Liberté d’expression: Bienvenue au pays où l’histoire se dit dans les prétoires! (Courting disaster: Looking back at France’s preposterous hate speech laws)

dinkSi la loi française sur le génocide arménien était votée, je me rendrai en France et je déclarerai en public que le génocide arménien n’a jamais existé, même si je suis absolument persuadé du contraire. Hrant Dink (journalise turc, avant son assassinat)
La tendance à légiférer sur le passé (…) est née des procédures lancées, dans les années 1970, contre d’anciens nazis et collaborateurs ayant participé à l’extermination des juifs. Celles-ci utilisaient pour la première fois l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, votée en 1964. Elles devaient aboutir aux procès Barbie, Touvier et Papon. (…) L’innovation juridique des « procès pour la mémoire » se justifiait, certes, par l’importance et la singularité du génocide des juifs, dont la signification n’est apparue que deux générations plus tard. Elle exprimait cependant un changement radical dans la place que nos sociétés assignent à l’histoire, dont on n’a pas fini de prendre la mesure. Ces procès ont soulevé la question de savoir si, un demi-siècle après, les juges étaient toujours « contemporains » des faits incriminés. Ils ont montré à quel point la culture de la mémoire avait pris le pas, non seulement sur les politiques de l’oubli qui émergent après une guerre ou une guerre civile, afin de permettre une reconstruction, mais aussi sur la connaissance historique elle-même. L’illusion est ici de croire que la « mémoire » fabrique de l’identité sociale, qu’elle donne accès à la connaissance. Comment peut-on se souvenir de ce que l’on ignore, les historiens ayant précisément pour fonction, non de « remémorer » des faits, des acteurs, des processus du passé, mais bien de les établir ? Dans le cas du génocide des juifs, dans celui des Arméniens ou dans le cas de la guerre d’Algérie, encore pouvons-nous avoir le sentiment que ces faits appartiennent toujours au temps présent — que l’on soit ou non favorable aux « repentances ». L’identification reste possible de victimes précises, directes ou indirectes, et de bourreaux singuliers, individus ou Etats, à qui l’on peut demander réparation. Mais comment peut-on prétendre agir de la même manière sur des faits vieux de plusieurs siècles ? Comment penser sérieusement que l’on peut « réparer » les dommages causés par la traite négrière « à partir du XVe siècle » de la même manière que les crimes nazis, dont certains bourreaux habitent encore au coin de la rue ? (…) Pourquoi (…) promulguer une loi à seule fin rétroactive s’il n’y a aucune possibilité d’identifier des bourreaux, encore moins de les traîner devant un tribunal ? Pourquoi devons-nous être à ce point tributaires d’un passé qui nous est aussi étranger ? Pourquoi cette volonté d’abolir la distance temporelle et de proclamer que les crimes d’il y a quatre siècles ont des effets encore opérants ? Pourquoi cette réduction de l’histoire à la seule dimension criminelle et mortifère ? Et comment croire que les valeurs de notre temps sont à ce point estimables qu’elles puissent ainsi s’appliquer à tout ce qui nous a précédés ? En réalité, la plupart de ces initiatives relèvent de la surenchère politique. Elles sont la conséquence de la place que la plupart des pays démocratiques ont accordée au souvenir de la Shoah, érigé en symbole universel de la lutte contre toutes les formes de racisme. A l’évidence, le caractère universel de la démarche échappe à beaucoup. La mémoire de la Shoah est ainsi devenue un modèle jalousé, donc, à la fois, récusé et imitable : d’où l’urgence de recourir à la notion anachronique de crime contre l’humanité pour des faits vieux de trois ou quatre cents ans. Le passé n’est ici qu’un substitut, une construction artificielle — et dangereuse —, puisque le groupe n’est plus défini par une filiation passée ou une condition sociale présente, mais par un lien « historique » élaboré après coup, pour isoler une nouvelle catégorie à offrir à la compassion publique. Enfin, cette faiblesse s’exprime, une fois de plus, par un recours paradoxal à l’Etat, voie habituelle, en France, pour donner consistance à une « communauté » au sein de la nation. Sommé d’assumer tous les méfaits du passé, l’Etat se retrouve en même temps source du crime et source de rédemption. Outre la contradiction, cette « continuité » semble dire que l’histoire ne serait qu’un bloc, la diversité et l’évolution des hommes et des idées, une simple vue de l’esprit, et l’Etat, le seul garant d’une nouvelle histoire officielle « vertueuse ». C’est là une conception pour le moins réactionnaire de la liberté et du progrès. Henry Rousso
La loi 2005-158 du 23 février « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » risque, surtout en ses articles 1 et 4, de relancer une polémique dans laquelle les historiens ne se reconnaîtront guère. En officialisant le point de vue de groupes de mémoire liés à la colonisation, elle risque de générer en retour des simplismes symétriques, émanant de groupes de mémoire antagonistes, dont l' »histoire officielle » , telle que l’envisage cette loi, fait des exclus de l’histoire. Car, si les injonctions « colonialophiles » de la loi ne sont pas recevables, le discours victimisant ordinaire ne l’est pas davantage, ne serait-ce que parce qu’il permet commodément de mettre le mouchoir sur tant d’autres ignominies, actuelles ou anciennes, et qui ne sont pas forcément du ressort originel de l’impérialisme ou de ses formes historiques passées comme le(s) colonialisme(s). L’étude scientifique du passé ne peut se faire sous la coupe d’une victimisation et d’un culpabilisme corollaire. De ce point de vue, les débordements émotionnels portés par les »indigènes de la République » ne sont pas de mise. Des êtres humains ne sont pas responsables des ignominies commises par leurs ancêtres ­ – ou alors il faudrait que les Allemands continuent éternellement à payer leur épisode nazi. C’est une chose d’analyser, par exemple, les « zoos humains » de la colonisation. C’en est une autre que de confondre dans la commisération culpabilisante le « divers historique », lequel ne se réduit pas à des clichés médiatiquement martelés. Si la colonisation fut ressentie par les colonisés dans le rejet et la douleur, elle fut aussi vécue par certains dans l’ouverture, pour le modèle de société qu’elle offrait pour sortir de l’étouffoir communautaire. (…)Les historiens doivent travailler à reconstruire les faits et à les porter à la connaissance du public. Or ces faits établissent que la traite des esclaves, dans laquelle des Européens ont été impliqués (et encore, pas eux seuls), a porté sur environ 11 millions de personnes (27,5 % des 40 millions d’esclaves déportés), et que les trafiquants arabes s’y sont taillé la part du lion : la »traite orientale » fut responsable de la déportation de 17 millions de personnes (42,5 % d’entre eux) et la traite « interne » effectuée à l’intérieur de l’Afrique, porta, elle, sur 12 millions (30 %). Cela, ni Dieudonné ni les « Indigènes » , dans leur texte victimisant à sens unique, ne le disent ­ – même si, à l’évidence, la traite européenne fut plus concentrée dans le temps et plus rentable en termes de nombre de déportés par an. (…) L’historien ne se reconnaît pas dans l’affrontement des mémoires. Pour lui, elles ne sont que des documents historiques, à traiter comme tels. Il ne se reconnaît pas dans l’anachronisme, qui veut tout arrimer au passé ; il ne se reconnaît pas dans le manichéisme, qu’il provienne de la »nostalgérie » électoraliste vulgaire qui a présidé à la loi du 23 février 2005, ou qu’il provienne des simplismes symétriques qui surfent sur les duretés du présent pour emboucher les trompettes agressives d’un ressentiment déconnecté de son objet réel. Gilbert Meynier
Nous sommes entrés dans un mouvement qui est de l’ordre du religieux. Entrés dans la mécanique du sacrilège : la victime, dans nos sociétés, est entourée de l’aura du sacré. Du coup, l’écriture de l’histoire, la recherche universitaire, se retrouvent soumises à l’appréciation du législateur et du juge comme, autrefois, à celle de la Sorbonne ecclésiastique. Françoise Chandernagor (février 2007)
La tempête déclenchée autour de Bernard Lewis relève du terrorisme intellectuel. Pierre Nora
Certains se satisferont que la justice ait été saisie pour que, à travers un jugement, quel qu’il soit, un nom soit donné à ce qu’il s’est passé il y a quatre-vingts ans entre la Cilice, l’Anatolie et la région de Van. D’autres, perplexes, s’interrogeront sur cette solution qui fait que l’histoire se dit maintenant dans les prétoires. Daniel Bermond

Bienvenue au pays où l’histoire se dit dans les prétoires!

