Voyage et littérature: L’Amérique peut-elle vivre sans frontière? (They did find Everett’s body after all!)

1 Mai, 2009
Pilgrims to the wild
Inside the museums, Infinity goes up on trial Voices echo this is what salvation must be like after a while But Mona Lisa musta had the highway blues You can tell by the way she smiles Bob Dylan (Visions of Johanna, 1966)
In the desert you can remember your name ‘Cause there ain’t no one for to give you no pain. America (1971)
I broke broncos with the cowboys
I sang healing songs with the Navajo I did the snake dance with the Hopi And I drew pictures everywhere I go.
(…) Well I hate your crowded cities With your sad and hopeless mobs And I hate your grand cathedrals Where you try to trap God. (…) You give your dreams away as you get older Oh, but I never gave up mine And they’ll never find my body, boys Or understand my mind. Alvin Dave (« Everett Ruess », 2004)
J’étais incapable de voir ce dont le désir n’avait pas été éveillé en moi par quelque lecture. Proust
Le christianisme, c’est le mensonge dangereux d’un univers sans victime. Nietzsche
Aujourd’hui, au fond, tous les problèmes de l’Amérique pourraient se discuter à partir de la nostalgie de la frontière. (…) On pourrait dire que tous les problèmes des Etats-Unis consistent à arriver à s’adapter à une situation où l’être américain est en quelque sorte situé à l’intérieur de limites auxquelles ce peuple n’était pas habitué (…) et qu’il ressent comme une espèce de gêne et de malaise considérable, parce que la frontière c’était en quelque sorte une ouverture sur l’infini. Tandis que maintenant c’est en train d’acquérir son sens de fermeture sur un espace clos. René Girard

Rousseau, Rimbaud, Tolstoï, Thoreau, London, Kerouac, Ruess, McCandless …

Alors qu’après le terrorisme, c’est aux épidémies de s’attaquer à nos rêves de voyage …

A l’heure où se confirme l’aussi prosaïque que sordide réalité de la disparition jusque-là mythique du légendaire artiste-voyageur Everett Ruess dans le désert de l’Utah il y a 75 ans (assassiné – pour lui voler ses mules! – par ces mêmes bons sauvages dont il avait tant vanté les vertus) …

Au moment même où celui-ci est redécouvert par une nouvelle génération grâce notamment au film de Sean Penn (« Into the wild » adapté il y a deux ans du livre du même nom de John Krakauer) sur l’un de ses plus récents émules, le jeune Christopher McCandless, lui aussi disparu (probablement mort de faim) mais cette fois dans les immensités glacées de l’Alaska …

Sans parler des disparitions « ethniques » comme celles de l’Anglais Archibald Belaney (1888 –1938) et auteur de « Pilgrims of the wild » qui prendra le nom indien de Grey Owl (« Chouette grise ») ou de l’acteur italo-américain Espero di Corti qui sous le nom de Iron Eyes Cody se fit toute sa vie passer pour un Indien …

Retour via un éclairant entretien de René Girard de mai 1994 au CIEP de Sèvres …

Sur cette nouvelle illustration, vérifiée dans la vie de tant de nos écrivains, du formidable pouvoir de transfiguration et de suggestion magique du texte imprimé (il n’y a de désir qu’emprunté et désigné par un tiers et c’est sur les traces de la mythique voyageuse suisse d’avant guerre Ella Maillart que partiront, 20 ans plus tard et avec sa bénédiction, le jeune fils d’intellectuels genevois Nicolas Bouvier et son ami peintre Thierry Vernet et auteurs du livre-culte « L’Usage du Monde »).

Et de cette « nostalgie de la frontière » (au sens américain d’ « ouverture sur l’infini »), d’autant plus forte chez nos artistes ou écrivains-voyageurs (ou, pour le reste d’entre nous, sous cette forme dégradée de pèlerinage qu’est le tourisme) qu’elle est toujours plus menacée par l’inexorable uniformisation de la mondialisation …

Extraits:

Aujourd’hui, au fond, tous les problèmes de l’Amérique pourraient se discuter à partir de la nostalgie de la frontière. Les Américains ont parfaitement conscience que leur pays est en train de se peupler à toute vitesse même s’il est moins peuplé et s’il n’y a plus de frontière aujourd’hui dans ce sens-là, donc on pourrait dire que les Américains sont toujours à la recherche de ce qu’ils appellent une nouvelle frontière, l’expression « nouvelle frontière » s’employait beaucoup à l’époque de Kennedy et on l’a énormément employée pour l’espace, pour l’aventure spatiale, on disait « space is the new frontier » autrement dit l’espace va fournir un domaine d’activités fécond, un domaine d’expansion toujours lié un peu à la violence, toujours un sens sacrificiel que l’espace américain proprement dit ne peut plus fournir, ou alors on parle des sciences nouvelles, on a beaucoup parlé du développement des ordinateurs, de Sillicon Valley en Californie en particulier, en terme aussi de nouvelle frontière, mais en ce moment j’ai l’impression que l’expression est en train de se démoder parce qu’au fond, en réalité, il n’y a plus de nouvelle frontière.

On pourrait dire que tous les problèmes des Etats-Unis consistent à arriver à s’adapter à une situation où l’être américain est en quelque sorte situé à l’intérieur de limites auxquelles ce peuple n’était pas habitué, voyez, et qu’il ressent comme une espèce de gêne et de malaise considérable, parce que la frontière c’était en quelque sorte une ouverture sur l’infini. Tandis que maintenant c’est en train d’acquérir son sens de fermeture sur un espace clos.

On pourrait dire que les Etats-Unis font tout pour éviter cela, ils conçoivent leur originalité en tant qu’Etat (en tant qu’entité spirituelle plutôt que peuple) comme la possibilité d’un développement infini qui aujourd’hui est en question, et qui est en question particulièrement dans les problèmes d’écologie. Or comment réconcilier un développement qui n’a pas de règles, qui est sans limite, qui permet toutes les initiatives individuelles avec la protection nécessaire d’un espace fini, d’une présence d’autrui qui est là constamment, qui est ressentie comme une gêne, dans le fond, n’est-ce pas? Il y a une prise de conscience du fait que l’Amérique a joui pendant deux siècles d’une situation tout à fait privilégiée et l’Amérique se demande si ses qualités propres pourront résister à cet enfermement qui la menace. Par conséquent c’est un problème très actuel et qui d’ailleurs oblige les gens à un type de réflexion très particulière. Précisément cela implique le renoncement et la notion de limite, de bordure qui sépare les choses devient un problème réel, un problème vécu dans la sensibilité populaire elle-même.

Le Canada excite l’imagination américaine dans le mesure où le Canada a encore une frontière au sens américain. Le Canada c’est le second pays du monde au point de vue de l’espace après la Russie et c’est un pays qui est peuplé, au fond, seulement sur la bordure Nord des Etats-Unis. Par conséquent on a tendance à voir la possibilité d’expansion de ce côté-là, mais je ne sais pas quelle forme elle va prendre parce qu’en même temps nous sommes dans un monde où on prend conscience de la limitation du matérialisme, du développement purement physique, matériel, la société de consommation qui s’essouffle. Et vous avez raison, parce que la société de consommation, au fond, c’était une sorte de désir. Après la deuxième guerre mondiale, certains grands objets de la société de consommation, lorsqu’on y on songe aujourd’hui on reste conscient du fait qu’ils étaient vraiment l’objet d’un désir: les machines à laver c’était quelque chose d’important, un lave-vaisselle, ce n’est plus rien, n’est-ce pas…? donc il y a bien une perte du désir. Je crois que le malaise actuel qui ne fait qu’un avec la globalisation aussi, d’une certaine façon, ne fait qu’un aussi avec le fait qu’à partir du moment où certains besoins quotidiens sont satisfaits et où on ne voit pas comment en créer de nouveaux, l’homme se trouve en disponibilité pour des activités dont il ne sait pas quelles formes elles vont prendre, en quelles directions elles vont s’orienter.

