Affaire Haenel: La vérité est importante (Truth matters)

Fragments (Wilomirski)La vérité est importante en ce qui concerne l’Holocauste. J’ai passé des années à interroger des rescapés de l’Holocauste. Si les gens commencent à raconter des histoires, ça peut les faire douter de leurs propres souvenirs. Ca donne des munitions aux sceptiques, que chacun exagère. Mais ce n’est pas vrai. Lawrence L. Langer
La parole vraie d’un bourreau n’existe pas. (…) La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique. Jonathan Littell
Le recours à la fiction n’est pas seulement un droit; il est ici nécessaire parce qu’on ne sait quasiment rien de la vie de Karski après 1945, sinon qu’il se tait pendant trente-cinq ans. Les historiens sont impuissants face au silence : redonner vie à Karski implique donc une approche intuitive. Contrairement à ce tribunal de l’Histoire d’où parle Lanzmann, la littérature est un espace libre où la « vérité » n’existe pas, où les incertitudes, les ambiguïtés, les métamorphoses tissent un univers dont le sens n’est jamais fermé. Yannick Haenel
J’avais affronté la violence nazie, j’avais subi la violence des Soviétiques, et voici que de manière inattendue, je faisais connaissance avec l’insidieuse violence américaine (…) En sortant ce soir-là (…), j’ai pensé qu’à la violence du totalitarisme allait se substituer cette violence-là, une violence diffuse, civilisée, une violence si propre qu’en toutes circonstances, le beau mot de démocratie saurait la maquiller. Yannick Haenel (pensées attribuées à Karski à la sortie de sa rencontre avec Roosevelt de juillet 1943)
Personne ne témoigne pour le témoin. Paul Celan
Qui témoigne pour le témoin? Exergue du roman de Yannick Haenel
En 2010, réfléchissant sur la transmission du témoignage, je choisis d’entendre, dans les vers de Paul Celan, non pas une fermeture (comme si la question était réglée), mais ce qui, dans le regret, relance la question sur le mode de l’attente (…) Ce “Personne” n’a en aucune façon le sens d’une interdiction, mais celui d’un regret, d’un appel désespéré, d’une attente pour l’avenir. C’est pourquoi, en exergue d’un livre qui a pour sujet l’expérience de Jan Karski, c’est-à-dire d’un messager devenant témoin, j’ai traduit “Niemand” par “Qui” à la forme interrogative. Haenel
Comment se fait-il qu’aujourd’hui on se laisse bercer, berner, intimider par de telles manœuvres d’écriture de fiction, en usant du piège de l’effet-document ? On préfère ignorer la règle d’or de la gravité du document, utiliser le mot « roman » pour couvrir un manque de rigueur sur la vérité de l’expérience. Marie-Magdeleine Lessana
On sait à quel prix les témoins sont « retournés » dans la réalité psychotique des ghettos et des camps pour nous rendre ce qu’ils y ont vu. Terrible mission qui leur vaut aujourd’hui une « gloire de cendre » comme le dit le titre du poème de Paul Celan qui se termine avec ces vers, célèbres: « Niemand/zeugt für den/Zeugen » (« Personne/ne témoigne pour le/témoin »). Un constat qui se retrouve étrangement modifié en « Qui témoigne pour le témoin? » dans l’exergue du roman de Yannick Haenel. Ce truquage, censé placer le livre sous l’autorité du témoin, alors même qu’il inverse et défigure gravement la parole de Celan, nous renseigne d’entrée sur l’orientation douteuse du projet.
