Jedwabne: L’autre massacre oublié de l’histoire polonaise (Polish history’s other forgotten massacre)

Doubly occupied PolandNeighbors (Jan Gross)Voici quelle est ma culpabilité : à cause d’une faculté de représentation défaillante, à cause des tromperies de l’époque, par opportunisme et par paresse intellectuelle, je n’ai pas posé certaines questions. Cela tout en appartenant à ceux qui se sont engagés pour que la vérité soit faite sur le crime de Katyn, sur les procès-spectacles de l’époque stalinienne et sur les victimes de l’appareil communiste. Pourquoi n’ai-je pas recherché la vérité aussi sur les juifs assassinés à Jedwabne? Adam Michnik (historien et ancien dissident polonais)
C’était un pas supplémentaire dans notre examen de conscience et dans notre dialogue avec les Juifs que deux totalitarismes, le nazisme et le communisme, ont trop longtemps empoisonné. Adam Schulz (porte-parole de l’épiscopat)
La guerre a été un moment très important dans la construction de l’identité polonaise: d’abord les Alliés ont trahi la Pologne en l’abandonnant à Hitler, puis ils l’ont laissée tomber dans l’orbite soviétique. Cette identité s’est fondée sur une « victimisation » de la nation. On ne peut d’ailleurs nier que les Polonais aient été des victimes de l’Histoire. Mais avec la catastrophe de Jedwabne, ils ont soudain réalisé que la victime, lorsqu’elle en a eu l’occasion, est devenue bourreau. Jan Tomasz Gross
Entendre des Polonais admettre que des Polonais ont tué des Juifs, c’est extraordinaire, je ne m’attendais pas à un débat d’une telle ampleur, je pensais qu’il se limiterait aux spécialistes. Jan Gross

Attention: un massacre peut en cacher un autre!

Après la révélation d’un mensonge vieux de près d’un demi-siècle rappelé par l’émouvant « Katyn » du réalisateur polonais Andrzej Wajda …

Noyés, poignardés, égorgés, lapidés, bébés tués sur la poitrine de leur mère puis piétinés, jeune fille décapitée, rescapés brûlés dans une grange, malades et enfants survivants embrochés à coups de fourche et jetés à leur tour dans le feu, langues coupées, yeux arrachés, barbes enflammées, corps mutilés et traînés dans la poussière, à coup de haches, gourdins, barres de fer …

Retour sur un autre massacre oublié lui aussi pendant plus de 50 ans et à nouveau faussement attribué aux nazis et qui a obligé les Polonais cette fois à réviser leur image de pures victimes des totalitarismes tant soviétique que nazi et à confronter la part de certains d’entre eux (comme dans les pays baltes ou en Ukraine) dans la Shoah …

Présenté, jusqu’à la sortie du livre de l’historien américain d’origine polonaise Jan Tomasz Gross il y a neuf ans, comme l’oeuvre des nazis (stèle mensongère comprise, même si une douzaine de gendarmes allemands étaient effectivement présents occupés à prendre des photos), le massacre de 1600 Juifs (60 % de la population, sept rescapés cachés par une paysanne) par les habitants du village polonais de Jedwabne en une seule journée de l’été 1941 était largement, mis à part quelques allusions de spécialistes, tombé dans l’oubli.

Moins de quinze jours après l’arrivée des Allemands dans une région qui était sous occupation soviétique depuis septembre 1939 et quelques jours après au moins deux autres pogroms dans les villages voisins de Radzilow et Wasosz (un peu plus d’un an après le massacre soviétique, à Katyn et ailleurs, de près de la moitié de l’élite polonaise, qui a nul doute contribué au climat d’impunité) et avant les Kielce d’immédiat après guerre ou les « pogroms froids » de 1956 ou de 1968

Cette terrifiante bouffée de haine semble avoir été partiellement motivée, sans compter la chance de récupérer leurs maisons, par des soupçons et des rumeurs de collaboration avec les autorités russes (voire de dénonciation de résistants polonais déportés en Sibérie) de certains juifs qui, après des siècles d’antisémitisme avaient pu, à l’instar de nombre de Polonais avec les Allemands plus tard, accueillir les Soviétiques comme des libérateurs ….

