Boucs émissaires: Arrêtez de tuer nos innocents (Asterix or René Girard for dummies)

http://renaudfavier.files.wordpress.com/2011/03/asterix-1.jpgIl est dans votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple, et que la nation entière ne périsse pas. Caïphe (Jean 11: 50)
J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : “Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, où il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir.  (…) Meursault, pour moi, n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde parce que tenace, l’anime : la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant, dans L’Étranger, l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer, dans mon personnage, le seul Christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création. Camus (préface américaine à L’Etranger)
Le choix du lieu lui-même est extrêmement symbolique : lieu sacré juif, où restent encore des ruines des temples hérodiens, laissé à l’abandon par les chrétiens pour marquer leur triomphe sur cette religion, il est à nouveau utilisé sous l’Islam, marquant alors la victoire sur les Chrétiens et, éventuellement, une continuité avec le judaïsme. (…) Enfin, l’historien Al-Maqdisi, au Xe siècle, écrit que le dôme a été réalisé dans la but de dépasser le Saint-Sépulcre, d’où un plan similaire, mais magnifié. De cette analyse on a pu conclure que le dôme du Rocher peut être considéré comme un message de l’Islam et des Umayyades en direction des chrétiens, des Juifs, mais également des musulmans récemment convertis (attirés par les déploiements de luxe des églises chrétiennes) pour marquer le triomphe de l’Islam. Wikipedia 
La mort de Mohammed annule, efface celle de l’enfant juif, les mains en l’air devant les SS, dans le Ghetto de Varsovie. Catherine Nay (Europe 1)
Le gouvernement américain tue nos civils innocents. Je ne peux pas supporter de voir ce mal rester impuni. Nous, musulmans, sommes un seul corps, vous faites du mal à l’un de nous, vous nous faites du mal à tous. Je n’aime pas tuer des civils innocents. L’islam l’interdit (…), mais arrêtez de tuer nos innocents et nous arrêterons. Dzhokhar Tsarnaev
J’ai fait ma propre enquête, c’est une manipulation du FBI. Duke Latouf (Las Vegas)
Beaucoup croient que les services secrets américains sont derrière les attentats. Je suis de leur avis. Si ce n’est pas les Américains, ce sont les services secrets russes. Je ne sais pas quelles étaient leurs intentions, mais ces deux jeunes ont certainement été utilisés. Said (médecin tchéchéne, Grozhny)
Nous aurions eu une plus grande chance de déjouer Ford Hood et éventuellement, j’insiste: éventuellement, les attentats de Boston, si les bureaucraties avaient été moins réticentes à identifier les futurs tueurs comme de potentiels terroristes islamistes extrémistes. Le message qui vient d’en haut est qu’il est inapproprié de désigner quelqu’un comme un «extrémiste islamiste», quelles que soient les preuves. S’il existe une réticence à utiliser le terme d’acte djihadiste, le résultat, jour après jour, est que la bureaucratie finit par être paralysée par une peur plus grande d’appeler une personne un terroriste islamiste extrémiste. L’impact du politiquement correct sur l’enquête sur Tamerlan Tsarnaev et son frère avant les attentats de Boston n’est pas aussi évident, je ne suis pas certain que cela ait joué un rôle (…), mais la question mérite certainement d’être posée. (…) il était évident qu’il n’y allait pas pour écouter une symphonie à Moscou. Rudy Giuliani (audition à la Chambre des représentants)
C’est une chose terrible, vraiment. Le problème, c’est que [cette «perp walk» intervient] à un moment où dans la société américaine et européenne, vous êtes supposé innocent, vous êtes supposé innocent jusqu’à ce que vous soyez jugé coupable. On vous montre à tout le monde comme si vous étiez un criminel, à un moment où personne ne sait si c’est vrai ou pas. Vous êtes peut-être un criminel, peut-être pas. La preuve vient après. Ce n’est pas juste de mettre les gens dans cette position devant le reste du monde quand on ne sait pas ce qu’ils ont fait. Dominique Strauss-Kahn
Tu fais chier la terre entière avec ton aéroport de Notre-Dame-des-Landes dont tout le monde se fout. Tu gères la France comme le conseil municipal de Nantes. Arnaud Montebourg (s’adressant au Premier ministre)
Ce qui compte pour moi, c’est l’action de mon gouvernement pour le redressement du pays, sous l’autorité du chef de l’État. Nous sommes une équipe, nous devons jouer collectif. Jean-Marc Ayrault
Je n’aurais pas dû être virée. Je pense que d’autres ministres que moi sont allés beaucoup plus loin!  (…) je crois que le Premier ministre a voulu faire un exemple. Comme si j’avais été le bouc émissaire, peut-être, du flottement qu’il y a depuis un certain nombre de mois. Delphine Batho
Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. Marcel Proust
Il nous arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu’à cause du contrepoids d’hommes à qui nous avons à les disputer (…) ce contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a un exemple dans l’homme qui, sentant s’affaiblir son goùt pour la femme qu’il aime, applique spontanément les règles qu’il a dégagées, et pour être sûr qu’il ne cesse pas d’aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il faut la protéger chaque jour. Proust
C’était une cité fortement convoitée par les ennemis de la foi et c’est pourquoi, par une sorte de syndrome mimétique, elle devint chère également au cœur des Musulmans. Emmanuel Sivan
Le thème du poète maudit né dans une société marchande (…) s’est durci dans un préjugé qui finit par vouloir qu’on ne puisse être un grand artiste que contre la société de son temps, quelle qu’elle soit. Légitime à l’origine quand il affirmait qu’un artiste véritable ne pouvait composer avec le monde de l’argent, le principe est devenu faux lorsqu’on en a tiré qu’un artiste ne pouvait s’affirmer qu’en étant contre toute chose en général. Albert Camus
Personne ne nous fera croire que l’appareil judiciaire d’un Etat moderne prend réellement pour objet l’extermination des petits bureaucrates qui s’adonnent au café au lait, aux films de Fernandel et aux passades amoureuses avec la secrétaire du patron. René Girard