(…)

Et au fond, ce qu’on ne dit pas aujourd’hui, parce qu’on essaye de réinterpréter ça en termes politiques (et à partir de la guerre froide, de la grande opposition entre l’univers communiste et les démocraties occidentales) c’est qu’un vide s’est fait et que nous sommes dans ce vide, nous essayons de l’occuper par toutes sortes de moyens, nous ne savons pas du tout vers quoi nous allons. L’humanité manque de buts, c’est pourquoi l’humanisme, je veux revenir à ce thème, l’humanisme occidental sur lequel nous avons vécu, qui cherchait la sécurité, et le bien-être individuel, l’éducation etc.., on se demande s’il va réussir à occuper les esprits et les corps d’une population toujours plus à la recherche de ce qui pourrait l’intéresser..

(…)

Je me demande si certaines choses ne sont pas déjà jouées, mais en fait je n’en sais rien. Quel est l’avenir de l’Europe ? Je pense que pour l’Europe ce qui est grave c’est qu’il y a eu, du moins on a l’impression, qu’il y a eu, l’interruption de l’effort européen. Moi je crois que les gens qui se méfient des tendances bureaucratiques, administratives, ce côté monstre froid qu’aurait l’Europe, ont de très bonnes raisons de se soucier, mais en même temps le ralentissement du progrès de la démarche européenne aussi est une perte de but qui est très frappante dans ce monde, ce qui fait que les gens s’interrogent. Il n’y a plus de projet commun, n’est-ce pas et on est à la recherche d’un projet.

Le tourisme est un phénomène extraordinaire parce que d’une certaine façon il abolit les frontières, ce qu’on cherche dans le tourisme c’est une altérité qui ne nous ressemblerait pas et cette altérité là n’existe plus que dans les agences, dans les affiches des agences touristiques. En réalité les hommes retrouvent partout la même chose exactement et ils ne voyagent que pour capitaliser les kilomètres et montrer à leurs rivaux qu’ils ont plus voyagé qu’eux mais en même temps, si vous voulez, les résultats sont nuls.

De toute façon les hommes voyagent toujours vers les hauts lieux. Je dirais que le tourisme est une dégénérescence du pélerinage ancien, parce que c’est toujours vers des lieux religieux, de grandes réalisations religieuses ou de grandes réalisations humanistes, mais d’un humanisme qui reste lié au religieux (la Tour Eiffel c’est encore ça !). A partir du moment où il n’y a plus de religieux du tout et où les hommes ont tous la même chose, où leurs désirs sont satisfaits de la même manière, (et c’est le rôle de l’industrie que de dire aux hommes vous désirez tous la même chose, eh bien on va vous le donner) mais une fois qu’on nous l’a donné, nous ne savons plus que faire alors nous visitons les monuments du passé. C’est-à-dire que nous recherchons à nous ressourcer, d’une certaine manière, nous recherchons l’origine, l’origine du désir à une époque où il existait encore et nous ne le trouvons pas.

(…)

L’unification du monde est une bonne chose mais ce qui me frappe c’est que les intellectuels modernes, d’une certaine manière, ne veulent pas voir ce qui se passe. Je pense, par exemple, à l’expression multiculturalisme qui s’emploie beaucoup aux Etats-Unis, elle est souvent liée à la crainte de la disparition de toute culture indépendante. Or je crois que cette analyse est fausse, si ce qui nous investit en ce moment en Europe est perçu comme une américanisation, c’est parce que les phénomènes qu’on vit, ici, négativement on peut les rejeter sur l’Amérique, mais ils existent aussi en Amérique, et ils sont vécus de la même manière, mais là on ne peut les rejeter sur aucun autre pays, vous voyez ce que je veux dire ? On a donc davantage conscience du fait que c’est lié à des formes de vie moderne que nous ne parvenons pas à maîtriser en ce moment parce qu’on n’a pas de bouc émissaire de rechange.


Vers une anthropologie de la frontière
Entretien avec René Girard
Propos recueillis par Marie-Louise Martinez
CIEP de Sèvres
le 31 Mai 1994

L’échange c’est toujours une offre au dieu pour l’apaiser, au dieu de l’extérieur, vous voyez, par conséquent l’échange se fait par-dessus une espèce de frontière

M.L.M. : Votre dernier livre, Monsieur René Girard, Quand ces choses commenceront est une série d’entretiens avec Michel Treguer admirateur de votre oeuvre mais aussi contradicteur quelquefois virulent qui ne partage pas toutes vos convictions. Cet ouvrage est publié dans une petite maison d’édition Arlea et pourtant je crois qu’il n’a pas fini de faire du bruit. Vous y radicalisez votre propos, mais toujours dans la fidélité à votre intuition première, dans l’approfondissement, dans l’élargissement, dans les réseaux de plus en plus finement tissés entre les différents aspects que vous évoquez.
Pourriez-vous, aujourd’hui, s’il vous-plaît, au Centre International d’Etudes Pédagogiques où vous nous faites l’honneur de venir, vous qui êtes un des penseurs les plus importants de notre siècle, retracer pour nous et pour nos spectateurs ou lecteurs les éléments principaux de votre théorie, de votre hypothèse, retracer aussi le mouvement selon lequel elles se sont développées, élargies, approfondies à travers les différents territoires frontaliers que vous avez explorés.

R.G. : Je suis parti aux Etats-Unis en 1947, après avoir fait l’Ecole des Chartes à Paris. J’avais un poste d’assistant de français et je travaillais à un doctorat d’histoire, rapidement on m’a confié des cours de littérature et je me suis trouvé confronté à des oeuvres que j’avais lues, certaines d’entre elles une seule fois, certaines pas du tout. Par conséquent mon problème était: que dire aux étudiants? J’ai l’impression qu’à cette époque-là mes classes m’apparaissaient très longues, elles devaient paraître plus longues encore à mes étudiants. Ne connaissant pas la mode littéraire de l’époque qui était la recherche de la singularité absolue de l’oeuvre (on ne s’intéressait déjà qu’à ce qui distingue les oeuvres les unes des autres), je suis parti d’un principe différent.
Ce qui me frappait dès le départ c’est ce qui fait que dans des langues différentes certaines oeuvres se ressemblent et en particulier que ces contacts avaient trait au désir. Ce qui me frappait c’était le rapport entre ce que Proust appelle snobisme, ce que nous appelons tous snobisme et ce que Stendhal appelle vanité. Et je me souviens: ce qui a déclenché mon idée du désir mimétique, (ce désir imité qui n’est jamais vraiment spontané) c’est lorsque j’ai compris que chez Cervantès et chez Dostoievski, au fond, il y avait la même chose que chez Proust et Stendhal, et parfois sous des formes plus outrées, sous des formes qui avaient un caractère psycho-pathologique.
Par exemple, dans Don Quichotte il y a l’histoire intercalaire du Curieux Impertinent, cet homme qui a épousé une jeune femme à cause de son ami. C’est son ami qui lui a présenté sa femme, qui a joué un rôle d’intermédiaire et très vite, par la suite, il demande à son ami de faire la cour à sa femme pour démontrer, dit-il, la fidélité de sa femme. Bien entendu, au bout de quelques temps après avoir longtemps refusé, l’ami finit par accepter et réussit à séduire l’épouse et le mari se tue… C’est donc une histoire assez sinistre, une histoire triste et qu’on retrouve chez Dostoïevski dans des textes tels que l’Eternel mari.. C’est le mari qui est fasciné par l’amant de sa femme et, une fois la femme morte, lorsqu’il veut en épouser une autre, il demande à l’amant de venir faire la connaissance de la nouvelle jeune fille qu’il désire épouser.
Il a besoin en quelque sorte d’une sanction de l’amant de sa femme pour être sûr de bien désirer la femme qu’il doit désirer, et qu’elle est la femme vraiment désirable.
C’est-à-dire qu’il est fasciné par le succès de son rival. Chez Cervantès c’est la même chose.
Alors pourquoi une histoire de ce genre se retrouverait-elle dans une oeuvre comme Don Quichotte ? Eh bien le lien, c’est que le désir de Don Quichotte n’est jamais vraiment spontané, Don Quichotte se précipite sur les moulins à vent parce qu’il pense qu’Amadis de Gaule à sa place aurait fait la même chose, donc il imite le désir d’un autre qui, dans ce cas-là, n’est pas un rival puisqu’il n’existe pas, mais un modèle de désir .
J’ai distingué à ce moment-là deux types de désirs mimétiques : le désir sans rival parce qu’il n’y a pas de contact entre le modèle et l’imitateur, et le désir qui suscite la rivalité parce qu’il est directement empreint de l’objet du rival, désir de l’objet du rival, désir de la même femme, désir du même territoire, désir de la même nourriture, désir des mêmes objets, n’est-ce pas ?