La Pologne divisée par le souvenir du pogrom de Jedwabne
MICHEL GARA
Le Monde
31.03.01

La polémique à propos de la participation de Polonais au massacre de Jedwabne (près de Bialystok dans le Nord-Est) – 1 600 juifs tués le 10 juillet 1941 – vient de rebondir avec les déclarations, jeudi 22 mars, de l’évêque de Lomza, Mgr Stanislaw Stefanek, estimant que les juifs voulaient « faire de l’argent » avec les révélations sur ce pogrom. Evêque du diocèse dont dépend la paroisse de Jedwabne, il a été immédiatement désavoué par la hiérarchie catholique. Début mars, Alexandre Kwasniewski, président de la République, Jerzy Buzek, premier ministre, et le cardinal Josef Glemp, primat de Pologne, avaient reconnu la responsabilité de citoyens polonais dans ce massacre.

Révélé l’an dernier par un livre de Jan Tomasz Gross, historien polonais d’origine juive vivant aux Etats-Unis, ce massacre de 1941 suscite un débat passionné en Pologne. Après cinquante années d’une histoire officielle qui a exalté l’image d’un peuple d’héroïques résistants, il oblige les Polonais à réviser leurs certitudes d’avoir été les témoins impuissants de l’Holocauste. Intitulé Les Voisins, le livre de Gross raconte, témoignages à l’appui, comment des habitants de Jedwabne ont spontanément massacré la communauté juive du village quelques semaines après l’attaque de Hitler contre l’URSS. 1 600 habitants juifs ont été brûlés vifs dans une étable sous l’oeil approbateur de gendarmes allemands. La région, passée au début de la guerre sous occupation russe en vertu du pacte Ribbentrop-Molotov, venait d’être occupée par les troupes allemandes.

LE SILENCE DE LA POPULATION

Après la guerre, en mai 1949, un procès sommaire avait été organisé à Lomza par le pouvoir communiste. Une douzaine de Polonais avaient été condamnés pour « complicité » et un monument érigé sur les lieux du drame attribuant le crime « à la Gestapo et aux troupes hitlériennes ». Puis l’affaire fut oubliée.

Même si la crédibilité de certains témoignages cités par Gross et sa thèse d’une action spontanée sont contestées par des historiens polonais, il a fallu se rendre à l’évidence : les nazis allemands n’ont pas été les seuls responsables de massacres de juifs en Pologne. Si les Polonais sont les plus nombreux à avoir obtenu le titre de « Justes parmi les nations », décerné par l’Institut israélien de Yad Vashem à ceux qui ont sauvé des juifs, d’autres ont contribué aux exactions antijuives. « La participation des Polonais dans le crime de Jedwabne est indéniable. Aucun historien sérieux ne peut le nier, a dit le premier ministre, Jerzy Buzek. Si nous avons le droit d’être fiers des Polonais qui ont sauvé des juifs au risque de leur vie, nous devons aussi reconnaître la culpabilité de ceux qui ont pris part à ces assassinats. »

Le monument de Jedwabne, avec son inscription mensongère, vient d’être enlevé par les autorités locales. Un autre sera édifié à l’occasion du soixantième anniversaire du massacre le 10 juillet. Le président Kwasniewski a déjà annoncé sa participation aux cérémonies. Quant au cardinal Glemp, primat de Pologne, s’il a reconnu les faits, il répète que l’on ne peut pas faire porter la responsabilité de ce crime « collectivement » à tous les Polonais. La population du village de Jedwabne s’est réfugiée dans le silence. Les plus âgés continuent d’affirmer que le massacre a eu lieu sur ordre des soldats allemands. De son côté, la droite nationaliste parle, à propos des révélations de Jan Thomasz Gross, de complot juif anti-polonais.

Dans un entretien accordé à l’agence catholique KAI, le rabbin de Varsovie, Michael Schudrich, a appelé le pays à saisir l’occasion de ce débat pour chercher une réconciliation : « Une demande de pardon a une dimension morale, mais elle aurait aussi une grande importance pratique dans les contacts entre juifs et Polonais », a-t-il affirmé.

Voir aussi:

Le pogrom refoulé de Jedwabne
Jean-Jacques Bozonnet
Le Monde
10.07.01

Il y a soixante ans, la moitié d’un village polonais a exterminé, dans des conditions atroces, l’autre moitié, ses habitants juifs. Ce drame, révélé par un livre, « Les Voisins », a bouleversé le pays. Mardi 10 juillet, en grande pompe, le président polonais demandera pardon aux victimes. Retour sur les lieux du drame

