Bilan de Chirac: La lourde responsabilité de la France dans le « bourbier » irakien (Chirac’s heavy hand in Iraq « quagmire »)

30 décembre, 2007
Chirak's traitor's hands (Time)
Même aux pires moments de notre relation, quand le général De Gaulle a quitté l’OTAN, critiqué la guerre du Vietnam et voulu remplacer le dollar par l’étalon-or, il n’est jamais allé aussi loin. Il n’a jamais tenté, lui, de monter une coalition contre nous. Kissinger (Paris, automne 2003)
Il est maintenant clair que les assurances données par Chirac ont joué un rôle crucial, persuadant Saddam Hussein de ne pas offrir les concessions qui auraient pu éviter une guerre et le changement de régime. Selon l’ex-vice président Tareq Aziz, s’exprimant depuis sa cellule devant des enquêteurs américains et irakiens, Saddam était convaincu que les Français, et dans une moindre mesure, les Russes allaient sauver son régime à la dernière minute. Amir Taheri
A senior U.S. official said France’s refusal to join in threatening force against Iraq doomed the united front assembled in November and convinced Iraqi President Saddam Hussein that he could split the international community and avert war without divulging his programs to develop weapons of mass destruction. (…) As the United States and Britain lobbied for a second U.N. resolution that would authorize the use of force, France played hardball, openly competing for Security Council votes and trying to intimidate supporters of the U.S. position among Eastern European countries. It wasn’t just France’s anti-war stance that Washington resented, but the « gleeful organizing against us, » a senior U.S. official said. This generated even more disfavor within the Bush administration than was reserved for Russia, which opposed the war less aggressively. (…) U.S.-French strains did not start with Iraq, and are unlikely to end anytime soon. Determined to act as a counterweight to American power in Europe and to preserve its influence among former colonies in Africa and the Middle East, France has long viewed the United States and its power with a mixture of gratitude, Old World disdain and sheer mischievousness. President Charles de Gaulle set the relationship on its rocky course in 1966 when he pulled France out of the military arm of the U.S.-led North Atlantic Treaty Organization while remaining part of its political umbrella, the North Atlantic Council, and providing troops and equipment for NATO missions. In the years since, France has refused to give unblinking support for U.S. actions, even blocking the use of its airspace when the United States, under President Ronald Reagan, bombed Libya in 1986. The Baltimore Sun (09.05.2003)

Attention: une responsabilité peut en cacher une autre !

Alors que l’opinion comme les juges semblent faire preuve d’une bien généreuse indulgence pour les douze longues années d’immobilisme mais aussi de cynique tyrannophilie et de magouilles qu’a imposé à notre pays l’ancien squatteur de l’Elysée …

Excellent et courageux billet de François Brutsch (que je ne découvre hélas qu’un mois plus tard) sur le bilan Chirac et notamment sur sa défilade face à l’intervention alliée en Irak que tout le monde ou presque s’entend à présenter comme positive.

Oui, Chirac et la France qu’il a entrainée dans son sillage ont une lourde responsabilité dans le prétendu « bourbier » irakien.

D’abord, parce que sans la trahison française (et les manifestations massives de par le monde qu’elle a encouragées), Saddam et sa clique ne se seraient probablement pas obstinés à défier une communauté internationale unie et unanime, ce que les déclarations de Tarik Aziz lui-même semblent confirmer.

Mais aussi parce que si guerre il y avait quand même eu, les irrédentistes du régime n’auraient probablement pas eu le soutien qu’ils ont eu, ne serait-ce que parce qu’ils n’auraient pas pu présenter l’occupation comme une affaire purement américaine.

Sans compter qu’il n’y aurait pas eu le fatal manque de troupes d’occupation (et les pillages et cafouillages du début) qu’on a tant reprochés aux Américains alors qu’on les avait même, par Turquie interposée, privés de tout un corps d’armée qui a dû faire le tour par le Golfe persique et n’est ainsi arrivé que bien plus tard.

L’Irak dans le bilan de Jacques Chirac
François Brutsch
Un swiss roll
18 mai 2007

Pitoyable éditorial du Monde pour marquer la fin des fonctions présidentielles de Chirac, dans lequel il parvient à ne trouver que peu d’éléments à son actif. Non que je croie la liste beaucoup plus longue, certes, mais c’est le coup de pied de l’âne qui manque d’élégance.

L’énumération démarre avec le haut fait du quinquennat: « il sut refuser la croisade américaine en Irak », une décision qualifiée de « courageuse » et « juste ». Et s’il y a un point qui paraît faire l’unanimité en France c’est bien celui-là. J’aimerais encore une fois dire pourquoi je suis en complet désaccord avec cette manière de voir: c’est certes un élément hautement significatif de la présidence Chirac, mais à inscrire à son passif et plus généralement à celui du rôle de la France dans la communauté internationale.

Que l’on veuille bien me suivre deux minutes dans l’évocation de l’autre scénario qui aurait été possible: comme sous Mitterrand pour libérer le Koweit annexé par Saddam Hussein, comme sous Chirac pour mettre fin à l’épuration ethnique lancée par Slobodan Milosevic, Américains, Britanniques, Français et tous les autres agissant ensemble pour mettre fin à la menace que représente toujours le régime de Saddam dans la région et libérer son peuple[1]. Pas d’atermoiement au Conseil de sécurité, mais une attitude ferme et déterminée, un mandat des Nations Unies en bonne et due forme[2] et la France prenant toute sa place dans l’intervention[3].

Eut-elle adopté cette attitude, la France n’aurait pas prêté, avec la grandiloquence hypocrite d’un Villepin, une légitimité factice au mouvement « anti-guerre » qui n’aurait pas eu le développement indigne qu’il a connu; elle aurait évité que soit perçue comme une « croisade américaine », justement, une prise de responsabilité de la communauté internationale qui représentait un immense progrès pour l’humanité; elle aurait permis un tout autre déroulement tant de la planification que des suites de l’intervention et de la remise en marche du pays.

Wishful thinking naïf, je prendrais mes désirs pour des réalités, avec des « si » on mettrait Paris en bouteille? Je ne crois pas. Il y a des décisions qui changent la réalité, c’est d’ailleurs pour cela qu’on les prend[4]. Et il est trop facile, voyant après-coup une situation difficile, de se dire « heureusement que je m’en suis tenu à l’écart ». Alors qu’en réalité on porte une responsabilité directe, par la décision que l’on a prise de se retirer publiquement d’une démarche initiée ensemble, dans la manière désastreuse dont les choses ont évolué. (…)

C’est en réalité pour ce coup de poignard dans le dos de ses alliés, cette trahison du peuple irakien[6] et de tous les espoirs de développement de ceux qui subissent des dictatures, cet encouragement de l’état d’esprit anti-occidental qui nourrit le terrorisme (dans le tragiquement vain espoir qu’il sera seulement anti-américain si l’on s’en dissocie) et cette honteuse anesthésie de l’opinion démocratique que la présidence de Chirac mérite de passer à l’histoire.

Notes

[1] Dans une stratégie de « regime change » qui ne se dissimule pas derrière les seules armes de destruction massive (comme la France l’a exigé pour prix de sa participation, dans le souci probablement de ne pas inquiéter « ses » dictateurs africains) qu’au demeurant, à l’époque tout le monde, Chirac et les services français eux-mêmes, tenaient pour une réalité menaçante qu’on se limitait alors à contenir.

[2] Et une seule résolution suffisait, plutôt que ce découplage imposé également par Chirac, accepté là encore par Bush et Blair dans l’illusion qu’il ne les lâcherait pas et qui contient en germe la trahison à venir.

[3] Si même elle n’aurait pas pu être prévenue par un coup d’Etat interne ouvrant sans effusion de sang le pays au secours de la communauté internationale.

[4] On peut certes ne pas en avoir mesuré les conséquences réelles, mais on en reste responsable.

[5] Tiens, voilà qui doit faire rêver les reconstructeurs de l’opposition…

[6] Nourrie du contact personnel que Chirac avait avec Saddam.

Voir aussi:

U.S. backs away from vow to punish France over Iraq

Mark Matthews
The Baltimore Sun
May 09 2003

WASHINGTON – Just weeks after the angriest rift with a close ally in decades, the United States is quietly backing away from threats to penalize France for its strenuous efforts to block the U.S. invasion of Iraq.

Although Secretary of State Colin L. Powell sent ripples across the Atlantic with his warning April 23 that Paris would suffer « consequences, » serious steps to punish France are « not being taken seriously » in the Bush administration’s top ranks, a White House official said this week.

After a series of high-level meetings, the administration has settled on a strategy of trying to outmaneuver France in global forums or, if that doesn’t work, going around the French to achieve its goals with the help of other allies, as in Iraq.

« The goal is to give them an opportunity [to work with the United States] but not give them a stranglehold, » a senior Bush administration official said.

For example, U.S. officials are trying to figure out ways to proceed with the reconstruction of Iraq if France, or Russia, blocks the lifting of U.N. sanctions and thus delays generation of Iraqi oil revenue. The two countries are reluctant to give the United States control over Iraqi oil revenues and want the United Nations to play a stronger role in postwar Iraq.

The United States said this week that it would lift some of the sanctions the first Bush administration imposed on Iraq in 1990 after the invasion of Kuwait.

To achieve desired results in NATO, the United States could seek action through the organization’s Defense Planning Committee, to which France does not belong, rather than trying to forge consensus within the alliance’s political body, the North Atlantic Council.

Renewed cooperation

Powell, signaling an effort to bury the hatchet and renew cooperation on the Security Council, said Wednesday at the United Nations: « Whatever happened in the past is in the past. »

The new, pragmatic attitude toward Washington’s most aggravating ally stems from the need to avoid damaging the many areas where the United States and France cooperate well, such as trade and investment, counterterrorism, and peacekeeping in the Balkans.

President Bush has made a show of welcoming allies in the Iraq war, playing host Wednesday to Prime Ministers Jose Maria Aznar of Spain at the White House and John Howard of Australia at his Texas ranch last weekend. The prime minister of Denmark, the emir of Qatar and a half-dozen other allied leaders met with Bush yesterday. Of French President Jacques Chirac, he told Tom Brokaw of NBC News, « I doubt he’ll be coming to the ranch any time soon. »

But a parade of U.S. officials has been streaming to Paris for meetings in recent weeks, including Attorney General John Ashcroft, U.S. Trade Representative Robert B. Zoellick, EPA Administrator Christine Todd Whitman and Undersecretary of State John Bolton.

Powell will go to France this month to prepare for the June summit of the Group of Eight, at which Chirac will be host to leaders of the world’s major industrial nations.

Economic cooperation is crucial to Bush and Chirac, because each is grappling with a troubled economy that could spell political turmoil despite their recent surge in popularity. Like Bush, Chirac saw a wartime bounce in public opinion polls but for a different reason: His strong opposition to the invasion appealed to French anti-war sentiment.

« I believe there will remain a strong and active economic relationship, » Zoellick said April 30 in Paris.

Yet bitterness lingers. U.S.-French relations « have taken a hit; nobody should pretend otherwise, » a senior Bush administration official said.

Having backed the U.N. resolution in November requiring Iraq to disarm, France broke ranks with the United States early this year when it sensed that Bush was rushing into war.

French Foreign Minister Dominique de Villepin infuriated Powell on Jan. 20, when, after the secretary attended a French-sponsored U.N. Security Council meeting on terrorism, de Villepin declared at a news conference that nothing would justify a war against Iraq.

A senior U.S. official said France’s refusal to join in threatening force against Iraq doomed the united front assembled in November and convinced Iraqi President Saddam Hussein that he could split the international community and avert war without divulging his programs to develop weapons of mass destruction.

But Chirac was skeptical of U.S. intentions.

« My feeling is, he did not believe the game was [just] to put pressure » on Iraq, said Etienne de Durand of the French Institute of International Relations. « There were so many in the administration who were after regime change. »

As the United States and Britain lobbied for a second U.N. resolution that would authorize the use of force, France played hardball, openly competing for Security Council votes and trying to intimidate supporters of the U.S. position among Eastern European countries.

It wasn’t just France’s anti-war stance that Washington resented, but the « gleeful organizing against us, » a senior U.S. official said. This generated even more disfavor within the Bush administration than was reserved for Russia, which opposed the war less aggressively. Bush ultimately launched the war without a second resolution.

France-bashing

Anti-French fever quickly gripped Capitol Hill and the conservative broadcast circuit, and a wave of France-bashing spread around the country, typified by « freedom fries » on menus and a bumper sticker that read: « First Iraq. Then France. »

If certain members of Congress had their way, French wine would carry grisly warning labels, the United States would halt participation in the Paris Air Show, and the remains of American soldiers who died in France would be dug up and shipped home.

Radio personality Rush Limbaugh mocked the dapper de Villepin as a man « whose name in French must mean ‘he whose suits are three sizes too big.' »

Some of the fever has subsided. House Speaker Dennis Hastert, an Illinois Republican, put on hold his proposal that wine imported from France be required to carry a label warning that it is clarified using cow’s blood.

But Rep. H. James Saxton, a New Jersey Republican, remains determined to use his seat on the House Armed Services Committee to mount a U.S. air show that would rival the Paris extravaganza.

Saxton, in an interview, said he feels in sync with « a great feeling of disappointment » across the country, but indicated that the Bush administration had not embraced his idea.

« The administration’s desire is for a good working relationship with the French govern- ment, » he said, « as is mine. »

Roots of bitterness

U.S.-French strains did not start with Iraq, and are unlikely to end anytime soon. Determined to act as a counterweight to American power in Europe and to preserve its influence among former colonies in Africa and the Middle East, France has long viewed the United States and its power with a mixture of gratitude, Old World disdain and sheer mischievousness.

President Charles de Gaulle set the relationship on its rocky course in 1966 when he pulled France out of the military arm of the U.S.-led North Atlantic Treaty Organization while remaining part of its political umbrella, the North Atlantic Council, and providing troops and equipment for NATO missions.

In the years since, France has refused to give unblinking support for U.S. actions, even blocking the use of its airspace when the United States, under President Ronald Reagan, bombed Libya in 1986.

French officials are unnerved by U.S. military dominance and appalled by Bush’s tendency to operate outside international security mechanisms such as the Security Council, where France wields outsized clout.

Chirac wants Europe to play a more independent military role, though his effort last week to form a new military planning center with Germany, Belgium and Luxembourg was laughed off in Washington.

The French want « an international order with maximum legitimacy so individuals can’t decide for themselves to take military action, » said Jeremy Shapiro of the Brookings Institution.

« It’s good to have people who are essentially reliable willing to stand up to us, » he said.


Histoire de la mondialisation: Donnez-moi le container, je vous donnerai la mondialisation! (Looking back at the obscure man behind the container revolution)

30 décembre, 2007
The Box (Malcom Mc Lean)A truck parked near a stack of containers at the Port Newark Container Terminal in Newark, N.J., the nation’s second-busiest port, on Oct. 30 2015. Photo by Julio Cortez/Associated Press. Pres. Dwight D. Eisenhower, left, leans over for a word with 7-year-old Malcom McLean, Jr., as the lad touches the 1959 American Legion Merchant Marine Achievement Award during its presentation at the White House, July 29, 1959. Young Malcolm's father accepted the award on behalf of the Pan American Steamship Corp., which he headed. In the group at right are, from left: Rep. Frank Boykin (D-Ala.), Mrs. McLean, Malcolm McLean, Sr., and Nancy McLean, 13. Photo courtesy of Associated Press.Donnez-moi le moulin à vent, je vous donnerai le Moyen-âge, donnez-moi la machine à vapeur, je vous donnerai le capitalisme! Marx
Un homme totalement obsédé par le business et cherchant sans cesse de nouveaux moyens pour gagner plus d’argent … American Magazine

Après les petits vernis, actuellement dans leurs petits souliers, de la Mairie de Paris

Après le retour des bandits de grand chemin qui commencent sérieusement à ternir la réputation de notre cher Père Noël …

Voici, en cette saison finissante d’échange de cadeaux, un petit hommage à quelqu’un sans lequel la tâche déjà herculéenne du bonhomme à la hotte rouge serait tout simplement impossible…

A savoir le plus grand (après l’inventeur du bateau à vapeur Robert Fulton) révolutionnaire du commerce maritime, qui se trouve être aussi… un illustre inconnu!

D’où l’intérêt de cette passionnante série des Echos de juin dernier (par l’historien d’entreprise Tristan Gaston-Breton) sur ces bienfaiteurs souvent ignorés de l’humanité que sont les pionniers de la mondialisation.

Où l’on découvre Malcolm McLean (1913-2001), l’obscur inventeur (même pas une notice wikipedia en français!), au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (mais précédé peut-être par le Canadien William David Steadman?), d’une des inventions-clé de la mondialisation et système alors révolutionnaire de conditionnement des marchandises, le « container ».

Abaissant les coûts de manutention de près de 70 %, démultipliant les quantités de marchandises embarquées par les navires, réduisant les temps d’escale de 4 à 5 jours en moyenne à une dizaine d’heures tout au plus et brisant au passage la puissance des dockers, la  » boîte  » divise par trois ou quatre le prix du transport et contribue ainsi, via la normalisation internationale des containers et un petit coup de pouce de la guerre du Vietnam dont le Pentagone lui demande d’assurer l’expédition de matériels militaires (sa compagnie Sea-Land Service sera rachetée par Reynolds Tobacco Company puis Mærsk Lines), à l’explosion du commerce mondial à partir des années 1960.

Malcom McLean
Tristan Gaston-Breton
Les Echos
Le 31/07/07

Inconnu du grand public, Malcom McLean est pourtant l’inventeur, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’un système de conditionnement des marchandises qui a révolutionné le commerce international: le container.

Le 26 avril 1956, le  »  » Ideal-X  »  » quitte le port de Newark, dans le New Jersey, et met le cap sur le port de Houston, dans le Texas. A son bord, soigneusement alignées dans les soutes et sur le pont, se trouvent 58  » boîtes  » métalliques d’un genre nouveau. Rectangulaires et longues d’une dizaine de mètres chacune, elles sont remplies de marchandises diverses. Outre l’équipage, une centaine de personnes sont montées à bord du bateau : représentants des autorités portuaires et de l’administration fédérale, industriels, armateurs, entrepreneurs du transport routier, journalistes. Tous écoutent avec attention les explications que leur donne un homme d’une quarantaine d’années au visage avenant : Malcom McLean. A ses invités, celui-ci présente le mode de conditionnement des marchandises qu’il vient d’inventer et qui, affirme-t-il, va bientôt révolutionner le transport maritime : le container. Tandis que l' » Ideal-X  » s’éloigne des quais de Newark, le représentant local de l’Association internationale des dockers, resté à terre, lâche aux journalistes présents :  » Je donnerais cher pour que ce fils de chien coule à pic !  » Il est l’un des premiers à avoir compris l’ampleur des bouleversements que va provoquer le container, notamment sur la très remuante et très puissante population des dockers. De fait, la  » boîte « , comme l’appelle Marc Levinson, qui lui a consacré un livre, va totalement changer le visage de l’économie mondiale…

Cinquante ans après l’épopée de l' » Ideal-X « , près de 12 millions de containers circulent dans le monde. Il s’en construit plus de 1,5 million par an, dont les deux tiers en Chine. Et le marché continue de croître : 12 % en moyenne par an depuis 2000. Aujourd’hui, les containers représentent à eux seuls 80 % de la valeur totale des marchandises transportées par voie maritime. Les bateaux eux-mêmes n’ont cessé de grossir. L' » Ideal-X  » faisait à peine 200 mètres de long. De nos jours, les plus gros porte-containers font près de 400 mètres de long, 40 mètres de large et peuvent embarquer jusqu’à 10.000 containers. A l’origine de cette révolution, il y a donc un homme : Malcom McLean. Avant de se lancer dans le transport maritime, cet inventeur de génie, dont presque personne ne connaît le nom, fut un entrepreneur à succès, fondateur de l’un des principaux groupes de transport routier des Etats-Unis. Né en Caroline du Nord en 1913 dans une famille de la classe moyenne, le futur père du container interrompt ses études en 1931 pour devenir gérant d’une station-service. Son destin bascule en 1934 lorsque l’un de ses clients lui demande de faire livrer, par camion, des bidons d’essence à une centaine de kilomètres de là. Plutôt que de faire appel à un transporteur local, Malcom McLean décide de le faire lui-même. Avec ses économies, il achète un vieux camion et, tout en conservant la gérance de la station-service, crée McLean Trucking Company.

C’est le début d’une étonnante aventure ! 1 camion en 1934, 3 en 1935, 30 en 1940, 620 en 1950, près de 2.000 en 1953 ! Comme tous les transporteurs, Malcom McLean profite d’abord de la formidable croissance que connaissent les Etats-Unis au lendemain de la crise des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale. S’y ajoutent également quelques  » recettes maison « . Et d’abord un contrôle très strict des coûts qui le pousse notamment – il est le premier – à faire installer des moteurs Diesel sur ses camions. A une époque où la Commission sur le commerce entre Etats (Interstate Commerce Commission), afin de réguler la concurrence et de protéger les compagnies ferroviaires, limite le nombre de lignes que chaque entreprise de transport routier peut exploiter, cette rigueur financière permet à Malcom McLean de racheter méthodiquement les droits d’exploitation de ses concurrents et d’être ainsi présent sur une grande partie du territoire américain. En 1953, vingt ans à peine après sa création, McLean Trucking Company est déjà le deuxième groupe de transport routier des Etats-Unis.

C’est alors que Malcom McLean,  » un homme totalement obsédé par le business et cherchant sans cesse de nouveaux moyens pour gagner plus d’argent « , comme l’écrit l' » American Magazine  » au début des années 1950, a une idée de génie…

Elle lui vient en 1953 alors que, frappé par les bouchons de plus en plus importants qui se produisent sur les autoroutes reliant les différents ports de la côte Ouest, il réfléchit à un moyen de gagner du temps. Pourquoi, se dit-il alors, ne pas embarquer directement les remorques des camions sur des bateaux qui se chargeraient du trafic d’un port à l’autre sans qu’il soit besoin, à chaque fois, de décharger et de recharger les camions ? A cet effet, des terminaux pourraient être construits sur le front de mer où seraient effectués les opérations de transbordement des remorques. L’idée, à dire vrai, n’est pas tout à fait nouvelle. Au début du siècle déjà, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, les compagnies de chemin de fer avaient mis au point des containers en bois, chargés directement au départ des usines. Mais l’expérience avait été abandonnée faute de trafic suffisant sur chaque destination proposée. Plus tard, des expériences d’embarquement de camions complets, cette fois sur des navires, avaient été tentées. Mais elles avaient également été abandonnées en raison des bouchons provoqués par les véhicules sur les quais et de la place occupée en pure perte par les roues et les essieux des camions.

Si elle n’est donc pas tout à fait nouvelle, l’idée de Malcom McLean innove en ce qu’elle cherche à optimiser l’occupation de l’espace en n’embarquant que les remorques, et non plus les camions complets, sur les navires. Mais sa concrétisation bute sur un obstacle juridique : entrepreneur de transport routier, McLean ne peut en effet, aux termes de l’Interstate Commerce Commission, se lancer dans le transport maritime. Convaincu du bien-fondé de son projet et décidé à le mener lui-même, il décide alors, en 1955, de vendre McLean Trucking Company et, avec l’argent gagné (25 millions de dollars), d’acheter une petite compagnie de transport maritime, Pan-Atlantic Steamship Company, qu’il rebaptise un peu plus tard Sea-Land Service. Quelques mois plus tard, en janvier 1956, il souscrit un emprunt de 22 millions de dollars et achète deux tankers datant de la Seconde Guerre mondiale. En menant ses premières expériences dans le port de Newark, Malcom McLean ne tarde pas à remarquer que son idée d’origine ne règle pas tous les problèmes de place perdue. Si le camion reste à quai, les remorques sont embarquées avec leur châssis, ce qui rend difficile l’exploitation rationnelle de l’espace à bord du navire. La solution est vite trouvée : il suffit de retirer le châssis pour n’embarquer que la partie supérieure de la remorque, soit la  » boîte  » elle-même ! Idée simple mais lumineuse, et que personne avant lui n’a eue. C’est cette idée que l’entrepreneur présente à ses invités à bord de l' » Ideal-X « , le 26 avril 1956.

Avec le container, Malcom McLean souhaitait au départ simplifier les liaisons d’un port à l’autre. En fait, son invention bouleverse en profondeur l’économie mondiale. Pour comprendre l’impact que va très vite avoir la  » boîte  » sur les échanges mondiaux, il faut se représenter la manière dont est organisé, avant 1956, le commerce maritime. Dans tous les grands ports de la planète – et notamment à New York -, les opérations de chargement et de déchargement s’effectuent de manière traditionnelle même si, un peu partout, des systèmes en continu – notamment des tapis-roulants – ont été installés. A l’embarquement, les marchandises, livrées par train ou camion et conditionnées en caisses, cartons et sacs de contenances diverses sont hissées à bord des bateaux, une à une ou par lots. L’opération s’effectue soit manuellement, soit au moyen de grues. Une fois à bord, les marchandises doivent être rangées en soute en fonction de leur taille afin d’optimiser au mieux l’espace, tâche qui mobilise là encore un personnel considérable. Même chose lors du débarquement. Longues – le chargement comme le déchargement d’un gros cargo peut prendre plusieurs jours -, ces opérations sont d’autant plus coûteuses qu’elles exigent une main-d’oeuvre très importante. Une main-d’oeuvre qu’il faut en outre manier avec précaution ! Dans tous les ports du monde, les dockers règnent en effet en maîtres, défendus par des syndicats extrêmement actifs qui n’hésitent jamais, lorsque les intérêts de leurs adhérents sont en cause, à paralyser le trafic. A New York, les organisations représentant les dockers sont en outre totalement corrompues, noyautées qu’elles sont par la mafia. A ce tableau déjà peu reluisant s’ajoutent les bouchons déments provoqués, à l’entrée comme à la sortie des ports, par les norias de camions et de trains transportant les marchandises. Afin de réduire au maximum les coûts de manutention, les entreprises qui dépendent du commerce maritime ont installé leurs entrepôts ou leurs usines le plus près possible des quais, ajoutant encore aux problèmes de circulation et de transit et alourdissant les coûts d’expédition vers les grands centres de consommation. Avec ses 50.000 dockers, ses 5.000 entrepôts et installations industrielles, ses 20.000 emplois associés et ses centaines de kilomètres de voies routières et ferrées, le port de New York est ainsi une véritable ville dans la ville…

En imaginant un conditionnement utilisable par différents modes de transport sans manipulation intermédiaire – ce que l’on appelle la multimodalité -, Malcom McLean jette à bas ce système. Parce qu’il permet de décharger d’un coup et très vite – quelques heures – des centaines, voire des milliers de marchandises, et qu’il ne nécessite plus pour cela qu’une poignée de manoeuvres, la  » boîte  » inventée par Malcom McLean abaisse dans des proportions phénoménales (près de 70 %) les coûts de manutention, brisant au passage la puissance des dockers. Du coup, les entreprises peuvent quitter les ports, où les prix des terrains sont prohibitifs et où la place manque, pour s’installer loin à l’intérieur des terres, plus près des grands bassins de consommation, où les containers leur sont directement livrés, par train ou camion. Une nouvelle géographie industrielle se met ainsi en place qui, aux Etats-Unis par exemple, plongera le port de New York dans une crise dont il mettra des années à se remettre. Mieux ! En raison du caractère inadapté des ports traditionnels, de nouvelles installations portuaires équipées de techniques de manutention très modernes et entièrement dédiées à la préparation des containers voient le jour. La première de ces installations est Port Elizabeth, dans le New-Jersey, que Malcom McLean aménage en 1964. D’autres surgiront un peu partout dans le monde, jusqu’à une date récente, comme en témoigne entre autres l’inauguration au Havre, au début des années 2000, des installations  » Port 2000 « . Mais le container a également, et peut-être surtout, des conséquences sur le coût du transport maritime. En démultipliant les quantités de marchandises qu’un seul navire peut embarquer et en réduisant les temps d’escale de 4 à 5 jours en moyenne à une dizaine d’heures tout au plus, la  » boîte  » divise par trois ou quatre le prix du transport. Ce faisant, le container contribue à l’explosion du commerce mondial à partir des années 1960.

Plus qu’un simple mode de conditionnement, c’est donc un véritable système que Malcom McLean invente en 1956. Un système qui met une dizaine d’années à peine avant de se répandre dans le monde. Dans l’affaire, deux événements jouent un rôle clef : c’est d’abord la normalisation internationale des containers, dont Malcom MccLean a compris qu’elle détermine en grande partie leur développement à l’échelle mondiale, et pour laquelle il milite ardemment. Il l’obtient en 1961, l’ISO fixant cette année-là à 20, 30 et 40 pieds les dimensions standard des containers. C’est ensuite la guerre du Vietnam. En confiant en 1967 à Sea-Land Service l’expédition de matériels militaires vers l’Asie du Sud-Est, le Pentagone fait en effet beaucoup pour imposer le container dans les milieux de l’armement maritime. Invention géniale en raison de son impact sur le commerce mondial, le container échappe alors très vite à son concepteur. En 1969, confronté à la concurrence de nouveaux opérateurs, Malcom McLean vend Sea-Land Service au groupe américain Reynolds Tobacco Company. Resté membre du conseil d’administration, il en démissionne en 1977 et se lance à nouveau dans le transport maritime en achetant la compagnie United States Lines. Lorsque celle-ci fait faillite en 1987, il trouve encore l’énergie de fonder une troisième compagnie, Trailer Bridge Inc, qui opère toujours entre les Etats-Unis et Porto Rico. Lorsqu’il meurt en mai 2001, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, tous les porte-containers alors en mer abaissent leur pavillon pour lui rendre hommage. Depuis 1999, Sea-Land Service fait partie du groupe Mærsk Lines.

Voir aussi:

The Magic Box: The Real History of Shipping Containers
Lloyd Alter
Reading Toronto
2006 05 14

One just has to look at the Toronto Harbour to see the changes that the shipping container has wrought. Back in the late fifties and early sixties the Harbour was on the cusp of a boom- the St Lawrence seaway was going to make Toronto a major international port and the Harbour Commissioners, with as much vision and foresight then as they have now, rushed to build the Outer Harbour to accommodate the increasing demand.

Then the standardized ISO shipping container hit the scene and Halifax and Vancouver became Toronto’s deepwater ports, and the CP and CN rail yards in Etobicoke and Concord became our real ports of call for goods from around the world, Bringing them to this city on CN and CP’s “Land Bridge” of rails.