L’emphase naturelle des premiers témoins de la Shoah et leur rhétorique involontaire ne peuvent être imitées sans basculer dans le kitsch. Ruth Klüger, dans Fakten und Fiktionen (2000), l’a montré en parlant du roman Fragments du faux témoin Binjamin Wilkomirski : la brutalité naïve de tel passage est bouleversante quand on la lit comme l’expression nécessaire d’une souffrance vécue ; sans la caution de l’expérience, le même passage singeant la souffrance devient indécent, et se transforme en conformisme gratuit. (…) L’identification au témoin ou la prise de parole en son nom cannibalisent l’Histoire en cherchant à se débarrasser de son poids. (…) Ce serait une éthique du roman qui prendrait fait et cause pour le témoin sans témoigner en son lieu. Andréa Lauterwein
Ces personnes [qui mentent gratuitement] sont, à vrai dire, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le suppose généralement, et un domaine comme celui du monde concentrationnaire– bien fait, hélas, pour stimuler les imaginations sado-masochistes– leur a offert un champ d’action exceptionnel. Nous avons connu nombreux tarés mentaux, mi-escrocs, mi-fous, exploitant une déportation imaginaire; nous en avons connu d’autres– déportés authentiques– dont l’esprit malade s’est efforcé de dépasser encore les monstruosités qu’ils avaient vues ou dont on leur avait parlé et qui y sont parvenus. Il y a même eu des éditeurs pour imprimer certaines de ces élucubrations, et des compilations plus ou moins officielles pour les utiliser, mais éditeurs et compilateurs sont absolument inexcusables, car l’enquête la plus élémentaire leur aurait suffi pour éventer l’imposture. Germaine Tillion
Le rabbin Kahane, cet extrémiste juif […] est moins dangereux qu’un homme comme Elie Wiesel qui raconte n’importe quoi… Il suffit de lire certaine description de La Nuit pour savoir que certaines de ses descriptions ne sont pas exactes et qu’il finit par se transformer en marchand de Shoah… Eh bien lui aussi porte un tort, et un tort immense, à la vérité historique. Pierre Vidal-Naquet (Zéro, avril 1987)
Le premier livre qui m’ait vraiment appris ce qu’était le camp d’Auschwitz fut La Nuit, d’Elie Wiesel, livre publié en 1958 aux Éditions de Minuit. J’avais déjà vingt-huit ans. Il se trouve que je déteste l’oeuvre d’Elie Wiesel, à la seule exception de ce livre. C’était pour moi une raison supplémentaire de le mentionner. Huit ans plus tard était publié chez Fayard, à grand lancement et à grand scandale le livre exécrable de Jean-François Steiner, Treblinka, et c’est pourtant ce livre qui m’a fait comprendre ce qu’était un camp de pure extermination. La formation d’un historien ne se fait pas seulement à coup d’études documentées. P. Vidal-Naquet
Il y a quelques années, M. Max Gallo a réécrit (en franglais rewrité) un pseudo-témoignage de M. Martin Gray, qui, exploitant un drame familial, a inventé de toutes pièces un séjour dans un camp d’extermination où il n’a jamais mis les pieds. Dans le Sunday Times, il y a déjà plusieurs années, la journaliste anglaise Gitta Sereny avait démasqué cette imposture, qui fut publiée sous ce titre menteur: Au nom de tous les miens, en mettant en cause personnellement M. Max Gallo. Celui-ci aurait-il voulu rendre service à l’abjecte petite bande de ceux qui nient le grand massacre et qui se sont naturellement rués sur cette trop belle occasion, qu’il n’aurait pas agi autrement. Pierre Vidal-Naquet (Le Monde, 27-28 novembre 1983)
Quand on se trompe, il est d’une élémentaire loyauté de le reconnaître. J’ai vu à deux reprises M. Martin Gray. Il m’a fourni un nombre important d’attestations qui, à moins d’être à leur tour mises en doute, établissent, sans conteste, la réalité de son séjour à Treblinka et de sa présence au ghetto de Varsovie. Je présente donc sur ce point mes excuses à M. Martin Gray et aux lecteurs du Monde. Vidal-Naquet

