Rwanda: Il y a deux manières de définir un génocide

Dans ces pays là, un génocide, ce n’est pas trop important. François Mitterrand

A l’occasion de la sortie prochaine du film de Jean-Christophe Klotz sur le Rwanda (“Kigali, des images contre un massacre”), petit retour sur un intéressant entretien d’avril 2004 (dans le Nouvel Observateur) de l’ex-journaliste de Libération et auteur de deux ouvrages sur le génocide rwandais Jean Hatzfeld.

Qui rappelle les étranges analogies antre le génocide rwandais et le génocide nazi, mais aussi avec tout génocide, comme celui des chrétiens arméniens par les musulmans turcs de 1915 ou le quasi-génocide actuel des agriculteurs du Darfour par les autorités islamistes de Khartoum.

Et ce, que ce soit au niveau de la planification (avec les quatre étapes de la dictature, la mise en condition « médiatique », la montée des mesures de discrimination et des violences, et le prétexte de la guerre), du comportement des tueurs et des victimes, ainsi que de celui de la « Communauté internationale »:

Définitions :

Il y a deux manières de définir un génocide. Politiquement c’est un projet planifié et organisé d’extermination. Mais on peut le définir par le comportement des protagonistes. Et entre autres particularités, on s’aperçoit que la culpabilité n’est pas là ou on l’attend. Les rescapés se sentent coupables d’être resté vivants ou d’avoir vécu comme des animaux, d’avoir été humiliés, de ne pas avoir eu le comportement digne, humain qu’ils auraient pu avoir devant leurs enfants, leurs frères etc… cette culpabilité est très bien décrite par les gens qui sortent d’Auschwitz.
Ce qui est choquant et bouleversant, c’est qu’à l’inverse, les tueurs n’éprouvent quasiment aucune culpabilité. (…) Cela avait déjà été constaté en 1945 quand tous les tueurs nazis sont retournés dans leur bureau ou dans leur champs ou à l’université. Ils ont toujours retrouvé une vie tout à fait normale et ordinaire

Sur l’action ou inaction de la « Communauté internationale » :

L’ONU :

La seule chose que l’ONU a su faire activement, dans ces périodes de tueries, c’est d’évacuer les blancs, et cela a été compris comme un feu vert pour les massacres.

La France :

L’implication française est beaucoup plus terrible encore puisqu’elle a été un soutien logistique à l’armée d’Habyarimana. Il semble que même après le début du génocide, l’armée française – ou au moins une partie parce que ce n’est pas sûr que cela ait été décidé en haut lieu – ait continué à fournir des armes aux tueurs.
L’armée française a également installé la « zone turquoise ». C’était une décision politique prise dans les bureaux de François Mitterrand. Cette zone a été instaurée dans la région ouest du pays pour permettre pendant deux mois, mi-juin jusqu’à mi-août, à la communauté hutue de s’échapper et donc de protéger en son sein – toute la communauté n’était pas meurtrière – des génocidaires qui s’y cachaient.

Sur les analogies avec 1945 :

D’abord il y a instauration d’une dictature : Hitler en 1933, Habyarimana en 1973. A partir de là, il y a une atmosphère antisémite, antitutsite qui s’instaure, devient de plus en plus violente, où il est répété de manière quotidienne, permanente, sans aucun tabou, aucune gêne, que les juifs sont de trop dans la société allemande, les tutsi dans la société rwandaise.
Cela prend la forme de discours politiques, lors de meetings par exemple, ou de gags radiophoniques, de pièces de théâtre.
La troisième chose c’est le crescendo. Cela commence par la ségrégation, une sorte d’apartheid. Puis la suppression de droits : celui d’être haut fonctionnaire, d’aller à l’université, d’acheter des terres.
Et dans le même temps, il y a de plus en plus de violences. Entre 1973 et 1992, un certain nombre de pogroms se succèdent et vont de pair avec une impunité grandissante. Comme avec les juifs en Allemagne. On les poursuivait, on cassait leur vitrine, on les foutait dehors… et ça va de plus en plus de soi. C’était pareil au Rwanda.
Le quatrième point, c’est la déclaration de guerre.
En 1939, déclaration de guerre en Allemagne, en 1992, la guerre avec le FPR. La guerre, ça bouleverse toute la vie quotidienne et ça crée un climat de peur et un chaos. Les règles ne sont plus respectées, les militaires prennent le pouvoir. La mort devient permanente, quotidienne, banale. La petite bourgeoisie s’enfuit, les démocrates se taisent, le nationalisme prend le pas sur l’humanisme. Et c’est dans ces circonstances que naissent et en Allemagne et au Rwanda, les génocides.

3 QUESTIONS A… JEAN HATZFELD

« Comme en 1945, les génocidaires ne regrettent pas leurs actes »
Le Nouvel Observateur

le 6 avril 2004

Jean Hatzfeld
est journaliste reporter
à Libération
et auteur de deux livres
consacrés au génocide rwandais
« Dans le nu de la vie » (Seuil, 2000)
et « La saison des machettes » (Seuil, 2003)

Après avoir consacré un premier ouvrage aux rescapés du génocide rwandais, vous vous êtes intéressé aux tueurs, comment vous est venue cette idée ?

– Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de ce deuxième travail. Volontairement, j’avais fait un premier livre à partir des récits des rescapés d’un village. Je n’avais pas l’idée de poursuivre avec les tueurs parce qu’à chaque fois que j’en avais rencontrés, cela n’avait aucun intérêt. J’en avais plusieurs fois fait l’expérience : en 1994 au moment du génocide ou après, lors de l’exode vers le Congo, ou en Belgique, en France, ou même pendant ces deux ans où j’ai travaillé avec les rescapés, en 1998-2000.
Parler avec un tueur, cela voulait toujours dire des mensonges, des oublis, des négations. Un tueur en liberté ne parle pas. C’est une attitude assez compréhensible parce qu’il sait que tout ce qu’il va dire va pouvoir l’emmener en prison.

A la sortie de « Dans le nu de la vie », beaucoup de lecteurs m’ont posé des questions sur tous ces gens qui ont tué, et tué de manière assez extraordinaire puisque ce n’était pas du tout des tueries guerrières, mais c’étaient des tueries laborieuses. Ces gens qui ont tué de façon aussi méthodique, aussi calme, aussi organisée, qu’est-ce qu’ils avaient dans la tête au moment de leurs actes? Qu’ont-ils dans la tête maintenant?
Ces questions de lecteurs m’ont intrigué. Et à l’occasion de nouveaux séjours dans le village de Nyamata, j’en ai parlé autour de moi. Un des rescapés, Innocent, avec qui j’avais travaillé a eu l’idée de recueillir les témoignages des génocidaires.

Mais comment avez-vous choisi les génocidaires avec lesquels vous alliez travailler?

– Les conseils d’Innocent m’ont beaucoup aidé. Il m’avait dit: ‘Tant que tu t’adresseras à des tueurs en liberté, tu n’arriveras à rien car ils seront toujours dans l’abnégation ou dans l’oubli. Tant que tu t’adresseras à des gens individuellement, tu n’arriveras à rien parce qu’ils se sentiront trop seuls par rapport à leurs actes et ils nieront. Ce qui serait bien, ce serait de trouver un groupe’.
Et il a ajouté qu’il connaissait une bande de dix copains, dont certains avaient été ses élèves, des gens qu’il connaissait avant le génocide puisqu’ils sont de la même colline que lui. Des gens qui ont tué ensemble pendant le génocide et qui sont maintenant ensemble en prison.
Ils étaient dans un pénitencier, à vingtaine kilomètres de Nyamata. On leur a expliqué notre projet de faire un livre avec eux. Et là, je me suis rendu compte que, sans y être pour grand chose, j’étais en train de réunir des circonstances tout à fait exceptionnelles pour pouvoir entamer un dialogue avec eux. C’était une bande de copains, donc ils se sentaient plus en sécurité, plus assurés. Ils étaient en prison, déjà jugés, donc ils n’avaient pas peur que ce qu’ils puissent dire les serve ou les desserve. Ils ne pouvaient pas m’utiliser ou me craindre.
Mais surtout, et cela, c’était très important, ce sont des gens qui étaient directement passés des marais, où ils avaient tué pendant six semaines en mai 1994, au camp du Congo, où ils avaient vécu deux ans, jusqu’en 1996, et de ces camps, directement en prison où ils vivaient depuis six, sept ans.
Ils n’avaient donc toujours pas regagné leurs parcelles de terre, leur maison, leur famille. Ils n’avaient toujours pas affronté ou rencontré ni leurs propres enfants, ni leurs propres parents, ni leurs voisins ni les familles des gens qu’ils ont tués. Ils vivaient en quelque sorte dans une bulle.

Concrètement, comment se passait le recueil de leurs témoignages ?

– J’allais tous les matins au pénitencier, je parlais avec deux personnes par jour, l’une après l’autre, les entretiens étant individuels. On a établi un certain nombre de règles parce que le travail allait durer assez longtemps. Parmi les règles principales, je m’engageais à ne jamais rien répéter de ce qu’ils diraient ni à l’extérieur, ni à leur famille, ni à leurs voisins ni aux juges, ni aux policiers, ni aux militaires, etc… ni même aux autres de la bande. Quand, par exemple, Pio, Pancrace, Fulgeance, me disait quelque chose, jamais je ne le répétais à un autre. Jamais je ne disais par exemple à Pio, ‘c’est marrant que tu me dises cela parce qu’hier Fulgeance me disait le contraire’.
En contrepartie, eux s’engageaient à ne pas mentir c’est à dire à ne pas répondre quand ils trouvaient des questions embarrassantes ou mauvaises… c’était un peu des règles de vie commune.
On a donc commencé doucement parce qu’évidemment, ils mentaient beaucoup au départ, ils louvoyaient, ils avançaient, ils reculaient etc… et puis, petit à petit, s’est créée une relation. J’y allais donc le matin, je discutais une heure ou deux avec l’un, une heure ou deux avec l’autre… Puis je retournais au village, j’y passais l’après-midi, je voyais les gens. Cela durait comme ça un ou deux mois et puis je rentrais à Paris, je décryptais tout ce qui avait été dit, je réfléchissais à ce que j’avais sous les yeux, si cela suscitait de nouvelles questions. Par exemple, si quelqu’un m’avait dit quelque chose et je me disais ‘tiens cela vaudrait peut-être le coup de demander la même chose à tous les autres sur Dieu, sur le pardon, sur la première fois qu’ils ont tué’… et je revenais, un ou deux mois après et je recommençais un cycle qui durait de la même façon environ deux mois et c’est comme cela que j’ai fait l’aller retour Nyamata-Paris Paris-Nyamata pendant deux ans.
La dernière circonstance qui a pu permettre ce travail, et qui explique aussi pourquoi par exemple en 1945 ça n’a pas pu être fait avec les nazis, c’est que les autorités m’avaient laissé carte blanche. Le directeur de la prison et le ministère de l’Intérieur rwandais m’ont donné cette autorisation de rencontrer ces gens aussi longtemps que je voulais, aussi librement que je voulais et surtout sans témoin. Les entretiens n’étaient pas en prison proprement dite. La prison était une forteresse qu’occupaient 7.000 personnes. Les entretiens se déroulaient toujours dans l’enceinte de la prison mais à l’extérieur des murs, dans un petit jardinet. Seul un des dix, qui était condamné à mort, devait être surveillé par quelqu’un d’armé. Il y avait un militaire avec nous mais il était à 5, 6 mètres et en plus il ne parlait pas français contrairement au prisonnier.
Les entretiens se faisaient donc à l’abri des oreilles des autres prisonniers mais aussi des avocats ou des juges ou des gardiens et cela a été un élément déterminant.

Ces hommes vous ont-ils avoué qu’ils regrettaient leurs actes ?

