Négationnisme turc: On oublie combien le métier d’historien peut être risqué (Turkish Holocaust denial goes cyber)

A Shameful act (Taner Akçam, 2006) Akçam est l’un des premiers universitaires turcs à reconnaître et à discuter ouvertement du génocide arménien de 1915 […] Ce livre représente la première tentative savante à documenter à la fois le génocide et le comprendre, de la perspective du malfaiteur plutôt que celle des victimes, et à contextualiser entièrement les événements de 1915 dans l’histoire politique de la Turquie, et de la politique occidentale envers la région plus généralement. Vahakn Dadrian
Bien que j’aie demandé formellement à avoir accès à la fois à mon dossier canadien et américain – un processus qui pourrait prendre des mois -, j’ai dû annuler toutes mes apparitions à l’étranger. Pendant ce temps, ma biographie sur Wikipedia et les pages d’Amazon sur mes livres restent ouvertes en permanence à toutes les manipulations. Quoi qu’il en soit, ma tournée littéraire américaine se poursuit avec des mesures renforcées de sécurité. Bien qu’il soit difficile et désolant de lire un texte sous protection policière, je n’ai aucunement l’intention d’annuler quelque apparition locale que ce soit. (…) Tout au long de ma vie, j’ai appris, par des moyens que je n’oublie pas, le prix de cette liberté, et je suis bien décidé à en faire usage, chaque fois que j’en aurai l’opportunité. Taner Akçam
On oublie combien le métier d’historien peut être risqué. Christian Makarian
A l’heure où l’on apprend que le premier journal américain ne prend même pas la peine de vérifier son courrier des lecteurs
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Menaces de mort, harcèlement et appels au lynchage dans la presse nationaliste turque, désignation comme « traître qui vomit sa haine de la patrie, exil de fait aux Etats-Unis, campagne systématique de désinformation sur sa fiche wikipedia ou les pages d’Amazon sur ses livres (fausses accusations de terrorisme à partir de sa jeunesse de militant d’xtrême-gauche pro-kurde) et de perturbation de ses conférences, détention à deux occasions à la frontière canado-américaine, …

Comme le rappelle l’historien turc et actuel chercheur au Centre pour l’étude de l’Holocauste et des génocides Taner Akçam dont vient enfin de sortir en français l’ouvrage majeur de 2006 (Un Acte honteux: le Génocide arménien et la question de la responsabilité turque), la vie des chercheurs et intellectuels qui s’écartent de la version officielle de l’Histoire de l’Etat turc sur le génocide arménien de 1915 (et les massacres des minorités assyrienne, grecque et yézidie) peut rapidement se transformer, y compris pour ceux qui ont dû s’exiler comme le prix Nobel Orhan Pamuk, en véritable enfer, voire en assassinat comme pour son ami journaliste Hrant Dink l’an dernier.

Et ce, nouvelle illustration de la détermination négationniste de l’Etat turc et de ses soutiens (mais aussi, dans le délicat contexte géopolitique d’une Turquie membre de l’OTAN, du silence gêné de ses alliés occidentaux dont les Etats-Unis et Israël) , y compris maintenant via la nouvelle ressource de l’internet.

Qui peut se transformer en redoutable arme d’intimidation et même en une sorte de prison virtuelle transnationale restraignant ainsi peu à peu et des plus efficacement, comme l’historien turc en fit récemment et à deux reprises l’amère expérience, les mouvements et partant la liberté d’expression de ses victimes …

Une campagne honteuse
Taner Akçam
le 09-03-2007
Traduction Louise Kiffer et Georges Festa
Texte original en anglais

Pour beaucoup de ceux qui s’opposent à la version officielle des évènements par leur gouvernement, la calomnie, les menaces par e-mails, et autres formes de harcèlement sont toutes monnaie courante. En tant qu’ancien d’Amnesty International, prisonnier comme objecteur de conscience en Turquie, je ne devrais pas être surpris. Mais ma détention récente à l’aéroport de Montréal – apparemment fondée sur des insertions anonymes dans ma biographie de Wikipedia – est le signal d’une nouvelle phase troublante dans une campagne turque d’intimidation qui s’est intensifiée depuis la publication de mon livre en novembre 2006, A Shameful Act: The Armenian Genocide and the Question of Turkish Responsibility (Un acte honteux: le Génocide arménien et la question de la responsabilité turque).

