Livres: Achever Clausewitz… sur le dos de Bush?

ACHEVER CLAUSEWITZ : René Girard: Amazon.fr: LivresJe ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. Jésus
Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Pascal
Achever Clausewitz, titre dans lequel on ne peut pas ne pas entendre « Auschwitz », c’est d’abord constater « ce monstrueux dérapage sacrificiel qu’est l’entreprise d’extermination des Juifs… où l’essence même de l’idée européenne a été entachée. Fabrice Hadjadj
Aimez-vous les uns les autres (…) est une formule héroïque qui transcende toute morale. Mais elle ne signifie pas qu’il faille refuser le combat si aucune autre solution n’est possible. René Girard
Tout le monde sait que l’avenir de l’idée européenne, et donc aussi de la vérité chrétienne qui la traverse, se jouera en Amérique du Sud, en Inde, en Chine, tout autant qu’en Europe. Cette dernière a joué, mais en pire, le rôle de l’Italie pendant les guerres du XVIe siècle  : le monde entier s’y est battu. C’est un continent fatigué, qui n’oppose plus beaucoup de résistance au terrorisme. D’où le caractère foudroyant de ces attaques, menées souvent par des gens « de l’intérieur ». La résistance est d’autant plus complexe en effet que les terroristes sont proches de nous, à nos côtés. L’imprévisibilité de ces actes est totale. L’idée même de « réseaux dormants » vient corroborer tout ce que nous avons dit de la médiation interne, de cette identité des hommes entre eux qui peut soudain tourner au pire. (…) Le nombre croissant d’attentats en Irak est impressionnant. Je trouve étrange qu’on s’intéresse si peu à ces phénomènes qui dominent le monde, comme la guerre froide le dominait auparavant. Depuis quand ? On ne le sait même pas, au juste. Personne n’aurait pu imaginer, après l’effondrement du mur de Berlin, qu’on en serait là, à peine vingt ans plus tard. Ceci ébranle notre vision de l’histoire, telle qu’elle s’écrit depuis les Révolutions américaine et française, et qui ne tient pas compte du fait que l’Occident tout entier est défié, menacé par cela. On est obligé de dire « cela », parce qu’on ne sait pas ce que c’est. La révolution islamiste a été relancée avec des attentats contre deux ambassades en Afrique, sous la présidence de Bill Clinton. On a bien cherché, mais on n’a rien trouvé. (…) Les gens s’imaginent-ils vraiment dans quelle histoire ils sont entrés ? et de quelle histoire ils sont sortis ? Je n’ai plus grand-chose à dire à partir d’ici, parce que cette réalité est trop inconnue, et que notre réflexion connaît là ses limites. Je me sens, devant cela, un peu comme Hölderlin devant l’abîme qui le séparait de la Révolution française. Même à la fin du XIXe siècle, on se serait encore aperçu qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Nous assistons à une nouvelle étape de la montée aux extrêmes. Les terroristes ont fait savoir qu’ils avaient tout leur temps, que leur notion du temps n’était pas la nôtre. C’est un signe clair du retour de l’archaïque : un retour aux VIIe-IXe siècles, qui est important en soi. Mais qui s’occupe de cette importance, qui la mesure ? Est-ce du ressort des Affaires étrangères ? Il faut s’attendre à beaucoup d’imprévu dans l’avenir. Nous allons assister à des choses qui seront certainement pires. Les gens n’en resteront pas moins sourds. Au moment du 11 Septembre, il y a quand même eu un ébranlement, mais il s’est tout de suite apaisé. Il y a eu un éclair de conscience, qui a duré quelques fractions de seconde : on a senti que quelque chose se passait. Et une chape de silence est venue nous protéger contre cette fêlure introduite dans notre certitude de sécurité. Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce. Cette configuration historique est si nouvelle que nous ne savons par quel bout la prendre. Elle est bien une modalité de ce qu’avait aperçu Pascal  : la guerre de la violence et de la vérité. Songeons à la carence de ces avant-gardes qui nous prêchaient l’inexistence du réel ! Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les Croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. Les points de vue des pays occidentaux constituent tout au plus pour les islamistes un décor sans importance. Ils pensent le monde occidental comme devant être islamisé le plus vite possible. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée ? N’y aurait-il pas là, malgré tout, quelque chose d’essentiellement islamique ? C’est une question qu’il faut avoir le courage de poser, quand bien même il est acquis que le terrorisme est un fait brutal qui détourne à son profit les codes religieux. Il n’aurait néanmoins pas acquis une telle efficacité dans les consciences s’il n’avait actualisé quelque chose de présent depuis toujours dans l’islam. Ce dernier, à la grande surprise de nos républicains laïcs, est encore très vivant sur le plan de la pensée religieuse. Il est indéniable qu’on retrouve aujourd’hui certaines thèses de Mahomet. Mais ce à quoi nous assistons avec l’islamisme est néanmoins beaucoup plus qu’un retour de la Conquête, c’est ce qui monte depuis que la révolution monte, après la séquence communiste qui aura fourni un intermédiaire. Le léninisme comportait en effet déjà certains de ces éléments. Mais ce qui lui manquait, c’était le religieux. La montée aux extrêmes est donc capable de se servir de tous les éléments : culture, mode, théorie de l’État, théologie, idéologie, religion. Ce qui mène l’histoire n’est pas ce qui apparaît comme essentiel aux yeux du rationaliste occidental. Dans l’invraisemblable amalgame actuel, je pense que le mimétisme est le vrai fil conducteur. Si l’on avait dit aux gens, dans les années 1980, que l’islam jouerait le rôle qu’il joue aujourd’hui, on serait passé pour dément. Or il y avait déjà dans l’idéologie diffusée par Staline des éléments para-religieux qui annonçaient des contaminations de plus en plus radicales, à mesure que le temps passerait. L’Europe était moins malléable au temps de Napoléon. Elle est redevenue, après le Communisme, cet espace infiniment vulnérable que devait être le village médiéval face aux Vikings. La conquête arabe a été fulgurante, alors que la contagion de la Révolution française a été freinée par le principe national qu’elle avait levé dans toute l’Europe. L’islam, dans son premier déploiement historique, a conquis religieusement. C’est ce qui a fait sa force. D’où la solidité aussi de son implantation. L’élan révolutionnaire accéléré par l’épopée napoléonienne a été contenu par l’équilibre des nations. Mais celles-ci se sont enflammées à leur tour et ont brisé le seul frein possible aux révolutions qui pointent. Il faut donc changer radicalement nos modes de pensée, essayer de comprendre sans a priori cet événement avec toutes les ressources que peut nous apporter l’islamologie. Le chantier est à entreprendre, et il est immense. J’ai personnellement l’impression que cette religion a pris appui sur le biblique pour refaire une religion archaïque plus puissante que toutes les autres. Elle menace de devenir un instrument apocalyptique, le nouveau visage de la montée aux extrêmes. Alors qu’il n’y a plus de religion archaïque, tout se passe comme s’il y en avait une autre qui se serait faite sur le dos du biblique, d’un biblique un peu transformé. Elle serait une religion archaïque renforcée par les apports du biblique et du chrétien. Car l’archaïque s’était évanoui devant la révélation judéo-chrétienne. Mais l’islam a résisté, au contraire. Alors que le christianisme, partout où il entre, supprime le sacrifice, l’islam semble à bien des égards se situer avant ce rejet. Certes, il y a du ressentiment dans son attitude à l’égard du judéo-christianisme et de l’Occident. Mais il s’agit aussi d’une religion nouvelle, on ne peut le nier. La tâche qui incombe aux historiens des religions, voire aux anthropologues, sera de montrer comment et pourquoi elle est advenue. Car il y a dans certains aspects de cette religion un rapport à la violence que nous ne comprenons pas et qui est justement d’autant plus inquiétant. Pour nous, être prêt à payer de sa vie le plaisir de voir l’autre mourir, ne veut rien dire. Nous ne savons pas si ces phénomènes relèvent ou non d’une psychologie particulière. On est donc dans l’échec total, on ne peut pas en parler. Et on ne peut pas non plus se documenter, car le terrorisme est une situation inédite qui exploite les codes islamiques, mais qui n’est pas du tout du ressort de l’islamologie classique. Le terrorisme actuel est nouveau, même d’un point de vue islamique. Il est un effort moderne pour contrer l’instrument le plus puissant et le plus raffiné du monde occidental : sa technologie. Il le fait d’une manière que nous ne comprenons pas, et que l’islam classique ne comprend peut-être pas non plus. Il ne suffit donc pas de condamner les attentats. La pensée défensive que nous opposons à ce phénomène n’est pas forcément désir de compréhension. Elle est même souvent désir d’incompréhension, ou volonté de se rassurer. Clausewitz est plus facile à intégrer dans un développement historique. Il nous fournit un outillage intellectuel pour comprendre cette escalade violente. Mais où trouve-t-on de telles idées dans l’islamisme ? Le ressentiment moderne, en effet, ne va jamais jusqu’au suicide. Nous n’avons donc pas les chaînes d’analogies qui nous permettraient de comprendre. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas possibles, qu’elles ne vont pas apparaître, mais j’avoue mon impuissance à les saisir. C’est pourquoi les explications que nous donnons sont souvent du ressort d’une propagande frauduleuse contre les musulmans. Nous ne savons pas, nous n’avons aucun contact, intime, spirituel, phénoménologique avec cette réalité. Le terrorisme est une violence supérieure, et cette violence affirme qu’elle va triompher. Mais rien ne dit que le travail qui reste à faire pour libérer le Coran de ses caricatures aura une quelconque influence sur le phénomène terroriste lui-même, à la fois lié à l’islam et différent de lui. On peut donc dire, de façon tout à fait provisoire, que la montée aux extrêmes se sert aujourd’hui de l’islamisme comme elle s’est servie hier du napoléonisme ou du pangermanisme. Le terrorisme est redoutable dans la mesure où il sait très bien s’articuler sur les technologies les plus mortifères, et ceci hors de toute institution militaire. La guerre clausewitzienne était une analogie encore imparfaite pour l’appréhender. Il est indéniable, en revanche, qu’elle l’annonçait. J’ai emprunté au Coran, dans La Violence et le Sacré, l’idée que le bélier qui sauve Isaac du sacrifice est le même que celui qui avait été envoyé à Abel pour ne pas tuer son frère : preuve que le sacrifice est là aussi interprété comme un moyen de lutter contre la violence. On peut en déduire que le Coran a compris des choses que la mentalité laïque ne comprend pas, à savoir que le sacrifice empêche les représailles. Il n’en reste pas moins que cette problématique a disparu dans l’islam, de la même manière qu’elle a disparu en Occident. Le paradoxe que nous devons donc affronter est que l’islam est plus proche de nous aujourd’hui que le monde d’Homère. Clausewitz nous l’a fait entrevoir, à travers ce que nous avons appelé sa religion guerrière, où nous avons vu apparaître quelque chose de très nouveau et de très primitif en même temps. L’islamisme est, de la même façon, une sorte d’événement interne au développement de la technique. Il faudrait pouvoir penser à la fois l’islamisme et la montée aux extrêmes, l’articulation complexe de ces deux réalités. L’unité du christianisme du Moyen Âge a donné la Croisade, permise par la papauté. Mais la Croisade n’a pas l’importance que l’islam imagine. C’était une régression archaïque sans conséquence sur l’essence du christianisme. Le Christ est mort partout et pour tout le monde. Le fait de concevoir les juifs et les chrétiens comme des falsificateurs, en revanche, est ce qu’il y a de plus irrémédiable. Ceci permet aux musulmans d’éliminer toute discussion sérieuse, toute approche comparative entre les trois religions. C’est une manière indéniable de ne pas vouloir voir ce qui est en jeu dans la tradition prophétique. Pourquoi la révélation chrétienne a-t-elle été soumise pendant des siècles à des critiques hostiles, aussi féroces que possible, et jamais l’islam ? Il y a là une démission de la raison. Elle ressemble par certains côtés aux apories du pacifisme, dont nous avons vu à quel point elles pouvaient encourager le bellicisme. Le Coran gagnerait donc à être étudié comme l’ont été les textes juifs et chrétiens. Une approche comparative révélerait, je pense, qu’il n’y a pas là de réelle conscience du meurtre collectif. Il y a, en revanche, une conscience chrétienne de ce meurtre. Les deux plus grandes conversions, celle de Pierre et celle de Paul, sont analogues : elles ne font qu’un avec la conscience d’avoir participé à un meurtre collectif. Paul était là quand on a lapidé Étienne. Le départ pour Damas se greffe sur ce lynchage, qui ne peut que l’avoir angoissé terriblement. Les chrétiens comprennent que la Passion a rendu le meurtre collectif inopérant. C’est pour cela que, loin de réduire la violence, la Passion la démultiplie. L’islamisme aurait très tôt compris cela, mais dans le sens du djihad. Il y a ainsi des formes d’accélération de l’histoire qui se perpétuent. On a l’impression que le terrorisme actuel est un peu l’héritier des totalitarismes, qu’il y a des formes de pensées communes, des habitudes prises. Nous avons suivi l’un des fils possibles de cette continuité, avec la construction du modèle napoléonien par un général prussien. Ce modèle a été repris ensuite par Lénine et Mao Tsé-Toung, auquel se réfère, dit-on, Al Qaida. Le génie de Clausewitz est d’avoir anticipé à son insu une loi devenue planétaire. Nous ne sommes plus dans la guerre froide, mais dans une guerre très chaude, étant donné les centaines, voire demain les milliers de victimes quotidiennes en Orient. Le réchauffement de la planète et cette montée de la violence sont deux phénomènes absolument liés. J’ai beaucoup insisté sur cette confusion du naturel et de l’artificiel, qui est ce que les textes apocalyptiques apportent peut-être de plus fort. L’amour s’est en effet « refroidi ». Certes, on ne peut pas nier qu’il travaille comme il n’a jamais travaillé dans le monde, que la conscience de l’innocence de toutes les victimes a progressé. Mais la charité fait face à l’empire aujourd’hui planétaire de la violence. Contrairement à beaucoup, je persiste à penser que l’histoire a un sens, qui est précisément celui dont nous n’avons cessé de parler. Cette montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle. J’en suis venu à un point décisif : celui d’une profession de foi, plus que d’un traité stratégique, à moins que les deux mystérieusement s’équivalent, dans cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence. J’ai toujours eu l’intime conviction que cette dernière participe d’une sacralité dégradée, redoublée par l’intervention du Christ venu se placer au cœur du système sacrificiel. Satan est l’autre nom de la montée aux extrêmes. Mais ce que Hölderlin a entrevu, c’est aussi que la Passion a radicalement transformé l’univers archaïque. La violence satanique a longtemps réagi contre cette sainteté qui est une mue essentielle du religieux ancien. C’est donc que Dieu même s’était révélé en son Fils, que le religieux avait été confirmé une fois pour toutes dans l’histoire des hommes, au point d’en modifier le cours. La montée aux extrêmes révèle, à rebours, la puissance de cette intervention divine. Du divin est apparu, plus fiable que dans toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, puisqu’ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s’agit pas seulement, de la part du christianisme, d’une condamnation morale exemplaire, mais d’un constat anthropologique inéluctable. Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. René Girard
Il y a une forme de guerre qui est épuisée aujourd’hui, en Europe du moins. Ce que la France a vécu pendant les deux conflits mondiaux, l’Allemagne l’a subi aussi : nous en sommes au même point. Une des sources de l’antiaméricanisme, c’est le fait que les Etats-Unis sont encore capables d’une montée aux extrêmes. En les critiquant pour cette faculté d’accepter le défi de la violence, c’est notre passé que nous condamnons rétrospectivement. Mais si certains sont rassurés parce que la guerre semblée écartée, la guerre au sens européen, le terrorisme forme une métastase qui envahit tout, et qui représente une menace universelle. Par conséquent, nous sommes en train de franchir une étape dans la montée de la violence. (…) [Samuel Huntington] a eu raison de s’attaquer au sujet. Mais il l’a fait de manière trop classique : il ne voit pas que la tragédie moderne est aussi une comédie, dans la mesure où chacun répète l’autre identiquement. Parler de choc des civilisations, c’est dire que c’est la différence qui l’emporte. Alors que je crois, moi, que c’est l’identité des adversaires qui sous-tend leur affrontement. J’ai lu le livre de l’historien allemand Ernst Nolte, La guerre civile européenne, où il explique que, dans le choc des idéologies issues de la Première Guerre mondiale – communisme et nazisme –, l’Allemagne n’est pas la seule responsable. Mais le plus important est ceci : Nolte montre que l’URSS et le IIIe Reich ont été l’un pour l’autre un « modèle repoussoir ». Ce qui illustre la loi selon laquelle ce à quoi nous nous heurtons, c’est ce que nous imitons. Il est frappant qu’un historien pense les rapports d’inimitié en terme d’identité, en terme de copie. Ce que Nolte appelle le modèle repoussoir, c’est ce que la théorie mimétique appelle le modèle obstacle : dans la rivalité, celui qu’on prend pour modèle, on désire ce qu’il désire et par conséquent il devient obstacle. Le rapport mimétique conduit à imiter ses adversaires, tantôt dans les compliments, tantôt dans le conflit. (…) Les islamistes tentent de rallier tout un peuple de victimes et de frustrés dans un rapport mimétique à l’Occident. Les terroristes utilisent d’ailleurs à leurs fins la technologie occidentale : encore du mimétisme. Il y a du ressentiment là-dedans, au sens nietzschéen, réaction que l’Occident a favorisée par ses privilèges. Je pense néanmoins qu’il est très dangereux d’interpréter l’islam seulement par le ressentiment. Mais que faire ? Nous sommes dans une situation inextricable. (…) Benoît XVI respecte suffisamment l’islam pour ne pas lui mentir. Il ne faut pas faire semblant de croire que, dans leur conception de la violence, le christianisme et l’islam sont sur le même plan. Si on regarde le contexte, la volonté du pape était de dépasser le langage diplomatique afin de dire : est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de s’entendre pour un refus fondamental de la violence ? (…) La Croix, c’est le retournement qui dévoile la vérité des religions révélées. Les religions archaïques, c’est le bouc émissaire vrai, c’est-à-dire le bouc émissaire caché. Et la religion chrétienne, c’est le bouc émissaire révélé. Une fois que le bouc émissaire a été révélé, il ne peut plus y en avoir, et donc nous sommes privés de violence. Ceux qui attaquent le christianisme ont raison de dire qu’il est indirectement responsable de la violence, mais ils n’oseraient pas dire pourquoi : c’est parce qu’il la rend inefficace et qu’il fait honte à ceux qui l’utilisent et se réconcilient contre une victime commune. (…) De même qu’il était impossible de ne pas croire au XIIe siècle, il est presque impossible de croire au XXIe siècle, parce que tout le monde est du même côté. (…) Il ne faut pas exagérer la religiosité de l’Amérique, pas plus que le recul de la religion en Europe. Il est cependant vrai que, aux Etats-Unis, les conventions sont favorables au religieux, alors que, en France surtout, elles tendent à lui être hostiles. La société américaine n’a pas subi l’antichristianisme de la Révolution française ou le laïcisme des anticléricaux. En France, le catholicisme pâtît de l’ancienne position dominante de l’Eglise. Aux Etats-Unis, la multiplicité s’impose : parce qu’ils sont minoritaires, les catholiques y sont d’une certaine manière favorisés. (…) [L’Apocalypse] ne signifie pas que la fin du monde est pour demain, mais que les textes apocalyptiques – spécialement les Evangiles selon saint Matthieu et saint Marc – ont quelque chose à nous dire sur notre temps, au moins autant que les sciences humaines. A mon sens, outre la menace terroriste ou la prolifération nucléaire, il existe aujourd’hui trois grandes zones de danger. En premier lieu, il y a les menaces contre l’environnement. Produisant des phénomènes que nous ne pourrons pas maîtriser, nous sommes peut-être au bord de la destruction par l’homme des possibilités de vivre sur la planète. En second lieu, avec les manipulations génétiques, nous pénétrons dans un domaine totalement inconnu. Qui peut nous certifier qu’il n’y aura pas demain un nouvel Hitler, capable de créer artificiellement des millions de soldats ? Troisièmement, nous assistons à une mise en mouvement de la terre, à travers des courants migratoires sans précédent. Les trois quarts des habitants du globe rêvent d’habiter dans le quart le plus prospère. Ces gens, nous serions à leur place, nous en ferions autant. Mais c’est un rêve sans issue. Ces trois phénomènes ne font que s’accélérer, une nouvelle fois par emballement mimétique. Et ils correspondent au climat des grands textes apocalyptiques. L’esprit moderne juge ces textes farfelus, parce qu’ils mélangent les grondements de la mer avec les heurts entre villes ou nations, qui sont des manifestations humaines. Depuis le XVIe siècle, sur un plan intellectuel, la science, c’était la distinction absolument nette, catégorique, entre la nature et la culture : appartenait à la science tout ce qui relève de la nature, et à la culture tout ce qui vient de l’homme. Si on regarde ce qui se passe de nos jours, cette distinction s’efface. Au Congrès des Etats-Unis, les parlementaires se disputent pour savoir si l’action humaine est responsable d’un ouragan de plus à la Nouvelle-Orléans : la question est devenue scientifique. Les textes apocalyptiques redeviennent donc vraisemblables, à partir du moment où la confusion de la nature et de la culture prive l’homme de ses moyens d’action. Dès lors qu’il n’y a plus de bouc émissaire possible, la seule solution est la réconciliation des hommes entre eux. C’est le sens du message chrétien. René Girard
Qui oserait dire que le tombeau de Napoléon aux Invalides ressemble au Mausolée de Lénine? René Girard
Le christianisme est la seule religion qui aura prévu son propre échec. Cette prescience s’appelle l’apocalypse. René Girard
Les Américains ont commis l’erreur de « déclarer la guerre » à Al-Qaeda alors qu’on ne sait même pas si Al-Qaeda existe. René Girard
Je me souviens très bien de la remilitarisation de la Rhénanie en 1935. Si les Français étaient entrés en Allemagne, ils auraient pu changer le cours des événements : les Allemands étaient incapables de leur opposer la moindre résistance. Seulement Albert Sarraut [président du Conseil] et le gouvernement français seraient passés pour les salopards qui empêchaient le monde de revenir à la normale. Ils n’étaient pas assez forts moralement pour tenir le coup. Par la suite, on a beaucoup reproché à Sarraut sa passivité. Mais il était dans une situation inextricable. René Girard

« Bush est de ce point de vue la caricature de ce qui manque à l’homme politique (…) il n’a réussi qu’une chose: rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours. » (pp. 56-57)

« Bush et Ben Laden, Palestiniens et Israéliens, Russes et Tchéchènes, Indiens et Pakistanais, même combat. (…) L’ignominie de Guantanamo, ce camp de terroristes présumés, soupçonnés d’avoir des liens avec Al Qaida et traités de manière inhumaine par les Américains, est significative de ce mépris du droit de la guerre. » (p. 131)

« Bush accentue jusqu’à la caricature la violence dont les Américains sont capables – et Ben Laden et ses imitateurs lui répondent d’une manière tout à fait « souveraine ». (p. 133)

« Deux croisades, deux formes de fondamentalismes, la guerre juste de George Bush a réactivé celle de Mahomet » … (p 355)

« Théologisation réciproque (‘Grand Satan’ contre ‘Forces du Mal’) … » (p.356)

Curieuse impression de stigmatisation des Américains et du président Bush de la part du plus américain de nos penseurs français dans son passionnant dernier ouvrage sur Clausewitz (« Achever Clausewitz », René Girard).

Certes, contre les illusions combinées du progressisme, du rationalisme et de l’humanisme issus des Lumières, il y décrit bien la part d’irrationnel des rapports humains et la montée aux extrêmes que constitue la formidable mutation de la violence dont nous sommes actuellement témoins.

Depuis l’émergence, avec l’arrivée révolutionnaire et napoléonienne de la mobilisation populaire (comme, par contrecoup, de la guerilla espagnole ou des partisans russes), de la guerre totale jusqu’à la déritualisation de la guerre elle-même et la perte, par les États, du « monopole de la violence », le terrorisme globalisé sans foi ni loi d’un Ben Laden.

Pareillement, contre les mêmes mais aussi les chrétiens fondamentalistes attachés encore à une violence d’origine divine, il n’a pas tort de souligner les risques proprement apocalyptiques, pour l’environnement comme pour la sécurité de la planète, d’une concurrence économique totalement débridée.

Mais si, contre le pacifisme (chrétien ou non), il rappelle la formidable dissolution des différences et donc le déchainement de la violence que produit, à côté de tout aussi formidables progrès, la révélation judéo-chrétienne (en nous privant de nos ennemis comme de nos béquilles sacrificielles), ainsi que le fait souvent oublié qu’une intervention contre un Hitler alors insignifiant au moment de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 aurait pu empêcher la guerre, il ne semble pas faire le lien avec la part de responsabilité d’un Clinton dans l’encouragement de Ben Laden de par ses refus répétés d’intervenir contre les premiers attentats anti-américains des années 90.

De sorte qu’emporté apparemment par ses discussions franco-françaises et son catholicisme ultramontain, lui qui est d’ordinaire si perspicace à repérer les boucs émissaires, il se retrouve à cautionner les plus grossiers amalgames (islamisme et mondialisation comme les deux pendants équivalents d’un même danger?) et le discours de l’excuse le plus éculé dont nos nouveaux totalitaires islamistes savent si bien jouer.

Pour finir par ne voir de résistance que du côté d’une Europe largement paralysée par un irréalisme et une passivité que serait censée réveiller une papauté limitant jusqu’à tout récemment ses interventions au plus béat des pacifismes

René Girard : « la guerre est partout »
Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Le Point
18/10/2007

L’anthropologue de la violence et du religieux René Girard, de l’Académie française, a découvert chez Clausewitz, une référence en matière de stratégie militaire, d’étonnantes similitudes avec ses thèses. Dans son livre « Achever Clausewitz » (Carnets nord), il livre une sombre analyse : « Il n’y a plus de politique intelligente, dit-il au Point . Nous sommes près de la fin. »

Le Point : Vous avez trouvé dans l’oeuvre de Clausewitz de surprenantes résonances avec la vôtre. De même que sa pensée est indissolublement liée sinon à l’expérience directe, du moins à l’observation concrète des guerres napoléoniennes, avez-vous été influencé par la Seconde Guerre mondiale, survenue alors que vous étiez adolescent ?

René Girard : C’est indéniable. Ma conscience des événements, de l’Histoire, de la politique, est montée avec la menace totalitaire. Né à la fin de 1923, j’avais donc 10 ans lors de l’arrivée au pouvoir de Hitler. Un enfant pouvait très bien comprendre que la montée de l’hitlérisme signifiait que la France était menacée d’une invasion. Mon père était très perspicace, et il était un grand lecteur de la presse ; c’était un Français radical-socialiste, pas un militant, mais un intellectuel qui s’intéressait aux événements, exactement ce que je suis devenu moi-même. Il a tout de suite vu qu’on assistait à un retour de l’Allemagne et aussi qu’il était impossible de remettre ça, qu’on ne referait pas Verdun. Plus tard, il a compris, avant même l’automne 1941, que ça commençait à mal tourner pour les Allemands et que Moscou et Leningrad allaient peut-être tenir le coup.

Voulez-vous dire que, bien que contemporain des événements, vous étiez conscient de l’Histoire que vous viviez ?

Evidemment ! Je me souviens très bien de la remilitarisation de la Rhénanie en 1935. Si les Français étaient entrés en Allemagne, ils auraient pu changer le cours des événements : les Allemands étaient incapables de leur opposer la moindre résistance. Seulement Albert Sarraut [président du Conseil] et le gouvernement français seraient passés pour les salopards qui empêchaient le monde de revenir à la normale. Ils n’étaient pas assez forts moralement pour tenir le coup. Par la suite, on a beaucoup reproché à Sarraut sa passivité. Mais il était dans une situation inextricable. En tout cas, j’ai gardé de cet épisode la certitude que nous étions « faits comme des rats », pour reprendre le leitmotiv de Céline dans « Voyage au bout de la nuit ».

Avez-vous, ensuite, directement souffert de l’Occupation ?

Tant que je suis resté à Avignon, elle est restée assez supportable. Je suis parti en khâgne à Lyon, où mon frère étudiait la médecine. Appartenant à une famille de la bourgeoisie déchue, je souffrais de mon infériorité sociale par rapport à mes condisciples de bonne famille lyonnaise. Au bout d’une semaine, j’en ai eu assez et je suis rentré. Il faut dire que j’avais déjà passé mon bac en suivant des cours par correspondance car, comme j’étais chahuteur en diable, je m’étais fait renvoyer du lycée. C’est donc chez moi que j’ai préparé le concours de l’Ecole des chartes, comme mon père. J’ai été reçu en 1942 et je me suis retrouvé à Paris, dans un hôtel où l’on chauffait un quart d’heure par jour. Heureusement, au bout d’un an, des amis m’ont fait entrer au 104, rue de Vaugirard, cette institution tenue par les frères maristes, où a vécu François Mitterrand. Grâce à mon poste de radio clandestin, j’ai été le premier à annoncer le débarquement du 6 août 1944.

En tout cas, cette question de la violence est au coeur de votre oeuvre et de votre théorie du désir mimétique. Mais, jusque-là, vous vous intéressiez plus aux mythes et à la littérature qu’à la stratégie. Qu’est-ce qui vous a amené à Clausewitz ?

Pour l’anecdote, je l’ai découvert en anglais dans une édition annotée par un pilote de l’US Air force. Et la correspondance avec mon oeuvre m’a sauté aux yeux. Voilà un penseur du XIXe siècle qui n’a pas la réputation d’être un littéraire, même si j’ai découvert qu’il est un sacré écrivain. Clausewitz, ça fait sérieux. Il sent le soufre, d’ailleurs les Allemands ne veulent pas entendre parler de lui. Je dirais qu’il a une sorte de prestige noir. Or on a beaucoup reproché à ma théorie du désir mimétique d’être uniquement fondée sur la littérature, ce qui était une façon de la décrédibiliser.

Quelles que soient les époques, la littérature a quelque chose à voir avec la vérité. C’est le sens de l’expression d’Aragon le « mentir-vrai ». Et c’est aussi la thèse de votre « Mensonge romantique et vérité romanesque », qui dans les années 60 a suscité la polémique…

Pour moi, la littérature est beaucoup plus forte que les sciences de l’homme des années 60, qui ont d’ailleurs complètement disparu. Et, dans le fond, l’oeuvre de Clausewitz est un mensonge romantique militaire. Dans son premier chapitre, il laisse entendre, sans le dire expressément, que la guerre n’a pas cessé depuis le début de l’Histoire, et donc que l’histoire humaine est celle d’une inéluctable « montée aux extrêmes », la réciprocité engendrant toujours plus de vengeance. Mais il s’empresse de cacher l’aspect terrifiant de sa théorie pour affirmer que la guerre absolue n’a jamais lieu. En réalité, Clausewitz redoute secrètement que l’on revienne à « la guerre en dentelles » une fois que Napoléon sera mort. Il voue à Napoléon une haine farouche et un amour prodigieux : on trouve difficilement meilleur exemple de mimétisme.

Il pressent ce que nous appelons la guerre totale, qui ne met plus en prise des armées mais des sociétés entières…

Oui, la guerre absolue fait appel à la mobilisation infinie que Peter Sloterdijk a très bien analysée. Dans sa lecture de Clausewitz, Raymond Aron a essayé de sauver la science politique. Tout le monde connaît la formule « la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens ». En vérité, pour lui, guerre et politique sont équivalentes. Ce qui signifie que la politique n’existe pas.

Pour vous, la « rivalité mimétique » est le moteur même de l’Histoire. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’aujourd’hui il s’emballe ?

Les guerres mondiales avaient marqué une étape dans la montée aux extrêmes. Le 11 septembre 2001 a été le début d’une nouvelle phase. Le terrorisme actuel reste à penser. On ne comprend toujours pas ce qu’est un terroriste prêt à mourir pour tuer des Américains, des Israéliens ou des Irakiens. La nouveauté par rapport à l’héroïsme occidental est qu’il s’agit d’imposer la souffrance et la mort, au besoin en les subissant soi-même. Les Américains ont commis l’erreur de « déclarer la guerre » à Al-Qaeda alors qu’on ne sait même pas si Al-Qaeda existe. L’ère des guerres est finie : désormais, la guerre est partout. Nous sommes entrés dans l’ère du passage à l’acte universel. Il n’y a plus de politique intelligente. Nous sommes près de la fin.

L’Apocalypse est-elle pour demain ?

Bien sûr que non, mais, dans le monde actuel, beaucoup de choses correspondent au climat des grands textes apocalyptiques du Nouveau Testament, en particulier Matthieu et Marc. Il y est fait mention du phénomène principal du mimétisme, qui est la lutte des doubles : ville contre ville, province contre province…Ce sont toujours les doubles qui se battent et leur bagarre n’a aucun sens puisque c’est la même chose des deux côtés. Dans ces conditions, je ne vois pas de tâche plus importante que de rappeler sans cesse le réalisme de la révélation et des textes apocalyptiques. Mais même l’Eglise ne s’y réfère plus jamais. Quand j’étais gosse, les dimanches qui suivaient la Pentecôte étaient les dimanches apocalyptiques, et c’est là-dessus que portaient les sermons. On a cessé de prêcher là-dessus en 1946 : après la bombe, c’était devenu trop brûlant.

Mais alors, l’humanité a-t-elle encore le choix ou est-ce déjà trop tard ?

Nous sommes menacés de mort. Le message judéo-chrétien est que si nous ne nous réconcilions pas, il n’y a plus de victimes sacrificielles pour nous sauver la peau. L’offre du royaume de Dieu, c’est la réconciliation ou rien. Malheureusement, nous sommes en train de faire le second choix par ignorance et paresse. La seule solution est de refuser toute violence, toutes représailles. Je ne suis pas du tout sûr d’en être capable, mais les Evangiles nous disent que c’est la seule issue. Le drame, c’est qu’on choisit toujours le court terme. Nous sommes tous dans la position de Louis XV : « Après moi, le déluge. »

« Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre » (Carnets nord, 2007, 360 pages, 22 E).

Voir aussi:

Livres
Girard, de la guerre
Préférence. A partir de l’œuvre de Clausewitz, le philosophe applique sa théorie du mimétisme à deux siècles de conflits militaires.
Eric Aeschimann
Libération
6 décembre 2007
René Girard Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre. Carnets Nord, 263 pp., 22 euros.

Donc, l’apocalypse ne serait pas seulement la fin du monde, mais aussi le fin mot de l’humanité : le mystère levé, la vérité atteinte. «J’aime le drame», admet René Girard. Le drame dans le sens sublime, quand on pleure de joie, quand la plénitude naît des douleurs accumulées. «La réconciliation est l’envers de la violence», écrit le philosophe anthropologue. «La montée aux extrêmes est le visage que prend maintenant la vérité pour se montrer aux hommes», ajoute-t-il. «Notre rationalité apocalyptique nous oblige à une certaine brutalité», se justifie-t-il. Dit sommairement : la possibilité de la disparition de l’humanité serait la condition même de son salut. «On ne peut pas sortir de cette ambivalence.»

En 1961, René Girard publie Mensonge romantique et vérité romanesque, première et fulgurante exposition de sa théorie du désir mimétique à partir de l’étude des grands romans européens. Je désire ce que l’autre désire, et plus je tente de masquer la vraie nature de mon désir, plus je m’enfonce dans la spirale de la rivalité mimétique. Thèse déployée depuis d’œuvre en œuvre, agrandie à l’anthropologie, aux questions de la violence, du sacré, du bouc émissaire, ainsi qu’à une défense de plus en plus marquée du christianisme catholique. A 84 ans, le voici qui aborde, non sans jubilation, la question de la guerre, celle qui met à nu les puissances du mimétisme, la «montée aux extrêmes, de Napoléon à Ben Laden» ; l’apocalypse.

Une nouvelle fois, c’est un texte qui lui sert de support et de guide : De la guerre, de Clausewitz, et plus particulièrement le chapitre 1, où la guerre est définie comme un duel dont la réciprocité pousse les deux belligérants aux extrêmes. «Il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence», écrit Clausewitz. C’est ce principe d’illimitation qui intéresse Girard. Rappelant que l’officier prussien avait subi la victoire de Napoléon à Iéna comme une humiliation personnelle, il interprète toute sa pensée militaire comme un désir de revanche, un mimétisme de ressentiment à l’endroit du conquérant français. «Le totalitarisme est là, en puissance dans la façon qu’il a de vouloir répondre à l’Empereur.» Car, pendant cent cinquante ans, la rivalité franco-allemande devait être «l’un des foyers mimétiques les plus virulents de l’âge moderne».

De cette dissémination, Girard examine quelques modalités. Ainsi Hegel, exact contemporain de Clausewitz et double inversé, fasciné par Napoléon et auteur d’une philosophie de réconciliation qui, en s’épargnant la douloureuse traversée du mimétisme, ne fera qu’alimenter le militarisme prussien. Ou, en sens inverse, le poète Hölderlin, dont il brosse un portrait émouvant en homme qui avait fini par se libérer du désir imitatif. Et aussi Germaine de Staël, Stendhal, Joseph de Maistre… L’histoire «n’est pas une dialectique du maître et de l’esclave, mais un combat sans merci entre deux jumeaux». Hier, l’«imitation furieuse» de l’Allemagne nazie et de l’URSS, matrice de la Seconde Guerre mondiale ; aujourd’hui, la gémellité de l’Occident et de l’islamisme ; demain, les Etats-Unis et la Chine – à cela près que la Chine, elle, «connaît et maîtrise le mimétisme».

Achever Clausewitz est un livre d’entretiens, ce qui contribue à fluidifier la pensée de René Girard, à en restituer le caractère méditatif tissé de raccourcis. Par exemple, pour Girard, c’est la rivalité mimétique qui fait l’homme, car «les animaux ne se vengent jamais». A propos du commerce, il remarque qu’«il y a une terreur inhérente à toute réciprocité». Il feuillette l’histoire littéraire, il revisite le Misanthrope, cet Alceste qui préfigure l’intello français donneur de leçons ; Voltaire, dont l’ironie serait un faux nez de l’envie ; Julien Sorel, ce «petit galopin trotskiste». A chaque développement, la théorie girardienne donne la mesure de sa singulière puissance de feu : une puissance d’évocation plus que d’explication au sens strict. Et c’est bien dans cet état d’esprit qu’il convient d’entendre son inlassable plaidoyer chrétien. En dévoilant la vérité du bouc émissaire («la victime est innocente»), Jésus a placé l’humanité face à l’alternative terrible de la réconciliation de tous avec tous ou de la guerre de tous contre tous. La fin des temps, c’est cela : plus de juste milieu, seulement des extrêmes. Nous y sommes, non ? Apocalypse Now.

Paraît en un volume : Mensonge romantique et vérité romanesque, la Violence et le Sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde, le Bouc émissaire («Bibliothèque» Grasset, 1 437 pp., 29 euros).

Voir également:

René Girard : «L’apocalypse peut être douce»

Dans «Achever Clausewitz», René Girard interprète la pensée du grand philosophe de la guerre à la lumière de ses conceptions sur le caractère mimétique de la violence. Une vision discutée par Rémi Brague, auteur récent de « La Loi de Dieu », ouvrage où il compare les trois grandes religions du Livre.

LE FIGARO. – René Girard, qu’entendez-vous par « achever » Clausewitz?

René GIRARD. – Clausewitz a commencé son grand livre, De la guerre, à la fin du règne de Napoléon et il y a travaillé jusqu’à sa mort. En trente ans, il n’a pas réussi à le terminer. Achever Clausewitz, c’est donc essayer de penser le livre dans sa totalité. Un politologue aussi prestigieux que Raymond Aron l’avait fait dans son propre livre : Penser la guerre, Clausewitz, paru en 1976. Pour ma part, j’ai découvert Clausewitz dans une édition américaine et j’ai été frappé par le terme de « montée aux extrêmes » qu’il utilise concernant les rapports guerriers. Cette formule dément l’humanisme des Lumières qui suggère que les rapports normaux entre les hommes sont un peu comme ceux des boules de billard : leur action est prévisible, purement rationnelle. Or Clausewitz, qui est pourtant un homme des Lumières, va mettre en évidence ce qui est implicite dans les rapports humains quand ils deviennent hostiles. Il nous dit des choses fondamentales sur cette loi de l’imitation qui nourrit l’emballement guerrier et peut mener au pire.

Rémi BRAGUE. – Je crois qu’Aron était encore plus homme des Lumières que Clausewitz. Ce qui explique qu’il a mis l’accent sur tout ce qui, chez Clausewitz, pouvait rendre les conflits les plus feutrés possibles, les plus maîtrisés. Je crois qu’il avait la nostalgie de cette époque où l’on croyait que la raison était la faculté décisive. Mais ce que vous montrez, c’est que le rationalisme a ses limites et que les hommes sont aussi des êtres dominés par leur affectivité.

R. G. – Aron croyait aussi que nous étions entrés dans une ère où les moyens de destruction étaient démesurés, mais il pensait que nous étions assez raisonnables pour ne pas nous en servir. Aujourd’hui, il serait peut-être obligé de constater l’échec de la politique de l’Occident qui n’a pas réussi à empêcher la prolifération des armes atomiques, comme on le voit avec l’Iran. Ce que Clausewitz a dit au fond sur la « montée aux extrêmes », où le pire peut se produire à travers une violence non maîtrisable, se poursuit donc à mes yeux. C’est la loi même de l’histoire.

Vous dites que l’oeuvre de Clausewitz est une des « clés de l’intelligibilité du conflit franco-allemand ». Qu’entendez-vous par là ?

R. G. – L’oeuvre de Clausewitz est révélatrice de ce que j’appelle un conflit de type mimétique. La France et l’Allemagne veulent la même chose : dominer l’Europe. Après la mort de Charlemagne, ses deux petits-fils, Charles le Chauve et Louis Le Germanique, vont commencer la guerre de jumeaux qui va marquer l’histoire de l’Europe jusqu’à prendre une forme virulente après la victoire de Napoléon à Iéna en 1806 et le réarmement de la Prusse qui mènera aux trois guerres que nous connaissons. C’est pour cela que le geste de réconciliation entre de Gaulle et Adenauer, en 1963 à Reims, est si important.

R. B. – Ce que vous appelez « la rivalité mimétique » franco-allemande a eu aussi des effets amusants. Pierre Gaxotte faisait remarquer que ce que l’on aimait stigmatiser à travers le « Boche », à savoir le Prussien raide et militarisé, etc., provenait sans doute de nos huguenots calvinistes. Car le regard que les Français portaient sur les Allemands avant la révocation de l’édit de Nantes était différent : l’Allemand était vu plutôt comme un bon vivant, bonhomme tranquille en bonnet de nuit (le fameux Michel), pas très malin. Et puis, à un moment, cela se retourne et l’on voit se former l’image du militaire dur et rigide. On retrouve ces deux images dans toutes les transpositions littéraires de la guerre de 1870, chez Daudet et Maupassant par exemple, avec, d’un côté, le Prussien blond et froid et, de l’autre, le « gros barbu roux » qui représente le Bavarois…

R. G. – Ce qu’il y a de fascinant dans les relations entre les peuples, ce sont les projections : chacun voyant l’autre comme il voudrait qu’il soit. Par exemple, ce que les Français ont dit des Allemands après la guerre de 1870, les Allemands l’avaient dit des Français. Que leur langue était dure et rébarbative, faite pour le commandement militaire ! Dans son livre, Clausewitz écrit même ceci : « La France est la nation guerrière par excellence.» On croit rêver.

Les Occidentaux avaient cru bannir le conflit de l’horizon. Votre livre s’inscrit en faux contre cet optimisme. Il a même une tonalité « apocalyptique ».

R. G. – Il semble que nous ne parvenions pas à penser le pire et c’est à cela que peut nous aider Clausewitz. Il y a aujourd’hui trois questions terrifiantes : l’écologique avec la raréfaction des ressources naturelles, la militaire avec l’accroissement des forces de destruction nucléaire et celle des manipulations biologiques. Aux États-Unis, l’écologie est sous-estimée par les républicains qui la considèrent comme une manoeuvre contre la liberté économique. La fin du communisme a déchaîné le capitalisme. Si la concurrence économique est positive, elle peut aussi se transformer en guerre. La vie économique n’est pas libérable totalement. Par exemple, aux États-Unis, les meilleurs spécialistes de l’industrie atomique sont susceptibles de mettre leur talent au service d’officines privées au nom de la libre entreprise, alors qu’en France l’État et son administration sont encore un facteur de sécurité de par le contrôle qu’ils exercent sur ce type d’activité.

R. B. – D’accord avec vous sur les excès du capitalisme « libéré ». Mais je voudrais revenir sur votre anthropologie de la violence. Vous expliquez que toute société est portée à sacrifier une victime pour resserrer ses liens. Il y a pourtant une autre manière d’exclure que vous mettez en évidence dans Mensonge romantique et Vérité romanesque, où vous développez une interprétation du snobisme qui n’a rien perdu de son actualité. Analysant l’oeuvre de Proust, vous montrez que l’intérêt d’être admis au salon des Guermantes n’est pas de subir l’ennui d’une conversation médiocre, mais d’être sûr de ne pas y rencontrer untel. Cette analyse pourrait s’appliquer au monde contemporain dont on a parfois l’impression qu’il est en train de se transformer en club privé. Notre société se gargarise de discours sur l’exclusion, mais, par ailleurs, sa privatisation croissante rend inutile le fait d’exclure. L’exclusion a déjà eu lieu en amont de tous les salons. Quant à votre vision de l’apocalypse, il ne faut pas se méprendre. Quand on évoque l’apocalypse, on pense en termes de catastrophe. Mais celle-ci peut prendre des formes « douces ». Par exemple, la haine de l’existence qui s’exprime à travers l’extinction démographique qui guette l’Europe.

René Girard, vous affirmez que « la politique ne produit plus guère de sens ». En attendant il faut faire des choix et ceux-ci ne peuvent être fondés sur des principes évangéliques inapplicables politiquement.

R. G. – Et si la survie de la terre ne pouvait être que fondée sur la morale évangélique ? Je crois que la violence, qui était au fondement des religions archaïques, n’est plus productrice de sacré, elle ne produit plus que de la violence. C’est ici que le christianisme a quelque chose de singulier à nous dire : renoncer à la violence, c’est sortir du cycle de la vengeance et des représailles. L’apocalypse n’est pas la violence de Dieu comme le croient les fondamentalistes, c’est la montée aux extrêmes de la violence humaine. Seul un nouveau rationalisme qui intègre la dimension religieuse de l’homme peut nous aider à affronter la nouvelle donne.

R. B. – Paradoxalement, la fin de la guerre ne signifie pas forcément une extinction de la violence. Dans le cadre de ce que nous appelons la guerre, les États, qui avaient « le monopole de la violence », étaient censés empêcher cette diffusion du terrorisme à laquelle nous assistons aujourd’hui et qui pourrait nous faire regretter les guerres d’autrefois.

René Girard, votre oeuvre est une incantation en faveur du christianisme. Qu’est-ce qui distingue la formule « aimez-vous les uns les autres » d’une certaine morale pacifiste en vogue ?

R. G. – C’est une formule héroïque qui transcende toute morale. Mais elle ne signifie pas qu’il faille refuser le combat si aucune autre solution n’est possible.

R. B. – Dans le pacifisme, on vous demande de faire « ami ami » avec vos ennemis. Il n’y a plus d’ennemi. Dans l’Évangile, l’ennemi subsiste mais nous n’avons pas tous les droits sur lui. C’est la différence entre la morale cornélienne d’un Péguy, qui nourrira le meilleur de la tradition militaire française, et les valeurs de Clausewitz, qui mènent à la guerre totale et à la destruction de l’adversaire. Dans le duel cornélien à la française, la bataille est aussi importante que la victoire, avec Clausewitz, c’est le résultat qui importe avant tout. Mais à quoi bon vaincre, si, par les méthodes barbares que l’on a utilisées, on a perdu les raisons que l’on avait de vivre ?

Voir encore:

DOSSIER

Terreurs de l’Occident

Escalade de la violence, guerres diffuses et fureur religieuse : chacun à sa manière, l’anthropologue René Girard et le philosophe Peter Sloterdijk élaborent une géopolitique du ressentiment. Nous les avons rencontrés, à Paris et à Vienne
La vérité cachée de Clausewitz
Le Monde

23.11.07

René Girard a toujours considéré les Lumières européennes comme un mythe parmi d’autres. S’inspirant à la fois des Evangiles et des textes freudiens, il n’a cessé de traquer les failles propres à l’humanisme occidental, d’y guetter les traces précaires d’une autre rationalité, susceptible de penser la destinée humaine.

Dans son nouvel essai, l’anthropologue demeure fidèle à ce projet et accomplit un geste périlleux. Lui dont on connaît l’agilité dans l’exégèse des textes littéraires ou sacrés, s’empare cette fois du célèbre traité De la guerre, écrit par le général Carl von Clausewitz (1780-1831), qui ne s’était jamais remis de la défaite prussienne à Iéna. Cette oeuvre classique, mille fois commentée, Girard prétend en délivrer la vérité occultée : « Tout se passe comme si on n’avait pas encore voulu comprendre l’intuition centrale que ce texte cherche à cacher. Ce déni constant nous a intéressés. Clausewitz est possédé, comme tous les grands écrivains du ressentiment. C’est parce qu’il veut être plus rationnel que les stratèges qui l’ont précédé, qu’il touche soudain du doigt un réel absolument irrationnel. Alors il recule, et commence à ne pas vouloir voir… », affirme-t-il.

Dialoguant ici avec Benoît Chantre, son éditeur et ami, René Girard met au jour ce qu’il considère comme le sens profond du texte clausewitzien. Contre ceux qui n’ont voulu en retenir qu’une définition toujours ressassée ( « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »…), et notamment contre la lecture rationaliste qu’en a faite Raymond Aron, il affirme sa portée « mimétique » et prophétique : le pressentiment que la guerre se suffit à elle-même, qu’elle provoque une « violence absolument imprévisible, proprement indifférenciée », face à laquelle la politique est totalement désarmée.

De cette montée aux extrêmes, qui « se sert aujourd’hui de l’islamisme comme elle s’est servie hier du napoléonisme ou du pangermanisme », René Girard médite les leçons. Soulignant l’actualité des textes apocalyptiques, revisitant la poésie d’Hölderlin ou saluant l’écriture de Germaine de Staël, il mêle réflexion sur le passé et angoisse quant au présent. Ecrit d’une plume claire et alerte, cet entretien peut se lire de deux manières. Soit comme une belle initiation à l’univers girardien. Soit comme un essai conclusif, qui vient exaspérer les élans apocalyptiques d’un auteur hanté par la fin du monde, et qui place plus que jamais ses lecteurs devant un choix typiquement chrétien : céder aux pulsions « rivalitaires » (religieuses, nationales, idéologiques…) et hâter ainsi le désastre intégral, ou bien imiter le Christ en renonçant à toute violence, selon la lettre et l’esprit des Evangiles.

« Dire que le chaos est proche n’est pas incompatible avec l’espérance, bien au contraire. Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du Royaume », conclut-il.
Jean Birnbaum

Voir de plus:

Un entretien avec René GirardJean Sévillia
Le Figaro Magazine
27 octobre 2007

Penseur chrétien, anthropologue de la violence et du sacré, René Girard confronte sa réflexion aux théories de Clausewitz dans un nouvel ouvrage (1), en même temps que ses grands livres sont rassemblés en un volume (2). Entretien avec un contemporain capital.

En relisant Clausewitz, vous avez découvert une analogie avec votre théorie de la violence mimétique…

Dans son traité de stratégie, De la guerre, Clausewitz explique que la « montée aux extrêmes » caractérise le monde moderne. Moi-même, j’étudie ce processus d’escalade, cherchant à comprendre pourquoi les relations humaines ne sont pas stables, pourquoi elles évoluent vers le meilleur ou le pire, plus facilement vers le pire. Chez Clausewitz, plus qu’une définition de la guerre, j’ai trouvé une définition « mimétique » des rapports humains, ce qui est l’objet de mes recherches.

Sommes-nous menacés par la guerre ?

Nous sommes menacés par la violence. Il y a une forme de guerre qui est épuisée aujourd’hui, en Europe du moins. Ce que la France a vécu pendant les deux conflits mondiaux, l’Allemagne l’a subi aussi : nous en sommes au même point. Une des sources de l’antiaméricanisme, c’est le fait que les Etats-Unis sont encore capables d’une montée aux extrêmes. En les critiquant pour cette faculté d’accepter le défi de la violence, c’est notre passé que nous condamnons rétrospectivement. Mais si certains sont rassurés parce que la guerre semblée écartée, la guerre au sens européen, le terrorisme forme une métastase qui envahit tout, et qui représente une menace universelle. Par conséquent, nous sommes en train de franchir une étape dans la montée de la violence.

Croyez-vous au « choc des civilisations », selon l’expression de Samuel Huntington ?

Cet analyste a eu raison de s’attaquer au sujet. Mais il l’a fait de manière trop classique : il ne voit pas que la tragédie moderne est aussi une comédie, dans la mesure où chacun répète l’autre identiquement. Parler de choc des civilisations, c’est dire que c’est la différence qui l’emporte. Alors que je crois, moi, que c’est l’identité des adversaires qui sous-tend leur affrontement. J’ai lu le livre de l’historien allemand Ernst Nolte, La guerre civile européenne, où il explique que, dans le choc des idéologies issues de la Première Guerre mondiale – communisme et nazisme –, l’Allemagne n’est pas la seule responsable. Mais le plus important est ceci : Nolte montre que l’URSS et le IIIe Reich ont été l’un pour l’autre un « modèle repoussoir ». Ce qui illustre la loi selon laquelle ce à quoi nous nous heurtons, c’est ce que nous imitons. Il est frappant qu’un historien pense les rapports d’inimitié en terme d’identité, en terme de copie. Ce que Nolte appelle le modèle repoussoir, c’est ce que la théorie mimétique appelle le modèle obstacle : dans la rivalité, celui qu’on prend pour modèle, on désire ce qu’il désire et par conséquent il devient obstacle. Le rapport mimétique conduit à imiter ses adversaires, tantôt dans les compliments, tantôt dans le conflit.

Si tant est que l’on puisse attester une confrontation générale entre l’Occident et l’islam, où se situe alors le mimétisme ?

Les islamistes tentent de rallier tout un peuple de victimes et de frustrés dans un rapport mimétique à l’Occident. Les terroristes utilisent d’ailleurs à leurs fins la technologie occidentale : encore du mimétisme. Il y a du ressentiment là-dedans, au sens nietzschéen, réaction que l’Occident a favorisée par ses privilèges. Je pense néanmoins qu’il est très dangereux d’interpréter l’islam seulement par le ressentiment. Mais que faire ? Nous sommes dans une situation inextricable.

Il y a un an, le discours de Benoît XVI à Ratisbonne, posant la question des rapports entre foi et raison, entre foi et violence, avait suscité une polémique mondiale. Le pape avait-il agressé les musulmans ?

Benoît XVI respecte suffisamment l’islam pour ne pas lui mentir. Il ne faut pas faire semblant de croire que, dans leur conception de la violence, le christianisme et l’islam sont sur le même plan. Si on regarde le contexte, la volonté du pape était de dépasser le langage diplomatique afin de dire : est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de s’entendre pour un refus fondamental de la violence ? Chez les musulmans, beaucoup ont fini par reconnaître la bonne foi de Benoît XVI, qui a aussi inspiré un certain respect, comme on l’a vu en Turquie. Paradoxalement, le pape a été mieux traité par les musulmans qu’en Occident, où il est une cible automatique, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse.

Vous êtes catholique…

J’aime bien ne pas cacher que je suis catholique. Aujourd’hui, c’est matière à scandale !

Vous ne pensez pas que toutes les religions se valent ?

Non, et c’est fondamental dans ma définition de la Croix. La Croix, c’est le retournement qui dévoile la vérité des religions révélées. Les religions archaïques, c’est le bouc émissaire vrai, c’est-à-dire le bouc émissaire caché. Et la religion chrétienne, c’est le bouc émissaire révélé. Une fois que le bouc émissaire a été révélé, il ne peut plus y en avoir, et donc nous sommes privés de violence. Ceux qui attaquent le christianisme ont raison de dire qu’il est indirectement responsable de la violence, mais ils n’oseraient pas dire pourquoi : c’est parce qu’il la rend inefficace et qu’il fait honte à ceux qui l’utilisent et se réconcilient contre une victime commune.

Pourquoi, en Europe occidentale, observe-t-on un recul de la foi chrétienne ?

C’est la facilité, le matérialisme. Mais le mimétisme se manifeste là aussi. De même qu’il était impossible de ne pas croire au XIIe siècle, il est presque impossible de croire au XXIe siècle, parce que tout le monde est du même côté.

D’où un contraste avec les Etats-Unis, pays très religieux ?

Il ne faut pas exagérer la religiosité de l’Amérique, pas plus que le recul de la religion en Europe. Il est cependant vrai que, aux Etats-Unis, les conventions sont favorables au religieux, alors que, en France surtout, elles tendent à lui être hostiles. La société américaine n’a pas subi l’antichristianisme de la Révolution française ou le laïcisme des anticléricaux. En France, le catholicisme pâtît de l’ancienne position dominante de l’Eglise. Aux Etats-Unis, la multiplicité s’impose : parce qu’ils sont minoritaires, les catholiques y sont d’une certaine manière favorisés.

Mais vous affirmez que le pape est une cible en Occident. Pas en Amérique ?

Vivant aux Etats-Unis, je remarque le reflux de certaines attitudes anticatholiques. Les Eglises bourgeoises protestantes sont beaucoup plus mal en point que le catholicisme. En Amérique, certains considèrent que le pape reste la seule voix qui puisse parler pour l’Occident dans son ensemble. Cette reconnaissance de l’universalité du pape est une évolution remarquable, qu’on perçoit mal en Europe. Sur le plan intellectuel, le catholicisme américain joue un rôle considérable, avec un foisonnement de livres, de revues, d’universités. Même si l’Eglise catholique n’est pas exempte de tout malaise, on note un afflux de conversions. Au total, aux Etats-Unis, le catholicisme se porte beaucoup mieux que le protestantisme.

C’est un basculement historique…

Le phénomène est accru par l’immigration des latinos. On pourra faire toutes les murailles qu’on voudra, et d’ailleurs on a décidé de ne pas construire de muraille, on ne pourra pas les empêcher d’entrer. Il y a 12 millions d’immigrés clandestins aux Etats-Unis. En Californie, tous les petits boulots sont occupés par des gens qui ne parlent pas anglais. Et en même temps, ça n’a rien d’inquiétant, ce sont des gens parfaitement calmes, qui s’adaptent assez vite, et qui ont des enfants, alors que le taux de naissance des vrais Américains est aussi inquiétant que celui des Européens. Oui, l’avenir américain est catholique.

Votre œuvre porte un regard sombre sur notre époque. Sur quoi vous fondez-vous pour prétendre que « l’apocalypse a commencé » ?

Cela ne signifie pas que la fin du monde est pour demain, mais que les textes apocalyptiques – spécialement les Evangiles selon saint Matthieu et saint Marc – ont quelque chose à nous dire sur notre temps, au moins autant que les sciences humaines. A mon sens, outre la menace terroriste ou la prolifération nucléaire, il existe aujourd’hui trois grandes zones de danger.

En premier lieu, il y a les menaces contre l’environnement. Produisant des phénomènes que nous ne pourrons pas maîtriser, nous sommes peut-être au bord de la destruction par l’homme des possibilités de vivre sur la planète. En second lieu, avec les manipulations génétiques, nous pénétrons dans un domaine totalement inconnu. Qui peut nous certifier qu’il n’y aura pas demain un nouvel Hitler, capable de créer artificiellement des millions de soldats ? Troisièmement, nous assistons à une mise en mouvement de la terre, à travers des courants migratoires sans précédent. Les trois quarts des habitants du globe rêvent d’habiter dans le quart le plus prospère. Ces gens, nous serions à leur place, nous en ferions autant. Mais c’est un rêve sans issue.

Ces trois phénomènes ne font que s’accélérer, une nouvelle fois par emballement mimétique. Et ils correspondent au climat des grands textes apocalyptiques. L’esprit moderne juge ces textes farfelus, parce qu’ils mélangent les grondements de la mer avec les heurts entre villes ou nations, qui sont des manifestations humaines. Depuis le XVIe siècle, sur un plan intellectuel, la science, c’était la distinction absolument nette, catégorique, entre la nature et la culture : appartenait à la science tout ce qui relève de la nature, et à la culture tout ce qui vient de l’homme. Si on regarde ce qui se passe de nos jours, cette distinction s’efface. Au Congrès des Etats-Unis, les parlementaires se disputent pour savoir si l’action humaine est responsable d’un ouragan de plus à la Nouvelle-Orléans : la question est devenue scientifique.

Les textes apocalyptiques redeviennent donc vraisemblables, à partir du moment où la confusion de la nature et de la culture prive l’homme de ses moyens d’action. Dès lors qu’il n’y a plus de bouc émissaire possible, la seule solution est la réconciliation des hommes entre eux. C’est le sens du message chrétien.

Propos recueillis par Jean Sévillia

1) Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord.

2) De la violence à la divinité, Grasset.

Voir enfin:

7 – René Girard et Frédéric Gros : Penser la guerre ( * )

Emission Répliques avec Alain Finkilekraut 24-11-2007

8 – René Girard et Monique Canto, 17-11-2007 La morale et la guerre ( * )

10 – René Girard et le désir mimétique : les vivants et les Dieux 01-12-2007 ( * )

Voir par ailleurs:

“À l’heure du péril”

René Girard

(Épilogue d’Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007)

Si nous poussons jusqu’à son terme le raisonnement que nous avons suivi, celui d’une montée aux extrêmes devenue planétaire, il nous faut évoquer la nouveauté totale de la situation dans laquelle nous sommes entrés depuis le 11 septembre 2001. Le terrorisme a encore fait monter d’un cran le niveau de la violence. Ce phénomène est mimétique et oppose deux croisades, deux formes de fondamentalismes. La « guerre juste » de George W. Bush a réactivé celle de Mahomet, plus puissante parce qu’essentiellement religieuse. Mais l’islamisme n’est qu’un symptôme d’une montée de la violence beaucoup plus globale. Il vient moins du Sud que de l’Occident lui-même, puisqu’il apparaît comme une réponse des pauvres aux nantis. Il est l’une des dernières métastases du cancer qui a déchiré le monde occidental. Le terrorisme apparaît comme l’avant-garde d’une revanche globale contre la richesse de l’Occident. C’est une reprise très violente et imprévue de la Conquête, d’autant plus redoutable qu’elle a rencontré l’Amérique sur son chemin. La force de l’islamisme vient, entre autres choses, de ce qu’il est une réponse à l’oppression du Tiers-Monde tout entier. Cette théologisation réciproque de la guerre (« Grand Satan » contre « Forces du mal ») est une phase nouvelle de la montée aux extrêmes.

En ce sens, tout le monde sait que l’avenir de l’idée européenne, et donc aussi de la vérité chrétienne qui la traverse, se jouera en Amérique du Sud, en Inde, en Chine, tout autant qu’en Europe. Cette dernière a joué, mais en pire, le rôle de l’Italie pendant les guerres du XVIe siècle  : le monde entier s’y est battu. C’est un continent fatigué, qui n’oppose plus beaucoup de résistance au terrorisme. D’où le caractère foudroyant de ces attaques, menées souvent par des gens « de l’intérieur ». La résistance est d’autant plus complexe en effet que les terroristes sont proches de nous, à nos côtés. L’imprévisibilité de ces actes est totale. L’idée même de « réseaux dormants » vient corroborer tout ce que nous avons dit de la médiation interne, de cette identité des hommes entre eux qui peut soudain tourner au pire. 

Je n’ai pas lu de livre sur Atta, le chef du groupe du 11 Septembre, qui a piloté l’un des deux avions. C’était un fils de bourgeois égyptien. Il est sidérant de penser que pendant les trois derniers jours avant l’attentat, il a passé ses nuits dans des bars avec ses complices. Il y a un côté mystérieux et intéressant dans ce phénomène. Qui aborde le problème de l’âme de ces hommes, de ce qu’ils sont, de leurs motivations ? Que signifie l’islam pour eux ? Qu’est-ce que cela veut dire, de se tuer pour cette cause ? Le nombre croissant d’attentats en Irak est impressionnant. Je trouve étrange qu’on s’intéresse si peu à ces phénomènes qui dominent le monde, comme la guerre froide le dominait auparavant. Depuis quand ? On ne le sait même pas, au juste. Personne n’aurait pu imaginer, après l’effondrement du mur de Berlin, qu’on en serait là, à peine vingt ans plus tard. Ceci ébranle notre vision de l’histoire, telle qu’elle s’écrit depuis les Révolutions américaine et française, et qui ne tient pas compte du fait que l’Occident tout entier est défié, menacé par cela. On est obligé de dire « cela », parce qu’on ne sait pas ce que c’est. La révolution islamiste a été relancée avec des attentats contre deux ambassades en Afrique, sous la présidence de Bill Clinton. On a bien cherché, mais on n’a rien trouvé. Tout comme on ne sait même pas si Ben Laden est un homme réel. Les gens s’imaginent-ils vraiment dans quelle histoire ils sont entrés ? et de quelle histoire ils sont sortis ? Je n’ai plus grand-chose à dire à partir d’ici, parce que cette réalité est trop inconnue, et que notre réflexion connaît là ses limites.

Je me sens, devant cela, un peu comme Hölderlin devant l’abîme qui le séparait de la Révolution française. Même à la fin du XIXe siècle, on se serait encore aperçu qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Nous assistons à une nouvelle étape de la montée aux extrêmes. Les terroristes ont fait savoir qu’ils avaient tout leur temps, que leur notion du temps n’était pas la nôtre. C’est un signe clair du retour de l’archaïque : un retour aux VIIe-IXe siècles, qui est important en soi. Mais qui s’occupe de cette importance, qui la mesure ? Est-ce du ressort des Affaires étrangères ? Il faut s’attendre à beaucoup d’imprévu dans l’avenir. Nous allons assister à des choses qui seront certainement pires. Les gens n’en resteront pas moins sourds.

Au moment du 11 Septembre, il y a quand même eu un ébranlement, mais il s’est tout de suite apaisé. Il y a eu un éclair de conscience, qui a duré quelques fractions de seconde : on a senti que quelque chose se passait. Et une chape de silence est venue nous protéger contre cette fêlure introduite dans notre certitude de sécurité. Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce. Cette configuration historique est si nouvelle que nous ne savons par quel bout la prendre. Elle est bien une modalité de ce qu’avait aperçu Pascal  : la guerre de la violence et de la vérité. Songeons à la carence de ces avant-gardes qui nous prêchaient l’inexistence du réel !

Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les Croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. Les points de vue des pays occidentaux constituent tout au plus pour les islamistes un décor sans importance. Ils pensent le monde occidental comme devant être islamisé le plus vite possible. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée ? N’y aurait-il pas là, malgré tout, quelque chose d’essentiellement islamique ? C’est une question qu’il faut avoir le courage de poser, quand bien même il est acquis que le terrorisme est un fait brutal qui détourne à son profit les codes religieux. Il n’aurait néanmoins pas acquis une telle efficacité dans les consciences s’il n’avait actualisé quelque chose de présent depuis toujours dans l’islam. Ce dernier, à la grande surprise de nos républicains laïcs, est encore très vivant sur le plan de la pensée religieuse. Il est indéniable qu’on retrouve aujourd’hui certaines thèses de Mahomet.

Mais ce à quoi nous assistons avec l’islamisme est néanmoins beaucoup plus qu’un retour de la Conquête, c’est ce qui monte depuis que la révolution monte, après la séquence communiste qui aura fourni un intermédiaire. Le léninisme comportait en effet déjà certains de ces éléments. Mais ce qui lui manquait, c’était le religieux. La montée aux extrêmes est donc capable de se servir de tous les éléments : culture, mode, théorie de l’État, théologie, idéologie, religion. Ce qui mène l’histoire n’est pas ce qui apparaît comme essentiel aux yeux du rationaliste occidental. Dans l’invraisemblable amalgame actuel, je pense que le mimétisme est le vrai fil conducteur.