On Friday The National Post picked up a wire service article on the “Birthday of the box”, celebrating 50 years of shipping containers, based on Marc Levinson’s book The Box: How the Shipping Container Made the World Smaller and the Economy Bigger. Levinson makes the case that Malcom Mclean invented the shipping container and built the first container ship. Bruce Mau said the same thing in his “Massive Change” exhibition.

Too bad that it is not true- the White Pass and Yukon company was shipping them to Whitehorse in 1953. It was the first full intermodal international transport system- moving containers from the shipper’s Vancouver warehouse by ship to Skagway, Alaska, then overland by truck and rail. “after loading, the containers are locked, sealed for customs, and shipped to the Yukon without further handling until they are opened by Yukon consignees”

The first real container ship went into service in 1955, again, two years before Sea-Land (McLean’s company) started service to Puerto Rico with oddly sized (35’) boxes.

At first the advance of containers was held back by the difficulty of getting the boxes off the trucks- there was not yet the infrastructure of cranes at rail yards to get the boxes off trailers. A Canadian company (Steadman Industries) was at the forefront of development of handling equipment to move containers from train to truck, and from truck to end user. They worked with visionary Canadian electronics manufacturer, Electrohome of Kitchener, to develop a practical system, which CN and CP saw as the solution. Once the worldwide ISO standard dimensions were agreed to in 1964 the rail lines could start building the world’s first coast to coast container capable network.

In the absence of the massive cranes used today, they used modified trailers and rail cars developed by Steadman Industries. My father, Gabriel Alter, was president, and Peter Hunter, who wrote “The Magic Box” – A history of Containerization 13 years before Marc Levinson, worked for him.

They had a lot of fun and did some remarkable things- when everybody thinks that making buildings out of containers is a new thing, they were building warehouses in the Arctic where goods were shipped north in containers which were lined up in two rows, special end and roof panels stuck on the top and ends, and workers could just open up the boxes and work in comfort. In the spring they would close up the boxes and take the building away.

Ultimately the industry became too big for Steadman Industries. It had morphed into Interpool, one of the first container leasing companies, which bought boxes all over the world. The head offices moved from Toronto to New York and it eventually was sold to European interests and survives to this day. The sold-off Steadman operation on Belfield road eventually went bankrupt.

But nothing changes the fact that Gabriel Alter and Peter Hunter of Steadman helped Ron Lawless of CN and Don Francis of CP built one of the first and best container transport systems in the world, a direct descendant of the White Pass and Yukon Route of 1953, when Malcom Mclean was still a North Carolina truck driver.

Happy 53rd birthday, Magic Box!

COMPLEMENT (2009):

The Epic Story of Container Shipping

Ribbonfarm.com
July 7, 2009

 

If you read only one book about globalization, make it The Box: How the Shipping Container Made the World Smaller and the World Economy Bigger, by Marc Levinson (2006). If your expectations in this space have been set to “low” by the mostly obvious, lightweight and mildly entertaining stuff from the likes of Tom Friedman, be prepared to be blown away.  Levinson is a heavyweight (former finance and economics editor at the Economist), and the book has won a bagful of prizes. And with good reason: the story of an unsung star of globalization, the shipping container, is an extraordinarily gripping one, and it is practically a crime that it wasn’t properly told till 2006.

(From Wikimedia Commons, GFDL license)

There are no strained metaphors (like Friedman’s “Flat”) or attempts to dazzle with overworked, right-brained high concepts (Gladwell’s books come to mind). This is an  important story of the modern world, painstakingly researched, and masterfully narrated with the sort of balanced and detached passion one would expect from an Economist writer.  It isn’t a narrow tale though. Even though the Internet revolution, spaceflight, GPS and biotechnology don’t feature in this book, the story teases out the DNA of globalization in a way grand sweeping syntheses never could. Think of the container story as the radioactive tracer in the body politic of globalization.

The Big Story

(Note: I’ve tried to make this more than a book review/summary, so a BIG thank-you is due to @otoburb, aka Davison Avery, a dazzlingly well-informed regular reader who provided me with a lot of the additional material for this piece.)

What is amazing about The Box is that despite being told from a finance/economics perspective, the story has an edge-of-the-seat quality of excitement to it. This book could (in fact, should) become a movie; a cinematic uber-human counterpoint to Brando’s On the Waterfront. The tale would definitely be one of epic proportions, larger than any one character; comparable to How the West Was Won, or Lord of the Rings. The Box Movie could serve as the origin-myth for the world that Syriana captured with impressionistic strokes.

The movie would probably begin with a montage of views of containerships sounding their whistles in h0mage around the world on the morning of May 30, 2001. That was the morning of the funeral of the colorful character at the center of this story, Malcolm McLean. McLean was a hard-driving self-made American trucking magnate who charged into the world of shipping in the 1950s, knowing nothing about the industry, and proceeded, over the course of four decades, to turn that world upside down. He did that by relentlessly envisioning and driving through an agenda that made ships, railroads and trucks subservient to the intermodal container, and in the process, made globalization possible. In doing so, he destroyed not only an old economic order while creating a new one, he also destroyed a backward-looking schoolboy romanticism anchored in ships, trucks and steam engines. In its place, he created a new, adult romanticism, based on an aesthetic of networks, boxes, speed and scale. Reading this story was a revelation: McLean clearly belongs in the top five list of the true titans of the second half of the twentieth century. Easily ahead of the likes of Bill Gates or even Jack Welch.

Levinson is too sophisticated a writer to construct simple-minded origin myths. He is careful not to paint McLean as an original visionary or Biblical patriarch. From an engineering and business point of view, the container was a somewhat obvious idea, and many attempts had been made before McLean to realize some version of the concept. While he did contribute some technological ideas to the mix (marked more by simplicity and daring than technical ingenuity), McLean’s is the central plot line because of his personality. He brought to a tradition-bound, self-romanticizing industry a mix of high-risk, opportunistic drive and a relentless focus on abstractions like cost and utilization. He seems to have simultaneously had a thoroughly bean-counterish side to his personality, and a supremely right-brained sense of design and architecture. Starting with the idea of a single coastal route, McLean navigated and took full advantage of the world of regulated transport, leveraged his company to the hilt, swung multi-million dollar deals risking only tens of thousands of his own money, manipulated New-York-New-Jersey politics like a Judo master and made intermodal shipping a reality. He dealt with the nitty-gritty of crane design, turned the Vietnam war logistical nightmare into a catalyst for organizing the Japan-Pacific coast trade, and finally, sold the company he built, Sea-Land, just in time to escape the first of many slow cyclic shocks to hit container shipping. His encore though, wasn’t as successful (an attempt to make an easterly round-the-world route feasible, to get around the problem of empty westbound container capacity created by trade imbalances). The entire story is one of ready-fire-aim audacity; Kipling would have loved McLean for his ability to repeatedly make a heap of all his winnings and risk it on one turn of pitch-and-toss. He walked away from his first trucking empire to build a shipping empire. And then repeated the move several times.

McLean’s story, spanning a half-century, doesn’t overwhelm the plot though; it merely functions as a spinal cord. A story this complex necessarily has many important subplots, which I’ll cover briefly in a minute, but the overall story (which McLean’s personal story manifests, in a Forrest Gumpish way) also has an overarching shape. On one end, you have four fragmented and heavily regulated industries in post World-War II mode (railroads, trucking, shipping and port operations). It is a world of breakbulk shipping  (mixed discrete cargo), when swaggering, Brando-like longshoremen unloaded trucks packed with an assortment of items, ranging from baskets of fruit and bales of cotton to machine parts and sacks of coffee. These they then transferred to dockside warehouses and again into the holds of ships whose basic geometric design had survived the transitions from sail to steam and steam to diesel. It was a system that was costly, inefficient, almost designed for theft, and mind-numbingly slow, keeping transportation systems stationary and losing money for far too much of their useful lives.

On the other end of the big story (with a climactic moment in the Vietnam war), is the world we now live in: where romantic old-world waterfronts have disappeared and goods move, practically untouched by humans, from anywhere in the world to anywhere else, with an orchestrated elegance that rivals that of the Internet’s packet switching systems. Along the way the container did to distribution what the assembly line had done earlier to manufacturing: it made mass distribution possible. The fortunes of port cities old and new swung wildly, railroads clawed back into prominence, regulation fell apart, and supply chains got globally integrated as manufacturing got distributed. And yes, last but not the least, the vast rivers of material pouring through the world’s container-based plumbing created the quintessential security threat of our age: terror sneaking through security nets struggling to monitor more than a percent or two of the world’s container traffic.

Now if you tell me that isn’t an exciting story, I have to conclude you have no imagination. Let’s sample some of the subplots.

The Top Five Subplots

There are at least a dozen intricate subplots here, and I picked out the top five.

One: The Financial/Business Subplot

At heart, containerization is a financial story, and nothing illustrates this better than some stark numbers. At the beginning of the story, total port costs ate up a whopping 48% (or $1163 of $2386) of an illustrative shipment of one truckload of medicine from Chicago to Nancy, France, in 1960. In more comprehensible terms, an expert quoted in the book explains: “a four thousand mile shipment might consume 50 percent of its costs in covering just the two ten-mile movements through two ports.” For many goods then, shipping accounted for nearly 25% of total cost for a product sold beyond its local market. Fast forward to today: the book quotes economists Edward Glaeser and Janet Kohlhase: “It is better to assume that moving goods is essentially costless than to assume that moving goods is an important component of the production process.” At this moment in time, this is almost literally true: due to the recession. These sort of odd dynamics  are due to the fact that world shipping infrastructure changes very slowly but inexorably (and cyclically) towards higher, more aggregated capacity, and lower costs. This is due to the highly capital-intensive nature of the business, and the extreme economies of scale (leading to successively larger ships in every generation). Ships, though they are moving vehicles, are better thought of as somewhere between pieces of civic infrastructure (due to the large legacy impact of government regulation and subsidies) and fabs in the semiconductor industry (which, like shipping, undergoes a serious extinction event and consolidation with every trough in the business cycle). Currently the top 10 companies pretty much account for 100% of the capacity, as this visualization from from gcaptain.com shows, which tells us that today there are over 6048 container ships afloat, with a total capacity of around 13 million TEU (twenty-foot equivalent).

container-shipping-companies

The mortgaging and financial arrangements dictate that ships absolutely must be kept moving at all costs, so long as the revenue can at least make up port costs and service debt.  As the most financially constrained part of the system, ships dominate the equation over trains and trucks.  One tidbit about the gradual consolidation: as of the book’s writing, McLean’s original company, Sea-Land, is now part of Maersk.

How this came to be is the most important (though not the most fun) subplot. Things didn’t proceed smoothly, as you might expect. All sorts of forces, from regulation, to misguided attempts to mix breakbulk and containers, to irrationallities and tariffs deliberately engineered in to keep longshoremen employed, held back the emergence of the true efficiencies of containerization. But finally, by the mid-seventies, today’s business dynamics had been created.

Two: The Technology Subplot

If the dollar figures and percentages tell the financial story, the heart of the technology action is in the operations research. While McLean and Sea-Land were improvising on the East Coast, a West Coast pioneer, Matson, involved primarily in the 60s Hawaii-California trade, drove this storyline forward. The cautious company hired university researchers to throw operations research at the problem, to figure out optimal container sizes and other system parameters, based on a careful analysis of goods mixes on their routes. Today, container shipping, technically speaking, is primarily this sort of operations research domain, where systems are so optimized that an added second of delay in handling a container can translate to tens of thousands of dollars lost per ship per year.

If you are wondering how port operations involving longshore labor could have been that expensive before containerization, the book provides an illuminating sample manifest from a 1954 voyage of a C-2 type cargo ship, the S. S. Warrior. The contents: 74,903 cases, 71,726 cartons, 24,0336 bags, 10,671 boxes, 2,880 bundles, 2,877 packages, 2,634 pieces, 1,538 drums, 888 cans, 815 barrels, 53 wheeled vehicles, 21 crates, 10 transporters, 5 reels and 1,525 “undetermined.” That’s a total of 194,582 pieces, each of which had to be manually handled! The total was just 5,015 long tons of cargo (about 5,095 metric tons). By contrast,  the gigantic MSC Daniela, which made its maiden voyage in 2009, carries 13,800 containers, with a deadweight tonnage of 165,000 tons. That’s a 30x improvement in tonnage and a 15x reduction in number of pieces for a single port call. Or in other words, a change from 0.02 tons (20 kg) per “handling” to about 12 tons per “handling”, or a 465X improvement in handling efficiency (somebody check my arithmetic… but I think I did this right). And of course, every movement in the MSC Daniela’s world is precisely choreographed and monitered by computer. Back in 1954, Brando time, experienced longshoremen decided how to pack a hold, and if they got it wrong, loading and unloading would take vastly longer. And of course there was no end-to-end coordination, let alone global coordination.

That’s not to say the mechanical engineering part of the story is uninteresting. The plain big box itself is simple: thin corrugated sheet aluminum with load-bearing corner posts capable of supporting a stack about 6-containers high (not sure of this figure), with locking mechanisms to link the boxes. But this arrangement teems with subtleties, from questions of swing control of ship-straddling cranes, to path-planning for automated port transporters, to the problem of ensuring the stability of a 6-high stack of containers in high seas, with the ship pitching and rolling violently up to 30 degrees away from the vertical. Here is a picture of the “twist-lock” mechanism that holds containers together and to the ship/train/truck-bed and endures enormous stresses, to makes this magic possible:

Twistlock mechanism

I am probably a little biased in my interest here, since I am fascinated by the blend of OR, planning and mechanical engineering (particularly stability and control) problems represented by container handling operations. I actually wrote a little simulator for my students to use as the basis for their term project when I taught a graduate course on complex engineering systems at Cornell in 2006 (it is basically a Matlab visualization and domain model with swinging cranes and stacking logic; if you are interested, email me and I’ll send you the code). But if you are interested in this aspect, try to get hold of the Rotterdam and Singapore port episodes of the National Geographic Channel Megastructures show.

There is a third thread to this subplot, that is probably the dullest part of the book: the story of how American and International standards bodies under heavy pressure from various business and political interests struggled and eventually reached a set of compromises that allowed the container to reach its full potential as an interoperability mechanism. The story was probably a lot more interesting than Levinson was able to make it sound, but that’s probably because it would take an engineering eye, rather than an economist’s eye, to bring out the richness underneath the apparently dull deliberations of standards bodies. There are also less important, but entertaining threads that have to do with the technical challenges of getting containers on and off trains and trucks, the sideshow battle between trucking and railroads, the design of “cells” in the ships themselves, the relationship between a ship’s speed/capacity tradeoffs and oil prices, and so forth.

Three: The Labor and Politics Subplot

This is the subplot that most of us would instinctively associate with the story of shipping, thanks to Marlon Brando. The big picture has a story with two big swings. First, in the early part of the century, dock labor was a truly Darwinian world of competition, since there were spikes of demand for longshore labor followed by long periods of no work. Since it was a low-skill job, requiring little formal education and a lot of muscle, there was a huge oversupply of willing labor. Stevedoring companies — general contractors for port operations —  picked crews for loading and unloading operations through a highly corrupt system of mustering, favors, bribes, kickbacks and loansharking. The longshoremen, for their part, formed close brotherhoods, usually along ethnic lines (Irish, Italian, Black in the US) that systematically kept out outsiders, and maintained a tightly territorial system of controls over individual piers. This capitalist exploitation system then gave way to organized labor, but a very different sort of labor movement than in other industries. Where other workers fought for steady work and regular hours and pay, longshoremen fought to keep their free-agent/social-network driven labor model alive, and resist systematization. This local, highly clannish and tribal labor movement had a very different kind of DNA from that of the inland labor movements, and as containerization proceeded, the two sides fought each other as much as they fought management, politicians and automation. Though longshore labor is at the center of this subplot, it is important not to forget the labor movements in the railroad and trucking worlds. Those stories played out equally messily.

East and West coast labor reacted and responded differently, as did other parts of the world, but ultimately, the forces were much too large for labor to handle. Still, the labor movement won possibly its most significant victory in this industry, and came to be viewed as a model by labor movements in other industries.

The labor story is essentially a human one, and it has to be read in detail to be appreciated, for all its drama. The story has its bizarre moments (at one point, West Coast labor had to actual fight management to advocate faster mechanization and containerization, for reasons too complex to go into in this post), and is overall the part that will interest the most people. It is important though, not to lose sight of the grand epic story, within which labor was just one thread.

The other big part of this subplot, inextricably intertwined with the labor thread, is the politics thread. And here I mean primarily the politics of regulation and deregulation, not local/urban. To those of us who have no rich memory of regulated economies, the labyrinthine complexities of regulation-era industrial organization are simply incomprehensible. The star of this thread was the all-powerful Interstate Commerce Commission of the US (ICC), and its sidekicks, the government-legitimized price-fixing cartels of shipping lines on major routes. The ICC controlled the world of transport at a bizarre level of detail, ranging from commodity-level pricing, to dictating route-level access, to carefully managing competition between rail, road and sea, to keep each sector viable and stable.  And of course, there was a massive money-chest of subsidies, loans and direct government infrastructure investment in ports to be fought over.  The half-century long story can in fact be read as the McLean bull in the china shop of brittle and insane ICC regulations, simultaneously smashing the system to pieces, and taking advantage of it.

Four: The Urban Geography and History Subplot

This is the subplot that interested me the most. Containerization represented a technological force that old-style manual-labor-intensive ports and their cities simply were not capable of handling.  The case of New York vs. Newark/Elizabeth is instructive. New York, the greatest port of the previous era of shipping, was an economy that practically lived off shipping, with hundreds of thousands employed directly or indirectly by the sector. Other industries ranging from garments to meatpacking inhabited New York primarily because the inefficiencies of shipping made it crucial to gain any possible efficiency through close location.

Containerization changed all that. While New York local politics around ports was struggling with irrelevant issues, it was about to be blindsided by containers. The bistate Port Authority, finding itself cut out of New York power games, saw an opportunity when McLean shipping was looking to build the first northeastern container handling wharf. This required clean sheet design (parallel parking wharfs instead of piers perpendicular to shore), and plenty of room for stacking and cranes. While nominally supposed to work towards the interests of both states, the Port Authority essentially bet on Newark, and later, the first modern container port at Elizabeth. The result was drastic: New York cargo traffic collapsed over just a decade, while Newark went from nothing to gigantic. Today, you can see signs of this: if you ever fly into Newark, look out the window at the enormous maze of rail, truck and sea traffic. The story repeated itself around the US and the world. Famous old ports like London, Liverpool and San Francisco declined. In their place arose fewer and far larger ports in oddball places: Felixstowe in the UK, Rotterdam, Seattle, Charleston, Singapore, and so forth.

This geographic churn had a pattern. Not only did old displace new, but there were far fewer new ports, and they were far larger and with a different texture. Since container ports are efficient, industry didn’t need to locate near them, and they became vast box parking lots in otherwise empty areas. The “left-behind” cities not only faced a loss of their port-based economies, but also saw their industrial base flee to the hinterland. Cities like New York and San Francisco had to rethink their entire raison d’etre, figure out what to do with abandoned shorelines, and reinvent themselves as centers of culture and information work.

There is a historical texture here: the rise of Japan, Vietnam, the Suez Crisis, oil shocks, and the Panama Canal all played a role. Just one example: McLean, through his Vietnam contract, found himself with fully-paid up, return-trip empty containers making their way back across the Pacific. Anything he could fill his boxes with was pure profit, and Japan provided the contents. With that, the stage was set for the Western US to rapidly outpace the East Coast in shipping. Entire country-sized economies had their histories shaped by big bets on container shipping (Singapore being the most obvious example). At the time the book was written, 3 of the top 5 ports (Hong Kong, Singapore, Shanghai, Shenzen and Busan, Korea) were in China. Los Angeles had displaced Newark/New York as the top port in the US. London and Liverpool, the heart of the great maritime empire of the Colonial British, did not make the top 20 list.

Five: The Broad Impact Subplot

Let’s wrap up by looking at how the narrow world of container shipping ended up disrupting the rest of the world. The big insight here is not just that shipping costs dropped precipitously, but that shipping became vastly more reliable and simple as a consequence. The 25% transportation fraction of global goods in 1960 is almost certainly an understatement because most producers simply could not ship long distances at all: stuff got broken, stolen and lost, and it took nightmarish levels of effort to even make that happen. Instead of end-to-end shipping with central consolidation, you had shipping departments orchestrating ad hoc journeys, dealing with dozens of carriers, forwarding agents, transport lines and border controls.

Today, shipping has gotten to a level of point-to-point packet-switched efficiency, where the shipper needs to do a hundredth of the work and can expect vastly higher reliability, on-time performance, far lower insurance costs, and lower inventories. That means a qualitatively new level of thinking, one driven by the axiom that realistically, the entire world is your market, no matter what you make. The dependability of the container-plumbing makes you rethink every business.

In short, container shipping, through its efficiency, was a big cause of the disaggregation of vertically integrated industry structures and the globalization of supply chains along Toyota-like just-in-time models. Just as the Web (1.0 and 2.0) sparked a whole new world of business models, container shipping did as well.

The deepest insight about this is captured in one startling point made in the book. Before container shipping, most cargo transport involved either raw materials or completely finished products. After container shipping, the center of gravity shifted to intermediate (supply chain) goods: parts and subassemblies. Multinationals learned the art of sourcing production in real time to take advantage of supply chain and currency conditions, and moving components for assembly and delivery at the right levels of disaggregation. Thanks to container shipping, manufacturers of things as messy and complicated as refrigerators, computers and airplanes are able to manage their material flows with almost the same level of ease that the power sector manages power flows on the electric grid through near real-time commodity trading and load-balancing.

My clever-phrase-coinage of the day. The container did not only make just-in-time possible. It made just-in-place possible.

Conclusion: Towards Box: The Movie

I wasn’t kidding: I think this story deserves a big, epic-scale movie.  Not some schmaltzy piece-of-crap story about a single longshoreman facing down adversity and succeeding or failing in the container world, but one that tells the tale in all its austere, beyond-human grandeur; one that acknowledges and celebrates the drama of forces far larger than any individual human.

COMPLEMENT (2017):

The North Carolina Trucker Who Brought the World to America in a Box

How Malcom McLean’s Shipping Containers Conquered the Global Economy by Land and Sea

 

On April 26, 1956, a crane lifted 58 aluminum truck bodies onto the deck of an aging tanker ship moored in Newark, New Jersey. Five days later, the Ideal-X sailed into Houston, Texas, where waiting trucks collected the containers for delivery to local factories and warehouses. From that modest beginning, the shipping container would become such a familiar part of the landscape that Americans would not think twice when they passed one on the highway, or saw one at the loading dock of the neighborhood grocery.

The intermodal shipping container—really, little more than a simple metal box—helped transform the world economy, stimulating international trade on a scale no one could have imagined and opening the way to what we now refer to as globalization.

It all sprang from the mind of a North Carolina truck driver named Malcom McLean—a man who had no experience in the maritime industry but proceeded to turn it upside down.

McLean, born in the tiny cotton center of Maxton in 1913, was a compulsive entrepreneur, a man who was always thinking about business. As a child, he sold eggs from the side of the road. Graduating high school in 1931, in the midst of the Great Depression, he stocked shelves in a grocery store and then managed a gas station. He bought a used truck and opened McLean Trucking in 1934, serving as the sole driver while still selling gasoline. Armed with boundless ambition, he quickly built McLean Trucking into one of the nation’s largest trucking companies. McLean Trucking hauled textiles, cigarettes, and other goods up and down the East Coast. The Interstate Commerce Commission, a powerful federal agency, closely regulated trucking in that era, requiring that rates be based on the cost of providing service. Malcom McLean was known for innovative ideas that lowered his company’s costs, such as crenellating the sides of trailers to reduce wind resistance and improve fuel efficiency, so that regulators would allow his company to reduce rates and take market share from its competitors.

By the early 1950s, U.S. auto sales were booming and highways were becoming heavily congested. The Interstate Highway system was still years in the future. McLean, concerned that traffic jams were delaying his drivers and raising his company’s costs, conceived of waterfront terminals at which trucks would drive up ramps and deposit their trailers aboard ships. He envisioned the vessels moving between North Carolina, New York, and Rhode Island, circumventing the heavy traffic and innumerable stop lights on highways that also served as main streets up and down the East Coast.

The industry McLean proposed to enter was more than a little antiquated. A typical oceangoing ship in the 1950s carried around 200,000 separate crates, bags, barrels, and bales. They would arrive at the dock in hundreds of separate shipments. Each item had to be removed from a truck or rail car and moved into a warehouse. When it was time to load the vessel, the individual pieces of cargo were moved out of the warehouse, placed on the dock, and assembled onto pallets that were lifted by a winch into the ship’s hold. There, dockworkers removed each item from the pallet and stowed it.

Unloading at the end of the voyage meant reversing this labor-intensive process. In consequence, moving goods across the ocean often cost 15 or even 20 percent of their value, a price so steep that many goods were not worth trading internationally. Putting truck trailers aboard ships, in theory, would cut out many of those laborious steps—and, in turn, slash costs. But the idea also had an obvious disadvantage: Trailers would take up precious and expensive shipboard space, undercutting potential savings.

McLean pondered the problem and proposed detaching the trailer bodies from their chassis and wheels and putting only the bodies—that is, metal containers—aboard the ships. This would introduce some complications, such as the need for cranes to lift the containers off truck chassis, transfer them to departing ships, and then reverse the operation when a vessel arrived at its destination. On the other hand, containers, unlike truck trailers, could be stacked, allowing each ship to carry far more cargo. Since the vessel was easily the most expensive part of the operation, the more containers that could go aboard each vessel, the less it would cost to carry each one.

The obstacles to McLean’s concept were daunting. Suitable containers, cranes, and ships did not exist; McLean hired engineers and naval architects and set them loose to solve the problems. Federal regulations barred trucking companies from owning ships, so in 1955 McLean sold his highly profitable truck line and then purchased a marginally profitable ship line he could use to test out his ideas. The potential demand for container shipping was unknown, but McLean bet everything on the venture he christened Sea-Land Service. Asked later whether he had considered ways to shelter his trucking wealth from the risks of an unproven business, McLean was unequivocal. “You’ve got to be totally committed,” he said.

Many in the shipping industry regarded containerization as a concept with little potential … For his part, McLean thought the U.S. maritime industry was obsessed with its ships rather than its potential customers.

Many in the shipping industry regarded containerization as a concept with little potential; McLean was, after all, an outsider unfamiliar with the industry’s storied traditions. For his part, McLean thought the U.S. maritime industry was obsessed with its ships rather than its potential customers. He aggressively built his business along the Atlantic and Gulf of Mexico coasts, on routes to Puerto Rico, and through the Panama Canal to California. He bought a ship line serving Alaska in early 1964, just before one of the most powerful earthquakes ever recorded created enormous demand to ship building materials by sea.

In the late 1950s, other ship lines cautiously tried to follow. Their efforts ran headlong into union opposition. Discharging and reloading traditional ships could require armies of workers, and the dockworkers’ unions knew that a shift to container freight would eliminate thousands of jobs on the docks. Only after repeated strikes on both Atlantic and Pacific coasts did port employers and longshore unions reach agreements in the early 1960s about payments to dockworkers displaced by the new technology.

The biggest barrier to the growth of container shipping, though, was diversity. Each company that followed Sea-Land ordered containers that suited its particular business, and each had a different design for the corner fittings by which cranes lifted containers. If a factory packed a shipment into one ship line’s boxes, the goods might have to wait for space on one of that carrier’s vessels and could only be delivered to a port which the line served.

At the behest of the U.S. Navy, which was concerned it might have to supply troops overseas with a fleet of incompatible ships carrying incompatible containers, domestic transportation companies began discussing how to standardize the container in 1958. The International Organization for Standardization soon picked up the cause, seeking to develop international standards.

McLean, treated as an outsider by the leaders of the shipping industry, was not involved in these talks, but after a decade of fruitless bargaining, negotiators turned to him for a solution. He agreed to surrender Sea-Land’s patents so that every container in every country could use the same corner fittings. That, along with agreement on a standard 40-foot length, assured that any container could fit on any ship and be handled by a crane in every port.

Standardization cleared the way for container shipping to become an international business. In 1967, McLean won a Defense Department contract to use containerships to supply U.S. troops in Vietnam, quickly disproving doubters who had insisted that container shipping across the Pacific would not be viable. The contract covered round-trip costs, and the lack of military cargo coming back from Vietnam to the United States left Sea-Land free to serve other customers. McLean found them in Japan. Starting in 1968, containership service made it possible for Japanese manufacturers like Matsushita and Pioneer to export televisions and stereos in massive quantities, and the burgeoning U.S. trade deficit with Japan soon became a sensitive diplomatic issue.

Tobacco company R.J. Reynolds bought Sea-Land in 1969, but nine years later McLean reentered the shipping industry by acquiring United States Lines, a large but weak competitor. As always, competition was on his mind; he ordered a dozen containerships that were larger and more fuel-efficient than any afloat, expecting they would enable United States Lines to have lower costs per container than other carriers. This time, though, McLean’s intuitive management style worked against him. Oil prices plunged, leaving United States Lines with the wrong ships for the times. In 1986, the company filed for bankruptcy. Its ships were sold off, and thousands of workers lost their jobs.

McLean was not ready to retire. Five years after the failure of U.S. Lines, at the age of 77, he founded yet another shipping company. Yet he remained out of public view, ashamed of his role in a failure that cost thousands of people their jobs. He shunned journalists and avoided public appearances. As a result, his legacy was not fully appreciated.

By the time of his death in 2001, the industry McLean had founded with a single vessel carrying 58 containers had reshaped the global economy. The local industries that had been the norm in 1956 were long gone; thousands of ships were moving millions of containers around the world each day; the equivalent of nearly 10 million truck-size containers arrived at U.S. ports in 2016. Long-time port cities such as New York and San Francisco had been reborn after years of struggle to replace the jobs and industries lost to the rise of container shipping. Consumers had unprecedented choice among a nearly endless array of products from all parts of the world, but the manufacturing workers who produced those goods strained to cope with more intense global competition. McLean’s innovation, intended just to make his trucking company a bit more efficient, ended up changing the world in ways that no one had imagined.


Présidence Sarkozy: Mickey a encore frappé! (Mickey go home III)

29 décembre, 2007
Louis XIV (Hyacinthe) Au seuil de la plus belle capitale du monde, ce barnum de carton-pâte à six lieues du Louvre relève autant de la colonisation idéologique que du racket économique. Un petit « Biafra de l’esprit », comme eût dit Aragon. Michel Boué (L’Humanité)
Si, encore, ce collage avait été vraiment révélé par une indiscrétion de journaliste, une photo « volée » à l’une des entrées secondaires de l’Elysée, dans un autre palais de la République ou dans un hôtel. Mais c’est à Disneyland que le Président a clairement organisé la révélation. Jean Matouk

Ah! le bon vieux temps des portraits de cour, statues équestres, bustes royaux, et… enfants et maitresses cachés!

