Les pèlerins avaient des guides, des agences de logement et de voyage, toute une gamme de petits souvenirs bon marché et presque toute la panoplie du tourisme actuel. Feifer (1985)
A cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre et la visite des pays estrangers, non pour en rappeler seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Sanata Rotonda, ou la richesse des calessons de la Signora Livia, comme d’autres, combien le visage de Néron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autruy. Je voudrois qu’on commençast à le promener dès sa plus tendre enfance, et premierement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est le plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne la formez pas de bon’heure, la langue ne peut se plier. Montaigne (Essais I, XXV, 1580)
Il ne manque pas de signaler l’épitaphe d’un personnage mort ‘en prenant ses ébats sur le corps d’une demoiselle’, ajoutant ‘qu’on ne va pas en paradis par ce trou-là’. Jacques Duquesne
Pour ceux qui, comme moi, en étaient restés à « Only you » …
En cette saison privilégiée du voyage et pour ceux qui ne connaitraient que le célèbre groupe de pré-rock américain des années 50 et leur inoubliable slow …
Ou se demanderaient comment un aussi petit pays que la Suisse peut avoir autant de voyageurs partout …
Retour, avant même le Grand Tour anglais dont nous avons tout récemment parlé, sur l’un des grands ancêtres du voyage éducatif et véritable inventeur du tourisme culturel (cette forme sécularisée du pèlerinage traditionnel): le Suisse Thomas Platter.
Moins connu (du moins, manque de traductions oblige, en France – au point que le Figaro lui attribue la nationalité… anglaise!) que son illustre humaniste de père du même nom (l’ancien berger devenu, via son amitié avec le grand Réformateur et humaniste Zwingli, imprimeur puis professeur et notable) ou que son frère anatomiste et botaniste Félix (dont Montaigne lui-même vint voir les fameuses collections), le médecin bâlois (1574–1628) fait pourtant partie, comme le rappelle le grand historien du Collège de France Emmanuel Le Roy Ladurie qui a consacré toute une série d’ouvrages à la célèbre dynastie bâloise, (Le Siècle des Platter, 1599-1628, t. I, Le Mendiant et le Professeur, 1995), et t. II, Le Voyage de Thomas Platter, 1595-1599, 2000), des monuments de la culture française comme européenne, à l’époque de la Renaissance et du baroque.
Tout simplement parce que c’est en France qu’il commença ses pérégrinations à l’occasion de ses études de médecine (avec son frère) à Montpellier.
Et qu’il parcourut une bonne partie de l’Europe, des Pays-Bas (l’actuelle Belgique en fait) à l’Angleterre, où il assista notamment à l’une des premières représentations d’une pièce de Shakespeare dans son nouveau théâtre du Globe.
Mais aussi pour son précieux regard sur la société européenne de l’époque et notamment sur les mystères, pour le protestant éclairé qu’il était, de cette Europe encore sous le joug du papisme et de la Contre-Réforme (avec ses reliquats païens comme le si exotique culte des reliques ou les combats de coqs ou, comme Montaigne plus tard,… les circoncisions juives!) ou de la monarchie et sa terrifiante panoplie de châtiments mais aussi ses premières grandes entreprises industrielles (salines, moulins, arsenaux des galères, gigantesques ardoisières).
Thomas Platter (…) voyage pour achever sa formation intellectuelle, conformément au modèle du voyage éducatif théorisé par l’humanisme, notamment dans les régions réformées d’Allemagne et de Suisse.
Le journal de voyage de Thomas Platter marque un moment capital de l’histoire de la civilisation occidentale, celui de l’invention du tourisme culturel. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : apprendre sur le mode empirique le monde, sa diversité et son histoire, grâce au vécu quotidien du voyage, à l’observation des individus, des moeurs, de la civilisation, et à la visite systématique des monuments et des oeuvres d’art. Tel est l’objectif proposé par l’humanisme à tout jeune homme soucieux de parfaire son instruction et son éducation.
Platter est le parfait touriste du voyage culturel. (…) Dans sa version humaniste, la civilisation chrétienne a inventé dans la seconde moitié du XVIe siècle le voyage instructif comme élément indispensable d’une éducation accomplie.
Mémoires d’un touriste
Jean-Louis HAROUEL
Le Figaro Littéraire
Le 22 juin 2006,
Au temps où les voyages culturels formaient la jeunesse, l’humaniste anglais [???] fit le tour de l’Europe. Un tableau incomparable de la civilisation au début du XVIIe siècle.
