prendre l’habitude d’entasser leurs ordures sur le site. Ils baptisent ironiquement le Mont-Orgueilleux le tas qui se forme au fil du temps et qui deviendra la future rue Montorgueil.
Évidemment, aujourd’hui, les choses ont bien changé. La voie est devenue l’une des plus fréquentées du centre de Paris, aussi bien par les habitants que par les touristes. C’est surtout sa piétonnisation en 1991 qui lui a donné un charme irrésistible et qui a fait flamber les prix de l’immobilier.
« Ici, il y a cette ambiance historique qui a vraiment la cote, surtout auprès des étrangers, notamment les Américains, souligne Caroline Baudry, directrice de l’agence Barnes IIe, IIIe et IVe arrondissements. Dans la rue, il y a beaucoup de restaurants et de commerces de bouche assez recherchés. »
Marcel Proust, Sarah Bernhardt ou Charlie Chaplin y avaient leurs habitudes
Effectivement, cette rue longue de 360 m, traversant deux arrondissements entre la rue Montmartre et la rue Saint-Sauveur, est l’une des plus anciennes de la capitale. La plupart des boutiques, qui ont fait sa réputation, sont installées ici depuis longtemps, comme la boulangerie-pâtisserie Stohrer, fondée en 1730, avec son fameux baba au rhum, ou le restaurant l’Escargot, créé en 1832, et spécialisé dans la cuisine bourguignonne et les recettes à base du petit gastéropode. Il a notamment eu pour clients Marcel Proust, Sarah Bernhardt, Sacha Guitry, Pablo Picasso ou encore Charlie Chaplin.
La boulangerie pâtisserie Stohrer est le commerce le plus ancien, installé depuis 1730. LP/Jean-Baptiste QuentinLe restaurant Au Rocher de Cancale, qui a ouvert en 1804, a été rendu célèbre par Honoré de Balzac dans sa fresque historique « La Comédie humaine ». Le lieu sert de cadre, à plusieurs reprises, pour des rencontres entre ses différents personnages.
« Nos clients recherchent aussi clairement le charme de l’ancien, poursuit l’experte. On retrouve beaucoup de logements avec cheminée, poutre apparente et parquet. Enfin, le fait qu’il y ait peu de biens à vendre chaque année permet de maintenir des prix assez élevés. »
« C’est sûr, il faut aimer l’ancien ici »
Le site est tellement coté que même les produits peu attractifs trouvent preneurs, comme ce studio de 27 mètres carrés, sombre, à refaire, au 2e étage sans ascenseur, qui est parti l’année dernière pour 267 000 euros, soit 11 800 euros le mètre carré. « On trouve majoritairement des petites et moyennes surfaces, souvent des deux-pièces, entre 25 et 60 mètres carrés, détaille Alexis Mathieu, patron de l’agence Laforêt Ier et IIe. Avec le taux de change qui les avantage, on voit passer pas mal d’Américains. »
Les grands espaces, produits très rares, se vendent au-dessus des prix du marché, comme ce trois-pièces de 100 mètres carrés parti pour 1,35 million d’euros, soit 13 500 euros le mètre carré. « C’est sûr, il faut aimer l’ancien ici », reconnaît-il. Car bon nombre d’immeubles n’ont pas la structure ou la place pour supporter un ascenseur par exemple. Ce qui rend les accès compliqués pour les personnes âgées.
Depuis son appartement en vente, Marie a une vue dégagée sur la rue Montorgueil et Etienne-Marcel. LP/Jean-Baptiste QuentinC’est justement le cas de Marie (le prénom a été changé). La sémillante septuagénaire a décidé de vendre son 88 mètres carrés de la rue Montorgueil pour 1,08 million d’euros (12 272 euros le mètre carré), dont l’immeuble date de 1750, car elle commençait à avoir du mal à grimper les trois étages qui mènent à son appartement. « Il est dans ma famille depuis 1964 et j’y habite depuis ce temps-là, raconte-t-elle. J’ai vu les commerces changer. Avant, il y avait beaucoup de bouchers qui faisaient leurs boudins sous nos fenêtres et l’odeur qui va avec, tout comme la soupe à l’oignon proposée aux ouvriers des halles et aux noctambules, c’était assez folklo. »
Jolie, mais plutôt bruyante
Avec la création de Rungis dans les années 1970, et donc la fermeture des halles, et la piétonnisation des années 1990, le quartier est clairement monté en gamme. « Les magasins de vêtements, les commerces de bouche, tout est plus luxueux, sourit-elle. Je me souviens que j’avais assisté, début 2000, à la visite de la reine d’Angleterre.Elle s’est notamment arrêtée à la boulangerie Stohrer. »
Si Marie apprécie l’absence des voitures, elle reconnaît quand même l’aspect assez bruyant de l’artère, notamment avec les nombreux passages de camions-poubelles et véhicules de livraison. Ce que l’office de tourisme de Paris décrit très poétiquement : « Au petit matin, les camions de livraison et l’agitation ambiante reflètent le Paris d’antan. » Malgré cela, elle tient à rester dans le quartier et espère trouver à proximité. Avec ascenseur.
Mais ce ne sera pas facile. « On assiste pas mal à des ventes par le bouche-à-oreille, analyse Mickaël Boulaigre, de l’agence Fredélion, dont l’une va justement ouvrir dans la rue Montorgueil. Et on comprend le succès du lieu. Le tout faire à pied prend ici tout son sens, ce qui justifie son esprit village. Vous avez Beaubourg à deux pas, le quartier Latin pas loin, les Grands Boulevards avec leurs théâtres… Sans compter qu’avec Châtelet-les Halles, vous avez le gros hub de transport de France. »
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