« Confusion des deux ‘corps du roi’ « , phobie de scène primitive, « obscénité démocratique », Kantorowivz, Régis Debray, BHL …

Nouvelle et exemplaire illustration, sur le blog d’anciens journalistes de Libération, de cette France en manque de sacré et royauté, que cette querelle, par images interposées, avec laquelle une gauche orpheline de sacré marxiste (souvent la même qui avait défendu le volage Clinton et fustige le prude Bush), poursuit le nouveau président français lui-même emporté par une starisation de plus en plus incontrolable.

Tour à tour diabolisé pour manque de francité (par excès d’américanophilie) et de grandeur protocolaire (le costume trop grand de son portrait de cour ou plutôt… des murs de nos écoles primaires et mairies!).

Puis fustigé à la fois pour excès puis manque de chair montrée (son entrée à l’Elysée en short de jogger suivie par les bourrelets charitablement cachés d’une photo de Paris Match).

Et maintenant, non seulement pour non-dissimulation mais pour étalage dans les magazines des images de sa dernière conquête au, sacrilège des sacrilèges, temple même du mauvais goût (américain comme il se doit) … Disneyland!

Des bruits multiples ont couru sur les écarts de Jacques Chirac et de Valery Giscard d’Estaing. La France a appris à la fin du second septennat la double vie de François Mitterrand et sa fille cachée. Mais ils savaient, les uns et les autres, maintenir la distance qu’il faut entre leur vie privée et leur rôle symbolique.

Avec l’actuel président, les deux « corps du roi » deviennent indistincts. Le peuple participe au corps réel. Il vit, en direct, les querelles de ménage et les séparations. Le voici maintenant qui vit, tout aussi en direct, le « collage » du Prince avec une nouvelle compagne. A quand le coït en direct?

Bruni, Sarkozy et la confusion des deux « corps du roi »
Par Jean Matouk (Economiste)
Rue89
24/12/2007

Au-delà du rire, la honte! Un sentiment que d’aucuns jugeront ringard, mais ma première réaction à la nouvelle de la liaison de Nicolas Sarkozy et du top model Carla Bruni a été la honte. La honte aujourd’hui d’être un citoyen français représenté à l’étranger par Nicolas Sarkozy.

M’est revenue tout de suite à l’esprit la distinction de l’historien Kantorowivz entre les deux « corps du roi »; le corps sacerdotal, celui par lequel il incarne la collectivité, et le corps réel, celui qui mange, boit , aime. La distinction s’applique évidemment aussi aux présidents et chefs de gouvernement et, plus encore, à Nicolas Sarkozy, qui prétend renforcer les pouvoirs présidentiels.

Comme le souligne Régis Debray dans sa récente « Obscénité démocratique », il faut au sommet de l’Etat, au Prince, un certain apparat, une certaine solennité, le respect de certains rites. Même s’il n’est plus -et c’est heureux- de droit divin, il participe du « bouclage » de la société au-dessus d’elle-même, sans lequel elle se délite; c’est le rôle du « corps sacerdotal » du roi. Bernard Henri-Levy le remarquait récemment: tous les prédécesseurs de Nicolas Sarkozy maintenaient une distinction claire entre le premier et le second « corps », pour que la majesté du premier ne soit pas atteinte par les éventuels écarts, en tous cas, le caractère commun du second.

Des bruits multiples ont couru sur les écarts de Jacques Chirac et de Valery Giscard d’Estaing. La France a appris à la fin du second septennat la double vie de François Mitterrand et sa fille cachée. Mais ils savaient, les uns et les autres, maintenir la distance qu’il faut entre leur vie privée et leur rôle symbolique.

Avec l’actuel président , les deux « corps du roi » deviennent indistincts. Le peuple participe au corps réel. Il vit, en direct, les querelles de ménage et les séparations. Le voici maintenant qui vit, tout aussi en direct, le « collage » du Prince avec une nouvelle compagne. A quand le coït en direct?

Si, encore, ce collage avait été vraiment révélé par une indiscrétion de journaliste, une photo « volée » à l’une des entrées secondaires de l’Elysée, dans un autre palais de la République ou dans un hôtel. Mais c’est à Disneyland que le Président a clairement organisé la révélation, à côté de Mickey, Minie et Popeye, qui n’ont rien de vulgaire en eux-mêmes, mais qui, n’ayant rien à voir avec les frasques présidentielles, contribuent , malgré eux, à ridiculiser un peu plus le corps sacerdotal.

D’aucuns affirment qu’il fallait faire oublier les honneurs assez scandaleusement accordés à Khadafi et les pitreries bédouines de ce dernier, par un autre évènement médiatique. Raté! Les deux évènements médiatiques se renforcent et se complètent dans l’atteinte portée à la majesté de la République. Décidément, aujourd’hui, je préfèrerais être espagnol, allemand, anglais, et même américain, que français.


Christianisme et non-violence: La seule religion qui a prévu son propre échec (Do not think that I have come to bring peace)

28 décembre, 2007
Massacre of the innocents (Euan Uglow, after Poussin)

 The Blessed Virgin Chastising the Infant Jesus Before Three Witnesses: A.B., P.E. and the Painter, 1926 (oil on canvas) Ernst, Max (1891-1976) PETER WILLI, ,

Ne réponds pas à l’insensé selon sa folie, de peur que tu ne lui ressembles toi-même. Proverbes 26:4
Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Jésus (Matthieu 10 : 34-36)
Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre? Non, vous dis-je, mais la division. Car désormais cinq dans une maison seront divisés, trois contre deux, et deux contre trois; le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. Jésus (Luc 12: 51-53)
Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, se mit dans une grande colère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléhem et dans tout son territoire … Mathieu 2: 16
Quand les hommes se diront: Paix et sécurité! c’est alors que tout d’un coup fondra sur eux la perdition. Thessaloniciens 5: 2
L’heure vient même où qui vous tuera estimera rendre un culte à Dieu. Jean 16: 2
Vous avez appris qu’il a été dit: oeil pour oeil, et dent pour dent. Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant: au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends lui l’autre, veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau. Matthieu 5: 38-40
Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc rusés comme les serpents et candides comme les colombes. Matthieu 10: 16
Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que la nation entière ne périsse pas. Caïphe (souverain sacrificateur, Jean 11: 50)
Alors les scribes et les pharisiens amenèrent une femme surprise en adultère; et, la plaçant au milieu du peuple, ils dirent à Jésus: Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes: toi donc, que dis-tu? Ils disaient cela pour l’éprouver, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à l’interroger, il se releva et leur dit: Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. Et s’étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre. Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience, ils se retirèrent un à un, depuis les plus âgés jusqu’aux derniers; et Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu. Alors s’étant relevé, et ne voyant plus que la femme, Jésus lui dit: Femme, où sont ceux qui t’accusaient? Personne ne t’a-t-il condamnée? Elle répondit: Non, Seigneur. Et Jésus lui dit: Je ne te condamne pas non plus: va, et ne pèche plus. Jean 8: 3-11
Je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Jean 14: 27
Si ton ennemi a faim, donne-lui du pain à manger; S’il a soif, donne-lui de l’eau à boire.Car ce sont des charbons ardents que tu amasses sur sa tête, Et l’Éternel te récompensera. Proverbes 25:  21-22
Ne rendez à personne le mal pour le mal. (…) Ne vous vengez point vous-mêmes (…) Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s’il a soif, donne-lui à boire; car en agissant ainsi, ce sont des charbons ardents que tu amasseras sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien. Paul (Romains 12: 17-21)
 Le volé qui sourit dérobe quelque chose au voleur. Shakespeare (Othello, I, 3)
Tendre l’autre joue est une sorte de jujitsu moral. Gerald Stanley Lee
Le christianisme est la seule religion qui aura prévu son propre échec. Cette prescience s’appelle l’apocalypse. René Girard
Vous avez appris qu’il a été dit: oeil pour oeil, et dent pour dent. Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends lui l’autre, veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau. (Matthieu 5 : 38-40) La majorité des modernes voit dans ces recommandations une « utopie pacifiste » manifestement naïve et même condamnable car inutilement servile, doloriste et « probablement masochiste ». Cette interprétation porte la marque des idéologies qui voient des programmes politiques partout et attribuent « l’irrationalité » de nos rapports à la seule « superstition ». Jésus nous demande-t-il vraiment de ramper aux pieds du premier venu, de quémander les gifles que personne ne songe à nous donner, et de nous porter volontaires pour satisfaire les caprices des puissants ? Cette lecture n’est attentive qu’en apparence au texte de saint Matthieu. De quoi s’agit-il en vérité dans cette citation ? D’abord d’un furieux qui nous gifle sans provocation, ensuite d’un individu qui s’efforce de nous voler légalement notre tunique, le vêtement principal, souvent unique, dans l’univers de Jésus. Une conduite aussi exemplairement répréhensible suggère quelque arrière-pensée de provocation. Ces méchants ne désirent rien tant que de nous exaspérer, pour nous entrainer avec eux dans un processus de surenchère violente. Ils font leur possible, au fond, pour susciter les représailles qui justifieraient leurs déchainements ultérieurs. Ils aspirent à l’excuse de la légitime défense. Si nous les traitons comme ils nous traitent, ils vont bientôt maquiller leur injustice en représailles pleinement justifiées par notre violence à nous. Il faut les priver de la collaboration négative qu’ils réclament de nous. Il faut toujours désobéir aux violents, non seulement parce qu’ils nous poussent au mal mais parce que notre désobéissance peut seule couper court à cette entreprise collective qu’est toujours la pire violence, celle qui se répand contagieusement. Seule la conduite recommandée par Jésus peut étouffer dans l’œuf l’escalade à ses débuts. Un instant de plus et il sera trop tard. Si précieux soit-il, l’objet d’un litige est généralement limité, fini, insignifiant par rapport au risque infini qui accompagne la moindre concession à l’esprit de représailles, c’est-à-dire au mimétisme une fois de plus. Il vaut mieux abandonner l’objet. Pour bien comprendre le texte de saint Matthieu, on peut le rapprocher d’une phrase où saint Paul affirme que renoncer aux représailles c’est poser « des charbons ardents » sur la tête de son adversaire, autrement dit c’est mettre ce dernier dans une situation morale impossible. Ce langage de tacticien paraît éloigné de Jésus. Il suggère l’efficacité pratique de la non-violence avec une pointe de cynisme, semble-t-il. Cette impression est plus apparente que réelle. Parler de « cynisme » ici, c’est minimiser les exigences concrètes de la non-violence, à l’instant où la violence se déchaine contre nous… Mes propres remarques n’acquièrent tout leur sens que dans le monde où nous vivons, toujours menacé de sa propre violence désormais. Même s’il était possible jadis de tenir pour « irréaliste » le Sermon sur la montagne, c’est impossible désormais et, devant notre puissance de destruction toujours croissante, la naïveté a changé de camp. Tous les hommes désormais ont le même intérêt vital à la préservation de la paix. Dans un univers vraiment globalisé, le renoncement aux escalades violentes va forcément devenir, de façon toujours plus manifeste, la condition sine qua non de la survie. (…) Il n’a jamais dit : ‘N’ayez pas d’ennemis’, mais: ‘Aimez vos ennemis’, ce qui suppose précisément qu’on en ait. Mais, en invitant à ‘tendre l’autre joue’, Jésus invite à sortir de la logique proliférante de la violence. René Girard (« Celui par qui le scandale arrive », 2001, pp. 41-43)

 

« (…) preuve surtout que le « aimez vos ennemis » et autres bêtises de ce gnangnan de Jésus-Christ, genre « quand on vous frappe sur la joue gauche, tendez l’autre joue » sont à dégager à la poubelle (…)

Enième illustration du malentendu dont sont systématiquement l’objet les célèbres paroles du Christ sur la violence que ces lignes trouvées hier sur le Net

Certes, ce ne sont pas des paroles faciles puisqu’au delà de l’auto-préservation, l’impératif catégorique d’amour du prochain inclut aussi nécessairement la défense du plus faible (et comme on l’a vu avec Hitler et Auschwitz, le pacifisme inconditionnel peut non seulement faire le lit du bellicisme mais l’attiser).

Mais surtout, comme l’Evangile lui-même ne cesse de le répéter, du fait que le bien lui-même est susceptible de provoquer la violence (« je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée, pas l’union mais la division »- et ce dès sa naissance avec le « Massacre des innocents » par Hérode).

Pour la bonne raison (qui la fait d’ailleurs souvent apparaître comme la plus violente des religions: les mythes en effaçant souvent les traces ou, d’autres comme l’islam s’arrêtant en chemin dans sa dénonciation, notamment pour les non-musulmans) que, comme l’explique bien Girard, la dénonciation du caractère fondateur et protecteur du phénomène de bouc émissaire dans les sociétés humaines par la révélation judéo-chrétienne ne peut, paradoxalement et faute de prise de conscience et de réconciliation non-sacrificielle, que déchainer la violence.

D’où, autre spécificité du discours évangélique souvent inaperçue des commentateurs mais bien décrite par Girard (qui précise néanmoins qu’il « ne tient pas toute défense face à la violence pour illégitime » et que son « point de vue n’est pas celui d’un pacifisme inconditionnel »), l’impérieuse nécessité, dans un univers désormais dépourvu de ses ennemis et de ses béquilles sacrificielles (« Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que la nation entière ne périsse pas. » Caïphe, souverain sacrificateur, Jean 11: 50), d’un traitement radical de la violence (couper court à l’emballement et donc ne pas répondre à la provocation) qui tienne aussi compte du caractère collectif (ie. sujet à la contagion mimétique) des conduites humaines (confirmé aujourd’hui par la science et notamment les neurosciences).

Et ce, en bien comme en mal, car le vice comme le mal fonctionne aussi en cercles, « vicieux » ou « vertueux » (voir le refus de la première pierre imité de proche en proche par les dénonciateurs de la femme adultère sauvée par le Christ).

D’où aussi l’ultime paradoxe de ce monde qui est le nôtre, à la fois le meilleur et le pire qui ait jamais existé. Un monde qui n’a jamais autant tué (voir la première partie du XXe siècle) mais jamais autant sauvé de vies (voir, légende mise à part, l’action du roi du Danemark pour les juifs).

Un monde qui aurait la capacité de libérer et multiplier tout, à la fois les possibilités les plus merveilleuses comme les plus apocalyptiques.

La première société de l’histoire à savoir qu’elle est mortelle, non par un acte ultime d’un Dieu justicier et vengeur comme le croient encore certains chrétiens fondamentalistes, mais par ses propres moyens démultipliés …

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Génocide assyrien: La continuation du jihad par d’autres moyens (Turkey’s other forgotten Christian genocide)

27 décembre, 2007
Assyrian monument (Paris)C’est avec une grande surprise que j’ai été témoin qu’une stèle à la mémoire des victimes d’un certain « génocide assyro-chaldéen » dont je n’ai pu trouver trace nulle part dans l’histoire, a été érigée par vos louables efforts personnels et inaugurée par votre Municipalité en votre présence le 15 octobre. Je vous félicite d’avoir écrit une nouvelle page d’histoire inconnue! Uluç Özulker (ambassadeur turc en France, lettre au maire de Sarcelles, le 20 octobre 2005)
Il y a une menace contre tous ceux qui conduisent des recherches sur les Assyriens et les meurtres de masse sous l’Empire Ottoman. De temps en temps des gens prétendant être des journalistes apparaissent et prennent des photos de ceux qui suivent des séminaires (sur ce thème). Même si ce ne sont pas toujours des menaces directes elles sont sous-entendues. C’est une question extrêmement sensible où les recherches sont prises pour des faits politiques. Tous ceux qui s’intéressent aux minorités chrétiennes en Turquie le vivent comme une menace. David Gaunt (historien suédois de l’université Sodertorn)
La campagne ottomane contre les minorités chrétiennes de l’Empire entre 1914 et 1923 constituait un génocide contre les Arméniens, les Assyriens et les Grecs pontiques d’Anatolie. Association internationale des spécialistes des génocides  (2007)

Pour ceux que ne semble toujours pas inquiéter le fait qu’un pays prétendument laïc et candidat à l’Europe puisse passer, en moins d’un siècle et comme si de rien n’était, d’un tiers de population chrétienne à 0,1%

Et alors que, dans la plus grande indifférence (comme en témoigne le silence radio de nos quotidiens de révérence), le négationnisme turc vient d’atteindre un nouveau sommet avec la mise à exécution des menaces de mort, il y a deux semaines et sur le sol européen même, du chercheur d’origine assyrienne d’une université suédoise Fuat Deniz

Retour sur un génocide encore plus oublié que le génocide arménien et dont l’Association Internationale des Universitaires spécialistes du Génocide (IAGS) vient de voter la reconnaissance, celui, parallèle, des autres minorités chrétiennes assyriennes et grecques.

Qui, comme les Arméniens, virent de 1894 à 1922 (bien au-delà donc du génocide proprement dit de l’été 1915) et sous les trois différents régimes du Sultan Abdul Hamid, des Jeunes-Turcs et du fondateur de la Turquie moderne Kemal Attaturk, la disparition de l’essentiel de leur population.

Et ce, que ce soit par les génocidaires turcs ou leurs affidés kurdes (« massacreurs d’infidèles ») et par l’élimination physique (via les exécutions directes, la déportation en wagons à bestiaux, les « marches de la mort » ou les camps de concentration en zone désertique) ou l’expulsion et l’expropriation (y compris de leurs plus belles femmes ou filles) qui sont au cœur même de la fondation de l’Etat turc moderne.

Sans parler de l’épuration religieuse continue des chrétiens des pays musulmans

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Livres: Achever Clausewitz… sur le dos de Bush?

26 décembre, 2007
ACHEVER CLAUSEWITZ : René Girard: Amazon.fr: LivresJe ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. Jésus
Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Pascal
Achever Clausewitz, titre dans lequel on ne peut pas ne pas entendre « Auschwitz », c’est d’abord constater « ce monstrueux dérapage sacrificiel qu’est l’entreprise d’extermination des Juifs… où l’essence même de l’idée européenne a été entachée. Fabrice Hadjadj
Aimez-vous les uns les autres (…) est une formule héroïque qui transcende toute morale. Mais elle ne signifie pas qu’il faille refuser le combat si aucune autre solution n’est possible. René Girard
Tout le monde sait que l’avenir de l’idée européenne, et donc aussi de la vérité chrétienne qui la traverse, se jouera en Amérique du Sud, en Inde, en Chine, tout autant qu’en Europe. Cette dernière a joué, mais en pire, le rôle de l’Italie pendant les guerres du XVIe siècle  : le monde entier s’y est battu. C’est un continent fatigué, qui n’oppose plus beaucoup de résistance au terrorisme. D’où le caractère foudroyant de ces attaques, menées souvent par des gens « de l’intérieur ». La résistance est d’autant plus complexe en effet que les terroristes sont proches de nous, à nos côtés. L’imprévisibilité de ces actes est totale. L’idée même de « réseaux dormants » vient corroborer tout ce que nous avons dit de la médiation interne, de cette identité des hommes entre eux qui peut soudain tourner au pire. (…) Le nombre croissant d’attentats en Irak est impressionnant. Je trouve étrange qu’on s’intéresse si peu à ces phénomènes qui dominent le monde, comme la guerre froide le dominait auparavant. Depuis quand ? On ne le sait même pas, au juste. Personne n’aurait pu imaginer, après l’effondrement du mur de Berlin, qu’on en serait là, à peine vingt ans plus tard. Ceci ébranle notre vision de l’histoire, telle qu’elle s’écrit depuis les Révolutions américaine et française, et qui ne tient pas compte du fait que l’Occident tout entier est défié, menacé par cela. On est obligé de dire « cela », parce qu’on ne sait pas ce que c’est. La révolution islamiste a été relancée avec des attentats contre deux ambassades en Afrique, sous la présidence de Bill Clinton. On a bien cherché, mais on n’a rien trouvé. (…) Les gens s’imaginent-ils vraiment dans quelle histoire ils sont entrés ? et de quelle histoire ils sont sortis ? Je n’ai plus grand-chose à dire à partir d’ici, parce que cette réalité est trop inconnue, et que notre réflexion connaît là ses limites. Je me sens, devant cela, un peu comme Hölderlin devant l’abîme qui le séparait de la Révolution française. Même à la fin du XIXe siècle, on se serait encore aperçu qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Nous assistons à une nouvelle étape de la montée aux extrêmes. Les terroristes ont fait savoir qu’ils avaient tout leur temps, que leur notion du temps n’était pas la nôtre. C’est un signe clair du retour de l’archaïque : un retour aux VIIe-IXe siècles, qui est important en soi. Mais qui s’occupe de cette importance, qui la mesure ? Est-ce du ressort des Affaires étrangères ? Il faut s’attendre à beaucoup d’imprévu dans l’avenir. Nous allons assister à des choses qui seront certainement pires. Les gens n’en resteront pas moins sourds. Au moment du 11 Septembre, il y a quand même eu un ébranlement, mais il s’est tout de suite apaisé. Il y a eu un éclair de conscience, qui a duré quelques fractions de seconde : on a senti que quelque chose se passait. Et une chape de silence est venue nous protéger contre cette fêlure introduite dans notre certitude de sécurité. Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce. Cette configuration historique est si nouvelle que nous ne savons par quel bout la prendre. Elle est bien une modalité de ce qu’avait aperçu Pascal  : la guerre de la violence et de la vérité. Songeons à la carence de ces avant-gardes qui nous prêchaient l’inexistence du réel ! Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les Croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. Les points de vue des pays occidentaux constituent tout au plus pour les islamistes un décor sans importance. Ils pensent le monde occidental comme devant être islamisé le plus vite possible. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée ? N’y aurait-il pas là, malgré tout, quelque chose d’essentiellement islamique ? C’est une question qu’il faut avoir le courage de poser, quand bien même il est acquis que le terrorisme est un fait brutal qui détourne à son profit les codes religieux. Il n’aurait néanmoins pas acquis une telle efficacité dans les consciences s’il n’avait actualisé quelque chose de présent depuis toujours dans l’islam. Ce dernier, à la grande surprise de nos républicains laïcs, est encore très vivant sur le plan de la pensée religieuse. Il est indéniable qu’on retrouve aujourd’hui certaines thèses de Mahomet. Mais ce à quoi nous assistons avec l’islamisme est néanmoins beaucoup plus qu’un retour de la Conquête, c’est ce qui monte depuis que la révolution monte, après la séquence communiste qui aura fourni un intermédiaire. Le léninisme comportait en effet déjà certains de ces éléments. Mais ce qui lui manquait, c’était le religieux. La montée aux extrêmes est donc capable de se servir de tous les éléments : culture, mode, théorie de l’État, théologie, idéologie, religion. Ce qui mène l’histoire n’est pas ce qui apparaît comme essentiel aux yeux du rationaliste occidental. Dans l’invraisemblable amalgame actuel, je pense que le mimétisme est le vrai fil conducteur. Si l’on avait dit aux gens, dans les années 1980, que l’islam jouerait le rôle qu’il joue aujourd’hui, on serait passé pour dément. Or il y avait déjà dans l’idéologie diffusée par Staline des éléments para-religieux qui annonçaient des contaminations de plus en plus radicales, à mesure que le temps passerait. L’Europe était moins malléable au temps de Napoléon. Elle est redevenue, après le Communisme, cet espace infiniment vulnérable que devait être le village médiéval face aux Vikings. La conquête arabe a été fulgurante, alors que la contagion de la Révolution française a été freinée par le principe national qu’elle avait levé dans toute l’Europe. L’islam, dans son premier déploiement historique, a conquis religieusement. C’est ce qui a fait sa force. D’où la solidité aussi de son implantation. L’élan révolutionnaire accéléré par l’épopée napoléonienne a été contenu par l’équilibre des nations. Mais celles-ci se sont enflammées à leur tour et ont brisé le seul frein possible aux révolutions qui pointent. Il faut donc changer radicalement nos modes de pensée, essayer de comprendre sans a priori cet événement avec toutes les ressources que peut nous apporter l’islamologie. Le chantier est à entreprendre, et il est immense. J’ai personnellement l’impression que cette religion a pris appui sur le biblique pour refaire une religion archaïque plus puissante que toutes les autres. Elle menace de devenir un instrument apocalyptique, le nouveau visage de la montée aux extrêmes. Alors qu’il n’y a plus de religion archaïque, tout se passe comme s’il y en avait une autre qui se serait faite sur le dos du biblique, d’un biblique un peu transformé. Elle serait une religion archaïque renforcée par les apports du biblique et du chrétien. Car l’archaïque s’était évanoui devant la révélation judéo-chrétienne. Mais l’islam a résisté, au contraire. Alors que le christianisme, partout où il entre, supprime le sacrifice, l’islam semble à bien des égards se situer avant ce rejet. Certes, il y a du ressentiment dans son attitude à l’égard du judéo-christianisme et de l’Occident. Mais il s’agit aussi d’une religion nouvelle, on ne peut le nier. La tâche qui incombe aux historiens des religions, voire aux anthropologues, sera de montrer comment et pourquoi elle est advenue. Car il y a dans certains aspects de cette religion un rapport à la violence que nous ne comprenons pas et qui est justement d’autant plus inquiétant. Pour nous, être prêt à payer de sa vie le plaisir de voir l’autre mourir, ne veut rien dire. Nous ne savons pas si ces phénomènes relèvent ou non d’une psychologie particulière. On est donc dans l’échec total, on ne peut pas en parler. Et on ne peut pas non plus se documenter, car le terrorisme est une situation inédite qui exploite les codes islamiques, mais qui n’est pas du tout du ressort de l’islamologie classique. Le terrorisme actuel est nouveau, même d’un point de vue islamique. Il est un effort moderne pour contrer l’instrument le plus puissant et le plus raffiné du monde occidental : sa technologie. Il le fait d’une manière que nous ne comprenons pas, et que l’islam classique ne comprend peut-être pas non plus. Il ne suffit donc pas de condamner les attentats. La pensée défensive que nous opposons à ce phénomène n’est pas forcément désir de compréhension. Elle est même souvent désir d’incompréhension, ou volonté de se rassurer. Clausewitz est plus facile à intégrer dans un développement historique. Il nous fournit un outillage intellectuel pour comprendre cette escalade violente. Mais où trouve-t-on de telles idées dans l’islamisme ? Le ressentiment moderne, en effet, ne va jamais jusqu’au suicide. Nous n’avons donc pas les chaînes d’analogies qui nous permettraient de comprendre. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas possibles, qu’elles ne vont pas apparaître, mais j’avoue mon impuissance à les saisir. C’est pourquoi les explications que nous donnons sont souvent du ressort d’une propagande frauduleuse contre les musulmans. Nous ne savons pas, nous n’avons aucun contact, intime, spirituel, phénoménologique avec cette réalité. Le terrorisme est une violence supérieure, et cette violence affirme qu’elle va triompher. Mais rien ne dit que le travail qui reste à faire pour libérer le Coran de ses caricatures aura une quelconque influence sur le phénomène terroriste lui-même, à la fois lié à l’islam et différent de lui. On peut donc dire, de façon tout à fait provisoire, que la montée aux extrêmes se sert aujourd’hui de l’islamisme comme elle s’est servie hier du napoléonisme ou du pangermanisme. Le terrorisme est redoutable dans la mesure où il sait très bien s’articuler sur les technologies les plus mortifères, et ceci hors de toute institution militaire. La guerre clausewitzienne était une analogie encore imparfaite pour l’appréhender. Il est indéniable, en revanche, qu’elle l’annonçait. J’ai emprunté au Coran, dans La Violence et le Sacré, l’idée que le bélier qui sauve Isaac du sacrifice est le même que celui qui avait été envoyé à Abel pour ne pas tuer son frère : preuve que le sacrifice est là aussi interprété comme un moyen de lutter contre la violence. On peut en déduire que le Coran a compris des choses que la mentalité laïque ne comprend pas, à savoir que le sacrifice empêche les représailles. Il n’en reste pas moins que cette problématique a disparu dans l’islam, de la même manière qu’elle a disparu en Occident. Le paradoxe que nous devons donc affronter est que l’islam est plus proche de nous aujourd’hui que le monde d’Homère. Clausewitz nous l’a fait entrevoir, à travers ce que nous avons appelé sa religion guerrière, où nous avons vu apparaître quelque chose de très nouveau et de très primitif en même temps. L’islamisme est, de la même façon, une sorte d’événement interne au développement de la technique. Il faudrait pouvoir penser à la fois l’islamisme et la montée aux extrêmes, l’articulation complexe de ces deux réalités. L’unité du christianisme du Moyen Âge a donné la Croisade, permise par la papauté. Mais la Croisade n’a pas l’importance que l’islam imagine. C’était une régression archaïque sans conséquence sur l’essence du christianisme. Le Christ est mort partout et pour tout le monde. Le fait de concevoir les juifs et les chrétiens comme des falsificateurs, en revanche, est ce qu’il y a de plus irrémédiable. Ceci permet aux musulmans d’éliminer toute discussion sérieuse, toute approche comparative entre les trois religions. C’est une manière indéniable de ne pas vouloir voir ce qui est en jeu dans la tradition prophétique. Pourquoi la révélation chrétienne a-t-elle été soumise pendant des siècles à des critiques hostiles, aussi féroces que possible, et jamais l’islam ? Il y a là une démission de la raison. Elle ressemble par certains côtés aux apories du pacifisme, dont nous avons vu à quel point elles pouvaient encourager le bellicisme. Le Coran gagnerait donc à être étudié comme l’ont été les textes juifs et chrétiens. Une approche comparative révélerait, je pense, qu’il n’y a pas là de réelle conscience du meurtre collectif. Il y a, en revanche, une conscience chrétienne de ce meurtre. Les deux plus grandes conversions, celle de Pierre et celle de Paul, sont analogues : elles ne font qu’un avec la conscience d’avoir participé à un meurtre collectif. Paul était là quand on a lapidé Étienne. Le départ pour Damas se greffe sur ce lynchage, qui ne peut que l’avoir angoissé terriblement. Les chrétiens comprennent que la Passion a rendu le meurtre collectif inopérant. C’est pour cela que, loin de réduire la violence, la Passion la démultiplie. L’islamisme aurait très tôt compris cela, mais dans le sens du djihad. Il y a ainsi des formes d’accélération de l’histoire qui se perpétuent. On a l’impression que le terrorisme actuel est un peu l’héritier des totalitarismes, qu’il y a des formes de pensées communes, des habitudes prises. Nous avons suivi l’un des fils possibles de cette continuité, avec la construction du modèle napoléonien par un général prussien. Ce modèle a été repris ensuite par Lénine et Mao Tsé-Toung, auquel se réfère, dit-on, Al Qaida. Le génie de Clausewitz est d’avoir anticipé à son insu une loi devenue planétaire. Nous ne sommes plus dans la guerre froide, mais dans une guerre très chaude, étant donné les centaines, voire demain les milliers de victimes quotidiennes en Orient. Le réchauffement de la planète et cette montée de la violence sont deux phénomènes absolument liés. J’ai beaucoup insisté sur cette confusion du naturel et de l’artificiel, qui est ce que les textes apocalyptiques apportent peut-être de plus fort. L’amour s’est en effet « refroidi ». Certes, on ne peut pas nier qu’il travaille comme il n’a jamais travaillé dans le monde, que la conscience de l’innocence de toutes les victimes a progressé. Mais la charité fait face à l’empire aujourd’hui planétaire de la violence. Contrairement à beaucoup, je persiste à penser que l’histoire a un sens, qui est précisément celui dont nous n’avons cessé de parler. Cette montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle. J’en suis venu à un point décisif : celui d’une profession de foi, plus que d’un traité stratégique, à moins que les deux mystérieusement s’équivalent, dans cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence. J’ai toujours eu l’intime conviction que cette dernière participe d’une sacralité dégradée, redoublée par l’intervention du Christ venu se placer au cœur du système sacrificiel. Satan est l’autre nom de la montée aux extrêmes. Mais ce que Hölderlin a entrevu, c’est aussi que la Passion a radicalement transformé l’univers archaïque. La violence satanique a longtemps réagi contre cette sainteté qui est une mue essentielle du religieux ancien. C’est donc que Dieu même s’était révélé en son Fils, que le religieux avait été confirmé une fois pour toutes dans l’histoire des hommes, au point d’en modifier le cours. La montée aux extrêmes révèle, à rebours, la puissance de cette intervention divine. Du divin est apparu, plus fiable que dans toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, puisqu’ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s’agit pas seulement, de la part du christianisme, d’une condamnation morale exemplaire, mais d’un constat anthropologique inéluctable. Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. René Girard
Il y a une forme de guerre qui est épuisée aujourd’hui, en Europe du moins. Ce que la France a vécu pendant les deux conflits mondiaux, l’Allemagne l’a subi aussi : nous en sommes au même point. Une des sources de l’antiaméricanisme, c’est le fait que les Etats-Unis sont encore capables d’une montée aux extrêmes. En les critiquant pour cette faculté d’accepter le défi de la violence, c’est notre passé que nous condamnons rétrospectivement. Mais si certains sont rassurés parce que la guerre semblée écartée, la guerre au sens européen, le terrorisme forme une métastase qui envahit tout, et qui représente une menace universelle. Par conséquent, nous sommes en train de franchir une étape dans la montée de la violence. (…) [Samuel Huntington] a eu raison de s’attaquer au sujet. Mais il l’a fait de manière trop classique : il ne voit pas que la tragédie moderne est aussi une comédie, dans la mesure où chacun répète l’autre identiquement. Parler de choc des civilisations, c’est dire que c’est la différence qui l’emporte. Alors que je crois, moi, que c’est l’identité des adversaires qui sous-tend leur affrontement. J’ai lu le livre de l’historien allemand Ernst Nolte, La guerre civile européenne, où il explique que, dans le choc des idéologies issues de la Première Guerre mondiale – communisme et nazisme –, l’Allemagne n’est pas la seule responsable. Mais le plus important est ceci : Nolte montre que l’URSS et le IIIe Reich ont été l’un pour l’autre un « modèle repoussoir ». Ce qui illustre la loi selon laquelle ce à quoi nous nous heurtons, c’est ce que nous imitons. Il est frappant qu’un historien pense les rapports d’inimitié en terme d’identité, en terme de copie. Ce que Nolte appelle le modèle repoussoir, c’est ce que la théorie mimétique appelle le modèle obstacle : dans la rivalité, celui qu’on prend pour modèle, on désire ce qu’il désire et par conséquent il devient obstacle. Le rapport mimétique conduit à imiter ses adversaires, tantôt dans les compliments, tantôt dans le conflit. (…) Les islamistes tentent de rallier tout un peuple de victimes et de frustrés dans un rapport mimétique à l’Occident. Les terroristes utilisent d’ailleurs à leurs fins la technologie occidentale : encore du mimétisme. Il y a du ressentiment là-dedans, au sens nietzschéen, réaction que l’Occident a favorisée par ses privilèges. Je pense néanmoins qu’il est très dangereux d’interpréter l’islam seulement par le ressentiment. Mais que faire ? Nous sommes dans une situation inextricable. (…) Benoît XVI respecte suffisamment l’islam pour ne pas lui mentir. Il ne faut pas faire semblant de croire que, dans leur conception de la violence, le christianisme et l’islam sont sur le même plan. Si on regarde le contexte, la volonté du pape était de dépasser le langage diplomatique afin de dire : est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de s’entendre pour un refus fondamental de la violence ? (…) La Croix, c’est le retournement qui dévoile la vérité des religions révélées. Les religions archaïques, c’est le bouc émissaire vrai, c’est-à-dire le bouc émissaire caché. Et la religion chrétienne, c’est le bouc émissaire révélé. Une fois que le bouc émissaire a été révélé, il ne peut plus y en avoir, et donc nous sommes privés de violence. Ceux qui attaquent le christianisme ont raison de dire qu’il est indirectement responsable de la violence, mais ils n’oseraient pas dire pourquoi : c’est parce qu’il la rend inefficace et qu’il fait honte à ceux qui l’utilisent et se réconcilient contre une victime commune. (…) De même qu’il était impossible de ne pas croire au XIIe siècle, il est presque impossible de croire au XXIe siècle, parce que tout le monde est du même côté. (…) Il ne faut pas exagérer la religiosité de l’Amérique, pas plus que le recul de la religion en Europe. Il est cependant vrai que, aux Etats-Unis, les conventions sont favorables au religieux, alors que, en France surtout, elles tendent à lui être hostiles. La société américaine n’a pas subi l’antichristianisme de la Révolution française ou le laïcisme des anticléricaux. En France, le catholicisme pâtît de l’ancienne position dominante de l’Eglise. Aux Etats-Unis, la multiplicité s’impose : parce qu’ils sont minoritaires, les catholiques y sont d’une certaine manière favorisés. (…) [L’Apocalypse] ne signifie pas que la fin du monde est pour demain, mais que les textes apocalyptiques – spécialement les Evangiles selon saint Matthieu et saint Marc – ont quelque chose à nous dire sur notre temps, au moins autant que les sciences humaines. A mon sens, outre la menace terroriste ou la prolifération nucléaire, il existe aujourd’hui trois grandes zones de danger. En premier lieu, il y a les menaces contre l’environnement. Produisant des phénomènes que nous ne pourrons pas maîtriser, nous sommes peut-être au bord de la destruction par l’homme des possibilités de vivre sur la planète. En second lieu, avec les manipulations génétiques, nous pénétrons dans un domaine totalement inconnu. Qui peut nous certifier qu’il n’y aura pas demain un nouvel Hitler, capable de créer artificiellement des millions de soldats ? Troisièmement, nous assistons à une mise en mouvement de la terre, à travers des courants migratoires sans précédent. Les trois quarts des habitants du globe rêvent d’habiter dans le quart le plus prospère. Ces gens, nous serions à leur place, nous en ferions autant. Mais c’est un rêve sans issue. Ces trois phénomènes ne font que s’accélérer, une nouvelle fois par emballement mimétique. Et ils correspondent au climat des grands textes apocalyptiques. L’esprit moderne juge ces textes farfelus, parce qu’ils mélangent les grondements de la mer avec les heurts entre villes ou nations, qui sont des manifestations humaines. Depuis le XVIe siècle, sur un plan intellectuel, la science, c’était la distinction absolument nette, catégorique, entre la nature et la culture : appartenait à la science tout ce qui relève de la nature, et à la culture tout ce qui vient de l’homme. Si on regarde ce qui se passe de nos jours, cette distinction s’efface. Au Congrès des Etats-Unis, les parlementaires se disputent pour savoir si l’action humaine est responsable d’un ouragan de plus à la Nouvelle-Orléans : la question est devenue scientifique. Les textes apocalyptiques redeviennent donc vraisemblables, à partir du moment où la confusion de la nature et de la culture prive l’homme de ses moyens d’action. Dès lors qu’il n’y a plus de bouc émissaire possible, la seule solution est la réconciliation des hommes entre eux. C’est le sens du message chrétien. René Girard
Qui oserait dire que le tombeau de Napoléon aux Invalides ressemble au Mausolée de Lénine? René Girard
Le christianisme est la seule religion qui aura prévu son propre échec. Cette prescience s’appelle l’apocalypse. René Girard
Les Américains ont commis l’erreur de « déclarer la guerre » à Al-Qaeda alors qu’on ne sait même pas si Al-Qaeda existe. René Girard
Je me souviens très bien de la remilitarisation de la Rhénanie en 1935. Si les Français étaient entrés en Allemagne, ils auraient pu changer le cours des événements : les Allemands étaient incapables de leur opposer la moindre résistance. Seulement Albert Sarraut [président du Conseil] et le gouvernement français seraient passés pour les salopards qui empêchaient le monde de revenir à la normale. Ils n’étaient pas assez forts moralement pour tenir le coup. Par la suite, on a beaucoup reproché à Sarraut sa passivité. Mais il était dans une situation inextricable. René Girard

