O homme, qui que tu sois, toi qui juges, tu es donc inexcusable; car, en jugeant les autres, tu te condamnes toi-même, puisque toi qui juges, tu fais les mêmes choses. Paul (Lettre aux Romains 2: 1)
Dans la solitude, la fatigue aidant, que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète. Après tout, c’est bien là ce que je suis, réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries, prophète vide pour temps médiocres (…) on me décapiterait, par exemple et je n’aurais plus peur de mourir, je serais sauvé. Au dessus du peuple assemblé, vous élèveriez alors ma tête encore fraîche, pour qu’ils s’y reconnaissent et qu’à nouveau je les domine, exemplaire. Tout serait consommé, j’aurais achevé, ni vu ni connu, ma carrière de faux prophète qui crie dans le désert et refuse d’en sortir. (…) Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. (…) Moi, moi, moi, voilà le refrain de ma chère vie, et qui s’entendait dans tout ce que je disais. Je ne me reconnaissais que des supériorités, ce qui expliquait ma bienveillance et ma sérénité. Quand je m’occupais d’autrui, c’était pure condescendance, en toute liberté, et le mérite entier m’en revenait : je montais d’un degré dans l’amour que je me portais. (…) Voulez-vous d’une vie propre ? Comme tout le monde ? Vous dites oui, naturellement. Comment dire non ? D’accord. On va vous nettoyer. Voilà un métier, une famille, des loisirs organisés. Et les petites dents s’attaquent à la chair, jusqu’aux os. Mais je suis injuste. Ce n’est pas leur organisation qu’il faut dire. Elle est la nôtre, après tout : c’est à qui nettoiera l’autre. (…) Si vous voulez le savoir, j’étais avocat avant de venir ici. Maintenant, je suis juge-pénitent. Mais permettez-moi de me présenter : Jean-Baptiste Clamence, pour vous servir. Heureux de vous connaître. (…) Quel lessivage ! Soixante-quinze mille juifs déportés ou assassinés, c’est le nettoyage par le vide. J’admire cette application, cette méthodique patience ! Quand on n’a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode. Ici, elle a fait merveille, sans contredit, et j’habite sur les lieux d’un des plus grands crimes de l’histoire. (…) Il y a des gens dont le problème est de s’abriter des hommes, ou du moins de s’arranger d’eux. Pour moi, l’arrangement était fait. Familier quand il le fallait, silencieux si nécessaire, capable de désinvolture autant que de gravité, j’étais de plein pied. Aussi ma popularité était-elle grande et je ne comptais plus mes succès dans le monde. Je n’étais pas mal fait de ma personne, je me montrais à la fois danseur infatigable et discret érudit, j’arrivais à aimer en même temps, ce qui n’est guère facile, les femmes et la justice, je pratiquais les sports et les beaux-arts, bref, je m’arrête, pour que vous ne me soupçonniez pas de complaisance. Mais imaginez, je vous prie, un homme dans la force de l’âge, de parfaite santé, généreusement doué, habile dans les exercices du corps comme dans ceux de l’intelligence, ni pauvre ni riche, dormant bien, et profondément content de lui-même sans le montrer autrement que par une sociabilité heureuse. Vous admettrez alors que je puisse parler, en toute modestie, d’une vie réussie. Oui, peu d’êtres ont été plus naturels que moi. Mon accord avec la vie était total, j’adhérais à ce qu’elle était, du haut en bas, sans rien refuser de ses ironies, de sa grandeur, ni de ses servitudes. Non, à force d’être comblé, je me sentais, j’hésite à l’avouer, désigné. Camus (La Chute)
L’acte d’amour, par exemple, est un aveu. L’égoïsme y crie, ostensiblement, la vanité s’y étale (…) Aussitôt aimé, et ma partenaire à nouveau oubliée, je reluisais, j’étais au mieux, je devenais sympathique (…) Oui, je mourais d’envie d’être immortel. Parce que je désirais la vie éternelle, je couchais donc avec des putains et je buvais pendant des nuits. Le matin, bien sûr, j’avais dans la bouche le goût amer de la condition mortelle. Mais, pendant de longues heures, j’avais plané, bienheureux. J’attendais l’aube, j’échouais enfin dans le lit toujours défait de ma princesse qui se livrait mécaniquement au plaisir, puis dormait sans transition. Le jour venait doucement éclairer ce désastre et je m’élevais, immobile, dans un matin de gloire. Camus (la Chute)
Voilà ce qu’aucun homme (sinon ceux qui ne vivent pas, je veux dire les sages) ne peut supporter. La seule parade est dans la méchanceté. Les gens se dépêchent alors de juger pour ne pas l’être eux-mêmes. Que voulez-vous ? Camus (la Chute)
On ne vous pardonne votre bonheur et vos succès que si vous consentez généreusement à les partager. Mais pour être heureux, il ne faut pas trop s’occuper des autres. Dès lors, les issues sont fermées. Heureux et jugé, ou absous et misérable. Quant à moi, l’injustice était plus grande : j’étais condamné pour des bonheurs anciens. J’avais vécu longtemps dans l’illusion d’un accord général, alors que, de toutes parts, les jugements, les flèches et les railleries fondaient sur moi, distrait et souriant. Du jour où je fus alerté, la lucidité me vint. Je reçus toutes les blessures en même temps et je perdis mes forces d’un seul coup. L’univers entier se mit alors à rire autour de moi. Camus (La Chute)
J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : “Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, où il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. (…) Meursault, pour moi, n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde parce que tenace, l’anime : la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant, dans L’Étranger, l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer, dans mon personnage, le seul Christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création. Albert Camus (préface américaine à L’Etranger, 1955)
Le thème du poète maudit né dans une société marchande (…) s’est durci dans un préjugé qui finit par vouloir qu’on ne puisse être un grand artiste que contre la société de son temps, quelle qu’elle soit. Légitime à l’origine quand il affirmait qu’un artiste véritable ne pouvait composer avec le monde de l’argent, le principe est devenu faux lorsqu’on en a tiré qu’un artiste ne pouvait s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général. Albert Camus (discours de Suède, 1957)
Personne ne nous fera croire que l’appareil judiciaire d’un Etat moderne prend réellement pour objet l’extermination des petits bureaucrates qui s’adonnent au café au lait, aux films de Fernandel et aux passades amoureuses avec la secrétaire du patron. (…) Le besoin de se justifier hante toute la littérature moderne du «procès». Mais il y a plusieurs niveaux de conscience. Ce qu’on appelle le «mythe» du procès peut être abordé sous des angles radicalement différents. Dans L’Etranger, la seule question est de savoir si les personnages sont innocents ou coupables. Le criminel est innocent et les juges coupables. Dans la littérature traditionnelle, le criminel est généralement coupable et les juges innocents. La différence n’est pas aussi importante qu’il le semble. Dans les deux cas, le Bien et le Mal sont des concepts figés, immuables : on conteste le verdict des juges, mais pas les valeurs sur lesquelles il repose. La Chute va plus loin. Clamence s’efforce de démontrer qu’il est du côté du bien et les autres du côté du mal, mais les échelles de valeurs auxquelles il se réfère s’effondrent une à une. Le vrai