Et si nos nouveaux littérateurs se révèlaient un jour aussi nocifs à la réalité historique qu’ils prétendent servir que les véritables faussaires à la Wilkomirski ou Defonseca?

Suite à la polémique Haenel …

Et surtout à la révélation de l’irresponsable désinvolture avec les faits et la vérité historique dont font preuve certains romanciers à la Littell ou à la Haenel qui prétendent en remontrer aux historiens …

Comment ne pas repenser à ces faux témoins de la Shoah comme le célèbre cas de Binjamin Wilkomirski, ce musicien suisse – de son vrai nom Bruno Dössekker – dont les prétendus souvenirs d’enfant déporté (« Fragments : une enfance 1939-1948 ») devinrent rapidement en 1995 un bestseller traduit en neuf langues et objet de nombreux prix littéraires avant d’être démasqué comme affabulateur quelques années plus tard?

Ou plus récemment en 2004 de l’Australien Bernard Holstein – de son vrai nom Bernard Brougham – qui avait été jusqu’à se faire un faux tatouage d’Auschwitz?

Ou encore plus récemment de Misha Defonseca, la soi-disant petite déportée qui, avant d’être elle aussi démasquée, avait fait pleurer la France et le monde entier avec le récit puis le film (« Survivre avec les loups ») de sa soi-disant rocambolesque épopée à travers toute l’Europe ?

Ou plus précisément, à l’heure où 70 ans après les faits les derniers témoins commencent à disparaitre (dont on sait la difficulté qu’à l’instar d’une Anne Frank, d’un Elie Wiesel ou d’un Martin Gray, ils ou leurs témoignages ont eu à être reconnus) et les négationnistes à reprendre du poil de la bête, à tout le mal qu’ils ont pu faire pour la crédibilité historique de la Shoah, jusqu’à, comme le rappelle l’historien Langer, faire douter de leur propre mémoire les rescapés eux-mêmes?

Non bien sûr que le romancier se prenne pour un rescapé de la Shoah mais pour les conséquences que pourrait avoir, en ces temps de surenchère médiatico-littéraire et d’équivalence morale, cette ambiguë volonté de prise en charge des témoignages par la fiction et ce par des gens aussi peu soucieux des faits historiques.

Comment en effet ne pas être inquiet, comme le rappelait récemment dans le Monde Andréa Lauterwein, devant cette sorte de « cannibalisation » du témoignage de la victime absolue où, libérée de l’exigence éthique de la vérité historique, l’imagination littéraire serait vouée à l’indécente « singerie de la souffrance », « basculant dans le mensonge ou le plus pur kitsch« ?

Ou, comme le suggère une très intéressante analyse du cas Wilkomirski par la psychanalyste Renata Salecl, le romancier apparaitrait comme un « représentant typique de notre culture de la plainte » cherchant ainsi par ce biais, en ces temps de « dissolution générale des structures d’autorité », « non plus à dissimuler l’impuissance des autorités » (incarnés par les Etats-Unis dans le cas d’Haenel), « mais à l’exposer plus loin »?

Why One Would Pretend to be a Victim of the Holocaust

Renata Salecl
Other Voices, v.2, n.1
February 2000

Extraits:

Dans les études sur l’Holocauste, on a souvent noté que les survivants ont de grandes difficultés à rendre compte de leur expérience dans les camps de concentration. Les survivants se sentent souvent comme s’ils avaient deux identités: une reliée à leurs vies actuelles, et l’autre à l’expérience traumatique passée. Et cependant elles ont beau essayer de mettre de l’ordre dans leurs vies, elles n’arrivent pas à se débarrasser de ce clivage. Les survivants rapportent ainsi souvent qu’ils vivent d’une certaine façon à côté » de leur expérience de l’Holocauste. Un survivant, par exemple, dit : « j’ai le sentiment… que le ‘moi’ qui était dans le camp n’est pas moi, n’est pas la personne qui est ici. »

Alors que Wilkomirski sait que la mémoire de la petite enfance doit ressembler à des fragments dans lesquels des événements de divers périodes et endroits sont mélangés, il n’a néanmoins aucun doute sur l’authenticité de sa mémoire. Il ne souffre non seulement pas d’une identité clivée, mais il ne montre pas non plus de sentiment d’aliénation du ‘moi’ traumatique du passé comme souvent les autres survivants de l’Holocauste. Mais il y a une plus grande différence encore entre Wilkomirski et les survivants de l’Holocauste, à savoir dans leurs relations à ceux qui sont censés écouter leurs témoignages.