Alors que de l’autre côté du Bosphore des gens risquent et y laissent leur vie pour en parler …

Et que, revenant comme ses prédécesseurs (mais il lui reste encore le le 24 avril prochain) sur une énième promesse de campagne, le nouveau champion toutes catégories de la pénitence (arrogance, esclavagisme, “génocide indien”, oppression des noirs, Hiroshima, torture, Bush… en juste trois jours!) …

Retour, beaucoup plus près de chez nous, sur un énième des dérives auxquelles peut mener la politique des bons sentiments …

Notamment, après les liberticides lois mémorielles Gayssot et Taubira (celle du génocide arménien déjà votée par l’Assemblée en 1ère lecture en octobre 2006 – un an de prison et de 45 000 euros d’amende – attend l’aval du Sénat) …

Le(s) ridicule(s) procès que la France a imposé il y a quelques années à l’un des plus grands (même si sur ce cas précis il est manifestement à côté de la plaque) islamologues du monde universitaire, l’anglo-américain Bernard Lewis pour avoir osé évoquer, en tant qu’historien, ses doutes non sur la réalité mais la qualification de l’évènement …

Pierre Nora: « La tempête déclenchée, il y a quelques années en France, autour de Bernard Lewis relève du terrorisme intellectuel. »
Propos recueillis par Frederic Fritscher et Alexis Lacroix
Le Figaro
17 mai 2006

Membre de l’Académie française, directeur des « Lieux de mémoire » , cofondateur de l’association Liberté pour l’histoire, l’historien Pierre Nora met en garde contre le projet de loi du PS.

Le Parti socialiste a déposé une proposition de loi, présentée demain, visant à instituer des sanctions pénales contre la négation du génocide arménien. Qu’en pensez-vous ?

Pierre NORA. – Si ce projet passait, un seuil serait franchi. Après toutes les mises en garde contre les dangers des lois sur l’histoire, venues de tous les côtés, ce serait la porte ouverte à toutes les dérives. Un vrai défi.

L’intention n’est-elle pas de punir une forme perverse de négationnisme, pratiquée par de célèbres historiens ?

Non, vous vous trompez. De la part des historiens auxquels vous faites allusion, que ce soit Gilles Veinstein ou Bernard Lewis, il n’y a jamais eu l’expression du moindre négationnisme. Aucun de ces éminents chercheurs n’a jamais nié l’immensité du massacre subi par les Arméniens. Lewis et Veinstein se sont engagés, tour à tour, dans une discussion critique dont l’enjeu n’était aucunement d’être affirmatifs ou définitifs – mais de mettre en perspective ce que l’on appelle, en termes juridiques, un « génocide ». La tempête déclenchée, il y a quelques années en France, autour de Bernard Lewis relève du terrorisme intellectuel.

Quel terrorisme intellectuel ?

Bernard Lewis est un très grand historien, dont les analyses sur l’histoire du Proche-Orient et sur l’islam font l’objet de la plus vaste reconnaissance internationale. Eh bien, il a suffi qu’après quinze années de recherches fouillées sur le massacre des Arméniens, il en vienne à écarter la qualification de « crime contre l’humanité », pour qu’en France, la « bien-pensance » le condamne en justice. Il aurait pourtant fallu se souvenir que, dès qu’elle fut forgée, à la Libération, l’appellation de génocide fut une notion intentionnaliste ; il aurait suffi de comprendre qu’elle désigne la décision, prise par un État, de conduire une politique d’extermination. Lorsque des historiens se demandent si le massacre des Arméniens relève de l’intentionnalisme génocidaire, il ne s’agit nullement pour eux de pinailler ou de contester l’existence de ce qui pourrait être un génocide au sens général ou générique du terme. Non. Le problème dont nous avons à débattre aujourd’hui est ailleurs.

Où se situe-t-il, d’après vous ?

La question est de savoir s’il est opportun d’étendre les pénalisations prévues par la loi Gayssot au génocide arménien. A la suite de la loi sur la colonisation et de l’assignation en justice d’Olivier PétréGrenouilleau, l’auteur d’un ouvrage que j’ai édité sur Les Traites négrières, nous sommes quelques historiens à avoir fondé l’association Liberté pour l’histoire, qui a tout de suite trouvé une large adhésion du monde enseignant. Et nous sommes allés voir tous les présidents de groupe, bien d’accord pour dire qu’il n’était pas de la compétence du Parlement de légiférer sur le passé car cela aboutissait à créer une vérité officielle, indiscutable, ossifiée. Si, aujourd’hui, cette loi était votée, cela signifierait que l’alerte que nous avons donnée avec l’appui des présidents de groupe n’a aucun effet et que la voix désintéressée des historiens porte moins en cette affaire que celle des lobbyistes. Or j’y insiste : en défendant la « liberté pour l’histoire » , ce n’est pas notre « boutique » que nous défendons. Notre démarche n’est ni mandarinale ni corporatiste. C’est une question de bon sens, de raison, de liberté intellectuelle et d’intérêt national.

Les demandes de reconnaissance mémorielle ne sont-elles pas des réparations symboliques assez légitimes ?

Que les Arméniens luttent pour la reconnaissance historique de leur tragédie et contre la dénégation officielle de la Turquie, je le comprends parfaitement. Il ne m’apparaît pas non plus illégitime que l’esclavage ou la traite des Noirs soient considérées comme un abominable crime contre l’humanité, du point de vue moral. La difficulté commence à partir du moment où l’on fait de la reconnaissance de cette histoire une contrainte législative. Car la notion de crime contre l’humanité – c’est même son principe et son essence – implique l’imprescriptibilité. Or, quand les responsables du crime sont tous morts, vers qui, fatalement, se retourne l’incrimination ? Eh bien, vers les historiens. Ce sont les chercheurs qui deviennent ainsi des criminels en puissance. Lorsque l’État « se mêle de l’histoire », pour reprendre la formule de René Rémond, est-ce qu’il poursuit des intérêts bien compris ?

Personne, excepté les députés exposés à la pression des associations arméniennes, ne souhaite que cette loi mémorielle soit adoptée. Jean-Marc Ayrault (PS) a fait savoir son désaccord. Bernard Accoyer (UMP) de même et, d’après mes informations, Hervé Morin (UDF) aussi. La commission des lois a exprimé sa désapprobation. Cette initiative socialiste est d’autant plus invraisemblable que le Parti socialiste soutient officiellement l’entrée de la Turquie dans l’UE. Est-il vraiment opportun du point de vue politique de fabriquer une loi qui, non contente d’être mauvaise par principe, ouvre une véritable boîte de Pandore et fraie la voie à une extension des pénalisations criminelles contre l’humanité à tous les génocides quels qu’ils soient et aux revendications de toutes les mémoires blessées ? Demain, le Kosovo ? Après-demain, les Tchétchènes, les Rwandais ? Et pourquoi pas les Vendéens, les Albigeois, les protestants ?

En quoi s’agit-il là d’une surenchère française ?

L’emballement du législateur en matière mémorielle n’existe qu’en France sous cette forme. La fuite en avant risque d’être irréversible.En fondant Liberté pour l’histoire, nous avions cru mettre un coup d’arrêt à cet emballement législatif. Certes, l’article 4 de la loi sur la colonisation a été aboli. Mais avec ce projet de loi sur l’Arménie, tout recommence. S’il passe, le verrouillage ici sera complet. Et cela, au moment même où la Turquie s’est engagée à reconnaître les conclusions scientifiques d’une commission paritaire d’historiens turcs et arméniens. Conclusion : il serait plus facile de discuter la question arménienne à Istanbul qu’à Paris. C’est un comble !