MLM : Donc, là où d’autres étudient la différence, vous, vous avez trouvé un schème commun, vous avez trouvé la similitude, le désir.

R.G. : Ce qui m’a frappé aussi tout de suite c’est le fait que chez Julien Sorel, dans Stendhal, Napoléon joue un rôle très semblable à celui d’Amadis de Gaule, le modèle de chevalerie pour Don Quichotte.

MLM : Vous retrouvez justement dans les différentes oeuvres littéraires que vous avez étudiées le schème du désir mimétique, de l’objet de désir qui est pris et qui est déchiré entre les deux rivaux. Ils s’opposent, pourtant ils sont les mêmes. Le désir mimétique transgresse les différences et les frontières trop strictes entre les individus, vous découvrez alors que la frontière entre le moi et l’autre n’est pas très nette.

R.G. : Elle n’est pas très nette dans la mesure où le désir mimétique, c’est un schème dynamique c’est ça qui est très important. Autrement dit, lorsqu’on désire l’objet de son modèle peut-être le modèle ne désirait-il pas lui-même cet objet de façon très intense mais lorsqu’il voit qu’il est imité, il a tendance à devenir l’imitateur de son imitateur, par conséquent les rôles d’imitateur et de modèle tendent à se redoubler et on a une forme symétrique, on a la création d’une espèce de machine infernale qui est une escalade du désir qui fait que plus l’un désire, plus l’autre l’empêchera de s’emparer de l’objet que lui-même désire en même temps et vice versa. Des deux côtés le désir grandira à cause du désir de l’autre. C’est-à-dire que la valeur de l’objet va augmenter sans cesse . Et des deux côtés on cherchera à interpréter ce conflit en termes de différences : je diffère de l’autre, je n’ai pas les mêmes idées, nous ne sommes pas d’accord, etc…Alors qu’au contraire nous sommes trop d’accord. Et le désir mimétique est toujours ressemblance, identité, perte de différences. Et c’est un principe de conflit qui a quelque chose d’irréductible précisément parce qu’il ne peut pas s’interprêter en termes intellectuels..
Je pense que le premier Shakespeare aussi nous dit cela _dans Mensonge romantique et vérité romanesque il s’agissait surtout de roman, mais ce n’est pas vraiment une théorie du roman, c’est plus une théorie du désir mimétique_ Le premier Shakespeare, en effet, à mon avis, est encore plus explicite parce qu’il est hanté par le thème des deux amis qui s’adorent qui s’imitent en tout, qui ont été élevés ensemble, qui aiment les mêmes livres, les mêmes paysages et qui se fâchent l’un contre l’autre s’ils découvrent que l’autre a un désir qu’ils ne partagent pas, jusqu’au moment, bien sûr, où ils aiment la même femme et l’amitié la plus étroite, la plus intime, se transforme en haine farouche d’un seul coup, sans raison aucune, chacun des deux accusant l’autre d’être responsable.
Et si vous regardez ce thème, vous verrez qu’il reparaît : il est là dans les comédies de Shakespeare au début et on le retrouve dans ses grandes tragédies. Par exemple dans Antoine et Cléopâtre il y a deux vers qui disent que ce qui est la raison de leur amitié devient celle de leur discorde (C’est Enobarbus qui dit à Ménas, » vous verrez que le lien même qui semble resserrer leur amitié l’étranglera, » Acte II scène VII). Il y a toujours dans Shakespeare des formules inouïes pour dire que le conflit n’a rien à voir avec les différences, avec les idées, mais que c’est toujours ce mouvement d’identification réciproque par rapport à un objet.
Et l’objet lui-même, pourtant, tend à disparaître lorsque ce conflit s’exaspère.
L’objet tend à disparaître, soit parce que les antagonistes se l’arrachent, le réduisent en miettes, soit parce qu’ils l’oublient. D’ailleurs c’est un thème comique aussi au cinéma, par exemple, celui des « duellistes »: il y a en un qui attaque une femme, l’autre qui la défend mais rapidement ils inversent leur position, sans s’en rendre compte et celui qui attaque défend et cela n’a plus d’importance et cela peut faire rire les gens …mais c’est aussi la tragédie dans la mesure où cet antagonisme là n’a pas de solution : il n’y a pas de compromis possible.
Et je pense que la culture consiste essentiellement à ne pas comprendre ce type de conflit, à l’éviter, à le transformer et parfois, à juste titre, dans la mesure où si l’on voit vraiment la raison de ce type de conflit, il est très difficile de trouver le terrain d’entente, il n’y a pas de domaine intermédiaire entre les antagonistes. La recherche, l’effort pour résoudre les conflits consiste généralement à trouver un territoire intermédiaire et dans ce cas-là il n’y en a guère, donc la question de la rivalité du désir mimétique engendre peut-être plus une théorie du conflit encore qu’une théorie du désir.

MLM. Donc, vous découvrez dans la littérature ce qui est trait commun justement, cette révélation du désir mimétique et du conflit.

R.G. : Je crois qu’elle n’est présente que chez les grands auteurs parce qu’être un auteur médiocre, (moi je n’hésite pas à universaliser certains principes) c’est chercher à se justifier et chercher à justifier ses propres situations de conflit, c’est-à-dire essayer de penser le conflit avec le rival en termes d’idées, de différences véritables. Et il y a certains écrivains comme Dostoïevski ou Proust où les oeuvres du début, à mon avis, sont une présentation mensongère, fausse et qui est, en quelque sorte, une défense de soi-même, un plaidoyer en faveur de son moi et de la façon dont on le définit alors que les oeuvres deviennent une autocritique radicale du moi comme de l’autre. Oeuvres géniales, où toute distance entre l’observation et l’introspection disparaît.

MLM : Mais le voilà finalement le vrai principe de différenciation que vous trouvez dans Mensonge romantique et vérité romanesque ! Vous montrez la similitude: la différence fait problème et là où les rivaux sont antagonistes en fait ils sont les mêmes; mais par contre vous trouvez un principe de différenciation qui est celui-là : mensonge romantique ou vérité romanesque. Et pourtant ce principe de différenciation lui-même fait problème, puisqu’il peut paraître manichéen. Vous l’avez dit explicitement dès le premier ouvrage, et dans vos ouvrages ultérieurs vous le redites de plus en plus clairement. Ce manichéisme donc peut faire problème, c’est un principe de distinction mais à peine avons-nous posé cette distinction qu’il faut peut-être déjà s’en démarquer.

R.G. : C’est à dire qu’Il faut comprendre qu’elle n’est jamais à notre disposition cette distinction, comme si elle était quelque chose de tangible, une espèce de possession définitive. Chaque nouvelle situation humaine nous replace, si vous voulez, devant les mêmes possibilités d’illusion au sujet de nous-même, alors si vous pensez que vous avez un acquis, une expérience qui fait que la prochaine fois vous ne partagerez pas la différence illusoire, la différence vraie dont vous parlez devient une différence illusoire, elle devient une manière de se démarquer, et au fond une façon de faire violence à autrui.