Dori Laub souligne que les survivants ne sont pas des témoins authentiques d’eux-mêmes, c.-à-d. qu’ils n’arrivent pas à raconter leurs histoires, parce que l’Holocauste était un événement qui n’a en fait produit aucun témoin, parce que « le fait même d’être à l’intérieur de l’événement… rendait impensable la notion même qu’un témoin puisse exister, c.-à-d., quelqu’un qui aurait pu sortir du cadre de référence coercitivement totalitaire et de déshumanisation dans lequel l’événement avait lieu, et fournir un cadre de référence indépendant à travers lequel l’événement pourrait être observé. »

Laub explique de plus ce manque de témoin en précisant que « l’on doit concevoir le monde de l’Holocauste comme un monde dans lequel l’imagination même de l’autre n’était plus possible. Il n’y avait même plus un autre auquel on pouvait dire`tu ‘dans l’espoir d’être entendu, d’être reconnu comme sujet, d’avoir une réponse. La réalité historique de l’Holocauste était ainsi une réalité dans laquelle s’était philosophiquement éteinte la possibilité même d’adresse, la possibilité d’en appeler ou de se tourner vers un autre. Mais quand on ne peut pas se tourner vers un ‘vous », on ne peut pas non plus s’adresser à un ‘tu’, même à soi-même. L’Holocauste a créé de cette façon un monde dans lequel on ne pouvait pas témoigner de soi-même.

Les survivants de l’Holocauste ont souvent de grands problèmes à raconter leurs histoires justement parce que la perception du grand Autre comme espace symbolique logique dans lequel leur adresse pouvait s’inscrire s’est effondré dans l’expérience même de l’Holocauste. Ainsi même aujourd’hui, les survivants sentent le manque de l’Autre qui doit témoigner de leurs témoignages.

Mais pour Wilkomirski, le problème n’est pas l’effondrement du grand Autre. Son problème principal est comment régler ses comptes avec les autres individuels (les divers adultes qui ont représenté des autorités dans sa vie). Avec cette obsession de contrer les autorités qui l’ont trahi dans sa jeunesse, Wilkomirski apparaît beaucoup plus comme un représentant typique de notre culture de la plainte que comme un survivant de l’Holocauste pour qui le point même à partir duquel on pourrait adresser une plainte s’est effondré. Quand on se plaint, on présuppose qu’il y a encore un Autre qui peut répondre, tandis que dans l’Holocauste, cette présupposition a cessé d’exister.

Il semble difficile d’imaginer qu’une personne s’invente une mémoire de survivant de l’Holocauste, alors que de nombreuses preuves contestent cette revendication. Néanmoins, on doit préciser que la personne dotée d’une telle mémoire retrouvée trouve dans son histoire une jouissance particulière. Le fait que la thérapie de mémoire retrouvée expose les dessous obscènes des autorités est habituellement perçu comme la révélation de la vérité cachée, qui apporte la libération au sujet. Cependant, c’est justement le sujet lui-même qui trouve une jouissance particulière dans cette recherche de la jouissance des autorités. La thérapie de mémoire retrouvée prend la jouissance comme vérité de libération, qui peut servir de base à la moralité, mais le résultat de cet effort n’est rien de plus que la promotion de la violence.

Le sujet fantasme au sujet de la jouissance de l’Autre, parce qu’il ou elle essaye réellement de compenser les insuffisances dans le fonctionnement du grand Autre. De même, le sujet prend souvent sur lui-même la culpabilité afin de préserver l’Autre comme ordre cohérent. Le sujet s’attribue ainsi souvent la responsabilité pour un crime qu’il ou elle n’a jamais commis de sorte que, par exemple, les autorités (père, chef, etc…) ne soient pas exposés dans leur impuissance.