L’erreur est toujours de raisonner dans les catégories de la « différence », alors que la racine de tous les conflits, c’est plutôt la « concurrence », la rivalité mimétique entre des êtres, des pays, des cultures. La concurrence, c’est-à-dire le désir d’imiter l’autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence. Sans doute le terrorisme est-il lié à un monde « différent » du nôtre, mais ce qui suscite le terrorisme n’est pas dans cette « différence » qui l’éloigne le plus de nous et nous le rend inconcevable. Il est au contraire dans un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. (…) Ce qui se vit aujourd’hui est une forme de rivalité mimétique à l’échelle planétaire. Lorsque j’ai lu les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d’emblée à un niveau qui est au-delà de l’islam, celui de la planète entière. Sous l’étiquette de l’islam, on trouve une volonté de rallier et de mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans leurs rapports de rivalité mimétique avec l’Occident. Mais les tours détruites occupaient autant d’étrangers que d’Américains. Et par leur efficacité, par la sophistication des moyens employés, par la connaissance qu’ils avaient des Etats-Unis, par leurs conditions d’entraînement, les auteurs des attentats n’étaient-ils pas un peu américains ? On est en plein mimétisme.Ce sentiment n’est pas vrai des masses, mais des dirigeants. Sur le plan de la fortune personnelle, on sait qu’un homme comme Ben Laden n’a rien à envier à personne. Et combien de chefs de parti ou de faction sont dans cette situation intermédiaire, identique à la sienne. Regardez un Mirabeau au début de la Révolution française : il a un pied dans un camp et un pied dans l’autre, et il n’en vit que de manière plus aiguë son ressentiment. Aux Etats-Unis, des immigrés s’intègrent avec facilité, alors que d’autres, même si leur réussite est éclatante, vivent aussi dans un déchirement et un ressentiment permanents. Parce qu’ils sont ramenés à leur enfance, à des frustrations et des humiliations héritées du passé. Cette dimension est essentielle, en particulier chez des musulmans qui ont des traditions de fierté et un style de rapports individuels encore proche de la féodalité. (…) Cette concurrence mimétique, quand elle est malheureuse, ressort toujours, à un moment donné, sous une forme violente. A cet égard, c’est l’islam qui fournit aujourd’hui le ciment qu’on trouvait autrefois dans le marxisme.  René Girard
Il faut se souvenir que le nazisme s’est lui-même présenté comme une lutte contre la violence: c’est en se posant en victime du traité de Versailles que Hitler a gagné son pouvoir. Et le communisme lui aussi s’est présenté comme une défense des victimes. Désormais, c’est donc seulement au nom de la lutte contre la violence qu’on peut commettre la violence. René Girard
L’amour n’est pas un cœur-à-cœur. Le modèle édénique d’un amour exclusif est une chimère théologique. Tout couple est un trio qui s’ignore. Si donc l’instinct (en l’occurrence l’appétit d’Obélix) se passe de médiateur, il n’en va pas de même pour le désir. À quoi bon rechercher le Graal s’il n’était douze compétiteurs en lice pour lui donner son prix ? Que serait le chevalier courtois sans un modèle-obstacle ? Sacha aspirerait-il à devenir maître Pokémon sans son rival Régis ? Hélène sans Ménélas serait-elle aussi belle aux yeux de l’impudent Pâris ? Tout rapport désirant implique un tiers intercesseur. (…) Le fou est toujours deux. On pense à tort qu’il a rompu d’avec la loi sociale, alors qu’il est toujours et pleinement englué dans une relation de rivalité avec un double (imaginaire ou réel, peu importe). L’aggravation de son état s’explique par l’actuelle position de son rival : s’il est en haut, lui est en bas et ainsi de suite, de pire en pire… La folie manifeste une volonté qui mord sur la puissance au point de la détruire, d’un désir sans limite qui se refuse à transiger. Être fou, c’est toujours quelque part être fou de désir. Gokool
C’est dire qu’à l’origine des crises sociales ou venant les exaspérer, il y a l’imitation. Un objet convoité par deux individus ne laissera pas de susciter le désir d’un troisième, d’un quatrième, d’une multitude d’individus, créant une dynamique d’emballement mimétique. L’objet de la discorde est très vite oublié, mais les rivalités s’aggravent et se propagent ; larvées, elles contaminent bientôt l’ensemble du corps politique. Ce climat délétère nourrit dans la cité une violence dans un premier temps latente et dispersée. Violence qui, pour être contenue, n’en porte pas moins préjudice à l’unité du groupe, mais également, en tant qu’elle ruine la nécessaire coopération entre ses membres, à l’état des récoltes, à la prospérité économique et commerciale, à l’harmonie sociale et politique. De proche en proche, cette violence s’objective et tourne en un antagonisme généralisé, marqué du sceau de l’anarchie et de l’indifférenciation (gémellité de Romulus et Remus, de Caïn et Abel ou d’Osiris et Seth). C’est le fameux état de nature hobbien, guerre potentielle-actuelle de tous contre tous. Comment dès lors éviter le carnage et restaurer la paix ? Là où Rousseau, Hobbes, Locke, sont acculés à postuler la fiction d’un contrat, Girard fait l’hypothèse d’un événement réel : la mise à mort d’une victime émissaire. Ce n’est qu’alors, au paroxysme de la crise, qu’une conversion psychologique est susceptible d’avoir lieu. Ce mécanisme salvateur aura pour résultat de convertir le tous contre tous en tous contre un ; cela au prix d’une injustice que tous auront à cœur de (se) dissimuler (…) Ultime recours face au péril de la dislocation du lien social, ce processus consiste à polariser la violence partout disséminée sur un unique individu, le coupable « idéal » – animal, homme, famille – ; un trompe violence, un pharmakon à la fois remède et poison, dont la fonction est de catalyser les haines, de les expier, seul contre tous, en proie à l’unanimité violente d’un collectif enfin réconcilié… dans la violence. Il y aurait lieu de croire que nombre de communautés