Chine/60e: Retour sur l’indécence extraordinaire de nos lettrés (Looking back at our intellectuals’ extraordinary indecency)

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Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide. Orwell
Notre civilisation chinoise tant vantée n’est qu’un festin de chair humaine apprêté pour les riches et les puissants, et ce qu’on appelle la Chine n’est que la cuisine où se concocte ce ragoût. Ceux qui nous louent ne sont excusables que dans la mesure où ils ne savent pas de quoi ils parlent, ainsi ces étrangers que leur haute position et leur existence douillette ont rendus complètement aveugles et obtus. Lu Xun
Du temps de Staline, il faut bien dire que les organisations politiques ouvrières et populaires se portaient infiniment mieux, et que le capitalisme était moins arrogant. Il n’y a même pas de comparaison. Alain Badiou
Les Khmers rouges s’emparent de Phnom Penh : une séquence historique s’achève parce qu’une contradiction est résolue (…). La résolution d’une contradiction exige que quelque chose disparaisse (…). Il n’est de pensée révolutionnaire véritable que celle qui mène la reconnaissance du nouveau jusqu’à son incontournable envers : de l’ancien doit mourir (…). La dialectique matérialiste affronte la perte et la disparition sans retour. Il y a des nouveautés radicales parce qu’il y a des cadavres qu’aucune trompette du Jugement ne viendra jamais réveiller. Au plus fort de la Révolution culturelle, on disait en Chine : l’essence du révisionnisme, c’est la peur de la mort. Alain Badiou
Je ne suis certainement pas de ceux que l’alliance de Staline avec les nazis scandalise. En effet, je l’ai toujours considérée comme un acte de lucidité stratégique (…). Il est totalement absurde de tenter d’accuser l’Union soviétique de comportements antisémites. (…) Bien sûr, le stalinisme a été quelque chose de monstrueux et de tout à fait inacceptable pour une infinité de raisons. Mais il a été, d’un autre côté, un phénomène extrêmement productif. Toni Negri
Son nom même, en chinois Pilin-Pikong, tinte comme un grelot joyeux, et la campagne se divise en jeux inventés : une caricature, un poème, un sketch d’enfants au cours duquel, tout à coup, une petite fille fardée pourfend entre deux ballets le fantôme de Lin Biao : le Texte politique (mais lui seul) engendre ces mêmes happenings. Barthes (1974)
Le spectacle de cet immense pays terrorisé et crétinisé par la rhinocérite maoïste a-t-il entièrement anesthésié sa capacité d’indignation ? Non, mais il réserve celle-ci à la dénonciation de la détestable cuisine qu’Air France lui sert dans l’avion du retour : «Le déjeuner Air France est si infect (petits pains comme des poires, poulet avachi en sauce graillon, salade colorée, chou à la fécule chocolatée – et plus de champagne !) que je suis sur le point d’écrire une lettre de réclamation. . […] Devant les écrits ‘ chinois ’ de Barthes (et de ses amis de Tel Quel), une seule citation d’Orwell saute spontanément à l’esprit : ‘ Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide.’  Simon Leys

A l’heure où, 60 ans du désastre maoïste obligent, nos médias nous bassinent sur l’air du prétendu « miracle chinois » et de la Chine troisième puissance mondiale etc.

Et où, entre nos Badiou et nos Zizek, la pensée révolutionnaire (maoïste ou staliniste) brille à nouveau de tous ses feux …

Petit retour en arrière sur ces folles années 70 où nos intellectuels avaient profité de la sanglante Révolution culturelle de Mao pour renouveler le genre littéraire déjà bien rodé (de Gide à Sartre et Beauvoir) du voyage en terre révolutionnaire.

Avec le récent et toujours aussi cinglant commentaire d’un de nos rares intellectuels à avoir gardé – au prix fort – son intelligence et sa liberté de parole face aux inepties des compagnons de route maoïstes et notamment français des années 70, à savoir le (serait-ce un hasard ?) Belge Pierre Rickerts alias Simon Leys.