A l’invitation de la McGill University Faculty of Law and Concordia University, je me suis envolé de Minneapolis à Montréal le vendredi 16 février, pour donner une conférence sur « A Shameful Act ». Au moment où l’avion de Northwest Airlines atterrissait à l’aéroport Trudeau International, vers 11 heures du matin, j’ai supposé que j’avais largement le temps de me trouver au campus à la réunion de 17 H. Environ 4 heures plus tard, j’étais toujours à l’aéroport, retenu sans aucune explication.
« Où allez-vous ? Où allez-vous vous loger ? Combien de jours allez-vous rester ici ? » me demanda l’officier de police courtois du service « Citizenship and Immigration » du Canada. « Avez-vous un billet de retour ? Avez-vous assez d’argent sur vous ? »

Comme les autorités du contrôle à la frontière étaient sûrement au courant, je voyage fréquemment au Canada: trois ou quatre fois par an depuis 2000, tout récemment avec ma fille en octobre 2006, juste avant la publication d’A Shameful Act. Pas une seule fois pendant tout ce temps je n’ai été isolé pour une interrogation.

« Je ne suis moi-même par sûr de la raison pour laquelle il faut que vous soyez retenu, admit finalement l’officier. Après quelques coups de fil, je vous le ferai savoir ».

Pendant qu’il était parti, mon mobile a sonné. L’ami qui avait convenu de venir me chercher à l’aéroport s’était inquiété de ne pas me voir sortir des Douanes. Je lui ai expliqué la situation du mieux que j’ai pu, lui demandant d’informer mes hôtes, le « Centre for Human Rights and Legal Pluralism » (Centre des Droits de l’Homme et du Pluralisme Légal) à ‘The Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies (Institut de Montréal pour les Etudes du Génocide et des Droits de l’Homme et du Pluralisme Légal) que je serais peut-être en retard pour la conférence. Les associations du’ Zorian Institute’ et ‘d’Armenian Students’ de Montréal, co-organisateurs de l’événement, auraient également besoin d’être mises au courant.

L’officier d’immigration revint avec une étrange requête: Est-ce que je pouvais l’aider à préciser pourquoi j’étais retenu ?

J’étais tenté de dire: C’est vous qui me retenez. Si vous ne connaissez pas le motif, comment pouvez-vous vous attendre à ce que je le connaisse ? C’est à vous de me le dire. Néanmoins, je savais qu’il valait mieux ne pas le provoquer, lui donnant l’impression que j’avais quelque chose à cacher. »Essayons de deviner, répondis-je. Savez-vous qui était Hrant Dink ? Avez-vous entendu parler du journaliste arménien qui a été tué à Istanbul ». Il n’était pas au courant.J’ai expliqué: « Je suis historien. Je travaille sur le sujet du génocide arménien de 1915. Il y a une très forte campagne qui est menée par les forces ultra nationalistes et fascistes en Turquie contre les personnes qui désapprouvent les événements ayant eu lieu en 1915. Hrant Dink a été tué à cause de cela. Les vies des personnes comme moi sont en danger à cause de cela. Orhan Pamuk, prix Nobel de Turquie, n’a pas pu tolérer les attaques contre lui et a dû quitter le pays. De nombreux intellectuels en Turquie vivent maintenant sous la protection de la police ». L’officier prenait des notes.Je continuai: « En connexion avec ces attaques, il y a eu une grave campagne contre moi aux Etats-Unis. Je sais que les groupes qui mènent cette campagne reçoivent des directives et sont dominés par les diplomates turcs. Ils répandent une propagande affirmant que je suis membre d’une organisation terroriste. Quelques rumeurs à ce sujet ont dû vous parvenir ».

L’officier continua à écrire.

« Pour votre information, en 1976, alors que j’étais étudiant et préparais une maîtrise pour être assistant enseignant à l’Université technique du Moyen Orient, j’ai été arrêté pour des articles que j’avais écrits dans un journal, et condamné à 8 ans et 9 mois de prison. Plus tard, je me suis réfugié en Allemagne, où je suis devenu citoyen. Un statut pénal turc, sur lequel étaient fondées les poursuites judiciaires envers moi, ainsi que des lois similaires, furent abrogées en 1991. Je voyage librement en Turquie maintenant, et je suis allé tout récemment aux funérailles de Hrant Dink. »

L’officier arrêta d’écrire. « Je regrette, mais j’ai encore quelques coups de fil à donner », dit-il, et sortit.

Mon mobile sonna de nouveau. C’était le juriste Payam Akhavan, un expert des Droits de l’Homme et du Génocide, qui devait présenter ma conférence.