problème n’est plus de savoir «qui est innocent et qui est coupable?», mais « pourquoi faut-il continuer à juger et à être jugé? ». C’est là une question plus intéressante, celle-là même qui préoccupait Dostoïevski. Avec La Chute, Camus élève la littérature du procès au niveau de son génial prédécesseur. Le Camus des premières oeuvres ne savait pas à quel point le jugement est un mal insidieux et difficile à éviter. Il se croyait en-dehors du jugement parce qu’il condamnait ceux qui condamnent. En utilisant la terminologie de Gabriel Marcel, on pourrait dire que Camus considérait le Mal comme quelque chose d’extérieur à lui, comme un «problème» qui ne concernait que les juges, alors que Clamence sait bien qu’il est lui aussi concerné. Le Mal, c’est le «mystère» d’une passion qui en condamnant les autres se condamne elle-même sans le savoir. C’est la passion d’Oedipe, autre héros de la littérature du procès, qui profère les malédictions qui le mènent à sa propre perte. (…) L’étranger n’est pas en dehors de la société mais en dedans, bien qu’il l’ignore. C’est cette ignorance qui limite la portée de L’Etranger tant au point de vue esthétique qu’au point de vue de la pensée. L’homme qui ressent le besoin d’écrire un roman-procès n’ appartient pas à la Méditerranée, mais aux brumes d’Amsterdam. Le monde dans lequel nous vivons est un monde de jugement perpétuel. C’est sans doute le vestige de notre tradition judéo-chrétienne. Nous ne sommes pas de robustes païens, ni des juifs, puisque nous n’avons pas de Loi. Mais nous ne sommes pas non plus de vrais chrétiens puisque nous continuons à juger. Qui sommes-nous? Un chrétien ne peut s’empêcher de penser que la réponse est là, à portée de la main : «Aussi es-tu sans excuse, qui que tu sois, toi qui juges. Car en jugeant autrui, tu juges contre toi-même : puisque tu agis de même, toi qui juges». Camus s’était-il aperçu que tous les thèmes de La Chute sont contenus dans les Epîtres de saint Paul ? (…) Meursault était coupable d’avoir jugé, mais il ne le sut jamais. Seul Clamence s’en rendit compte. On peut voir dans ces deux héros deux aspects d’un même personnage dont le destin décrit une ligne qui n’est pas sans rappeler celle des grands personnages de Dostoïevski. (…) Pour faire de Meursault un martyr, il faut lui faire commettre un acte vraiment répréhensible, mais pour lui conserver la sympathie du lecteur, il faut préserver son innocence (…) On nous conduit insensiblement à l’incroyable conclusion que le héros est condamné à mort non pour le crime dont il est accusé et dont il est réellement coupable, mais à cause de son innocence que ce crime n’a pas entachée, et qui doit rester visible aux yeux de tous comme si elle était l’attribut d’une divinité. René Girard (Critiques dans un souterrain, 1968/1976)
Le contexte historique de l’oeuvre peut sans doute expliquer ce revirement de Camus. Le court voyage qu’il effectue en Hollande avant de se plonger dans la rédaction de son ouvrage lui fournira son cadre au récit. La grave dépression qui a conduit son épouse Francine au bord du suicide va infléchir son inspiration. Lui qui connaît depuis quelques années une renommée publique et mondaine et qui multiplie les conquêtes féminines, doute parfois de lui quand il se regarde dans un miroir. (…) Ainsi la figure de Jean-Baptiste Clamence devra-t-elle faire face à la fois aux ennemis de Camus et à Camus lui-même. Au moins est-on sûr que cet antihéros ne confesse ses fautes que pour mieux se persuader qu’elles sont celles de l’humanité entière.Ces aveux de Camus, par la voix de Jean-Baptiste Clamence, semble donc faire écho à la vie personnelle de l’auteur. L’auteur reconnu se retourne sur sa vie. Il entend les polémiques qui enflent dans les cafés parisiens. Il ne connait que trop bien l’envers de sa personnalité. Un critique proche de Sartre et du PCF à l’époque, Francis Jeanson, avait dit de Camus qu’il restait « essentiellement statique », et Sartre d’arguer lui-même au sujet de Camus « Vous êtes un bourgeois ! ». Sartre juge Camus trop réactionnaire. De là à dire qu’il est un parvenu, il n’y a qu’un pas. Pour autant, entendre Sartre traiter Camus de bourgeois, cela pourrait prêter à rire, il est vrai. (…) Pour autant, Camus, né prolétaire, culpabiliserait-il d’avoir abandonné la classe sociale à laquelle il appartenait ? D’avoir ressenti du mépris pour celle-ci ? Pour répondre à ces accusations, il se fait donc juge-pénitent. Il accepte le rejet de Saint Germain des Près, dont il moque le mensonge fait au peuple, l’engagement social d’une rive gauche bourgeoise, Sartre, Beauvoir et Vian en tête. Camus tourne le dos au Communisme, aux partis, sans doute lui reprochera-t-on aussi sa lucidité sur l’échec des grandes idéologies collectives révolutionnaires. Point contemporain
Que pèse le rappel des vexations, des meurtres mêmes, devant la nécessité de croire en une complémentarité judéo-musulmane? Patrick Simon
Tahar est un jeune Tunisien envoyé par sa famille pour aller soutenir son frère, emprisonné à Paris pour meurtre. Mais quand il débarque à Marseille, Tahar ne prend pas le train. Il erre dans la ville frontière où se mêlent deux mondes, celui qu’il vient de quitter et celui qui a transformé son frère. Tel est le synopsis de » Lettre à la prison » , film réalisé par Marc Scialom. Un sujet qui aurait très bien pu être filmé en caméra numérique voici quelques semaines tant cette situation semble contemporaine. Rue 89
Nous sommes en 1969. La plupart font le voyage pour trouver du travail. Pas celui dont on entend la voix, en off : lui vient rendre visite à son frère, incarcéré à Paris, accusé d’un crime qu’il nie avoir commis. (…) Sur le mode du dérèglement sensoriel, du brouillage identitaire vertigineux, l’expérience de l’immigré est restituée ici comme une expérience de l’étrangeté absolue. Conduit à ruser avec des règles qui le limitent en tout, comme les barreaux d’une prison mentale, il en vient à se penser lui-même suspect. Ses certitudes vacillent. Après tout, peut-être son frère l’a-t-il bien tuée cette femme « trop blanche », « trop riche », cette femme « qui n’était pas pour lui », comme le pense leur cousin. L’immigration comme perte de l’innocence, telle est la toile de fond de ce film magnifique, qui n’assène aucun message. Et c’est bien ce qui lui fut reproché. (…) A l’heure où « l’identité nationale » envahit le débat public, ce film réalisé par un immigré tunisien de culture juive sur un immigré tunisien de culture musulmane pose des questions essentielles, avec l’intelligence et le regard d’un grand artiste. Le Monde
En 1970, un jeune tunisien débarque pour la première fois de sa vie en France, où il est chargé par sa famille de porter secours à son frère aîné, accusé à tort d’un meurtre et emprisonné à Paris. Il fait d’abord halte à Marseille. Là, il rencontre des tunisiens étrangement différents de ceux qu’il croisait en Tunisie, des Français qui lui paraissent énigmatiques et une ambiance générale assez inquiétante à ses yeux pour le faire douter peu à peu de ce dont il était sûr, c’est-à-dire de l’innocence de son frère, de sa propre innocence, de sa propre intégrité mentale. Le thème développé dans ce film est celui d’une identité culturelle et personnelle mise en péril, sur fond de post-colonialisme. Résumé du film Lettre à la prison
