Biographie de Bourdieu: Plus inconnu que le soldat inconnu (Cherchez la femme)

Lady with the unicorn (Raphael, 1506)
Il y a plus inconnu que le soldat inconnu: sa femme. Anonymes (Banderoles de militantes anonymes qui déposent une gerbe sous l’Arc de Triomphe et se font arrêter le 26 août 1970)
Qu’est-ce qui est le plus long ? Cuire le steak d’un révolutionnaire ou celui d’un bourgeois ? Slogan féministe (années 1970)
Le steak d’un militant est aussi long à cuire que celui d’un bourgeois. Slogan féministe (années 1970)
Pourquoi tant d’amertume pour un sort finalement ordinaire en ces temps-là ? Pourquoi brosser de ses jeunes années un tableau qui n’a rien à envier à la littérature édifiante, remplie des destinées douloureuses et exemplaires comme le Petit Chose d’Alphonse Daudet ou Sans famille d’Hector Malot? Marie-Anne Lescourret
J’ai eu souvent le sentiment qu’il y avait là, dans l’ombre, dans l’autre moitié du ciel, comme dit un sage de la dernière dynastie qui vivait en Chine, des âmes très merveilleuses, mais qui avaient été comme empêchées de donner leur pleine mesure, parce que les hommes, au sens étroit du terme, ne l’avaient pas permis. Et il m’a semblé que si je pouvais dire quelque chose qui les concerne tous, puisque la situation qui était la leur empêchait qu’ils accèdent à une pleine représentation d’eux-mêmes, il me fallait songer au premier chef à ces femmes, dont la figure m’a paru très souvent lumineuse, mais en même temps mise par la force des choses sous le boisseau. C’est là une sorte de dette que je me suis cru obligé de régler. Pierre Bergounioux (A propos d’un personnage de son roman « Miette ») Pierre Bergounioux
Certes, les attaques faciles où Bourdieu traite Reagan et Bush de « bellâtres de série B », n’étaient pas indispensables… En revanche, quiconque a ressenti la contrainte des rues à angle droit, funestes à toute improvisation, ce commandement totalitaire de sympathie, de familiarité, de véridicité qui rend normal de promettre sur une fiche de douane qu’on ne vient aux Etats-unis ni pour tuer ni pour répandre une infection mortelle, ne peut qu’approuver le diagnostic bourdieusien devant une société déterminée par des principes d’inexorable bienveillance et la conviction de la dichotomie entre logique et éthique. Marie-Anne Lescourret (p. 422)

En cette journée doublement particulière de la contestation sociale

Retour, avec sa première vraie biographie par Marie-Anne Lescourret (hormis quelques textes d’amis ou disciples déçus comme celui de Nathalie Heinich), sur l’un des maitres ès contestations de la période, à savoir le fils de paysan béarnais devenu professeur au prestigieux Collège de France Pierre Bourdieu.

Biographie qui est plutôt (excellent) portrait intellectuel et dont les 500 pages décevront logiquement tant les lecteurs pressés que les amateurs d’anecdotes intimes ou de procès à charge.

Comme en témoignent déjà les vives attaques (« correspondances, enquête, consulté aucun – aucun! – fonds d’archives », le Nouvel Observateur ou le site personnel d’Eribon) ou les silences gênés (Le Monde, Le Figaro) que lui vaut son choix (obligé, du fait, seulement six ans après sa disparition, des restrictions de la famille?) de sources essentiellement ouvertes.

Et preuve s’il en fallait, à la notable exception de Libération (avec l’émouvant commentaire de l’un de ses compagnons de route, l’écrivain corrézien, lui aussi d’origine paysanne Pierre Bergounioux), que six ans après sa mort, la dernière de nos figures sartriennes continue à diviser et échauffer les esprits.

Ainsi, on comprend vite que l’incroyable hargne que s’attire l’ancienne biographe de Wittgenstein d’un autre compagnon de route de Bourdieu tel qu’un Eribon ne peut venir que de sa proximité supposée trop grande de tel autre compagnon de route rival comme le philosophe et logicien Bouveresse.

Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que le sociologue qui avait tant dénoncé « l’illusion biographique » mais tout autant insisté sur l’homme comme « produit d’un habitus » aurait lui-même apprécié qu’on restitue si bien « le dévelopement d’un penseur et de son oeuvre au fil des époques et des circonstances ».