L’historien travaille-t-il toujours à « refroidir » le passé ?

Non, son rôle a changé. L’histoire contemporaine, tragique, chaotique, accélérée, court-circuite le temps long de la réflexion. L’historien a désormais moins vocation à être un passeur entre le passé et le futur qu’à jouer les arbitres dans le feu roulant des demandes sociales. Mais encore faut- il lui en laisser les moyens. La contagion législative et la gangue de tabous sont aussi inadmissibles que dangereuses. Gare à la criminalisation générale du passé ! C’est une forme de suicide collectif.

Voir aussi:

Les Arméniens, le juge et l’historien
Madeleine Rebérioux
L’Histoire
Octobre 1995

Au mois de juin 1995, le tribunal de grande instance a condamné l’historien Bernard Lewis pour s’être prononcé « sans nuance » sur le massacre des Arméniens en 1915 (Cf. le dossier de « L’Histoire » n°187).

Madeleine Rebérioux, décédée en février 2005, était professeur émérite d’histoire et présidente d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme. Elle s’insurgea contre cette dérive qui fait des juges les arbitres des controverses nécessaires entre historiens.

Un événement d’importance s’est produit le 21 juin 1995. Le tribunal de grande instance de Paris a condamné, ce jour-là, Bernard Lewis, professeur à Princeton, dans une affaire qui l’opposait au Forum des associations arméniennes de France soutenu par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) : il devrait verser un franc de dommages et intérêts, dix mille francs au Forum, quatre mille à la LICRA.

De quoi s’agissait-il ? Sur la base d’un entretien publié par Le Monde le 11 janvier 1993 et des « explications » que Bernard Lewis avait fournies dans le même journal le 1er janvier 1994, après avoir été interpellé le 27 novembre par un groupe d’historiens indignés, Bernard Lewis a été condamné pour avoir « occulté les éléments contraires à sa thèse » sur la qualification des massacres d’Arméniens en 1915, et pour s’être exprimé « sans nuance sur un sujet aussi sensible ». Il lui fut finalement reproché par le tribunal d’avoir tenu, dans ces conditions, des propos « fautifs » car « susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne ».

Certes, la justice avait au préalable écarté au pénal la référence à la loi Gayssot du 13 juillet 1990 (qui considère comme un délit la « négation des crimes contre l’humanité »), une loi dont j’ai eu l’honneur d’exposer dans L’Histoire la signification lourde de dangers pour notre discipline (n° 138, p. 92). Est-ce au tribunal de dire la vérité en histoire et de punir, au nom de la loi, ceux qui ne la disent pas ? La loi Gayssot ne vise au reste, chacun le sait, que les crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle n’est donc pas applicable au crime de 1915. Certes, aussi, le tribunal affirma solennellement qu’il n’avait pas « mission d’arbitrer et de trancher les controverses » provoquées des événements « se rapportant à l’histoire »… Ouf !

Où donc est alors le problème ? Mes amis arméniens qui savent combien je me suis intéressée, à travers l’action proarménienne des socialistes français (cf. Armenian Review, été 1991, vol. 44), à la tradition des massacres inaugurés en 1894 par le Sultan Abd-ul-Hamid, et amplifiés, ô combien, en 1915, m’excuseront peut-être de le leur dire : l’essentiel, à mes yeux, ne réside pas dans l’exacte qualification qu’il convient d’apporter à ces tueries que Bernard Lewis ne nie pas, mais bien dans le choix de faire appel à un tribunal pour trancher, et dans le jugement rendu.

Deux remarques. L’article 1382 du Code civil, invoqué pour poursuivre Lewis dès lors que la voie pénale était bouchée, est d’un maniement bien difficile. La notion de « dommage » sur laquelle il repose – causer à autrui un dommage oblige le responsable à le réparer –, de quels dangers n’est-elle pas chargée dès lors qu’on entend à la parole, à la communication écrite, à l’article de journal, à l’espace public en somme où le débat a normalement lieu, où la cité s’organise et s’énonce ! C’est la liberté d’expression qui peut être remise en question : elle, que nous considérons, en démocratie, comme un élément fondamental du jeu politique ; prenons donc garde, fût-ce au nom d’une communauté blessée, de ne pas déclarer « fautifs » des propos qui relèvent de cette liberté essentielle.

Surtout lorsque les propos tenus émanent d’un historien. Or, c’est ici que le jugement rendu contre Bernard Lewis apparaît bien roué, ou tortueux : d’une part le tribunal affirme que « l’historien a toute liberté d’exposer les faits ». D’autre part, on lui reproche de ne pas les avoir tous exposés : élève Lewis, au bonnet d’âne ! En somme, ce qui est accordé à l’historien d’une main lui est retiré de l’autre. Au juge d’en juger. Non point, bien sûr – le prétoire ne s’y prête guère –, au terme d’un libre débat entre savants, mais à la suite d’une discussion entre avocats.

Bref, si nous laissons les choses aller d’un aussi bon train, c’est dans l’enceinte des tribunaux que risquent désormais d’être tranchées des discussions qui ne concernent pas seulement les problèmes brûlants d’aujourd’hui, mais ceux, beaucoup plus anciens, ravivés par les mémoires et les larmes.

Il est temps que les historiens disent ce qu’ils pensent des conditions dans lesquelles ils entendent exercer leur métier. Fragile, discutable, toujours remis sur le chantier – nouvelles sources, nouvelles questions –, tel est le travail de l’historien. N’y mêlons pas dame Justice : elle non plus n’a rien à y gagner.

Voir de plus:

Un entretien avec Bernard Lewis
Propos recueillis par Jean-Pierre Langellier et Jean-Pierre Peroncel-Hugoz
Le Monde
16 novembre 1993

Bernard Lewis est aujourd’hui l’orientaliste anglo-saxon le plus en vue, comparable en France à des savants comme Jacques Berque ou Maxime Rodinson (lequel préfaça en 1982 le célèbre essai de B. Lewis, les Assassins, édtitions Berger-Levrault). Une dizaine de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment Juifs en terre d’Islam (Calmann-Lévy), Comment l’Islam a découvert l’Europe (La Découverte) et l’Islam et Laicité (Fayard). Né en 1916 à Londres dans une famille juive, Bernard Lewis a longtemps enseigné l’histoire du Proche-Orient à l’université de sa ville natale (1949-1974), avant d’émigrer aux Etats-Unis – il se définit volontiers comme « anglo-américain » – où il a été professeur à Princeton et où il reste chercheur dans la même université. Spécialisé notamment dans la grande époque médiévale arabe et la Turquie ottomane puis kémalienne, Bernard Lewis s’est aussi penché sur le phénomène islamiste contemporain, défendant ardemment l’idée selon laquelle l’ »islamisme » est un danger pour les musulmans avant d’en être un pour leurs voisins, en particulier les Européens. L’orientaliste était récemment en passage à Paris pour la sortie de deux nouvelles traductions de ses oeuvres : Les Arabes dans l’Histoire (Aubier) et Race et esclavage au Proche-Orient (Gallimard), nouvelle mouture enrichie du plus fameux de ses titres, Race et couleurs en pays d’Islam (Payot, 1982).

[Note de Tête de Turc : Nous présentons ici uniquement une partie de l’entretien de Bernard Lewis, celle concernant la Turquie et la question arménienne.]

Mais si l’on parle de génocide, cela implique qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne. Cela est fort douteux. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination.

– En Turquie, on est frappé par le discrédit, en dehors de la bourgeoisie et de l’armée, qui frappe la laïcité kémalienne. La Turquie peut-elle être un point fort de la résistance a l’islamisme, ou évoluer vers un régime religieux ?

Les deux sont possibles. C’est un domaine ou l’Europe peut avoir une parole décisive. La Turquie a fait une demande pour entrer dans l’Union européenne. La décision de l’Union aura des conséquences énormes. Si les Turcs se sentent rejetés par l’Europe, qu’ils essaient de rejoindre depuis plus d’un siècle, il y aura une forte possibilité que, par déception, ils se tournent vers l’autre coté.