J’étais un exilé moi-même et je voulais montrer ce que je connaissais: la perte d’identité de la jeune génération qui débarquait en France. Une perte culturelle, mais aussi personnelle : « Je suis arrivé en un lieu où je ne suis plus moi. Qui suis-je alors ? » Cette perte d’identité se doublait souvent, pour les arrivants, d’un sentiment de culpabilité qu’on leur flanquait à la gueule et qu’ils intériorisaient au point de se sentir devenir « le salaud » (…) l’aspect onirique du film n’a pas plu à l’époque. Jean Rouch trouvait le film surréaliste. C’était un compliment, mais quand je l’ai montré à Chris Marker, il ne m’a rien dit. Nous étions amis et il n’a pas déserré les dents. J’en étais très choqué et, plus tard, ses amis m’ont dit : « Pas politique ! » Ça voulait dire que, pour eux, je m’éloignais du militantisme pour faire un cinéma de petit-bourgeois nombriliste. Dans ce milieu, parler de ses rêves, exprimer sa subjectivité, était mal vu. La gauche, que je fréquentais, n’a donc pas aimé le film, et les autres non plus parce que ça n’était pas un film montrant les Arabes sous un jour exotique. Le film n’entrait dans aucun créneau. On me disait : « Qu‘est-ce que vous voulez qu’on fasse avec ça ? » Marc Scialom
Le film qui m’a touché et encouragé, c’est A bout de souffle. Quand je l’ai vu sur les Champs-Elysées, je suis aussitôt aller acheter une lampe de poche et un carnet de notes et je suis retourné le voir plusieurs fois. Je sentais que l’énergie se situait non pas à l’intérieur de chaque plan, mais dans le passage de l’un à l’autre, dans le choc de la « collure ». C’est cette énergie que j’ai essayé de trouver dans Lettre à la prison. J’ai tourné sans argent, avec les gens que je trouvais. L’interprète principal était un ami d’amis. Il était algérien, et son personnage tunisien. C’était un ouvrier qui logeait dans un foyer Sonacotra, qui vivait mal, et qui a fini par retourner en Algérie parce qu’il ne supportait plus la France. Marc Scialom
Quand on voit maintenant les relations qu’ont les juifs avec les arabes, c’est triste quand on pense à la cohabitation qu’ils avaient avant (…) Pour moi, Belleville c’est à peu près l’image que j’ai de Tunis. Pourtant c’est un quartier délabré, les immeubles tombent en ruine, mais quand je vois des juifs, des arabes, des noirs, des blancs, des chrétiens… je vois de tout à Belleville, et je vois rarement de bagarres. Je me dis que ça devait être comme ça à Tunis. Quand je vois des gens qui crient par la fenêtre pour appeler leurs enfants, qu’il y a plein de gens dans la rue, une foule incroyable, des gens à la terrasse des restaurants en été, je me dis : « vraiment, ça devait être ça à Tunis ». Jeune fille d’origine tunisienne née à Paris en 1980 (entretien réalisé par l’historien Patrick Simon)
Quand j’étais jeune, on me disait : « le juif errant, celui qui était en Pologne, il a été en Allemagne, d’Allemagne il a été en Russie, de Russie il a été France, de France il a été… ». Heureusement que nous on n’est pas comme ça. On est bien, on vit bien, on travaille bien, on s’entend avec tout le monde. Et puis quand j’ai pris le bateau, j’ai dit : « bon Dieu, je deviens juif errant comme les autres ». Je quitte la Tunisie pour aller en France, je suis comme tous les juifs errants : d’un côté à l’autre, d’un côté à l’autre. Juif tunisien (né en 1921 à Tunis, parti en 1961)
La fameuse vie idyllique des juifs dans les pays arabes, c’est un mythe ! La vérité […] est que nous étions d’abord une minorité dans un milieu hostile ; comme tels, nous avions toutes les peurs, les angoisses, le sentiment constant de la fragilité des trop faibles. Aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant, dans les récits de mon père, de mes grands-parents, de mes tantes et oncles, la cohabitation avec les Arabes n’était pas seulement malaisée, elle était pleine de menaces, périodiquement mises à exécution. Il faut tout de même rappeler ce fait lourd de signification : la situation des juifs pendant la colonisation était plus sûre, parce que plus légalisée. Car sur la période qui a précédé la colonisation, la mémoire collective des juifs de Tunisie ne laisse aucun doute. Il suffit de reprendre les quelques récits, les quelques contes qui en restent : c’est une sombre histoire. Les communautés juives vivaient dans les ténèbres de l’histoire, l’arbitraire et la peur, sous des monarques tout-puissants, dont les décisions ne pouvaient être abolie ni même discutées. Tout le monde, direz vous, était soumis à ces monarques, sultans, beys ou deys. Oui, mais les juifs n’étaient pas seulement livrés au monarque, mais à l’homme de la rue. Mon grand-père portait encore des signes vestimentaires distinctifs, et il vivait à une époque où tout passant juif était susceptible de recevoir des coups sur la tête de tout musulman qu’il rencontrait. Cet aimable rituel avait même un nom : la chtaka, et comportait une formule sacramentelle, que j’ai oubliée. Un arabisant français m’a objecté, lors d’une réunion » En pays d’islam les chrétiens n’étaient pas mieux lotis ». C’est vrai, et alors ? C’est un argument à double tranchant : il signifie en somme que personne, aucun minoritaire, ne vivait en paix et dans la dignité dans un pays à majorité arabe ! » (…) C’est notre complaisance de déracinés qui ont tendance à embellir le passé, qui, dans leur regret de l’Orient natal, minimisent, ou effacent complètement le souvenir des persécutions. Albert Memmi (« Juifs et Arabes », 1974)
Cette représentation idyllique occupe une place d’autant plus importante dans la mémoire qu’elle propose une lecture optimiste des rapports judéo-musulmans, au moment où l’actualité est dominée par la tension constante en Israël. Bien entendu, la mémoire ment quand elle enjolive à l’excès la situation des juifs en Tunisie. Le besoin irrépressible de gommer les drames, de lisser les aspérités conflictuelles s’est manifesté très tôt. Il n’est du reste pas spécifique aux juifs tunisiens, mais a été constaté également pour le Maroc et l’Algérie. Albert Memmi attribue le succès de ce mythe à cinq facteurs, dont la propagande arabe qui aurait cherché, dans le cadre du conflit israélo-arabe, à opposer juifs maghrébins et européens. Mais la principale responsabilité serait portée par les juifs des pays arabes eux-mêmes que Memmi (auto)critique avec lucidité. Patrick Simon
« Un sujet qui aurait très bien pu être filmé en caméra numérique voici quelques semaines tant cette situation semble contemporaine. » dixit Rue 89
A l’heure où, avec la sortie d’un film jusqu’ici inédit du réalisateur français d’origine judéo-italo-tunisienne Marc Scialom (« Lettre à la prison », tourné à Marseille en 1969 mais jamais sorti faute de financements), nos médias nous ressortent l’équation immigré juif tunisien-immigré musulman tunisien …
Et où, près de 70 ans après L’Etranger et sur l’air de 40 ans plus tard rien n’a changé, on nous rejoue le numéro de l’immigré comme étrangeté absolue ou le thème, que Camus avait lui-même dénoncé dans la Chute, du meurtrier innocent (ou accidentel comme dans « A bout de souffle ») …
Retour, avec les extraits d’une étude de la communauté judéo-tunisienne de Belleville par l’historien Patrick Simon, sur ce qu’occulte cette fascination pour ces nouveaux « bons sauvages » que sont devenus les immigrés musulmans et la vision prétendument idyllique des rapports franco ou judéo-musulmans (y compris pour les juifs eux-mêmes).