Sur la sortie, atterrante de bêtise, des notes posthumes et jusqu’ici inédites de Roland Barthes sur son voyage en Chine de 1974 avec l’équipe de la revue Tel Quel …

Barthes et la Chine
Simon Leys
La Croix
28 mai 2009-10-01

Aujourd’hui paraissent deux textes inédits de Roland Barthes, qui réunissent deux ensembles, jusqu’alors conservés à l’Imec, de ses célèbres fiches, à la fois notes de travail, laboratoire d’idées et journal personnel. L’un est consacré au deuil de sa mère, l’autre à son voyage en Chine en 1974. De ce dernier carnet, l’éminent sinologue Simon Leys a donné à « La Croix » sa lecture personnelle

En avril-mai 1974, Roland Barthes a effectué un voyage en Chine avec un petit groupe de ses amis de Tel Quel. Cette visite avait coïncidé avec une purge colossale et sanglante, déclenchée à l’échelle du pays entier par le régime maoïste – la sinistrement fameuse «campagne de dénonciation de Lin Biao et Confucius» (pi Lin pi Kong).

À son retour, Barthes publia dans Le Monde un article qui donnait une vision curieusement joviale de cette violence totalitaire : «Son nom même, en chinois Pilin-Pikong, tinte comme un grelot joyeux, et la campagne se divise en jeux inventés : une caricature, un poème, un sketch d’enfants au cours duquel, tout à coup, une petite fille fardée pourfend entre deux ballets le fantôme de Lin Biao : le Texte politique (mais lui seul) engendre ces mêmes happenings.»

À l’époque cette lecture me remit aussitôt en mémoire un passage de Lu Xun – le plus génial pamphlétaire chinois du XXe siècle : «Notre civilisation chinoise tant vantée n’est qu’un festin de chair humaine apprêté pour les riches et les puissants, et ce qu’on appelle la Chine n’est que la cuisine où se concocte ce ragoût. Ceux qui nous louent ne sont excusables que dans la mesure où ils ne savent pas de quoi ils parlent, ainsi ces étrangers que leur haute position et leur existence douillette ont rendus complètement aveugles et obtus.»

Deux ans plus tard, l’article de Barthes fut réédité en plaquette de luxe à l’usage des bibliophiles – augmenté d’une Postface, qui m’inspira la note suivante : «(…) M. Barthes nous y explique en quoi résidait la contribution originale de son témoignage (que de grossiers fanatiques avaient si mal compris à l’époque ) : il s’agissait, nous dit-il, d’explorer un nouveau mode de commentaire, “le commentaire sur le ton no comment” qui soit une façon de “suspendre son énonciation sans pour autant l’abolir”. M. Barthes, qui avait déjà de nombreux titres à la considération des lettrés, vient peut-être de s’en acquérir un qui lui vaudra l’immortalité, en se faisant l’inventeur de cette catégorie inouïe : le “discours ni assertif, ni négateur, ni neutre”, “l’envie de silence en forme de discours spécial”.

Par cette découverte dont toute la portée ne se révèle pas d’emblée, il vient en fait – vous en rendez-vous compte ? – d’investir d’une dignité entièrement neuve, la vieille activité, si injustement décriée, du parler-pour-ne-rien-dire. Au nom des légions de vieilles dames qui, tous les jours de cinq à six, papotent dans les salons de thé, on veut lui dire un vibrant merci. Enfin, ce dont beaucoup sans doute devront lui être le plus reconnaissants, dans cette même postface, M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre “la sempiternelle parade du Phallus” de gens engagés et autres vilains tenants du “sens brutal”, ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède.»

Voici maintenant que ce même éditeur nous livre le texte des carnets dans lesquels Barthes avait consigné au jour le jour les divers événements et expériences de ce fameux voyage (1). Cette lecture pourrait-elle nous amener à réviser notre opinion ?

Dans ces carnets, Barthes note à la queue-leu-leu, très scrupuleusement, tous les interminables laïus de propagande qu’on lui sert lors de ses visites de communes agricoles, d’usines, d’écoles, de jardins zoologiques, d’hôpitaux, etc. : «Légumes : année dernière, 230 millions livres + pommes, poires, raisin, riz, maïs, blé; 22 000 porcs + canards. (…) Travaux d’irrigation. 550 pompages électriques; mécanisation : tracteurs + 140 monoculteurs. (…) Transports : 110 camions, 770 attelages; 11 000 familles = 47 000 personnes (…) = 21 brigades de production, 146 équipes de production»… Ces précieuses informations remplissent 200 pages.

Elles sont entrecoupées de brèves notations personnelles, très elliptiques : «Déjeuner : tiens, des frites ! – Oublié de me laver les oreilles – Pissotières – Ce qui me manque : pas de café, pas de salade, pas de flirt – Migraines – Nausées.» La fatigue, la grisaille, l’ennui de plus en plus accablant ne sont traversés que par de trop rares rayons de soleil – ainsi une tendre et longue pression de main que lui accorde un «joli ouvrier».