MLM : Rien de moins systématique, en fait, que votre pensée, contrairement à ce que certains disent !.Mais n’allons pas trop vite, d’abord il y a cette découverte du désir mimétique grâce au texte littéraire, de la différence ou du différend illusoire puisqu’ ils sont les mêmes là où ils croient davantage s’opposer. Ultérieurement, vous allez découvrir une autre hypothèse celle du dépassement de cette violence du même, du moins de sa résolution. Comment vous apparaîtra dans son évidence cette autre hypothèse audacieuse : celle du sacrifice fondateur ?

RG : Mon premier livre était littéraire (bien que je n’étais pas un littéraire à l’origine) et mon second reste littéraire parce que la tragédie grecque y joue un rôle un peu analogue à celui des romans dans le premier. Il est surtout, en fait, une confrontation entre la tragédie grecque et les institutions religieuses archaïques. Le désir mimétique est toujours là … un ami à moi, enfin, un ancien étudiant, qui connaissait bien mon premier livre et qui s’intéressait à mes « mixités » m’a dit « tu devrais faire de l’anthropologie, tu devrais te tourner vers les grandes monographies d’ethnologie, anglaises en particulier, parce que c’est l’ethnologie anglaise qui est la plus riche et tu verras à quel point le désir mimétique est présent »… et c’est effectivement ce que j’ai fait.
Pour moi, le grand révélateur ça a été, à ce moment-là, le rôle des jumeaux dans de nombreuses sociétés. Vous savez, les jumeaux terrifient un grand nombre de sociétés, c’est vrai en Afrique, mais il y a des sociétés à l’autre bout du monde qui sont aussi terrifiées par les jumeaux. Et puis il y a des sociétés qui ne font aucune attention aux jumeaux, même des plus archaïques. Mais si on regarde ce qu’il en est des jumeaux, on s’aperçoit que les jumeaux font peur parce qu’ils symbolisent la violence extrême.
Le structuralisme a une théorie des jumeaux mais qui, à mon avis, n’est pas suffisante. Cette théorie des jumeaux c’est qu’il y a deux individus là où il ne devrait y en avoir qu’un, où il n’y a qu’une seule différence disponible, qu’une position au sein d’une culture, c’est-à-dire d’un système de classification. Mais je pense que les peuples archaïques ne se débarasseraient pas des jumeaux, d’un ou de deux jumeaux, ou ne feraient pas d’eux des personnages sacrés s’il s’agissait seulement d’une histoire de classification. Les jumeaux font peur, ils incarnent la violence et on s’en rend compte par le fait que dans pas mal de sociétés ce sont les parents des jumeaux qui sont soupçonnés d’avoir commis une violence, la mère surtout, qui est soupçonnée d’adultère mais aussi parfois le quartier entier où les jumeaux sont nés est considéré comme plus ou moins touché par la violence. Alors je pense que ce qui se passe c’est qu’il y a confusion entre ce que j’appelais les doubles tout à l’heure, c’est-à-dire l’exaspération de la rivalité mimétique, et les jumeaux biologiques qui se ressemblent.
De toute façon nous savons qu’il y a là quelque chose de réel puisque Malinowski, le premier ethnologue qui ait inventé ce qu’on appelle le « field work », le travail de terrain, Malinowski a découvert que les Trobriandais n’avaient pas peur seulement des jumeaux mais avaient peur des ressemblances familiales. Par exemple, lui, Malinowski, lorsqu’il voyait ces gens-là, il disait parfois « oh, ce que votre fils ressemble à son père! » ou « oh ce que ces deux enfants se ressemblent! » et c’était vraiment quelque chose de très gênant pour les parents, quelque chose de très mal vu, de très impoli .
A mon avis, c’est parce que toute ressemblance évoque le conflit.

MLM : Toute ressemblance est menaçante.

RG : Toute ressemblance est menaçante de contagion, de répétition infinie des mêmes antagonistes dans une société qui risque d’être vouée à l’antagonisme.

MLM : Mais lorsque vous avez désenfoui cette ressemblance … lorsque vous découvrez justement ce principe de ressemblance permanente qui est vraiment occulté par notre société et dont on a peur (il est quelquefois exhibé mais surtout dans la comédie, par exemple chez Molière, dans Amphytrion ou ailleurs..) est-ce que vous n’avez pas eu vous-même un peu peur de désenfouir quelque chose qu’il serait difficile de maîtriser ?

RG : Oh, chez moi c’était surtout un plaisir… En effet, Amphytrion, ou les Ménechmes, c’est tout à fait admirable parce que c’est la reprise du thème des jumeaux archaïques, mais saisis au niveau comique. Il y a aussi cette pièce de Shakespeare qui s’appelle la Comédie des erreurs. Dans l’Amphitryon Molière, en fait, se précipite sur les mêmes scènes que les Ménechmes de Plaute : des scènes très symboliques pour la dépossession du sujet dans cette situation de double. C’est toujours la situation du jumeaux dont l’épouse de l’autre jumeau s’imagine qu’il est le bon jumeau, c’est-à-dire le mari, et il est à l’intérieur de la place, à manger avec la femme ou chez Amphitryon, il va lui faire un enfant, et l’autre jumeau est à l’extérieur, à frapper à la porte et sans arriver à pénétrer chez lui, en lui-même, il est complètement dépossédé et c’est peut-être la plus grande image de l’aliénation qui existe au monde.
Et je suis sûr que Shakespeare était conscient de cela et Molière aussi. Si on compare les textes, on s’aperçoit que c’est le même génie, en ce sens qu’il y a le même développement logique à partir de la perte du moi, le même type de formule, le même type de comique. Je pense que c’est beaucoup plus profond chez les écrivains de cette dimension que dans tout ce qu’on a pu dire depuis, au fond. Ce sont les meilleurs exemples pour définir certains problèmes qui sont très présents chez nous, les problèmes de ce qu’on appelle identité.. Ce mot identité qui est tellement amusant parce qu’il dit déjà les jumeaux, puisqu’il veut dire à la fois l’absolue non différence et aujourd’hui on l’emploie pour dire la différence introuvable. J »ai perdu mon identité c’est-à-dire que j’ai trouvé mon identité avec tout le monde.

MLM : Le texte littéraire dit quelque chose qu’il peut dire et que la culture, notamment, les théories intellectuelles occultent : justement ce mimétisme. Ces théories peut-être se donnent-elles pour fonction, au contraire, d’instaurer de la différence, elles instituent de la différence. Mais vous, vous sentez qu’il y a quelque chose qu’il ne faut pas laisser dans le texte littéraire, mais qu’il faut faire éclater au grand jour et introduire dans le texte théorique. D’où vous vient cette audace et comment ?

RG : Ah je ne sais pas mais pour résoudre son problème d’identité il est bien évident qu’au lieu d’essayer de la nier et de chercher à tout prix des différences ridicules et qui n’ont aucun intérêt et qui finalement sont toujours des vogues, des engouements de mode il faut assumer cette identité et s’apercevoir qu’elle est très amusante, qu’elle n’est pas gênante du tout. C’est à partir du moment où on l’assume, évidemment, qu’une autre forme de différence apparaît. Mais voilà, le problème qui se pose c’est comment ces choses peuvent se passer et c’est là, à mon avis, où le religieux intervient….

MLM : Tout d’abord vous avez découvert dans la littérature à la fois la ressemblance et le mimétisme et en même temps le conflit qu’il engendre, et vous avez développé cette découverte dans vos études ethnologiques.