– Non. Il y a deux manières de définir un génocide.
Politiquement c’est un projet planifié et organisé d’extermination. Mais on peut le définir par le comportement des protagonistes. Et entre autres particularités, on s’aperçoit que la culpabilité n’est pas là ou on l’attend. Les rescapés se sentent coupables d’être resté vivants ou d’avoir vécu comme des animaux, d’avoir été humiliés, de ne pas avoir eu le comportement digne, humain qu’ils auraient pu avoir devant leurs enfants, leurs frères etc… cette culpabilité est très bien décrite par les gens qui sortent d’Auschwitz.
Ce qui est choquant et bouleversant, c’est qu’à l’inverse, les tueurs n’éprouvent quasiment aucune culpabilité. Ils éprouvent des regrets, mais pour eux-mêmes. Au mieux ils regrettent d’avoir gâché leur vie, celle de leurs enfants, de leur famille, d’avoir perdu du temps en prison, de s’être appauvris, au pire, ils regrettent de ne pas avoir terminé le boulot, de ne pas avoir réussi à exterminer les Tutsi, de ne pas s’en être débarrassé. Mais quand on leur demande leur plus mauvais souvenir parmi les trois dernières grandes périodes -les tueries, les camps de réfugiés, la prison- qu’ils ont vécues, aucun spontanément ne parle des tueries.
Pour certains, c’étaient les camps, pour d’autres, la prison c’était le cauchemar. Personne n’a dit : ‘C’est d’avoir tué untel ou untel dans les marais’. De la même façon, quand on leur demande ce qui revient dans leurs rêves, aucun ne parle de rêve des tueries. Ils parlent de l’exode, cette fuite de l’été 1994 sur les routes avec les maladies etc… Ils parlent de la promiscuité dans les camps, de la peur, ou ils parlent de ce qui se passe de très dur dans les prisons mais aucun ne raconte un rêve de tuerie. Au contraire des rescapés qui rêvent quasiment toutes les semaines, des tueries, d’être poursuivis, des morts etc…
Cette absence de remords est étonnante surtout mise en parallèle avec la conscience qu’ils ont de leurs actes. Ils racontent très bien ce qu’ils ont fait : ils ont tué, tous les jours. Ils se sont payés avec les pillages. Ils ont fait des fêtes. Mais ils ne portent pas les séquelles physiques ou psychologiques, ou psychiques de ces actes et cela les distingue vraiment des tueurs des guerres civiles ordinaires. Quand on parle avec des gens qui ont fait la guerre du Vietnam, la guerre d’Algérie, du Liban ou en Haïti, ils portent toujours les séquelles.
D’une manière ou d’une autre : ils deviennent alcooliques, ermites ou baba cool ou fachos mais ils portent des séquelles. Eux ne portent pas de séquelles. On le voit aujourd’hui d’ailleurs parce que beaucoup sortent et regagnent leur colline et ils retrouvent leur vie ordinaire et se remettent au travail avec un naturel qui est étonnant. Cela avait déjà été constaté en 1945 quand tous les tueurs nazis sont retournés dans leur bureau ou dans leur champs ou à l’université. Ils ont toujours retrouvé une vie tout à fait normale et ordinaire.

Justement, vous établissez clairement un parallèle entre le génocide juif et celui des Tutsi. Quelles sont les analogies ?

– C’est tout à fait intéressant d’écouter les tueurs là-dessus parce qu’ils expliquent comment ils ont pu passer de la vie d’homme ordinaire à celle de génocidaire – car ils n’étaient ni des paramilitaires, ni des miliciens, ni des policiers, c’étaient vraiment des paysans, des fonctionnaires, des négociants, instituteurs, des gens tout à fait normaux qui ne s’étaient jamais distingués par aucune violence, qui n’avaient jamais eu affaire à la justice. Ce qu’ils racontent aussi c’est comment ils ont été amenés à ça.
Et là on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’analogies avec ce qui s’est passé en Allemagne.
D’abord il y a instauration d’une dictature : Hitler en 1933, Habyarimana en 1973. A partir de là, il y a une atmosphère antisémite, antitutsite qui s’instaure, devient de plus en plus violente, où il est répété de manière quotidienne, permanente, sans aucun tabou, aucune gêne, que les juifs sont de trop dans la société allemande, les tutsi dans la société rwandaise.
Cela prend la forme de discours politiques, lors de meetings par exemple, ou de gags radiophoniques, de pièces de théâtre.
La troisième chose c’est le crescendo. Cela commence par la ségrégation, une sorte d’apartheid. Puis la suppression de droits : celui d’être haut fonctionnaire, d’aller à l’université, d’acheter des terres.
Et dans le même temps, il y a de plus en plus de violences. Entre 1973 et 1992, un certain nombre de pogroms se succèdent et vont de pair avec une impunité grandissante. Comme avec les juifs en Allemagne. On les poursuivait, on cassait leur vitrine, on les foutait dehors… et ça va de plus en plus de soi. C’était pareil au Rwanda.
Le quatrième point, c’est la déclaration de guerre.
En 1939, déclaration de guerre en Allemagne, en 1992, la guerre avec le FPR. La guerre, ça bouleverse toute la vie quotidienne et ça crée un climat de peur et un chaos. Les règles ne sont plus respectées, les militaires prennent le pouvoir. La mort devient permanente, quotidienne, banale. La petite bourgeoisie s’enfuit, les démocrates se taisent, le nationalisme prend le pas sur l’humanisme. Et c’est dans ces circonstances que naissent et en Allemagne et au Rwanda, les génocides.
Ces quatre points, les tueurs les racontent très bien. Comme Adalbert avec cette phrase : ‘En fait, le nourrisson hutu était emmailloté dans la haine avant de poser son premier regard sur le monde’. Ou Pancrace : ‘On était moins gêné de manier la machette que d’affronter les moqueries et gronderies de nos compatriotes’. C’est le drame du conformisme social. Affronter le regard de ses semblables était plus difficile que tuer.