A savoir, le véritable arrière-plan historique de ce que fut l’exil, après 2000 ans d’histoire, des juifs de Tunisie …
Brutalement rappelés, notamment après la Crise de Bizerte (dont Sciamon avait d’ailleurs tiré un court roman – « Loin de Bizerte », 1967) et surtout la Guerre des Six-Jours, à leur destin de juifs errants …
(…)
Amorcée dès le début des années 50, l’émigration des juifs s’est précipitée avec l’accession à l’indépendance de la Tunisie en 1956. Pourtant, l’histoire et la situation de cette communauté ne se confondait pas avec l’expérience coloniale. La présence juive en Tunisie remonte aux premiers siècles de notre ère et si l’entrée en vigueur du protectorat français sur la Tunisie beylicale, après la signature du traité du Bardo en 1881, allait engager d’importantes transformations du statut des juifs, ceux-ci n’intégreront jamais la société des colons. Après la conquête française, les juifs de Tunisie ont continué à constituer une minorité distincte des musulmans, des Français et des nombreux Italiens ou Maltais venant compléter la mosaïque tunisienne. Le système de cohabitation reproduisait celui en vigueur dans l’empire ottoman, laissant une certaine autonomie aux minorités tout en leur attribuant des places subalternes6. Mais l’arrivée de la puissance coloniale française allait bouleverser la hiérarchie du pouvoir. Occupant les positions dominantes, les nouveaux maîtres du pays ont en quelque sorte contribué à atténuer les écarts entre les autres composantes de la société tunisienne qui sont devenus, par la force du pouvoir colonial, des « indigènes ».
La présence française favorise le mouvement d’occidentalisation de la communauté juive initié dès la seconde moitié du XIXe siècle. Cependant, la situation juridique du protectorat placera les juifs de Tunisie dans une position très différente de celle de leurs voisins d’Algérie. Placés sous l’autorité du Bey, ils ne bénéficieront d’aucune procédure de faveur pour accéder à la nationalité française qui leur reste pratiquement inaccessible jusqu’en 1927. Ce statut juridique aura, on s’en doute, des conséquences considérables pour l’avenir de la communauté, notamment lors de son départ hors de Tunisie. À la faveur de la redistribution du pouvoir politique, la communauté juive pu s’orienter vers de nouvelles activités économiques. L’essor du commerce et des échanges avec l’Europe (France et Italie essentiellement) favorise l’émergence d’une caste de négociants et de gros commerçants juifs, tandis que le développement d’une administration de type européen suscite la création d’une couche d’employés aux écritures travaillant dans les banques, assurances ou études d’avocat. Une classe moyenne se forme, dont le mode de vie se distinguera rapidement de celui des classes pauvres vivant dans la ‘Hara, le ghetto tunisien. Le développement urbain de la ville de Tunis autorise également une mobilité résidentielle hors du Ghetto, amplifiant la rupture socio-culturelle. Les familles juives en phase d’ascension sociale migrent vers les quartiers européens nouvellement construits, en commençant leur mouvement par les ruelles à la périphérie de la ‘Hara. En abandonnant la vie de misère du ghetto vétuste et insalubre, ces familles rompent également avec un environnement façonné par et pour la communauté. Elles entrent de plain-pied dans des territoires indifférenciés où elles s’exposent, mais c’est là leur désir, à une acculturation rapide (Tapia et Taïeb, 1975).
Le protectorat entre en crise dès 1950 et le conflit ira crescendo jusqu’à l’obtention de l’autonomie interne en juin 1955, puis la reconnaissance par la France de l’indépendance de la Tunisie le 20 mars 1956. La communauté juive n’a jamais été particulièrement visée par les attentats ou coups de main. Elle est apparue, tout au long du processus d’indépendance, partagée entre, d’une part, un soutien actif et militant au parti communiste tunisien et au néo-Destour de Bourguiba, et, principalement pour la frange occidentalisée, la défense de la présence française. Pour l’essentiel, les masses populaires resteront en retrait du débat et ne réagiront qu’aux secousses qui vont durcir les relations entre juifs et musulmans dans la jeune république tunisienne. La crise de Bizerte en 1961, au cours de laquelle les armées française et tunisienne s’affrontent au cours de combats meurtriers, provoque une montée de l’antisémitisme dans l’ensemble du pays, et tout particulièrement à Tunis où réside l’essentiel de la communauté juive7. Pour beaucoup de juifs de Tunisie, cette crise fournit le signal du départ. Elle est suivie en 1967 par l’épisode plus dramatique de la guerre des 6 jours en Israël. À l’annonce du conflit, des milliers de manifestants musulmans investissent les quartiers où réside la population juive. De nombreuses boutiques sont alors saccagées, tandis qu’on met le feu aux lieux de culte israélites, dont la Grande Synagogue de l’avenue de Paris.
Ces événements successifs ont précipité le rythme de l’émigration juive qui, indépendamment des crises politiques, avait discrètement commencé après la seconde guerre mondiale. Sous l’impulsion du mouvement sioniste bien implanté en Tunisie, que ce soit sous sa formulation révisionniste avec le Bétar ou l’obédience socialiste du mouvement Dror, l’Aliya touche un nombre croissant des juifs pauvres, mais également, particularité tunisienne, l’élite de la communauté8. P. Sebag estime à 25 000 personnes l’émigration de Tunisie vers Israël entre 1946 et 1956 et à 5 000 les flux vers la France à la même période (Sebag, 1991). Par ailleurs, de nombreux négociants juifs tunisiens entretiennent de fructueuses relations économiques avec la France. Au cours de leurs séjours, ils fréquentent les premières « colonies » juives tunisiennes et participent ainsi à leur formation. Le secteur de la rue Montmartre à Paris devient, au tournant des années 50, un point d’accueil et de rencontre de ces négociants. Dans le prolongement du développement du pôle juif tunisien du faubourg Montmartre, on relève également à Belleville l’ouverture, en 1952, d’une épicerie et d’un café-restaurant. Ces lieux de consommation attirent une clientèle juive tunisienne dans un quartier dominé par les juifs ashkénazes. Ils serviront par la suite de point d’appuis pour l’installation des grosses vagues de migrants, lorsque la situation se dégradera en Tunisie. Au moment de l’exode, les réseaux tissés entre Tunis et Paris seront mobilisés et les noms du faubourg Montmartre et de Belleville circuleront parmi les candidats au départ.