aient succombé à leur propre violence et sombré dans la guerre civile, faute d’avoir su l’exorciser efficacement par le truchement d’une victime expiatoire. Ces victimes sont le plus souvent internes à la communauté (sorcières, juifs, hérétiques, esclaves, rois, vizir, éminence grise, ministre, fous du roi, ou loups dans le monde paysan) ; mais il arrive qu’elles lui soient extérieures (le saltimbanque, le voyageur ou les Nations). C’est ce dernier cas de figure que formalise Rousseau lorsqu’il conclut du citoyen qu’il est l’ennemi du genre humain (avec toutefois un dépassement possible vers la conciliation des intérêts particuliers ou nationaux par l’universalité des principes de la religion) ; c’est, selon Hobbes, la raison d’être des conflits entre les différents Etats. Quant aux critères qui président à la sélection d’une victime émissaire, ils se résument en général à son statut, son apparence, et son degré d’appartenance à la communauté. Sont en effet privilégiés les « sacrifiables » dont la mort ne risque pas de précipiter les survivants dans le cycle infini des représailles, de la vengeance de sang. D’autant que, pour être efficace, le sacrifice nécessitera la participation active (lapidations) ou symbolique (imprécations) du corps social en son entier. De ce même corps, il réclamera la conviction que la victime est imputable des méfaits dont on l’accuse – d’où la genèse du mythe. Ces conditions réalisées, la mise à mort ou le suicide contraint du condamné, en délivrant la foule de son ressentiment, permet la (ré)génération de la communauté. C’est ce pourquoi tant de tribus, de peuples, de civilisations ont un cadavre pour berceau. La victime gît devant le groupe, inerte, et le groupe hébété fait l’expérience d’une quiétude équivoque. De cette foule possédée, furieuse et cannibale qui sévissait quelques instants plus tôt, ne demeure plus qu’un chœur d’individus subitement délivré de sa faim sanguinaire. L’harmonie règne de nouveau. Un calme assourdissant succède à la tempête. Bénédiction que l’on ne manquera pas de faire l’ouvrage de la victime elle-même, apparaissant tout à la fois comme l’auteur de la crise et du miracle de la paix ressuscitée. Ce pouvoir numineux de déchaîner l’enfer comme de rétablir l’ordre est ce qui va permettre son apothéose. Le « criminel » diabolisé, est intronisé dieu. Il devient l’archétype et le dédicataire de tous les futurs sacrifiés, le Père, le Bâtisseur, l’Ancêtre fondateur. René Girard voit dans cette « première mise à mort » une réponse à l’énigme, jusqu’alors insoluble, de l’émergence du sacré archaïque. La genèse du religieux archaïque est aussi celle du rite. Ce rite qu’on peut désormais lire comme une répétition édulcorée et stéréotypée du meurtre originaire – les mêmes moyens devant produire les mêmes effets. La danse en est souvent partie prenante ; elle simule l’emballement de la violence disffuse qui prélude à sa polarisation sur le bouc émissaire. Le mythe fait le récit de la crise surmontée ; la tragédie s’en fait l’écho (ainsi dans l’Orestie, Œdipe ou Les Bacchantes). Quant aux tabous, indissociables du sacré, ils visent à interdire l’accès à tous les objets susceptibles d’avoir exacerbé les conflits mimétiques. De proche en proche, le sacrifice humain le cède au sacrifice d’un animal qui le simule ; puis d’un fétiche, d’une effigie, d’un simulacre 2. Cette propriété de la violence à se donner des substituts trouve un écho dans l’épisode biblique de la ligature d’Isaac ; à quoi répond dans le monde grec le sauvetage in extremis d’Iphigénie par Artémis. Elle s’exprime dans les contes (dont notamment Blanche Neige, le petit Chaperon Rouge, le Petit Poucet, Poule Rousse, etc.) chaque fois qu’un dieu, qu’un loup, qu’un ogre ou qu’un géant dévore un simulacre en lieu et place de sa victime. Avec la lente instauration de système judiciaire, le processus de réconciliation rituelle s’estompe. L’État conquiert le monopole de la vengeance unique et légitime. Les sociétés humaines désertent alors l’orbite du mythe et, plus lentement, celui du religieux… On ne détruit que ce que l’on remplace : le tribunal laïque prend la relève du rite: récurrence d’une victime-dieu, coupable, porteuse d’une singularité physique ou d’un statut social particulier, à l’origine de l’ordre politique (et censément cosmique) qui règne sur la collectivité. Ces éléments sont bel et bien présents dans le récit de la Passion, mais d’une manière, selon Girard, tout à fait singulière. Si donc les Évangiles se présentent indéniablement comme n’importe quel récit mythique, avec une victime-dieu lynchée par une foule unanime, un sacrifice réitéré symboliquement lors d’un rituel – l’eucharistie –, ils introduisent une révolution en racontant l’autre version de l’histoire officielle. En révélant l’innocence du bouc émissaire – devenu Agneau de Dieu –, les Évangiles amorcent la rupture d’avec l’ancien système sacrificiel qui requiert une méconnaissance de ladite innocence par le groupe des lyncheurs (ceux-ci « ne savent pas ce qu’ils font ») 2. Face à Satan, littéralement, « l’Accusateur », qui symbolise le processus de vengeance mimétique, se dresse Jésus, « le Paraclet », plaidant sa cause au tribunal de Dieu (bene ha elohim). Un pareil éclairage versé sur l’accusé est ce qui dissocie les mythes chrétiens et parfois des vétérotestamentaires des mythes conventionnels, en cela que les premiers épousent le point de vue de la victime, et les seconds celui de ses persécuteurs. Le Dieu jaloux, le Dieu vengeur brandi par Ezéchiel, par Isaïe et les Prophètes cède place au Dieu de grâce et de miséricorde évangélique. Gokool
Les aventures d’Astérix seraient-elles une sorte de René Girard pour les nuls ?
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Séduction à trois, mêlée totale ou « tous contre tous », crises chroniques de « poissons pas frais », surenchère imitative d’imprécations, « Romains » boucs émissaires assignés à la folie (« ils sont fous, ces Romains ! »), expulsion répétée d’une victime à la fois origine et recours de la crise au nom prophétique (Assurancetourix), banquet et potion magique  à effets conciliateurs restaurant le lien social …

A l’heure où l’un des auteurs déclarés d »un des plus graves attentats commis sur le sol américain depuis le 11 septembre plaide non coupable et parvient à se trouver des « supporters » convaincus de son innocence et qu’il est victime d’un complot du gouvernement américain …

Et qu’un président prétendument au-dessus de la mêlée veut nous faire passer pour une oie blanche la jeune victime d’un acte de défense légitime qui avait non seulement violemment frappé le vigile de quartier bénévole qui l’avait interpellé mais été plusieurs fois suspendu de son lycée pour recel et possession de cannabis

Pendant que, de l’apologie muséographique du terrorisme-suicide, à notre DSK national et à notre ministre de l’Ecologie et sans parler du contre-sionisme palestinien et de nos homosexuels en mal d’un mariage dont plus personne ne voulait, chacun revendique la place de la victime

Comment ne pas voir la singulière diffusion, proprement mimétique et désormais planétaire, du concept de bouc émissaire ?

Jusqu’à, comme le démontre brillamment un certain Gokool sur le site collaboratif Agoravox, la célèbrissime bande dessinée française Astérix ?

Qui a le mérite d’expliquer tant la persistence indéniable dans nos sociétés occidentales dudit mécanisme émissaire que, fruit de sa critique biblique, sa dénonciation tout aussi systématique …

Jusqu’aux dérives, typiquement postmodernes, du politiquement correct et de la surenchère victimaire …

Mais aussi de la justification, désormais nécessairement victimaire, de toute nouvelle violence …

Métamorphoses du désir : De René Girard à Astérix

Gokool

Agoravox

12 mars 2012

René Girard occupe une place de choix parmi les philosophes contemporains les plus snobés du sérail universitaire. Trop atypique sans doute, trop chrétien certainement… Ce bref article ne sera pas de trop pour lui rendre justice, et contribuer par la même occasion à démocratiser une réflexion assurément précieuse à l’ère du désir commercial et de la concurrence hyperbolique. Ses intuitions, faute d’être originales quant à leur expression, le sont quant aux multiples champs d’application qu’elles permettent d’embrasser. Nous entendons, à travers cet hommage, risquer une vision synoptique d’une œuvre à la fois accessible et riche (ce qui, convenons-en, ne s’inscrit pas dans la tendance actuelle de la philosophie). Pour assortir cet exposé d’un ton moins doctoral, et démontrer qu’il peut fournir une clé de lecture pour bien d’autres supports que la littérature, le mythe ou l’historiographie, nous chercherons matière à illustrer dans le domaine du neuvième art, et plus précisément dans l’univers très pittoresque d’Astérix le gaulois…

Le désir mimétiquePartant d’une analyse des mécanismes de l’amour dans la littérature, René Girard pose, en 1961, la première pierre de ce qui deviendra sa théorie du désir mimétique. Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, il remarque que les grands auteurs tels que Dostoïevski, Cervantès, Proust, ont en partage une sensibilité aigüe aux lois psychologiques qui président aux comportements humains. Ces lois régissent nos relations inter-individuelles mobilisant l’amour, la jalousie, la haine ; passions diverses en apparence, mais suspendues chacune à sa manière au désir qui les porte. La première découverte de Girard, c’est que ce désir-même dont seraient tributaires la multiplicité de nos affects, désir dont Spinoza a fait l’essence de l’homme, bien loin d’être premier, serait toujours déjà greffé sur le désir d’un tiers.Car le désir est mimétique. Il s’inocule, s’infecte et se transmet comme une maladie – d’amour (incubation, crise, contamination : proximité du lexique du désir, de la pathologie, de la violence et du sacré). Ce qui veut dire que tout désir pour quelque chose est suscité par le désir qu’un autre – « le modèle » – a de cette chose. Désir que le modèle lui-même a contracté auprès de son modèle. Que ce modèle désire ou non cet objet véritablement n’a que peu d’importance ; c’est bien assez d’imaginer qu’il le désire. Le modèle se trouve donc investi d’un statut triple : il est l’inspirateur, le médiateur et l’aiguillon qui assure la jonction entre le sujet désirant et l’objet désiré. Il n’est pas même exclu, mais c’est anticiper sur un prochain chapitre, qu’il constitue l’obstacle entre le sujet désirant et l’objet désiré. La structure du désir est de ce fait toujours triangulaire.