Ayant excusé ma situation, le professeur Akhavan me fit savoir qu’il avait contacté les bureaux du Ministre canadien de la Sécurité Publique, Sockwell Day, et le Secrétaire d’Etat pour le Multiculturalisme et l’Identité Canadienne, Jason Kennedy, l’Evêque Bagrat Galstanian, Primat du Diocèse de l’Eglise arménienne du Canada, et qu’il avait aussi appelé pour confirmer qu’il avait également contacté le bureau du secrétariat de Kennedy. J’allais être relâché.

Vers 15 h 30, l’officier revint avec un visa spécial d’une semaine. Devant mon insistance à dire que j’avais le droit de savoir exactement pourquoi j’avais été retenu, il me montra une feuille de papier avec en haut ma photographie et au-dessous un petit paragraphe de texte.

J’ai reconnu immédiatement la page. La photo était celle d’un documentaire de 2005:

« Le Génocide arménien: 90 ans après », une co-production du Centre de l’Université du Minnesota pour les Etudes sur l’Holocauste et le Génocide, et la télévision publique Twin Cities. Une série d’extraits du film, mis en ligne à l’origine sur le site Web CHGS, se trouve sur le site vidéo populaire d’Internet, Youtube, et ailleurs sur le réseau. La page avec l’ancienne photo et le texte au-dessous comporte ma biographie dans l’édition anglaise de Wikipedia, l’encyclopédie en ligne que n’importe qui dans le monde peut modifier n’importe quand. L’an dernier – plus récemment la veille de Noël en 2006 – ma biographie sur Wikipedia avait été constamment saccagée par des « contributeurs » anonymes dans l’intention de m’étiqueter comme terroriste.

Les mêmes accusations avaient été incessamment gribouillées, comme des graffitis du Milieu, dans des « critiques des lecteurs « de mon livre « A shameful Act » et de mes autres livres à Amazon.com.

Il était invraisemblable, pour ne pas dire plus, qu’un officier d’immigration canadien, découvre que j’étais venu à Montréal, prenne la seule initiative de rechercher mon identité sur Internet, découvre la version classée, de la veille de Noël, de ma biographie dans Wikipedia, imprimée sept semaines plus tard le 16 février, et me la montre comme résultat.

Le fait est que ma prochaine conférence avait été annoncée longtemps à l’avance dans les journaux canadiens et les médias. Une annonce avait été insérée dans Wikipedia cinq jours avant mon arrivée. En outre, deux sites Web américano-turcs hostiles à mon œuvre – « Tall armenian Tale » (Le grand Conte arménien) de 500 pages, et les 19000 membres du groupe de travail turc – avaient fait allusion pendant des mois à mes activités « terroristes ». Tout cela devait intéresser les autorités d’immigration américaines. Il semblait bien plus probable qu’un individu ou plusieurs avaient saisi l’occasion pour me dénoncer aux Canadiens. Bien que j’aie été obligé d’annuler mes interviews à la radio, j’ai pu arriver à l’heure au campus McGill pour prononcer ma conférence sur A Shameful Act.

Le dimanche 18 février, avant d’embarquer pour mon vol retour vers Minneapolis, j’ai été placé en détention, à nouveau pendant une heure. Il était évident que les autorités américaines des douanes et des frontières savaient ce qui s’était passé dans les services voisins du côté canadien. On me conseilla avec douceur : « M. Akçam, si vous ne retenez pas un mandataire pour régler cette question, toute entrée et toute sortie du territoire va devenir problématique. Nous vous recommandons de ne pas voyager dans l’intervalle et d’essayer de garder cette information en dehors de votre dossier des douanes. »

Ce très avisé responsable américain des douanes pouvait difficilement avoir pris connaissance de l’étendue du problème. Wikipedia et Amazon ne sont que deux exemples. Les allégations à mon encontre, publiées principalement par l’Assemblée des associations turques américaines (AATA), le Forum Turc et Tall Armenian Tale [La grande imposture arménienne], ont été copiées-collées et recyclées à travers d’innombrables sites web et groupes internet, dès mon arrivée en Amérique. Jusqu’à maintenant, par exemple, mon nom, qui ressemble de très près au mot anglais signifiant « terroriste », se retrouve dans plus de dix mille pages web.