Après la crise de Bizerte, la décision de partir se prend dans l’urgence, tandis que les transferts de biens ou de liquidités hors de Tunisie sont strictement réglementés. Abandonnant leurs maigres possessions dans leur logement, les familles partent, avec, selon l’expression consacrée, « 20 kilos de bagages et un dinar en poche » (Touati, 1961). Elles quittent la Tunisie sans espoir de retour. Cet extrait de témoignage résume l’état d’esprit d’un départ qui s’inscrivait d’emblée dans une logique d’exil :
« Mes parents savaient qu’ils n’habiteraient plus la Tunisie. Qu’ils n’y retourneraient jamais ça non. Ne plus y habiter, oui, ils sont partis pour partir. Ils ne sont pas partis avec l’idée de retour. Pour eux, ils venaient s’installer en France ou alors ils venaient d’abord en France pour aller ensuite en Israël, ça pouvait n’être qu’une étape »9.
Même si rétrospectivement, le départ des juifs de Tunisie peut apparaître inéluctable, le pari du maintien et de la cohabitation a longtemps prévalu. La Tunisie n’a pas eu à connaître la terrible alternative algérienne de « la valise ou le cercueil » ; l’enracinement dans son quartier, l’absence de « communauté de destin » avec un autre espace, fut-il la France ou Israël, n’engagent pas à se couper de son univers familier. Le fait est que le départ s’impose à chaque fois comme une rupture dans les projets, une bifurcation subite et traumatisante dans les parcours. Quel que soit le milieu social, les témoignages indiquent le caractère brutal et irrémédiable de la migration. En quittant leur pays, les juifs de Tunisie mettaient fin à 2000 ans d’histoire et renouaient avec la malédiction du juif errant qu’ils s’étaient efforcés de conjurer :
« Quand j’étais jeune, on me disait : « le juif errant, celui qui était en Pologne, il a été en Allemagne, d’Allemagne il a été en Russie, de Russie il a été France, de France il a été… ». Heureusement que nous on n’est pas comme ça. On est bien, on vit bien, on travaille bien, on s’entend avec tout le monde. Et puis quand j’ai pris le bateau, j’ai dit : « bon Dieu, je deviens juif errant comme les autres ». Je quitte la Tunisie pour aller en France, je suis comme tous les juifs errants : d’un côté à l’autre, d’un côté à l’autre ».
Voir aussi:
Marc Scialom a aujourd’hui 73 ans. Il en avait 18 quand il a quitté la Tunisie. » Je suis arrivé à Marseille, puis rapidement, je suis monté à Paris. Là-haut, j’étais en lien avec des gens du Parti. » Emigré, juif, intellectuel, communiste, Marc Scialom regarde passer les années Flower power avec la rage. Lui entend encore les bombardements français sur les villages tunisiens. Il en fera d’ailleurs l’objet d’un de ses premiers films, » Parole perdue » .
(…)
» Peut-être parce que mon film s’appelait initialement « Le Chien », dit le vieil homme. Alors, en 69, j’ai fini par tourner le film sur mes propres deniers. Ce n’était pas vraiment le film d’ailleurs, plutôt un travail préparatoire pour tenter de convaincre à nouveaux les financeurs.
(…)
» Toute cette histoire m’a donné envie de reprendre la caméra, conclut Marc Scialom. Alors, j’ai fait comme les jeunes, j’ai acheté une caméra numérique, j’ai écrit un synopsis à la limite entre le documentaire et la fiction qui parle des communautés juives et musulmanes à Marseille… et personne n’a accepté de financer mon projet. Comme il y a quarante ans, on me répond que ce n’est pas du cinéma. Alors, comme il y a quarante ans, j’ai commencé à le faire sans aide, seul.»
Voir également:
La beauté enfin dévoilée de « Lettre à la prison »
Isabelle Regnier
Le Monde
28.11.09
Le noir est charbonneux, le blanc éblouissant. L’image est abîmée, parfois striée. Assise sur un lit, dans des draps blancs froissés, une femme rejette ses cheveux en arrière, au ralenti. Image de rêve ? On comprendra plus tard que c’est celle d’un fantôme, le fantôme d’une femme française, retrouvée morte au pied d’une voiture, sauvagement assassinée.
D’abord, le film nous embarque sur le quai d’un paquebot, l’Avenir, qui transporte des Tunisiens jusqu’au Port autonome de Marseille. Nous sommes en 1969. La plupart font le voyage pour trouver du travail. Pas celui dont on entend la voix, en off : lui vient rendre visite à son frère, incarcéré à Paris, accusé d’un crime qu’il nie avoir commis.
Sur le bateau, l’homme ébauche mentalement le brouillon d’une lettre qu’il voudrait lui écrire. Mais il n’a jamais rédigé de lettres personnelles. Comment exprimer des sentiments intimes ? Alors pendant toute la durée du film, il ressasse, change de registre, s’interroge. Il raconte son voyage, parle de la famille, de l’impression qu’il a de ne plus connaître son frère, depuis que celui-ci vit en France…
Avant de monter dans le train pour Paris, le jeune homme reste quelques jours à Marseille, hume l’air de la ville, s’installe dans une chambre d’hôtel spartiate, entend fuser des propos racistes ordinaires… Il passe un après-midi chez un cousin, où il perçoit le déracinement de ces immigrés déjà coupés de leurs enfants nés sur place.
Rien de misérabiliste ici – le déjeuner est joyeux -, rien de trop explicite non plus : des bribes de phrases, des sensations, montées ensemble comme dans un rêve, des images mentales étranges, qui s’insèrent entre deux plans documentaires. Sur le mode du dérèglement sensoriel, du brouillage identitaire vertigineux, l’expérience de l’immigré est restituée ici comme une expérience de l’étrangeté absolue. Conduit à ruser avec des règles qui le limitent en tout, comme les barreaux d’une prison mentale, il en vient à se penser lui-même suspect. Ses certitudes vacillent.
« PAS POLITIQUE »
Après tout, peut-être son frère l’a-t-il bien tuée cette femme « trop blanche », « trop riche », cette femme « qui n’était pas pour lui », comme le pense leur cousin. L’immigration comme perte de l’innocence, telle est la toile de fond de ce film magnifique, qui n’assène aucun message. Et c’est bien ce qui lui fut reproché.
Réalisé, en 1969, par Marc Scialom, un jeune apprenti cinéaste d’origine juive tunisienne, avec le soutien de Chris Marker qui lui a prêté du matériel, c’est un film inachevé. La version qui ressort mercredi en salles est une maquette, conçue par l’auteur dans l’espoir de convaincre un producteur de financer le film. Mais l’accueil que lui ont fait les amis de Chris Marker lui a coupé les ailes. « Pas politique », lui a-t-on asséné, ce qui revenait, dans le contexte de l’époque, à une condamnation sans appel.
Malgré le soutien de Jean Rouch, qui a salué « un des rares films surréalistes de l’histoire du cinéma », le jeune cinéaste l’a enterré et n’a pas tardé à abandonner le cinéma pour se consacrer à l’enseignement. C’est à sa fille, Chloé Scialom, qu’il doit d’avoir exhumé cette copie de travail, et à l’association marseillaise Film Flamme de l’avoir restaurée.
Lettre à la prison n’est pas un film militant, mais c’est un film politique, visionnaire, dont le sens s’est intensifié avec les années. La liberté de son écriture, la poésie de son montage le distinguent radicalement des films engagés des années 1970 dont la plupart ne peuvent plus s’apprécier autrement que replacés dans le contexte de leur époque.
A l’heure où « l’identité nationale » envahit le débat public, ce film réalisé par un immigré tunisien de culture juive sur un immigré tunisien de culture musulmane pose des questions essentielles, avec l’intelligence et le regard d’un grand artiste.