« Bush est de ce point de vue la caricature de ce qui manque à l’homme politique (…) il n’a réussi qu’une chose: rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours. » (pp. 56-57)

« Bush et Ben Laden, Palestiniens et Israéliens, Russes et Tchéchènes, Indiens et Pakistanais, même combat. (…) L’ignominie de Guantanamo, ce camp de terroristes présumés, soupçonnés d’avoir des liens avec Al Qaida et traités de manière inhumaine par les Américains, est significative de ce mépris du droit de la guerre. » (p. 131)

« Bush accentue jusqu’à la caricature la violence dont les Américains sont capables – et Ben Laden et ses imitateurs lui répondent d’une manière tout à fait « souveraine ». (p. 133)

« Deux croisades, deux formes de fondamentalismes, la guerre juste de George Bush a réactivé celle de Mahomet » … (p 355)

« Théologisation réciproque (‘Grand Satan’ contre ‘Forces du Mal’) … » (p.356)

Curieuse impression de stigmatisation des Américains et du président Bush de la part du plus américain de nos penseurs français dans son passionnant dernier ouvrage sur Clausewitz (« Achever Clausewitz », René Girard).

Certes, contre les illusions combinées du progressisme, du rationalisme et de l’humanisme issus des Lumières, il y décrit bien la part d’irrationnel des rapports humains et la montée aux extrêmes que constitue la formidable mutation de la violence dont nous sommes actuellement témoins.

Depuis l’émergence, avec l’arrivée révolutionnaire et napoléonienne de la mobilisation populaire (comme, par contrecoup, de la guerilla espagnole ou des partisans russes), de la guerre totale jusqu’à la déritualisation de la guerre elle-même et la perte, par les États, du « monopole de la violence », le terrorisme globalisé sans foi ni loi d’un Ben Laden.

Pareillement, contre les mêmes mais aussi les chrétiens fondamentalistes attachés encore à une violence d’origine divine, il n’a pas tort de souligner les risques proprement apocalyptiques, pour l’environnement comme pour la sécurité de la planète, d’une concurrence économique totalement débridée.

Mais si, contre le pacifisme (chrétien ou non), il rappelle la formidable dissolution des différences et donc le déchainement de la violence que produit, à côté de tout aussi formidables progrès, la révélation judéo-chrétienne (en nous privant de nos ennemis comme de nos béquilles sacrificielles), ainsi que le fait souvent oublié qu’une intervention contre un Hitler alors insignifiant au moment de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 aurait pu empêcher la guerre, il ne semble pas faire le lien avec la part de responsabilité d’un Clinton dans l’encouragement de Ben Laden de par ses refus répétés d’intervenir contre les premiers attentats anti-américains des années 90.

De sorte qu’emporté apparemment par ses discussions franco-françaises et son catholicisme ultramontain, lui qui est d’ordinaire si perspicace à repérer les boucs émissaires, il se retrouve à cautionner les plus grossiers amalgames (islamisme et mondialisation comme les deux pendants équivalents d’un même danger?) et le discours de l’excuse le plus éculé dont nos nouveaux totalitaires islamistes savent si bien jouer.

Pour finir par ne voir de résistance que du côté d’une Europe largement paralysée par un irréalisme et une passivité que serait censée réveiller une papauté limitant jusqu’à tout récemment ses interventions au plus béat des pacifismes

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Logements sociaux: Ceux qui croyaient au père Noël et ceux qui n’y croyaient pas … (Attention, un scandale peut en cacher bien d’autres)

25 décembre, 2007

Le Perroquet — WikipédiaCeux qui croyaient au père Noël et ceux qui n’y croyaient pas …

Jean-Pierre Chevènement, Patrick Dupond, la fille de Jack Lang …

En ce lendemain de passage du Père Noël et à l’heure où défraie à nouveau la chronique une énième révélation, par la feuille de ragots et de réglements de compte qui nous tient lieu de journal d’investigation en France (alias le Canard très enchainé) sur un énième haut fonctionnaire ou politique pris en flagrant délit de favoritisme immobilier (le directeur de cabinet, cette fois, de la ministre du logement – 190 m2 boulevard de Port-Royal à Paris pour 1200 euros par mois – et… à nouveau l’ex-député de Belfort!) …

Qui se souvient encore, après les exemples historiques des familles Juppé, Chirac, Tibéri, Balladur, Copé et Gaymard et comme l’avait alors rappelé Le Perroquet Libre, que les révélations dans la presse de la situation immobilière particulièrement favorable de ces trois personnalités de la politique et du monde du spectacle avaient il y a un an et demi à peine donné lieu à la publication d’un rapport de la Ville de Paris sur cette particularité de son patrimoine immobilier ?

Qui se rappelle que, conformément au vieux principe du scandale qui en révèle plus sur ce qui passe généralement comme la normalité, on avait alors (re)découvert que ceux-ci n’étaient en fait que trois des quelque 250 à 300 heureux bénéficiaires des logements à très haut standing » gérés par la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP) ?

Soit, dans le souci bien compréhensible de se rapprocher de leurs électeurs les moins favorisés, 224 élus ou collaborateurs d’élus parisiens (dont 24 conseillers de Paris et 77 conseillers d’arrondissement et… 66 depuis l’arrivée de Delanoë en 2001!) bénéficiant d’un logement social (si l’on peut qualifier ainsi un F5 ou un F6 dans un quartier de choix à 1.000 euros le mois ou par exemple, depuis 1971 et en plus de son logement social dans la Vieille ville à Belfort, le 150 m2 à moins de 1500 euros par mois d’un ISFard comme Chevènement dans le Vème arrondissement).

Sans compter que se limitant aux élus parisiens, ledit rapport excluait vraisemblablement toute une brochette de personnalités et d’élus de toutes sortes (ministres, parlementaires, élus régionaux).

Et ce, à l’intérieur d’un patrimoine très significativement qualifié de « privé » d’encore 570 logements de très bonne qualité, principalement situés dans les beaux quartiers du centre de Paris, sur les quelque 1300 que comptait encore la Ville au lendemain du départ en 2001 du Père Noël d’alors, un certain tout récemment mis en examen dénommé Jacques Chirac …

Les bons plans logement des élus parisiens

Le Perroquet libre
23 Avril 2006

Un rapport d’inspection de la Ville de Paris confirme que les attributions de logements sociaux à des élus ou à leurs collaborateurs se sont poursuivies malgré l’alternance de 2001.

8,94 euros le m2 à Paris, c’est possible pour les élus et leurs collaborateurs A la suite d’informations de presse révélant les noms de personnalités du show-bizz ou de la politique logés dans des HLM parisiens, Bertrand Delanoë avait promis de faire toute la lumière sur cette pratique que l’on croyait révolue. Une mission de l’Inspection générale de la Ville de Paris fut donc diligentée. Bertrand Delanoë réagissait à la polémique en jouant apparemment la transparence sur ce sujet, particulièrement sensible en ces temps de crise du logement.

Une lecture attentive du rapport d’inspection permet d’établir plusieurs constats :

1) Un nombre significatif d’élus parisiens ou de collaborateurs d’élus bénéficient d’un logement social Selon le rapport, ils sont au nombre de 224, dont 24 conseillers de Paris et 77 conseillers d’arrondissement.

2) L’attribution de logements sociaux à des élus parisiens ou à leurs collaborateurs s’est poursuivie malgré l’élection de Bertrand Delanoë en 2001 66 élus ou collaborateurs d’élus ont bénéficié d’un logement social depuis.

3) Le maire de Paris a lui-même attribué des logements à des conseillers d’arrondissement ou des collaborateurs d’élus 5 logements ont été attribués dans ce sens sur le contingent du maire de Paris.

4) En proportion, les élus parisiens et leurs collaborateurs sont davantage logés en HLM que la moyenne de la population parisienne 22% des élus parisiens et de leurs collaborateurs occupent un logement social alors que ce pourcentage est de 18,4% pour la moyenne de la population.

5) Les loyers des appartements attribués à des élus ou à leurs collaborateurs peuvent être très inférieurs au prix du marché
72 élus ou collaborateurs d’élus sont logés dans des logements au prix moyen de 8,94 euros le mètre carré (logement de type PLUS). Les auteurs du rapport d’inspection précisent, comme pour rassurer le lecteur, que les logements les plus chers dans cette catégorie peuvent légèrement dépasser 1.000 euros pour des F4, F5 et F6. Cela reste tout de même un très bon plan au regard des prix du marché parisien…

6) Les attributions de logement sociaux à des élus ou des collaborateurs d’élus peuvent s’effectuer dans des délais très brefs
La durée minimum d’attribution d’un logement est dans certains cas de seulement un mois. Il y a des veinards…

Des constats d’autant plus désolants que la méthodologie suivie par la mission d’inspection a volontairement limité le champ de ses investigations.

Ainsi, alors que les informations publiées dans la presse qui avaient motivé cette mission d’inspection évoquaient parmi les bénéficiaires de HLM parisiens des personnalités aussi diverses que Jean-Pierre Chevènement, Patrick Dupond ou la fille de Jack Lang, l’enquête s’est limitée aux élus de la capitale. Il faut donc vraisemblablement ajouter toute une brochette de people et d’élus de toutes sortes (ministres, parlementaires, élus régionaux) à la liste déjà longue du personnel politique local bénéficiant de logements sociaux.

En outre, on peut s’interroger sur le fait que le rapport se soit limité à établir des catégories historiques entre les bénéficiaires de logements sociaux (avant et après 2001). Il aurait en effet été intéressant de classer les bénéficiaires selon leur appartenance politique (droite ou gauche). Cette omission méthodologique signifie-t-elle que des élus de gauche avaient bénéficié de logements sociaux sous Chirac et Tibéri ? On ne le saura pas en lisant le rapport.

Le rapport ne dit pas non plus ce qui a motivé les attributions de logement social à des élus ou à leurs collaborateurs. Car la question se pose. En effet, les élus de tous bords se recrutent le plus souvent parmi les élites (peu de chômeurs, d’ouvriers ou d’employés, davantage de fonctionnaires, de professions libérales et de cadres) et, dans le cas des conseillers de Paris, ils touchent une confortable indemnité. A quel titre ces gens-là ont-ils été jugés prioritaires sur les 102.000 personnes inscrites sur la liste d’attente avant d’obtenir un HLM à Paris ?

Le Perroquet Libéré pose la question.


Contre-terrorisme: Pourquoi le terrorisme est bien une affaire de simple police (Who needs Jack Bauer when you have Jean-Louis Bruguiere?)

24 décembre, 2007
Jack BauerJean-Louis BruguièrePlusieurs de nos collègues – notamment aux Etats-Unis, mais également en Europe – voyaient cela comme une ‘phobie d’ex-colonialiste’, une certaine ‘obsession française avec l’Algérie’. Ca n’a vraiment pas été facile de faire comprendre à tous ces sceptiques que les réseaux islamistes qui projetaient des attentats contre la France avaient pris racine sur leur propre territoire. Il était encore plus difficile de leur faire comprendre que les gens qu’ils considéraient comme de ‘simples criminels’ – ceux qui collectaient de l’argent illicite ou fabriquaient de faux papiers – faisaient en fait partie des réseaux qui assuraient la logistique des complots terroristes. Les convaincre de faire le rapport entre les deux était d’autant plus déchirant que le temps perdu augmentait la possibilité d’une attentat. Ancien collègue de Bruguière
L’absence d’attentats islamistes sur le sol français depuis le 11 septembre 2001 ne doit pas être mal interprétée ; elle ne signifie en rien que la France serait sanctuarisée, notamment en raison de la position qu’elle a prise lors du conflit en Irak. D’ailleurs, nous avons déjà indiqué que des cellules terroristes avaient été démantelées, qui projetaient de conduire des attaques terroristes sur notre sol. De plus, en dehors du territoire national, des cibles françaises ont fait l’objet d’attaques terroriste, comme l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi qui fit 14 morts, dont 11 employés de la DCN, ou l’attaque contre le pétrolier Limburg au Yémen le 6 octobre 2002. La France fait en effet partie intégrante du monde occidental, cible des terroristes islamistes radicaux. À ce titre, elle figure parmi les objectifs potentiels des terroristes au même titre que tout autre nation occidentale. Membre de la coalition internationale en Afghanistan, où nos forces spéciales participent à la traque des dirigeants d’Al Qaida, la France est donc considérée comme une ennemie, quelle que soit sa position sur le dossier irakien. De plus, la France est, depuis 1986, en pointe dans la lutte contre le terrorisme : ses résultats en matière de démantèlement de réseaux et son rôle central dans la coopération internationale anti-terroriste en font incontestablement une ennemie des groupes terroristes internationaux. En outre, la France doit prendre en compte les réalités liées à sa position géographique et à son histoire. Il est démontré par exemple qu’elle est une cible de premier choix pour le GSPC algérien du fait de l’histoire particulière des relations franco-algériennes. Philipe Marsaud (Rapport à l’Assemblée sur la lutte contre le terrorisme, le 22 novembre 2005)
Le système légal fortement codifié de la France, dans lequel l’Etat français bénéficie d’énormes pouvoirs d’intrusion et de coercition, ne ressemble pas au système américain plus compliqué de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice, et des droits présomptifs de l’individu contre le gouvernement. (…) Le système légal et politique de l’Amérique, au moins sous George W. Bush, ne pouvait gérer des défis « extrajudiciaires » tels que Guantanamo, l’externalisation des interrogations ou la surveillance sans mandat. Selon les auteurs du rapport, les Etats-Unis se sont pris à leur propre piège en transformant la lutte contre l’extrémisme islamique radical en une « guerre fortement politisée et militarisée contre la terreur » que leur système légal et moral ne pourrait pas gérer. (…) En fin de compte, la comparaison des approches françaises et américaines contre le terrorisme révèle une étrange symétrie. Dans le cas de la France, la menace est en grande partie — mais pas simplement – issue de son propre sol. Pour y faire face, les Français sont prêts à fournir à leurs fonctionnaires ce que nous considérerions comme des pouvoirs d’exception. Dans le cas des Etats-Unis, la menace terroriste vient en grande partie — mais pas seulement — de l’étranger. Pour y faire face, le Président Bush a élargi au maximum ses pouvoirs en tant que commandant en chef. Et tandis que ses adversaires politiques et un certain nombre de juges critiquent l’utilisation de ces pouvoirs, les Américains n’ont pour la plupart pas réagi d’une manière qui suggère qu’ils y voient l’ombre d’une menace pour leurs libertés personnelles. De même, depuis le moment où, avec le début de la mission si peu conforme au droit anglo-saxon du juge Bruguière en 1986, la lutte contre le terrorisme intérieur est devenue beaucoup plus intrusive, la France n’a pas glissé dans la tyrannie. Bien au contraire, la société, la vie politique et nombre des lois françaises sont devenues beaucoup plus libérales et ouvertes. Gary J. Schmitt et Reuel Marc Gerech

Qui sait en France que le vrai Jack Bauer est français?

Qui se rappelle que les services français avaient dès l’été 2001 prévenu le FBI d’une éventuelle attaque terroriste au moyen d’avions de ligne détournés?

Qui se souvient du temps pas si reculé où, étrange retournement des choses, c’est la France qui passait pour le pays le plus obsédé par le terrorisme?

Mise sur écoute ou perquisition sans mandat, preuves ou témoignages par ouï-dire, arrestations arbitraires (jusqu’à 96 heures sans surveillance juridique ou avis des tiers), profilage (un « espion dans chaque mosquée »), non-séparation du renseignement et de la police (les fameux RG), refus de libération sous caution (dizaines d’années d’emprisonnement pour rien pour 51 relaxés en 98), arrestations de masse (véritables rafles en fait jusqu’à…176 pour le fameux “procès Chalabi” de 98!), procès de masse (jusqu’à… 138!), intégration partielle des forces de police et militaires (gendarmerie), externalisation de la torture (pardon: des interrogations musclées) …

Telles sont, comme le rappellait en février dernier le WSJ (merci madimaxi), quelques unes des facilités, au-delà de la différence d’origine des menaces (largement intérieure d’un côté, principalement extérieure de l’autre), formellement interdites par le système juridique américain.

Et, pour ceux (y compris en Amérique même) qui n’ont que Guantanamo à la bouche et nous bassinent à longueur de journée avec la prétendue fascisation de la société américaine et l’efficacité tellement supérieure de la police française face au terrorisme,…

les quasi-lois d’exception qui rendent possibles l’apparente immunité du territoire français!

Aux Etats-Unis, les activités de M. Bruguière équivaudraient à une violation systématique des 1er, 4e, 5e, 6e et 8e amendements de la Constitution. Sans compter les immenses superstructures juridiques que les Cours suprêmes successives ont construit au-dessus et autour de la Bill of Rights.

Who Needs Jacques Bauer?

The Napoleonic Code is more conducive to counterterrorism than the U.S. Constitution.
Bret Stephens
WSJ
February 25, 2007

Twenty-nine defendants went on trial earlier this month in a Spanish courtroom for complicity in the March 11, 2004 Madrid train bombings that killed 191 commuters and injured another 1,800. Among the accused: Jamal Zougam, a 33-year-old Moroccan immigrant who once ran a cell-phone business. In June 2001, Spanish police raided Mr. Zougam’s apartment, where they found jihadist literature and the telephone numbers of suspected terrorists. But the Spaniards judged the evidence insufficient to arrest or even wiretap him. Today, the Moroccan is believed to have furnished the cellphones through which the train bombs were detonated.

In raiding Mr. Zougam’s apartment, the Spanish were acting on a request from French investigative magistrate and counterterrorism supremo Jean-Louis Bruguiere. Earlier, Mr. Bruguiere had also warned the Canadian government about a suspicious Algerian asylum-seeker named Ahmed Ressam, but the Canadians took no real action. On Dec. 14, 1999 Mr. Ressam–a k a the Millennium Bomber–was arrested by U.S. customs agents as he attempted to cross the border at Port Angeles, Wash., with nitroglycerin and timing devices concealed in his spare tire.

It would be reassuring to believe that somewhere in the ranks of the FBI or CIA America has a Jean-Louis Bruguiere of its own. But we probably don’t, and not because we lack for domestic talent, investigative prowess, foreign connections, the will to fight terrorism or the forensic genius of a Gallic nose. What we lack is a system of laws that allows a man like Mr. Bruguiere to operate the way he does. Unless we’re willing to trade in the Constitution for the Code Napoleon, we are not likely to get it.

Consider the powers granted to Mr. Bruguiere and his colleagues. Warrantless wiretaps? Not a problem under French law, as long as the Interior Ministry approves. Court-issued search warrants based on probable cause? Not needed to conduct a search. Hearsay evidence? Admissible in court. Habeas corpus? Suspects can be held and questioned by authorities for up to 96 hours without judicial supervision or the notification of third parties. Profiling? French officials commonly boast of having a « spy in every mosque. » A wall of separation between intelligence and law enforcement agencies? France’s domestic and foreign intelligence bureaus work hand-in-glove. Bail? Authorities can detain suspects in « investigative » detentions for up to a year. Mr. Bruguiere once held 138 suspects on terrorism-related charges. The courts eventually cleared 51 of the suspects–some of whom had spent four years in preventive detention–at their 1998 trial.

In the U.S., Mr. Bruguiere’s activities would amount to one long and tangled violation of the First, Fourth, Fifth, Sixth and Eighth Amendments to the Constitution. And that’s not counting the immense legal superstructures that successive Supreme Courts have built over and around the Bill of Rights. In France, however, Mr. Bruguiere, though not without his critics, is a folk hero, equally at home with governments of the left and right. The main point in his favor is that whatever it is he’s doing, it works.

« Every single attempt to bomb France since 1995 has been stopped before execution, » notes a former Interior Ministry senior official. « The French policy has been [to] make sure no terrorist hits at home. We know perfectly well that foreign-policy triangulation is not sufficient for that, [even if] it helps us go down a notch or two in the order of priority [jihadist] targets. So we’ve complemented our anti-U.S. foreign policy with ruthless domestic measures. »

That’s something that U.S. civil libertarians, who frequently argue that the Bush administration should follow the « European model » of treating terrorism as a law-enforcement issue instead of a military one, might usefully keep in mind. As lawyers David Rivkin and Lee Casey argue in the forthcoming issue of The National Interest, « the [Napoleonic] Civil Law system offers considerable advantages to the state in combating terrorism–especially in terms of investigative tools and a level of secrecy–that are simply unavailable in the ordinary Common Law criminal prosecution and trial, at least as governed by the United States Constitution. »

Again, review the contrasts between American and European practices. Except in limited circumstances, the U.S. does not allow pretrial detentions. But according to figures compiled by the U.S. State Department, 38% of individuals held in Italian prisons in 2005 were awaiting trial or the outcome of an appeal, while Spanish law allows for pre-trial detentions that can last as long as four years for terrorism suspects. In the U.S., the Posse Comitatus Act forbids the use of the military in law-enforcement work, and paramilitary units are relatively rare. By contrast, most European countries deploy huge paramilitary forces: Italy’s Carabinieri; France’s Gendarmerie Nationale; Spain’s Guardia Civil.