Même si, au-delà de la petite et pas du tout « indispensable » faute de goût (voir ci-dessus – dans le mouvement même, d’ailleurs, où elle pointe le problème chez son propre sujet! – le si français accès d’anti-américanisme), ce qui frappe le simple amateur qui a un peu lu des choses sur le champion de l’auto-analyse et des déclassés, c’est, de sa part comme de celle de ses commentateurs, le quasi-silence sur Noémie Bourdieu, la mère, qui a pu inspirer une ambition aussi prodigieuse chez notre petit Chose béarnais.

Et c’est là, même si elle ne fait qu’effleurer le sujet, tout le mérite d’Anne-Marie Descourret d’avoir un peu orienté le projecteur sur la notoire propension de son sujet à noircir le tableau de ses jeunes années.

Notamment, à systématiquement mettre en avant la figure paternelle du paysan devenu postier, mais qui finira receveur des postes, position finalement assez comparable à l’époque (logement de fonction compris mais la culture certes en moins) à celle d’un instituteur.

Mais surtout à tout aussi systématiquement passer sous silence (hormis trois petites pages de son « Esquisse pour une auto-analyse ») la partie maternelle de sa famille, bonne famille désargentée, qui, à la faveur d’une mésalliance (mais avec l’apport au moins de sa maison dans le joli petit bourg de Lasseube), a dû chérir et même gâter le fils et petit-fils unique.

Partie féminine qui, sans parler de sa propre épouse (Marie-Claire Brizard, fille de médecin et nièce de violoncelliste réputé du Conservatoire de Paris qui, après un premier livre écrit à deux, abandonnera apparemment toute vélléité de carrière pour se consacrer à sa famille au moins jusqu’à leur séparation en 83), sans laquelle une ambition aussi démesurée (Normale et même un temps… chef d’orchestre !) ne semble tout simplement pas explicable

Je suis mort à 17 ans quand je suis entré à l’internat. J’ai éprouvé là l’inégalité des richesses matérielles et intellectuelles. Nous, nous étions des « crétins ruraux ». (C’est de Marx, « le crétinisme rural »). Là où « les riches » travaillaient une heure, il me fallait travailler trois heures. Mais j’étais capable de tout accepter, car ce que ces régions pauvres donnaient aux gens de notre sorte, c’était la résistance à l’adversité. C’est pour cette raison que j’ai lu passionnément Bourdieu. S’il est quelqu’un que je place à des hauteurs superlatives, c’est lui.

La constance du Béarnais
Bourdieu par Bergounioux.
Pierre Bergounioux
Libération
13 mars 2008
Marie-Anne Lescourret Bourdieu Flammarion «Grandes biographies», 538 pp., 27 euros.

Philosophe de formation, spécialiste de l’esthétique, traductrice de Wittgenstein et d’études anglaises sur l’empirisme logique, Marie-Anne Lescourret n’ignorait rien des périls et risques d’une biographie de Pierre Bourdieu, après celles, plus conventionnelles, inoffensives, qu’elle a consacrées à Goethe, Claudel et Levinas. Son sujet est unique en ce qu’il défie, par sa haute teneur réflexive, l’entreprise d’objectivation. Il engage le biographe fort au-delà de ce que l’on met habituellement de soi en décrivant la vie des autres. Il l’oblige à aborder des questions hautement théoriques qui touchent simultanément – Bourdieu l’a montré – à ce qu’il y a de plus intime en nous. Marie-Anne Lescourret cite, à ce propos, Establet et Baudelot : «Bourdieu a réintroduit à la fois les individus et la vie dans les analyses de classe. De là le caractère personnellement impliquant de la plupart de ses textes.»

Magistère.

L’énormité de l’affaire est explicitement posée. L’auteur a pris la mesure de la révolution intellectuelle opérée par Bourdieu, de l’importance d’une pensée qui a modifié les représentations collectives, à commencer par celle que développent les milieux cultivés et qui reçoit, chez les professionnels de la conscience de soi que sont les philosophes, son suprême degré de rigueur et de raffinement.