– Si la Turquie est dans l’Europe, cela veut dire que tous les Turcs peuvent y venir, s’ils le veulent…

Je ne nie pas que c’est un problème très sérieux pour l’Europe… mais aussi une question fondamentale pour la Turquie. Dans la Conférence des Etats islamiques, il y a 51 membres et pratiquement un seul y est doté d’un système démocratique : la Turquie…

– Pourquoi les Turcs refusent-ils toujours de reconnaître le génocide arménien ?

Vous voulez dire reconnaître la version arménienne de cette histoire ? Il y avait un problème arménien pour les Turcs à cause de l’avance des Russes et d’une population anti-ottomane en Turquie, qui cherchait l’indépendance et qui sympathisait ouvertement avec les Russes venus du Caucase. Il y avait aussi des bandes arméniennes – les Arméniens se vantent des exploits héroïques de la résistance – , et les Turcs avaient certainement des problèmes de maintien de l’ordre en état de guerre. Pour les Turcs, il s’agissait de prendre des mesures punitives et préventives contre une population peu sure dans une région menacée par une invasion étrangère. Pour les Arméniens, il s’agissait de libérer leur pays. Mais les deux camps s’accordent à reconnaître que la répression fut limitée géographiquement. Par exemple, elle n’affecta guère les Arméniens vivant ailleurs dans l’Empire ottoman.

Nul doute que des choses terribles ont eu lieu, que de nombreux Arméniens – et aussi des Turcs – ont péri. Mais on ne connaîtra sans doute jamais les circonstances précises et les bilans des victimes. Songez à la difficulté que l’on a de rétablir les faits et les responsabilités à propos de la guerre du Liban, qui s’est pourtant déroulée il y a peu de temps et sous les yeux du monde ! Pendant, leur déportation vers la Syrie, des centaines de milliers d’Arméniens sont morts de faim, de froid… Mais si l’on parle de génocide, cela implique qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne. Cela est fort douteux. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination.

Voir également:

Question arménienne : les explications de Bernard Lewis
Le Monde
1er janvier 1994

Les vues exprimées par Bernard Lewis, dans son entretien au Monde du 16 novembre, sur le drame des Arméniens de Turquie à la fin de la première guerre mondiale avaient suscité de vives réactions, notamment celle d’un groupe d’historiens (le Monde du 27 novembre). L’orientaliste précise ici sa pensée.

Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne

Je voudrais expliquer mes vues sur les déportations d’Arménie de 1915, de manière plus claire et plus précise qu’il n’était possible dans un entretien nécessairement sélectif. Nombre de faits sont toujours très difficiles a établir avec certitude. Ma référence au Liban ne visait pas a établir une quelconque similitude entre les deux cas, mais a indiquer la difficulté qu’il y a à déterminer et a évaluer le cours des événements dans une situation complexe et confuse. La comparaison avec l’Holocauste est cependant biaisée sur plusieurs aspects importants :

1. Il n’y a eu aucune campagne de haine visant directement les Arméniens, aucune démonisation comparable a l’antisémitisme en Europe.

2. La déportation des Arméniens, quoique de grande ampleur, ne fut pas totale, et en particulier elle ne s’applique pas aux deux grandes villes d’Istanbul et d’Izmir.

3. Les actions turques contre les Arméniens, quoique disproportionnées, n’étaient pas nées de rien. La peur d’une avancée russe dans les provinces orientales ottomanes, le fait de savoir que de nombreux Arméniens voyaient les Russes comme leurs libérateurs contre le régime turc et la prise de conscience des activités révolutionnaires arméniennes de l’Empire ottoman : tout cela contribua à créer une atmosphère d’inquiétude et de suspicion, aggravée par la situation de plus en plus désespérée de l’Empire et par les névroses – ô combien habituelles – du temps de guerre. En 1914, les Russes mirent sur pied quatre grandes unités de volontaires arméniens et trois autres en 1915. Ces unités regroupaient de nombreux Arméniens ottomans, dont certains étaient des personnages publics très connus.

4. La déportation, pour des raisons criminelles, stratégiques ou autres, avait été pratiquée pendant des siècles dans l’Empire ottoman. Les déportations ottomanes ne visaient pas directement et exclusivement les Arméniens. Exemple : sous la menace de l’avancée russe et de l’occupation imminente de cette ville, le gouverneur ottoman de Van évacua à la hâte la population musulmane et l’envoya sur les routes sans transports ni nourriture, plutôt que de la laisser tomber sous la domination russe. Très peu de ces musulmans survécurent à cette déportation “amicale”.

5. Il n’est pas douteux que les souffrances endurées par les Arméniens furent une horrible tragédie humaine qui marque encore la mémoire de ce peuple comme celle des juifs l’a été par l’Holocauste. Grand nombre d’Arméniens périrent de famine, de maladie, d’abandon et aussi de froid, car la souffrance des déportés se prolongea pendant l’hiver. Sans aucun doute, il y eut aussi de terribles atrocités, quoique pas d’un seul coté, comme l’ont montré les rapports des missionnaires américains avant la déportation, concernant notamment le sort des villageois musulmans dans la région de Van tombés aux mains des unités de volontaires arméniens.

Mais, ces événements doivent être vus dans le contexte d’un combat, certes inégal, mais pour des enjeux réels, et d’une inquiétude turque authentique – sans doute grandement exagérée mais pas totalement infondée – a l’égard d’une population arménienne démunie, prête à aider les envahisseurs russes. Le gouvernement des Jeunes Turcs a Istanbul décida de résoudre cette question par la vieille méthode – souvent employée – de la déportation.

Les déportés durent subir des souffrances effrayantes, aggravées par les conditions difficiles de la guerre en Anatolie, par la médiocre qualité – en l’absence pratiquement de la totalité des hommes valides mobilisés dans l’armée – de leurs escortes et par les méfaits des bandits et de bien d’autres qui profitèrent de l’occasion. Mais, il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne.

Voir aussi:

Bernard Lewis, génocide et diffamation
Amnon Kohen
Ha’aretz
12 septembre 1997

Orientaliste de l’Université hébraïque de Jérusalem, Amnon Kohen appuie son collègue américain. Il est par ailleurs la figure de proue du Vaad lemaan Hosen Medini (Comité pour une Puissance diplomatique), un groupement d’universitaires de droite et créé comme contre-modèle au groupement d’officiers travaillistes Shalom ba-Bittahon (La Paix dans la Sécurité).

Bernard Lewis n’a jamais nié et ne nie toujours pas la terrible catastrophe qui s’est abattue sur les Arméniens. Le tribunal français a refusé, en son âme et conscience, de prendre position dans l’accusation centrale de « négationnisme ». Tout ce qu’il a conclu dans cette affaire, c’est que Bernard Lewis devrait développer les idées contradictoires qu’il qualifie de « version arménienne ». En se montrant sévère envers l’expression maladroite que Lewis avait utilisée dans son interview, le tribunal ne l’a pas désapprouvé mais lui a plutôt reproché un déséquilibre dans sa démonstration, ainsi qu’un manque de sensibilité envers les blessures que risquaient de raviver ses propos.

Où est la honte ? Dans ses nombreux livres, Lewis n’a jamais nié ou déprécié l’holocauste arménien. Pour mettre les points sur les « i », dans son livre The Emergence of Modern Turkey, un livre enseigné dans toutes les universités d’Israël et du monde entier, il s’est longuement attardé sur le massacre des Arméniens en 1915, et ce livre a été traduit en hébreu. D’ailleurs, dans aucun des attendus du jugement français, Bernard Lewis ne se voit accusé de « négationnisme ». La seule chose qui lui est en quelque sorte reprochée, c’est une rigueur intellectuelle qui le conduit à affirmer qu’il est impossible de démontrer que le gouvernement ottoman aurait élaboré un plan d’élimination des Arméniens.

Depuis quelques années, les archives ottomanes officielles sont accessibles aux chercheurs du monde entier et elles n’ont à ce jour rien produit de probant. Les documents officiels ottomans jettent plutôt un regard différent sur les événements de 1915. D’autre part, les documents qui ressortaient plutôt de l’histoire immédiate (comme par exemple les télégrammes de Talaat Pacha [1]) se sont avérés être des faux grossiers et sont désormais repoussés par les historiens sérieux, quelle que soit leur option politique.

A ce jour, aucune preuve n’a été fournie quant à l’implication officielle des Ottomans dans les crimes horribles perpétrés contre les Arméniens. La question qui n’est toujours pas tranchée est la réalité historique d’un plan ou d’une intention préméditée des autorités ottomanes, la réalité des massacres n’étant, quant à elle, mise en doute par personne. En tant qu’historien intègre et soucieux de justice, je ne peux qu’espérer que la maturité et la responsabilité dont ont fait preuve les autorités turques en ouvrant leurs archives permettront d’en finir une fois pour toutes avec ces versions « arméniennes », « turques » ou tout simplement vertueuses, et qu’on connaîtra enfin le fin mot de l’histoire. En attendant, il nous appartient de surveiller notre attitude et notre langage et de nous abstenir de clichés qui n’apportent rien à ceux qui y ont recours, même s’il ne s’agit que d’un voeu pieux.

Traduit de l’hébreu par P. Fenaux

Voir également:

L’affaire Bernard Lewis
Daniel Bermond
L’Histoire
octobre 1995

Au début de l’année 1994, le grand historien anglais Bernard Lewis a été poursuivi par différentes associations arméniennes pour « contestation de crime contre l’humanité ». Il récuse en effet l’emploi du terme génocide pour qualifier les crimes commis par les Turcs.

Tout a commencé au détour d’un entretien sur l’islamisme que l’orientaliste Bernard Lewis, chercheur à l’université de Princeton où il a longtemps enseigné, historien anglais à l’œuvre mondialement connue, accordait au Monde daté du 16 novembre 1993. A ses interlocuteurs qui l’interrogeaient sur le refus persistant des autorités turques de reconnaître le génocide arménien de 1915, il répondit par une autre question : « Vous voulez dire reconnaître la version arménienne de cette histoire ? »

Pour la première fois Bernard Lewis émettait un doute sur la réalité d’un fait que l’on croyait intangible. Et la démonstration suivait : « Il y avait un problème arménien pour les Turcs, à cause de l’avance des Russes et d’une population antiottomane en Turquie [les Arméniens], qui cherchait l’indépendance et qui sympathisait ouvertement avec les Russes venus du Caucase. »

Enfin, l’auteur des Arabes dans l’histoire récusait l’expression de génocide au motif que pour cela il aurait fallu « qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne ». « Cela est fort douteux, concluait-il. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination.

Devait-on interpréter ces commentaires comme une révision de l’histoire ? Le professeur Lewis ne prenait-il pas le risque de verser dans un négationnisme inattendu de la part d’un universitaire reconnu pour la qualité de ses travaux ? Trente intellectuels l’affirmèrent qui, le 27 novembre suivant, toujours dans Le Monde, publiaient un texte intitulé « Cela s’appelle un génocide ». Les signataires, parmi lesquels André Chouraqui, Jacques Ellul, Alain Finkielkraut, André Kaspi, Yves Ternon et Jean-Pierre Vernant, se disaient « consternés » par les assertions de l’islamologue, qu’ils démontaient point par point.

L’auteur de Races et couleurs en pays d’islam réagit le 1er janvier 1994, une fois encore dans Le Monde. Son argumentaire en cinq points reprend les conclusions exprimées un mois et demi auparavant. Primo, les Arméniens ne furent pas l’objet d’une campagne de haine comparable à ce que fut l’antisémitisme en Europe. Secundo, la déportation, « quoique de grande ampleur », n’affecta pas les communautés d’Izmir et d’Istanbul. Tertio, les Ottomans avaient de solides raisons de se méfier des Arméniens qui voyaient dans les Russes « leurs libérateurs » et dont bon nombre s’enrôlèrent dans l’armée tsariste. Quarto, la déportation était une pratique courante dans le système de répression ottoman. Quinto, sans doute ces massacres furent-ils « une horrible tragédie humaine », mais que dire des exactions commises par « des unités de volontaires arméniens » à l’encontre des populations musulmanes dans l’Est de la Turquie ? Et, à la fin de l’envoi, Bernard Lewis enfonce un peu plus le clou : « Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne. »

Les défenseurs de la cause arménienne n’en restent pas là. Dans une préface à La Province de la mort où sont rassemblés les dépêches du consul américain à Kharpout, Leslie Davis, et son rapport au département d’État sur ce qu’il décrit comme « le massacre le plus rigoureusement organisé et le plus efficace que ce pays [l’Empire ottoman] ait jamais connu », Yves Ternon réfute « la thèse négationniste » du « célèbre islamisant ».

Le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) engagea des poursuites contre Bernard Lewis, en se fondant sur la loi Gayssot de juillet 1990, pour « contestation de crimes contre l’humanité », devant la 17e chambre de tribunal correctionnel de Paris. Mais les plaignants furent déboutés le 18 novembre 1994, les magistrats jugeant que les poursuites pour négationnisme ne s’appliquent qu’aux crimes contre l’humanité « commis pendant la dernière guerre mondiale par des organisations ou des personnes agissant pour le compte des pays européens de l’Axe ». Il n’y a donc pas eu délit au sens juridique de ce terme. D’autres associations suivent cependant, qui attaqueront Bernard Lewis en s’appuyant sur l’article 1382 du Code civil aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Consentement à l’horrible

Maître Patrick Devedjian, conseil du Forum des associations arméniennes de France (FAAF), entendait se réclamer de la jurisprudence de l’affaire Faurisson pour condamner Bernard Lewis au nom du « consentement à l’horrible » auquel il aurait succombé. Deux autres associations, fortement marquées à droite, l’Union médicale des Arméniens de France (UMAF) et l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), toutes deux défendues par maître Trémolet de Villers, participaient également à cette contre-offensive.

La bataille, on l’aura compris, ne porte pas sur le sens des événements de 1915, mais sur leur qualification. D’historique, l’affaire est devenue juridique. Certains se satisferont que la justice ait été saisie pour que, à travers un jugement, quel qu’il soit, un nom soit donné à ce qu’il s’est passé il y a quatre-vingts ans entre la Cilice, l’Anatolie et la région de Van. D’autres, perplexes, s’interrogeront sur cette solution qui fait que l’histoire se dit maintenant dans les prétoires.

Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, Daniel Bermond est actuellement journaliste et collabore régulièrement à L’Histoire.

[1] Dirigeant jeune-turc se partageant le triumvirat ottoman avec Enver Pacha et Djamal Pacha. Considéré comme le principal maître d’oeuvre du génocide arménien, il s’enfuit en Allemagne après la défaite de 1918, avant d’être assassiné à Berlin par un survivant arménien, Soghomon Teilirian.

Voir par ailleurs:

Some Elementary Comments on The Rights of Freedom of Expression
Noam Chomsky

Preface to Robert Faurisson, Mémoire en défense

October 11, 1980

The remarks that follow are sufficiently banal so that I feel that an apology is in order to reasonable people who may happen to read them. If there is, nevertheless, good reason to put them on paper — and I fear that there is — this testifies to some remarkable features of contemporary French intellectual culture.Before I turn to the subject on which I have been asked to comment, two clarifications are necessary. The remarks that follow are limited in two crucial respects. First: I am concerned here solely with a narrow and specific topic, namely, the right of free expression of ideas, conclusions and beliefs. I have nothing to say here about the work of Robert Faurisson or his critics, of which I know very little, or about the topics they address, concerning which I have no special knowledge. Second: I will have some harsh (but merited) things to say about certain segments of the French intelligentsia, who have demonstrated that they have not the slightest concern for fact or reason, as I have learned from unpleasant personal experience that I will not review here. Certainly, what I say does not apply to many others, who maintain a firm commitment to intellectual integrity. This is not the place for a detailed account. The tendencies to which I refer are, I believe, sufficiently significant to merit attention and concern, but I would not want these comments to be misunderstood as applying beyond their specific scope.