L’ampleur du drame est également dû à la lenteur de l’intervention de la communauté internationale… La France s’est engagée, quelle était son implication dans les événements?

– Mon travail était avant tout humain.
Je me suis peu penché sur les implications géopolitiques de cette histoire. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas intéressantes. Mais certains éléments ne trompent pas. Comme l’intervention de l’ONU dans un village, trois jours après la mort du président rwandais Habyarimana. Leurs blindés sont venus chercher directement les prêtres blancs, les doctoresses suissesses, donc blanches, et un expatrié ingénieur agronome pour les amener à Kigali et les renvoyer chez eux. Cela a été une attitude terrible. Cela a été compris par les tueurs qui n’avaient pas encore commencé à tuer – le 11 avril, les tueries n’avaient pas commencé dans les campagnes – comme un signe d’approbation.
Au Rwanda, il y avait trois autorités. L’Etat qui disait ‘il faut tuer’. L’autorité religieuse – mais les prêtes noirs étaient partagés entre les tués et ceux qui devaient être tués. Et la troisième, celle des blancs, héritée du colonialisme, du post-colonialisme. Et eux s’en vont. La seule chose que l’ONU a su faire activement, dans ces périodes de tueries, c’est d’évacuer les blancs, et cela a été compris comme un feu vert pour les massacres.
L’implication française est beaucoup plus terrible encore puisqu’elle a été un soutien logistique à l’armée d’Habyarimana. Il semble que même après le début du génocide, l’armée française – ou au moins une partie parce que ce n’est pas sûr que cela ait été décidé en haut lieu – ait continué à fournir des armes aux tueurs.
L’armée française a également installé la « zone turquoise ». C’était une décision politique prise dans les bureaux de François Mitterrand. Cette zone a été instaurée dans la région ouest du pays pour permettre pendant deux mois, mi-juin jusqu’à mi-août, à la communauté hutue de s’échapper et donc de protéger en son sein – toute la communauté n’était pas meurtrière – des génocidaires qui s’y cachaient.

Propos recueillis par Laure Gnagbé
(le lundi 5 avril 2004)

Voir aussi:

France-Rwanda : un génocide sans importance…
Patrick de SAINT-EXUPERY , Charles LAMBROSCHINI
Le Figaro
12/01/1998
Quatre ans après, de nouvelles questions sur la politique africaine de Paris (1)

France-Rwanda : un génocide sans importance…

Au plus fort des massacres, telle était l’opinion de François Mitterrand décidé à arrêter l’expansion anglo-saxonne en Afrique centrale. Mais, arrivée au pouvoir en 1993, la droite assuma l’héritage.

Quatre ans après le génocide du Rwanda, la politique de la France entre 1990 et 1994 reste incompréhensible. Plus étonnant encore : à en juger par l’embarras des responsables, les questions que suscitent cette attitude sont toujours d’actualité.

Pourquoi, François Mitterrand s’engagea-t-il si étroitement aux côtés du pouvoir hutu, plus tard responsable d’un génocide qui fit 850 000 morts entre avril et juillet 1994 ?

Pourquoi, à partir d’avril 1993, le gouvernement d’Edouard Balladur préféra-t-il, selon le mot de Michel Roussin alors ministre de la coopération, « assumer » cet héritage ?

Pourquoi la « cobelligérance » de la France contre les exilés tutsis, en 1992, se prolongea-t-elle en complicité inavouée en 1994 lorsque, malgré les massacres, Paris continua de livrer des armes aux tueurs hutus ?

La gauche a eu une stratégie absurde car, inspirée par la doctrine de La Baule sur la démocratie nécessaire, elle posait en principe que les Hutus avaient raison puisqu’ils étaient dix fois plus nombreux que les Tutsis.

A peine moins aveugle, la droite, refusant d’admettre que l’Afrique était en train de changer, ajouta, à la faute morale de Mitterrand, une lamentable erreur d’analyse. Lorsqu’en 1996, le conflit du Rwanda, déborde sur le Zaïre, la France se trompe à nouveau. Elle soutient Mobutu que les légions tutsis de Kabila, qui achèvent de venger les victimes du génocide, renversent en mai 1997.