La première salve de cette campagne se produisit en réponse à la traduction anglaise de mon essai, Le Génocide des Arméniens et le silence des Turcs. Dans un commentaire à sensation, daté du 19 mars 2001, émanant du Turkish Times, publié par l’AATA, (« Du terrorisme à la propagande arménienne : l’histoire de Taner Akçam »), j’étais présenté aux Turcs américains comme un cerveau de la violence terroriste, y compris des assassinats de personnels militaires américains et de l’Otan. Publié sur le site web de l’AATA en avril 2001 et diffusé via le Forum turc en décembre 2001 et juin 2003 – malgré mes protestations -, « L’histoire de Taner Akçam » se retrouva en mars 2004 sur le site de Tall Armenian Tale, à côté d’une photo d’un membre du PKK, sous-titrée « Le jeune Taner Akçam, de PKK.org ». Trois ans plus tard, cette photo a été mise à jour, mais le commentaire d’Artun a été conservé, une source fréquemment citée par les adeptes du copier-coller.

Afin de mieux prouver mon passé « terroriste », Tall Armenian Tale publia une chronologie détaillée relative à des faits d’arrestations, à des dates dont je ne me rappelle même pas, pour des tracts et des affiches à l’époque où je militais en tant qu’étudiant. La personne qui livra cette information omit cependant de noter que les gens étaient fréquemment arrêtés pour ce genre d’activités, même après avoir obtenu une autorisation officielle. Tall Armenian Tale consacre maintenant une section entière de 9 pages pour me diffamer moi et mes travaux, et plus de 200 pages de ce site mentionnent mon nom.

Ensuite ce fut le Forum turc qui publia cette annonce : « A l’attention de nos amis au Minnesota […] Taner Akçam a commencé à travailler en Amérique […] On s’attend à ce que des conférences sur le soi-disant génocide se développent dans le Minnesota et autour. Suivez très attentivement les activités de l’Arménien (Taner Akçam). » On donnait des informations pour me contacter chez moi et à mon travail « au cas où des gens aimeraient envoyer leurs « salutations » à ce traître ». Très vite, je fus harcelé de mails envoyés sous l’anonymat à mon employeur, l’université du Minnesota, et à moi-même, personnellement. Une description du Centre d’études sur la Shoah et le génocide, et de son directeur, mon collègue Stephen Feinstein, fut ajoutée sur le site de Tall Armenian Tale.

A la publication d’Un Acte honteux, l’étau commença à se resserrer.

Le 1er novembre 2006, le Centre de sciences humaines de l’université de New-York (CUNY) organisa une réunion au grand amphithéâtre pour présenter mon ouvrage. Avant que je ne me lève pour prendre la parole, des tracts non autorisés comportant un fusil d’assaut, un crâne et l’emblème communiste du marteau et de la faucille furent distribués dans la salle. Dans une rhétorique inspirée de façon évidente par le commentaire de Mustafa Artun, j’étais qualifié d’ « ancien chef terroriste » et d’ennemi fanatique de l’Amérique, qui avait organisé « des attaques contre les Etats-Unis » et était « responsable de la mort de citoyens américains ».
Dès que j’achevai ma lecture, un groupe d’environ 15 à 20 personnes, qui s’étaient positionnés de manière stratégique par petits groupes à travers la salle, tentèrent de mettre fin à la réunion. Brandissant des représentations de corps (probablement des musulmans tués par des Arméniens cherchant à se venger en 1919), ils demandèrent bruyamment à savoir pourquoi je n’avais pas évoqué dans mon discours la mort d’ « un million de musulmans ».

Criant et jurant en turc et en anglais, ils perturbèrent totalement le débat dans la salle de conférences et la séance prévue de signature. On m’agressa verbalement aux cris de « terroriste-communiste », en m’inondant des injures les plus grossières en turc. Deux individus me poursuivirent de l’estrade jusqu’aux portes de l’ascenseur, en hurlant : « Nous sommes les soldats d’Alparslan Türkes ! » (Homme politique turc qui fut arrêté en 1944 pour avoir diffusé de la propagande nazie, Türkes fonda plus tard le Parti du Mouvement nationaliste.) Les gardes de sécurité qui m’entouraient durent intervenir, lorsque je fus physiquement attaqué.