Voir de même:
Monday, November 30, 2009
Marc Scialom. Lettre à la prison
We can see what the city of Marseille was like – with its past and present marked by immigration, likewise on the border between reality and fiction – in Lettre à la prison, filmed 40 years ago in Marseille and Tunisia. The film has remained invisible since then because its director, Marc Scialom, a French Tunisian with Italian blood, ran out of money and had to stop filming before he could run off a copy. With voices out of field, it is an atemporal narration that instead follows the interior movements of the leading player, a Tunisian boy who has landed in Marseille and tries to get to Paris. He goes to the station every day but never manages to leave. The words, which are not always connected with the images, compose the story: the young man has come to France to help his brother, accused of killing a French girl with whom he had a relationship. Little does it matter that the accusation is false: back then – as is the case today – he is the perfect culprit.
But the story, the letters that one man writes to the other, are merely fragments, a starting point to reveal much more. The young man’s wanderings through Marseille, composed of harsh angles, diagonal shots with a “cubist” air, tell us about racism, ostracism and mistrust. Men and women view immigrants suspiciously, considering them savages: Arab equals disease and filth. It makes no difference that they were bled first by colonialism and then by post-colonialism: the slums in which they live are dirty, their children dishevelled, barefoot and naked … There is a compelling feeling of contemporary life, of today’s world, in this film. Indeed, its power lies in not “theorizing” about it but, rather, allowing the contradictions and ambiguity of widespread violence to emerge: the frustration of a horrible deed – the young man throws his dog from the train because a hysterical Frenchwoman is shocked that the animal is peeing – is something that introjects marginality without having processed it into rebellion, making it all the more frightening. Scialom revisits cinéma vérité, but the most surprising aspect is the representation of immigration. The director takes uncommon liberties and perhaps this is what frightened producers at the time. The scene of the young man and a French girl on the reef – she urinating in front of him, he being transformed into all of the men of an aggressive culture without distinction – is extraordinary. The “scandal” of the film is its unconventionality, the fact that it works within a reciprocal imagination, touching on eroticism, sexuality and fantasies. Something that is ever topical in history. (Cristina Piccino, il manifesto, 6 July 2008)
Personne ou presque ne connaît Marc Scialom. Juif italien né à Tunis en 1934, ce cinéaste autodidacte a pourtant gagné un Lion d’Argent à Venise en 1972, avec le court-métrage Exils. Mais son seul long-métrage, Lettre à la prison (1969), n’est jamais sorti dans les salles. Trop onirique pour l’époque (post 68), très demandeuse de Politique. Mêlant prises de vues en noir et blanc tournées à l’arrache dans les rues de Marseille, et extraits d’un court métrage en couleur, Lettre à la prison est un magnifique film-poème sur l’immigration maghrébine. 35 ans plus tard, sa puissance reste intacte.
LETTRE A LA PRISON
Un film de Marc Scialom
Avec Tahar Aïbi, Marie-Christine Lefort, Myriam Tuil
Durée : 1h39
Voir encore:
WHO IS AN ARAB JEW? *
Albert Memmi
February, 1975
* The term « Arab Jews » is obviously not a good one. I have adopted it for convenience. I simply wish to underline that as natives of those countries called Arab and indigenous to those lands well before the arrival of the Arabs, we shared with them, to a great extent, languages, traditions and cultures. If one were to base oneself on this legitimacy, and not on force and numbers, then we have the same rights to our share in these lands – neither more nor less – than the Arab Moslems. But one should remember, at the same time, that the term « Arab » is not a happy one when applied to such diverse populations, including even those who call and believe themselves to be Arabs.
The head of an Arab state (Muammar Ghadaffi) recently made us a generous and novel offer. « Return, » he told us, « return to the land of your birth! » It seems that this impressed many people who, carried away by their emotions, believed that the problem was solved. So much so that they did not understand what was the price to be paid in exchange: once reinstalled in our former countries, Israel will no longer have any reason to exist. The other Jews, those « terrible European usurpers », will also be sent back « home » – to clear up the remains of the crematoria, to rebuild their ruined quarters, I suppose. And if they do not choose to go with good grace, in spite of everything, then a final war will be waged against them. On this point, the Head of State was very frank. It also seems that one of his remarks deeply impressed those present: « Are you not Arabs like us – Arab Jews? »
What lovely words! We draw a secret nostalgia from them: yes, indeed, we were Arab Jews- in our habits, our culture, our music, our menu. I have written enough about it. But must one remain an Arab Jew if, in return, one has to tremble for one’s life and the future of one’s children and always be denied a normal existence? There are, it is true, the Arab Christians. What is not sufficiently known is the shamefully exorbitant price that they must pay for the right merely to survive. We would have liked to be Arab Jews. If we abandoned the idea, it is because over the centuries the Moslem Arabs systematically prevented its realization by their contempt and cruelty. It is now too late for us to become Arab Jews. Not only were the homes of Jews in Germany and Poland torn down, scattered to the four winds, demolished, but our homes as well. Objectively speaking, there are no longer any Jewish communities in any Arab country, and you will not find a single Arab Jew who will agree to return to his native land.
I must be clearer: the much vaunted idyllic life of the Jews in Arab lands is a myth! The truth, since I am obliged to return to it, is that from the outset we were a minority in a hostile environment; as such, we underwent all the fears, the agonies, and the constant sense of frailty of the underdog. As far back as my childhood memories go – in the tales of my father, my grandparents, my aunts and uncles – coexistence with the Arabs was not just uncomfortable, it was marked by threats periodically carried out. We must, nonetheless, remember a most significant fact: the situation of the Jews during the colonial period was more secure, because it was more legalized. This explains the prudence, the hesitation between political options of the majority of Jews in Arab lands. I have not always agreed with these choices, but one cannot reproach the responsible leaders of the communities for this ambivalence – they were only reflecting the inborn fear of their co-religionists.
As to the pre-colonial period, the collective memory of Tunisian Jewry leaves no doubt. It is enough to cite a few narratives and tales relating to that period: it was a gloomy one. The Jewish communities lived in the shadow of history, under arbitrary rule and the fear of all-powerful monarchs whose decisions could not be rescinded or even questioned. It can be said that everybody was governed by these absolute rulers: the sultans, beys and deys. But the Jews were at the mercy not only of the monarch but also of the man in the street. My grandfather still wore the obligatory and discriminatory Jewish garb, and in his time every Jew might expect to be hit on the head by any Moslem whom he happened to pass. This pleasant ritual even had a name – the chtaka; and with it went a sacramental formula which I have forgotten. A French orientalist once replied to me at a meeting: « In Islamic lands the Christians were no better off! » This is true – so what? This is a double-edged argument: it signifies, in effect, that no member of a minority lived in peace and dignity in countries with an Arab majority! Yet there was a marked difference all the same: the Christians were, as a rule, foreigners and as such protected by their mother-countries. If a Barbary pirate or an emir wanted to enslave a missionary, he had to take into account the government of the missionary’s land of origin – perhaps even the Vatican or the Order of the Knights of Malta. But no one came to the rescue of the Jews, because the Jews were natives and therefore victims of the will of « their » rulers. Never, I repeat, never – with the possible exception of two or three very specific intervals such as the Andalusian, and not even then – did the Jews in Arab lands live in other than a humiliated state, vulnerable and periodically mistreated and murdered, so that they should clearly remember their place.
