Mise en ligne le 5 août dernier sur le site de Yahoo!, cette photographie siglée Reuters d’un raid sur Beyrouth (ci-dessus, image de gauche) a rapidement attiré l’attention des blogueurs, à commencer par Jeff Harrell, qui rendait public dès samedi ses soupçons: la colonne de fumée s’élevant à gauche de l’image, avec ses formes répétitives, semblait visiblement copiée à l’aide d’un outil de retouche numérique. Malgré le caractère grossier de l’altération, celle-ci avait pourtant échappé aux éditeurs de Reuters. De fait, elle n’a pu être repérée que grâce à un concours de circonstances précis. Dans le contexte de « guerre des blogs » entretenu par le conflit libanais, les sites pro-israéliens ont accueilli avec irritation les images du massacre de Cana, dont le caractère poignant a entraîné un revirement de l’opinion publique américaine, suivi du premier cesser-le-feu depuis le début des hostilités. Compte tenu des effets produits par les images émanant du camp arabe, les blogs favorables à la poursuite du combat ont soumis celles-ci à une critique systématique, discutant les dates ou les circonstances, voire dénonçant des mises en scène. Auteur de plusieurs clichés de Cana reproduits par la presse, le photographe libanais Adnan Hajj était partie prenante du corpus contesté: c’est dans ce cadre que la retouche de l’image du raid sur Beyrouth a été décelée, avant qu’un second cas de manipulation ne soit à son tour remarqué, toujours par Jeff Harrell.

Largement reprise sur le réseau, cette double dénonciation allait rapidement forcer Reuters à désavouer le photographe. Dans un communiqué du 7 août, l’agence assure faire preuve « d’une tolérance zéro pour toute image retouchée », informe qu’elle a retiré les 920 photographies du pigiste de sa banque d’images, et qu’elle cesse toute relation avec lui. En faisant circuler une autre image, donnée pour être l’original du cliché retouché (ci-dessus, image de droite), elle accrédite définitivement l’hypothèse de la manipulation. Malgré cette réaction, Reuters n’en sera pas moins qualifié par les blogs conservateurs d’organe vendu au Hezbollah. Publiée dès samedi sur le site de dessins satiriques Cox And Forcum, une caricature résume la vision des conservateurs en une synthèse cruelle, qui témoigne des dégâts provoqués par cette affaire (dialogue: – Celui-ci est vivant! – Peut-on arranger ça sur Photoshop?).

Des dégâts sans commune mesure avec l’objet apparent de la manipulation. A quoi bon ajouter un peu de fumée sur la photographie d’un bombardement, qui plus est de façon si maladroite? Les blogs pro-israéliens, pour lesquels l’objectif visé est avant tout d’exagérer la portée des dégradations, décrivent Adnan Hajj comme un « militant » et supposent que son but était d’amplifier l’aspect dramatique du raid. C’est cette hypothèse qui donne à l’affaire son relief particulier. A la différence des exemples attestés de retouche « cosmétique », cette interprétation attribue au photographe l’intention d’avoir voulu modifier l’information véhiculée par l’image. Une autre lecture est possible. Les nombreux défauts de la retouche, nettement visibles sur des reproductions de grand format, semblent indiquer une intervention hâtive et bâclée. On peut penser qu’il s’agissait pour l’auteur de donner plus de caractère à une photographie un peu fade, pour la rendre plus attractive et donc plus vendable. Tout comme l’absence de réaction initiale de la part de l’agence qui a diffusé ce cliché, la mauvaise qualité de la retouche dévoile les circonstances réelles de la production de l’information, le rythme « industriel » de la circulation et de l’exploitation des photographies. Seule une attention exceptionnelle a permis d’identifier un défaut qui, en petit format, dans les conditions habituelles de consommation des images, serait vraisemblablement passé inaperçu.

Le fait d’avoir voulu améliorer le cliché témoigne aussi des contraintes stylistiques qui pèsent sur le photojournalisme professionnel. Plutôt qu’une image authentique, il faut à la presse une image intéressante: tel semble bien avoir été le réflexe à l’origine de la manipulation. Dans cette hypothèse, on comprend qu’augmenter la densité d’une colonne de fumée qui existe réellement peut paraître un péché véniel, à peine plus grave que de corriger le contraste ou la saturation des couleurs (modifications également effectuées sur l’image). Constatons enfin que la réaction des responsables pris la main dans le pot de confiture n’a pas changé: numérique ou pas, la « tolérance zéro » reste la règle affichée pour les images retouchées. Pourtant, ce n’est pas la pratique de la retouche qui est rare, mais bien le fait de la repérer. Comme dans l’exemple d’O. J. Simpson, la modification est ici particulièrement visible, en raison de sa maladresse – ce qui est tout à fait exceptionnel. C’est paradoxalement ce trait qui garantit à la photographie d’Adnan Hajj de demeurer dans les annales de l’histoire visuelle comme un parangon de retouche numérique.

Références: