Le mot «crétin», qui a connu une indéniable fortune dans la langue française, a cette année un quart de millénaire. Il est apparu en 1750, le 22 juillet. Ce jour-là, à Lyon, un certain médecin et marquis Timoléon de Maugiron prononça devant ses royaux collègues un discours sur le «crétinisme», affection du corps et/ou de l’âme des populations alpines. Ses propos furent repris intégralement par D’Alembert dans la première Encyclopédie en 1754.

Le document est intitulé Voyage en Suisse, 1750, lettre et mélange de dissertation Ecritte à la Société Royalle de Lyon. Le marquis relevait: «Il nait chez eux en assés grande quantité, et surtout à Sion leur capital une espece d’hommes qu’ils appellent cretins, ils sont sourds, muers, imbéciles, presque insensibles aux coups et portent des goètres pendans jusqu’à la ceinture; assés de bonnes gens d’ailleurs, il sont incapables d’idées, et n’ont qu’une sorte d’attrait assés violent à leurs besoins. La simplicité des valaisans les leur fait regarder comme les anges tutelaires des familles et celles qui n’en ont pas se croyent assés mal avec le ciel.»

A propos de ce document, le chercheur anglais Paul Cranefield publia en 1961 une petite communication intitulée: «L’origine probable du mot ‘Crétin’ dans la langue écrite», dont la conclusion dit: «La large diffusion de l’Encyclopédie et la grande popularité du livre controversé de Cornelius de Pauw sur la question ont donné une grande audience aux observations de Maugiron et ont fait entrer un mot d’origine inconnue, sans signification scientifique, le terme local ‘crétin’, dans l’usage mondial, scientifique, populaire et même argotique.»

Ainsi donc le Valais peut s’enorgueillir d’avoir donné un mot aussi fameux, bien que péjoratif, à la langue française. Même si subsistent quelques divergences sur son origine étymologique. Pour Le Petit Robert, «crétin» est une variation de chrétien, «innocent». Le Larousse parle d’une «forme dialectale et péjorative du latin Christianus, chrétien». Mais pour Le Littré le mot viendrait plutôt de l’allemand Kreidling, de Kreide, la craie, à cause de la couleur blanchâtre de la peau des crétins: «Nom d’individus de l’espèce humaine, affectés de l’idiotisme le plus complet, ayant la peau flétrie, jaunâtre ou sale.»

Bien que présent dans l’Encyclopédie, «crétin» est entré plus tard dans les dictionnaires d’usage courant. Selon Le Littré le mot «n’est ni dans Furetière, ni dans Richelet ni dans les éditions du dictionnaire de l’Académie avant 1835». Par la suite des déclinaisons s’imposèrent: crétiniser, crétinisation et crétinerie. En patois, on utilise également le délicat qualificatif féminin «cretchâne».

Il semble bien que «crétin» soit un des rares mots à porter le label authentiquement valaisan. Il a également colonisé d’autres langues. L’allemand l’a traduit par Kretin avec un K. L’anglais ne l’a pas retenu. Il préfère «Idiotic».

L’origine du vocable «crétinisme» est plus incertaine. On le trouve chez Paracelse dès 1527. Des allusions en sont faites ici et là dans la littérature des XVIe et XVIIe siècles. Mais c’est seulement dans la deuxième partie du XVIIIe siècle que l’affection suscite un intérêt grandissant, jusqu’à une fascination tenant du fantastique et qui a perduré jusqu’à nos jours. Le goitre (une hypertrophie de la glande thyroïde), va de la taille d’une noisette à «un pain rond de six livres», il est plus grand que la tête ou pend bientôt jusqu’à terre… Et pour le porter, il existe des êtres qui sont les plus remarquables restants de la colère de Dieu sur terre. Il n’y a pas si longtemps encore, Maurice Chappaz écrivait dans Le portrait des Valaisans en légende et vérité (1965): «Je revois les idiots. Ils étaient énormes, ils traînaient avec des faces rongées comme des écorces. Ils essayaient de parler, mais seuls des gloussements, des beuglements passaient leurs lèvres. Il y avait le crétin Lôca, le crétin Hat et le gros crétin du cigare. Plus mystérieux qu’eux, celui qu’on ne sortait que la nuit pour le promener vers la rivière et qui avait la tête enfermée dans un sac. Il avait la figure d’un cheval.»