Que dire du problème de Wilkomirski avec le grand Autre? L’énigme ultime de son livre est la suivante: habituellement, nous produisons des fantasmes comme une sorte de bouclier pour nous protéger contre les traumatismes insupportables; ici, cependant, l’expérience traumatique ultime, celle de l’Holocauste, est fantasmée comme bouclier. Mais un bouclier contre quoi ? Peut-être, une comparaison inattendue avec les X-Files peut nous aider ici. Comme il a été signalé par Darian Leader dans son » Promesses que font les amoureux quand il se fait tard », le fait que, dans les X-Files, tant de choses se produisent « là-bas » (où la vérité demeure : les étrangers nous menacent) est strictement corrélatif au fait que rien (rien de sexuel) ne se produit « ici » entre les deux héros (Gillian Anderson et David Duchovny). La loi paternelle suspendue (qui rendrait le sexe possible entre les deux héros) « retourne dans le vrai, » sous le couvert de la multitude d’apparitions spectrales de « vampires » qui interviennent dans nos vies ordinaires. Et il en va de même pour Wilkomirski : ici aussi, l’échec de la fonction paternelle a comme conséquence l’imagination de l’événement horrible le plus violent – l’Holocauste.

Ainsi, nous pouvons conclure que le sujet s’invente une mémoire traumatique à cause de la contradiction nécessaire de l’ordre symbolique et, en particulier, en raison de l’impuissance inhérente aux figures d’autorité. Alors que certains prennent sur eux-mêmes la culpabilité de crimes qu’ils n’ont jamais commis afin d’empêcher que l’angoissante impuissance des autorités soit exposée, l’exemple de Wilkomirski et d’autres cas de mémoire retrouvée prouvent que la dissolution générale des structures d’autorité dans la société d’aujourd’hui a eu comme conséquence l’idée que le sujet est essentiellement une victime. Ici, la tentative ne doit plus dissimuler l’impuissance des autorités, mais l’exposer plus loin. Mais, dans un tel effort, nous nous retrouvons souvent avec rien d’autre que la violence et l’obscénité, qui émergent dans les figures de nouvelles autorités comme des gourous, ainsi que certains thérapeutes de la mémoire retrouvée.

Voir aussi:

Shoah: le romancier est-il un passeur de témoin?
Andréa Lauterwein
Le Monde
14.02.10

Le récit de l’Histoire suppose une éthique de l’écriture

Tout événement historique peut-il, tôt ou tard, devenir le sujet d’une fiction ? Plus d’un demi-siècle de recherches, de réflexions et de débats n’a semble-t-il pas suffi à faire accepter que la Shoah n’est pas un événement historique comme un autre. La singularité de cette tragédie universelle appelle une mémoire qui exclut une historisation conventionnelle. Cette mémoire se présente aujourd’hui comme un chantier chaotique, contenant en germe une « réserve morale incommensurable » (Imre Kertész).

L’historien moderne, à la différence de l’écrivain, souscrit à un code de déontologie scientifique. Il recherche et vérifie des faits. Que se passe-t-il quand le romancier s’empare des faits de l’historien ? Dans le meilleur des cas, le pouvoir de révélation de la fiction peut transformer des chiffres en destinées individuelles, donner âme et corps aux documents, porter un point de vue différent sur l’écriture de l’Histoire. Si le romancier parvient à inventer un monde sans pour autant corrompre les faits historiques, il produit de la mémoire.

Les premiers témoignages écrits de la Shoah, outre qu’ils ont contribué à la connaissance historique, jusqu’à intervenir dans sa méthodologie, sont à l’origine de toute littérature sur la Shoah. Parmi d’autres, les écrits de Primo Levi, Jean Améry, Elie Wiesel, Paul Celan, Nelly Sachs, Ilse Aichinger sont aujourd’hui des textes canoniques. Peu de temps après la catastrophe, l’objectif des premiers témoins était de restituer les faits ; leur intention était d’énoncer et de rendre crédible une réalité qui repousse les limites de l’imagination.