Un mois plus tard, le 4 décembre, il était prévu que je parle lors d’une autre manifestation new-yorkaise, un colloque à la Faculté de Droit Cardozo de l’université Yeshiva, sur « Nier le génocide : loi, identité et mémoire historique face aux atrocités de masse ». Comme pour illustrer ce sujet précis, une lettre de 4 400 mots, signée par Ibrahim Kurtulus, du Forum turc, « au nom du docteur Ata Erim, président du Conseil d’administration de la Fédération des associations turques américaines (FATA), et du docteur Kaya Buyukataman, président du Forum turc », fut adressée au doyen de la Faculté et à l’université trois semaines auparavant, exigeant l’annulation de ce colloque et me qualifiant d’ « outil de propagande des Arméniens ».

Deux jours plus tard, le 19 novembre, le Forum turc publia une lettre de 800 mots adressée au doyen par le militant turc américain Ergun Kirlikovali, avec ce titre « Lettre du Forum turc à l’Université ». Dans ce courrier officiel du Forum turc, Kirlikovali me décrivait comme « un terroriste condamné en Turquie […] un des dirigeants d’un groupe armé clandestin, partisan de la prise du pouvoir par les marxistes-léninistes de la République turque, pris la main dans le sac dans un complot à la bombe à la fin des années 1970 […], faisant partie d’un groupe qui lança une bombe contre la limousine de l’ambassadeur américain Comer à Ankara en 1969 […] Il se trouve en Amérique, d’une manière probablement illégale. »

Gusan Yedic, sur le Forum turc, publia ensuite des allégations de « terrorisme » à mon sujet, le 24 novembre, avec cet avertissement sarcastique : « Nous recommandons aimablement à nos amis qui iront assister au concert de Taner Akçam et de son orchestre à l’Université Yeshiva de se conduire en gentlemen. Smoking exigé à l’entrée. » Le 30 novembre, le Forum turc mobilisa une campagne de mails contre « la conférence de Taner Akçam ». Il était aussi demandé aux membres d’assister au colloque et à une « pré-réunion pour les Turcs », coordonnée par Ibrahim Kurtulus.

Je transmis cette information aux organisateurs de la manifestation en demandant que des précautions particulières soient prises. Je leur laissai entendre que s’ils autorisaient l’entrée à des gens du Forum turc pour distribuer des tracts et perturber le colloque, je ne participerais pas. Yeshiva s’en préoccupa. Un des organisateurs, qui avait assisté à la réunion du 1er novembre à la CUNY, m’assura que la sécurité serait renforcée.

Etape préparatoire, le comité organisateur informa le Consulat de Turquie que ce colloque à la Faculté de Droit avait une finalité générale et une approche comparatiste et universitaire, et qu’il ne se centrait ni sur Taner Akçam, ni sur la Turquie. Ils précisèrent clairement que tout incident analogue à celui de la CUNY ne donnerait pas une bonne image de la Turquie. Un responsable du Consulat turc réfuta toute responsabilité de son gouvernement dans les incidents à la CUNY, qu’il attribua à « des actions civiles » menées par des organisations populaires. D’après lui, le Consulat ne pouvait rien faire à ce sujet. Les organisateurs soulignèrent qu’ils avaient l’intention de prendre des mesures de sécurité exceptionnelles et que le Consulat serait inspiré de réfléchir aux conséquences si le colloque était envahi et ses participants attaqués.

La veille du colloque, il y eut un autre entretien téléphonique entre le responsable du Consulat turc et les organisateurs. Il les assura qu’aucun incident n’aurait lieu et que seuls deux ou trois représentants turcs seraient présents.

Le gouvernement tint parole. Le colloque fut pacifique et aucun tract ne fut distribué. Le responsable du Consulat de Turquie était présent, ainsi que le président élu de l’AATA, Gunay Evinch. Tous deux firent preuve d’une scrupuleuse courtoisie. Comme si ces trois intenses semaines de mobilisation n’avaient jamais existé.

Pour de nombreux intellectuels turcs, la liberté d’expression est devenue un combat en Amérique du Nord, comme dans notre pays natal. Ce qui m’arrive actuellement peut arriver à tout chercheur qui s’écarte de la version officielle de l’Histoire par l’Etat.

Depuis mon retour de Montréal, les autorités d’immigration canadiennes ont refusé de dire exactement pourquoi j’avais été placé en détention. En conséquence, je ne puis affronter mes accusateurs ou examiner quelle « preuve » avait bien pu être retenue à mon encontre. Bien que j’aie demandé formellement à avoir accès à la fois à mon dossier canadien et américain – un processus qui pourrait prendre des mois -, j’ai dû annuler toutes mes apparitions à l’étranger. Pendant ce temps, ma biographie sur Wikipedia et les pages d’Amazon sur mes livres restent ouvertes en permanence à toutes les manipulations.