Even Britain, which shares America’s common law traditions, has been forced by Irish and now Islamist terrorism to resort to administrative detentions, trials without jury (the famous Diplock courts) and ubiquitous public surveillance. Wiretapping is authorized by the Home Secretary–that is, a member of the government–rather than an independent judge. In the early days of the Northern Irish « troubles, » the government of Edward Heath placed some 2,000 suspects, without charge, in internment camps. Ironically, it was the decision to treat terrorists as ordinary criminals that led to the famous hunger strikes of Bobby Sands and his IRA crew.

All this calls into question the seriousness, if not the sincerity, of European complaints that under the Bush administration the U.S. has become a serial human-rights violator. Europeans have every right to be proud of civil servants like Mr. Bruguiere and a legal tradition that in many ways has been remarkably successful against terrorism. But that is not the American way, nor can it be if we intend to be true to a constitutional order of checks and balances, judicial review and a high respect for the rights of the accused. When President Bush declared a war on terror after 9/11, it was because he had no other realistic legal alternative. And when the rest of us make invidious comparisons between Europe and America, we should keep our fundamental differences in mind. There is no European 82nd Airborne, and there is no American Jean-Louis Bruguiere.

Mr. Stephens is a member of The Wall Street Journal’s editorial board. His column appears in the Journal Tuesdays.

France: Europe’s Counterterrorist Powerhouse
By Gary J. Schmitt, Reuel Marc Gerecht
November 1, 2007
AEI Online
No. 3, November 2007

Counterterrorism, like espionage and covert action, is not a spectator sport. The more a country practices, the better it gets. France has become the most accomplished counterterrorism practitioner in Europe. None of the western European counterterrorism officials we have met with over the last eighteen months would dissent from this view. And while there may be a debate about which European state has had the most experience dealing with terrorism–be it Germany with its Baader-Meinhof Group, Italy with its Red Brigades, Spain with the Basque separatist group Euskadi Ta Askatasuna, or even Great Britain with the Irish Republican Army–there is no question that France has had as much experience with the most virulent, police-resistant forms of modern terrorism as any of them. Whereas September 11, 2001, was a heart-stopping shock to the American counterterrorism establishment–and only slightly less revolutionary for many in Europe–it was not a révolution des mentalités in Paris.

Two waves of terrorist attacks, the first in the mid-1980s and the second in the mid-1990s, have made France acutely aware of both state-supported Middle Eastern terrorism and freelance but organized Islamic extremists. The attacks in 1985 and 1986 were probably Iranian-inspired, carried out as payback for France’s military and financial support of Saddam Hussein. The attacks in the 1990s, however, in part an outgrowth of the Algerian civil war, clearly revealed to French security officials that « proper » Frenchmen, les français de souche, could convert to Islam, and that Muslims raised in France could spearhead mass-casualty terrorism.[1]

By comparison, the security services in Great Britain and Germany were slow to awaken to the threat from homegrown radical Muslims.[2] Britain gambled that its multicultural approach to immigrants was superior to France’s forced assimilationist model. But with the discovery of one terrorist plot after another being planned by British Muslims, as well as the deadly transportation bombings that took place in London on July 7, 2005, British public and security officials have begun to question the wisdom of their « Londonistan » approach to Muslim integration.[3] Similarly, until recently, officials in Berlin believed that Germany was safe from homegrown Muslim terrorism, but two major bomb plots over the past year and a half–one aimed at German trains, the other at American military personnel, installations, and interests in Germany–have raised serious doubts in the minds of many German security officials about that previous assumption.[4]

French scholars and journalists have also been way ahead of their European and American counterparts in dissecting Islamic extremism and jihadism, and in analyzing the « Zacarias Moussaoui » phenomenon of European-raised Muslim militants and terrorists.[5] And French officials, who work in counterterrorism domestically and overseas, appear to be well aware of this intellectual spade work, often maintaining friendly relationships with scholars and journalists working in the field. The French interior ministry and prison system, for example, were remarkably open and helpful to the renowned Franco-Iranian sociologist Farhad Khosrokhavar in his interviews of jailed al Qaeda members. Khosrokhavar’s research, which produced the untranslated Quand Al-Qaida parle: Témoignages derrière les barreaux (When al Qaeda Speaks: Testimonies from Behind Bars) is the most insightful look into the mind and manners of highly westernized, Europeanized members of al Qaeda. Nothing in the American literature comes close to dissecting the nature of al Qaeda’s westernized elite.[6] Given the distance and stiffness between the Federal Bureau of Investigation (FBI) and American scholars and journalists, it is unlikely that Khosrokhavar will soon have any American competition.[7]

What sets France apart are its juges d’instruction and their ability to harness the country’s enormous police resources.

The Marsaud Report, issued on November 22, 2005, by a special parliamentary commission charged with examining France’s counterterrorism capacities, articulates the general French view of the threat posed by radical Islamic terrorism. It is perhaps the most cogent statement yet by an official European governing organization on why its citizens are inextricably involved in the fight against radical Islamic terrorism and unavoidably tied to the United States.

The absence of Islamist attacks on French soil since 9/11 should not be misinterpreted: it does not signify at all that France has been immunized from such actions, notably because of its position on the Iraq conflict. Elsewhere, we have already indicated that terrorist cells have been taken apart [since 9/11]–cells which were planning attacks on our soil. Further, outside of our national territory, French targets were struck, like the May 8, 2002, attack in Karachi, which killed fourteen, of whom eleven were employees of the DCN [Direction des Constructions Navales, France’s major shipbuilder], or the attack against the oil tanker Limburg off the coast of Yemen on October 6, 2002. France is an integral part of Western civilization, a target of radical Islamic terrorists. In this regard, she figures among the potential targets of these terrorists to the same extent as any other Western nation. A member of the international coalition in Afghanistan, where our special forces participate in the hunt of al Qaeda’s leaders, France is thus considered an enemy, no matter her position on Iraq. Furthermore, France has been since 1986 on the cutting edge of countering [Middle Eastern] terrorism: her contribution in dismantling networks and her central role in the international counterterrorist effort have made her undeniably an enemy of international terrorist groups. Additionally, France must take into consideration her geographic position and her history. It has been clearly shown that France is the target of choice for the Algerian GSPC [the Salafist Group for Preaching and Combat].[8]

After 9/11, the Central Intelligence Agency (CIA) and the FBI decided to headquarter America’s premier European counterterrorism liaison shop in Paris because they recognized–despite the acrimony arising from the run-up to the Iraq war and the historical coolness between the CIA and French intelligence–that France is the European country most serious about counterterrorism.

French Lessons

It is unclear what practical lessons Americans can draw from the French encounter with Islamic terrorism, given the two countries’ different histories of interaction with the Muslim world and the significant differences between the two when it comes to legal systems and the domestic purview of the state. Nonetheless, it is always worth knowing how others do things–especially other democracies–when what they do seems to work.

And one of the things the French do well–and perhaps the hardest thing for Americans to appreciate, let alone adopt–is granting highly intrusive powers to their internal security service, the Direction de la Surveillance du Territoire (DST), and to their counterterrorist investigative magistrates (juges d’instruction). The latter institution is the linchpin of France’s counterterrorism prowess, allowing the French to combine the powers of prevention, deterrence, and punishment in one individual. This office, created after 1986, has no American parallel and in its powers seems to be unique within Europe. They oversee and often direct the investigative reach of France’s myriad police services, especially the intelligence unit of the French national police, the Renseignments Généraux and the DST.[9]

This direction is exercised through a distinctly French combination of administrative statutes and–just as important–informal institutional and personal relations. The juges d’instruction do not have the authority to command the DST, which belongs formally under the authority of the interior minister. But because of the success of such magistrates as Jean-Louis Bruguière and Jean-François Ricard, who proved that they could handle sensitive information collected by a domestic intelligence agency, the DST has essentially formalized its relationship with these magistrates. The juges d’instruction can now direct DST operations and intelligence collection.[10] The political class in Paris, often at odds with the judicial class, has grown comfortable with the independence exercised by these investigative magistrates. A cynic might say that this reflects the political sensitivity of the terrorism portfolio–better that magistrates handle the potential blowback from these cases than elected officials. But it is also an acknowledgement of how effectively and professionally the juges d’instruction have conducted themselves since 1986.

French scholars and journalists have been way ahead of their European and American counterparts in dissecting Islamic extremism and jihadism.

These magistrates and their offices have become the repositories of counterterrorism information in the French government. The advantage over the American system here is significant: counterterrorism personnel at the FBI, Justice Department, CIA, and National Security Council usually rotate out of the terrorism portfolio after a few years. Few could be said to have monitored specific cases and particular Islamist organizations for years on end. Bruguière, France’s most famous juge, stayed on the counterterrorism beat for over twenty-five years and could overwhelm his interlocutors with details and insights that come only from long-standing first-hand experience. These magistrates have become, as Jeremy Shapiro and Bénédicte Suzan have pointed out in their incisive evaluation of the juges d’instruction, their own counterterrorism intelligence services.[11]

Observers are struck by the ability of the French to concentrate the combined resources of the state quickly. From the substantial use of wiretaps and other forms of electronic interception to day-and-night physical surveillance and « preventive detention » that can be directed against targets about whom authorities do not have sufficient evidence to seek criminal prosecution, magistrates and their allied police and intelligence services can rapidly monitor, harass, and paralyze those they suspect of terrorist activity. As the French 2006 white paper on domestic security and terrorism states:

To be effective, a judicial system for counterterrorism must combine a preventive element, whose objective is to prevent terrorists from acting, and a repressive element, to punish those who commit attacks as well as their organizers and accomplices. The French system follows this logic. But its originality and strength lie in the fact that the barrier between prevention and punishment is not airtight.[12]

The juges d’instruction have largely demolished this wall.

The French have other important counterterrorism agencies. Foremost among them are the Conseil de Sécurité Intérieure (Internal Security Council), chaired by the French president or his representative, which « defines the orientation for domestic security policy and establishes priorities. » The prime minister chairs the Comité Interministériel du Renseignement (Interministerial Intelligence Committee), which brings together all of the ministers involved in counterterrorism. The interior ministry leads the Comité Interministériel de Lutte Antiterroriste (Interministerial Counterterrorist Committee), which coordinates actions at the ministerial level.[13] Most important is the Unité de Coordination de la Lutte Antiterroriste (Counterterrorist Coordination Unit), which was created in 1984 inside the interior ministry. This office collects information supplied by all the other agencies, including the interior ministry, the defense ministry, and the ministry of economy, finance, and industry.[14] As noted by Shapiro and Suzan:

Previously, no single service had specialized in terrorism and thus no one was responsible for assembling a complete picture from the various different institutional sources, for assuring information flows between the various agencies, or for providing coordinated direction to the intelligence and police services for the prevention of terrorism.[15]

None of these organizations and offices is of course uniquely French. We certainly could not conclude that they operate more efficiently than their American counterparts–excepting the greater efficiency one would expect to find in a smaller, highly centralized state. What sets France apart are its juges d’instruction and their ability to harness the country’s enormous police resources. These magistrates are also able, because of their singular focus, to keep the counterterrorism apparatus in France operating with an esprit and at a tempo other countries find hard to match, especially as 9/11 recedes into distant memory. The French themselves are not deluded about their capacities: the counterterrorism white paper notes that « the threat now develops almost invisibly and is much more difficult for the intelligence and security agencies to detect. »[16] French officials are confident, however, in what the French state, properly focused on an internal enemy, can do.

Looking at the French and American approaches to counterterrorism provides an odd symmetry.

We underscore the power of the French state since so much post-Patriot Act commentary in the United States suggests that enhanced police powers–for example, the sequestration of terrorist suspects without immediate access to attorneys, or the use of wiretapping and physical surveillance that falls far short of « probable cause » of Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) standards–are counterproductive to counterterrorism efforts since they corrode our collective trust in the law and are ineffective in any case.[17]

We are uncomfortable with some French counterterrorism practices–such as the government’s ability to jail French citizens without sufficient grounds for actually taking them to court–and would not want to see them imported to the United States. Some in France worry that police power, when focused on the Muslim community, can become overbearing and counterproductive.[18] The French national police and the DST are conscious of this concern. We suspect that the presence of Muslim Frenchmen in the police and domestic intelligence services–larger, it appears, than in any other European country–allows French officials to track this concern, as well as deploy a more effective counterterrorism cadre, better able to penetrate police-resistant radical Muslim circles. In any case, anxiety about police intrusiveness still appears to be a minority opinion in France, both among officials and in the wider population.[19]

Transatlantic Parallels

It is worthwhile to mention a critical study of Franco-American counterterrorism relations commissioned by the policy planning staff of the French foreign ministry. Entitled The Counterterrorist Effort in France and the United States: Beyond the Celebration of Our Cooperation, Are There Long-Term Structural Problems?, its critique is pessimistic.[20] France’s highly codified legal system, in which the French state enjoys enormous powers of intrusion and coercion, does not resemble the messier U.S. system of separated powers, judicial independence, and presumptive rights held by individuals against the government. The censure in the piece, which likely represents the views of much of the French elite, is more procedural than moral. America’s legal and political system, at least under George W. Bush, could not handle such « extralegal » challenges as Guantanamo, extraordinary rendition, or warrantless surveillance. According to the authors of the report, the United States got hoisted by its own petard by making the struggle against radical Islamic extremism into a highly politicized, militarily front-loaded « war on terror » that its legal and ethical system could not handle.

We can agree with some of this critique–for example, we do not think the Bush administration effectively thought through the judicial and legal challenges it would encounter as it interrogated and imprisoned members and suspected members of al Qaeda, the Taliban, and other extremist Islamic groups. But the stabilizing genius of American government is its extremely open political system, in which convulsive questions can be asked and debated, and bipartisan consensus can usually be found on serious matters of national security. The Bush administration, reflecting the desire of all presidents to protect executive prerogatives they deem necessary to wage war successfully, got itself into a difficult spot with aspects of the « war on terror » precisely because it did not allow politics to intervene early enough on the thorny–at times gut-wrenching–questions of how to interrogate, imprison, and eliminate « enemy combatants. » The French political and legal system does not do debate easily; if allowed, the American system does it sublimely well.

These « procedural » challenges, which torment some of our allies, are unlikely to seriously affect our counterterrorism cooperation with Paris. Throughout the run-up to the Iraq war, which was perhaps the nadir of post-World War II Franco-American relations, counterterrorism cooperation blossomed. In 2007, Nicolas Sarkozy, who openly admires much about the United States and rarely engages in the anti-American cynicism so common among the French intellectual elite, was elected president. Unless he has been hiding his true feelings–something he is not known for doing–Sarkozy does not seem to believe the United States has been ethically deficient since 9/11. We suspect that many in France, especially those in its intelligence and security services, understand the unique challenges the United States confronted after 9/11–the challenges that only a global military power could confront.

In the end, looking at the French and American approaches to counterterrorism provides an odd symmetry. In the case of France, the threat is largely–but not simply–within the confines of its own borders. To meet the threat, the French are willing to give their officials what we would consider extraordinary powers and discretion. In the case of the United States, the terrorist threat comes largely–but not solely–from abroad. To meet that threat, President Bush has used his power as commander in chief to its fullest. And while his political opponents and a few judges criticize the use of that power, for the most part, Americans have not reacted in a manner that suggests that they see a darkening, dangerous shadow over their personal liberties. Similarly, since 1986, when French domestic counterterrorism became much more intrusive–when Judge Bruguière’s distinctly un-Anglo-Saxon mission began–France has not gone down the slippery slope into tyranny. France’s society, its politics, and many of its laws have actually become much more liberal and open.

As a practical matter, there will always be a trade-off of sorts between citizen liberties and the powers a state needs to fight certain threats. Yet it is the paramount duty of any liberal democracy not only to protect the rights associated with a decent political order, but also to protect the lives of its citizens. Exercising power in the name of security is not necessarily illiberal. And as our examination of the French approach to counterterrorism suggests, the exercise of such power can be considerable indeed. It is a point that some liberal and civil libertarian critics of the Bush administration, who too rarely study what is going on abroad, might do well to remember.

Reuel Marc Gerecht is a resident fellow at AEI. Gary J. Schmitt is a resident scholar and director of the Program on Advanced Strategic Studies at AEI.

Notes

1. Reuel Marc Gerecht, personal conversations with French officials and scholars focusing on Islamic radicalism in France, 1980-2000. For a good discussion of Middle Eastern and Islamic terrorism in France and the official French reaction to it, see Ali Laidi and Ahmed Salam, Le Jihad en Europe, les filières du terrorisme en Europe (Paris: Seuil, 2002). It was the effort by the Algerian-born but thoroughly Gallicized Khaled Kalkal, in particular, to blow a high-speed Paris-Lyon train off its rails in August 1995 that caught Paris’s attention.

2. Reuel Marc Gerecht and Gary J. Schmitt, personal conversations with British and German counterterrorism officials, September 26-28, 2007, in London, and March 26-27, 2007, in Berlin.

3. For an excellent account of the British perspective on its homegrown Muslim terrorist threat, see Peter Clarke, « Learning from Experience: Counterterrorism in the UK since 9/11 » (Colin Crampton Memorial Lecture, Policy Exchange, London, 2007), available at http://www.policyexchange.org.uk/images/libimages/260.pdf (accessed October 29, 2007).

4. See Mark Landler, « Bomb Plot Shocks Germans into Antiterrorism Debate, » New York Times, August 22, 2006; Craig Whitlock, « Germany Says It Foiled Bomb Plot, » Washington Post, September 6, 2007; and Mark Landler, « Germans Weigh Civil Rights and Public Safety, » New York Times, July 12, 2007.

5. For an excellent early discussion of Islamist networks in Europe, and France especially, see Antoine Sfeir, Les réseaux d’Allah: Les filières islamistes en France et en Europe (Paris: Plon, 1997). Sfeir’s concerns proved prescient. See also Jocelyn Césari, Être musulman en France (Paris: Karthala, 1994); Bruno Étienne, La France et l’islam (Paris: Hachette, 1989); Gilles Kepel, Les Banlieues de l’islam (Paris: Seuil, 1994); and Rémy Leveau and Gilles Kepel, eds., Les Musulmans dans la société française (Paris: Êditions du CNRS, 1988). Zacarias Moussaoui’s mother was fourteen when she was married in Morocco. Five years later, Moussaoui’s parents moved to France, where he was born. In time, his mother left his father, raising the children herself. According to his family members, no religious education was provided to young Zacarias.

6. Farhad Khosrokhavar, Quand Al-Qaida parle: Témoignages derrière les barreaux (Paris: Bernard Grasset, 2006).

7. The position of American detainees is different from those in France, making it more difficult for U.S. officials to grant access to these prisoners. It is not very hard, however, to find European security and intelligence officials who have debriefed Guantanamo detainees in Guantanamo and are willing to discuss their findings privately. U.S. officials are much more sensitive, and official classification on this issue is much greater. Western Europeans–and the French in particular–are more open about discussing terrorism operationally and intellectually than their American counterparts are.

8. Assemblée Nationale, Rapport Marsaud, document number 2681, November 22, 2005, 18-19. Translation by author. GSPC has now associated itself as part of al Qaeda. If one adds up the detainees who have passed through Guantanamo, those that come from Francophone North Africa represent a significant proportion, comparable in number to those who have come from Pakistan, a country four times more populous than Francophone North Africa. In addition, seven French nationals are also known to have been detained in Guantanamo. See John Rosenthal, « The French Path to Jihad, » Policy Review, October/November 2006.

9. See Jeremy Shapiro and Bénédicte Suzan, « The French Experience of Counter-terrorism, » Survival 45, no. 1 (Spring 2003): 78-85, available at http://www.brookings.edu/views/articles/fellows/shapiro20030301.pdf (accessed October 29, 2007).

10. Ibid., 78-85.

11. Ibid., 79-84.

12. Dominique De Villepin, Prevailing Against Terrorism: The White Paper on Domestic Security Against Terrorism (Paris: La Documentation Française, 2006), 53. Emphasis added.

13. Ibid., 49.

14. Ibid., 50.

15. Jeremy Shapiro and Bénédicte Suzan, « The French Experience of Counter-terrorism, » 77.

16. Dominique De Villepin, Prevailing Against Terrorism: The White Paper on Domestic Security Against Terrorism, 36.

17. For an eloquent defense of this position, see Philip H. Gordon, Winning the Right War: The Path to Security for America and the World (New York: Times Books, 2007).

18. For a thoughtful discussion of backlash among Muslims in France, see International Crisis Group, « La France face à ses musulmans: émeutes, jihadisme, et dépolitisation » [France Facing Its Muslims: Riots, Jihadism, and Depoliticization], Rapport Europe 172, March 9, 2006.

19. For example, in Le Monde, a center-left publication generally considered the French newspaper of record, news reports and editorials infrequently express concern about the intrusiveness of French counterterrorism methods among the country’s Muslims. A comparison of Le Monde with the New York Times–in which criticism of the Patriot Act is constant–is striking.

20. Victoire Boccara and Bénédicte Suzan, Lutte antiterroriste en France et aux Etats-Unis: au delà de la celebration de notre coopération, des problèmes structurels de long-terme? (Paris: Centre d’Analyse et de Prévision, Ministère des Affaires Étrangères, N/06-079, July 12, 2006).

Targeting Terrorism
By Bruce Crumley

Since September 11, the international community has pulled together in the fight against terrorism. One of the most seasoned pros in this new global battle is Jean-Louis Bruguière, a French judge renowned for his flamboyant personality, his bulldog persistence—and for getting his man.

There is arguably no single person as emblematic of international efforts to battle terrorism as French investigating magistrate Jean-Louis Bruguière—which is why he’s usually the first French official that foreign counterparts turn to when they need a hand. Bruguière, 60, has some 20 years of specialized work behind him, work that has pitted him against violent Basque and Corsican nationalists, brutal members of extreme right- and left-wing organizations, Middle Eastern radicals and groups conducting state-sponsored terrorism. But it was the nightmarish attacks of 9/11 that catapulted Bruguière’s expertise into the international spotlight. Suddenly, stunned security forces and media from around the world were seeking him out for information on the Islamist radicals he’d been battling for a decade.
“It’s probably not going too far to say that Bruguière invented the specialty of identifying and cracking Islamist terror networks,” says a French justice official and former Bruguière associate. “For years, we got the brush-off from foreign colleagues who thought our warnings about Islamist extremism were some sort of odd ‘French obsession.’ The attacks of September 11 turned Bruguière into the man everyone wanted to see.”
That it took a calamity of such massive proportions to put Bruguière’s experience in demand is itself a testament to how thankless counter-terrorism often is—even among peers. Bruguière was, after all, the sleuth who fought French public apathy and political meddling in unraveling the 1989 bombing of a French passenger plane over Niger that killed 170 people. His inquiry ultimately led to the conviction of two Libyan secret service agents responsible for the attack. (It also earned the pipe-smoking magistrate the nickname “The Admiral” when he circumvented an international flight blockade of Libya by traveling there by boat.) In 1994, Bruguière staged another coup with the arrest of the notorious terror leader “Carlos the Jackal,” whom the intrepid judge snatched and spirited out of Sudan while his prey was sedated awaiting minor surgery. Carlos was later sentenced to life in prison for bombing attacks in France based on the prosecution dossier Bruguière had assembled.
In the early 1990s, before most of the world had ever heard of al Qaeda or Osama bin Laden, Bruguière had already begun uprooting underground logistical and financial networks assisting Islamic radicals waging terror attacks in Algeria. That early introduction provided Bruguière a view into the kinds of thinking and structures that later unleashed jihadist fury on France itself. He soon identified the cross-pollinating nature of Islamist networks established across Europe—as nominally religious fellowships—and the presence of fighters who had returned from Bosnian and Afghan jihads in their midst. (Recently, his services were also the first to determine that al Qaeda-associated training camps in and around Chechnya are producing the terror plotters in European networks.)
The first clear signal that Salafist radicals had internationalized their jihad by targeting France came in 1994, when an Air France plane was hijacked in Algiers and flown to Marseille for refueling. After French officials realized the terrorists planned to fly the gas-bloated jet to Paris and crash it into the city center, elite French SWAT teams stormed the plane, killing the hijackers—and preventing what al Qaeda members later achieved on 9/11.
The following year, Bruguière hit the ground running when a series of bomb attacks rocked Paris, killing 10 people and wounding more than 200. The teamwork between French intelligence forces and Bruguière’s investigating staff soon tracked and shut down the cells and networks behind the strikes. In addition to nabbing Islamists who provided funds and logistical support for the jihadist activity, Bruguière also convicted the two Algerians who had planted the bombs. A third extremist accused of orchestrating and financing the plot on behalf of Algerian-based extremists is in a London jail fighting extradition.
The 1995-96 bombing campaign convinced Bruguière of something the American public would believe only in the aftermath of 9/11: that the international jihad movement was indeed globalizing, and that it could truly be battled only by enlisting France’s allies in Europe and abroad. But making the case to police and intelligence forces in countries that had not been attacked wasn’t easy. “Many of our colleagues—notably in the U.S., but some in Europe as well—felt this was an ‘ex-colonialist hang-up,’ some French obsession with Algeria,” recalls a French anti-terrorism official who works with Bruguière. “It was very hard work getting skeptics to realize that Islamist networks plotting attacks on France had taken root on their own turf. It was even harder to get them to understand that people they considered to be ‘ordinary criminals’—those who raised illicit money or forged identification papers—made up the logistics networks backing terror plots. Getting them to connect the dots was agonizing because time lost increased the possibility of attack.”
It wasn’t until the late 1990s, however, that Bruguière’s European counterparts were fully convinced that he had a case that merited international attention. In 1998, Bruguière coordinated sweeps in a number of European countries ahead of attacks planned for the French-hosted World Cup soccer championship. In December 2000, after tracking the movements and activities of Islamist radicals, Bruguière alerted German police to a Frankfurt cell preparing an attack on the Christmas market at the Strasbourg Cathedral. Arrests in Germany, Spain, Italy, France and Belgium thwarted the scheme. Shortly after the Sept. 11 attacks, meanwhile, Bruguière rounded up remnants of a terror network he knew to be plotting a suicide bombing of the U.S. Embassy in Paris. Testimony of arrested network members in other European countries indicated additional strikes on a U.S. military base in Belgium were also in the works.
Convincing American authorities of the rising Islamist threat was even more of a challenge. As late as 1999—and despite clear Islamist ties to the initial World Trade Center attack in 1993—U.S. colleagues had been dismissive of Bruguière’s warnings. Their reaction, recalls a former Bruguière associate, “tended to reflect the attitude, ‘If it were really a threat, we’d know about it already.’” Ironically, a similar Bruguière rebuff in Canada ultimately led to an American epiphany not only about the jihadist threat but also about Bruguière’s importance as an ally. In 1999, while tracking a Canadian-based organizer of radical networks in Europe, Bruguière and his deputy, Jean-François Ricard, traveled to Montreal, where local authorities downplayed the suspect’s fanatical links and activities and provided minimal investigative cooperation. At least one Islamist cohort of that Montreal radical soon vanished from sight—and was arrested two months later driving into the U.S. in a van packed with 130 pounds of explosives. The Algerian, Ahmed Ressam, turned out to be the al Qaeda-trained “Millennium bomber,” whose orders were to blow up the Los Angeles International Airport as 2000 was rung in.
“Ressam’s arrest really changed the Americans’ tone with Bruguière,” the justice official says. “Before, they tended to view him as a no-tech investigator—an Old World cop who couldn’t hold a candle to the spy satellites and other high-tech capabilities of the CIA and FBI. Then, they suddenly realized the nature of the Islamist terror threat and saw that human involvement is probably better adapted to dealing with it. They also appreciated the fact that Bruguière had adopted an efficient approach before anyone else even knew there was a threat out there.”
Indeed, at the Americans’ request, Bruguière served as an expert witness at Ressam’s trial. Bruguière would later recall the court official and terror neophyte who, when he heard the name “al Qaeda,” responded with the equivalent of “Al Who?” He also remembers seeing a flash of recognition in Ressam’s eyes as Bruguière catalogued jihad leaders and operatives. Bruguière’s interaction with American colleagues grew from there—with mutual professional esteem evolving into something approaching friendship. Those relationships have facilitated an exchange of information between the understandably secretive and defensive players in counter-terrorism. “Bruguière is one of the few foreigners who commands full respect from American intelligence officials as an equal, a trusted ally,” says French terror expert Roland Jacquard. “They also know he’s got the determination and power to act when things need to get done fast.”
An example of that trust was seen last June, when U.S. intelligence officials identified Christian Ganczarski, a German convert to radical Islam, in Saudi Arabia. A veteran of al Qaeda’s Afghan camps who once boasted of having met bin Laden, Ganczarski was linked to a deadly 2002 suicide bombing of a synagogue in Tunisia (the suicide attacker placed a call to Ganczarski shortly before his strike). Despite that connection—and ties to other known practitioners of violent jihad—German laws requiring relatively high levels of evidence of wrongdoing prevented Ganczarski’s arrest as a terror suspect. Piqued by Germany’s inability to act, U.S. intelligence officials lost no time negotiating Ganczarski’s expulsion from the kingdom to Germany—via France. U.S. officials knew that, in accordance with French law, Bruguière opens legal inquiries into any attack targeting French interests or—as in the Tunisian attack—claiming French victims. Given that Ganczarski was a prime suspect in Bruguière’s investigation, alerted police were able to arrest the German during his Paris layover. He’s been in custody ever since.
Similarly, Australian police worked hand-in-hand with Bruguière last September in the arrest and deportation to France of Guadeloupe-born Islamist, Willie Brigitte. A convert to Islam who—astonishingly enough—underwent his jihadist training after 9/11 in a Pakistan-based camp run by extremist group Lashkar-e-Taiba, Brigitte was believed to be waiting for fellow radicals to join him in Australia to execute a terror strike.
“Bruguière and his partners in the French counter-terror organization follow their suspects and developments in the Islamist world very carefully,” notes Jacquard. “Foreign colleagues know he’ll do what he needs to do to undermine the terrorist threat. And as in the case of Ganczarski, they will even ask him to exercise responsibilities and powers that other security authorities may not enjoy.”
Indeed, Bruguière sits atop a specialized anti-terror section unique to France—a body created by a 1986 law establishing a highly centralized police and investigating authority to combat the increasingly complex threat of terrorism. It links Bruguière’s team of five inquiry-conducting magistrates with a pair of covert information-gathering organizations: a crack police unit called the Renseignements Généraux (similar to the FBI) and the counter-terror intelligence service, DST. As head of the judicial branch that investigates information and suspects identified by those agencies—and that builds cases to be eventually tried in court—Bruguière is one of a handful of French officials fully in the loop on the information in the fight on terror.
Meanwhile, the same 1986 law created a useful legal weapon adapted to countering terror schemes. The catchall charge of “association with wrongdoers involved in terrorist enterprises” allows investigators to link the much wider base of logistical support that facilitates attacks with the network operatives at the top of the pyramid. Under this precept, the counterfeiter of documents, the arms transporter or the thief whose ill-gotten gains are knowingly forked over to people in terror networks are legally tied with those who actually plant the bombs. And neither Bruguière nor his intelligence and police partners hide or apologize for using moles and other informants in Salafist mosques or extremist circles. In-formation obtained there has repeatedly allowed French investigators to keep tabs on militant imams, track the evolution of network members and identify new recruits falling under the spell of radical Islam.
Ironically, those laws—and the power they afford security officials like Bruguière—were long denounced by civil libertarians in France and abroad as far too sweeping and prone to widespread abuse. Suspects may in fact be detained and questioned for 92 hours before charges are filed, and they may remain jailed for up to three and a half years as investigations are completed and go to trial. But just as many who brushed off Bruguière’s early warnings on Islamist terror have fallen in line to fight it, most nations have responded to 9/11 with security laws that far surpass France’s 1986 statutes. The United States and Britain have notably been denounced by some observers as having sacrificed due process and the presumption of innocence with authoritarian measures to fight terrorism. France’s formerly trailblazing measures “almost look outdated and quaint by comparison,” muses Jacquard. “The wider goal of terrorism has always been to force democracies to quash the very rights and liberties at their core in order to defend themselves. Finding the right balance between security and freedom is our biggest challenge.”
But it’s one the French law seems to have managed nicely. The 1986 law—and the special units it created—have thus far managed to prevent any successful strikes on French soil since the 1995-96 bombings and have allowed Bruguière to thwart a number of unfolding, often unreported plots. Meanwhile, Bruguière himself has largely personified the open and productive counter-terrorism partnership that continues to flourish across the Atlantic—and which actually grew stronger even as the French-American cold war over Iraq raged last year.
Critics, however, say that Bruguière also personifies the way that ego and love of headlines can negatively affect the anti-terror drive. They claim Bruguière’s fondness for attention has led him to adopt the high-profile role of a crusader, whose media-thrilling methods—such as using large sweeps to net a small number of suspects—violate civil liberties. His international reputation has also provoked jealousies—and at times full-blown feuds—within counter-terror forces. “Bruguière is an extremely capable investigator, and one who has done this nation a great service in fighting terrorism,” comments an official close to President Jacques Chirac. “But he has also stepped on many, many toes.”
Perhaps, but Bruguière seems to have made more allies than enemies—and won some powerful admirers. Just recently, he and a delegation of French intelligence officials met with Bush Administration members, who thanked them for their cooperation in the recent flurry of terror scares that led to the grounding of U.S.-bound Air France flights. “This is one of the huge advantages of forming personal relationships within the very tense and high-risk environment of counter-terrorism,” notes one French security official. “When Americans pick up the phone and call Paris to get or give information, they aren’t dealing with some faceless ‘French guy.’ They’re usually dealing with Bruguière. That’s how it works—and that’s why it works.”