RG : Dans les études ethnologiques on pouvait montrer que la question des jumeaux c’est la question de ce qu’un penseur comme Hobbes en science politique appelle finalement la guerre de tous contre tous, c’est-à-dire que le mimétisme est contagieux, la rivalité mimétique est contagieuse et la plupart des sociétés craignent une espèce de diffusion de ce type de conflit. Lorsque le mythe parle de peste ou de sécheresse ou de fléau naturel, à mon avis il y a toujours un élément qui est lié à ce type de conflit et bien souvent, bien sûr, les jumeaux sont mêlés à l’affaire, dès qu’on pense aux jumeaux en fonction de la peste on se trouve dans un domaine proprement mythique. J’essaie alors d’interpréter ceci en disant que les sociétés archaïques sont réellemement menacées par ce type de conflit car rien n’est plus naturel que le conflit mimétique chez les hommes. Autrement dit : il y a un obstacle permanent et, en quelque sorte, irréductible à la bonne entente entre les hommes, qui n’est pas seulement la rareté, le conflit au sujet de la rareté, mais qui est cette convergence des désirs sur le même objet, par conséquent il faut essayer de penser comment cet obstacle peut être surmonté, comment les sociétés humaines ont résolu ce problème ou comment plutôt ce problème s’est résolu lui-même.
Je pense que toutes les théories du contrat social sont déjà très puissantes (Hobbes, en effet, voit le conflit au départ mais malgré tout c’est un penseur du contrat social comme Rousseau qui dit « les hommes s’aperçoivent qu’il y a conflit donc ils y renoncent parce qu’ils voient qu’ils ont tout à perdre « ) mais elles restent des théories rationnelles de la fondation de la société, et Hobbes n’y échappe pas. Je pense quant à moi que les mythes et les rituels nous donnent la réponse.
Les rituels, en effet, s’efforcent de refaire une crise de désordre mimétique (pas tous les rituels bien entendu mais les rituels dont nous avons de bonnes raisons de penser qu’ils sont très archaïques). Ils commencent par une mise en désordre délibérée de la communauté et cette mise en désordre va toujours vers de plus en plus de violence (dont on nous dit qu’elle est feinte mais dans certains rituels elle n’est pas si feinte que cela) et cela se termine toujours par le sacrifice. C’est-à-dire par une immolation qui est la réunion de toute la communauté contre une victime. Dans le sacrifice rituel celle-ci est désignée à l’avance (que ce soit un animal ou un homme ) mais je pense que si on étudie la forme de ces rituels et leur contenu, on est obligé d’aboutir à une idée qu’il y a une version spontanée de ce même phénomène auparavant.
Le déchaînement mimétique des rivalités tend de lui-même, au moment où les objets disparaissent, au moment où les antagonismes s’exaspèrent et se généralisent, à se déplacer latéralement vers les antagonistes eux-mêmes. C’est-à-dire que plusieurs antagonistes vont se réunir contre un antagoniste unique et, bien entendu, cela ne fera qu’accroître le désordre jusqu’au moment où le processus deviendra si fort que la communauté entière s’unira contre l’unique antagoniste. Toutes les étapes, d’ailleurs, de ce trajet m’apparaissent reproduites dans cette tragédie extraordinaire qu’est le Jules César de Shakespeare, parce que Shakespeare nous montre qu’il y a une séduction par le personnage de Cassius, une séduction qui permet de réunir les conjurés contre César, mais c’est une petite conjuration mimétique et après la mort de César il y a d’autres rassemblements mimétiques partiels, il y a une guerre civile et puis finalement à la fin de cette guerre civile César devient une espèce de dieu. César et Brutus ensemble, c’est-à-dire les deux adversaires, deviennent une espèce de dieu à deux têtes qui est la naissance de l’empire romain. Je pense que Shakespeare nous dit là que les sociétés sont fondées sur des victimes qui après avoir été honnies, détestées, assassinées, ont refait l’unité de la communauté.
La communauté modeste ne s’attribue pas le mérite de cette pacification et finalement l’attribue à la victime elle-même. C’est-à-dire que la victime incarne, à la fois, le désordre extrême et le retour à l’ordre, l’ordre et le désordre en même temps et cela c’est très important parce qu’elle devient un signe unificateur : un modèle et un contre-modèle pour les institutions sociales. On imite ce qu’elle a fait pour sauver les hommes dans leur rite, c’est-à-dire on tue de nouvelles victimes et on prend garde de ne pas imiter ce qu’elle a fait pour semer le désordre dans la communauté, c’est-à-dire que les hommes, les rivaux potentiels s’écartent les uns des autres et c’est ce qu’on appelle les interdits et le souvenir de l’épisode lui-même à mon avis c’est ce qu’on appelle le mythe. Etant donné que le mythe est remémoré dans la perspective de l’illusion que représente ce phénomène, il est bien évident que la victime est présentée non pas comme une victime arbitraire, ce que nous appelons un bouc émissaire, mais est présentée comme une victime coupable d’abord, et comme une victime qui réconcilie ensuite. Et ce schème, vous le voyez très bien dans les deux tragédies oedipiennes de Sophocle, la première c’est Oedipe coupable, Oedipe qui a vraiment tué son père et épousé sa mère et donc qui est responsable de la peste et la seconde c’est l’Oedipe réconciliateur, unificateur de la communauté qui est tout différent parce qu’il est devenu personnage sacré. C’est un délinquant dans la première pièce et un personnage sacré dans la suivante. Mais ce n’est pas du tout parce que Sophocle est plus vieux ou s’est transformé psychologiquement dans la vie que la seconde pièce est différente! Si vous regardez tous les mythes fondateurs, ils ont cette même structure double, ils sont comme cassés au milieu et le rôle du héros est d’abord celui d’une espèce de délinquant méprisé, rejeté, qui à la fin se transforme en dieu dans une communauté pacifiée par sa mort.

MLM : Et à partir de cette découverte vous poursuivez votre différenciation structurante, entre les oeuvres qui cachent et les oeuvres qui montrent ; et vous distinguez, en fait, deux types de discours, un discours qui va être du côté du mythe, qui va finalement être celui du point de vue du bourreau, du point de vue, en tout cas, de la communauté qui sacrifie, et un discours qui est du côté de la victime.
Alors quels sont exactement ces deux types de discours et vers quelle recherche cela vous conduit-il, à ce moment là de votre heuristique?