Tout événement s’inscrit à l’intersection d’une histoire et d’une structure. Il accuse l’inertie du passé et les contraintes du présent. Une biographie de Bourdieu passait par un double rappel, des précédents d’une science jeune et de la tradition nationale qui, depuis Zola ou même, dès avant lui, de Voltaire, porte les grands intellectuels à intervenir sur des questions publiques et, au premier chef, politiques. Marie-Anne Lescourret retrace l’émergence, en France et en Allemagne, de la sociologie sous l’impulsion respective de Durkheim et de Weber, son orientation bureaucratique aux Etats-Unis après que l’Europe, ruinée par deux guerres mondiales, exsangue, avilie, paraît oublieuse des recherches amorcées, dès la fin du siècle précédent, sur le monde social. Doctrine officielle de l’URSS, des partis ouvriers, des mouvements de libération nationale, le marxisme est revêtu d’une autorité qui emporte l’adhésion des intellectuels progressistes d’alors, comme Sartre et Merleau-Ponty, et polarise l’attention de leurs homologues réactionnaires, comme Raymond Aron. Il disqualifie toute analyse qui ne rapporte pas les faits sociaux à la lutte de classes affrontées dans le procès de production. Le magistère intellectuel a passé des mains des écrivains, comme Gide, à celles des philosophes, de Sartre, surtout, qui, de la Libération au commencement des années 60, incarne l’«intellectuel total», délivrant des messages totalisants sur tout.

Bourdieu attribue la succession des modes à la dynamique générationnelle. Elle suscite, continuellement, des «prétendants prétentieux» cherchant à investir les positions occupées par des dominants consacrés et vieillissants. Conformément aux principes de la sociologie de l’éducation, Marie-Anne Lescourret relève les propriétés pertinentes qui rangent Bourdieu parmi les prétendants. Ce sont l’ENS et l’agrégation de philosophie, que Sartre et Aron ont posées, par le fait, comme préalables à toute contestation de leur monopole du discours autorisé sur le monde social et politique. Nul ne saurait, au milieu du siècle dernier, s’opposer à eux, s’il ne s’est approprié les instruments qui leur confèrent autorité. Mais cette identité intergénérationnelle, supra-individuelle, doit comporter une différence opératoire. C’est l’origine sociale de Bourdieu.

Avant d’entrer dans le vif du sujet avec le sérieux requis, Marie-Anne Lescourret sacrifie au rite de la captatio benevolentiae et feint de lire, dans le nom de Bourdieu, l’annonce de la toute-puissance qu’il exercera à partir des années 80, non seulement dans le monde universitaire mais dans le débat public, en France et à l’étranger. La paternité de l’adjectif «bourdivin» revient à Raymond Aron qui, plus tard, dans ses Mémoires, qualifiera celui qui fut son jeune assistant de «chef de secte dominateur et sûr de soi». Les Espérandieu et autres Amourdedieu sont effectivement légion, en Béarn. Seulement, Bourdieu, du point de vue étymologique, n’a rien à voir avec l’Etre suprême et, si le nom est augure, son origine véritable est aussi significative, si ce n’est plus, que la coloration théologique qu’on y décèle à tort. Bourdieu vient du francique bord, qui désigne une exploitation agricole pionnière, en marge des lieux cultivés, d’ores et déjà conquis sur la friche et la vieille forêt. Une deuxième interprétation le rattache à l’allemand Bauer, le paysan. Celui-ci, dans notre langue romane, est simplement l’occupant du pays et, accessoirement, l’incrédule, le païen – c’est un doublet – tandis que, dans l’idiome germanique, il est associé au verbe bâtir – bauen. C’est le constructeur. Peut-être faut-il sortir de la paysannerie du Sud-Ouest pour sentir le poids écrasant dont cette double appartenance, sociale et géographique, grève toute aspiration intellectuelle. Observateur pénétrant de son temps, Stendhal, natif de Grenoble, note l’existence d’un «triangle fatidique», centré sur l’Aquitaine, qui ferme à ses habitants tout accès à la richesse ou à la notoriété. Si le monde a changé entre 1830 et 1930, ce n’est pas en Béarn qu’on peut s’en aviser. Ce piémont pyrénéen sacrifie toujours, dans l’entre-deux-guerres, à l’exploitation de la propriété parcellaire en faire-valoir direct ou sous la forme archaïque du métayage. Tel est le cas, par exemple, d’Albert Bourdieu, le père du sociologue, avant qu’il ne trouve un emploi de receveur à la poste de Denguin.

Carrière.

On ne voit pas que l’attribution de bourses d’enseignement aux élèves méritants de condition modeste puisse rien changer à la distribution des savoirs et des pouvoirs dont les espèces les plus prestigieuses sont le privilège de la bourgeoisie urbaine et, d’abord, de Paris. Contre toute attente, notre boursier se recommande par des performances scolaires exceptionnelles qui lui ouvrent les portes du lycée Louis-le-Grand et de l’ENS. Marie-Anne Lescourret rappelle dans quel contexte dramatique, encore, les générations d’alors accèdent à l’âge d’homme. Au moment où Pierre Bourdieu prend son premier poste à Moulins, dans l’Allier, la France entame une guerre de huit ans contre le peuple algérien. Bourdieu est appelé, en 1955, dans l’Algérois, où il surveille, deux années durant, un dépôt de munitions avant d’être affecté au service de presse du Gouvernement général. L’éloignement, les événements déjouent ses prévisions, celles, plutôt, de Canguilhem, qui songeait à lui ménager une carrière identique à la sienne, enseigner en khâgne à Toulouse tout en suivant des études de médecine. Bourdieu se voit confier des enquêtes sur la société algérienne, qu’il conduit personnellement, sur un terrain dangereux, ravagé matériellement, moralement, par la guerre coloniale. Telle est sans doute la contribution de l’événement, du hasard, qui infléchit une carrière d’épistémologue en destin de sociologue. Après le retour en France, en 1960, ce seront la faculté de Lille, la Sorbonne, la publication des Héritiers, du Métier de sociologue, la genèse impétueuse, puissante d’une pensée qui bouleverse, en vingt ans, les façons de penser parce qu’elle promeut à la dignité d’objets d’étude des faits, des occupations, des espaces que les intellectuels de la génération précédente jugeaient dérogatoires. Marie-Anne Lescourret retrace avec précision les dernières étapes de la trajectoire évasive, amorcée dans l’internat du lycée de Pau, qui conduit Pierre Félix Bourdieu au faîte de la reconnaissance scientifique et de la notoriété publique, avec les grèves de décembre 1995.

«Motivations».

Cette courageuse biographie, la plus difficile qui fût, peut-être, laisse, lorsqu’on la referme, un très léger regret, pourtant. Sa rigueur d’historienne a dissuadé l’auteur, en l’absence de traces écrites, de spéculer sur la décision cardinale de Bourdieu. Elle écrit : «Bourdieu ne s’est pas exprimé sur les motivations qui ont déterminé son choix de la philosophie. Nul éblouissement, nulle révélation littéraire de l’enfance, nul enthousiasme d’étudiant ne viennent expliquer l’orientation de ses études supérieures.» Sans doute. Mais si, comme elle le souligne, Bourdieu s’est voulu «un intellectuel d’un nouveau genre, ni total (sartrien) ni spécifique (foucaldien) mais, comme toujours avec lui, collectif», s’il est celui qui a éclairé comme personne l’objectivité du subjectif, la détermination sociologique des inclinations les plus apparemment personnelles, libres, inexplicables, alors on peut supposer que c’est l’immensité sentie de sa dépossession singulière ou générique – c’est pareil – qui lui a prescrit celle de son ambition. Transplanté du hameau natal dans les corridors du lycée de Pau, de la périphérie béarnaise sur le pavé de la capitale, il a fait l’expérience réitérée, graduelle, très cruelle, de l’inappropriation de ses vues, de son langage (il s’est défait, par effort, de son accent), de tout son être, aux successifs univers que la petite bourse a ouvert devant lui. On peut être découragé, accablé, anéanti, à moins. Il a deux choses pour lui, l’intelligence, qui lui sort littéralement par les yeux, et l’habitus, comme il dirait, de la petite paysannerie. Elle n’a donné, jusqu’à lui, dans le meilleur des cas, que des philosophes spécialisés, comme Canguilhem, cédant aux intellectuels bourgeois, citadins, l’expression prophétique des problèmes généraux, pleinement philosophiques. Les temps sont venus pour un collectif longtemps dominé de porter dans la lumière de la connaissance savante des vérités inouïes, dont celle de la domination, qui fait, depuis la nuit des âges, le fond de son expérience. Ce qu’attesteraient les traits de caractère de Bourdieu, timidité, mélancolie, anxiété, opiniâtreté sans égale au «labeur roturier».

Trois remarques, pour finir, et pour faire écho à trois boutades que s’accorde Marie-Anne Lescourret. D’abord, Bourdieu n’est pas le sosie de Galabru ou alors je suis aveugle. La femme, voilée, qui lui lance, un jour, alors qu’il hésite à sortir, avec sa Dauphine, d’un parking, «alors, trésor, tu m’écrases !?» n’est pas vieille mais jeune et, qui sait, belle. Enfin, son «écriture» n’est pas «délibérément filandreuse» ni ses phrases «trop longues». S’il fut et demeure celui qui a porté au jour le principe caché de nos vues, de nos goûts, de notre destinée, son style constitue l’expression achevée, cristalline de la part de vérité, immense, qu’il nous a restituée.