Voir enfin sur l’homme qui pendant 20 ans a incarné la « méthode française » (qui n’était pas sans ses critiques y compris en France), le juge anti-terroriste Jean-Louis Burguière, récemment remplacé après une tentative malheureuse d’entrée en politique:

Jean-Louis Bruguière a été pendant plus de vingt ans la figure emblématique d’un système aujourd’hui envié à l’étranger mais qui a toujours suscité des critiques en France.

Le système imaginé après une vague d’attentats imputée à l’Iran consiste à centraliser le traitement des affaires terroristes à Paris, avec un « fief » ultra-sécurisé sous les toits du palais de justice, la galerie Saint-Loi.

Les suspects peuvent être placés en garde à vue jusqu’à quatre jours, six dans certains cas. Il est possible de poursuivre tous les membres d’un réseau, des plus mineurs aux plus importants, avec l’incrimination « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».

Pour ses partisans, ce système a permis de prévenir de nombreux attentats, tout en préservant la garantie des droits des suspects et un accès quasi-normal au système judiciaire.

Pour ses détracteurs, les juges antiterroristes ont fait trop souvent une utilisation abusive de leurs pouvoirs, avec une utilisation extensive de la détention provisoire. Les critiques se sont calmées après l’apparition au Royaume-Uni de détentions extra-judiciaires et l’ouverture par les Etats-Unis du camp de détention de Guantanamo, à Cuba, où les suspects n’ont aucun statut légal.
Un nouveau « patron » en France pour les juges antiterroristes
Reuters
Le Monde
20.12.07

PARIS (Reuters) – Yves Jannier, actuellement avocat général à Paris, va succéder à Jean-Louis Bruguière à la tête de l’équipe des juges d’instruction antiterroristes, modèle pour l’étranger mais controversé à Paris.

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a approuvé jeudi la candidature de ce magistrat, présenté dans la magistrature comme le favori du ministère de la Justice, pour le poste de « premier vice-président du tribunal de Paris chargé de la coordination de la lutte antiterroriste », a-t-on appris de source judiciaire.

Après cet avis conforme, qui était nécessaire procéduralement, la place Vendôme va prononcer formellement sa nomination par un décret durant la « première quinzaine de janvier », a-t-on expliqué au cabinet de Rachida Dati.

Yves Jannier, 54 ans, a été juge d’instruction à Versailles puis substitut du procureur de Nanterre (Hauts-de-Seine), avant de passer au parquet général de Paris en 2002.

Une cinquantaine de candidats s’étaient manifestés pour ce poste et sont donc écartés, dont Gilbert Thiel et Laurence Le Vert, en poste au pool antiterroriste actuellement, Jean-François Ricard, un de ses anciens membres et Renaud Van Ruymbeke, juge d’instruction financier réputé.

Yves Jannier s’est notamment fait remarquer par son réquisitoire au procès en appel du fiasco judiciaire de l’affaire Outreau, en 2005, où il avait été le premier magistrat à reconnaitre l’innocence des personnes poursuivies.

Il a achevé sa carrière d’avocat général à Paris en requérant au procès d’Yvan Colonna, condamné à perpétuité pour l’assassinat du préfet de Corse Claude Erignac en 1998.

Jean-Louis Bruguière, 63 ans, a quitté le poste au printemps dernier pour une candidature au titre de l’UMP aux législatives dans le Lot-et-Garonne, où il a été battu par son adversaire socialiste. Il ne pouvait techniquement revenir, ayant abandonné à ses collègues tous ses dossiers d’enquête.

Jean-Louis Bruguière a été pendant plus de vingt ans la figure emblématique d’un système aujourd’hui envié à l’étranger mais qui a toujours suscité des critiques en France.

Le système imaginé après une vague d’attentats imputée à l’Iran consiste à centraliser le traitement des affaires terroristes à Paris, avec un « fief » ultra-sécurisé sous les toits du palais de justice, la galerie Saint-Loi.

Les suspects peuvent être placés en garde à vue jusqu’à quatre jours, six dans certains cas. Il est possible de poursuivre tous les membres d’un réseau, des plus mineurs aux plus importants, avec l’incrimination « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».

Pour ses partisans, ce système a permis de prévenir de nombreux attentats, tout en préservant la garantie des droits des suspects et un accès quasi-normal au système judiciaire.

Pour ses détracteurs, les juges antiterroristes ont fait trop souvent une utilisation abusive de leurs pouvoirs, avec une utilisation extensive de la détention provisoire. Les critiques se sont calmées après l’apparition au Royaume-Uni de détentions extra-judiciaires et l’ouverture par les Etats-Unis du camp de détention de Guantanamo, à Cuba, où les suspects n’ont aucun statut légal.

Thierry Lévêque

Voir de plus:

French Push Limits in Fight On Terrorism

Wide Prosecutorial Powers Draw Scant Public Dissent

Craig Whitlock

The Washington Post

November 2, 2004

PARIS — In many countries of Europe, former inmates of the U.S. military prison at Guantanamo Bay, Cuba, have been relishing their freedom. In Spain, Denmark and Britain, recently released detainees have railed in public about their treatment at Guantanamo, winning sympathy from local politicians and newspapers. In Sweden, the government has agreed to help one Guantanamo veteran sue his American captors for damages.

Not so in France, where four prisoners from the U.S. naval base were arrested as soon as they arrived home in July, and haven’t been heard from since. Under French law, they could remain locked up for as long as three years while authorities decide whether to put them on trial — a legal limbo that their attorneys charge is not much different than what they faced at Guantanamo.

Armed with some of the strictest anti-terrorism laws and policies in Europe, the French government has aggressively targeted Islamic radicals and other people deemed a potential terrorist threat. While other Western countries debate the proper balance between security and individual rights, France has experienced scant public dissent over tactics that would be controversial, if not illegal, in the United States and some other countries.

French authorities have expelled a dozen Islamic clerics for allegedly promoting hatred or religious extremism, including a Turkish-born imam who officials said denied that Muslims were involved in the Sept. 11, 2001, attacks on the United States. Since the start of the school year, the government has been enforcing a ban on wearing religious garb in school, a policy aimed largely at preventing Muslim girls from wearing veils.

French counterterrorism officials say their preemptive approach has paid off, enabling them to disrupt plots before they are carried out and to prevent radical cells from forming in the first place. They said tips from informants and close cooperation with other intelligence services led them to thwart planned attacks on the U.S. Embassy in Paris, French tourist sites on Reunion Island in the Indian Ocean and other targets.

« There is a reality today: Under the cover of religion there are individuals in our country preaching extremism and calling for violence, » Interior Minister Dominique de Villepin said at a recent meeting of Islamic leaders in Paris. « It is essential to be opposed to it together and by all means. »

Thomas M. Sanderson, a terrorism expert with the Center for Strategic and International Studies in Washington, said France has combined its tough law enforcement strategy with a softer diplomatic campaign in the Middle East designed to bolster ties with Islamic countries.

« You do see France making an effort to cast itself as the friendly Western power, » as distinct from the United States, he said. « When it comes to counterterrorism operations, France is hard-core. . . . But they are also very cognizant of what public diplomacy is all about. »

France has embraced a law enforcement strategy that relies heavily on preemptive arrests, ethnic profiling and an efficient domestic intelligence-gathering network. French anti-terrorism prosecutors and investigators are among the most powerful in Europe, backed by laws that allow them to interrogate suspects for days without interference from defense attorneys.

The nation pursues such policies at a time when France has become well known in the world for criticizing the United States for holding suspected terrorists at Guantanamo without normal judicial protections. French politicians have also loudly protested the U.S. decision to invade Iraq, arguing that it has exacerbated tensions with the Islamic world and has increased the threat of terrorism.

Despite the political discord over Iraq, France’s intelligence and counterterrorism officials say they work closely with their American counterparts on terrorism investigations.

With the largest Muslim population in Europe, France is being closely watched in neighboring countries, many of which are tightening their own anti-terror and immigration laws. But even following the Sept. 11 attacks and the March 11 bombings of commuter trains in Madrid, other European countries have been reluctant to fully embrace the French model, part of a legal tradition from the Napoleonic era that has always given prosecutors strong powers.

Britain, for instance, typically takes years to extradite terrorism suspects to other countries and has respected the free-speech rights of imams who praise Osama bin Laden, the al Qaeda leader, and endorse holy war. Until three years ago, Germany did not ban membership in a foreign terrorist organization such as al Qaeda as long as it didn’t operate inside the country.

Many of the anti-terror laws and policies in France date to 1986, when the country was grappling with Palestinian and European extremist groups. Since then, the government has modified and expanded those laws several times, gradually giving authorities expanded powers to deport and detain people.

‘High Pressure Zones’

Terrorism is « a very new and unprecedented belligerence, a new form of war and we should be flexible in how we fight it, » said Jean-Louis Bruguiere, a senior French anti-terrorism judge. « When you have your enemy in your own territory, whether in Europe or in North America, you can’t use military forces because it would be inappropriate and contrary to the law. So you have to use new forces, new weapons. »

At times, French authorities have pursued terrorism cases outside their borders, taking over investigations from countries unwilling or unable to arrest suspects on their own.

Last year, Christian Ganczarski, a German national and alleged al Qaeda operative, arrived in Saudi Arabia for a religious pilgrimage to Mecca. A Muslim convert who became a personal acquaintance of bin Laden, Ganczarski was suspected by French authorities of helping to organize the April 2002 bombing of a synagogue in Djerba, Tunisia, which killed 21 people.

Saudi officials prepared to deport Ganczarski back to Germany, but when German officials indicated they lacked the evidence to arrest him, Saudi authorities arranged a detour, putting him on a flight with a connection through Paris. When Ganczarski arrived at Charles de Gaulle Airport on June 2, 2003, he was detained for questioning by French police.

Seventeen months later Ganczarski remains in a French jail, under investigation for alleged conspiracy in the Tunisian attack. French investigators have claimed jurisdiction in the case because French nationals were among the casualties in the Tunisia attack.

Also last year, French counterterrorism officials tipped off the Australian government that a visiting French tourist, Willie Brigitte, was allegedly part of a terrorist cell in Sydney that was planning attacks during rugby World Cup events there. Lacking direct evidence of their own, Australian officials deported Brigitte to France in October 2003, where he was arrested. He also remains in jail, where he is subject to regular interrogations.

The French anti-terrorism judge overseeing both cases is Bruguiere, an investigating magistrate who under French law is granted great prosecutorial powers, including the ability to sign search warrants, order wiretaps and interrogate suspects.

Over the past decade, Bruguiere has ordered the arrests of more than 500 people on suspicion of « conspiracy in relation to terrorism, » a broad charge that gives him leeway to lock up suspects while he carries out investigations.

« There is no equivalent anywhere else in Europe. This provision is very, very efficient for judicial rule in tackling terrorist support networks, » Bruguiere said in an interview. « Fighting terrorism is like the weather. You have high pressure zones and low pressure zones. Countries that have low pressure zones » attract terrorism.

‘Erosion of Civil Liberties’

Bruguiere estimated that 90 percent of the defendants he has indicted and brought to trial have been convicted. Critics assert, however, that most people arrested on orders of anti-terrorism judges in France never face terror-related charges and eventually are freed. Official statistics on French terrorism prosecutions are not readily available, so it is difficult to assess the outcome of such cases.

William Bourdon, a Paris attorney representing Nizar Sassi and Mourad Benchellali, two of the four French nationals released from Guantanamo Bay in July, said his clients were rearrested not because they were suspected of any crimes in France, but merely because they had gone to Afghanistan before the U.S.-led invasion in 2001.

Under French law, his clients could remain jailed for up to three years until authorities complete their investigation. « What has been done here is absolutely unfair, » he said. « There’s a high level of inhumanity in the decision. »

Michel Tubiana, a lawyer and president of the Human Rights League in France, told the story of a chicken vendor he once represented to illustrate how easy it is for suspects to be arrested under French anti-terror laws.

He said the vendor, Hakim Mokhfi, was detained in June 2002 after authorities learned he had gone to a camp in Pakistan before Sept. 11, 2001, and knew a person who was an acquaintance of Richard C. Reid, the Briton who pleaded guilty in the United States to charges of trying to blow up an American Airlines flight with explosives concealed in his shoes in December 2001.

On three occasions over the past five months, Tubiana said, outside judges assigned to review the vendor’s case have set deadlines for investigating magistrates to either indict or release him. The deadlines have passed, but his client remains locked up, court documents show. « There is in fact no control » over these magistrates, he said. « They are all-powerful. »

Tubiana cited a new law enacted last year that drops a requirement for French anti-terror police to have an eyewitness when carrying out a search warrant. The requirement had been intended to prevent the planting of fake evidence.

« There has been a definite erosion of civil liberties in France, and not just with terrorism, » Tubiana said. « We’re seeing things that would have been unthinkable 10 years ago. »

At the same time, Tubiana and other defense attorneys acknowledged that French counterterrorism investigators generally make efficient use of the tools at their disposal.

The Directorate of Surveillance of the Territory, the domestic intelligence agency, employs a large number of Arabic speakers and Muslims to infiltrate radical groups, according to anti-terrorism experts here. Police are also quick to use the threat of preemptive arrest to persuade suspects to work as street informants.

Targeting Clerics

The French government has also stepped up efforts to crack down on radical Islamic clerics. While authorities have long had the right to expel foreigners if they are judged a threat to public safety, lawmakers passed a bill this year that makes it possible to deport noncitizens for inciting « discrimination, hatred or violence » against any group.

The target of the new law: an Algerian-born imam named Abdelkader Bouziane, a cleric living in Lyon who was originally expelled from the country in April after he publicly urged Muslims to attack U.S. targets in France and later told an interviewer that it was permissible for men to engage in polygamy and beat their wives. Bouziane was allowed to return after an appellate court ruled in his favor, but under the modified law was deported last month to Algeria.

Bruno Le Maire, a senior adviser to the interior minister, said authorities have placed about 40 mosques under close surveillance and move quickly whenever they find a cleric preaching radicalism.

« There’s not a direct link between what these imams say and terrorism, but there are indirect links that can be dangerous to democracy and the security of our country, » he said. « So we have to be very careful with these people. »

Other countries, including the United States, have long-standing policies that restrict law enforcement agents from infiltrating places of worship. So far, however, France’s aggressive approach has not led to widespread criticism.

Dalil Boubakeur, rector of the Grand Mosque of Paris, said many Muslims support the expulsions and are just as concerned about preventing terrorist attacks as other French citizens. « We find the public arrogance of these extremists completely intolerable, » he said. « Fundamentalism is on the rise. . . . This is a real danger. The state should take measures against these types of people that disrupt society, not only when there is a terrorist attack, but before. »

Special correspondent Maria Gabriella Bonetti contributed to this report.


Ingrid Betancourt: déraison d’Etat (Philippe Convers)

22 décembre, 2007

FARC cartel

La démission immédiate d’Uribe et de son gouvernement pourrait garantir la libération, sains et saufs, des prisonniers, au moyen d’un accord humanitaire, sans aucun obstacle. Raul Reyes (numéro deux des Farc)

Au lendemain de l’incroyable pantalonnade de la visite à Paris du tortionnaire de Tripoli …

Comment ne pas voir, comme le rappelle Philippe Convers, que la France est à nouveau, par la faute de ses dirigeants à l’affût du moindre coup médiatique, en train de servir de paillasson au tout venant de la barbarie de la planète?

Je ne sais pas vraiment si je dois rigoler quand j’entends notre Président en appeler à l’humanité d’un vieux guérillero endurci, qui partage avec Kadhafi et quelques autres de tristes records d’inhumanité, ou s’il faut au contraire s’affliger de notre myopie ou, plus certainement, de notre immense arrogance, mâtinée de complaisance et d’ignorance.

Ingrid Betancourt: déraison d’Etat
Philippe Convers

Après vous avoir présenté les protagonistes de ce malheureux dossier (Ingrid Betancourt: et si on se plantait complètement), j’imagine que, comme la plupart de mes concitoyens, vous avez suivi avec espoir ou scepticisme les derniers développements de l’Affaire.

Pour ce qui me concerne, j’avoue avoir été (heureusement) surpris par les preuves de (sur)vie de ladite Ingrid. A la longue, j’imaginais qu’elle était peut-être morte. Comme vous, j’ai suivi la théâtralisation présidentielle, avec message personnel à Marulanda et tout le tralala. J’ai également relevé la hargne anti-Uribe de Chavez, décuplée par son échec au référendum (lequel, comme en France, sera bientôt oublié par des mesures qui, cette fois-ci, se passeront de l’assentiment populaire).

Je ne sais pas vraiment si je dois rigoler quand j’entends notre Président en appeler à l’humanité d’un vieux guérillero endurci, qui partage avec Kadhafi et quelques autres de tristes records d’inhumanité, ou s’il faut au contraire s’affliger de notre myopie ou, plus certainement, de notre immense arrogance, mâtinée de complaisance et d’ignorance.

Les FARC viennent de confirmer une nouvelle fois leur sens tactique (et ouais, on ne survit pas quarante ans à la haine de tout un peuple sans un certains sens de la manœuvre). Clara Rojas, la proche collaboratrice d’Ingrid qui avait refusé d’être libérée en 2002 pour rester aux côtés de son égérie, son fils, fruit d’un fascinant syndrome de Stockholm ainsi qu’une malheureuse parlementaire malade vont être libérés, annoncent les FARC. Pas à n’importe qui, au frère Chavez, que la guérilla replace ainsi au centre du jeu, d’autant plus qu’il ne se cache plus de ses sympathies pour cette vieille guérilla stalinienne, qui partage avec lui son aversion des institutions colombiennes. Ingrid, c’est pas pour tout de suite, pensez donc ! Un si bel atout dans les mains râpeuses des vieux guérilleros ! Ingrid, la malheureuse qui permet à la guérilla d’obtenir un certain répit militaire et de déchaîner contre Bogota les bataillons d’idiots utiles au premier rang desquels figurent Nicolas et François !

Partagé entre l’ironie que m’inspire la naïveté de nos dirigeants (ou leur obsession de la communication) et la rage que suscitent de tels errements, je lis ces propos ahurissants du Premier ministre : “Le monde entier a les yeux rivés sur la Colombie, sur Ingrid Betancourt et sur l’action du président Uribe. Le président Uribe doit être celui qui va permettre la libération d’Ingrid Betancourt. C’est plus important que tout pour lui et pour son pays” et je bascule définitivement vers l’indignation.


Langue: Les exclus de la langue de Molière ont toutes les chances de devenir des exclus tout court

22 décembre, 2007
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On en a marre de parler français normal comme les riches, les petits bourges… parce que c’est la banlieue ici. Élève d’origine maghrébine (Pantin, TF1, 1996)
On parle en français, avec des mots rebeus, créoles, africains, portugais, ritals ou yougoslaves, puisque  blacks, gaulois, Chinois et Arabes  y vivent ensemble.  Raja (21 ans)
Le bavardage grossier, loin de combler l’écart entre les rangs sociaux, le maintient et l’aggrave ; sous couleur d’irrévérence et de liberté, il abonde dans le sens de la dégradation, il est l’auto-confirmation de l’infériorité. Jean Starobinski
Les linguistes ont raison de dire que toutes les langues se valent linguistiquement; ils ont tort de croire qu’elles se valent socialement. P. Bourdieu (Ce que parler veut dire: l’économie des échanges linguistiques, 1982)
J’appelle stratégies de condescendance ces transgressions symboliques de la limite qui permettent d’avoir à la fois les profits de la conformité à la définition et les profits de la transgression : c’est le cas de l’aristocrate qui tape sur la croupe du palefrenier et dont on dira «II est simple», sous-entendu, pour un aristocrate, c’est-à-dire un homme d’essence supérieure, dont l’essence ne comporte pas en principe une telle conduite. En fait ce n’est pas si simple et il faudrait introduire une distinction : Schopenhauer parle quelque part du «comique pédant», c’est-à-dire du rire que provoque un personnage lorsqu’il produit une action qui n’est pas inscrite dans les limites de son concept, à la façon, dit-il, d’un cheval de théâtre qui se mettrait à faire du crottin, et il pense aux professeurs, aux professeurs allemands, du style du Professor Unrat de V Ange bleu, dont le concept est si fortement et si étroitement défini, que la transgression des limites se voit clairement. A la différence du professeur Unrat qui, emporté par la passion, perd tout sens du ridicule ou, ce qui revient au même, de la dignité, le consacré condescendant choisit délibérément de passer la ligne ; il a le privilège des privilèges, celui qui consiste à prendre des libertés avec son privilège. C’est ainsi qu’en matière d’usage de la langue, les bourgeois et surtout les intellectuels peuvent se permettre des formes d’hypocorrection, de relâchement, qui sont interdites aux petits-bourgeois, condamnés à l’hypercorrection. Bref, un des privilèges de la consécration réside dans le fait qu’en conférant aux consacrés une essence indiscutable et indélébile, elle autorise des transgressions autrement interdites : celui qui est sûr de son identité culturelle peut jouer avec la règle du jeu culturel, il peut jouer avec le feu, il peut dire qu’il aime Tchaikovsky ou Gershwin, ou même, question de «culot», Aznavour ou les films de série B. Pierre Bourdieu
L’argot, dont on a fait la «langue populaire» par excellence, est le produit de ce redoublement qui porte à appliquer à la «langue populaire» elle-même les principes de division dont elle est le produit. Le sentiment obscur que la conformité linguistique enferme une forme de reconnaissance et de soumission, propre à faire douter de la virilité des hommes qui lui sacrifient, joint à la recherche active de l’écart distinctif, qui fait le style, conduisent au refus d’«en faire trop» qui porte à rejeter les aspects les plus fortement marqués du parler dominant, et notamment les prononciations ou les formes syntaxiques les plus tendues, en même temps qu’à une recherche de l’expressivité, fondée sur la transgression des censures dominantes — notamment en matière de sexualité — et sur une volonté de se distinguer des formes d’expression ordinaires. La transgression des normes officielles, linguistiques ou autres, est dirigée au moins autant contre les dominés «ordinaires», qui s’y soumettent, que contre les dominants ou, a fortiori, contre la domination en tant que telle. La licence linguistique fait partie du travail de représentation et de mise en scène que les «durs», surtout adolescents, doivent fournir pour imposer aux autres et à eux-mêmes l’image du «mec» revenu de tout et prêt à tout qui refuse de céder au sentiment et de sacrifier aux faiblesses de la sensibilité féminine. Et de fait, même si elle peut, en se divulguant, rencontrer la propension de tous les dominés à faire rentrer la distinction, c’est-à-dire la différence spécifique, dans le genre commun, c’est-à-dire dans l’universalité du biologique, par l’ironie, le sarcasme ou la parodie, la dégradation systématique des valeurs affectives, morales ou esthétiques, où tous les analystes ont reconnu «l’intention» profonde du lexique argotique, est d’abord une affirmation d’aristocratisme. Forme distinguée — aux yeux mêmes de certains des dominants — de la langue «vulgaire», l’argot est le produit d’une recherche de la distinction, mais dominée, et condamnée, de ce fait, à produire des effets paradoxaux, que l’on ne peut comprendre lorsqu’on veut les enfermer dans l’alternative de la résistance ou de la soumission, qui commande la réflexion ordinaire sur la «langue (ou la culture) populaire». Il suffit en effet de sortir de la logique de la vision mythique pour apercevoir les effets de contre-finalité qui sont inhérents à toute position dominée lorsque la recherche dominée de la distinction porte les dominés à affirmer ce qui les distingue, c’est-à-dire cela même au nom de quoi ils sont dominés et constitués comme vulgaires, selon une logique analogue à celle qui porte les groupes stigmatisés à revendiquer le stigmate comme principe de leur identité, faut-il parler de résistance ? Et quand, à l’inverse, ils travaillent à perdre ce qui les marque comme vulgaires, et à s’approprier ce qui leur permettrait de s’assimiler, faut-il parler de soumission ? (…) C’est évidemment chez les hommes et, parmi eux, chez les plus jeunes et les moins intégrés, actuellement et surtout potentiellement, à l’ordre économique et social, comme les adolescents issus de familles immigrées, que se rencontre le refus le plus marqué de la soumission et de la docilité qu’implique l’adoption des manières de parler légitimes. La morale de la force qui trouve son accomplissement dans le culte de la violence et des jeux quasi-suicidaires, moto, alcool ou drogues dures, où s’affirme le rapport à l’avenir de ceux qui n’ont rien à attendre de l’avenir, n’est sans doute qu’une des manières de faire de nécessité vertu. Le parti-pris affiché de réalisme et de cynisme, le refus du sentiment et de la sensibilité, identifiés à une sensiblerie féminine ou efféminée, cette sorte de devoir de dureté, pour soi comme pour les autres, qui conduit aux audaces désespérées de l’aristocratisme de paria, sont une façon de prendre son parti d’un monde sans issue, dominé par la misère et la loi de la jungle, la discrimination et la violence, où la moralité et la sensibilité ne sont d’aucun profit. La morale qui constitue la transgression en devoir impose une résistance affichée aux normes officielles, linguistiques ou autres, qui ne peut être soutenue en permanence qu’au prix d’une tension extraordinaire et, surtout pour les adolescents, avec le renfort constant du groupe. (…) L’argot, et c’est là, avec l’effet d’imposition symbolique, une des raisons de sa diffusion bien au-delà des limites du «milieu» proprement dit, constitue une des expressions exemplaires et, si l’on peut dire, idéales — avec laquelle l’expression proprement politique devra compter, voire composer — de la vision, pour l’essentiel édifiée contre la «faiblesse» et la «soumission» féminines (ou efféminées), que les hommes les plus dépourvus de capital économique et culturel ont de leur identité virile et d’un monde social tout entier placé sous le signe de la dureté. Il faut toutefois se garder d’ignorer les transformations profondes que subissent, dans leur fonction et leur signification, les mots ou les locutions empruntés lorsqu’ils passent dans le parler ordinaire des échanges quotidiens : c’est ainsi que certains des produits les plus typiques du cynisme aristocratique des «durs» peuvent, dans leur emploi commun, fonctionner comme des sortes de conventions neutralisées et neutralisantes qui permettent aux hommes de dire, dans les limites d’une très stricte pudeur, l’affection, l’amour, l’amitié, ou, tout simplement, de nommer les êtres aimés, les parents, le fils, l’épouse (l’emploi, plus ou moins ironique, de termes de référence comme «la patronne», la «reine-mère», ou «ma bourgeoise» permettant par exemple d’échapper à des tours tels que «ma femme» ou le simple prénom, ressentis comme trop familiers). (…) Nul ne peut ignorer complètement la loi linguistique ou culturelle et toutes les fois qu’ils entrent dans un échange avec des détenteurs de la compétence légitime et surtout lorsqu’ils se trouvent placés en situation officielle, les dominés sont condamnés à une reconnaissance pratique, corporelle, des lois de formation des prix les plus défavorables à leurs productions linguistiques qui les condamne à un effort plus ou moins désespéré vers la correction ou au silence. Il reste qu’on peut classer les marchés auxquels ils sont affrontés selon leur degré d’autonomie, depuis les plus complètement soumis aux normes dominantes (comme ceux qui s’instaurent dans les relations avec la justice, la médecine ou l’école) jusqu’aux plus complètement affranchis de ces lois (comme ceux qui se constituent dans les prisons ou les bandes de jeunes). L’affirmation d’une contre-légitimité linguistique et, du même coup, la production de discours fondée sur l’ignorance plus ou moins délibérée des conventions et des convenances caractéristiques des marchés dominants ne sont possibles que dans les limites des marchés francs, régis par des lois de formation des prix qui leur sont propres, c’est-à-dire dans des espaces propres aux classes dominées, repaires ou refuges des exclus dont les dominants sont de fait exclus, au moins symboliquement, et pour les détenteurs attitrés de la compétence sociale et linguistique qui est reconnue sur ces marchés. L’argot du «milieu», en tant que transgression réelle des principes fondamentaux de la légitimité culturelle, constitue une affirmation conséquente d’une identité sociale et culturelle non seulement différente mais opposée, et la vision du monde qui s’y exprime représente la limite vers laquelle tendent les membres (masculins) des classes dominées dans les échanges linguistiques internes à la classe et, plus spécialement, dans les plus contrôlés et soutenus de ces échanges, comme ceux du café, qui sont complètement dominés par les valeurs de force et de virilité, un des seuls principes de résistance efficace, avec la politique, contre les manières dominantes de parler et d’agir. (…) On comprend que le discours qui a cours sur ce marché ne donne les apparences de la liberté totale et du naturel absolu qu’à ceux qui en ignorent les règles ou les principes : ainsi l’éloquence que la perception étrangère appréhende comme une sorte de verve débridée, n’est ni plus ni moins libre en son genre que les improvisations de l’éloquence académique ; elle n’ignore ni la recherche de l’effet, ni l’attention au public et à ses réactions, ni les stratégies rhétoriques destinées à capter sa bienveillance ou sa complaisance ; elle s’appuie sur des schèmes d’invention et d’expression éprouvés mais propres à donner à ceux qui ne les possèdent pas le sentiment d’assister à des manifestations fulgurantes de la finesse d’analyse ou de la lucidité psychologique ou politique. Pierre Bourdieu
C’est ce qui fait l’ambiguïté de l’exaltation du parler des « vrais de vrais » : la vision du monde qui s’y exprime et les vertus viriles des «durs de durs» trouvent leur prolongement naturel dans ce que l’on a appelé la «droite populaire», combinaison fascistoïde de racisme, de nationalisme et d’autoritarisme. Et l’on comprend mieux l’apparente bizarrerie que représente le cas de Céline. (…) Lorsque la recherche dominée de la distinction porte les dominés à affirmer ce qui les distingue, c’est-à-dire cela même au nom de quoi ils sont dominés et constitués comme vulgaires, selon une logique analogue à celle qui porte les groupes stigmatisés à revendiquer le stigmate comme principe de leur identité, faut-il parler de résistance ? Et quand, à l’inverse, ils travaillent à perdre ce qui les marque comme vulgaires, et à s’approprier ce qui leur permettrait de s’assimiler, faut-il parler de soumission ? (…) Nul ne peut ignorer complètement la loi linguistique ou culturelle et toutes les fois qu’ils entrent dans un échange avec des détenteurs de la compétence légitime et surtout lorsqu’ils se trouvent placés en situation officielle, les dominés sont condamnés à une reconnaissance pratique, corporelle, des lois de formation des prix les plus défavorables à leurs productions linguistiques qui les condamne à un effort plus ou moins désespéré vers la correction ou au silence. Pierre Bourdieu
Il n’y a pas de frontières pour les mots. La langue est à tout le monde. Pour elle, il n’y a pas de ministère de l’Immigration ! (…) Le langage des cités est une chance évidente pour le français. Alain Rey
On se rendait compte que l’on n’était pas compris par les autres milieux sociaux. C’est pour éviter les quiproquos que l’on a réalisé ce dico. Marie, Cédric et Franck
Par-delà les discours pétris de bonne conscience sur l’égale dignité de toutes les pratiques linguistiques, on oublie de préciser que les exclus de la langue de Molière ont toutes les chances de devenir des exclus tout court. Alain Bentolila