Le 10 juillet 1941, dans le village polonais de Jedwabne écrasé de chaleur, la chasse aux Juifs a commencé tôt, pour se terminer au crépuscule, dans une âcre odeur de chair brûlée, l’horizon barré par une épaisse colonne de fumée noire. Mille six cents Juifs, soit 60 % de la population du village, ont péri dans d’atroces souffrances. Tout au long de cette journée d’horreur, des hommes et des femmes ont été noyés, poignardés, égorgés ; des adolescents lapidés ; des bébés tués sur la poitrine de leur mère, puis piétinés ; une jeune fille décapitée. Rassemblés sur la place du marché, les survivants, tremblant d’effroi, ont ensuite été poussés jusqu’à la grange du charpentier, promptement arrosée d’essence et transformée en brasier. Devant la porte jouait un petit orchestre improvisé, bien insuffisant pour couvrir les hurlements. Plus tard dans la soirée, des malades et des enfants, découverts dans les maisons abandonnées, seront embrochés à coups de fourche et jetés à leur tour dans le feu.

Soixante ans plus tard, Jedwabne, gros bourg de 2 000 habitants au nord-est de la Pologne, s’apprête à revivre la tragédie. Mardi 10 juillet, jour anniversaire du massacre, le président de la République, Aleksander Kwasniewski, doit conduire une marche silencieuse sur le trajet emprunté par les victimes. Jedwabne se serait bien passé de cette publicité. Ici, les cérémonies commémoratives ne suscitent que malaise et colère. « Certains ont parlé de barrer les routes », dit le curé, Edward Orlowski, qui conseille plutôt à ses paroissiens de rester chez eux, et de bouder ostensiblement la démarche présidentielle.

M. Kwasniewski doit en effet demander pardon, au nom de l’Etat polonais, pour ce crime que la Pologne a longtemps cru, ou feint de croire, l’oeuvre des nazis. La stèle, érigée dans les années 1960, qui attribuait la mort des 1 600 Juifs à « la Gestapo et la gendarmerie hitlérienne », a été retirée au mois de mars. Le nouveau monument ne mentionnera pas le nombre des victimes ni ne désignera les coupables, puisqu’une enquête officielle est en cours, mais la participation des villageois polonais à ce pogrom ne fait plus de doute depuis la parution, l’an dernier, d’un livre du sociologue américain Jan Tomasz Gross. Intitulé Les Voisins, l’ouvrage de cet universitaire polonais, émigré aux Etats-Unis lors de la vague antisémite de 1968, montre, témoignages à l’appui, que c’est la population qui a perpétré le massacre des Juifs. Et non quelques marginaux, enrôlés de gré ou de force par les Allemands, comme le voulait la version officielle depuis la fin de la guerre. « Mensonges ! », s’emporte le curé de Jedwabne, scandalisé que « les hommes politiques et le président veuillent faire du business avec ce génocide ». Le père Orlowski n’en démord pas : « Ici, il n’y a jamais eu de haine, l’extermination a été planifiée par les Allemands, qui ont utilisé des Polonais. » Les habitants de Jedwabne seront les derniers à reconnaître une quelconque responsabilité : « Ils ne vont pas tomber à genoux et avouer ce qu’ils n’ont pas commis », insiste-t-il. Le vieux prêtre est soutenu par son évêque, Stanislaw Stefanek, mais aussi par un politicien d’extrême droite, Leszek Bubel, qui profite de l’aubaine pour instiller son antisémitisme dans la région. Faisant preuve d’un courage politique certain, le maire de Jedwabne, Krzyzstof Godlewski, a une attitude d’ouverture mal comprise de ses administrés. Comme lui, la quasi-totalité des habitants du village est née après la guerre, doivent-ils se sentir coupables ? « Non, reconnaît Jan Tomasz Gross. Ils n’ont pas participé au crime, mais c’est chez eux qu’il s’est produit. Le curé et l’évêque devraient aider la population à y réfléchir au lieu de nier l’évidence. »

Cette évidence s’est imposée sans ménagement à l’opinion publique polonaise, qui ne connaissait même pas l’existence de Jedwabne avant la publication des Voisins. Sur l’horrible massacre, le livre de Jan Gross met des noms, ceux des tortionnaires comme ceux des suppliciés. Il raconte comment des groupes de villageois, emmenés par le maire et le conseil municipal, se sont acharnés sur leurs voisins avec des haches, des gourdins, des barres de fer. Il y a eu des langues coupées, des yeux arrachés, des barbes enflammées, des corps mutilés et traînés dans la poussière. Sept Juifs seulement ont pu s’échapper, recueillis et cachés par une famille polonaise d’un hameau voisin. C’est sur le témoignage de l’un d’entre eux, Szmul Waserstajn, que se fonde l’essentiel du travail de M. Gross. Plusieurs autres témoins, ainsi que les archives polonaises, biélorusses ou israéliennes, complètent la documentation du chercheur.