Heureux pays, l’Angleterre de 1599 n’avait pas de loups, tandis qu’en France ils décimaient les troupeaux et dévoraient fréquemment les gens. Le confort des coches assurant chaque jour un service régulier au départ de Paris vers de nombreuses grandes villes françaises faisait l’admiration des étrangers. Le trajet de Bruxelles à Anvers s’effectuait grâce à un canal où circulaient de jour comme de nuit des bateaux pouvant accueillir 400 passagers confortablement assis dans une salle vaste comme une église, et qu’un seul cheval suffisait à tirer. La grande route de Paris à Orléans était, par sa largeur, la qualité de son pavement et l’intensité de sa fréquentation, un axe routier sans rival en France. Telles sont quelques-unes des innombrables notations concrètes d’un jeune voyageur suisse qui a parcouru entre 1595 et 1600 divers pays de l’Europe occidentale.
Fils d’un humaniste bâlois réputé, Thomas Platter commence son tour d’Europe à 21 ans, après des études de médecine à Montpellier, haut lieu de la modernité médicale. Il voyage pour achever sa formation intellectuelle, conformément au modèle du voyage éducatif théorisé par l’humanisme, notamment dans les régions réformées d’Allemagne et de Suisse. Et, comme le prescrivent les doctrinaires humanistes, il va rédiger un récit méthodique et précis de ses pérégrinations, illustré de remarquables croquis. La traduction de ce document d’un intérêt historique exceptionnel le rend enfin accessible au public français. Constituant le troisième élément d’un ensemble, le présent ouvrage se lit de manière indépendante des deux volumes précédents, tout en donnant à ceux qui ne les connaissent pas encore le désir de s’y plonger.
Le journal de voyage de Thomas Platter marque un moment capital de l’histoire de la civilisation occidentale, celui de l’invention du tourisme culturel. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : apprendre sur le mode empirique le monde, sa diversité et son histoire, grâce au vécu quotidien du voyage, à l’observation des individus, des moeurs, de la civilisation, et à la visite systématique des monuments et des oeuvres d’art. Tel est l’objectif proposé par l’humanisme à tout jeune homme soucieux de parfaire son instruction et son éducation.
Regard bienveillant d’un protestant
Certes, les musées n’existaient pas encore, mais les trésors des collections royales et princières, qu’on pouvait visiter moyennant autorisation et distribution de pourboires, en étaient la préfiguration, et en furent d’ailleurs historiquement l’amorce. Et puis il y avait les richesses des églises. Le protestant Thomas Platter n’en manque pas une seule. Bien que ne croyant aucunement en leur pouvoir miraculeux, il visite systématiquement les reliques, collationne les récits mythiques de fondation des sanctuaires et des villes, note les récits pieux des actions fabuleuses des saints locaux, décrit les tableaux et les statues, retranscrit scrupuleusement les inscriptions funéraires. Le zwinglien Platter consacre une grande partie de son temps à l’étude ethnographique et artistique des monuments et du culte catholiques.
Il porte sur eux un regard objectif et même a priori bienveillant, correspondant à une curiosité sécularisée, mue par une ambition scientifique, et étayée sur des lectures documentées. Il veut voir, savoir, comprendre. Son attitude n’est jamais critique : il observe, visite, décrit, accumule les informations. Et sa curiosité s’étend à tous les aspects des lieux visités : habitat, architecture, urbanisme, costume, mode de vie, cérémonies officielles, commerce, agriculture, industrie, formes de sociabilité, etc. Bref, Platter est le parfait touriste du voyage culturel. Et, là où le touriste actuel multiplie les photographies, il fait des croquis très évocateurs de personnages, de décors, de costumes, qui sont pour nous de précieux témoignages.
Dans sa version humaniste, la civilisation chrétienne a inventé dans la seconde moitié du XVI e siècle le voyage instructif comme élément indispensable d’une éducation accomplie. Le récit de Thomas Platter en est un magnifique exemple. Et il nous offre du même coup un matériau historique extraordinaire, un tableau incomparable de l’Europe vers 1600, une description précise, concrète et vivante, dont certains passages se lisent comme un roman.
L’Europe de Thomas Platter France, Angleterre, Pays-Bas : 1599-1600 (Le siècle des Platter III) présenté par Emmanuel Le Roy Ladurie (texte traduit par E. Le Roy Ladurie et F.-D. Liechtenhan) Fayard, 637 p., 28 €.