Si l’on avait dit aux gens, dans les années 1980, que l’islam jouerait le rôle qu’il joue aujourd’hui, on serait passé pour dément. Or il y avait déjà dans l’idéologie diffusée par Staline des éléments para-religieux qui annonçaient des contaminations de plus en plus radicales, à mesure que le temps passerait. L’Europe était moins malléable au temps de Napoléon. Elle est redevenue, après le Communisme, cet espace infiniment vulnérable que devait être le village médiéval face aux Vikings. La conquête arabe a été fulgurante, alors que la contagion de la Révolution française a été freinée par le principe national qu’elle avait levé dans toute l’Europe. L’islam, dans son premier déploiement historique, a conquis religieusement. C’est ce qui a fait sa force. D’où la solidité aussi de son implantation. L’élan révolutionnaire accéléré par l’épopée napoléonienne a été contenu par l’équilibre des nations. Mais celles-ci se sont enflammées à leur tour et ont brisé le seul frein possible aux révolutions qui pointent.

Il faut donc changer radicalement nos modes de pensée, essayer de comprendre sans a priori cet événement avec toutes les ressources que peut nous apporter l’islamologie. Le chantier est à entreprendre, et il est immense. J’ai personnellement l’impression que cette religion a pris appui sur le biblique pour refaire une religion archaïque plus puissante que toutes les autres. Elle menace de devenir un instrument apocalyptique, le nouveau visage de la montée aux extrêmes. Alors qu’il n’y a plus de religion archaïque, tout se passe comme s’il y en avait une autre qui se serait faite sur le dos du biblique, d’un biblique un peu transformé. Elle serait une religion archaïque renforcée par les apports du biblique et du chrétien. Car l’archaïque s’était évanoui devant la révélation judéo-chrétienne. Mais l’islam a résisté, au contraire. Alors que le christianisme, partout où il entre, supprime le sacrifice, l’islam semble à bien des égards se situer avant ce rejet.

Certes, il y a du ressentiment dans son attitude à l’égard du judéo-christianisme et de l’Occident. Mais il s’agit aussi d’une religion nouvelle, on ne peut le nier. La tâche qui incombe aux historiens des religions, voire aux anthropologues, sera de montrer comment et pourquoi elle est advenue. Car il y a dans certains aspects de cette religion un rapport à la violence que nous ne comprenons pas et qui est justement d’autant plus inquiétant. Pour nous, être prêt à payer de sa vie le plaisir de voir l’autre mourir, ne veut rien dire. Nous ne savons pas si ces phénomènes relèvent ou non d’une psychologie particulière. On est donc dans l’échec total, on ne peut pas en parler. Et on ne peut pas non plus se documenter, car le terrorisme est une situation inédite qui exploite les codes islamiques, mais qui n’est pas du tout du ressort de l’islamologie classique. Le terrorisme actuel est nouveau, même d’un point de vue islamique. Il est un effort moderne pour contrer l’instrument le plus puissant et le plus raffiné du monde occidental : sa technologie. Il le fait d’une manière que nous ne comprenons pas, et que l’islam classique ne comprend peut-être pas non plus.

Il ne suffit donc pas de condamner les attentats. La pensée défensive que nous opposons à ce phénomène n’est pas forcément désir de compréhension. Elle est même souvent désir d’incompréhension, ou volonté de se rassurer. Clausewitz est plus facile à intégrer dans un développement historique. Il nous fournit un outillage intellectuel pour comprendre cette escalade violente. Mais où trouve-t-on de telles idées dans l’islamisme ? Le ressentiment moderne, en effet, ne va jamais jusqu’au suicide. Nous n’avons donc pas les chaînes d’analogies qui nous permettraient de comprendre. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas possibles, qu’elles ne vont pas apparaître, mais j’avoue mon impuissance à les saisir. C’est pourquoi les explications que nous donnons sont souvent du ressort d’une propagande frauduleuse contre les musulmans.

Nous ne savons pas, nous n’avons aucun contact, intime, spirituel, phénoménologique avec cette réalité. Le terrorisme est une violence supérieure, et cette violence affirme qu’elle va triompher. Mais rien ne dit que le travail qui reste à faire pour libérer le Coran de ses caricatures aura une quelconque influence sur le phénomène terroriste lui-même, à la fois lié à l’islam et différent de lui. On peut donc dire, de façon tout à fait provisoire, que la montée aux extrêmes se sert aujourd’hui de l’islamisme comme elle s’est servie hier du napoléonisme ou du pangermanisme. Le terrorisme est redoutable dans la mesure où il sait très bien s’articuler sur les technologies les plus mortifères, et ceci hors de toute institution militaire. La guerre clausewitzienne était une analogie encore imparfaite pour l’appréhender. Il est indéniable, en revanche, qu’elle l’annonçait.

J’ai emprunté au Coran, dans La Violence et le Sacré, l’idée que le bélier qui sauve Isaac du sacrifice est le même que celui qui avait été envoyé à Abel pour ne pas tuer son frère : preuve que le sacrifice est là aussi interprété comme un moyen de lutter contre la violence. On peut en déduire que le Coran a compris des choses que la mentalité laïque ne comprend pas, à savoir que le sacrifice empêche les représailles. Il n’en reste pas moins que cette problématique a disparu dans l’islam, de la même manière qu’elle a disparu en Occident. Le paradoxe que nous devons donc affronter est que l’islam est plus proche de nous aujourd’hui que le monde d’Homère. Clausewitz nous l’a fait entrevoir, à travers ce que nous avons appelé sa religion guerrière, où nous avons vu apparaître quelque chose de très nouveau et de très primitif en même temps. L’islamisme est, de la même façon, une sorte d’événement interne au développement de la technique. Il faudrait pouvoir penser à la fois l’islamisme et la montée aux extrêmes, l’articulation complexe de ces deux réalités.

L’unité du christianisme du Moyen Âge a donné la Croisade, permise par la papauté. Mais la Croisade n’a pas l’importance que l’islam imagine. C’était une régression archaïque sans conséquence sur l’essence du christianisme. Le Christ est mort partout et pour tout le monde. Le fait de concevoir les juifs et les chrétiens comme des falsificateurs, en revanche, est ce qu’il y a de plus irrémédiable. Ceci permet aux musulmans d’éliminer toute discussion sérieuse, toute approche comparative entre les trois religions. C’est une manière indéniable de ne pas vouloir voir ce qui est en jeu dans la tradition prophétique. Pourquoi la révélation chrétienne a-t-elle été soumise pendant des siècles à des critiques hostiles, aussi féroces que possible, et jamais l’islam ? Il y a là une démission de la raison. Elle ressemble par certains côtés aux apories du pacifisme, dont nous avons vu à quel point elles pouvaient encourager le bellicisme. Le Coran gagnerait donc à être étudié comme l’ont été les textes juifs et chrétiens. Une approche comparative révélerait, je pense, qu’il n’y a pas là de réelle conscience du meurtre collectif.

Il y a, en revanche, une conscience chrétienne de ce meurtre. Les deux plus grandes conversions, celle de Pierre et celle de Paul, sont analogues : elles ne font qu’un avec la conscience d’avoir participé à un meurtre collectif. Paul était là quand on a lapidé Étienne. Le départ pour Damas se greffe sur ce lynchage, qui ne peut que l’avoir angoissé terriblement. Les chrétiens comprennent que la Passion a rendu le meurtre collectif inopérant. C’est pour cela que, loin de réduire la violence, la Passion la démultiplie. L’islamisme aurait très tôt compris cela, mais dans le sens du djihad.

Il y a ainsi des formes d’accélération de l’histoire qui se perpétuent. On a l’impression que le terrorisme actuel est un peu l’héritier des totalitarismes, qu’il y a des formes de pensées communes, des habitudes prises. Nous avons suivi l’un des fils possibles de cette continuité, avec la construction du modèle napoléonien par un général prussien. Ce modèle a été repris ensuite par Lénine et Mao Tsé-Toung, auquel se réfère, dit-on, Al Qaida. Le génie de Clausewitz est d’avoir anticipé à son insu une loi devenue planétaire. Nous ne sommes plus dans la guerre froide, mais dans une guerre très chaude, étant donné les centaines, voire demain les milliers de victimes quotidiennes en Orient.

Le réchauffement de la planète et cette montée de la violence sont deux phénomènes absolument liés. J’ai beaucoup insisté sur cette confusion du naturel et de l’artificiel, qui est ce que les textes apocalyptiques apportent peut-être de plus fort. L’amour s’est en effet « refroidi ». Certes, on ne peut pas nier qu’il travaille comme il n’a jamais travaillé dans le monde, que la conscience de l’innocence de toutes les victimes a progressé. Mais la charité fait face à l’empire aujourd’hui planétaire de la violence. Contrairement à beaucoup, je persiste à penser que l’histoire a un sens, qui est précisément celui dont nous n’avons cessé de parler. Cette montée vers l’apocalypse est la réalisation supérieure de l’humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle.

J’en suis venu à un point décisif : celui d’une profession de foi, plus que d’un traité stratégique, à moins que les deux mystérieusement s’équivalent, dans cette guerre essentielle que la vérité livre à la violence. J’ai toujours eu l’intime conviction que cette dernière participe d’une sacralité dégradée, redoublée par l’intervention du Christ venu se placer au cœur du système sacrificiel. Satan est l’autre nom de la montée aux extrêmes. Mais ce que Hölderlin a entrevu, c’est aussi que la Passion a radicalement transformé l’univers archaïque. La violence satanique a longtemps réagi contre cette sainteté qui est une mue essentielle du religieux ancien.

C’est donc que Dieu même s’était révélé en son Fils, que le religieux avait été confirmé une fois pour toutes dans l’histoire des hommes, au point d’en modifier le cours. La montée aux extrêmes révèle, à rebours, la puissance de cette intervention divine. Du divin est apparu, plus fiable que dans toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, puisqu’ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s’agit pas seulement, de la part du christianisme, d’une condamnation morale exemplaire, mais d’un constat anthropologique inéluctable. Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire.

4 Responses to Livres: Achever Clausewitz… sur le dos de Bush?

  1. Settor57 dit :

    Look for ways to develop your interpersonal skills Will internships offer you an opportunity to work with others? ,

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  2. […] Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Pascal […]

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  3. […] Le christianisme est la seule religion qui aura prévu son propre échec. Cette prescience s’appelle l’apocalypse. René Girard […]

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  4. […] si ce n’était pas tellement Clausewitz que Girard achève dans son dernier ouvrage mais… Darwin […]

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