RG : Vous avez raison, cette différence entre les oeuvres qui reflètent un certain processus mimétique, qui peut se situer entre deux individus ou toute une collectivité et une victime et les oeuvres qui révèlent ce même processus, cette différence est tout à fait fondamentale chez moi.
Pour moi c’est la différence entre le mythique et un second point de vue :
-Le mythique c’est la victime coupable, c’est la victime qui n’apparaît pas comme arbitraire du tout, mais qui apparaît comme responsable de tout, comme Oedipe. Et le mythique c’est la communauté entièrement unifiée qui n’a aucun doute que cette victime est coupable, et n’ayant aucun doute, par conséquent, elle finit par la diviniser – Le second point de vue c’est le point de vue du judéo-chrétien. Dans le judéo-chrétien vous retrouvez le point de vue du mythe, c’est le point de vue de la foule qui persiste à considérer que la victime a été condamnée à juste titre mais ce point de vue de la foule ne triomphe pas. Ce qui détermine la perspective évangélique c’est le point de vue d’un tout petit groupe de dissidents qui disent ce n’est pas vrai, la victime est innocente, il y a maldonne, c’est d’un processus mimétique qu’il s’agit, pas du tout d’un processus de justice …et vous voyez ceci à tous les niveaux dans les Evangiles. La structure de la foule unifiée d’un côté, la structure de la foule divisée de l’autre.
Et l’insistance que met Jean, par exemple, à dire qu’après que Jésus ait parlé ou agi, ou qu’après que Jésus soit mort, il y a division, m’apparaît absolument essentiel. Autrement dit le mythe est unificateur, contre et pour la victime, alors que d’une certaine manière le chrétien est anti-culturel et dénonce le mensonge du mythe. Pour bien comprendre, je pense qu’il faut partir de la Bible hébraïque et regarder de très grands textes, même des plus anciens comme l’histoire de Joseph.
L’histoire de Joseph est vraiment bâtie comme le mythe d’Oedipe. Je ne dis pas qu’il y a le mythe d’Oedipe derrière mais il doit y avoir un mythe très semblable. Pourquoi ? Il y a période de l’enfance de Joseph qui correspond à l’enfance d’Oedipe et Joseph est une menace pour sa famille parce qu’il a des rêves de grandeur extraordinaire, de la même manière qu’Oedipe est une menace pour sa famille puisque l’oracle est déjà là, qui annonce qu’il va tuer son père et épouser sa mère. Et ensuite évidemment la famille réagit, la famille vend Joseph à une caravane et on le met dans une citerne, le texte est un peu embrouillé à ce moment-là, il y a plusieurs versions. Dans le cas d’Oedipe, Oedipe bien sûr est expulsé par ses parents et en principe tué, ensuite il y a arrivée dans une ville, dans un pays nouveau et dans les deux cas, de la même manière qu’Oedipe épouse réellement sa mère et tue son père, Joseph devient le protégé de Putiphar qui lui donne tout, qui lui confie tout comme à son intendant , un peu l’équivalent d’un Oedipe lorsqu’il est roi de Thèbes.
Dans la seconde partie Joseph est en Egypte, de la même manière qu’Oedipe après avoir passé sa jeunesse à Corinthe, se trouve à Thèbes, et il a beaucoup de succès tout comme Oedipe. Alors son maître (parce qu’il est esclave au départ) Putiphar fait de lui l’intendant de tous ses biens. Bien entendu, il ne lui donne pas sa femme mais Madame Putiphar cherche à séduire Joseph et ne réussit pas. Elle accuse Joseph. La femme de Putiphar a tort, bien sûr, mais les Egyptiens la croient et, sur sa dénonciation, ils s’imaginent que Joseph est coupable et le mettent en prison.
Ensuite Joseph est associé à une grande crise sociale, analogue à la peste du mythe oedipien qui sont les sept années de famine en Egypte. Mais, à la différence d’Oedipe qui est considéré comme responsable de la peste, Joseph est celui qui sauve les Egyptiens des conséquences de la famine, en inventant l’économie moderne si on peut dire, c’est-à-dire la mise en réserve de quantités énormes de grains, et par conséquent il sauve les Egyptiens mais aussi toutes sortes de gens, parmi lesquels se trouvent ses frères.
Alors si vous voulez on peut dire que dans les deux textes, mythe d’Oedipe, histoire de Joseph, la question est toujours la même, c’est : le héros est-il coupable ?

MLM : Ou bien encore, on peut faire une comparaison entre le mythe d’Oedipe et le Livre de Job , vous avez l’avez développée dans votre ouvrage La route antique des hommes pervers.

RG : C’est exactement la même chose, en ceci que Job est accusé par tout le monde et à la différence d’Oedipe, il se défend comme un beau diable comme dans le cas de Joseph!
Alors que le mythe répond toujours oui, oui il menace ses parents, oui il a épousé sa mère et tué son père, oui il est coupable de la peste, l’histoire de Joseph raconte toujours non, non, il est innocent, ce sont ses frères qui sont jaloux, ce sont ses frères qui l’ont expulsé et ils ont eu tort, c’est Madame Putiphar qui l’a dénoncé, ce sont les gentils et les païens qui croient ce genre de choses, ces histoires de bouc émissaire, nous les justes nous ne voulons pas croire que Joseph est responsable de la famine, mais tout au contraire… Donc, vous avez un récit qui est toujours orienté vers la réhabilitation de la victime, on peut donc penser que derrière l’Histoire de Joseph, comme le pensent d’ailleurs les érudits, il y a des mythes qui ont été transformés mais ils ont été transformés d’une manière très particulière, qui va toujours dans le même sens, celui de tenir pour innocente une victime qui, dans les mythes, est toujours coupable.

MLM : Voilà donc l’irruption d’une vraie différence, voilà un discours qui n’est plus de l’ordre du mythe, qui va effectivement dévoiler, dénoncer le mécanisme du bouc émissaire.

RG : C’est ça oui.. Et quelqu’un qui a vu cette différence mais qui l’a mal interprétée c’est Nietzsche. Nietzsche a dit que les juifs étaient toujours du côté de la victime mais il n’a attaché aucune importance à la chose : il n’a pas vu que c’était ça la vérité sur le mythe (et Max Weber qui a écrit un livre sur le judaïsme antique a repris tout ça ). Il n’a pas vu que le principe du bouc émissaire c’était d’attribuer une culpabilité à un innocent, donc il n’a pas vu la puissance épistémologique prodigieuse, la puissance de vérité du biblique qui ne sauve pas la victime seulement pour des raisons humanitaires mais surtout qui dit la vérité. C’est d’ailleurs pourquoi, à mon avis, ce que nous disent les Evangiles au fond, c’est qu’il est impossible pour les hommes de voir cette vérité de la victime parce que les hommes sont horriblement mimétiques et lorsqu’ils se mettent tous à penser pareil, il n’y a pas de puissance humaine qui puisse les en empêcher, autrement dit, il n’y a jamais de vrais témoins des phénomènes de bouc émissaire ou lorsqu’il y a de vrais témoins nous disent les Evangiles, c’est que le Saint-Esprit est à l’oeuvre, c’est-à-dire le Paraclet .
Vous savez, le Paraclet c’est ce mot grec que Jérôme n’a pas osé traduire parce que ça lui paraissait trop bizarre peut-être, qui veut dire l’avocat de la défense ; alors je pense que ce qui est essentiel c’est de voir que le mythe est placé sous le signe de l’accusateur et le mot accusateur c’est le sens originel du mot satan, chez les Perses sans doute déjà, mais aussi les Hébreux.
Au contraire les Evangiles sont placés sous le signe du Saint-Esprit, du Paraclet qui dit la vérité de la victime, mais le Saint-Esprit c’est la vérité tout court. Autrement dit, bien comprendre cela c’est, non pas le comprendre comme Nietzsche, mais c’est comprendre que le Saint-Esprit nous apprend la vérité des hommes, la vérité de la culture humaine, une vérité que Nietzsche lui-même se refuse à voir.

MLM : Donc voilà les pièces maîtresses de votre découverte, de votre inspiration. Vous découvrez le désir mimétique, vous découvrez, à travers la littérature, qu’il occasionne la violence, puis le mécanisme sacrificiel qui finalement est une invention pour limiter cette violence et vous découvrez enfin qu’il y a certains types de textes qui révèlent ce mécanisme et qui le dénoncent. Et il me semble qu’à ce moment là, vos ouvrages dérangent beaucoup. Vous avez déjà écrit la violence et le sacré et le bouc émissaire votre oeuvre dérange, elle est difficilement comprise peut-être, ou alors elle est comprise par peu de gens.

RG : C’est-à-dire qu’elle choque à la fois les non-chrétiens et les chrétiens. Les chrétiens, ce qu’ils ne voient pas c’est que je dis au fond que la Passion est révélatrice, sur le plan anthropologique autant que religieux et ce qu’elle révèle c’est un certain type de meurtre qui joue un rôle fondamental dans la culture. Alors les chrétiens ont peur de cela, à mon avis parce qu’ils veulent singulariser la Passion (et en cela ils ont parfaitement raison), mais la Passion est singulière à cause de la victime, pas à cause du type de meurtre. Si vous prenez la Parabole des vignerons homicides, vous avez tous les messagers du maître de la vigne qui sont expulsés avant le fils et qui sont expulsés exactement de la même manière. Vous avez aussi des paroles comme celle-ci : « je vais mourir comme les Prophètes avant moi « …
A mon avis ce comme a un contenu concret, ce contenu concret c’est ce type de meurtre mimétique qui joue un rôle capital dans la société. Et la preuve agréée que ce type de meurtre intéresse les Evangiles, même au sens anthropologique, ce sont des phrases dans l’Evangile de Jean qui sont parmi les plus mystérieuses des Evangiles et dont on pense qu’elles sont irrationnelles comme « le Diable est meurtrier depuis l’origine ». Ce « depuis l’origine » les synoptiques l’expliquent par le sang versé depuis Abel, « depuis la fondation du monde « et ce sang versé, il y a une chaîne de meurtres qui aboutit au Christ, donc c’est toujours le même mécanisme, ce mécanisme fonctionne dans la fabrication des cultures. Partout où il y a mythe, rituel, il marche admirablement pourrait-on dire.
Mais dans la Passion il cesse de fonctionner et il est révélé. Il est révélé non pas parce que les disciples sont plus intelligents ou parce qu’ils ont gagné leur ancienneté au service de Jésus ou parce qu’ils sont plus malins, mais parce que le Saint-Esprit les instruit, c’est très important pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une supériorité, justement, dont l’individu pourrait se flatter d’y arriver par lui-même. En fait, le mérite ne revient pas aux disciples eux-mêmes, puisque parmi les disciples il y a Judas qui est un traître définitif. Parmi ceux qui participent à la Résurrection il y a Paul qui est un persécuteur et il est très important de comprendre que les deux premiers chrétiens fondamentaux, les deux piliers de l’Eglise, Pierre et Paul, deviennent chrétiens en découvrant qu’ils sont eux-mêmes persécuteurs, (Pierre c’est au moment du reniement et Paul, bien entendu, c’est le chemin de Damas avec la question du Christ « pourquoi me persécutes-tu ? « ).
La rédemption et la conscience de la persécution ici ne font qu’un. Donc il n’y a aucune arrogance chez celui qui se découvre persécuteur parce que d’une certaine façon il sait que ce n’est pas lui qui se découvre persécuteur mais qu’il est éclairé par une lumière qui n’est pas humaine.

MLM : Donc l’altérité que vous percevez semble radicale là. Enfin, pourtant cette différence elle-même n’est peut-être pas absolument radicale non plus puisque c’est à travers des types de textes particuliers, donc toujours humains, évidemment que ce que vous appelez la Révélation va s’opérer. Ces textes quels sont-ils ?

RG : Ils sont peut-être commandés par la Révélation. Alors ici encore, les textes sur Satan à mon avis sont fondamentaux et un de mes projets (que je ne terminerai peut-être pas) c’est d’écrire un livre sur Satan.
Ce mystère de Satan m’échappe, bien sûr, pourtant on peut en dire certaines choses…Le mystère de Satan dans le christiannisme correspond toujours au désordre. Et comment fonctionne ce désordre? Eh bien Satan vous séduit, c’est le médiateur, il vous tente, il vous fait désirer quelque chose. Et dès que vous êtes séduit, Satan reparaît en face de vous, il reparaît en face de vous mais ce n’est plus le même Satan, c’est l’adversaire, le Diabolos, celui qui se met en travers, c’est -à-dire l’obstacle. C’est-à-dire la rivalité mimétique. Et les Evangiles ont un autre mot pour dire cela c’est le mot skandalon, qui veut dire obstacle, pierre d’achoppement. Ce mot pierre d’achoppement qui est admirable parce que ça veut dire l’obstacle qui séduit d’autant plus qu’il repousse;
Aujourd’hui, sans doute parce qu’ils ont peur de certains commentaires psychanalytiques, les traducteurs modernes de la Bible n’osent pas traduire par scandale alors on cherche des formules comme occasion de pécher qui sont très plates et qui enlèvent ce paradoxe du modèle qui se transforme en rival. Je pense qu’il n’y a que le mot skandalon et le jeu de Satan comme modèle et obstacle qui soient vraiment des révélations de la rivalité mimétique dans la culture. Les Grecs n’ont pas ça, les Grecs ont des textes sur les jumeaux, ils font des effets comiques, c’est tout, tandis que les mots skandalon et Satan sont en eux-mêmes des espèces de théorisation Satan ça va très loin, puisque Satan c’est d’abord le désordre et ensuite c’est l’ordre.
Et comment est-ce que s’opère ce renversement vers l’ordre? Eh bien, c’est la question de Jésus qui est essentielle ici: « comment Satan pourrait-il expulser Satan ? »
Et la réponse c’est l’heure de Satan, c’est-à-dire la passion. Satan expulsera Satan justement, par ce mécanisme du bouc émissaire. Donc Satan, au terme, si vous voulez : plus c’est le désordre, plus le moment est proche où il ramassera toutes les cartes et rétablira un ordre culturel.

MLM : Ce que vous dites est d’une profondeur bouleversante et nous conduit finalement jusqu’au secret de votre théorie qui est peut-être qu’il y a renversement permanent de tout, quand on croit avoir saisi une vérité elle risque de se figer et ne l’est plus. Et ce que vous voyez dans Satan, en fait, c’est ce mouvement même qui va de l’envie au modèle obstacle qui provoque la crise mimétique jusqu’au sacrifice qui rétablit l’ordre sur la victime sacralisée. Le processus même que toute votre oeuvre contribue à révéler. Je voudrais peut-être avant qu’on ne développe plus loin encore ces réflexions aborder un autre thème, peut-être plus simple, mais ce n’est pas sûr : celui de la frontière, dont peut-être d’une certaine manière on ne cesse de parler depuis tout à l’heure. La frontière qui est le degré zéro de la différence, la frontière entre les hommes, la frontière historique, la frontière culturelle, la frontière linguistique. Cette séparation que les hommes ont toujours besoin d’instaurer au niveau de la différence et qui sur le plan spatial se traduit justement par une séparation entre les rivaux, entre les riverains sur cet objet du désir mimétique très valorisé qu’est le territoire. Que pourrait-on dire dans une perspective girardienne sur la frontière ?

RG : Là, évidemment, c’est le lieu sensible par excellence puisque la multiplicité des cultures est liée à des fondations, qui, à mon avis, sont toujours victimaires et qui sont toujours spatiales couvrant un certain territoire. La fondation mythique c’est la victime collective qui est partagée qui est dépecée et dont des morceaux sont déposés dans des lieux différents, chez les Australiens c’est très net mais on trouve ça dans le monde entier. Et si vous regardez les Lois de Platon, par exemple, vous verrez que les condamnés à mort, on les met à la frontière aussi. D’une certaine manière il y a là un symbolisme assez extraordinaire. Par conséquent le lieu de l’humain dans les sociétés archaïques c’est à l’intérieur de ces frontières. Dès qu’on échappe à ceci, on est dans une altérité qui relève du sacré, parce que contrairement à ce qu’on peut croire la culture n’est pas sacrée, la culture c’est une plage qui est délivrée du sacré par la mort de la victime. Et si la transcendance fausse dont je parle est bien Satan, ce que nous disons là n’est pas une mise en accusation de la religion archaïque parce que les religions archaïques ne cherchent pas à s’identifier à cette transcendance, ne cherchent pas à l’emprisonner, à s’associer avec elle, mais cherchent à l’écarter, à la repousser aussi loin que possible parce qu’elle est bonne dans l’éloignement, elle est très mauvaise dans la présence. On s’en rend très bien compte dans des pièces comme les Bacchantes où l’arrivée du dieu c’est toujours l’arrivée du désastre et son départ c’est le retour à la paix. Par conséquent ce que les Evangiles appellent les puissances de ce monde sont placées, d’une certaine manière, sous la domination de Satan mais cherchent, malgré tout, à l’écarter, à écarter cette fausse transcendance et à la repousser au-delà, justement, des frontières. Mais cela implique qu’au-delà des frontières rien n’est humain, c’est-à-dire que tout est permis et qu’on se trouve dans un domaine de l’incompréhensible, du danger absolument permanent qui est aussi un domaine tout à fait fascinant. Et ce domaine, dans la mesure où il commence à s’apprivoiser un peu, devient le domaine de l’échange avec l’autre.
Et à mon avis, l’échange c’est toujours une offre au dieu pour l’apaiser, au dieu de l’extérieur, vous voyez, par conséquent l’échange se fait par-dessus une espèce de frontière.
Il y a toujours des frontières intérieures aux communautés duelles, par exemple, qui échangent tout, de part et d’autre. Pourquoi? Eh bien, parce que l’impératif premier de la culture c’est l’évitement de ce type de conflit dont j’ai parlé. Par conséquent à l’intérieur d’une même communauté on ne peut plus rien faire, on ne peut plus se nourrir sans risquer la rivalité mimétique, on ne peut plus se marier, on ne peut plus posséder, penser, …etc… Par conséquent c’est à partir d’échanges avec l’extérieur qu’on va prospérer.
Donc cette question de la frontière est extrêmement complexe. Parce que nous ne savons pas au fond, jusqu’où cela va ; par exemple, il n’y a pas de société qui soit vraiment une, la plupart des sociétés sont divisées en groupes et ces sous-groupes sont déjà des espèces de frontières qui en quelque sorte s’humanisent, qui deviennent moins impénétrables, qui offrent des possibilités d’échanges.