During the colonial period, the life of Jews took on a certain measure of security, even among the poorest classes, whereas traditionally only the rich Jews, those from the European part of town, were able to live reasonably well. In these quarters the population was mixed, and the French and Italian Jews were, in general, less in contact with the Arab population. Even they remained second-class citizens, a prey from time to time to outbursts of popular anger, which the colonial power – French, English or Italian – did not always repress in time, either out of indifference or for tactical reasons.
I have lived through the alarms of the ghetto: the rapidly barred doors and windows, my father running home after hastily shutting his shop, because of rumours of an impending pogrom. My parents stocked food in expectation of a siege, which did not always materialize, but this gives the measure of our anguish, our permanent insecurity. We felt abandoned then by the whole world, including, alas, the French protectorate officials. Whether these officials knowingly exploited these happenings for internal political reasons, as a diversion of an eventual rising against the colonial regime, I have no proof. But certainly this was the feeling of us Jews of the poor quarters. My own father was convinced that when the Tunisian riflemen left for the front during the war, the Jewish population had been delivered into their hands. At the least, we thought that the French and Tunisian authorities had shut their eyes to the depredations of the soldiery or the malcontents who streamed into the ghetto. Like the carabinieri in the song, the police never came, or if they did it was only hours after it was all over.
Shortly before the end of the colonial period, we endured an ordeal in common with Europe: the German occupation.
I have described in Pillar of Salt how the French authorities coldly left us to the Germans. But I must add that we were also submerged in a hostile Arab population, which is why so few of us could cross the lines and join the Allies. Some got through in spite of everything, but in most cases they were denounced and caught.
Nevertheless, we were inclined to forget that dreadful period after Tunisia attained independence. It must be acknowledged that not many Jews took an active part in the struggle for independence, but neither did the mass of Tunisian non-Jews. On the other hand our intellectuals, including the communists, who were very numerous, took an active role in the fight for independence; some of them fought in the ranks of the « Destour ». I was myself a member of the small group which founded the newspaper Jeune Afrique in 1956, shortly before independence, for which I had to pay dearly later on.
At all events, after independence the Jewish bourgeoisie, which was an appreciable part of the Jewish population, believed that they could collaborate with the new regime, that it was possible to coexist with the Tunisian population. We were Tunisian citizens and decided in all sincerity to « play the game ». But what did the Tunisians do? Just like the Moroccans and Algerians, they liquidated their Jewish communities cunningly and intelligently. They did not indulge in open brutalities as in other Arab lands – that would anyhow have been difficult after the services which had been rendered, the help given by a large number of our intellectuals, because of world public opinion, which was following events in our region closely; and also because of American aid which they needed urgently. Nonetheless they strangled the Jewish population economically. This was easy with the merchants: it was enough not to renew their licences, to decline to grant them import permits and, at the same time, to give preference to their Moslem competitors. In the civil service it was hardly more complicated: Jews were not taken on, or veteran Jewish officials were confronted with insurmountable language difficulties, which were rarely imposed upon Moslems. Periodically, a Jewish engineer or a senior official would be put in jail on mysterious, Kafkaesque charges which panicked everyone else.
And this does not take into account the impact of the relative proximity of the Arab-Israel conflict. At each crisis, with every incident of the slightest importance, the mob would go wild, setting fire to Jewish shops. This even happened during the Yom Kippur War. Tunisia’s President, Habib Bourguiba, has in all probability never been hostile to the Jews, but there was always that notorious « delay », which meant that the police arrived on the scene only after the shops had been pillaged and burnt. Is it any wonder that the exodus to France and Israel continued and even increased?
I myself left Tunisia for professional reasons, admittedly, because I wanted to get back into a literary circle, but also because I could not have lived much longer in that atmosphere of masked, and often open, discrimination.
It is not a question of regretting the position of historical justice we adopted in favour of the Arab peoples. I regret nothing, neither having written The Colonizer and the Colonized nor my applause for the independence of the peoples of the Maghreb. I continued to defend the Arabs even in Europe, in countless activities, communications, signatures, manifestos. But it must be stated unequivocally, once and for all: we defended the Arabs because they were oppressed. But now there are independent Arab states, with foreign policies, social classes, with rich and poor. And if they are no longer oppressed, if they are in their turn becoming oppressors, or possess unjust political regimes, I do not see why they should not be called upon to render accounts. Besides, unlike most people, I was never willing to believe (as the liberals naively, and the communists artfully, repeat) that after independence there would be no more problems, that our countries would become secular states where Europeans, Jews and Moslems would happily coexist.
I even knew that there would not be much of a place for us in the country after independence. Young nations are very exclusive; and anyhow, Arab constitutions are incompatible with a secular ideology. And this, by the way, has been recently underlined most appositely by Colonel Qadhafi. He only said aloud what others think to themselves. I was equally aware of the problem of the « small » Europeans, the poor Whites; but I thought that all this was the inevitable end of a state of affairs condemned by history. I thought, in spite of everything, that the effort was worth making. After all, we had never occupied a major place; it would have been enough had they allowed us to live in peace. This was a drama, but a historical drama – not a tragedy; modest solutions did exist for us. But even that was not possible. We were all obliged to go, each in his turn.
Thus I arrived in France, and found myself up against the legend which was current in left-wing Parisian salons: the Jews had always lived in perfect harmony with the Arabs. I was almost congratulated for having been born in such a land where racial discrimination and xenophobia were unknown. It made me laugh. I heard so much nonsense about North Africa, and from people of the best intentions that, honestly, I did not react to it at all. The chattering only began to worry me when it became a political argument that is, after 1967. The Arabs then made up their minds to use this travesty of the truth, which fell on willing ears once the reaction against Israel had set in after her victory. It is now time to denounce this absurdity.
If I had to explain the success of the myth, I would list five converging factors. The first is the product of Arab propaganda: « The Arabs never did the Jews any harm, so why do the Jews come to despoil them of their lands, when the responsibility for Jewish misfortune is altogether European? The whole responsibility for the Middle East conflict rests on the Jews of Europe. The Arab Jews never wanted to create a separate country and they are full of trust and friendship towards the Moslem Arabs. » This is a double lie: the Arab Jews are much more distrustful of the Moslems than are the European Jews, and they dreamed of the Land of Israel long before the Russian and Polish Jews did.
The second argument stems from the cogitations of a part of the European Left: the Arabs were oppressed, therefore they could not be anti-Semites. This is ridiculously manichaeistic – as though one could not be oppressed and also be a racist! As if workers have not been xenophobic! Actually the argument is not convincing: the real purpose is to be able with a clear conscience to fight Zionism and thus serve the Soviet Union.
The third argument is the doing of contemporary historians, among whom, curiously enough, are certain Western Jews. Having undergone the dreadful Nazi slaughter, they could not imagine a similar thing happening elsewhere. However, if we except the massacres of the twentieth century (the pogroms in Russia after Kishinev and later by Stalin, as well as the Nazi crematoria), the total number of Jewish victims from Christian pogroms over the centuries probably does not exceed the total of the victims of the smaller and larger periodic pogroms perpetrated in Arab lands under Islam over the past millennium. Jewish history has so far been written by Western Jews; there has been no great Oriental Jewish historian. This is why only the « Western » aspects of Jewish suffering are widely known. One is reminded of the absurd distinction drawn by Jules Isaac, usually better inspired, between « true » and « false » anti-Semitism, « true » anti-Semitism being the result of Christianity. The truth is that it is not only Christianity that creates anti-Semitism, but the fact that the Jew is a member of a minority – in Christendom or in Islam. In making of anti-Semitism a Christian creation, Isaac, I regret to say, has minimized the tragedy of the Jews from Arab lands and helped to confuse people.