Les déboires de Zaza ou la nouvelle Education Sentimentale

Les tentatives de séduction de Coriza (alias Zaza) à l’égard d’Obélix dans le Cadeau de César présentent une variation sur le registre platonique de ce désir triangulaire. « Zaza », de passage en province, nourrit des ambitions pour Obélix dont elle veut faire le nouveau chef du village des Gaulois. Ce qu’elle désire n’est pas exactement tendresse maritale du tailleur de menhirs, mais le pouvoir que son nouveau statut lui pourrait obtenir. Ce désir est, au reste, un désir imité : celui d’une mère autoritaire, jalousant secrètement les honneurs du pavois. Dans la présente séquence, Zaza entraîne l’élu de ses pensées au cœur de la forêt. C’est-à-dire loin du monde, des regards indiscrets. L’erreur est manifeste : si le désir d’autrui donne sa valeur à l’objet désiré, elle consiste à priver le sujet du désir de médiateur par lequel désirer. Loin des yeux, loin du cœur. Obélix reste impénétrable aux qualités nubiles de la jeune fille. Conclusion : l’amour n’est pas un cœur-à-cœur. Le modèle édénique d’un amour exclusif est une chimère théologique. Tout couple est un trio qui s’ignore. Si donc l’instinct (en l’occurrence l’appétit d’Obélix) se passe de médiateur, il n’en va pas de même pour le désir. À quoi bon rechercher le Graal s’il n’était douze compétiteurs en lice pour lui donner son prix ? Que serait le chevalier courtois sans un modèle-obstacle ? Sacha aspirerait-il à devenir maître Pokémon sans son rival Régis ? Hélène sans Ménélas serait-elle aussi belle aux yeux de l’impudent Pâris ? Tout rapport désirant implique un tiers intercesseur. Zaza s’en souviendra.

Le cadeau de César, p. 25

Obélix aime. Les sangliers. Et Falbala. Dans l’ordre. Peut-être l’un faute d’avoir l’autre. Mais il n’aime pas Zaza. Zaza échoue à susciter en lui les élans de l’amour. La cause en est qu’il n’y a pas, d’Obélix à Zaza, du sujet à l’objet du désir, d’intermédiaire contaminant ; pas de modèle à imiter ou d’obstacle à combattre qui serait susceptible de valoriser Zaza. La jeune Zaza qui languit d’être désirée crée donc pour Obélix un concurrent ad-hoc qui va la rendre désirable. D’autant plus désirable que ce rival putatif est proche d’Obélix. Astérix. L’introduction du tiers, son irruption comme adversaire, transforme le rapport végétatif d’Obélix à Zaza en passion amoureuse. Il permet d’esquisser le troisième angle du triangle mimétique.

Le cadeau de César, p. 35

L’acerbité soudaine dont fait preuve Obélix n’est pas l’indice d’une vanité blessée. Il s’est laissé embobiner dans les filets du désir mimétique, s’est laissé imposer un concurrent virtuel. Imitations fielleuses mais non moins rigoureuses de la démarche et des paroles de la jeune fille, ses simagrées dissimulent mal l’hostilité qu’il conçoit désormais à l’endroit d’Astérix. Il s’imagine à tort que son ami désire Zaza et qu’il a le pouvoir de l’obtenir ; cela, il souhaite aussi le posséder, être Astérix ou à la place d’Astérix comme Iznogoud calife à la place du calife. Le modèle du désir en interdit l’objet. Une seule issue : le conflit mimétique.

Fiodor Dostoïevski, dans L’éternel Mari, met en scène un bourgeois qui semble fasciné par l’amant de sa femme. Et pour cause : c’est en effet l’amant, le médiateur qui, désirant sa femme, communique au mari du désir pour sa femme. (On pourrait sans difficulté reconduire ce modèle, à peine voilé dans les Vaudeville, aux pratiques échangistes). Désir triangulaire du mari pour sa femme ; mais également désir du mari pour l’amant ! Un désir d’être l’amant de sa femme. D’aimer sa femme comme son amant. Car tout désir est désir d’être. Cette spécificité du désir humain, en tant que ce désir concerne moins l’avoir que l’être (de celui qui possède), le rend métaphysique et, par essence, illimité.

La crise mimétique

Le rapport du sujet désirant à l’objet désiré n’est donc pas radical. Il passe par une médiation. Cette médiation sera dite extérieure lorsque le médiateur est socialement ou réellement hors de portée du sujet désirant. Tel l’est le Christ pour les chrétiens ; et telles sont, pour le commun des hommes, les figures historiques, littéraires, politiques qui peuplent l’imaginaire collectif. La médiation sera dite intérieure lorsque le médiateur est non seulement réel, mais sur le même palier que le sujet. Tel est le frère, le voisin, le collègue, qui devient un rival en tant qu’il s’interpose entre le sujet désirant et l’objet de désir – objet dont la valeur augmente à proportion que la rivalité s’intensifie. C’est cette situation, vécue comme un « scandale », qui précipite les frères ennemis dans une « lutte à mort ».

Des mythes tels que celui de Romulus et Remus, de Caïn et Abel ou d’Osiris et Seth, proposent un archétype (ou plutôt un prototype, une première occurrence ; nous verrons très bientôt pourquoi) de ce qui, à plus grande échelle, fera le lit de la crise mimétique. C’est dire qu’à l’origine des crises sociales ou venant les exaspérer, il y a l’imitation. Un objet convoité par deux individus ne laissera pas de susciter le désir d’un troisième, d’un quatrième, d’une multitude d’individus, créant une dynamique d’emballement mimétique. L’objet de la discorde est très vite oublié, mais les rivalités s’aggravent et se propagent ; larvées, elles contaminent bientôt l’ensemble du corps politique.

Ce climat délétère nourrit dans la cité une violence dans un premier temps latente et dispersée. Violence qui, pour être contenue, n’en porte pas moins préjudice à l’unité du groupe, mais également, en tant qu’elle ruine la nécessaire coopération entre ses membres, à l’état des récoltes, à la prospérité économique et commerciale, à l’harmonie sociale et politique. De proche en proche, cette violence s’objective et tourne en un antagonisme généralisé, marqué du sceau de l’anarchie et de l’indifférenciation (gémellité de Romulus et Remus, de Caïn et Abel ou d’Osiris et Seth). C’est le fameux état de nature hobbien, guerre potentielle-actuelle de tous contre tous. Comment dès lors éviter le carnage et restaurer la paix ? Là où Rousseau, Hobbes, Locke, sont acculés à postuler la fiction d’un contrat, Girard fait l’hypothèse d’un événement réel : la mise à mort d’une victime émissaire.

Principe du sacrifice

Ce n’est qu’alors, au paroxysme de la crise, qu’une conversion psychologique est susceptible d’avoir lieu. Ce mécanisme salvateur aura pour résultat de convertir le tous contre tous en tous contre un ; cela au prix d’une injustice que tous auront à cœur de (se) dissimuler (Ndlr : Platon était à cet égard plus conscient qu’Aristote des périls de l’imitation, lui qui vécut la crise dont son mentor fut le bouc émissaire. Cet épisode tragique expliquerait la méfiance du philosophe à l’égard de la mimésis.) Ultime recours face au péril de la dislocation du lien social, ce processus consiste à polariser la violence partout disséminée sur un unique individu, le coupable « idéal » – animal, homme, famille – ; un trompe violence, un pharmakon à la fois remède et poison, dont la fonction est de catalyser les haines, de les expier, seul contre tous, en proie à l’unanimité violente d’un collectif enfin réconcilié… dans la violence.

Il y aurait lieu de croire que nombre de communautés aient succombé à leur propre violence et sombré dans la guerre civile, faute d’avoir su l’exorciser efficacement par le truchement d’une victime expiatoire. Ces victimes sont le plus souvent internes à la communauté (sorcières, juifs, hérétiques, esclaves, rois, vizir, éminence grise, ministre, fous du roi, ou loups dans le monde paysan) ; mais il arrive qu’elles lui soient extérieures (le saltimbanque, le voyageur ou les Nations). C’est ce dernier cas de figure que formalise Rousseau lorsqu’il conclut du citoyen qu’il est l’ennemi du genre humain (avec toutefois un dépassement possible vers la conciliation des intérêts particuliers ou nationaux par l’universalité des principes de la religion) ; c’est, selon Hobbes, la raison d’être des conflits entre les différents Etats. Quant aux critères qui président à la sélection d’une victime émissaire, ils se résument en général à son statut, son apparence, et son degré d’appartenance à la communauté.

Les romains : une victime extérieure à la communauté
Une singulière coutume, reparaissant régulièrement dans les albums d’Astérix le Gaulois, est la mêlée totale ou le « tous contre tous » que l’on voit éclater sur la place du village. Cette guerre civile chronique – tel est le terme qui convient – prend pour prétexte les « poissons pas frais » d’Ordralphabétix. Assurément, le poisson clive. Et ce détail n’est pas sans importance. Les causes profondes de la crise mimétique ont souvent partie liée avec l’état désastreux des récoltes. La coopération sociale, gagée sur l’expulsion violente et unanime d’une victime expiatoire, en est la porte de sortie. Mais ne grillons pas les étapes. Revenons à nos Gaulois. Il s’ensuit donc une logomachie entre le poissonnier et son rival Cétautomatix qui se « renvoient la bulle » dans une saynète gagesque tisée de surenchère imitative : – « Il est pas frais mon poisson ? » – « Il n’est pas frais ton poisson ! », etc. les événements s’enchaînent de manière stéréotypée (car Cétautomatix !). L’empoignade dégénère, le processus s’emballe, fait boule de neige. Tous les Gaulois se retrouvent entraînés dans une rixe dont ils ignorent jusqu’à l’objet. Ils ne formeront plus bientôt qu’une masse compacte et indifférenciée. Une autre forme de violence, une violence « différante », doit alors prendre le relais. Elle vise à proposer aux villageois une victime expiatoire pour de nouveau les fédérer dans la désignation d’un coupable idéal. Pour rétablir, à terme, les conditions d’une harmonie sociale. (Dans la glossologie contemporaine, une telle recherche s’énonce en termes de « valeurs communes » : laïcité, droits de l’homme, etc. ; chacune correspondant de fait à une antivaleur dont les incarnations vont du trader au musulman.) Pour ce qui touche à nos Gaulois, en dehors d’Assurancetourix qui excelle dans ce rôle, « les Romains » constituent les plus parfaits boucs émissaires (une lettre en sus et nous avions les nôtres). Nous n’en dirons pas plus : à l’évidence, un strip vaut toujours mieux qu’un long discours…
Obélix et cie, p. 46
Et l’histoire se répète. La même histoire. Seuls changent les interprètes. Et parfois le décor. De même les chefs rivaux du Grand fossé, de même les tribus corses, de même les Belges et les Gaulois, de même enfin les partis concurrents d’Orthopédix et d’Abraracourcix dans le Cadeau de César : tous se réconcilient grâce à leur victoire remportée au coude à coude sur la légion romaine. Peut-être les Gaulois ne sont-ils pas tout à fait dupes du phénomène. Pourquoi sinon ne pas reconquérir la Gaule ? Simple formalité pour qui détient « la potion qui rend invincible ». Pourquoi tant de sollicitude à l’égard de César ? À croire que les Romains remplissent, comme Assurancetourix, un rôle plus essentiel quant à la survie du village que ne le suggèrerait une lecture trop historiciste… L’imprenabilité du village anonyme de la Gaule éternelle, l’invincibilité des quelques résistants massés – le hasard a bon dos – à quelques pas des plages de Normandie, l’inflexibilité de ces guerriers irréductibles qui « résistent encore et toujours à l’envahisseur » ne tiennent qu’en apparence à la vertu de leur potion roborative. C’est un fait établi : les drogues et autres hallucinogènes occupent une place centrale dans la plupart des rites. Elles plongent les participants dans un état second, état de transe ou, au contraire, d’exaltation, propre à favoriser la communion sacrée. Aussi, notre potion magique, dont « seul le druide a le secret », peut bien faciliter cette communion, elle ne la provoque pas directement. Ce qui l’engendre est la violence polarisée du « tous contre un ». Créditer la potion de tels effets conciliateurs, c’est prendre le poignard pour l’assassin. C’est manquer l’essentiel.