Quoi qu’il en soit, ma tournée littéraire américaine se poursuit avec des mesures renforcées de sécurité. Bien qu’il soit difficile et désolant de lire un texte sous protection policière, je n’ai aucunement l’intention d’annuler quelque apparition locale que ce soit. Après tout, les Etats-Unis ne sont pas la République de Turquie. Les autorités turques, que ce soit directement ou par l’entremise de leurs agents de base, n’ont aucun droit pour harceler des universitaires exerçant leur liberté d’expression universitaire dans des universités américaines. Tout au long de ma vie, j’ai appris, par des moyens que je n’oublie pas, le prix de cette liberté, et je suis bien décidé à en faire usage, chaque fois que j’en aurai l’opportunité.

Voir aussi:

Taner Akçam
L’Express du 18/12/2008

Enquête sur un génocide
par Christian Makarian

Pour la première fois, un historien turc se penche sur l’extermination des Arméniens, en 1915, avec pour seul souci la vérité des faits. Un travail remarquable.

On oublie combien le métier d’historien peut être risqué. Taner Akçam le sait fort bien, qui fut condamné à dix ans de prison en Turquie, son pays natal, pour avoir milité à l’extrême gauche et soutenu des thèses contraires à l’idéologie nationale. Il enseigne aujourd’hui aux Etats-Unis, où il a écrit patiemment un livre magistral, courageusement publié par les éditions Denoël. Avec une précision redoutable, fondée sur l’analyse de centaines de documents décisifs, il nous plonge dans le chapitre le plus noir de l’histoire turque, à l’aube du XXe siècle. Page après page, Akçam nous fait partager le malaise envahissant d’un empire en pleine décrépitude, dépecé par des puissances européennes qui se disputent les restes d’un monde révolu. Mais l’appétit des Occidentaux ne les prive pas d’une conscience «humanitaire»: la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et la Russie forcent les Turcs à accorder des droits élémentaires aux minorités chrétiennes, Grecs et Arméniens, qu’ils persécutent. Pour le sultan Abdülhamid II, comme pour les Jeunes-Turcs, qui vont lui succéder, c’est inacceptable. «Les musulmans voyaient s’éroder leur domination», écrit Akçam, déterrant les racines de l’intention génocidaire bien avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. L’islam, le ressentiment des réfugiés turcs chassés des terres européennes de l’empire, l’incroyable incompétence des Jeunes-Turcs qui renversent le sultan en 1909, l’émergence d’un nationalisme panturc, le racisme antioccidental feront le lit d’un génocide qui aura de nombreux partisans. A travers le portrait d’une époque qui fait froid dans le dos, c’est le récit d’un enchaînement aussi médiocre qu’inhumain, fabriqué par des acteurs dévorés par la haine et un ignoble appétit de richesses. Les Grecs, puis les Arméniens, qui représentent la «part européenne» de l’Etat turc, sont liquidés les uns après les autres; leurs biens sont distribués entre les notables turcs. Plus de 1 million d’Arméniens seront exterminés, en 1915-1916, avec un mélange de cruauté et de fourberie alors inégalé. Akçam démontre que ces derniers, loin d’avoir oeuvré pour les Russes, avaient reçu des félicitations pour leur loyauté à la Turquie de la part du général Enver Pacha, lequel, comble du vice, sera le principal organisateur des massacres. Jamais le portrait du régime des Jeunes-Turcs n’a paru si accablant. Mustafa Kemal, qui les chassera du pouvoir, était bien conscient de l’horreur accomplie: il qualifiera l’extermination des Arméniens d’ «acte honteux», si honteux que ses successeurs le nient jusqu’à aujourd’hui.

Voir enfin:

1915 et les fables turques
Taner Akcam
Radikal
le 11 mai 2003
La réalité est qu’un certain nombre de faits ont pour but de prouver le point de vue turc et que des gens continuent à inventer des affabulations et des mensonges

Le 29 avril, un article consacré à la « Question arménienne » a été publié, sous le titre « Sommes-nous prêts à affronter notre histoire ? ». L’article parlait, avec une sincérité rarement vue en Turquie, de la nécessité d’accéder à l’histoire, et de permettre au résultat de faire l’objet d’une discussion ouverte. Déjà, ce point de vue, à lui seul, mérite qu’on s’incline devant l’auteur de l’article. Mais il y avait quelques accrocs dans cet article, où trop de sujets, familiers aux thèses officielles turques, étaient présentés comme des informations, si mensongères qu’elles n’ont absolument aucun rapport avec la vérité. La réalité est qu’un certain nombre de faits ont pour but de prouver le point de vue turc et que des gens continuent à inventer des affabulations et des mensonges. Même des personnes, comme Ayse Hur, qui croient sérieusement à ces histoires, acceptent souvent ces affabulations comme des vérités, et en les répétant, contribuent au fait que ces mensonges, peu à peu se transforment en « information reflétant la vérité ». A ce sujet, il nous faut bien distinguer les fausses histoires et les mensonges de l’information véritable. Et maintenant, j’aimerais parler seulement de deux de ces fausses histoires :

Premièrement, Hayse Hur écrit que « jusque l’armistice de Moudros, diverses sentences ont été prononcées à l’encontre de 1397 personnes, dont la moitié ont été condamnées à mort pour crimes commis envers les Arméniens ». Cette information, qui est une simple affabulation, autant que je sache, est apparue pour la première fois dans le livre de Kamuran Gurun : « Le dossier arménien ». Par la suite, elle a été continuellement reprise par d’autres comme une information sérieuse. Personne n’a songé à poser la question suivante : « Qui étaient ces 1397 accusés et ceux qui furent condamnés à mort ? »

Gurun ne fournit aucun nom, aucun document, mais il donne comme référence les dossiers du Service du Chiffre du Ministère de l’Intérieur de la période ottomane. Ces dossiers étaient tenus secrets, et inaccessibles aux chercheurs pendant très longtemps. Seuls des employés civils comme Gurun ou S.Soy auxquels on avait confié la responsabilité de créer une « fausse histoire », ont eu la possibilité de les lire ; et quand les dossiers ont été ouverts à ceux qui désiraient les lire, ces dossiers-là ont été retirés des archives, ou bien l’accès n’a pas été accordé aux chercheurs sous prétexte qu’on était en train de travailler sur ces archives. Aujourd’hui, ces archives sont ouvertes et il est possible de les lire, après avoir surmonté certaines difficultés.

Or, l’information contenue dans ces dossiers est exactement le contraire de ce qu’affirme Gurun. Il n’y a aucune référence, ni aucune preuve du fait qu’un certain nombre de personnes aient été traduites en justice ou exécutées pour avoir maltraité des Arméniens. Et ceux qui ont été soumis à un procès n’étaient pas des gens qui avaient commis des crimes contre les Arméniens, mais des gens qui s’étaient approprié les possessions des Arméniens. Les Ittihadistes avaient procédé à des enquêtes sur certains employés civils qui avaient pillé ces possessions, parce qu’eux-mêmes voulaient s’emparer de ces biens pour des buts précis.
Le programme Ittihadiste :

Un certain nombre de documents montrent que les Ittihadistes ont utilisé les possessions arméniennes pour les buts suivants :

1° Récupérer les coûts de la guerre (certains bâtiments étaient assignés aux militaires, les productions des usines étaient destinées aux besoins des soldats)

2° Créer une classe moyenne turque.

3° D’installer des immigrants musulmans (et dans ce but exproprier les maisons saisies)

4° De vendre les biens des Arméniens, de façon à récupérer le coût de leur déportation, grâce au revenu résultant des ventes de leurs maisons.

Dans les dossiers, il y a des dizaines de documents sur ce sujet, mais il n’y a pas un seul document concernant ces personnes qui auraient été poursuivies pour avoir maltraité des Arméniens. Les documents nous montrent que les Ittihadistes ont utilisé les biens des Arméniens conformément à un plan très bien préparé et en vue de certains buts, et c’est pour cette raison que les pilleurs ont été jugés.

Outre ces jugements, il y a encore une autre affabulation : selon laquelle des dommages pour les possessions des Arméniens leur auraient été versés dans les lieux où ils avaient été déportés. Différentes décisions furent prises à différentes époques par les autorités, au sujet des possessions « abandonnées » des Arméniens. Parmi ces décisions, les plus importantes sont la circulaire datée du 10 juin 1915, et la loi temporaire adoptée en septembre. Selon ces documents, les biens des Arméniens allaient être vendus et des compensations leur seraient versées dans leurs nouveaux lieux d’habitation. Mais il n’y a pas un seul document à ce sujet dans les Archives ottomanes. Donc, l’argument prétendant que ceux qui avaient maltraité les Arméniens auraient été poursuivis et condamnés à mort n’est pas juste, de même que l’argument prétendant que des compensations pour les possessions saisies des Arméniens leur auraient été versées. Ce sont simplement des mensonges, créés intentionnellement par une machine à mensonges dans le but d’induire les gens en erreur.

Deuxièmement, Ayse Hur écrit dans son article que les Protestants et les Catholiques vivant dans les provinces occidentales n’ont pas été déportés. En réalité, il y a eu deux différentes affabulations au sujet de cette affaire. La première est que les Arméniens n’ont pas été déportés des provinces occidentales, alors que la seconde version est que les Catholiques et les Protestants n’ont pas été soumis à la déportation. Pour ce sujet, nous n’avons pas besoin de sources étrangères, même les Archives d’Etat désapprouvent ces deux histoires dans un livre publié en 1995. Il est dit dans ce livre que les Arméniens ont été déportés d’Adana, Ankara, Aydin, Bolu, Bitlis, Bursa, Canik, Canakkale, Diyarbekir, Edirne, Eskishéhir, Erzurum, Izmit, Kastamonu, Kayseri, Karahisar, Konya, Kutahya, Elazig, Maras, Nigde, Samsun, Sivas, Trabzon et Van. En réalité, cela aussi est incomplet. Mais même ainsi, on voit que les déportations ont eu lieu sur tout le territoire de l’Anatolie. Et en tête de toutes ces affabulations figure celle qui affirme qu’il n’y a pas eu de déportation d’Izmir et d’Istanbul, alors que les rapports du Ministère de l’Intérieur indiquent qu’il y a eu des déportations d’Istanbul et d’Izmir également. Espérons que les documents existants seront publiés un jour.
Le télégramme de Talaat Pacha

Quant à cette affabulation selon laquelle les Catholiques et les Protestants n’auraient pas été déportés, il est vrai qu’à ce sujet un certain nombre de télégrammes envoyés aux responsables locaux déconseillent ces déportations.

Mais le premier message envoyé est daté du 4 août 1915, soit trois mois après les déportations. Le premier document au sujet des Arméniens catholiques a été envoyé par Talaat Pacha. Il est dit dans le télégramme que la déportation des Arméniens catholiques ne doit pas avoir lieu. Un télégramme similaire a été envoyé le 15 octobre au sujet des Arméniens protestants. Là aussi, il est écrit ce qui suit : « les Protestants arméniens qui n’ont pas encore été déportés, ne doivent plus être déportés ». Comme on peut le remarquer dans ces deux télégrammes, les Arméniens catholiques et protestants avaient déjà été déportés à cette date. Quant aux télégrammes envoyés le 18 septembre 1915 de Kayséri, Eskishéhir, Diayarbékir et Nigde, les gouverneurs répondirent que tous les Arméniens de leurs régions respectives avaient été déportés et qu’il ne restait plus aucun Arménien.

D’après de nombreux documents, nous comprenons que ces télégrammes de Talaat Pacha étaient de pure forme. Des instructions verbales étaient ensuite données à ces mêmes gouverneurs pour qu’ils ne prennent pas ces télégrammes au sérieux. Mais même les documents sus-mentionnés, à eux seuls, suffisent à montrer que l’affirmation selon laquelle les Catholiques et les Protestants n’auraient pas été déportés est une affabulation.

Il nous reste à espérer que la question que l’opinion internationale considère comme le Génocide Arménien et que nous, nous appelons « La Question arménienne » arrête d’être un sujet à marquer dans l’agenda au mois d’avril seulement.

Il nous reste à espérer que ce sujet soit débarrassé des affabulations et devienne l’objet d’une discussion sérieuse. Car ceux qui n’affrontent pas leur propre passé, ne peuvent pas construire leur avenir.

Original publié dans le supplément du dimanche du quotidien turc « Radikal », le 11 mai 2003. Reproduit après traduction en arménien le lundi 12 mai 2003 dans la version imprimée de « Marmara » : http://www.normarmara.com

Article de Taner Akcam professeur à l’Université de Minnesota.

Traduction : Louise Kiffer

2 Responses to Négationnisme turc: On oublie combien le métier d’historien peut être risqué (Turkish Holocaust denial goes cyber)

  1. […] sur l’ultime preuve du génocide chrétien (arménien mais aussi assyrien et grec) toujours nié par les autorités turques […]

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  2. […] minarets-baïonettes et les croyants-soldats", du pays responsable du premier et toujours nié génocide du XXe siècle comme de l’occupation continuée depuis plus de 35 ans d’un membre de […]

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