Universitaire et républicain de gauche membre du Parti socialiste jusqu’en 2007, Laurent Bouvet a créé en 2016 le Printemps républicain, un mouvement en pointe dans la défense de la laïcité et le combat contre l’islamisme et l’antisémitisme. Entretien (1/3). 


Franck Crudo : Une interview entre deux mâles blancs de bientôt plus de 50 ans, ça craint un peu par les temps qui courent non ? Que vous inspire cette terminologie employée de plus en plus souvent, y compris au plus haut sommet de l’Etat ?

Laurent Bouvet : Ça m’inspire toujours la même chose, depuis que j’ai rencontré pour la première fois cette manière de désigner les gens à raison de tel ou tel critère de leur identité, dans les années 1990 sur les campus américains que j’ai fréquentés pour faire ma thèse de doctorat : un mouvement immédiat de répulsion à l’égard de tout identitarisme, donc de tout essentialisme. Il faut se tenir le plus loin possible de cette manière de parler, de faire, de penser. Elle est contraire à l’humanisme universaliste qui est pour moi le socle d’un monde et d’une société vivables.

Dans le même ordre d’idée, Alain Finkielkraut écrit : « Un Arabe qui brûle une école c’est une révolte. Un blanc qui brûle une école, c’est du fascisme… »

Ce que dénonce ici Alain Finkielkraut, et il a entièrement raison, c’est le deux poids deux mesures qui est pratiqué par une partie des médias notamment, ou encore par une partie du monde politique, et, bien sûr, par une partie du monde académique, dans les sciences sociales notamment. Or on devrait pouvoir se mettre d’accord, malgré nos divergences politiques, sur le fait que quelqu’un qui brûle une école doit être jugé en fonction de son acte, criminel, et non de tel ou tel critère de son identité. Ça vaut pour tout.

Comment expliquez-vous qu’une partie de nos élites républicaines soit autant dans le déni voire la compromission vis-à-vis de l’islam radical et abandonne les valeurs de la République et des Lumières (sur la laïcité, l’égalité homme-femme, la liberté d’expression, etc.) au nom de l’antiracisme ?

On ne peut que constater et regretter, d’abord, qu’il existe des raisons électoralistes et clientélistes, à l’attitude de certains élus ou candidats, dans certaines villes, dans certains quartiers, à l’égard de représentants ou supposés tels, de l’islam radical, dans ses différentes acceptions : salafiste, frériste… Ça n’est d’ailleurs pas propre à la politique, cela existe aussi dans le syndicalisme, dans l’entreprise, dans les services publics. Le raisonnement qui conduit à ce genre de considérations est en général assez sommaire : il s’agit de gagner des élections, d’acheter la paix sociale…

C’est surtout un raisonnement à court terme, car le résultat est toujours le renforcement de cet islam radical, de son image, de ses moyens, en particulier auprès des musulmans. Et le calcul (d’intérêt) conduit donc le plus souvent à un résultat inverse à celui qui était attendu. Le problème est que l’on est là dans un phénomène assez large qui fonctionne comme une échelle de perroquet : il est très difficile, voire impossible, dès lors que l’on a fait une concession ou accepté une demande de revenir en arrière.

Y a-t-il uniquement des raisons électoralistes ? 

Non, il n’y a pas que de l’électoralisme ou du calcul d’intérêts immédiats. Il y a aussi une explication plus large, de nature à la fois historique et idéologique, du fait que certains acteurs politiques et sociaux se montrent complaisants voire favorables vis-à-vis de l’islam radical. On peut essayer de résumer cette inclination à partir de ce que j’appellerai ici le complexe colonial.

Dans le cas français spécialement, et européen plus largement, la colonisation a particulièrement concerné des populations de religion musulmane. Depuis la décolonisation d’une part et la fin des grands récits de l’émancipation nationaliste ou anti-impérialiste d’autre part, une forme de pensée post-coloniale s’est développée, accompagnée des désormais incontournables « études » qui vont avec dans le monde universitaire. Elle est appuyée sur une idée simple: l’homme « blanc », européen, occidental, chrétien (et juif aussi) est resté fondamentalement un colonisateur en raison de traits qui lui seraient propres, par essence en quelque sorte : raciste, impérialiste, dominateur, etc. Par conséquent, les anciens colonisés sont restés des dominés, des victimes de cet homme « blanc », européen, occidental, judéo-chrétien…

À partir des années 1970, à l’occasion de la crise économique qui commence et de l’installation d’une immigration venue de ses anciennes colonies, cette manière de voir postcoloniale va peu à peu phagocyter la pensée de l’émancipation ouvrière classique et de la lutte des classes qui s’est développée depuis la Révolution industrielle et incarnée dans le socialisme notamment. La figure du « damné de la terre » va ainsi se replier sur celle de l’ancien colonisé, donc de l’immigré désormais, c’est-à-dire celui qui est différent, qui est « l’autre ». Non plus principalement à raison de sa position dans le processus de production économique ou de sa situation sociale mais de son pays d’origine, de la couleur de sa peau, de son origine ethnique puis, plus récemment, de sa religion. Et ce, précisément au moment même où de nouvelles lectures, radicalisées, de l’islam deviennent des outils de contestation des régimes en place dans le monde arabo-musulman.

Notre histoire et cette vision purement idéologique expliquent ainsi qu’une partie de la gauche fasse aujourd’hui de l’islam la religion des opprimés et des musulmans les nouveaux damnés de la terre… ?

Oui. Toute une partie de la gauche, politique, associative, syndicale, intellectuelle, orpheline du grand récit socialiste et communiste, va trouver dans le combat pour ces nouveaux damnés de la terre une nouvelle raison d’être alors qu’elle se convertit très largement aux différentes formes du libéralisme. Politique avec les droits de l’Homme et la démocratie libérale contre les résidus du totalitarisme communiste ; économique avec la loi du marché et le capitalisme financier contre l’étatisme et le keynésianisme ; culturel avec l’émancipation individuelle à raison de l’identité propre de chacun plutôt que collective. En France, la forme d’antiracisme qui se développe dans les années 1980 sous la gauche au pouvoir témoigne bien de cette évolution.

À partir de là, on peut aisément dérouler l’histoire des trente ou quarante dernières années pour arriver à la situation actuelle. Être du côté des victimes et des dominés permet de se donner une contenance morale voire un but politique alors que l’on a renoncé, dans les faits sinon dans le discours, à toute idée d’émancipation collective et de transformation de la société autrement qu’au travers de l’attribution de droits individuels aux victimes et aux dominés précisément. À partir du moment où ces victimes et ces dominés sont incarnés dans la figure de « l’autre» que soi-même, ils ne peuvent en aucun cas avoir tort et tout ce qu’ils font, disent, revendiquent, devient un élément indissociable de leur identité de victime et de dominé. Dans un tel cadre, l’homme « blanc », européen, occidental, judéo-chrétien… ne peut donc jamais, par construction, avoir raison, quoi qu’il dise ou fasse. Il est toujours déjà coupable et dominateur. On retrouve là la dérive essentialiste dont on parlait plus haut.

Pour toute une partie de la gauche, chez les intellectuels notamment, tout ceci est devenu une doxa. Tout questionnement, toute remise en question, toute critique étant instantanément considérée à la fois comme une mécompréhension tragique de la société, de l’Histoire et des véritables enjeux contemporains. Mais aussi comme une atteinte insupportable au Bien, à la seule et unique morale, et comme le signe d’une attitude profondément réactionnaire, raciste, « islamophobe », etc.

C’est pour cette raison, me semble-t-il, que l’on retrouve aujourd’hui, dans le débat intellectuel et plus largement public, une violence que l’on avait oubliée depuis l’époque de la guerre froide. Tout désaccord, toute nuance, tout questionnement est y immédiatement disqualifié.

L’un des exemples les plus frappants, ce sont ces féministes qui relèguent au second plan leur combat en tentant de minimiser une triste réalité, voire même une horreur (Caroline de Haas au sujet du harcèlement dans le quartier de la Chapelle, Clémentine Autain après les viols de Cologne, etc.). Comment expliquer qu’un antiracisme à ce point dévoyé écrase toutes les autres valeurs, y compris le féminisme chez certaines féministes ?

C’est la suite logique de ce que nous disions plus haut. Ce qui est intéressant en l’espèce, chez ces « nouvelles » féministes – on pourrait plutôt parler de post-féminisme d’ailleurs -, c’est qu’elles enrobent leur discours de toute une rhétorique  dite « intersectionnelle » du nom du concept forgé par l’universitaire Kimberlé Crenshaw en 1993 (dans un article de la Stanford Law Review). Le but est de montrer que la lutte féministe et la lutte antiraciste peuvent se recouper pour défendre les minorités opprimées après les difficultés des mouvements identitaires des années 1970-80 à unir leurs forces (notamment après l’échec des « Rainbow Coalitions »1 et l’affaire Anita Hill/Clarence Thomas2) et à s’articuler ensuite aux revendications sociales.

Or, ce qui pouvait être adapté aux Etats-Unis des années 1980-90 ne l’est pas à la France d’aujourd’hui, pour tout un ensemble de raisons qu’il serait long de détailler ici. Tout ce discours que l’on retrouve dans l’idée de convergence des luttes également ces derniers temps masque en réalité une forme de hiérarchisation implicite entre les différentes minorités à défendre. Et, comme on le constate à chaque fois, les exemples que vous citez sont très clairs : ce ne sont pas les femmes qui sont en haut de la liste, ni d’ailleurs les homosexuels. Ce qui prévaut systématiquement, y compris chez ces post-féministes, c’est l’attention à des critères identitaires de type ethno-raciaux ou religieux. Ce qui induit d’étranges alliances et de bien plus étranges contradictions encore puisque, par exemple, on retrouve des militants du progressisme des mœurs, favorables aux droits des femmes ou des homosexuels aux côtés de militants islamistes qui sont très conservateurs en matière de mœurs.

Dans ce post-féminisme, on n’hésite plus désormais à parler d’émancipation de la femme à propos de jeunes filles portant le voile islamique, au prétexte qu’elles auraient librement choisi de se soumettre à des règles religieuses qui sont pourtant explicitement contraires à l’égalité entre hommes et femmes. La confusion est totale, sur le plan philosophique, entre liberté, consentement et choix. Mais aussi sur le plan politique puisque dans toute une partie de la gauche, ce genre de renversement idéologique apparaît désormais comme tout à fait normal. On en a eu récemment un exemple frappant avec l’affaire de la présidente de la section de l’Unef de Paris-Sorbonne, qui porte un voile islamique.

Le racisme et l’antiracisme ne sont-ils pas au final l’avers et le revers de la même médaille ? Cette tendance à tout racialiser, à catégoriser les individus en fonction de la couleur de leur peau…

Oui, il y a un dévoiement d’une partie de la lutte antiraciste, devenue relativiste et essentialiste. Là encore, le fait que des organisations (associations, syndicats, partis) qui se réclament de la gauche, du projet progressiste, de l’émancipation collective… en viennent à adopter ou à justifier l’idée qu’on puisse se rassembler dans des réunions « non mixtes », entre « racisés », pour lutter contre le racisme, est d’une incohérence philosophique et politique totale. Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche. C’est aussi simple que cela. Tout le combat historique pour l’universalisme, l’humanisme, contre le racisme, pour l’émancipation… perd son sens.

Derrière de telles idées, on trouve finalement une forme de racisme brut et qui ne se cache même plus chez certains auteurs et certains militants de la mouvance dite « décoloniale » ou « indigéniste ». Je pense à Houria Bouteldja notamment dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous paru en 2016. Ce racisme, venu du raisonnement sur la colonisation dont on parlait plus haut, conduit à rendre responsables et coupables de toutes les injustices, de toutes les discriminations et de tous les crimes… les « blancs », par un processus d’essentialisation pur et simple.

De telles idées sont ultra-minoritaires, mais cela ne les rend pas moins dangereuses par le véritable terrorisme intellectuel qu’elles font peser sur toute cette gauche, sur nombre de médias notamment qui n’osent pas en révéler le caractère aussi fallacieux intellectuellement que destructeur politiquement et socialement. S’il y a un politiquement correct, c’est bien là qu’il se trouve : dans le refus non seulement de dire ce que l’on voit mais surtout de voir ce que l’on voit comme nous y incitait Péguy. Et gare à celui, surtout s’il est un « mâle blanc », qui ose ne serait-ce que constater cette dérive. Il sera immédiatement accusé d’être à son tour un « identitaire » et, évidemment, raciste, sexiste, islamophobe… Toute réalité, on n’ose même pas parler de vérité, est abolie au profit d’une vision purement idéologique qui ne fonctionne que par la terreur qu’elle fait régner.

Face à cela, il faut garder le calme des vieilles troupes, et continuer de se battre pour un antiracisme fondé sur l’universalisme et l’humanisme. En développant les mesures concrètes et les moyens des politiques publiques contre toutes les discriminations. En s’engageant, publiquement, avec détermination et rigueur pour défendre les principes qui, depuis deux cents ans, sont ceux qui ont permis l’émancipation de tous, sans distinction de sexe, de race, de religion, d’origine.

Voir par ailleurs:

Yahya Sinwar, chef du Hamas à Gaza : Nos hommes ont quitté leurs uniformes militaires pour rejoindre les marches ; nous avons décidé de créer un barrage avec les corps de nos femmes et enfants

MEMRI

27 mai 2018

Voir les extraits vidéo sur MEMRI TV

Yahya Al-Sinwar, chef du Hamas à Gaza, a souligné dans une interview accordée à Al-Jazira que même si le Hamas a choisi la méthode « merveilleuse et civilisée » des affrontements non armés, il n’hésiterait pas à recourir de nouveau à la lutte armée, le cas échéant. Selon lui, les membres du Hamas auraient pu « faire pleuvoir des milliers de missiles » sur les villes israéliennes, mais ont plutôt choisi de quitter leurs uniformes militaires et de rejoindre les marches. Il a ajouté que, face aux images de la nouvelle ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, les Palestiniens avaient donné une image d’héroïsme et de détermination avec leurs sacrifices, « le sacrifice de leurs enfants comme offrande pour Jérusalem et le droit au retour ».

« Lorsque nous avons décidé de nous lancer dans ces marches, nous avons décidé de transformer ce qui nous est le plus cher – les corps de nos femmes et de nos enfants – en un barrage empêchant l’effondrement de la réalité arabe », a-t-il déclaré. Extraits : 

Les objectifs de la « Marche du retour » : rétablir le droit au retour dans la conscience palestinienne, arabe et internationale ; remettre la cause nationale palestinienne à l’ordre du jour mondial 

Yahya Sinwar : S’il est trop tôt pour affirmer qu’une telle action de combat a pleinement rempli ses objectifs, une grande partie de ces objectifs ont sans nul doute été atteints. Le premier objectif atteint à ce stade est que ces marches ont rétabli le droit au retour dans la conscience palestinienne, arabe et internationale comme l’un des droits et principes importants du peuple palestinien. […]

Un autre but atteint par ces marches est qu’elles ont remis la cause nationale palestinienne à l’ordre du jour international, alors que certains défaitistes prétendaient que l’agenda mondial était trop chargé et n’avait pas de place pour la cause nationale palestinienne. Ils ont essayé de l’utiliser pour promouvoir d’autres concessions. […]

Je dois souligner un important objectif stratégique accompli le 14 mai. Notre peuple à Gaza a enregistré, aux yeux du monde entier, son témoignage sur le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem et sur la déclaration de Jérusalem comme la capitale de l’entité d’occupation. Au nom du peuple arabe palestinien et de tous les peuples arabes et islamiques, notre peuple de Gaza a rejeté cette décision et cette démarche, par cette importante activité, en enregistrant son témoignage pour l’histoire, et en signant ce témoignage avec le sang des martyrs – notre peuple a sacrifié soixante martyrs le 14 mai, ainsi que trois mille blessés. Ils ont été utilisés pour signer le rejet de notre peuple de la décision imprudente de transférer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. […] 

Notre peuple a imposé son ordre du jour au monde entier – les écrans de télévision du monde devaient présenter une image romantique de l’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem, mais notre peuple… a forcé le monde entier à diviser les écrans de télévision

Cette méthode [de combat] est appropriée pour cette étape, mais les circonstances peuvent changer, et nous devrons peut-être retourner à la lutte armée. Lorsque cela se produira, notre peuple, les factions et le Hamas n’hésiteront pas à utiliser tous les moyens requis par les circonstances. […]

L’ennemi affirme que nous utilisons les gens comme boucliers humains et les poussons vers la clôture, mais nous disons que ces jeunes et ces hommes auraient pu choisir une autre option. Ils auraient pu faire pleuvoir des milliers de missiles sur les villes de l’occupation lorsque les États-Unis ont ouvert leur ambassade à Jérusalem. Mais ils n’ont pas choisi cette voie. Nombre d’entre eux ont quitté leurs uniformes militaires et mis leurs armes de côté. Ils ont temporairement abandonné les moyens de la lutte armée et se sont tournés vers cette merveilleuse méthode civilisée, respectée par le monde et adaptée aux circonstances actuelles. […]

Notre peuple a imposé son ordre du jour au monde entier. Les écrans de télévision du monde devaient présenter une image romantique de l’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem, mais notre peuple, par sa conscience collective, a forcé le monde entier à diviser les écrans de télévision entre les images de fraude, de tromperie, de fausseté et d’oppression, manifestes dans la tentative d’imposer Jérusalem comme la capitale de l’Etat d’occupation, et les images d’injustice, d’oppression, d’héroïsme et de détermination, données par notre propre peuple dans ses sacrifices, le sacrifice de ses enfants comme une offrande pour Jérusalem et pour le droit au retour. […]

Lorsque nous avons décidé de nous lancer dans ces marches, nous avons décidé de transformer ce qui nous est le plus cher – les corps de nos femmes et de nos enfants – en barrage pour stopper l’effondrement de la réalité arabe, un barrage qui empêche la course de nombreux Arabes vers la normalisation des liens avec l’entité spoliatrice, qui occupe notre Jérusalem, pille notre terre, souille nos lieux saints et opprime notre peuple jour et nuit.

Journaliste : Vous parlez de « l’Accord du siècle »…

Yahya Sinwar : L’Accord du siècle et tout compromis visant à éliminer notre cause palestinienne nationale. […]