A comparer avec:

Où est passé Bourdieu?
Didier Eribon
Le Nouvel observateur
27/03/2008

Marie-Anne Lescourret a voulu retracer la vie du grand sociologue. Mais faute de recherches, le résultat est consternant

Depuis la mort de Pierre Bourdieu [1], en janvier 2002, les ouvrages sur lui ne se comptent plus. Mais on attendait beaucoup de la première biographie à paraître. On espérait disposer de nouveaux éléments et de nouveaux éclairages pour enrichir notre connaissance de l’homme et de l’œuvre, notamment sur les parties de sa vie les moins connues de ses lecteurs d’aujourd’hui: l’enfance et l’adolescence béarnaises, l’Ecole normale supérieure, l’université de Lille, la guerre d’Algérie et les premières enquêtes ethnologiques, le Collège de France…

Las! Il nous faut vite déchanter. Le livre est énorme, mais il ne contient rien d’intéressant. La biographe ironise sur ceux qui s’imaginent avoir été les destinataires privilégiés des fameux coups de téléphone de Bourdieu, et qui, dit-elle, sont nombreux. Mais cela justifie-t-il de n’en avoir interrogé aucun? Alors elle enchaîne les étapes de la carrière, sans jamais avoir cherché à en savoir plus que ce qu’on trouve dans les textes publiés. Elle n’a mené aucune enquête, consulté aucun – aucun! – fonds d’archives.

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Pour gonfler artificiellement son livre (la couverture porte «Grande Biographie», «grosse» eût mieux convenu), elle retrace à n’en plus finir l’histoire de chaque institution dans laquelle Bourdieu s’apprête à entrer (jusqu’au Moyen Age pour l’université de Lille!). Quand a-t-il connu Jérôme Lindon, le directeur des Editions de Minuit? Elle ne sait pas. Donc elle décrit l’escalier de la maison d’édition. Le sommet est atteint quand elle évoque la naissance de la sociologie: pas moins de 20 pages de fiches scolaires sur Comte, Weber, Durkheim. Entre deux descriptions de ce genre, on a droit à d’interminables résumés des livres de Bourdieu, agrémentés de commentaires besogneux.

Les erreurs prolifèrent, mineures ou énormes. Par exemple quand elle affirme que Lévi-Strauss fut à l’initiative de l’entrée de Bourdieu au Collège de France. En dehors de cette bévue, elle ne nous dit quasiment rien sur cette élection, si ce n’est qu’André Miquel présenta officiellement le candidat. Mais qui l’a soutenu? Elle se contente de rapporter une rumeur selon laquelle il aurait été «élu par les scientifiques». Cela signifie-t-il que Foucault, Vernant, Veyne, Duby, Boulez n’ont pas voté pour lui? Elle ne se pose même pas la question. Plus grave encore, donc, que les platitudes et les inexactitudes, il y a tout ce qui manque. Il existe des correspondances avec Derrida, Althusser, Elias, et tant d’autres, mais elle ne s’en est pas préoccupée. Si bien que cette «biographie», sans recherches et sans intelligence, sans chair et sans âme, reste d’un bout à l’autre dans un rapport d’extériorité totale au personnage complexe et fascinant qu’elle échoue à restituer. Reconnaissons au moins un mérite à ce non-livre: il donne envie de lire une biographie de Bourdieu.

D.E.

«Bourdieu», par Marie-Anne Lescourret, Flammarion, 534 p. 27 euros.

Marie-Anne Lescourret, docteur en philosophie, enseigne à l’université de Strasbourg. Elle est notamment l’auteur d’une biographie d’Emmanuel Levinas (1993).

Source: «le Nouvel Observateur» du 27 mars 2008.

Links:
[1] http://bibliobs.nouvelobs.com/pierre-bourdieu
[2] http://bibliobs.nouvelobs.com/critiques_obs

2 Responses to Biographie de Bourdieu: Plus inconnu que le soldat inconnu (Cherchez la femme)

  1. […] d’intégrer l’école des officiers de réserve suivi de l’acceptation (très bourgeoise) du piston familial pour obtenir un poste de bureau au cabinet militaire du Gouvernement général dans la […]

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  2. jaubert dit :

    en achetant ce livre j’ai vraiment l’impression de mettre fait enflé. 27 euros il n’en vaut pas 2. contre sens et redite des vrais textes de bourdieu. une écriture pompeuse qui pose un question en chaque fin de paragraphes comme les voix off des séries amércaines (« sex in city »/ qui me parait culturellement plus documenté sur bourdieu que l’auteur-e HDR de ce livre)

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