MLM : Vous faites mention d’une sorte de continuum, d’une sorte de réseau plus que frontière.

RG : A mon avis, on ne peut pas parler de frontière absolue. Il y en a bien une quelque part, mais une société humaine c’est toujours un certain nombre de frontières qui sont rituellement et légalement transgressées de temps à autre, sans ça on ne pourrait rien faire parce qu’à l’intérieur d’un groupe vraiment autonome, c’est-à-dire un groupe de proches, la famille directe, tout serait interdit, n’est-ce pas, par conséquent on échange avec l’autre. Mais alors ce groupe de subdivisions pour l’échange est opposé à un autre plus absolu, au-delà, avec lequel il n’y a plus d’échange.

MLM : Donc le problème pour vous n’est pas tellement d’abolir les frontières mais au contraire de les démultiplier pour qu’elles permettent finalement cet échange et cette fécondation ?

RG : Pas vraiment, parce que les frontières sont toujours sacrificielles, elles sont toujours liées aux interdits et aux rites. On peut dire que les interdits empêchent qu’on les traverse et les rites permettent de les traverser dans des circonstances exceptionnelles grâce à des victimes.
Mais il est bien évident que ces systèmes sacrificiels s’opposent tous, si vous voulez, à l’idéal judaïque et surtout chrétien, qui serait celui d’un univers sans frontière, où les hommes ne seraient plus menacés par la rivalité mimétique.
Cet idéal là est en nous et on peut dire, malgré tout, que nos sociétés l’ont très mal réalisé puisqu’elles sont pleines de conflits, mais aujourd’hui nous sommes quand même dans un univers où les frontières sont de plus en plus faibles, de plus en plus abolies dans des quantités de domaines, le domaine des communications, le domaine de toutes les formes de transports, jusqu’à un certain point le domaine linguistique puisqu’on est en route vers une langue internationale pour la première fois dans l’histoire humaine.

MLM : Et cela vous paraît un acquis positif ?

RG : C’est un acquis positif. C’est ambigu bien sûr, comme le sont toujours toutes ces choses. C’est un acquis positif dans la mesure où les hommes sont capables de le vivre, où ils sont capables de vivre ces rapports sans rivalité, mais l’absence de frontière peut être aussi la guerre de tous contre tous dans la mesure où elle ne permet plus, si vous voulez, cette distinction qui séparait les hommes quand ils avaient envie de se battre et les unissait pour leur permettre d’échanger des choses. Tout le système rituel de l’existence, toute la culture traditionnelle est en question. Donc, je pense que nous vivons dans un univers à la fois meilleur et pire que tous les autres, qui est toujours en danger, qui est toujours au bord de formes de globalisation qu’il ne peut pas tolérer, parce qu’elles vont trop loin, mais qui, en même temps fonctionne, un peu comme ces systèmes de communication très compliqués qui fonctionnent parfaitement alors même qu’ils sont au bord extrême de l’anarchie la plus totale.
Mais on ne peut pas faire de prédictions, parce qu’ il y a une interpénétration d’une influence chrétienne avec des survivances mythiques extrêmement fortes qui font que l’analyse même des phénomènes de notre monde est toujours très délicate à mon avis, qu’on risque facilement d’interpréter dans un sens ce qui devrait l’être dans l’autre et vice versa.

MLM : Est-ce que, en fait, la frontière pourrait être comparée à un système sacrificiel ? Et pourriez-vous dire, finalement, de la frontière ce que vous dites du système sacrificiel, c’est-à-dire qu’il serait bien temps de nous en débarrasser mais que pourtant nous ne pouvons peut-être pas encore nous priver de toutes ces béquilles sacrificielles.

RG : La frontière fait partie du système sacrificiel. Le logos d’une culture déterminée, le logos grec, par exemple, est toujours situé quelque part, il est enraciné dans un lieu religieux, à partir d’un centre sacrificiel mais le logos chrétien lui, puisqu’il est expulsé par les hommes est à la fois partout et nulle part. Alors est-ce qu’on est obligé de garder cette frontière, oui et non, on ne peut peut-être pas donner de réponse catégorique. Il y a des frontières qui s’abolissent tout le temps sans problème, sans qu’on s’en aperçoive, il y en a d’autres qui suscitent des conflits terribles lorsqu’elles se détruisent. On pourrait dire que la Yougoslavie actuelle est un phénomène de ce type, n’est-ce pas ?

MLM : Ce sont des frontières sanglantes là.

RG : Ce sont des frontières sanglantes, oui. Mais il y a beaucoup d’autres types de frontières. Moi qui vis aux Etats-Unis, je pense par exemple que la constitution américaine prévoyait un fédéralisme extrêmement faible avec des états extrêmement forts, parce qu’ils avaient parfaitement conscience du besoin qu’un pays aussi grand avait de centres vraiment locaux. Il y avait un sens à ces frontières-là et en fait, aujourd’hui, les états perdent de plus en plus d’importance, les Etats-Unis se globalisent de plus en plus vite. Cela présente des problèmes mais aussi des avantages. Il est très difficile d’avoir à ce propos un jugement catégorique.

MLM : Un autre problème que nous rencontrons, justement est celui de l’avenir de la culture. Allons-nous vers une globalisation de la culture ou vers une universalisation de la culture ?

RG : Je pense que lorsque vous dites globalisation, ça a un sens un peu négatif pour vous et qu’universalisation a un bon sens ?

MLM : Il me semble, oui, c’est du moins ce qui m’est apparu à la lecture de votre dernier ouvrage.

RG : La globalisation, en fait, elle est déjà là… Vous savez je pense que les cultures locales, les cultures nationales même ont perdu une bonne partie de leur fécondité. Alors évidemment on parle de l’industrialisation comme cause, etc., et c’est peut-être vrai. Certainement ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine de la culture a quelque chose d’inquiétant, dans la mesure où certaines formes de cultures que nous sommes habitués à considérer comme la haute culture, certaines formes littéraires par exemple, donnent l’impression de disparaître. Mais aussi, peut-être sont-elles usées ces formes?…
Je crois que nous avons vécu sur un certain humanisme qui héritait de valeurs religieuses qui restaient vivantes et en même temps de valeurs anti-religieuses, et il y avait un certain équilibre entre les deux, ou plutôt une espèce de trêve, de moratoire. Mais, en ce moment, la culture traditionnelle, l’humanisme qui domine l’Occident depuis le 18ème siècle est en train de s’effriter vraiment, n’est-ce pas, et par conséquent, désormais, des problèmes considérables vont se poser à nous.
Moi, personnellement, je suis religieux, je pense que nous allons voir apparaître des formes renouvelées de christianisme qui resteront traditionnelles, beaucoup plus traditionnelles que les gens ne le pensent aujourd’hui, n’est-ce pas, mais qui aborderont les problèmes anthropologiques. Elles incarneront cette dimension anthropologique dont je parle, c’est-à-dire que nous en deviendrons de plus en plus conscients. Nous sommes de plus en plus conscients de certaines formes de violences culturelles, que nous refusons.