Aujourd’hui, personne ne conteste la réalité du drame. Même l’Eglise polonaise, après plusieurs mois de silence, a fini par l’admettre, exprimant son « repentir » le 27 mai, au cours d’une messe célébrée à Varsovie par le primat de Pologne. « C’était un pas supplémentaire dans notre examen de conscience et dans notre dialogue avec les Juifs que deux totalitarismes, le nazisme et le communisme, ont trop longtemps empoisonné », déclare le père Adam Schulz, porte-parole de l’épiscopat. « Cette cérémonie ne signifie pas que l’Eglise accepte tout ce que dit M. Gross dans son livre », nuance Bogumil Lozinski, journaliste à l’agence catholique d’information (KAI).

LA presse catholique de droite et quelques historiens locaux ratiocinent encore sur la méthode et la rigueur de son enquête et s’interrogent sur les intentions réelles du chercheur. Des livres teintés d’antisémitisme fleurissent dans les librairies – Les 100 mensonges de Gross ou Jedwabne Business. Mais le débat fait son chemin, entretenu par la presse. « Entendre des Polonais admettre que des Polonais ont tué des Juifs, c’est extraordinaire, s’étonne encore Jan Gross. Je ne m’attendais pas à un débat d’une telle ampleur, je pensais qu’il se limiterait aux spécialistes. »

Les Voisins a eu l’effet d’une déflagration dans ce pays où les relations entre Polonais et Juifs pendant la seconde guerre mondiale sont restées si longtemps taboues. Comment une nation dont le ciment est la victimisation pouvait-elle avoir eu en son sein des bourreaux ? Pourtant, les « révélations » du livre de Jan Gross n’en sont pas vraiment. L’auteur le reconnaît, « la plupart des informations étaient déjà dans le domaine public ». En 1949 et 1953, quinze participants au massacre avaient été jugés et condamnés, mais considérés comme de simples comparses. La déposition de Szmul Waserstajn auprès de l’Institut historique juif de Varsovie date de 1945. D’autres témoignages, bouleversants et sans équivoque, figurent dans le livre-mémorial de la communauté juive de Jedwabne, publié en 1980 en anglais et en hébreu. Enfin, en relisant les articles de l’historien juif polonais Shimon Datner, écrits dans les années 1960, on trouve des allusions au drame, mais entre les lignes.

On s’étonne que personne n’ait reconstitué le puzzle plus tôt. Sans doute, le temps de l’introspection nationale, si douloureuse, n’était-il pas venu. Coprésident du Conseil pour le dialogue entre chrétiens et juifs, Stanislaw Krajewski se souvient d’une conversation avec le professeur Datner, dans les années 1970. « Nous étions une douzaine autour de lui dans le cimetière juif de Varsovie ; il avait regretté que des Polonais aient tué des Juifs dans des localités de la région de Byalistok, mais je n’ai pas compris, personne n’a relevé, et il n’a pas insisté. » Il y a cinq ans, Jan Tomasz Gross lui-même avait eu sous les yeux la déposition de Szmul Waserstajn : « Je savais que ce texte était important, mais je ne comprenais pas en quoi, avoue-t-il. C’est quand j’ai vu les rushes d’un film que préparait Agniewska Arnold sur cette période que tout est devenu clair. »

DEPUIS la sortie du livre, Mme Arnold a pu réaliser un documentaire entièrement consacré à la tragédie de Jedwabne. Intitulé lui aussi Les Voisins, il a été diffusé par la télévision nationale en avril. Il a bouleversé la Pologne. L’opinion publique voudrait savoir dans quelle proportion les habitants de Jedwabne ont prêté la main à cette barbarie. Les gendarmes allemands – moins d’une douzaine – se sont-ils contentés de prendre des photos, comme l’affirment plusieurs témoins cités par Jan Gross ? Les Polonais font confiance à l’Institut de la mémoire nationale (IPN) pour établir toute la vérité. Cette institution indépendante est chargée d’une enquête, dont les résultats sont attendus pour novembre ou décembre. Une enquête policière doublée d’une enquête d’historien que Leon Kieres, le président de l’IPN, entend mener tambour battant.

Fin mai, la justice a procédé à des exhumations aux emplacements présumés de deux fosses communes. La trace de deux cent cinquante corps a été retrouvée. Mais ces exhumations partielles ont été arrêtées au bout de cinq jours, faute de savoir où poursuivre les fouilles. De plus, leur « exploitation scientifique », soixante ans après les faits, s’avère difficile. « Les corps étaient tellement enchevêtrés qu’il est quasiment impossible de les distinguer », précise M. Gross, qui maintient son chiffre de 1 600 morts, recoupé par le recensement de 1931. Outre cette comptabilité macabre, les enquêteurs explorent toutes les archives disponibles, notamment allemandes, « pour rassembler le plus d’informations possible ». Ils ont déjà entendu une vingtaine de témoins, dont deux à Tel-Aviv fin juin.

Il faudra aussi élucider les raisons de cette brusque bouffée de haine, alors que Polonais et Juifs, selon l’expression de Leon Kieres, « cohabitaient depuis mille ans ». Le livre de Jan Tomasz Gross n’apporte pas de réponse évidente, sinon l’antisémitisme. La vengeance ? Le massacre est survenu moins de quinze jours après l’arrivée des Allemands dans une région qui était sous occupation soviétique depuis septembre 1939. Or de nombreux témoins soutiennent que les Juifs ont collaboré étroitement avec les autorités russes, au point d’avoir dénoncé des résistants polonais et contribué à leur déportation en Sibérie. « Je crois que les Juifs étaient plus prosoviétiques que ne l’exprime le livre de Gross », reconnaît Stanislaw Krajewski. Ce porte-parole de la communauté juive soupçonne aussi que « pour certains participants, les raisons matérielles ont été plus importantes que la haine antisémite : la nuit même, toutes les maisons des Juifs étaient occupées ». Le professeur Leon Kieres ignore s’il pourra apporter des réponses suffisamment précises à toutes ces questions, mais il est optimiste pour l’avenir : « Ce qui se passe est la preuve que nous sommes une grande nation, dit-il. Le livre de Jan Gross nous a donné l’occasion d’entamer une nouvelle réflexion sur l’histoire de notre pays, y compris sur ses jours les plus sombres. Mais si, de cette enquête, on devait conclure que les Polonais sont responsables de l’holocauste, alors, j’aurais perdu. D’un côté, il y a Jedwabne, certes, mais de l’autre, 6 000 «Justes» polonais qui ont sauvé des Juifs. »

L’IPN a aussi commencé une enquête sur le pogrom de Radzilow, près de Jedwabne, où le scénario a été le même, trois jours plus tôt. Il devrait ensuite s’intéresser à celui de Wasosz, le 5 juillet 1941. La Pologne n’en a pas fini avec ce passé enfoui. Mais, se réjouit Jan Gross, « dans les manuels scolaires et à l’université, l’enseignement de l’histoire de la Pologne va changer. Dans dix ans, tout sera différent. Le débat sera douloureux, mais les gens vont finir par l’accepter ».

Invités la semaine dernière à Varsovie par l’Institut de la mémoire nationale, des écoliers de Jedwabne ont rencontré des enfants de la communauté juive : « Ils ont découvert que le mot «voisin» ne signifie pas seulement Polonais, mais aussi Juif, Allemand ou Vietnamien », plaide M. Kieres. Pourtant, le village où ils grandissent reste recroquevillé sur sa mauvaise conscience. Une femme qui avait témoigné dans le film d’Agniewska Arnold s’est rétractée sous la pression du « voisinage ». Une autre « vedette » du film, Janusz Dziedzic, un solide paysan dont les parents avaient aidé Szmul Waserstajn, a dû fuir le pays avec femme et enfants. Il est parti le 11 juin pour Boston, où son père et ses frères l’avaient précédé de quelques mois. « Il avait peur, il rasait les murs » , explique Anna Bikont, une journaliste à qui il a confié son amertume avant de quitter sa ferme : « Aujourd’hui, à Jedwabne, tout pourrait recommencer comme il y a soixante ans. Les gens et le curé sont les mêmes, disait-il. Il ne manque que les Juifs. »

Voir enfin:

Le « paradoxe polonais » pendant la Shoah
Nicolas Weill
Le Monde
31.03.01

La presse allemande revient sur le massacre de 1 600 juifs de Jedwabne par leurs concitoyens chrétiens en 1941. Adam Michnik, rédacteur en chef du quotidien de Varsovie « Gazeta Wyborcza », propose son interprétation dans « Die Zeit »

VOICI qu’à son tour la presse d’outre-Rhin s’empare d’une affaire qui, depuis mai 2000, confronte le voisin polonais au thème explosif de l’antisémitisme et à la mémoire de la Shoah : l’assassinat par les habitants du bourg de Jedwabne de 1 600 juifs (il n’y eut que sept rescapés, cachés par une paysanne).

Le 10 juillet 1941, dans cette bourgade située au nord-est de Varsovie, non loin de la ville de Lomza, les juifs sont brûlés vifs dans une grange incendiée par leurs concitoyens chrétiens. Ce qui, aujourd’hui, ébranle l’opinion publique polonaise, alertée par la parution d’un ouvrage de l’historien Jan Thomasz Gross ( Sasiedzi. Historia zaglady zydowskiego miasteczka. – Les voisins. Histoire de l’extermination d’un village juif ), c’est que ce massacre semble avoir été spontané. La population polonaise a pris elle-même l’initiative du meurtre collectif, sans instigation allemande.

Tandis que le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung du 26 mars ouvrait ses pages culturelles sur un reportage dans la ville du massacre, l’hebdomadaire libéral de Hambourg Die Zeit du jeudi 22 mars, sous le titre « Quelle culpabilité pour les Polonais ? » (« Wie schuldig sind die Polen ? »), préfère, avec tact, donner la parole à Adam Michnik, ex-dirigeant du syndicat Solidarnosc , aujourd’hui rédacteur en chef du quotidien de Varsovie Gazeta Wyborcza, qui rappelle ici ses propres origines juives. Son intervention est d’autant plus remarquable que la polémique en Pologne a été alimentée par une critique hostile de l’ouvrage, parue dans son propre journal.

JUDÉOPHOBIE « J’avoue que, dans un premier temps, moi non plus je n’ai pu ajouter foi à l’ouvrage et que j’ai soutenu l’opinion selon laquelle mon ami Jan Tomasz Gross avait été victime de sources biaisées. Mais le massacre de masse de Jedwabne (…) a bel et bien eu lieu. Il doit donc peser sur la conscience collective des Polonais, tout comme sur la mienne », reconnaît M. Michnik. Victime de l’occupation de son territoire par deux puissances totalitaires en 1939, la Pologne combattante s’est retrouvée dans le camp de la coalition anti-hitlérienne. Sur le terrain, il n’a pas, comme en France ou en Norvège, existé de collaboration à un niveau étatique. Du reste, les envahisseurs ne la cherchaient pas. Mais, paradoxalement, « dans la Pologne occupée, on pouvait être en même temps un antisémite et un héros de la résistance contre l’occupant », écrit M. Michnik. Certaines proclamations clandestines de l’époque protestaient contre le génocide, tout en continuant à désigner les juifs comme ennemis du pays.

C’est que la judéophobie, y compris dans ses expressions les plus meurtrières, a ses racines propres en Pologne, rappelle-t-il, où l’idée de nation s’est cristallisée sur l’appartenance ethnique et religieuse. Les années de communisme n’ont rien fait pour extirper ce préjugé, au contraire : en 1968, les quelques dizaines de milliers de juifs qui restaient sur place (sur trois millions avant 1939) furent ainsi chassés lors du fameux « pogrom froid ». Pour autant, précise M. Michnik, « je ne crois ni à la culpabilité ni à la responsabilité collective, excepté la responsabilité morale ». Stigmatisant les journalistes étrangers qui viennent en nombre à Jedwabne traquer les éventuels sentiments de culpabilité des actuels habitants, Adam Michnik affirme que ce sentiment, il ne l’éprouve en tant que Polonais que lorsqu’il entend certains de ses compatriotes attribuer le scandale à un prétendu « complot juif international ».

Dans une surprenante confession, l’ancien dissident ajoute : « Voici quelle est ma culpabilité : à cause d’une faculté de représentation défaillante, à cause des tromperies de l’époque, par opportunisme et par paresse intellectuelle, je n’ai pas posé certaines questions. Cela tout en appartenant à ceux qui se sont engagés pour que la vérité soit faite sur le crime de Katyn, sur les procès-spectacles de l’époque stalinienne et sur les victimes de l’appareil communiste. Pourquoi n’ai-je pas recherché la vérité aussi sur les juifs assassinés à Jedwabne ? » Une vérité qui est due, conclut-il, autant à la réconciliation judéo-polonaise qu’aux « justes » de ce pays, dont la mémoire peuple les bosquets du mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem.