Sont en effet privilégiés les « sacrifiables » dont la mort ne risque pas de précipiter les survivants dans le cycle infini des représailles, de la vengeance de sang. D’autant que, pour être efficace, le sacrifice nécessitera la participation active (lapidations) ou symbolique (imprécations) du corps social en son entier. De ce même corps, il réclamera la conviction que la victime est imputable des méfaits dont on l’accuse – d’où la genèse du mythe. Ces conditions réalisées, la mise à mort ou le suicide contraint du condamné, en délivrant la foule de son ressentiment, permet la (ré)génération de la communauté. C’est ce pourquoi tant de tribus, de peuples, de civilisations ont un cadavre pour berceau.

L’ancêtre fondateur

La victime gît devant le groupe, inerte, et le groupe hébété fait l’expérience d’une quiétude équivoque. De cette foule possédée, furieuse et cannibale qui sévissait quelques instants plus tôt, ne demeure plus qu’un chœur d’individus subitement délivré de sa faim sanguinaire. L’harmonie règne de nouveau. Un calme assourdissant succède à la tempête. Bénédiction que l’on ne manquera pas de faire l’ouvrage de la victime elle-même, apparaissant tout à la fois comme l’auteur de la crise et du miracle de la paix ressuscitée. Ce pouvoir numineux de déchaîner l’enfer comme de rétablir l’ordre est ce qui va permettre son apothéose. Le « criminel » diabolisé, est intronisé dieu. Il devient l’archétype et le dédicataire de tous les futurs sacrifiés, le Père, le Bâtisseur, l’Ancêtre fondateur. René Girard voit dans cette « première mise à mort » une réponse à l’énigme, jusqu’alors insoluble, de l’émergence du sacré archaïque.

La genèse du religieux archaïque est aussi celle du rite. Ce rite qu’on peut désormais lire comme une répétition édulcorée et stéréotypée du meurtre originaire – les mêmes moyens devant produire les mêmes effets. La danse en est souvent partie prenante ; elle simule l’emballement de la violence disffuse qui prélude à sa polarisation sur le bouc émissaire.

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Une occurrence originale du rite sacrificiel : le banquet du village

Cet événement rituel, tout lecteur d’Astérix y participe à son insu dans chaque album de Goscinny et d’Uderzo. Il y prend part chaque fois qu’il se joint aux Gaulois, unis sur la grand-place pour le traditionnel banquet. Le banquet vespéral vient clôturer la crise commencée au matin avec le chant du coq ; ainsi dans tous les Astérix. Il vient à point nommé rassembler les Gaulois, réintégrer les deux héros dans la communauté chaque fois que leur périple les contraint à s’en désolidariser. Le banquet – Cène gauloise – scelle l’unité retrouvée dans laquelle tous se fondent à l’exception d’un seul. Après la division vient ainsi la restauration du lien social moyennant l’expulsion de la victime providentielle. Sur les 34 albums parus à ce jour, 26 font du barde Assurancetourix l’agent sacrificiel de cette réconciliation.