Tous les gens portant goitres ne sont pas forcément crétins. Mais les crétins sont forcément goitreux. Les raisons du mal, on en a donné de toutes sortes: l’air vicié, l’eau de fonte des glaciers, le froid et l’humidité, la stagnation de l’air et la chaleur, les marais, le tuf, l’eau calcaire, le manque de bière, la malpropreté, l’abus de liqueurs et forcément les mœurs: la paresse, l’indolence, l’endogamie. D’autres y ont vu une race maudite, descendant des Goths, des Sarrasins, des Albigeois, d’autres encore ont avancé le rachitisme, l’excès de magnésium dans l’eau, le manque d’électricité atmosphérique, etc.

Le Valais, où la maladie a d’abord été identifiée (principalement dans les villages de plaine entre Martigny et Sion) est longtemps resté l’épicentre du phénomène. Mais le mal du «gros gosier» existait ailleurs, dans le Val d’Aoste, en Maurienne, dans le Faucigny, les Alpes maritimes, le Dauphiné, les Grisons, le Tyrol, la Carinthie, les Pyrénées, en Auvergne, dans les Asturies, et jusqu’en Colombie. On finit donc par constater que le goitre et le crétinisme existaient un peu partout dans le monde.

Comme remède, on recommandait quelquefois, dès le XVIIe siècle, la consommation d’éponges brûlées réduites en poudre. Sans le savoir, on était sur la bonne piste. Un certain Bernard Courtois découvrit l’iode en 1811. En 1829 le Genevois Coindet imagina un traitement du crétinisme avec cet élément chimique. Vers 1860 un certain Virchow découvrit que le crétinisme était dû à un dysfonctionnement de la thyroïde. En 1896 Baumann montra la présence d’iode dans la glande elle-même. La déficience en iode était donc la cause du goitre et du crétinisme. Après de nombreux essais, il fallut attendre les années 1920 pour que le chimiste suisse Von Fellenberg établisse précisément la corrélation entre le taux d’iode dans le sol, dans l’eau, les aliments et la présence des goitreux. On décida alors de rajouter de l’iode dans le sel. Aujourd’hui, on continue de ioder le sel.

Le corps était guéri, mais plusieurs siècles d’interrogations, de suspicion, de théories abracadabrantes ont laissé leur trace dans les esprits. Dans un article intitulé «Eclaircissement sur les causes du crétinisme et sur les explications qu’on a voulu en donner depuis quatre siècles», l’historien Max Liniger-Goumaz tente de corriger une vision qui a fait du tort à la réputation du Valais et de ses habitants, notamment de la part des écrivains voyageurs: Victor Hugo, Flaubert, Théophile Gauthier, James Fenimore Cooper ou encore Harriet Beecher-Stove (La case de l’Oncle Tom), qui ont décrit le Valais comme une terre «entièrement peuplée de crétins».

M. Robert, géographe du roi Louis XVI, s’est particulièrement illustré. Dans son Voyage dans les XIII cantons suisses, le Valais, les Grisons etc. de 1789, il écrivait: «Ce qu’il y a de pire est qu’il n’y a pas de ligne de séparation entre les crétins et ceux qui ne le sont pas. L’espèce va en se dégradant par teintes, par nuances imperceptibles du plus intelligent et du mieux constitué des Valaisans au plus stupide des crétins qu’on pourrait assimiler à l’huître.» A quoi le curé de val d’Illiez, un certain Clément, répondit dans une lettre au Journal littéraire de Lausanne en 1795: c’est Monsieur Robert qui est atteint lui-même de crétinisme puisqu’il ne parvient pas à faire la différence entre les crétins et les autres.

Auparavant, les récits de voyage en Suisse de V. Coxe vers 1770 avaient déjà donné le ton: «La malpropreté et l’indolence du bas peuple sont si notoires qu’elles ne peuvent échapper à tout voyageur.» L’auteur décelait toutefois une gradation entre «ceux qui montrent quelques étincelles d’intelligence, jusqu’à ceux qui sont sourds et muets et n’offrent de l’homme que les pures sensations animales».