4 Responses to Jedwabne: L’autre massacre oublié de l’histoire polonaise (Polish history’s other forgotten massacre)

  1. recherche étolie jaune

    Bonjour,
    pouvez vous m’aider à me mettre en relation avec des personnes susceptibles de m’aider à trouver une étoile jaune des déportés. Toute ma famille fût décimée dans les camps et j’aimerais garder un lien précieux à travers ce symbole.Merci de me guider dans ma recherche. J’ai écrit à à la fondation française, à Chambon sur Lignon et ils n’ont pas pu m’aider .
    Merci de votre attention et de votre aide.
    Anne Rottenberg
    Un autre mail pour me joindre:
    cie.autrement@wanadoo.fr

    J’aime

  2. jcdurbant dit :

    HISTORY AS A WEAPON

    “Historical politics should be conducted by the Polish state as an element of the construction of our international position,”

    Polish president Andrzej Duda

    “This will be a project that meets the expectations of Poles, who are blasphemed in the world, in Europe, even in Germany, that they are the Holocaust perpetrators, that in Poland there were Polish concentration camps, Polish gas chambers. Enough with this lie. There has to be responsibility.”

    Justice Minister Zbigniew Ziobro

    PiS itself is not overtly anti-Semitic. But … it feeds on associations with anti-Semitic rhetoric. The language used about the refugees is sinister, these strangers in our midst that carry disease.”

    Jan Gross

    “About 17,000 Germans were killed during the September [1939] campaign, about 5,000 during the Warsaw Rising of 1944 and another 5,000 during the German occupation in Poland. Many more Jews were murdered. Of the 200,000-250,000 Jews that were alive after the liquidation of the ghettos many were killed by Poles, so that only about 40,000 survived the war.”

    Jan Gross

    Historien internationalement reconnu pour ses travaux sur les Juifs durant la Shoah, Jan Tomasz Gross, 69 ans, est dans la tourmente. Estimant que ses écrits et ses recherches sont «antipatriotiques», le gouvernement d’Andrzej Duda songe à lui retirer l’Ordre du Mérite, récompense octroyée en 1996.

    Jan Tomasz Gross, dans son livre Les Voisins, publié en 2001, a été le premier à soulever la responsabilité des Polonais lors des massacres antisémites durant la Seconde Guerre mondiale. Il y décrit notamment le génocide de plus de 1600 Juifs dans le village de Jedwabne orchestré par la population polonaise et la complicité que celle-ci entretenait avec les nazis.

    Mais cette vérité historique déplaît aux nationalistes du gouvernement polonais. Selon Malgorzata Sadurska, une proche du président, plus de deux mille lettres ont été envoyées au gouvernement demandant la disgrâce de l’historien …

    http://www.lefigaro.fr/culture/2016/02/15/03004-20160215ARTFIG00185-la-pologne-veut-dechoir-un-historien-de-la-shoah.php

    J’aime

  3. jcdurbant dit :

    HISTORY AS THE CONTINUATION OF WAR BY OTHER MEANS (There are no angels and villains in civil society in Poland, because there are no such people anywhere)

    Earlier this month, accusations emerged that Walesa was a paid communist informant from 1970 to 1976 (four years before the emergence of the Solidarity party). This is not the first time such accusations have been made against Walesa, who was cleared of similar charges in 2000, and who has long maintained that the communists falsified such documents to besmirch his reputation. This time, however, the documents were taken from the home of a former communist interior minister and, according to Lukasz Kaminski, head of the Institute of National Remembrance, a government-affiliated research organization, appear authentic.

    The news has shaken Poland — there has already been talk of renaming Gdansk’s Lech Walesa airport, and some have even called on Walesa to return his 1983 Nobel Peace Prize — and reverberations have been felt throughout the former Eastern Bloc (even the Russian media have joined in, saying Walesa worked for the KGB as well as the Polish secret police). The 279 pages of documents, released on Feb. 22 to a long line of journalists and historians, may or may not show that Walesa was indeed a paid informant; they seem to, though he has denied the charge. But they have already shown how those who shaped Poland’s political past and, in turn, its present and future were not pure and perfect souls, but imperfect humans.

    Most opposition movements in the Soviet Union and Eastern Bloc were, up until the very end of the 1980s, composed of intellectuals (i.e., Russia) or small bands of patriots (e.g., the Baltic States). They may have had moments where they managed to tap into the power of the masses — in 1978, for instance, Georgian dissidents brought thousands of people to the streets to protest against changing the special status of the Georgian language in the constitution — but they were, for the most part, made up of a small, exceptional portion of the country’s population.