Some time ago I was asked to sign a petition in defense of Robert Faurisson’s « freedom of speech and expression. » The petition said absolutely nothing about the character, quality or validity of his research, but restricted itself quite explicitly to a defense of elementary rights that are taken for granted in democratic societies, calling upon university and government officials to « do everything possible to ensure the [Faurisson’s] safety and the free exercise of his legal rights. » I signed it without hesitation.

The fact that I had signed the petition aroused a storm of protest in France. In the Nouvel Observateur, an ex-Stalinist who has changed allegiance but not intellectual style published a grossly falsified version of the contents of the petition, amidst a stream of falsehoods that merit no comment. This, however, I have come to regard as normal. I was considerably more surprised to read in Esprit (September 1980) that Pierre Vidal-Naquet found the petition « scandaleuse, » citing specifically that fact that I had signed it (I omit the discussion of an accompanying article by the editor that again merits no comment, at least among people who retain a commitment to elementary values of truth and honesty).

Vidal-Naquet offers exactly one reason for finding the petition, and my act of signing it, « scandaleuse »: the petition, he claims, presented Faurisson’s  » ‘conclusions’ comme si elles etaient effectivement des decouvertes [as if they had just been discovered]. » Vidal-Naquet’s statement is false. The petition simply stated that Faurisson had presented his « finding, » which is uncontroversial, stating or implying precisely nothing about their value and implying nothing about their validity. Perhaps Vidal-Naquet was misled by faulty understanding of the English wording of the petition; that is, perhaps he misunderstood the English word « findings. » It is, of course, obvious that if I say that someone presented his « findings » I imply nothing whatsoever about their character or validity; the statement is perfectly neutral in this respect. I assume that it was indeed a simple misunderstanding of the text that led Vidal-Naquet to write what he did, in which case he will, of course, publicly withdraw that accusation that I (among others) have done something « scandaleuse » in signing an innocuous civil rights petition of the sort that all of us sign frequently.

I do not want to discuss individuals. Suppose, then, that some person does indeed find the petition « scandaleuse, » not on the basis of misreading, but because of what it actually says. Let us suppose that this person finds Faurisson’s ideas offensive, even horrendous, and finds his scholarship to be a scandal. Let us suppose further that he is correct in these conclusions — whether he is or not is plainly irrelevant in this context. Then we must conclude that the person in question believes that the petition was « scandaleuse » because Faurisson should indeed be denied the normal rights of self-expression, should be barred from the university, should be subjected to harassment and even violence, etc. Such attitudes are not uncommon. They are typical, for example of American Communists and no doubt their counterparts elsewhere. Among people who have learned something from the 18th century (say, Voltaire) it is a truism, hardly deserving discussion, that the defense of the right of free expression is not restricted to ideas one approves of, and that it is precisely in the case of ideas found most offensive that these rights must be most vigorously defended. Advocacy of the right to express ideas that are generally approved is, quite obviously, a matter of no significance. All of this is well-understood in the United States, which is why there has been nothing like the Faurisson affair here. In France, where a civil libertarian tradition is evidently not well-established and where there have been deep totalitarian strains among the intelligentsia for many years (collaborationism, the great influence of Leninism and its offshoots, the near-lunatic character of the new intellectual right, etc.), matters are apparently quite different.

For those who are concerned with the state of French intellectual culture, the Faurisson affair is not without interest. Two comparisons immediately come to mind. The first is this. I have frequently signed petitions — indeed, gone to far greater lengths — on behalf of Russian dissidents whose views are absolutely horrendous: advocates of ongoing U.S. savagery in Indochina, or of policies that would lead to nuclear war, or of a religious chauvinism that is reminiscent of the dark ages. No one has ever raised an objection. Should someone have done so, I would regard this with the same contempt as is deserved by the behavior of those who denounce the petition in support of Faurisson’s civil rights, and for exactly the same reason. I do not read the Communist Party press, but I have little doubt that the commissars and apparatchiks have carefully perused these petitions, seeking out phrases that could be maliciously misinterpreted, in an effort to discredit these efforts to prevent the suppression of human rights. In comparison, when I state that irrespective of his views, Faurisson’s civil rights should be guaranteed, this is taken to be « scandaleuse » and a great fuss is made about it in France. The reason for the distinction seems obvious enough. In the case of the Russian dissidents, the state (our states) approves of supporting them, for its own reasons, which have little to do with concern for human rights, needless to say. In the case of Faurisson, however, defense of his civil rights is not officially approved doctrine — far from it — so that segments of the intelligentsia, who are ever eager to line up and march off to the beat of the drums, do not perceive any need to take the stance accepted without question in the case of Soviet dissidents. In France, there may well be other factors: perhaps a lingering guilt about disgraceful behavior of substantial sectors under Vichy, the failure to protest the French wars in Indochina, that lasting impact of Stalinism and more generally Leninist doctrines, the bizarre and dadaistic character of certain streams of intellectual life in postwar France which makes rational discourse appear to be such an odd and unintelligible pastime, the currents of anti-Semitism that have exploded into violence.

A second comparison also comes to mind. I rarely have much good to say about the mainstream intelligentsia in the United States, who generally resemble their counterparts elsewhere. Still, it is very illuminating to compare the reaction to the Faurisson affair in France and to the same phenomenon here. In the United States, Arthur Butz (whom one might regard as the American Faurisson) has not been subjected to the kind of merciless attack levelled against Faurisson. When the « no holocaust » historians hold a large international meeting in the United States, as they did some months ago, there is nothing like the hysteria that we find in France over the Faurisson affair. When the American Nazi Party calls for a parade in the largely Jewish city of Skokie, Illinois — obviously, pure provocation — the American Civil Liberties Union defends their rights (though of course, the American Communist Party is infuriated). As far as I am aware, much the same is true in England or Australia, countries which, like the United States, have a live civil libertarian tradition. Butz and the rest are sharply criticized and condemned, but without any attack on their civil rights, to my knowledge. There is no need, in these countries, for an innocuous petition such as the one that is found « scandaleuse » in France, and if there were such a petition, it would surely not be attacked outside of limited and insignificant circles. The comparison is, again, illuminating. One should try to understand it. One might argue, perhaps, that Nazism and anti-Semitism are much more threatening in France. I think that this is true, but it is simply a reflection of the same factors that led to the Leninism of substantial sectors of the French intelligentsia for a long period, their contempt for elementary civil libertarian principles today, and their current fanaticism in beating the drums for crusades against the Third World. There are, in short, deep-seated totalitarian strains that emerge in various guises, a matter well worth further consideration, I believe.

Let me add a final remark about Faurisson’s alleged « anti-Semitism. » Note first that even if Faurisson were to be a rabid anti-Semite and fanatic pro-Nazi — such charges have been presented to me in private correspondence that it would be improper to cite in detail here — this would have no bearing whatsoever on the legitimacy of the defense of his civil rights. On the contrary, it would make it all the more imperative to defend them since, once again, it has been a truism for years, indeed centuries, that it is precisely in the case of horrendous ideas that the right of free expression must be most vigorously defended; it is easy enough to defend free expression for those who require no such defense. Putting this central issue aside, is it true that Faurisson is an anti-Semite or a neo-Nazi? As noted earlier, I do not know his work very well. But from what I have read — largely as a result of the nature of the attacks on him — I find no evidence to support either conclusion. Nor do I find credible evidence in the material that I have read concerning him, either in the public record or in private correspondence. As far as I can determine, he is a relatively apolitical liberal of some sort. In support of the charge of anti-Semitism, I have been informed that Faurisson is remembered by some schoolmates as having expressed anti-Semitic sentiments in the 1940s, and as having written a letter that some interpret as having anti-Semitic implications at the time of the Algerian war. I am a little surprised that serious people should put such charges forth — even in private — as a sufficient basis for castigating someone as a long-time and well-known anti-Semitic. I am aware of nothing in the public record to support such charges. I will not pursue the exercise, but suppose we were to apply similar standards to others, asking, for example, what their attitude was towards the French war in Indochina, or to Stalinism, decades ago. Perhaps no more need be said.