Par leur souci d’authenticité, par l’énonciation à la première personne du singulier, certains textes se rapprochent de la déposition juridique (absente dans l’espace public jusqu’au procès Eichmann). D’autres recourent à l’essai ou à la poésie. Mais quel que soit leur genre, les écrits des premiers témoins traduisent l’impossibilité de partager un savoir obscur, ils désignent les nombreuses résistances morales et psychiques, la pudeur à l’égard des morts. L’émergence de cette parole a créé une forme d’expression unique, manifestant une crise du langage que la critique a nommé la « poétique de l’incommunicable » ou encore la « rhétorique de l’indicible ».

L’emphase naturelle des premiers témoins de la Shoah et leur rhétorique involontaire ne peuvent être imitées sans basculer dans le kitsch. Ruth Klüger, dans Fakten und Fiktionen (2000), l’a montré en parlant du roman Fragments du faux témoin Binjamin Wilkomirski : la brutalité naïve de tel passage est bouleversante quand on la lit comme l’expression nécessaire d’une souffrance vécue ; sans la caution de l’expérience, le même passage singeant la souffrance devient indécent, et se transforme en conformisme gratuit. Car reproduire l’incommunicabilité des témoins, c’est nier la situation existentielle précise (de la mort à la vie et retour) qui l’a engendrée, c’est nier le rapport spéculaire du témoin aux morts.

Il en est de même pour toute velléité de remédier à l’incommunicabilité. Le tarissement de la parole du témoin est constitutif de son témoignage, il est l’indice authentique d’un retrait du sens – d’une béance qui n’appelle pas à être comblée rétrospectivement par les élans rédempteurs d’une postérité biographiquement indemne. L’identification au témoin ou la prise de parole en son nom cannibalisent l’Histoire en cherchant à se débarrasser de son poids.

On sait à quel prix les témoins sont « retournés » dans la réalité psychotique des ghettos et des camps pour nous rendre ce qu’ils y ont vu. Terrible mission qui leur vaut aujourd’hui une « gloire de cendre » comme le dit le titre du poème de Paul Celan qui se termine avec ces vers, célèbres : « Niemand/zeugt für den/Zeugen » (« Personne/ne témoigne pour le/témoin »). Un constat qui se retrouve étrangement modifié en « Qui témoigne pour le témoin ? » dans l’exergue du roman de Yannick Haenel. Ce truquage, censé placer le livre sous l’autorité du témoin, alors même qu’il inverse et défigure gravement la parole de Celan, nous renseigne d’entrée sur l’orientation douteuse du projet.

Il peut être utile de se pencher sur les textes de certains témoins qui, par souci d’objectivité, ont « refusé » le genre du témoignage et ont fait oeuvre de fiction. Parmi d’autres, Edgar Hilsenrath ( Nuit, 1966), Jurek Becker ( Jakob le menteur, 1969), Imre Kertész ( Etre sans destin, 1975), Ruth Klüger ( Refus de témoigner, 1992). Déportés alors qu’ils étaient enfants ou adolescents, ils ont écrit et publié plus de vingt ans après. Cette distance a rendu le trauma communicable.

Elle les a conduits à se méfier de leurs propres souvenirs, altérés par le temps et la mémoire culturelle, et à anticiper leurs propres mécanismes de refoulement comme ceux du public. Le sujet de leurs récits fluides n’est donc pas en premier lieu la réalité historique des camps, mais le décalage entre leur expérience et celle des contemporains. En inscrivant le trauma dans le contexte civil de l’après-guerre, ils ont développé une forme d’écriture qui réduit l’abîme entre la mémoire du témoin et la conscience du contemporain sans souvenirs.

Les romans de ces « passeurs de témoin » produisent de la mémoire parce qu’ils réfléchissent la Shoah en termes d’aporie irréductible qui engage activement le lecteur. Comment s’y prennent-ils ? La communicabilité de leurs fictions aide à la compréhension du désastre tout en portant des corrections à la catharsis du lecteur : complice apostrophé et mis à contribution quand il s’agit de repenser la Shoah, le lecteur est dérouté, notamment par l’ironie, ou renvoyé à sa singularité lorsque ses désirs d’identification s’éveillent. Ces écrivains témoins nous apprennent que le seul témoignage envisageable pour les générations suivantes a pour point de départ leur propre place dans et face à l’Histoire.