Voir aussi:
Tel Platter, tel fils
Michel Crépu
L’Express du 06/07/2000
Emmanuel Le Roy Ladurie suit une famille de protestants suisses sur plusieurs générations. Comme son père, Thomas II visite la France. Mais celle d’Henri IV
Tel fut le père, tel sera le fils. Thomas Ier, Thomas II, depuis Bâle la paisible vers le Sud français, Montpellier, Uzès, Avignon, Marseille, et même une petite pointe espagnole… Nous connaissions Platter dit le Vieux, narrateur du premier volume de cette «série» qui pourrait – idéalement… – en compter cinq. Nous avions assisté à l’irrésistible ascension de cet ancien berger devenu imprimeur, professeur, notable en vue dans sa propre cité. Un demi-siècle plus tard, son fils entreprend lui aussi un voyage à l’identique.
Etudiant en médecine à Montpellier, Thomas II n’a pas les yeux dans sa poche, il est le pur produit d’une culture protestante éclairée, «érasmienne», éprise de tolérance, d’intelligence des formes diverses de ce que l’on appellerait aujourd’hui le «social». C’est un plaisir d’observer ce huguenot pudique «mater» à son tour les jolies Marseillaises, «joyeuses et pétulantes» quoique souvent privées de leur époux. Bon marcheur, ne craignant pas d’embarquer sur les eaux parfois mouvementées du Rhône, Thomas fréquente les bonnes auberges, quand il ne se livre pas au descriptif minutieux des installations militaires, des mœurs commerciales d’une société française goûtant le repos à la mode d’Henri IV.
Pour le lecteur du XXIe siècle, ces pages saisissantes de réalisme montrent un homme posé, curieux, ouvert. Si les papistes lui font l’effet d’une tribu exotique au tralala sophistiqué, il ne témoigne d’aucune hostilité à leur égard. Il n’en est pas, voilà tout. Le choc est plus vif dans l’Espagne à fraise où veille l’œil de la Sainte Inquisition: on ne peut pas demander l’impossible à un fils d’Erasme. Mais même là, sur la route de Barcelone propre comme «un jeu de paume», notre homme est heureux de goûter à l’inconnu. Et l’on se prend d’amitié pour cet homme mort il y a quatre siècles, aux étonnements ingénus, d’une troublante fraternité.
Voir également:
Souvenirs d’un Européen
Jacques Duquesne
L’Express du 16/02/2006
C’est à la fin du XVIe siècle que l’on retrouve le benjamin des Platter. Du Val de Loire aux Pays-Bas, en passant par l’Angleterre, le voyage se poursuit
Les Platter reviennent tous les cinq ans. Voilà une bonne dizaine d’années, Emmanuel Le Roy Ladurie avait conté l’ascension sociale prodigieuse de l’humaniste bâlois Thomas, au XVIe siècle, et en 2000 il publia le journal de son fils, qui voyagea surtout en France du Sud et en Savoie. Voici aujourd’hui la France du Nord, mais aussi l’Angleterre et les Pays-Bas, visités par cet autre Thomas, le plus jeune, un étonnant garçon, auteur d’un récit passionnant qui est aussi un document d’histoire.
Un encyclopédiste qui écrit bien…
Car rien n’échappe à ce troisième Platter, apprenti médecin, protestant qui se passionne pour les catholiques (à Paris, il visite des dizaines d’églises, mais pas un seul temple), géographe qui mesure les distances entre chaque ville, économiste qui décrit les premières aventures industrielles et juriste avisé qui s’intéresse au fonctionnement des monarchies. Bref, c’est un encyclopédiste. Mais qui écrit bien. Et qui a beaucoup d’humour: il ne manque pas de signaler l’épitaphe d’un personnage mort «en prenant ses ébats sur le corps d’une demoiselle», ajoutant «qu’on ne va pas en paradis par ce trou-là».
C’est un monde rude qu’il décrit. A Paris, à Londres, dans les petites bourgades également, mendiants et prostituées abondent; le spectacle est presque quotidien, dans les capitales, de malfaiteurs décapités ou pendus. Reste que le vin est bon, que, même à Louvain, les raisins sont excellents, que les femmes sont belles (surtout à Valenciennes, «parmi toutes celles des Pays-Bas» …) et les paysages joliment décrits, sans que l’on puisse mesurer la part prise par les traducteurs à cette qualité littéraire.
Ceux-ci ont ajouté au texte un utile appareil de notes et Emmanuel Le Roy Ladurie aide à situer ce récit dans son contexte historique. Chaque lecteur dont la région a été traversée par Thomas Platter (du Val de Loire à l’actuelle Belgique, l’Angleterre, avec retour vers Bâle) aura plaisir – et parfois surprise – à découvrir ce qu’elle fut alors.