Voir encore:

Mémoires abusives
Jusqu’où les contemporains peuvent-ils légiférer sur le passé ? Pourtant, la loi Gayssot reste malgré tout un outil de lutte contre l’antisémitisme.
Henry Rousso
Le Monde
23.12.2005

Plusieurs pétitions réclament l’abrogation des lois récentes qui « légifèrent » sur le passé : la loi Gayssot réprimant la négation de l’extermination des juifs (13 juillet 1990) ; celle déclarant que le massacre des Arméniens en 1915 est un génocide (29 janvier 2001) ; celle définissant la traite négrière et l’esclavage, « à partir du XVe siècle », comme un crime contre l’humanité, et qui demande que les programmes scolaires lui accordent « une place conséquente » (23 mai 2001) ; celle, enfin, en faveur des harkis, qui demande à son tour, dans son article 4, que les programmes « reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » (23 février 2005), article qui a déclenché les polémiques récentes.

Ces pétitions expriment une position de principe : ni la loi ni la justice n’ont à dire l’histoire. Elles offrent également un début d’explication à cette « judiciarisation du passé », en faisant remonter le problème au vote de la loi Gayssot. Celle-ci n’est pourtant pas du même ordre. Elle a une portée juridique concrète en créant un nouveau délit — le « négationnisme » —, les autres lois n’ayant, pour l’instant, qu’une visée « déclamatoire », sans autre portée que d’accorder une forme de reconnaissance à tel ou tel groupe, en inventant une forme inédite de commémoration par la délivrance d’un cours d’histoire sommaire au Journal officiel.

Or le négationnisme n’est pas une simple interprétation de l’histoire : c’est une composante majeure de l’antisémitisme depuis 1945 à l’échelle internationale — les récentes déclarations du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, le confirment jusqu’à la nausée. Sans doute, pour le combattre, aurait-on dû utiliser l’arsenal juridique existant, plutôt que de promulguer une loi contestable. Mais l’abolir aujourd’hui constituerait un acte politique plus inopportun encore. Quant aux autres lois incriminées, si elles sont critiquables sur le principe, il est illusoire de prétendre les effacer, sinon les amender, quelques années après les avoir promulguées, sauf à donner le sentiment que la loi n’est qu’un bien de consommation jetable.

La tendance à légiférer sur le passé est d’ailleurs bien antérieure à la loi Gayssot. Elle est née des procédures lancées, dans les années 1970, contre d’anciens nazis et collaborateurs ayant participé à l’extermination des juifs. Celles-ci utilisaient pour la première fois l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, votée en 1964. Elles devaient aboutir aux procès Barbie, Touvier et Papon. Les pétitions récentes ne prennent pas en compte cet élément, ni ne rappellent la participation d’historiens à ces procès tardifs, éludant ainsi la responsabilité des scientifiques dans cette judiciarisation de l’histoire que nous étions peu nombreux à dénoncer à l’époque.

Il s’agit pourtant d’un élément central dans la généalogie des disputes actuelles. L’innovation juridique des « procès pour la mémoire » se justifiait, certes, par l’importance et la singularité du génocide des juifs, dont la signification n’est apparue que deux générations plus tard.

Elle exprimait cependant un changement radical dans la place que nos sociétés assignent à l’histoire, dont on n’a pas fini de prendre la mesure. Ces procès ont soulevé la question de savoir si, un demi-siècle après, les juges étaient toujours « contemporains » des faits incriminés. Ils ont montré à quel point la culture de la mémoire avait pris le pas, non seulement sur les politiques de l’oubli qui émergent après une guerre ou une guerre civile, afin de permettre une reconstruction, mais aussi sur la connaissance historique elle-même. L’illusion est ici de croire que la « mémoire » fabrique de l’identité sociale, qu’elle donne accès à la connaissance. Comment peut-on se souvenir de ce que l’on ignore, les historiens ayant précisément pour fonction, non de « remémorer » des faits, des acteurs, des processus du passé, mais bien de les établir ?

Dans le cas du génocide des juifs, dans celui des Arméniens ou dans le cas de la guerre d’Algérie, encore pouvons-nous avoir le sentiment que ces faits appartiennent toujours au temps présent — que l’on soit ou non favorable aux « repentances ». L’identification reste possible de victimes précises, directes ou indirectes, et de bourreaux singuliers, individus ou Etats, à qui l’on peut demander réparation. Mais comment peut-on prétendre agir de la même manière sur des faits vieux de plusieurs siècles ? Comment penser sérieusement que l’on peut « réparer » les dommages causés par la traite négrière « à partir du XVe siècle » de la même manière que les crimes nazis, dont certains bourreaux habitent encore au coin de la rue ?

La mobilisation actuelle, notamment à gauche, porte ses coups sur l’article 4 de la loi de février 2005. L’article est certes inepte, mais la dispute est ici idéologique, et n’est pas de nature différente sur le fait de savoir si, par exemple, le communisme recèle un bilan positif ou si la démocratie parlementaire est exempte de critiques. Cela est affaire d’opinion, et n’a pas à être prescrit dans un programme scolaire qui n’a, d’ailleurs, pas la moindre chance d’être jamais appliqué.

Mais cet article 4 est une réaction à l’idée qu’il y aurait des victimes méritant reconnaissance, et d’autres — les harkis — qui n’ont pas droit à cet honneur. Le fond du débat est d’un autre ordre. La loi du 23 mai 2001 a déclaré en quelques lignes que l’esclavage et la traite négrière constituent « un crime contre l’humanité ».

L’esclavage, sinon la traite négrière d’antan, a déjà été défini comme un « crime contre l’humanité » dans les statuts du Tribunal militaire international de Nuremberg (article 6c), et il est réprimé depuis par les lois internationales. Pourquoi, dès lors, promulguer une loi à seule fin rétroactive s’il n’y a aucune possibilité d’identifier des bourreaux, encore moins de les traîner devant un tribunal ? Pourquoi devons-nous être à ce point tributaires d’un passé qui nous est aussi étranger ? Pourquoi cette volonté d’abolir la distance temporelle et de proclamer que les crimes d’il y a quatre siècles ont des effets encore opérants ? Pourquoi cette réduction de l’histoire à la seule dimension criminelle et mortifère ? Et comment croire que les valeurs de notre temps sont à ce point estimables qu’elles puissent ainsi s’appliquer à tout ce qui nous a précédés ?

En réalité, la plupart de ces initiatives relèvent de la surenchère politique. Elles sont la conséquence de la place que la plupart des pays démocratiques ont accordée au souvenir de la Shoah, érigé en symbole universel de la lutte contre toutes les formes de racisme. A l’évidence, le caractère universel de la démarche échappe à beaucoup. La mémoire de la Shoah est ainsi devenue un modèle jalousé, donc, à la fois, récusé et imitable : d’où l’urgence de recourir à la notion anachronique de crime contre l’humanité pour des faits vieux de trois ou quatre cents ans.

Le passé n’est ici qu’un substitut, une construction artificielle — et dangereuse —, puisque le groupe n’est plus défini par une filiation passée ou une condition sociale présente, mais par un lien « historique » élaboré après coup, pour isoler une nouvelle catégorie à offrir à la compassion publique. Enfin, cette faiblesse s’exprime, une fois de plus, par un recours paradoxal à l’Etat, voie habituelle, en France, pour donner consistance à une « communauté » au sein de la nation. Sommé d’assumer tous les méfaits du passé, l’Etat se retrouve en même temps source du crime et source de rédemption. Outre la contradiction, cette « continuité » semble dire que l’histoire ne serait qu’un bloc, la diversité et l’évolution des hommes et des idées, une simple vue de l’esprit, et l’Etat, le seul garant d’une nouvelle histoire officielle « vertueuse ». C’est là une conception pour le moins réactionnaire de la liberté et du progrès.

Henry Rousso, historien, est directeur de recherche au CNRS (Institut d’histoire du temps présent). Il est notamment l’auteur du Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours (Le Seuil, 1987).