« Argot des cités », « parler banlieue », « langage des jeunes », caillera » (racaille), langue des cités, langage « texto » (SMS ou MSN),  » mots sans papiers nés de l’oral  » (dixit Pivot qui défend en même temps des vieilleries comme goguenardise ou coquecigrues!), « grande métisserie » (Alain Rey) …

Objet de films (L’Esquive d’Abdellatif Kechiche récompensé par un César) ou de thèses, repris dans les dictionnaires (teuf, keum, keuf ou beur et beurette) ou dictées de Bernard Pivot (« meufs ») …

Dans le Monde d’hier et ailleurs, salutaire remise des pendules à l’heure du linguiste Alain Bentolila qui, à contre-courant du discours des bons sentiments du tout se vaut, a le mérite de rappeler que cette sorte d’interlangue entre le français dominant et les diverses langues d’origine des quartiers immigrés (arabe, langues africaines et asiatiques, créoles, etc.) mâtinées de langue verlan, rap ou slam, que célèbrent, après les graffitis qui défigurent nos villes et habitations, nos belles âmes des médias ou de l’université, peut être aussi pour les plus démunis le « langage des exclus » …

Extraits :

Dans cette situation d’inégalité linguistique, l’enrichissement produit par la création de nouveaux mots ou structures se fait le plus souvent au seul profit de ceux qui, possédant déjà un vocabulaire varié, une syntaxe précise, vont alors donner à leur langage un petit coup de jeunesse et de modernité. Certains enfants, que l’on a pris soin de doter d’armes linguistiques tout terrain, peuvent sans risque enrichir leur panoplie linguistique de quelques « perles de banlieues ».

Certains parents « trop cool » ponctueront parfois leurs discours parfaitement standardisés de quelques audaces verlanesques du plus bel effet, suivant en cela l’exemple des médias soucieux de se donner une image jeune et dynamique. Les « nantis du langage » s’encanaillent linguistiquement sans risque et avec la meilleure conscience du monde. Mais ceux dont le vocabulaire est limité et imprécis ont-ils un réel pouvoir linguistique ? Non, ce sont les « pauvres du langage » condamnés à ne communiquer que dans l’immédiat et la proximité.

La ghettoïsation engendre, certes, des innovations linguistiques originales. Mais ces créations contribuent-elles à enrichir un trésor linguistique disponible pour tous ? Non ! Cette vision idyllique est celle des faiseurs de dictionnaires à la mode qui voudraient nous faire croire à une langue française quotidiennement renouvelée et équitablement redistribuée. La réalité, c’est que la langue française s’incarne aujourd’hui dans le langage d’hommes et de femmes dont les pouvoirs linguistiques respectifs sont devenus tellement inégaux que la notion même d’intelligence collective risque de se trouver gravement mise en cause. Les différents registres du langage ne s’additionnent que pour ceux qui, les possédant tous, en jouent en virtuoses ; pour beaucoup, ils séparent, cantonnent, opposent, excluent.

C’est un principe linguistique: plus les gens sont proches, plus ils partagent d’éléments culturels, sociaux, etc., et moins ils ont besoin de formuler ce qu’ils ont à se dire. Il s’installe entre eux une forme de connivence.  » Cette connivence est celle qui permet d’utiliser des  » mots-valises  » en étant sûr d’être compris.  » C’est mortel  » peut vouloir dire  » c’est terrifiant « ,  » c’est surprenant « ,  » c’est exaltant « , et encore beaucoup d’autres nuances, du négatif au positif. Mais l’interlocuteur devine, sans recourir au raisonnement, ce qu’on veut lui transmettre par cette exclamation. Contrairement à quiconque n’appartient pas au même univers culturel. Le langage se fait allusif, un  » lexique de baudruches sémantiques « , selon les mots d’Alain Bentolila, pas inintéressant, mais pauvre en informations, puisqu’il se fonde essentiellement, notamment pour le vocabulaire des banlieues, sur l’opposition entre le  » bien ressenti  » et le  » mal ressenti « . Cette pauvreté ne pose aucun problème pour qui ne sort pas de son univers socioculturel. Mais elle ne permet pas de s’évader de son ghetto social. Imperceptiblement, la barrière se met en place.

Les bandes de jeunes débarquant dans les centres-ville traduisent le même phénomène et la même stratégie : rester en groupe pour ne pas sortir de son univers mental et linguistique. Car leurs instruments linguistiques ne valent que dans les limites du ghetto.

Là réside l’échec de la classe moyenne : alors que c’était elle qui devait tirer vers le haut les classes défavorisées, ses enfants s’attribuent aujourd’hui des comportements auxquels ils n’étaient pas contraints par la naissance. Ces jeunes, qui adoptent les codes linguistiques des banlieues, n’en sont évidemment pas tous prisonniers, mais ils sont les indices d’un rejet du savoir et de la haute langue, écrite ou orale, qui imprègne la société dans son ensemble. Parce que sont valorisés les modèles de solidarité tribale véhiculés par l’imaginaire des banlieues, parce que le discours égalitaire aboutit au nivellement. (…)  » Conclusion : des jeunes de milieu plutôt favorisé se trouvent atteints des mêmes maux, victimes des mêmes déficits que ceux condamnés à l’enfermement par la misère sociale.

L’école, bien sûr, est le premier maillon à avoir lâché. Non pas au collège, comme l’affirme la vulgate actuelle, mais au primaire, et peut-être plus encore à la maternelle, au moment où s’élabore l’univers linguistique des enfants. Il faut se souvenir du leitmotiv de l’Éducation nationale à ses enseignants dans les années 70:  » Vos élèves ne vous comprennent pas quand vous parlez votre langue, adaptez-vous à la leur  » Voilà précisément comment se creuse la fracture : la rupture se crée au sein de la langue française quand on estime que tout individu ne peut pas accéder à l’ensemble du trésor de la langue.

Le monde de l’écrit est quasiment interdit à ceux qui ne possèdent pas une langue orale compatible avec la langue écrite qu’ils vont découvrir. L’enfant, qui apprend à lire vers 6 ans, fait appel à un dictionnaire mental qui lui permet de faire coïncider les sons qu’il déchiffre avec le sens qu’il connaît. Mais, s’il n’y a jamais d’abonné au sens demandé, si le son ne correspond jamais à un sens connu, il va croire que la lecture n’a rien à voir avec le sens. En cela, la maternelle ne remplit plus son rôle. « 

La maternelle, mais aussi tout l’environnement linguistique, dont la télévision, est un élément fondamental, puisqu’elle constitue aujourd’hui le principal vecteur de la culture commune. Qu’on le déplore ou non, le point de ralliement culturel, ce n’est plus le vase de Soisson ou les Fleurs du mal, mais le Loft. Doit-on pour autant établir une police du langage télévisuel, comme le propose Maurice Druon, une instance qui réglemente les écarts de langage des animateurs ? Illusoire, bien sûr. Mais il n’en faut pas moins reconnaître le rôle prépondérant de la télévision dans l’élaboration d’une norme orale.  » Nous sommes à une époque où l’on s’adresse de plus en plus à des gens que l’on connaît pour leur dire ce qu’ils savent déjà, résume Alain Bentolila. Le principe fondateur du langage télévisuel est la prévisibilité et la fausse connivence : « Restez, puisque vous savez déjà ce qu’on va vous dire. » Et ce schéma sémiologique de la télévision est transposé à l’ensemble des situations de communication, dans un principe d’intimité immédiate qui dissuade de toute conquête. Or lire, c’est affronter l’inconnu, accepter un premier temps de panique. Donc l’écrit devient inabordable pour qui est habitué à cette facilité. « 

Autrement dit, notre rapport au monde est façonné par un univers linguistique rassurant et prévisible. Celui d’une publicité qui cible les consommateurs auxquels elle s’adresse ; celui d’hommes politiques qu’on incite à ne pas dépasser 400 mots de vocabulaire pour ne pas effaroucher l’électeur.

«L’écrit que pratiquent ces jeunes aujourd’hui a changé de perspective et de nature, dit-il. C’est un écrit de l’immédiateté, de la rapidité et de la connivence : réduit au minimum, il n’est destiné à être compris que par celui à qui on s’adresse. Or, la spécificité de l’écrit par rapport à l’oral est qu’il permet de communiquer en différé et sur la durée : il est arrivé dans la civilisation pour laisser des traces.»

Ce principe de « connivence » et d’« économie linguistique » qui touchait jusque-là les « ghettos » des cités » (« où on est condamné, dit-il, à ne s’adresser qu’à ceux qui nous ressemblent ») traverse désormais la jeunesse tout entière. « Ce qui a changé, dit-il, c’est que nos enfants, qu’on a cru nourrir de nos mots, utilisent un vocabulaire très restreint, réduit à environ 1 500 mots quand ils parlent entre eux – et à 600 ou 800 mots dans les cités. » Les adolescents les plus privilégiés possèdent, certes, une « réserve » de vocabulaire qui peut être très importante et dans laquelle ils piochent en cas de nécessité (à l’école, avec des adultes, lors d’un entretien d’embauche…), ce qui leur permet une « socialisation » plus importante. Mais globalement, estime le linguiste, ce bagage de mots que possèdent les jeunes a tendance à s’appauvrir quel que soit leur milieu.

Contre les ghettos linguistiques

Alain Bentolila
Le Monde
20.12.07

Depuis plus de trente ans, nous avons accepté – et parfois aveuglément encouragé – le regroupement dans des lieux enclavés de populations qui avaient en commun d’être pauvres et, pour la plupart, de venir d’un ailleurs estompé et confus. Elles se sont rassemblées sur ces territoires de plus en plus isolés non pas parce qu’elles partageaient un héritage culturel et historique, mais au contraire parce que, année après année, elles savaient de moins en moins qui elles étaient, d’où elles venaient et où elles allaient. Dans ces lieux confinés, bien des jeunes adultes de langue maternelle française vivent une situation linguistique particulière que certains trouvent pittoresque alors qu’elle révèle et renforce marginalisation et exclusion sociales.

Pour les jeunes de ces quartiers-ghettos, l’imprécision et la pénurie des mots va de pair avec l’enfermement qu’ils subissent ; elles constituent leur lot réduit parce que ni l’école ni la famille ne leur ont transmis l’ambition d’élargir le cercle des choses à dire et celui de ceux à qui on les dit. Cantonnés à une communication de proximité, prisonniers d’une situation d’extrême connivence, ils n’ont jamais eu besoin de mots justes et nombreux pour communiquer ensemble. En bref, n’ayant à s’adresser qu’à des individus qui vivent comme eux, qui croient en le même Dieu qu’eux, qui ont les mêmes soucis et la même absence de perspectives sociales, tout « va sans dire ».

Ils n’ont pas besoin de mettre en mots précis et soigneusement organisés leur pensée parce que, partageant tellement de choses, subissant tellement de contraintes et de frustrations identiques, l’imprécision est devenue la règle d’un jeu linguistique socialement perverti. Les mots qu’ils utilisent sont toujours porteurs d’un sens exagérément élargi et par conséquent d’une information d’autant plus imprécise.

Tant que le nombre de choses à dire est réduit, tant que le nombre de gens à qui ils s’adressent est faible, l’approximation n’empêche certes pas la communication. Mais lorsqu’ils doivent s’adresser à des gens qu’ils ne connaissent pas, lorsque ces gens ne savent pas à l’avance ce qu’ils vont leur dire, cela devient alors un tout autre défi. Un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases ne leur donnent pas la moindre chance de le relever. Ces mots de la communion plutôt que de la communication condamnent ceux dont ils constituent l’essentiel du vocabulaire à renoncer à imposer leur propre pensée à l’intelligence des autres.

La ghettoïsation engendre, certes, des innovations linguistiques originales. Mais ces créations contribuent-elles à enrichir un trésor linguistique disponible pour tous ? Non ! Cette vision idyllique est celle des faiseurs de dictionnaires à la mode qui voudraient nous faire croire à une langue française quotidiennement renouvelée et équitablement redistribuée. La réalité, c’est que la langue française s’incarne aujourd’hui dans le langage d’hommes et de femmes dont les pouvoirs linguistiques respectifs sont devenus tellement inégaux que la notion même d’intelligence collective risque de se trouver gravement mise en cause. Les différents registres du langage ne s’additionnent que pour ceux qui, les possédant tous, en jouent en virtuoses ; pour beaucoup, ils séparent, cantonnent, opposent, excluent.

Dans cette situation d’inégalité linguistique, l’enrichissement produit par la création de nouveaux mots ou structures se fait le plus souvent au seul profit de ceux qui, possédant déjà un vocabulaire varié, une syntaxe précise, vont alors donner à leur langage un petit coup de jeunesse et de modernité. Certains enfants, que l’on a pris soin de doter d’armes linguistiques tout terrain, peuvent sans risque enrichir leur panoplie linguistique de quelques « perles de banlieues ».

Certains parents « trop cool » ponctueront parfois leurs discours parfaitement standardisés de quelques audaces verlanesques du plus bel effet, suivant en cela l’exemple des médias soucieux de se donner une image jeune et dynamique. Les « nantis du langage » s’encanaillent linguistiquement sans risque et avec la meilleure conscience du monde. Mais ceux dont le vocabulaire est limité et imprécis ont-ils un réel pouvoir linguistique ? Non, ce sont les « pauvres du langage » condamnés à ne communiquer que dans l’immédiat et la proximité.

Comprenons-nous bien ! Il n’est pas question de tenir, sur le langage dit des cités, des banlieues ou des jeunes, un discours de mépris ; mais il n’est pas non plus question, au nom de je ne sais quel droit à la différence (ou à l’indifférence), d’ignorer qu’il prive ceux dont il est le seul instrument de parole d’exercer leur droit légitime de laisser sur les autres une trace singulière. La vraie question, la seule qui doit nous mobiliser, est de savoir comment distribuer de manière plus équitable le pouvoir linguistique afin que la majorité des enfants de ce pays puissent exprimer leur pensée au plus juste de leurs intentions et recevoir la pensée des autres avec discernement. C’est dès l’école maternelle que doit être mené ce juste combat.

Alain Bentolila est professeur de linguistique à Paris-V – Sorbonne.

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Pas simple de chercher du travail, d’ouvrir un compte en banque ou de s’inscrire à la Sécurité sociale quand on ne possède que « 350 à 400 mots, alors que nous en utilisons, nous, 2 500 », estime ainsi le linguiste Alain Bentolila, pour qui cette langue est d’une « pauvreté » absolue. « Je veux bien qu’on s’émerveille sur ce matériau linguistique, certes intéressant, mais on ne peut pas dire : « Quelle chance ont ces jeunes de parler cette langue ! », objecte ce professeur de linguistique à la Sorbonne. Dans tout usage linguistique, il existe un principe d’économie qui consiste à dépenser en fonction de ce qu’on attend. Si je suis dans une situation où l’autre sait quasiment tout ce que je sais, les dépenses que je vais faire vont être minimes. En fait, « ça va ! sans dire ». Et si « ça va sans dire », pourquoi les mots ? Cette langue est une langue de proximité, une langue du ghetto. Elle est parlée par des jeunes qui sont obligés d’être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion, le même vide. » Selon lui, « entre 12 % et 15% de la population jeune » utiliserait aujourd’hui exclusivement ce langage des « ticés »(cités).

La fracture linguistique. Mais quel français parlent les adolescents ?
Marianne
Le 04/09/2004

Avec 400 mots de vocabulaire, la maîtrise des codes devient problématique. Et les exclus de la langue de Molière ont toutes les chances de devenir des exclus tout court. Explications.

Samedi après-midi, dans une avenue commerçante de Paris. Un groupe d’adolescents, style soigné, jean et chemise blanche, cheveux lissés au gel. Des fils de bonne famille. Mais quand l’un d’eux ouvre la bouche, c’est une langue teintée d’un accent indéfinissable, mêlée de verlan ou de vieil argot revitalisé, une langue qui parle de  » darrons « , de  » kiff  » et de  » keuss « . Parents, il ne faut pas paniquer : ceux-là ne s’exclameront pas devant un futur employeur que  » c’est de la balle  » ; ils retrouveront vite leur vernis bourgeois. Ou, du moins, une vague notion des niveaux de langue. Sans doute ne savent-ils pas que la dernière dictée de Bernard Pivot s’encanaillait avec des  » meufs « , provoquant l’ire de l’académicien français Maurice Druon, mais peu leur importe. Car tel est l’état du débat sur la langue française. Une éternelle joute entre conservateurs et modernistes, dont les frontières fluctuent au gré des modes.

Le 24 février 2004, Druon publie dans le Figaro une tribune intitulée  » Non-assistance à langue en danger « . Il y clame quelques convictions franchement réactionnaires  » On a commencé par couper les têtes; on a continué en rasant les fortunes; on en est maintenant à décapiter le langage.  » Il y affirme le rôle de la vénérable Académie dans la défense d’une langue française agressée, en vrac, par les anglicismes, les enseignants, la télévision, et la dictée de Bernard Pivot. Lequel répond le 1er mars en prenant la défense de ces  » mots sans papiers  » parce que  » nés de l’oral « , qui enrichissent la langue vivante.

Paradoxe, le même Bernard Pivot, publiant au printemps dernier un livre en forme de manifeste ludique pour la sauvegarde des mots vieillis et expulsés des dictionnaires, se voit lui-même accusé par certains de conservatisme. Défendre la goguenardise et les coquecigrues, quelle idée ? Interrogé par le magazine Lire, dans son numéro du mois de mars, l’écrivain Philippe Djian est lapidaire :  » Franchement, il n y a aucun mot à préserver là-dedans ![ …] Ils sont vraiment vieillots et ne servent à rien.  » Le constat d’une déperdition de vocabulaire ou de grammaire est donc loin d’être partagé. Et prend toujours des allures de nostalgie coupable.  » C’est ennuyeux et regrettable qu’une langue s’appauvrisse, plaide pourtant Pivot, qu’elle perde du goût, des couleurs, du sens, de l’exactitude.  » Mais, pour le linguiste Alain Rey, auteur du Robert et chroniqueur sur France Inter, tout cela relève de la  » préservation des chefs-d’oeuvre en péril « , et d’une  » réaction déséquilibrée et frileuse vis-à-vis des usages modernes de la langue « , que sont par exemple les SMS, petits messages écrits dans une langue abrégée qui, pour le linguiste, marquent une  » maîtrise du code écrit, avec lequel on peut jouer « . Le résultat de ce  » jeu avec le code  » donne en général  » T ou ? Késs tu fé ? A+ « 

Baudruches linguistiques

Le plus grave ? Entre béatitude et frilosité, le débat rate son objet. Et risque de laisser se creuser la fracture qui déchire aujourd’hui les usagers de la langue, les Français. Explication du linguiste Alain Bentolila :  » Le problème n’est pas de savoir s’il faut préserver le trésor de la langue ou l’enrichir de tous les apports extérieurs. Il faut affirmer qu’aujourd’hui une part croissante de la population n’a pas accès à ce trésor  » Pour le dire autrement, il est peu probable que l’inventivité linguistique de quelques rappeurs poètes reflète l’état général de la population quant à l’usage du français. Avec 400 mots de vocabulaire, la maîtrise des codes devient en effet problématique. Et, par-delà les discours pétris de bonne conscience sur l’égale dignité de toutes les pratiques linguistiques, on oublie de préciser que les exclus de la langue de Molière ont toutes les chances de devenir des exclus tout court.  » La langue est une clef sociale, résume Louis-Jean Calvet, spécialiste des politiques linguistiques. Ceux qui la maîtrisent sont en situation de domination.  » Certains, parce qu’ils n’ont pas les mots, sont condamnés à ne pas comprendre le monde, à ne pas le posséder. Ils sont ainsi assignés au bas de l’échelle sociale.

 » Au départ, explique Alain Bentolila, il y a ces ghettos construits sur la précarité, la déliquescence culturelle, le manque. Or, c’est un principe linguistique : plus les gens sont proches, plus ils partagent d’éléments culturels, sociaux, etc., et moins ils ont besoin de formuler ce qu’ils ont à se dire. Il s’installe entre eux une forme de connivence.  » Cette connivence est celle qui permet d’utiliser des  » mots-valises  » en étant sûr d’être compris.  » C’est mortel  » peut vouloir dire  » c’est terrifiant « ,  » c’est surprenant « ,  » c’est exaltant « , et encore beaucoup d’autres nuances, du négatif au positif. Mais l’interlocuteur devine, sans recourir au raisonnement, ce qu’on veut lui transmettre par cette exclamation. Contrairement à quiconque n’appartient pas au même univers culturel. Le langage se fait allusif, un  » lexique de baudruches sémantiques « , selon les mots d’Alain Bentolila, pas inintéressant, mais pauvre en informations, puisqu’il se fonde essentiellement, notamment pour le vocabulaire des banlieues, sur l’opposition entre le  » bien ressenti  » et le  » mal ressenti « . Cette pauvreté ne pose aucun problème pour qui ne sort pas de son univers socioculturel. Mais elle ne permet pas de s’évader de son ghetto social. Imperceptiblement, la barrière se met en place.

Les bandes de jeunes débarquant dans les centres-ville traduisent le même phénomène et la même stratégie : rester en groupe pour ne pas sortir de son univers mental et linguistique. Car leurs instruments linguistiques ne valent que dans les limites du ghetto. Or l’inconnu suppose des moyens linguistiques forts, et une capacité à porter la pensée au plus juste des intentions.  » Le sentiment d’enfermement qui naît de l’incapacité à exprimer sa pensée, explique Alain Bentolila, favorise souvent le passage à l’acte violent. J’ai vu cela un jour au tribunal de Créteil: un jeune homme est devenu enragé parce qu’il ne savait pas comment formuler sa défense, face à des juges qui, eux, avaient les codes.  » Enfin, ultime conséquence de cette absence de maîtrise, une vulnérabilité au discours puissant des autres.  » Le principe, commente encore Alain Bentolila, c’est :  » Mon discours ne donne pas de sens à ce qui m’entoure, donc je te crois si tu es habile et que tu parles mieux que moi.  » Et les islamistes, qui quadrillent les quartiers, s’engouffrent dans cette brèche. Ils donnent le sens manquant en fournissant les mots. « 

Extension du domaine de l’échec

Ces jeunes des quartiers ne sont pourtant pas les seuls à se retrouver bloqués du mauvais côté de la barrière linguistique. Le phénomène le plus frappant ? L’extension de cette exclusion linguistique à une part croissante de la population. Là réside l’échec de la classe moyenne : alors que c’était elle qui devait tirer vers le haut les classes défavorisées, ses enfants s’attribuent aujourd’hui des comportements auxquels ils n’étaient pas contraints par la naissance. Ces jeunes, qui adoptent les codes linguistiques des banlieues, n’en sont évidemment pas tous prisonniers, mais ils sont les indices d’un rejet du savoir et de la haute langue, écrite ou orale, qui imprègne la société dans son ensemble. Parce que sont valorisés les modèles de solidarité tribale véhiculés par l’imaginaire des banlieues, parce que le discours égalitaire aboutit au nivellement.

 » Je me souviens d’un article paru l’année dernière dans le Nouvel Observateur, raconte Alain Bentolila. On y décrivait le pittoresque du parler des banlieues en rappelant constamment que les jeunes qui s’expriment ainsi « sont respectables ». Bien sûr qu’ils le sont ; mais leur déficit, lui, ne l’est pas. Pour ne pas stigmatiser, on finit par valoriser ce qu’il ne faudrait que constater et analyser, puis compenser Tout discours est digne, quand il est le résultat d’un choix, pas d’un manque.  » D’éminents spécialistes se focalisent sur les états particuliers de la langue, académique ou argotique. Mais ils oublient cet usage moyen de la langue qui conduit à une exclusion sociale croissante.  » Ce sont le vocabulaire et les structures grammaticales qui sont touchés par un appauvrissement général, déplore Louis-Jean Calvet, qui enseigne la linguistique à l’université de Provence. Chaque année, il est un peu plus difficile de faire lire des livres aux étudiants.  » Même son de cloche chez Alain Rey, pourtant résolument dans le camp des optimistes :  » Oui, on remarque une forte baisse du niveau de langue des étudiants. La responsabilité principale en incombe aux parents, aux lacunes dans la formation, à tout ce qui impose dans notre société un discours appauvrissant.  » Conclusion : des jeunes de milieu plutôt favorisé se trouvent atteints des mêmes maux, victimes des mêmes déficits que ceux condamnés à l’enfermement par la misère sociale.

Les raisons de cette extension du domaine de l’échec ? D’abord, la rupture dans la transmission, et la modification des rapports entre langue écrite et langue orale. Il est toutefois difficile d’établir un bilan sans être aussitôt accusé de nostalgie réactionnaire. L’école, bien sûr, est le premier maillon à avoir lâché. Non pas au collège, comme l’affirme la vulgate actuelle, mais au primaire, et peut-être plus encore à la maternelle, au moment où s’élabore l’univers linguistique des enfants. Il faut se souvenir du leitmotiv de l’Éducation nationale à ses enseignants dans les années 70:  » Vos élèves ne vous comprennent pas quand vous parlez votre langue, adaptez-vous à la leur  » Voilà précisément comment se creuse la fracture : la rupture se crée au sein de la langue française quand on estime que tout individu ne peut pas accéder à l’ensemble du trésor de la langue.

Parler à certains ce qu’on croit être leur langue, voilà la pire des barrières. Christian Montelle, ancien professeur de français, a travaillé sur ces questions.  » On se gargarise avec le drame de l’illettrisme, explique-t-il. Mais le premier degré dans l’illettrisme concerne la confrontation à la langue parlée. Avant d’aborder l’écrit, l’enfant doit être imprégné non pas seulement de la langue vernaculaire, celle de tous les jours, mais de la haute langue, une langue orale de qualité, ce qu’on appelle l’art du bien parler. C’est à cela que l’école maternelle a renoncé.  » Ce que confirme le linguiste Alain Bentolila, spécialiste des questions d’illettrisme:  » Le monde de l’écrit est quasiment interdit à ceux qui ne possèdent pas une langue orale compatible avec la langue écrite qu’ils vont découvrir. L’enfant, qui apprend à lire vers 6 ans, fait appel à un dictionnaire mental qui lui permet de faire coïncider les sons qu’il déchiffre avec le sens qu’il connaît. Mais, s’il n’y a jamais d’abonné au sens demandé, si le son ne correspond jamais à un sens connu, il va croire que la lecture n’a rien à voir avec le sens. En cela, la maternelle ne remplit plus son rôle. « 

Prisons mentales

La maternelle, mais aussi tout l’environnement linguistique, dont la télévision, est un élément fondamental, puisqu’elle constitue aujourd’hui le principal vecteur de la culture commune. Qu’on le déplore ou non, le point de ralliement culturel, ce n’est plus le vase de Soisson ou les Fleurs du mal, mais le Loft. Doit-on pour autant établir une police du langage télévisuel, comme le propose Maurice Druon, une instance qui réglemente les écarts de langage des animateurs ? Illusoire, bien sûr. Mais il n’en faut pas moins reconnaître le rôle prépondérant de la télévision dans l’élaboration d’une norme orale.  » Nous sommes à une époque où l’on s’adresse de plus en plus à des gens que l’on connaît pour leur dire ce qu’ils savent déjà, résume Alain Bentolila. Le principe fondateur du langage télévisuel est la prévisibilité et la fausse connivence : « Restez, puisque vous savez déjà ce qu’on va vous dire. » Et ce schéma sémiologique de la télévision est transposé à l’ensemble des situations de communication, dans un principe d’intimité immédiate qui dissuade de toute conquête. Or lire, c’est affronter l’inconnu, accepter un premier temps de panique. Donc l’écrit devient inabordable pour qui est habitué à cette facilité. « 

Autrement dit, notre rapport au monde est façonné par un univers linguistique rassurant et prévisible. Celui d’une publicité qui cible les consommateurs auxquels elle s’adresse ; celui d’hommes politiques qu’on incite à ne pas dépasser 400 mots de vocabulaire pour ne pas effaroucher l’électeur. Image et conséquence de la fracture sociale, la fracture linguistique en est le stade ultime, celui où l’enfermement n’est plus seulement géographique et économique, mais atteint la pensée. Qui relira 1984, de George Orwell, comprendra que réduire le nombre de mots pour dire le monde est la plus efficace des prisons mentales.