Le Figaro va tenter de répondre à ces interrogations en publiant, à partir d’aujourd’hui et jusqu’au 15 janvier, une enquête de Patrick de Saint-Exupéry. Spécialiste de l’Afrique, il a été témoin du génocide.

C’est un des dossiers les plus complexes de l’ère Mitterrand. C’est aussi l’un de ceux dont les implications, en termes de responsabilité, sont les plus graves. Enfin, c’est un sujet qu’il ne convient pas d’aborder entre gens bien élevés. En parler à de hauts responsables politiques, c’est s’exposer à des remarques acerbes : « Mais vous faites un procès en sorcellerie… ! » Ou encore : « C’est un procès de Moscou ! »

En l’occurrence, il ne s’agissait dans cette pièce aux moulures dorées et au plafond à cinq mètres de haut que de poser des questions et d’obtenir des réponses précises. Ce jour-là, il n’y en eut guère. Et, une fois les questions posées, aucun complément d’information n’arriva. Encore, ce responsable avait-il consenti à prendre un peu de temps sur son agenda. Ce qui ne fut pas le cas d’Alain Juppé ou de Michel Roussin… pourtant étroitement mêlés à cette affaire.

D’autres, enfin, n’ont pas eu l’occasion de s’expliquer : il s’agit essentiellement de militaires dont la hiérarchie n’a pas voulu qu’ils rencontrent un journaliste. Argument mis en avant : « Les militaires ne sont pas là pour assurer le contrôle politique des opérations. »

Vrai. Les soldats ont agi sur ordre. Recouper des éléments d’information aurait toutefois permis de mieux cerner ce qui s’était effectivement produit. Ou, plutôt, les erreurs commises… A condition que l’on reconnaisse qu’il y eut erreur.

Ce n’est pas le cas. Dans ce dossier, la Françe se prétend vertueuse et dégage toute responsabilité, voire même tout examen de responsabilité. Pire, elle entend donner des leçons.

Les autres pays impliqués dans le génocide rwandais ont, d’une manière ou d’une autre, accepté de porter un regard critique sur leur rôle. De passage à Kigali en décembre dernier, le secrétaire d’Etat américain, Madeleine Albright, déclarait : « Nous devons faire le point sur le passé de façon à préparer un avenir plus juste. C’est pour cela que j’ai reconnu que la communauté internationale aurait dû appeler par leur nom, plus tôt qu’elle ne l’a fait, les atrocités commises en 1994 : il s’agissait bien d’un génocide. » Ayant à l’époque tout fait pour empêcher l’utilisation du mot « génocide », les Etats-Unis reconnaissent donc une part de responsabilité…

Les Belges ont poussé l’exercice encore plus loin. Traumatisés par l’ampleur des tueries et l’assassinat de dix de leurs casques bleus par les troupes gouvernementales rwandaises peu après le début du génocide, ils créèrent en 1995 une commission d’enquête sénatoriale sur le drame du Rwanda. Des mois durant, il y eut des auditions publiques et secrètes… Les ténors politiques, les experts, les militaires furent appelés à rendre des comptes, à s’expliquer… Il s’agissait de comprendre quelles dérives avaient pu mener à pareil désastre. Résultat : un rapport de plus de 1 000 pages fondé sur les témoignages recueillis, l’examen des archives diplomatiques, la lecture des comptes rendus des services de renseignements belges… rendu public à la mi-décembre.

Livraisons d’armes

Et l’histoire officielle qui voulait, selon les autorités belges, « qu’à aucun moment, des documents transmis au niveau des autorités n’ont laissé suspecter qu’un génocide était en préparation » s’est trouvé laminée par le travail de la commission d’enquête. Celle-ci a pu établir que, dès le printemps 1992, les dépêches de l’ambassadeur de Belgique au Rwanda faisaient état d’un « état-major secret chargé de l’extermination des Tutsis du Rwanda afin de résoudre définitivement, à leur manière, le problème ethnique au Rwanda et d’écraser l’opposition Hutu de l’intérieur ».