    Solidarity was different, and it was special. It brought workers — the masses so scorned by dissident groups in other socialist countries — and intellectual activists together, and it did so almost a full decade before the dissolution of the Eastern Bloc. It was inclusive, forward-looking, and impactful. It was the first trade union in a Warsaw Pact country not controlled by a communist party, and it went from staging strikes at the Gdansk shipyard to sitting at round-table talks with the communists and the Catholic Church. The talks helped to usher in partially free elections, from which Solidarity helped form a coalition government. Walesa led Solidarity from its earliest days in Gdansk to its time in government, which meant he was special, too.

    It is because of Solidarity’s storied role in the history of the Cold War that the news has come as such a blow — and why it has been put to use so enthusiastically by Poland’s current far-right government, which would discredit those who came after communism and the pro-liberal, pro-Western path they chose for the country. Walesa, a source of Polish national pride for decades, was not, it seems, so unflinching, uncompromised, or special after all. If his legend is a lie, so, too, is the path he set Poles upon thereafter.

    But amid all this, it is important to remember that the charges that Walesa was a paid informant to the communist regime, if true, are completely compatible with the role he played in Polish history.

    These documents exist in the first place not despite Walesa’s long-standing opposition to communist rule, but because of it. Those who were politically active — as Walesa was even in the 1970s — were more likely to be kept under surveillance, persecuted, and pressured to inform on fellow opposition activists than those who lived quiet lives according to communist strictures. This issue is not unique to Walesa, nor is it even unique to Poland: Czech dissident turned President Vaclav Havel’s name appeared in files released per lustration law as a candidate for recruitment by the secret police; Czech writer Milan Kundera was accused of having informed on a Western spy; Oscar-winning Hungarian director Istvan Szabo, whose work often deals with the pressures put on citizens in the communist period, admitted to having been an informer on his fellow students (allegedly to save a classmate who was involved in the 1956 uprising).

    It is also important to remember these sorts of charges themselves have an ugly history: In the early 1990s, a lustration law in what was still Czechoslovakia was passed by the new democratic government to check whether current public officials once had ties to secret police. As Tony Judt wrote in Postwar, “The secret police lists soon found their way into the press published and publicized by politicians and parliamentary candidates hoping to discredit their opponents.” Further, Judt points out that, while potential informers were listed by name, the individuals who recruited them were not.

    The timing of the accusations against Walesa is particularly convenient — Walesa has been an outspoken critic of the current government, which was elected last year and has since swiftly moved Poland toward conservative nationalism. But wielding the past as a political weapon is common throughout Central and Eastern European politics. A Georgian politician once told me in an interview, matter-of-factly, that a higher-up in an opposing party had been a communist informer. I have no way of knowing whether this statement was accurate. I do know that it was meant to discredit that man’s political past and present platform. And I also know that the man very well could have been both an informer and a dissident in Soviet times. Walesa could have been, too. The history of Poland, and Eastern Europe more broadly, is complicated enough to hold such contradictions.

    There is a strain of thinking in and about Eastern Europe (one that was, to be fair, perpetuated by the Western countries that helped it “transition”) that there were good and bad actors under communism and that individuals and countries were either on the right or wrong side of history. (This idea is likely why the current Polish government is threatening to strip Polish and Jewish historian Jan Gross of his Order of Merit for making the historically substantiated claim that some Polish people were complicit in Nazi war crimes, as though honoring a country’s history is fundamentally incompatible with telling it completely.) The people and politicians of Poland lived through persecution, suppression, resistance, and transition. All of that has been brought into its civic life today. There are no angels and villains in civil society in Poland, because there are no such people anywhere, and particularly not in countries that have lived under political persecution and have gone through such intense periods of transition. The Polish people can’t afford to avoid reckoning with that truth, for even as the remaining public figures who lived under communism grow old and pass away and are replaced by those who merely remember them, their complicated personal histories are necessarily going to be a part of Poland’s political future.

    After the news about the new Walesa files broke, I emailed a few friends of mine in Poland and asked for their thoughts. One, Maciej Grodzki of the National School of Public Administration, wrote back: “People who didn’t live in the Communist period or under any totalitarian system can’t imagine how they could have ruined his life and the life of his family [his unemployed wife and eight children]. And for many people (and our current authorities), everything is either black or white. They don’t take into consideration how complicated life at that time was and how intricate our Polish history is.” Or how complicated Poland’s political present therefore is. Or how intricate its future will almost certainly be.

    The Moral Perils of Being Polish

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.