Le spectacle de cet immense pays terrorisé et crétinisé par la rhinocérite maoïste a-t-il entièrement anesthésié sa capacité d’indignation ? Non, mais il réserve celle-ci à la dénonciation de la détestable cuisine qu’Air France lui sert dans l’avion du retour : «Le déjeuner Air France est si infect (petits pains comme des poires, poulet avachi en sauce graillon, salade colorée, chou à la fécule chocolatée – et plus de champagne !) que je suis sur le point d’écrire une lettre de réclamation.» (C’est moi qui souligne.)

Mais ne soyons pas injustes : chacun de nous note des monceaux de sornettes à son usage privé; on ne peut nous juger que sur celles dont nous faisons un usage public. Quoi que l’on puisse penser de Roland Barthes, nul ne saurait nier qu’il avait de l’esprit et qu’il avait du goût. Et aussi s’est-il soigneusement abstenu de publier ces carnets. Maintenant, qui diable a pu avoir l’idée de cette consternante exhumation ? Si cette étrange initiative émane de ses amis, ceci rappelle alors la mise en garde de Vigny : «Un ami n’est pas plus méchant qu’un autre homme.»

Dans le dernier numéro du Magazine littéraire, Philippe Sollers estime que ces carnets reflètent la vertu que célébrait George Orwell, «la décence ordinaire». Il me semble au contraire que, dans ce qu’il y tait, Barthes manifeste une indécence extraordinaire. De toute manière ce rapprochement me paraît incongru (la «décence ordinaire» selon Orwell est basée sur la simplicité, l’honnêteté et le courage; Barthes avait certainement des qualités, mais pas celles-là). Devant les écrits «chinois» de Barthes (et de ses amis de Tel Quel), une seule citation d’Orwell saute spontanément à l’esprit : «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide.»

***

(1) Il avait résumé ces trois étapes dans son Roland Barthes par Roland Barthes, en 1974, livre paru dans la célèbre collection « Écrivains de toujours », au Seuil.

Voir aussi:

Les beaux jours de la pensée maoïste en France
Marc Perelman et Jean-Marie Brohm
Le Figaro
30/09/2009

(…)

Alain Badiou, par exemple, qui se veut maître-penseur, romancier et poète – du genre épopée du Grand Bond en avant et de la Grande Révolution culturelle prolétarienne et dont les publications s’étalent avec complaisance dans toutes les librairies branchées -, s’est fait une spécialité de donner une justification politique à l’infamie. De quoi Badiou est-il en effet le nom ? Tout simplement de la fausse conscience qui a conduit à encenser les «timoniers», «guides suprêmes» et autres «grands leaders du prolétariat mondial». Sur le ton amphigourique du gourou, Badiou s’est mis en tête d’expliquer urbi et orbi, comme autrefois les philosophes officiels du Parti, la crise systémique du capitalisme, la mondialisation malheureuse, la nature bonapartiste du gouvernement de Nicolas Sarkozy et, surtout, car c’est cela qui lui importe le plus, le devenir radieux de «l’hypothèse communiste». Pour cet admirateur de la «pensée-maotsetoung», il s’agit avant tout de réhabiliter la nostalgie de «l’homme de fer», despote éclairé par la «science marxiste-léniniste», et sujet supposé pouvoir. «Du temps de Staline, il faut bien dire que les organisations politiques ouvrières et populaires se portaient infiniment mieux, et que le capitalisme était moins arrogant. Il n’y a même pas de comparaison» (De quoi Sarkozy est-il le nom ?). Prophète du « vrai marxisme contre le faux» (Théorie de la contradiction), Alain Badiou s’autoproclamait en 1975 chargé de mission («pour nous, maoïstes, porteurs déterminés de l’avenir révolutionnaire») et n’hésitait pas à franchir une étape supplémentaire dans l’acquiescement à la terreur qui succéda à «l’écrasement du régime fantoche cambodgien» pour reprendre sa terminologie : «Les Khmers rouges s’emparent de Phnom Penh : une séquence historique s’achève parce qu’une contradiction est résolue (…). La résolution d’une contradiction exige que quelque chose disparaisse (…). Il n’est de pensée révolutionnaire véritable que celle qui mène la reconnaissance du nouveau jusqu’à son incontournable envers : de l’ancien doit mourir (…). La dialectique matérialiste affronte la perte et la disparition sans retour. Il y a des nouveautés radicales parce qu’il y a des cadavres qu’aucune trompette du Jugement ne viendra jamais réveiller. Au plus fort de la Révolution culturelle, on disait en Chine : l’essence du révisionnisme, c’est la peur de la mort.» La sinistre phraséologie pseudo-hégélienne de Badiou ne peut pas ne pas prendre sens quand on se souvient des multiples charniers et fosses communes qui ont marqué à jamais le régime des Khmers rouges du sceau de la barbarie. Quand on se souvient aussi comment la Grande Révolution culturelle prolétarienne a détruit des pans entiers du patrimoine culturel de l’empire du Milieu, éliminant les intellectuels et tous ceux qui déviaient d’un iota de la ligne officielle, et inventant les nouvelles thérapies de masse dans les laogai et laojiao. Et que dire de l’Albanie du dictateur sanglant Enver Hoxha, de la Corée du Nord et son régime totalitaire, du Cambodge des Khmers rouges de Pol Pot ? Qu’en pense Badiou, qui s’est voulu le théoricien «de l’être et de l’événement» ?