Natacha Polony

Voir enfin:

Vivre avec 400 mots
LE MONDE
Le 18.03.05

Le langage des jeunes des cités peut faire rire. Il renforce aussi leur exclusion

La phrase a jailli mécaniquement. C’était il y a deux mois, à Grenoble. Sihem, 14 ans, venait d’intégrer l’Espace adolescents, une structure d’accueil visant à rescolariser des jeunes de 14 à 21 ans en rupture de scolarité ou aux portes de la délinquance.

Ce jour-là, la jeune fille butait sur un exercice. « Je suis trop une Celte ! », s’est-elle alors exclamée. Interloqué, Antoine Gentil, son professeur, lui a demandé ce qu’elle voulait dire par « Celte » ? Et Sihem d’expliquer que, dans sa cité, le quartier de la Villeneuve, à Grenoble, ce mot était couramment utilisé pour désigner un (e) imbécile. Pourquoi et comment, à supposer qu’il soit orthographié de la même façon, a-t-il été détourné de son sens ? Sihem l’ignore. L’adolescente sait seulement qu’elle ne prononce plus beaucoup cette expression, en tout cas plus en classe. Elle veut « réussir dans la vie et avoir un métier » et espère reprendre bientôt une scolarité normale, commencer une formation, faire des stages. « Pour cela, il faut que j’apprenne à bien parler », reconnaît-elle.

L’Espace adolescents de Grenoble, placé sous la tutelle du Comité dauphinois d’action socio-éducative (Codase), met justement l’accent sur le réapprentissage du langage. La plupart des adolescents qui arrivent ici présentent des difficultés avec la langue française, à laquelle ils ont substitué une langue « des cités » souvent comprise d’eux seuls. »Nous essayons de les en détacher, le plus souvent par l’entremise de jeux, explique Marie-France Caillat, éducatrice au sein de la structure. A chaque fois, par exemple, qu’un jeune emploie l’expression « sur la vie de ma mère », nous prononçons immédiatement devant lui le prénom de sa mère, ce qui a pour effet de le déstabiliser. Quand un autre lance « sur le Coran » à la manière d’un juron, nous lui faisons reprendre sa phrase en remplaçant « Coran » par « canard ». On arrive, comme ça, à faire changer leurs habitudes linguistiques. Mais ce n’est pas simple. Ces jeunes donnent l’impression d’être de véritables friches ! On dirait que rien n’a été cultivé chez eux, qu’ils se sont constitués tout seuls. »

Les enseignants et les éducateurs qui cohabitent dans cet établissement ne s’appliqueraient pas à sevrer ces jeunes de leur langage si celui-ci n’était pas devenu trop « encombrant » en dehors de leurs quartiers. Qu’on l’appelle « argot des cités », « parler banlieue » ou « langage des jeunes », ce jargon a été beaucoup étudié « culturellement ». Des chercheurs ont décrypté sa structure, décortiqué son vocabulaire, répertorié ses emprunts aux langues des communautés immigrées. Des artistes en ont fait un sujet en tant que tel, comme le réalisateur Abdellatif Kechiche avec L’Esquive, grand vainqueur de la dernière cérémonie des Césars. Bernard Pivot a glissé des « meufs » dans une de ses dictées. Les dictionnaires ont même ouvert leurs pages à certains de ses mots, comme teuf, keum, keuf ou beur (et beurette), également tirés du verlan.

N’était-ce pas oublier que ce langage, généralement débité à toute vitesse et sans beaucoup articuler, se heurte aussi à une autre réalité : celle du monde extérieur et de la vie de tous les jours ? Pas simple de chercher du travail, d’ouvrir un compte en banque ou de s’inscrire à la Sécurité sociale quand on ne possède que « 350 à 400 mots, alors que nous en utilisons, nous, 2 500 », estime ainsi le linguiste Alain Bentolila, pour qui cette langue est d’une « pauvreté » absolue. « Je veux bien qu’on s’émerveille sur ce matériau linguistique, certes intéressant, mais on ne peut pas dire : « Quelle chance ont ces jeunes de parler cette langue ! », objecte ce professeur de linguistique à la Sorbonne. Dans tout usage linguistique, il existe un principe d’économie qui consiste à dépenser en fonction de ce qu’on attend. Si je suis dans une situation où l’autre sait quasiment tout ce que je sais, les dépenses que je vais faire vont être minimes. En fait, « ça va ! sans dire ». Et si « ça va sans dire », pourquoi les mots ? Cette langue est une langue de proximité, une langue du ghetto. Elle est parlée par des jeunes qui sont obligés d’être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion, le même vide. » Selon lui, « entre 12 % et 15% de la population jeune » utiliserait aujourd’hui exclusivement ce langage des « ticés »(cités).

Dans l’agglomération grenobloise, « un bon tiers des 800 jeunes que nous suivons sont confrontés à des problèmes d’expression, témoigne Monique Berthet, la directrice du service de prévention spécialisée du Codase. Et plus ça va, plus leur vocabulaire diminue. On voit souvent, dans nos structures, un jeune prendre le téléphone et demander abruptement : « Allô ?… C’est pour un stage. » A l’autre bout du fil, la personne doit alors deviner que son interlocuteur est un élève de troisième et qu’il sollicite un stage de découverte. » Convaincre des jeunes de renoncer à leur argot, comme on le fait à Grenoble, relève du défi. « Ils sont très réticents quand on leur propose de revenir au b.a.-ba du français. Il arrive même qu’ils nous jettent leur cahier à la figure, raconte Aziz Sahiri, conseiller technique au Codase et ancien adjoint au maire de Grenoble en charge de la prévention de la délinquance (1989-1995). Pour eux, parler bien ou mal, c’est anecdotique. On se doit pourtant de les convaincre qu’il n’y pas d’autre choix que de posséder le code commun général. C’est le seul moyen, pour eux, de sortir de leur condition. Ils sont condamnés à parler le français commun. Et leur peine, c’est l’école. »

Est-ce un hasard si des spécialistes en prévention de la délinquance s’intéressent autant à cette « fracture linguistique » ? De la carence orale à la violence physique, le pas peut être rapide. « L’incapacité à s’exprimer génère de la frustration. Faute de mots, l’instrument d’échange devient alors la castagne. Et moins on est capable d’élaborer des phrases, plus on tape », poursuit Aziz Sahiri. Sa collègue, Monique Berthet, se souvient d’un jeune incapable d’expliquer les raisons de son retard à un atelier : « Son impuissance à dire l’a conduit dans un registre d’agressivité. Il s’en est pris aux objets qui étaient là, en l’occurrence des pots de peinture. Il était comme acculé par les mots. »

Alain Bentolila a été témoin, lui, d’une scène de « passage à l’acte » encore plus symptomatique au tribunal de Créteil. Accusé d’avoir volé des CD dans un supermarché, un jeune se faisait littéralement « écraser », ce jour-là, par l’éloquence d’un procureur verbeux à souhait. « Le gars n’arrivait pas à s’exprimer, raconte le linguiste. Le procureur lui a alors lancé : « Mais arrêtez de grogner comme un animal ! » Le type a pris feu et est allé lui donner un coup de boule. J’ai eu l’impression que les mots se heurtaient aux parois de son crâne, jusqu’à l’explosion. Quand on n’a pas la possibilité de laisser une trace pacifique dans l’intelligence d’un autre, on a tendance, peut-être, à laisser d’autres traces. C’est ce qu’a voulu faire ce gars en cassant le nez de ce procureur. » Une « trace » chèrement payée : six mois de prison ferme.

Le plus étonnant, toutefois, dans cet idiome né au pied des HLM, est son succès loin des quartiers défavorisés. Des expressions comme « niquer sa race », « kiffer une meuf » ou « j’hallucine grave » s’enracinent dans les centres-villes. L’inimitable accent « caillera » (racaille) accompagne le mouvement, de même que certaines onomatopées, comme ce petit claquement de langue lâché en fin de phrase pour acquiescer un propos. « Tout cela donne un genre, un « zarma », comme disent les jeunes, observe Alain Bentolila. La langue des cités présente une facilité linguistique assez enviable, qui peut devenir de l’ordre du modèle pour les classes moyennes. Ce qui est un échec – parler 350 mots quand il en faut 2 500 – devient alors un signe de reconnaissance et de regroupement. Il faut parler cette langue pour ne pas passer pour un bouffon ou un intello. »

« Langage des exclus » désormais parlé par des non-exclus, cet argot serait-il en train de perdre son âme ? Non, car sa caractéristique est aussi de muer en permanence. Le parler urbain d’aujourd’hui n’a presque plus rien à voir avec la tchatche de la fin des années 1990. Le verlan serait ainsi en très nette perte de vitesse dans le processus de renouvellement du vocabulaire banlieusard. « On ne l’utilise pratiquement plus, car le verlan est passé dans le domaine public ! », s’amuse Franck, qui vit dans le quartier du Bois sauvage, à Evry. Avec sept autres jeunes de sa cité, Franck travaille sur l’élaboration d’un « lexique de la banlieue ». Depuis un an, ces garçons et filles de 16 à 22 ans aux parcours scolaires agités s’emploient à donner une définition et une étymologie à quelque 300 mots et expressions dûment sélectionnés. Les innovations les plus récentes figurent dans cet ouvrage, qu’ils espèrent publier en septembre.

Quelques extraits ? Un jeune affirme, par exemple, qu’il se sent « moelleux », quand il a la flemme de bouger. S’il « est Alcatraz »,c’est que ses parents lui interdisent de sortir de chez lui. Et s’il « est en bordel », il faut seulement comprendre qu’il est train de galérer. Emprunté à l’anglais, le mot « bad » ne veut pas dire « mauvais », mais son contraire « bon » – preuve que le jeu est bien de brouiller les pistes. La palme de la métaphore revient toutefois à l’expression « boîte de six », utilisée pour décrire un fourgon de police : une allusion aux emballages de poulet frit, de type nuggets, vendus chez McDonald’s. Par extension, une « boîte de vingt » désigne un car de CRS.

« Quand tu utilises pour la première fois un mot et que ce mot reste dans le langage, c’est une grande fierté », indique Cédric. « Surtout que le vocabulaire n’est pas le même d’un département à l’autre, d’une ville à l’autre, et même parfois d’une cité à l’autre, souligne Dalla. L’autre jour, je suis allée dans le 95 : là-bas, une meuf, c’est une darzouze. Je ne sais pas d’où ça vient. » A Evry, dans le 91, les garçons appellent les filles des « cuisses » et les filles nomment les garçons des « bougs », contraction du créole « bougres ». Dalla et ses copines ont aussi leur « propre vocabulaire pour ne pas se faire comprendre des mecs ». Elles s’envoient également entre elles du « frère » à tire-larigot. Alors que Franck, le Blanc, et Cédric, le Noir, s’appellent respectivement « négro ». « Cela ne veut pas dire qu’on est racistes. Blacks, Blancs ou « Hindous », on a tous grandi dans la même cité. On peut se permettre des familiarités sur nos différences de culture. C’est un jeu », explique Franck. S’ils se sont lancés dans ce projet de lexique, c’est pour « faire un pont avec l’extérieur » et montrer que cette langue est  » le plus beau des langages, le plus imagé ». Mais rappeler, aussi, qu’ils savent utiliser le français courant, comme en attestent les définitions qu’ils s’appliquent à rédiger. « Le français, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, assure Cédric. Nous, on est bilingues. On parle aussi bien la langue des cités que le français traditionnel. »

« Bilingue », Raphaël l’est aussi. Mais lui s’est volontairement « détaché » de cette langue des cités, au point de revendiquer un « BTS du bien parler ». Avec une trentaine de jeunes d’Hérouville-Saint-Clair, dans la banlieue de Caen, il a créé Fumigène, un magazine soigneusement réalisé et consacré à la « littérature de rue » et à la culture hip-hop. « On voulait casser les clichés persistants sur les jeunes des cités qui ne foutent rien de la journée, explique Raphaël, 23 ans. Nous aussi, les jeunes des quartiers, avons des idées et des opinions. Et, pour les exprimer, il n’y a pas d’autre solution que d’employer le langage académique. Des écrivains comme Faïza Guène et Rachid Djaïdani, qui viennent de la banlieue, ou des rappeurs comme Akhénaton, Oxmo Puccino et Kery James utilisent tous le langage du savoir. Parler la même langue que l’autre, c’est prendre ses armes pour gagner le combat. Les jeunes en ont conscience. Des expressions comme « le savoir est une arme » ou « les mots sont des balles » se font entendre de plus en plus dans les quartiers. »

Mais que valent les mots face aux clichés ? Il y a peu, Raphaël est allé présenter son magazine au responsable culturel d’une collectivité territoriale, dans l’espoir d’obtenir une subvention. Sans succès. « C’est trop bien écrit », lui a-t-on répondu.

Frédéric Potet
http://www.la-croix.com/parents-enfants/article/index.jsp?docId=2248801&rubId=24298

Les jeunes bousculent la langue française
Mots mutilés, écriture phonétique, vocabulaire appauvri… Le « français » des adolescents inquiète les adultes
La Croix du 16/11/2005

« Wesh » (salut, ça va ?), « Wua mortel, une teuf chez oit ? C’est chan-mé bien ! » (traduction approximative : « Tu fais une fête chez toi ? C’est super ! »)… « C’est trop de la balle » (idem)… Bribes de conversation ordinaire entre lycéens ordinaires, saisies au hasard d’un coin de rue d’un quartier plutôt chic de la capitale. Ce « céfran » que parle aujourd’hui les adolescents surprend souvent leurs parents, qui ont du mal à les comprendre. Opération réussie, puisque s’ils emploient un langage codé, c’est précisément pour exclure les adultes de leur univers. Ce phénomène n’est pas nouveau et le javanais d’après-guerre choquait autant les parents d’alors. Aujourd’hui, le langage des jeunes s’inspire souvent de la langue des cités, mélange de verlan, de termes empruntés à de vieux argots français, ou aux diverses cultures qui cohabitent dans nos cités (lire pages suivantes).

À cette langue orale s’est rajoutée plus récemment une langue écrite, elle aussi très « cryptée » : le langage « texto » que les jeunes utilisent à un âge de plus en plus précoce, pour communiquer par SMS sur leurs téléphones portables ou par MSN sur leurs ordinateurs. Une écriture qui transcrit phonétiquement leur langue parlée et achève de tordre le cou à la langue de Molière en mutilant la syntaxe et l’orthographe, ce qui la rend encore plus incompréhensible aux non-initiés (« Kestufé ? Tnaz ? Je V06né A2m’1 » : « Qu’est-ce que tu fais ? Es-tu fatigué ? Je vais au cinéma. À demain »).

Ces nouveaux modes d’expression constituent-ils une menace pour la langue française ? Les observateurs les plus optimistes pensent que non. Les jeunes culturellement les plus favorisés feraient preuve d’une grande mobilité intellectuelle, jonglant en permanence avec ces outils et passant avec agilité d’un registre de langue à l’autre, en fonction de leur interlocuteur. Tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale, l’écriture phonétique, libérée des carcans de l’orthographe, réconcilie avec l’écrit les jeunes les plus réfractaires, en les décomplexant. « Les garçons notamment se sont mis à l’écriture plus intime via l’ordinateur, remarque ainsi la sociologue Dominique Pasquier, auteur d’une enquête sur les pratiques culturelles des lycéens (1). Et ceux qui sont cancres à l’école peuvent devenir leaders sur les “chats” (NDLR : forums de discussion pratiqués sur Internet), notamment dans les milieux populaires. » Mais ces nouveaux langages les éloignent encore plus de la langue qu’on leur enseigne à l’école et contribuent à propager une « culture de l’oralité » dans toutes les classes sociales (en particulier les classes moyennes), au détriment de la « culture livresque et humaniste » qui n’est quasiment plus transmise.

« Un écrit de l’immédiateté »
C’est ce que déplore Alain Bentolila, professeur de linguistique à l’université de Paris V et spécialiste de l’illettrisme. « L’écrit que pratiquent ces jeunes aujourd’hui a changé de perspective et de nature, dit-il. C’est un écrit de l’immédiateté, de la rapidité et de la connivence : réduit au minimum, il n’est destiné à être compris que par celui à qui on s’adresse. Or, la spécificité de l’écrit par rapport à l’oral est qu’il permet de communiquer en différé et sur la durée : il est arrivé dans la civilisation pour laisser des traces. »

Ce principe de « connivence » et d’« économie linguistique » qui touchait jusque-là les « ghettos » des cités » (« où on est condamné, dit-il, à ne s’adresser qu’à ceux qui nous ressemblent ») traverse désormais la jeunesse tout entière. « Ce qui a changé, dit-il, c’est que nos enfants, qu’on a cru nourrir de nos mots, utilisent un vocabulaire très restreint, réduit à environ 1 500 mots quand ils parlent entre eux – et à 600 ou 800 mots dans les cités. » Les adolescents les plus privilégiés possèdent, certes, une « réserve » de vocabulaire qui peut être très importante et dans laquelle ils piochent en cas de nécessité (à l’école, avec des adultes, lors d’un entretien d’embauche…), ce qui leur permet une « socialisation » plus importante. Mais globalement, estime le linguiste, ce bagage de mots que possèdent les jeunes a tendance à s’appauvrir quel que soit leur milieu.

Première responsable : la télévision. D’abord, parce que les émissions que la majorité des enfants et des adolescents regardent utilisent un vocabulaire très réduit. Mais aussi, explique Alain Bentolila, parce qu’elles entretiennent ce « principe de connivence » : “La compréhension ne se gagne pas, elle est donnée d’emblée.” Nous pensons avoir élevé nos enfants dans l’appétit de la découverte de l’inconnu et on est battu en brèche par cette télévision qui leur fait la promesse du déjà-vu, qui les habitue à n’accepter que du prévisible.

Voir de même:

Le linguiste et les frolos
Par Adeline FLEURY
Le Journal du Dimanche
Le 30 Septembre 2007
D’un côté, Alain Rey, le « pape » du Petit Robert, tenant d’une langue française en mouvement; de l’autre, Cédric, Marie et Franck, coauteurs d’un petit dictionnaire du parler racaille. Rencontre détonante.

« Quelle galère de faire un dictionnaire ! » La formule claque comme dans un morceau de rap au milieu d’un terrain vague délimité par des murs aux tags baveux. Au coeur d’une cité du 14e arrondissement de Paris, ils se font face, comme dans une « battle », ces concours de danse hip-hop organisés dans les halls d’immeubles ou les hangars désaffectés. D’un côté, Alain Rey, linguiste et philosophe de la langue française, au regard cerclé de grosses lunettes noires, qui distille exemples et nuances sémantiques, manie et remanie définitions, locutions et expressions dans le Petit Robert depuis 1967. De l’autre, Cédric, Marie et Franck, trois jeunes dits de banlieue, qui ont grandi dans le quartier populaire du Bois Sauvage, à Evry (Essonne).

Trois contre un, le combat de la tchatche semble perdu d’avance pour Rey. Et que peuvent bien avoir à se dire un lexicologue de 79 ans et trois gamins au look capuche-baskets ? Cela peut surprendre, mais ils ont en commun l’amour des mots. Et, pour les jeunes, « Alain Rey, c’est maximum respect », puisqu’il a oeuvré pour que les « ripoux », « keum », « keuf » ou encore « meuf » aient droit de cité dans les pages du Robert.

Dans l’édition 2008 du vénérable dictionnaire, Alain Rey ose même accoler au mot « rebeu » (beur en verlan) une phrase extraite d’un polar du Marseillais Jean-Claude Izzo: « T’es un pauvre petit rebeu qu’un connard de flic fait chier. » Il n’en fallait pas plus pour susciter la colère des syndicats de policiers et pour que la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, exprime sa désapprobation… Lorsqu’il raconte l’anecdote à ses interlocuteurs, Rey fait son petit effet. « Non, c’est pas possible ! », s’exclame Cédric, 25 ans. « Mais si, mais si, je vous l’ai dit, c’est la galère de faire un dictionnaire… » « On vous croit m’sieur, on sait ce que c’est nous aussi! », répond le jeune Antillais.

Une tchatche nourrie de mots d’ailleurs

Avec une petite dizaine de coauteurs, au sein de l’association « Permis de vivre la ville », Cédric, Marie et Franck viennent de concocter leur Lexik des cités**. Face au linguiste de renom, ils racontent avec enthousiasme la genèse de leur dictionnaire très spécial. Trois ans à faire des allers-retours entre le français courant et le langage de la banlieue, ce vocabulaire des sous-ensembles né dans les cages d’escalier et les cours d’écoles classées ZEP, afin de compiler et expliquer 241 expressions qui chantent leur quotidien à eux.

Le linguiste et professeur à la Sorbonne, Jean-Pierre Goudaillier, avait déjà signé un dictionnaire du français contemporain des cités (Comment tu tchatches ! Maisonneuve et Larose), mais le lexique de la bande d’Evry est une expérience au goût authentique. Pour la première fois, ce sont des jeunes des cités qui ont pris du recul par rapport à leur propre vocabulaire. Et se sont découvert un engouement pour l’écriture, les jeux de mots et l’histoire des langues.

Car ces graffeurs, rappeurs et auteurs d’un petit journal de quartier ont non seulement fait le tour des banlieues parisiennes, carnet à spirale et stylo en main, pour recueillir un maximum de nuances du parler du bitume; ils se sont également plongés dans les dictionnaires, parfois de vieux français, et les ouvrages de linguistique, pour essayer de comprendre les origines de leurs expressions. Le Lexik des cités, c’est une tchatche nourrie de mots d’ailleurs, d’Afrique noire, du Maghreb, du Portugal, des Etats-Unis, mais aussi venus du passé. Et cela plaît à Alain Rey, qui use d’un néologisme pour synthétiser ces emprunts: « La grande métisserie ». « Il n’y a pas de frontières pour les mots. La langue est à tout le monde. Pour elle, il n’y a pas de ministère de l’Immigration ! », clame-t-il.

Rey: « Ils sortent de la fonction cryptique de leur vocabulaire »

Séduit par le projet – il y voit « un témoignage à la fois social, esthétique et culturel » -, Alain Rey en cosigne la préface avec le rappeur Disiz la Peste. Il s’en explique ainsi: « J’ai toujours été sensible aux éléments qui sont en mouvement dans le français. Mais la grammaire, la façon de fabriquer les phrases, ça bouge lentement. On n’y est pas sensible. La seule sensibilité au mouvement, c’est la sensibilité à la faute. Si on n’accepte pas la possibilité de la faute, on fige la langue. Et si on fixe une langue, elle devient une langue morte. Moi, je trouve que la nouveauté vient de partout. Le langage des cités est une chance évidente pour le français. »

Dans le Lexik, l’accro aux occurrences a repéré des mots, certains figurant dans le dictionnaire, dont il ne soupçonnait pas l’usage. « Votre façon d’employer ‘moelleux’, par exemple, apporte une nouvelle valeur sémantique à cet adjectif », fait-il remarquer aux auteurs. Et Franck d’expliquer qu' »être moelleux », c’est avoir la flemme. « Pas par fainéantise, mais plus par aise. On se sent tellement bien dans un fauteuil que l’on est trop moelleux pour en sortir. » « J’aime bien, conclut Alain Rey. Je suis sûr que si j’envoyais cette définition aux académiciens, ils ne seraient pas critiques. »

Marie, Cédric et Franck expliquent leur motivation par le ras-le-bol d’être stigmatisés par le langage. « On se rendait compte que l’on n’était pas compris par les autres milieux sociaux. C’est pour éviter les quiproquos que l’on a réalisé ce dico. » Car la tchatche des cités fait peur à qui ne la pratique pas. Parler fort, user de la vanne à tout-va, c’est une façon de poser des barrières. « Avec ce lexique, analyse Alain Rey, les jeunes franchissent une étape, ils sortent de la fonction cryptique de leur vocabulaire qui consiste à cacher les choses, communiquer entre soi sans être compris du monde extérieur. » « Oui, à la base c’est un moyen de ne pas nous faire comprendre des parents, mais là on veut justement sortir de cela », renchérit Marie, 22 ans.

Le patron du Robert, qui a toujours eu une tendresse pour les argots, en rappelle une constante: « C’est un milieu social spécifique qui se fabrique un langage. Quand on parlait d’argot en 1900, c’était celui issu des milieux délinquants, des casseurs, des prostituées. » C’est ce qu’il nomme « la fonction identitaire » du vocabulaire. Du contexte social découlent les usages d’une langue. En clair, s’il n’y avait pas de chômage dans les cités, il n’y aurait pas de lexique non plus: « Les groupes ne dureraient pas plus longtemps que l’adolescence. »

Le SMS, héritier du rébus ?

La galère source de verve ? Pas si sûr. Certains linguistes voient dans le langage des cités un appauvrissement de la langue française. C’est le cas d’Alain Bentolila, qui va jusqu’à dénoncer « une pauvreté absolue ». Ce qui fait bondir monsieur Petit Robert. « Les détracteurs du langage des cités ne voient que la fréquence à laquelle les jeunes utilisent les mêmes mots. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en connaissent pas d’autres. » « Faut pas croire, nous n’avons pas que 400 mots de vocabulaire », s’agace Franck. Idem pour les SMS. « Ce n’est pas du tout une langue, mais un jeu codé basé sur la phonétique comme l’était le rébus au XVIe siècle, souligne Alain Rey. Le rébus a eu un succès fou pendant près de deux siècles, il n’a pas pour autant abîmé la langue française. Bien sûr que les SMS peuvent être catastrophiques pour les mômes qui n’ont pas bien appris à écrire, parce que cela les embrouille. Pour les autres, c’est seulement un jeu. »

La stigmatisation orthographique irrite le boulimique des lettres. « Si vous voyiez la variété des orthographes chez les premiers imprimeurs français! Certains textes sont en écriture phonétique sans qu’on n’y ait rien trouvé à redire. Et les poètes du XVIe prenaient d’énormes libertés par rapport à la grammaire et l’orthographe. Alors, laissons à la culture hip-hop ses licences poétiques. » Pour le linguiste, une conclusion s’impose: « Il est urgent de faire la réforme de l’orthographe, sinon on va aboutir à deux langues, le français écrit et le français parlé. Et les fossés se creuseront encore plus. » En tout cas, entre le vieil homme et les jeunes, le fossé générationnel est vite oublié. Alain Rey s’amuse à reproduire le « tchip » des cités, cette aspiration proche du sifflement accompagnée d’un regard d’agacement en coin. Cédric n’en est pas revenu: « On a même fait tchiper Alain Rey, t’as vu ! »

*Frolo, n.m.: garçon. Synonymes: boug, igo, keumé, kho. « Amine était amoureux de la belle Esmeralda, mais elle ne voulait pas de lui. Pour le consoler, on lui disait: ‘Laisse tomber, Frolo, t’as de la chance de ne pas être le bossu de l’histoire.' »

**Lexik des cités, Fleuve noir, 365 p., 19,90 euros. A paraître le 4 octobre.

Les cités dans le texte
Petit glossaire indispensable pour parler le « cité » comme il se doit.
le JDD
Le 30 Septembre 2007

« Wesh cousin, bien ou bien » ? Wesh tranquille t’as vu! ». Vous ne serez plus jamais démuni lorsque vos enfants ramènent de nouveaux mots à la maison…

Ambiancer, v. t. (de l’argot ivoirien) : draguer, faire la cour. « Pour la serrer, je l’ai trop bien ambiancée ! Bougies parfumées, violons… Obligé, elle a fini par craquer ! »

Bail, n. m. : plan amoureux. « J’ai enfin un bail, ça fait plaisir. »

Bishop, n. m. (du nom du personnage joué par Tupac Shakur dans le film Juice) : pantalon ou jupe pouvant être portés au ras des fesses.

Capter (se), v. p. : 1 – se rejoindre. « On s’capte au ciné. » 2 – rester en contact. « Vas-y, on s’capte quand tu veux. Mon portable est toujours allumé. »

Comico, n. m. : commissariat. « J’ai passé la nuit au comico pour une main courante, bonjour l’ambiance ! »

Dribbler, v. t. : tromper son amoureux, euse. « Tu crois que notre amour est un match ? Première mi-temps avec moi, et la deuxième tu me dribbles pour aller avec une autre ? »

Guez, adj. : content. « Toujours content, on l’avait surnommé Merguez. Jusqu’au jour où il est sorti balafré d’un accident de voiture qui lui a coûté la moitié de son sourire. On l’a rebaptisé Guez, il a bien ri avec sa demi-merguez ! »

Kalesh, n. f. (dérivé de la « calèche » du préfet de police conduisant les malfrats vers la prison) : prison. Par extension : manque d’argent. « Je peux pas t’inviter au restaurant, en ce moment c’est la kalesh. »

Matons, n. m. pl. : parents. « Je vais faire les courses avec les matons. » Synonyme : darons.

Meskin, meskina, n. m. et f. (de l’arabe « meskin » : « pauvre ») : le pauvre, la pauvre. « Meskina, la daronne, elle a raté le bus, elle va arriver en retard au taf ! »

Mystic, adj. : 1 – bizarre, étrange « Elle est mystic ta robe, y a des trous partout. » 2 – dérangeant. « J’suis trop bien installé, et tu veux que je me lève, c’est mystic ! » 3 – risqué. « Ton plan, il est mystic, ça sent l’embrouille. »

Sale, adj. : génial, sensationnel. « J’ai vu le dernier film avec Denzel Washington, il est trop sale ! »

Sauce, n. m. : pote, ami. « Viens avec tes sauces pour le bowling de ce soir. »

Taf-taf, adv. : vite fait. « Je fais la vaisselle taf-taf et j’arrive. »


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