Le Genevois Horace-Bénédicte de Saussure a eu également la plume lourde dans ses Voyages dans les Alpes à la fin du XVIIIe: «Les crétins produisent au plus haut degré ces impressions douloureuses, parce qu’à l’imbécillité ou à l’absence totale des facultés intellectuelles, ils réunissent la figure la plus hideuse et la plus dégoûtante.»

En 1790, un auteur allemand, un certain Ackermann, émit l’hypothèse que les crétins seraient une sorte de «sous-race humaine». D’autres passages sont plus célèbres, celui de Victor Hugo 1839: «Les Alpes font beaucoup d’idiots. Il n’est pas donné à toutes les intelligences de faire ménage avec de telles merveilles et de se promener du matin au soir sans éblouissement et sans stupeur avec un rayon visuel terrestre de cinquante lieues sur une circonférence de trois cents.» C’était donc le paysage qui rendait marteau!

Arthur Schopenauer y va aussi de son couplet lors d’un voyage vers Chamonix à la même époque: «Il est tout à fait singulier que ces hommes qui sont inférieurs aux animaux, sourds, muets et hébétés, aient sur leur visage l’expression d’une jubilation triomphante et sauvage.»

L’exagération enfin est à son comble avec le récit de l’Anglais Wills au milieu du XIXe siècle qui parle des vallées d’Anniviers et de Tourtemagne en ces termes: leurs habitants «vivent presque nus, vêtus de peaux de bêtes, mangeant primitivement sur des tables à cupules. […] Avec un teint noir jaunâtre comme celui des Groenlandais…»

Heureusement, d’autres auteurs ont été plus nuancés dans leurs descriptions. En 1770, Walser écrivait: «Les habitants du pays sont sains et forts, cordiaux, travailleurs. Ils savent endurer la chaleur et le froid et deviennent vieux.»

Un demi-siècle plus tard, Rodolphe Toepffer dans ses «Premiers voyages en zigzag» inaugurait une différence flatteuse: «Les Valaisans ont du goitre, mais les Valaisans s’aiment entre eux, ils sont humains. Et voilà pourquoi, lents et engourdis, ils vivent, tandis que d’autres, lestes, agiles et se remuants sans cesse, bougent, plutôt qu’ils ne sont vivants.»

L’historien Le Roy Ladurie dans une préface au Médecin de campagne de Balzac: «Nombreuses sont les vallées des Alpes que ces carences en iode ont transformées en isolats de crétinisme lunaire, peuplés d’idiots baveux qu’un tourisme discutable désigne à la curiosité malsaine des voyageurs.» Il existait même à l’époque des cartes postales avec des crétins. Pour le sociologue Bernard Crettaz, «c’est dire le mépris».

Aujourd’hui, reste l’injure: «crétin», «espèce de crétin», ou le «crétin des Alpes» du capitaine Haddock.

Simon Epiney, président d’Aqua Nostra Valais et conseiller national titre un article sur les écologistes: «Les Crétins des Alpes». Le député et sociologue Gabriel Bender fustige «La Patrouille des Crétins» (des Glaciers). On est tous le crétin d’un autre.

«Crétin» garde une charge péjorative puissante. Le crétin d’aujourd’hui est peut-être le montagnard borné, fermé au monde. C’est peut-être aussi le crétin économique des régions périphériques, sa gestion folklorique, ses dérapages financiers, ses comptes publics assistés, ce comportement clanique, cet atavisme politique. C’est un mélange de naïveté et de suffisance, «l’expression d’une jubilation triomphante et sauvage» qui a imprégné par exemple la candidature et la débâcle olympique. Pour tout dire: un «manque de classe».

Mais si le mot est d’origine valaisanne, l’insulte ne porte jamais aussi fort que lorsque c’est un Valaisan qui la profère contre un ou d’autres Valaisans. C’est une façon de renvoyer chacun vers une tare ancestrale commune. Avec un peu d’humour, le canton pourrait ériger quelque part autour de La Planta une statue de Timoléon de Maugiron.