Fasciné par la problématique de la disparition et de la destruction, Badiou passe aujourd’hui encore pour l’idéologue des masses révoltées, alors qu’il n’a jamais cessé d’être le saltimbanque baroque du maoïsme en quête d’un prolétariat mythifié : «Les dialecticiens maoïstes, proclamait-il en 1975, sont aujourd’hui en France les scaphandriers (sic) du processus primaire, immergés dans les profondeurs pratiques du prolétariat, sous les sédiments secondaires entassés par le révisionnisme.» Ce ne sont pas ces absurdités qui étonnent tellement, mais la considération dont jouit encore Badiou parmi quelques cénacles de «philosophes», qui dissocient de manière schizophrénique la politique et l’ontologie, les mêmes souvent d’ailleurs qui pensent que l’engagement «résolu» de Heidegger en faveur du national-socialisme n’entache pas sa «profondeur métaphysique».

À l’instar d’autres orphelins de Staline et de Mao situés dans «la grande tradition classique du mouvement ouvrier», Badiou a su agréger autour de lui d’autres personnalités politiques, universitaires et intellectuels, pour débattre publiquement de sujets qui le préoccupent : la démocratie, l’altermondialisme, l’organisation politique à venir. Étienne Balibar, Jacques Rancière, Slavoj Zizek et d’autres, sans oublier, à sa manière impériale, Toni Negri, qui ne cessent de se rencontrer à travers débats, forums et livres, ne font certes pas tous preuve du même enthousiasme pour «l’idée communiste», véritable hypostase mystique digne de l’arrière-monde platonicien, mais ils sont issus d’une matrice stalinienne commune encore féconde. Toni Negri ne craint pas, dans l’un de ses derniers opuscules (Goodbye Mr. Socialism, 2007), de réactualiser de solides et pérennes mensonges historiques : «Je ne suis certainement pas de ceux que l’alliance de Staline avec les nazis scandalise. En effet, je l’ai toujours considérée comme un acte de lucidité stratégique (…). Il est totalement absurde de tenter d’accuser l’Union soviétique de comportements antisémites. (…) Bien sûr, le stalinisme a été quelque chose de monstrueux et de tout à fait inacceptable pour une infinité de raisons. Mais il a été, d’un autre côté, un phénomène extrêmement productif.» Toni Negri voulait sans doute évoquer quelques «réalités positives» : le procès des blouses blanches, le système concentrationnaire du Goulag, la militarisation de la vie sociale, la délation généralisée, l’interdiction des partis politiques, des syndicats et de la presse libres, l’occupation militaire de plusieurs pays (Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie…), la chasse aux dissidents…

(…)

Voir enfin:

La chute de la maison Mao
Paul François Paoli
Le Figaro
24/09/2009

«La Dernière Révolution de Mao, histoire de la Révolution culturelle 1966-1976» de Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals -Deux sinologues montrent l’impasse dans laquelle le maoïsme a plongé la Chine.

La Révolution culturelle chinoise ne fut pas seulement une immense gabegie doublée d’une vague de terreur massive, elle fut aussi le tombeau du maoïsme et explique le virage de la Chine vers ce que l’auteur du petit livre rouge abhorrait par-dessus tout : l’entrée dans la modernité capitaliste. Telle est la thèse de deux sinologues américains qui ont exploré les arcanes du communisme chinois leur vie durant.