Voir enfin:
Excerpt from the Diary of Thomas Platter
Platter was a Swiss traveller who came to London in 1599:
This city of London is not only brimful of curiosities but so populous also that one simply cannot walk along the streets for the crowd.
Especially every quarter when the law courts sit in London and they throng from all parts of England for the terms to litigate in numerous matters which have occurred in the interim, for everything is saved up till that time; then there is a slaughtering and a hanging, and from all the prisons (of which there are several scattered about the town where they ask alms of the passers by, and sometimes they collect so much by their begging that they can purchase their freedom) people are taken and tried; when the trial is over, those condemned to the rope are placed on a cart, each one with a rope about his neck, and the hangman drives with them out of the town to the gallows, called Tyburn, almost an hour away from the city; there he fastens them up one after another by the rope and drives the cart off under the gallows, which is not very high off the ground; then the criminals’ friends come and draw them down by their feet, that they may die all the sooner. They are then taken down from the gallows and buried in the neighboring cemetery, where stands a house haunted by such monsters that no one can live in it, and I myself saw it. Rarely does a law day in London in all the four sessions pass without some twenty to thirty persons — both men and women — being gibbeted.
And since the city is very large, open, and populous, watch is kept every night in all the streets, so that misdemeanor shall be punished. Good order is also kept in the city in the matter of prostitution, for which special commissions are set up, and when they meet with a case, they punish the man with imprisonment and fine. The woman is taken to Bridewell, the King’s palace, situated near the river, where the executioner scourges her naked before the populace. And although close watch is kept on them, great swarms of these women haunt the town in the taverns and playhouses.
Ou:
THOMAS PLATTER VISITS LONDON THEATRES, 1599
Thomas Platter was a young Swiss from Basle, who visited London from 18 September to 20 October, 1599. This is fortunate dating, since the Globe was first erected in 1599, and Platter visited it to see Shakespeare’s Julius Caesar. Unfortunately he gives us only a glimpse of the performance, but he does provide some interesting details of the Globe and two other theatres, one of which seems to have been the Curtain. Platter’s discussion of performance practices, the collection of entrance money and the costuming of the actors is of great interest, even though, as with most documentary evidence of the period, it has to be treated with caution.
The transcription of the original German given here is taken from E.K. Chambers, The Elizabethan Stage, II, PP. 364-5. A less literal translation than the one offered here may be found in Peter Razzell, The Journals of Two Travellers in Elizabethan and Early Stuart England: Thomas Platter and Horatio Busino (London, 1995), PP. 166-7.
[On the 21St of September, after the mid-day meal, about two o’clock, I and my company went over the water [i.e. across the Thames] and saw in the house with the thatched roof [in dem streuwinen Dachhaus] the tragedy of the first Emperor Julius Caesar quite aptly performed. At the end of the play according to their custom they danced quite exceedingly finely, two got up in men’s clothing and two in women’s [dancing] wonderfully together.
At another time, not far from our inn in the suburbs, at Bishopsgate according to my memory, again after lunch, I saw a play where they presented different nations with which each time an Englishman struggled over a young woman, and overcame them all, with the exception of the German who won the girl in a struggle, sat down beside her, and drank himself tipsy with his servant, so that the two were both drunk, and the servant threw a shoe at his master’s head, and both fell asleep. In the meantime the Englishman crept into the tent, and carried off the German’s prize, and thus outwitted the German in turn. In conclusion they danced in English and Irish fashion quite skilfully. And so every day at two o’clock in the afternoon in the city of London sometimes two sometimes three plays are given in different places, which compete with each other and those which perform best have the largest number of listeners. The [playing places are so constructed that [the actors] play on a raised scaffold, and everyone can see everything. However there are different areas and galleries where one can sit more comfortably and better, and where one accordingly pays more. Thus whoever wants to stand below pays only one English penny, but if he wishes to sit, he enters through another door where he gives a further penny, but if he wants to sit in the most comfortable place on a cushion, where he will not only see everything but also be seen, he gives at another door a further English penny. And during each play things to eat and drink are brought round among the people, of which one may partake for whatever one cares to pay.
The actors are dressed in a very expensive and splendid fashion, since it is the custom in England when notable lords or knights die they bequeath and leave their servants almost the finest of their clothes which, because it is not fitting for them to wear such clothes, they offer [them] for purchase to the actors for a small sum of money.
How much time they can happily spend each day at the play, everyone knows who has seen them act or perform.]