The fourth factor is that many Israelis, perturbed by the issue of coexistence with their Arab neighbours, wish to believe that this existed in the past; otherwise the whole undertaking would have to be discarded in despair! But in order to survive, it would be far wiser to take a clear view of the actual environment.
The fifth and last factor is our own complicity, the more or less unwitting complacency of us Jews from Arab countries – the uprooted who tend to embellish the past, who in our longing for our native Orient minimize, or completely efface, the memory of persecutions. In our recollections, in our imagination, it was a wholly marvelous life, even though our own newspapers from that period attest the contrary.
How I wish that all this had been true – that we had enjoyed a singular existence in comparison with the usual Jewish condition! Unfortunately, it is all a huge lie: Jews lived most lamentably in Arab lands. The State of Israel is not the outcome only of the sufferings of European Jewry. It is certainly possible, contrary to the thinking – if there is any thinking at all – of a part of the European Left, to free oneself from oppression and in turn to become an oppressor towards, for example, one’s own minorities. Indeed, this happens very often with many new nations.
And now?
Now it is no longer a question of our returning to any Arab land, as we are so disingenuously invited to do. Such an idea would seem grotesque to all the Jews who fled their homes – from the gallows of Iraq, the rapes, the sodomy of the Egyptian prisons, from the political and cultural alienation and economic suffocation of the more moderate countries. The attitude of the Arabs towards us seems to me to be hardly different from what it has always been. The Arabs in the past merely tolerated the existence of Jewish minorities, no more. They have not yet recovered from the shock of seeing their former underlings raise up their heads, attempting even to gain their national independence! They know of only one rejoinder: off with their heads! The Arabs want to destroy Israel. They pinned great hopes on the summit meeting in Algiers. Now what did this meeting demand? Two points recur as a leitmotiv: the return of all the territories occupied by Israel, and the restoration of the legitimate national rights of the Palestinians. The first contention can still create an illusion, but not the second. What does it mean? Settling the Palestinians as rulers in Haifa or Jaffa? In other words, the end of Israel. And if not that, if it is only a matter of partition, why do they not say so? On the contrary, the Palestinians have never ceased to claim the whole of the region, and their succeeding « summits » change nothing. The summit meeting in Algiers is linked to that of Khartoum (1967), there is no basic difference. Even today the official position of the Arabs, implicit or avowed, brutal or tactical, is nothing but a perpetuation of that anti-Semitism which we have experienced. Today, as yesterday, our life is at stake. But there will come a day when the Moslem Arabs will have to admit that we, the « Arab Jews » as well – if that is how they wish to call us – have the right to existence and to dignity.
Source: Israel Academic Committee on the Middle East, February, 1975
Voir enfin:
Pour un nouveau procès de L’Etranger
Pour un nouveau procès de L’Etranger », tel est le titre d’un chapitre de l’ouvrage de René Girard, Critique dans un souterrain (L’Age d’Homme, Lausanne, Suisse, 1976, p. 112-142) ouvrage épuisé chez l’éditeur et dont nous avons pu nous procurer le tout dernier exemplaire à Paris). Ce texte était paru pour la première fois (en anglais, dans PMLA, LXXIX, December 1964); il avait été republié en français dans une traduction de Régis Durand et de l’auteur (Revue des Lettres Modernes, Albert Camus I, Paris 1968). Ce texte étant assez difficilement accessible, nous en donnons ci-après quelques extraits. René Girard ne fait pas une étude juridique du procès de Meursault, mais tente de comprendre la démarche de Camus à la lumière de La Chute, opposant Clamence à Meursaut, dont il ne serait pas la « conversion » mais le « double transcendant ». »
… Le besoin de se justifier hante toute la littérature moderne du «procès». Mais il y a plusieurs niveaux de conscience. Ce qu’on appelle le «mythe» du procès peut être abordé sous des angles radicalement différents. Dans L’Etranger, la seule question est de savoir si les personnages sont innocents ou coupables. Le criminel est innocent et les juges coupables. Dans la littérature traditionnelle, le criminel est généralement coupable et les juges innocents. La différence n’est pas aussi importante qu’il le semble. Dans les deux cas, le Bien et le Mal sont des concepts figés, immuables : on conteste le verdict des juges, mais pas les valeurs sur lesquelles il repose.La Chute va plus loin. Clamence s’efforce de démontrer qu’il est du côté du bien et les autres du côté du mal, mais les échelles de valeurs auxquelles il se réfère s’effondrent une à une. Le vrai problème n’est plus de savoir «qui est innocent et qui est coupable?», mais «pourquoi faut-il continuer à juger et à être jugé?». C’est là une question plus intéressante, celle-là même qui préoccupait Dostoïevski. Avec La Chute, Camus élève la littérature du procès au niveau de son génial prédécesseur.Le Camus des premières oeuvres ne savait pas à quel point le jugement est un mal insidieux et difficile à éviter. Il se croyait en-dehors du jugement parce qu’il condamnait ceux qui condamnent. En utilisant la terminologie de Gabriel Marcel, on pourrait dire que Camus considérait le Mal comme quelque chose d’extérieur à lui, comme un «problème» qui ne concernait que les juges, alors que Clamence sait bien qu’il est lui aussi concerné. Le Mal, c’est le «mystère» d’une passion qui en condamnant les autres se condamne elle-même sans le savoir. C’est la passion d’Oedipe, autre héros de la littérature du procès, qui profère les malédictions qui le mènent à sa propre perte. […]L’étranger n’est pas en dehors de la société mais en dedans, bien qu’il l’ignore. C’est cette ignorance qui limite la portée de L’Etranger tant au point de vue esthétique qu’au point de vue de la pensée. L’homme qui ressent le besoin d’écrire un roman-procès n’appartient pas à la Méditerranée, mais aux brumes d’Amsterdam.Le monde dans lequel nous vivons est un monde de jugement perpétuel. C’est sans doute le vestige de notre tradition judéo-chrétienne. Nous ne sommes pas de robustes païens, ni des juifs, puisque nous n’avons pas de Loi. Mais nous ne sommes pas non plus de vrais chrétiens puisque nous continuons à juger. Qui sommes-nous? Un chrétien ne peut s’empêcher de penser que la réponse est là, à portée de la main : «Aussi es-tu sans excuse, qui que tu sois, toi qui juges. Car en jugeant autrui, tu juges contre toi-même : puisque tu agis de même, toi qui juges». Camus s’était-il aperçu que tous les thèmes de La Chute sont contenus dans les Epîtres de saint Paul ? […]Meursault était coupable d’avoir jugé, mais il ne le sut jamais. Seul Clamence s’en rendit compte. On peut voir dans ces deux héros deux aspects d’un même personnage dont le destin décrit une ligne qui n’est pas sans rappeler celle des grands personnages de Dostoïevski. »
René Girard – Critique dans un souterrain, Pour un nouveau procès de l’Etranger, p.140-142.Dans le prochain numéro du Bulletin, nous publierons