« Ces documents, constate le sénateur Destexhe, ne sont parvenus à la commission que grâce à une perquisition judiciaire. Ceux qui les avaient envoyés ou reçus s’étaient bien gardés d’en faire état lors de leur audition. »

En France, rien. Accusée de complicité, mise en cause dans des ventes d’armes, soupçonnée de soutenir un régime génocidaire, la patrie des droits de l’homme a choisi de se taire. Pas de commission d’enquête, pas d’examen de responsabilité, aucune réflexion. Juste un silence assourdissant brisé de temps à autre par des démentis où le pitoyable le dispute au ridicule : « Je fais observer, lance Charles Josselin (1), actuel ministre de la Coopération, que ce ne sont pas les Français qui tenaient les machettes qui ont tué plusieurs centaines de milliers de Tutsis. »

Tout se passe, en fait, comme si la France entière avait adopté le point de vue de François Mitterrand sur le Rwanda. « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas trop important », confiait le président à des proches au cours de l’été 94.

Et pourtant ! Il s’agit du deuxième génocide après l’extermination des juifs par les nazis jamais reconnu par la communauté internationale. En quelques semaines, d’avril à juillet 94, près d’un million de personnes ont été exterminées au cours de tueries d’une ampleur défiant l’imagination. Du jour au lendemain, des églises envahies par des masses de réfugiés apeurés ont été transformées en sanglants sépulcres, des collines entières se sont couvertes de cadavres, des classes d’enfants ont été exterminées…

Durant ces semaines cruciales, et en dépit des innombrables démentis officiels lancés à l’époque, la France a persévéré dans sa politique de coopération avec le régime rwandais, avec ceux qui avaient rendu possible ce génocide.

Politiquement et militairement, cette politique de coopération s’est poursuivie au minimum jusqu’à la fin mai 94, soit presque deux mois après le début de l’extermination et une quinzaine de jours après le vote par les Nations unies d’un embargo sur les armes. Un haut responsable militaire a admis auprès du Figaro qu’il avait « donné l’ordre d’interrompre les livraisons d’armes un mois avant le début de l’opération Turquoise », lancée le 23 juin 1994. Lorsque cet ordre est tombé, lorsque le feu vert a été donné à ce militaire, l’essentiel du génocide était déjà accompli.

Se salir les mains

Les livraisons d’armes par intermédiaires français se sont, en effet, poursuivies au moins jusqu’au 3 mai 1994, soit quasiment un mois après le début du génocide. Ce jour-là, un avion transportant des armes à destination des Forces armées rwandaises (FAR), pour une valeur de 942 680 dollars, a atterri au Zaïre. Alors basée à Cran-Gévrier (Haute-Savoie), la société DYL-Invest a joué un rôle d’intermédiaire pour affréter ce vol en versant 450 000 dollars, le reste du paiement 130 000 dollars étant assuré par l’ambassade du Rwanda au Caire.

Toujours en ce début mai, la Sofremas (Société française d’exportation de matériel et de systèmes d’armement) « confirme une commande » d’armes de 8 028 000 dollars passée par l’ambassade du Rwanda à Paris. Dans un courrier en date du 6 mai 1994, la Sofremas précise qu’il s’agit d’une « livraison immédiate par voie aérienne dès réception de l’acompte de 30 % sur notre compte bancaire et de l’EUC/Zaïre correspondant ».

Autre élément : malgré les dénégations du ministère de la Défense qui affirme qu’à « dater du début du déploiement des soldats français participant à l’opération Turquoise, aucun avion transportant des armes n’a atterri à Goma », Le Figaro est en mesure d’affirmer que le 18 juillet un vol transportant pour 753 645 dollars d’armes s’est posé à Goma.

L’ambassade du Rwanda à Paris a financé ce vol pour un montant de 175 000 dollars, l’ambassade du Rwanda au Caire pour un montant de 578 645 dollars. « La dernière cargaison, écrit dans un courrier en possession du Figaro le lieutenant-colonel Kayumba Cyprien, chargé d’affaires à l’ambassade rwandaise à Paris durant le génocide, est arrivée à Goma le 18-7-94 alors que les hommes avaient déjà commencé à franchir la frontière vers le Zaïre. »

A cette époque, les forces françaises déployées à Goma et au Rwanda agissent sous mandat de l’ONU et sont censées participer, entre autres, à la surveillance de l’embargo sur les armes. Plus tard, à Paris, et alors que plusieurs organisations humanitaires mettront en cause les Français, de nombreux responsables politiques évoqueront un « complot anglo-saxon » ou des « rumeurs malveillantes ». Aux accusations formulées en termes précis, aucun responsable n’opposera de véritable démenti, mais chacun à son niveau jouera du ressort de « l’union sacrée ».