De l’ère du deuil infini, nous passerions à l’exigence d’une problématisation éthique. En partant des techniques d’écriture et des réflexions des « passeurs de témoin », on pourrait commencer à imaginer les limites d’une fiction sur la Shoah : l’imagination serait orientée par une parfaite connaissance des faits historiques, le narrateur adopterait une perspective artificielle, extérieure aux porteurs de mémoire, où l’autodérision pourrait jouer un rôle de distanciation important. Le contrat passé avec le lecteur – témoignage ou roman, mémoires ou autofiction – serait respecté pour éviter le mensonge et le kitsch. Et la motivation de l’auteur serait altruiste. Ce serait une éthique du roman qui prendrait fait et cause pour le témoin sans témoigner en son lieu.

2 Responses to Affaire Haenel: La vérité est importante (Truth matters)

  1. Stalker dit :

    Bonjour.
    Fort belle analyse.
    Cordialement.

    J’aime

  2. jcdurbant dit :

    WILL I EVER BE ABLE TO WRITE SOMETHING GREAT ? (71 years on: Remembering Anne Frank on Holocaust Day while her estate threatens to sue publishers over her diary as its copyright expires along with Mein Kamp)

    « Many revisionists, people who want to deny the extermination camps existed, have tried to attack the diary for years. Saying now the book wasn’t written by Anne alone is weakening the weight it has had for decades, as a testimony to the horrors of this war. She lost her grandparents in Nazi camps, she had uncles who were hidden like Anne Frank was – for her it is a very touchy subject, and she wanted to react and not to let the Anne Frank Fonds use its interpretation of the law. On 1 January, Mein Kampf will enter the public domain, and [Attard] feels the symbolism of this, Mein Kampf entering the public domain, and a counterpart, Anne Frank’s diary, this very important work about the horrors of the second world war, not entering at the same time, was inacceptable for her.”

    Spokesperson for French MP Attard

    http://www.theguardian.com/books/2015/nov/25/french-copyright-challenge-publish-anne-frank-diary-online-otto-frank

    http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/france/12077741/Anne-Frank-charity-threatens-legal-action-over-online-publication-of-diary.html

    What is done cannot be undone, but one can prevent it happening again.

    Anne Frank

    Wednesday, 5 April 1944

    My dearest Kitty,

    For a long time now I didn’t know why I was bothering to do any schoolwork. The end of the war still seemed so far away, so unreal, like a fairy tale. If the war isn’t over by September, I won’t go back to school, since I don’t want to be two years behind…

    I finally realized that I must do my schoolwork to keep from being ignorant, to get on in life, to become a journalist, because that’s what I want! I know I can write. A few of my stories are good, my descriptions of the Secret Annexe* are humorous, much of my diary is vivid and alive, but…it remains to be seen whether I really have talent…

    Unless you write yourself, you can’t know how wonderful it is; I always used to bemoan the fact that I couldn’t draw, but now I’m overjoyed that at least I can write. And if I don’t have the talent to write books or newspaper articles, I can always write for myself. But I want to achieve more than that. I can’t imagine having to live like Mother, Mrs Van Daan* and all the women who go about their work and are then forgotten. I need to have something besides a husband and children to devote myself to! I don’t want to have lived in vain like most people. I want to be useful or bring enjoyment to all people, even those I’ve never met. I want to go on living even after my death! And that’s why I’m so grateful to God for having given me this gift, which I can use to develop myself and to express all that’s inside me!

    When I write I can shake off all my cares. My sorrow disappears, my spirits are revived! But, and that’s a big question, will I ever be able to write something great, will I ever become a journalist or a writer?

    I hope so, oh, I hope so very much, because writing allows me to record everything, all my thoughts, ideals and fantasies…

    So onwards and upwards, with renewed spirits. It’ll all work out, because I’m determined to write!

    Yours,

    Anne M. Frank

    J’aime

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