Le but de Mao, quand il engage la bataille de la Grande Révolution culturelle prolétarienne au printemps 1966, est de consolider un magistère affaibli par le désastre du Grand Bond en avant qui s’est soldé par des famines qui ont causé des millions de victimes. Son leitmotiv : prévenir la Chine du révisionnisme promu par une bureaucratie soviétique embourgeoisée qui prone une voie pacifique au socialisme. Mais alors même que Mao ne jure que par Lénine, son coup de génie dialectique est d’inverser le théorème léniniste selon lequel le Parti se doit de guider les masses. Il va au contraire exalter la spontanéité de la jeunesse en l’exhortant à se libérer des « carcans » de l’autorité, depuis l’école jusqu’à l’université, pour mieux la mobiliser contre l’appareil de l’État dont il veut prendre le contrôle. Et au passage ouvrir la boite de Pandore qui va faire des vagues jusqu’en Europe, avec mai 68, ceux qui sont censés savoir, enseignants, ingénieurs, cadres, doivent se mettre à l’écoute des dominés et des sans grades. A ses yeux, la révolution est un état d’exaltation où la violence a un grand role à jouer. C’est seulement après que Mao eut déclaré qu’il était juste de se rebeller que la terreur rouge commence véritablement. En août-septembre 1966, 1 772 personnes furent assassinées à Pékin. À Shanghaï, en septembre, on dénombra 704 suicides et 534 morts liés à la révolution. Wuhan, au cours de cette période, compta 32 morts et 62 suicides », écrivent les auteurs.

Drame sanguinaire

La « révolution », qui commence comme un énorme monôme, se transforme en drame sanguinaire. Enfants qui dénoncent les parents, gardes rouges qui pillent les maisons au hasard pour traquer les signes de trahison : une immense campagne de lynchage et d’autocritique s’abat sur la Chine. Parmi les centaines de milliers de tués de cette purge géante, beaucoup d’enseignants et d’intellectuels, et chacun se souvient de ces pianistes qui auront les bras cassés pour avoir joué de la musique classique, dite bourgeoise. Mao ne prétend pas seulement en finir avec la routine du présent, il veut aussi liquider le passé. Des temples consacrés à Confucius sont pillés, des lieux de culte bouddhistes saccagés, tandis que dans les provinces habitées par les Ouïgours, des corans seront brûlés.

Le ton de ce livre difficile à lire, tant les conflits qui agitent la bureaucratie chinoise sont complexes à décrypter, est cependant exempt de toute polémique. Les experts donnent des chiffres, livrent des faits, délivrent des hypothèses. Ils dépeignent Mao telle une icône erratique dont les proches revendiquent la pensée pour se neutraliser et se combattre, de Yang Jing, sa femme, à Lin Piao le leader gauchiste  à qui disparaîtra mystérieusement en survolant la Mongolie en 1972, en passant par Liu Shaoqi, chef de l’État accusé de révisionnisme. Ce jusqu’à ce que Deng Xiaoping, rappelé par Mao après avoir été congédié pour « droitisme », tourne résolument le dos à une révolution que le parti chinois considère aujourd’hui comme la plus grave erreur du Grand Timonier. Une fois refermé l’ouvrage, on a une pensée amusée pour ces intellectuels d’Occident, et singulièrement en France, qui ont autant péroré sur le caractère ineffable de la « pensée de Mao », certains continuent d’ailleurs de le faire, sans que le rouge de la honte leur monte au front. Cet ouvrage va peut-être leur rappeler de cuisants souvenirs. Du passé, pourquoi faire table rase ?

«La Dernière Révolution de Mao, histoire de la Révolution culturelle 1966-1976» de Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals NRF Gallimard «essais», 808 p, 35 €.

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  1. […] Le spectacle de cet immense pays terrorisé et crétinisé par la rhinocérite maoïste a-t-il entièrement anesthésié sa capacité d’indignation ? Non, mais il réserve celle-ci à la dénonciation de la détestable cuisine qu’Air France lui sert dans l’avion du retour : «Le déjeuner Air France est si infect (petits pains comme des poires, poulet avachi en sauce graillon, salade colorée, chou à la fécule chocolatée – et plus de champagne !) que je suis sur le point d’écrire une lettre de réclamation. Simon Leys […]

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