Voir enfin:

Le piège des mémoires antagonistes
« L’historien ne se reconnaît pas dans le manichéisme, qu’il provienne de la ‘nostalgérie’ ou des simplismes symétriques qui embouchent les trompettes agressives du ressentiment. »
Gilbert Meynier
Le Monde
11.05.2005

La loi 2005-158 du 23 février « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » risque, surtout en ses articles 1 et 4, de relancer une polémique dans laquelle les historiens ne se reconnaîtront guère. En officialisant le point de vue de groupes de mémoire liés à la colonisation, elle risque de générer en retour des simplismes symétriques, émanant de groupes de mémoire antagonistes, dont l' »histoire officielle » , telle que l’envisage cette loi, fait des exclus de l’histoire.

Car, si les injonctions « colonialophiles » de la loi ne sont pas recevables, le discours victimisant ordinaire ne l’est pas davantage, ne serait-ce que parce qu’il permet commodément de mettre le mouchoir sur tant d’autres ignominies, actuelles ou anciennes, et qui ne sont pas forcément du ressort originel de l’impérialisme ou de ses formes historiques passées comme le(s) colonialisme(s).

L’étude scientifique du passé ne peut se faire sous la coupe d’une victimisation et d’un culpabilisme corollaire. De ce point de vue, les débordements émotionnels portés par les »indigènes de la République » ne sont pas de mise. Des êtres humains ne sont pas responsables des ignominies commises par leurs ancêtres ­ – ou alors il faudrait que les Allemands continuent éternellement à payer leur épisode nazi.

C’est une chose d’analyser, par exemple, les « zoos humains » de la colonisation. C’en est une autre que de confondre dans la commisération culpabilisante le « divers historique », lequel ne se réduit pas à des clichés médiatiquement martelés. Si la colonisation fut ressentie par les colonisés dans le rejet et la douleur, elle fut aussi vécue par certains dans l’ouverture, pour le modèle de société qu’elle offrait pour sortir de l’étouffoir communautaire.

Et il faut aussi parler d’aujourd’hui, de toute la diversité d’aujourd’hui. Ainsi, le régime autoritaire algérien, encore assez largement militaire à fusibles civils (même s’il s’est quelque peu »civilisé » ), est bien un produit de la société algérienne, et pas, ou pas seulement, une réminiscence coloniale. Et dénoncer l’impérialisme américain en Irak ne dispense pas, au contraire, d’interroger les caractéristiques sui generis de la dictature arabo-stalinienne de Saddam Hussein.

Le penseur musulman algérien Malek Bennabi avait, il y a une soixantaine d’années, fait remarquer que, si l’Algérie avait été colonisée, c’était qu’elle était « colonisable » . Les purs nationalistes algériens lui avaient reproché d’avoir forgé ce concept de « colonisabilité » , aux antipodes du simplisme. Dans la même ligne, on pourra soutenir que si l’Irak a été envahi, c’est qu’il était « envahissable ». C’est là une explication, certes partielle, en aucun cas une exonération de l’impérialisme américain. Mais on ne peut pas comprendre l’aboutissement actuel de l’Irak si l’on n’énonce pas cette évidence : la société irakienne, qui a eu à souffrir pendant trois décennies du régime le plus sanglant que le monde arabe ait connu, était en 2003 en état de profonde déréliction.

On peut clamer d’abondance que c’est toujours la faute des autres et/ou du passé. Mais il y a aussi, et toujours, urgence concomitante à balayer devant chez soi et à se confronter aux duretés d’aujourd’hui ­ – et pas seulement aux ressentiments construits sur des hiers douloureux. Cela est valable pour tous les peuples et toutes les sociétés.

Les historiens doivent travailler à reconstruire les faits et à les porter à la connaissance du public. Or ces faits établissent que la traite des esclaves, dans laquelle des Européens ont été impliqués (et encore, pas eux seuls), a porté sur environ 11 millions de personnes (27,5 % des 40 millions d’esclaves déportés), et que les trafiquants arabes s’y sont taillé la part du lion : la »traite orientale » fut responsable de la déportation de 17 millions de personnes (42,5 % d’entre eux) et la traite « interne » effectuée à l’intérieur de l’Afrique, porta, elle, sur 12 millions (30 %). Cela, ni Dieudonné ni les « Indigènes » , dans leur texte victimisant à sens unique, ne le disent ­ – même si, à l’évidence, la traite européenne fut plus concentrée dans le temps et plus rentable en termes de nombre de déportés par an.

Plutôt que de rédiger ou de signer dans la culpabilité des manifestes victimisants à sens unique (lesquels masquent, aussi, bien des simplismes et bien des régressions dont on ne souffle mot), l’historien préfère travailler à (r)établir les faits, par exemple dans la ligne qui a permis au Monde de publier ses magnifiques articles (19 mars) sur les actes perpétrés durant la guerre d’Algérie par le général Schmitt ­ – nommé chef d’état-major par François Mitterrand en parfait accord avec Jacques Chirac. Le rôle de l’historien est aussi de travailler comme citoyen, autant que faire se peut, à rendre nos sociétés moins inégalitaires et plus éduquées – ­ les inégalités et le racisme, portés par les matelas d’ignorances des humains, générant à leur tour simplismes et régressions.

Pour reprendre le texte des « Indigènes de la République », à l’évidence, les plaies dont ils saignent sont de moins en moins celles qui sont infligées par le vieux colonialisme ­ – porté, certes, partiellement par le nationalisme français et la création en son temps d’îlots capitalistes ­-, mais bel et bien celles provoquées par la sauvagerie et la dureté économiques d’aujourd’hui, assez largement transnationales.

Il est important, pour y voir clair, de ne pas tout mélanger. Tout, dans la situation des immigrés, ne fut pas redevable à la colonisation, dans le passé comme maintenant. A l’époque où les immigrants italiens, les »macaronis » , étaient traités d’arriérés brutaux et de catholiques fanatiques, le mépris et la peur qui les entouraient n’étaient en rien liés à la colonisation. Il se trouve que l’auteur de ces lignes connaît bien l’Italie : il existe aujourd’hui un glissement de la société italienne vers le racisme et l’« indigénisation » des Africains migrants en Italie, alors que le passé colonial y est incomparablement plus léger que celui de la France. En revanche, à titre emblématique, Berlusconi, lui, est une réalité bien actuelle, qui renvoie à la brutalité de la déréglementation et du chacun pour soi, sans compter la corruption.

L’historien ne se reconnaît pas dans l’affrontement des mémoires. Pour lui, elles ne sont que des documents historiques, à traiter comme tels. Il ne se reconnaît pas dans l’anachronisme, qui veut tout arrimer au passé ; il ne se reconnaît pas dans le manichéisme, qu’il provienne de la »nostalgérie » électoraliste vulgaire qui a présidé à la loi du 23 février 2005, ou qu’il provienne des simplismes symétriques qui surfent sur les duretés du présent pour emboucher les trompettes agressives d’un ressentiment déconnecté de son objet réel.

Gilbert Meynier est professeur émérite d’histoire à l’université Nancy-II.

1 Responses to Liberté d’expression: Bienvenue au pays où l’histoire se dit dans les prétoires! (Courting disaster: Looking back at France’s preposterous hate speech laws)

  1. SD dit :

    Lewis, un champion du politiquement correct convoqué en justice, voilà quelque chose de comique…

    Monument d’aberration intellectuelle d’un « turc de profession » (expression de Péroncel-Hugoz) :
    « La Turquie a fait une demande pour entrer dans l’Union européenne. La décision de l’Union aura des conséquences énormes. Si les Turcs se sentent rejetés par l’Europe, qu’ils essaient de rejoindre depuis plus d’un siècle, il y aura une forte possibilité que, par déception, ils se tournent vers l’autre coté. »
    Si la Pologne et la Tchéquie s’étaient vu refuser l’entrée en Europe, seraient-elles devenues d’obscurantistes et barbares théocraties religieuses ? 80 % des femmes de Turquie portent le hidjab.

    Si Hitler a envahi les Sudètes, c’est la faute aux démocraties, c’est bien connu.

    Le massacre des arméniens est un génocide, ne lui déplaise. Cependant, les lois anti révisionnistes ne se justifient que pour la shoah, le révisionnisme dans ce cas dissimulant de véritables appels à la haine active.

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