Rétrospectivement, on comprend cette attitude. Les principaux responsables politiques français ont coopéré avec le gouvernement rwandais responsable du génocide un mois voire plus après le début des tueries. Alors que celles-ci commencent dans la nuit du 6 avril 1994, le 27 avril deux responsables rwandais se rendent à Paris et sont reçus officiellement à l’Elysée et à Matignon. A cette époque, et selon les archives, de nombreuses organisations humanitaires parlent déjà de « génocide ». Médecins sans frontières (MSF) chiffre le nombre de morts à au moins 300 000 personnes.

Cela n’empêche nullement l’Elysée et plus précisément le responsable de la cellule africaine, Bruno Delaye, de recevoir Jérome Bicamumpaka, « ministre des Affaires étrangères » du « gouvernement intérimaire » et Jean-Bosco Barayagwiza, leader du CDR, l’un des partis hutus les plus extrémistes : « J’ai dû recevoir dans mon bureau, dit aujourd’hui Bruno Delaye, devenu ambassadeur de France au Mexique, 400 assassins et 2 000 trafiquants de drogue. On ne peut pas ne pas se salir les mains avec l’Afrique. »

Peut-être, mais jusqu’où ? Etait-il vraiment nécessaire que cette délégation se rende, au sortir de l’Elysée, à Matignon pour y rencontrer conjointement le premier ministre, Edouard Balladur, et le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé ?

En décembre 1997, Jean-Bosco Barayagwiza l’un des deux membres de la délégation a été transféré à Arusha, où il est actuellement incarcéré, dans l’attente que le tribunal international statue sur son rôle lors du génocide.

Autrement dit : la France est aujourd’hui confrontée à l’hypothèse déplaisante de voir condamné pour « génocide » un homme officiellement reçu par les plus hautes autorités de la République. Et il faudrait croire qu’il ne s’est rien passé ? Que la France « à chaque fois qu’elle a eu connaissance d’exactions et d’atteintes aux droits de l’homme est aussitôt intervenue », comme l’affirmait l’Elysée (2) en 94.

« Cobelligérant »

Difficile. Plus l’on pénètre dans ce dossier, plus l’on se rend compte de l’étroitesse des liens unissant le gouvernement français et le gouvernement rwandais de 1990 à la mi- 1994. Aujourd’hui encore, tant ce génocide paraît « sans importance », il n’est pas sûr que toutes les relations avec les responsables du désastre aient été rompues.

Car il y eut continuité politique. Quand Michel Roussin, alors ministre de la Coopération, déclare (3)« assumer » l’assistance française à l’ancien gouvernement rwandais « entre 1990 et 1993 », il lance aux initiés un message que l’on pourrait traduire ainsi : « Nous ne sommes pas d’accord avec cette politique mais, cohabitation avec François Mitterrand oblige, nous assumons l’héritage. »

Et c’est ainsi qu’au nom de la solidarité entre décideurs, aucune erreur n’a jamais été reconnue, aucune critique amorcée. « Quand je suis arrivé en place à l’été 92, se souvient pourtant aujourd’hui un haut responsable, je me suis rendu compte qu’au Rwanda, la France était presque en état de cobelligérant. On avait monté la mise de façon énorme… »

Cela, à l’époque, nul ne le savait. C’était « le fait du prince », le désir de François Mitterrand en personne. A l’automne 1990, tout s’était joué sur un simple coup de fil. Un appel téléphonique qui a amené la nation des Droits de l’homme à se trouver engagée dans une guerre sans en être le moins du monde informée… Puis, peut-être, complice d’un génocide, sans même s’en douter…

3 Responses to Rwanda: Il y a deux manières de définir un génocide

  1. […] L’implication française est beaucoup plus terrible encore puisqu’elle a été un soutien logistique à l’armée d’Habyarimana. Il semble que même après le début du génocide, l’armée française – ou au moins une partie parce que ce n’est pas sûr que cela ait été décidé en haut lieu – ait continué à fournir des armes aux tueurs. (…) L’armée française a également installé la « zone turquoise ». C’était une décision politique prise dans les bureaux de François Mitterrand. Cette zone a été instaurée dans la région ouest du pays pour permettre pendant deux mois, mi-juin jusqu’à mi-août, à la communauté hutue de s’échapper et donc de protéger en son sein – toute la communauté n’était pas meurtrière – des génocidaires qui s’y cachaient. Jean Hatzfeld […]

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