Le barde est l’homme qui se dérobe à la communauté. Il est célibataire, privé du secours familial d’où pourraient des représailles. Il vit en marge du village dont il ne subit pas les modes. Sa hutte est perchée dans un arbre, située comme le rocher de Prométhée entre le monde des hommes et l’empyrée des dieux. C’est par ailleurs la seule à l’être. Bien qu’il habite au centre du village, il ne participe pas au développement économique de la cité. Nous apprendrons dans La rentrée gauloise qu’il enseigne aux enfants (d’Orphée jusqu’à Chiron, en passant par Socrate, Thorgal le scalde et le Schtroumpf à lunette, on sait combien les instructeurs et les poètes sont exposés à devenir boucs émissaires). L’inspiration, apanage du poète, lui prête un rôle d’intercesseur des hommes auprès des dieux. Il est le responsable de la mauvaise pluie de l’avis des Gaulois qui ne craignent qu’une chose : l’effondrement du ciel (l’indifférenciation cosmique). Sa voix de sistre polarise naturellement sur lui les dissensions sociales. Semblable au « mauvais œil » des sorcières médiévales, elle constitue l’explication ultime, pratique et suffisante, qui permet aux Gaulois d’incriminer unanimement le barde. Ce dernier, par son chant, attire sur le village la foudre et l’ire des dieux ; mais c’est aussi précisément cette qualité qui en fait un « paratonnerre », soit le remède et le poison à tous les phénomènes de crise. La mise au ban du barde est une caution rituelle contre l’écueil de la stasis ; une crise dont il est l’origine, mais aussi le recours – future divinité déjà transfigurée dans le corps sélénien, hissé au firmament. Il n’est pas même jusqu’à son nom qui ne trahisse la fonction qu’il incarne. Il est exclu, mis à l’écart et bâillonné – mais c’est bien lui qui trône au premier plan. Le sagace Uderzo ne s’y est pas trompé.
Le mécanisme du bouc émissaire ne révèle toute son importance que lorsqu’il cesse de fonctionner. Les officiers de Jules César ont tenté bien des stratégies pour balayer la résistance gauloise : de l’enlèvement du druide (Astérix le Gaulois), à l’isolement (Le tour de Gaule), des dissensions tribales (Le combat des chefs) à l’assimilation urbaine (Le domaine des dieux). En vain. Toutes échoueront. Il nous faudra attendre le 15e album pour que César découvre le ferment le plus puissant de la discorde. Rien ne sert d’attenter du dehors à l’unité gauloise ; il faut œuvrer de l’intérieur, par où celle-ci est vulnérable. Autrement dit, monter les villageois les uns contre les autres et retourner contre eux leur propre force. C’est tout l’enjeu de La zizanie. La zizanie fait le récit parfait d’une crise mimétique provoquée par Tullius Détritus. Notoriété, puissance, richesse, secrets, ligues clandestines, Tullius joue sur tous les tableaux. De sorte que chacun soupçonne bientôt chacun d’entretenir une ambition cachée qui mord sur son propre désir – désir d’autant plus obsédant qu’il admet un rival. La crise prend un tour politique lorsqu’Abraracourcix le chef abat les hiérarchies pour briguer les honneurs dont Astérix a fait l’objet. Tullius ne vient-il pas de remettre la poterie qui le consacre « l’homme le plus important du village » ? Et qui pis est, sous les yeux de Bonnemine ? Ainsi du reste. Personne n’est épargné. Au point que Goscinny ose suggérer pour la première et unique fois la possibilité que le village succombe à son propre chaos.

La Zizanie, p. 21
La première case présente les Gaulois réunis pour le banquet traditionnel. L’image est familière ; du moins, à première vue… car le diable est dans les détails. Les Gaulois sont en froid ; ils ne font pas un bruit ; ils fixent leur assiette. La présence d’Assurancetourix détonne au milieu des convives. d’être devin pour voir qu’il y a anguille sous roche. La seconde case dévoile le sens latent de la première. Le barde seul est attablé, tandis que tous les villageois se retrouvent ligotés à même le sol et bâillonnés, double symbole de neutralisation et de rupture de communication. La scène évoque l’échec du rite sacrificiel. Elle recèle l’intuition la plus profonde et fulgurante de Goscinny : la collectivité ne survit pas à la faillite du mécanisme du bouc émissaire…

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Le mythe fait le récit de la crise surmontée ; la tragédie s’en fait l’écho (ainsi dans l’Orestie, Œdipe ou Les Bacchantes). Quant aux tabous, indissociables du sacré, ils visent à interdire l’accès à tous les objets susceptibles d’avoir exacerbé les conflits mimétiques. De proche en proche, le sacrifice humain le cède au sacrifice d’un animal qui le simule ; puis d’un fétiche, d’une effigie, d’un simulacre 2. Cette propriété de la violence à se donner des substituts trouve un écho dans l’épisode biblique de la ligature d’Isaac ; à quoi répond dans le monde grec le sauvetage in extremis d’Iphigénie par Artémis. Elle s’exprime dans les contes (dont notamment Blanche Neige, le petit Chaperon Rouge, le Petit Poucet, Poule Rousse, etc.) chaque fois qu’un dieu, qu’un loup, qu’un ogre ou qu’un géant dévore un simulacre en lieu et place de sa victime. Avec la lente instauration de système judiciaire, le processus de réconciliation rituelle s’estompe. L’État conquiert le monopole de la vengeance unique et légitime. Les sociétés humaines désertent alors l’orbite du mythe et, plus lentement, celui du religieux… On ne détruit que ce que l’on remplace : le tribunal laïque prend la relève du rite.

La clef des Évangiles

Pour séduisante qu’elle soit, la théorie du sacrifice n’est rien de plus qu’une théorie – stricto sensu. Elle ne saurait, en d’autres termes, être l’objet d’une expérience cruciale. Elle propose des modèles et non des vérités. Comme toutes les théories, sa valeur est d’abord explicative et prédictive. Ce qu’elle permet précisément d’anticiper sont les similitudes entre les rites, entre les mythes et les us religieux de civilisations très différentes, distantes et sans contact : la récurrence d’une victime-dieu, coupable, porteuse d’une singularité physique ou d’un statut social particulier, à l’origine de l’ordre politique (et censément cosmique) qui règne sur la collectivité. Ces éléments sont bel et bien présents dans le récit de la Passion, mais d’une manière, selon Girard, tout à fait singulière. Si donc les Évangiles se présentent indéniablement comme n’importe quel récit mythique, avec une victime-dieu lynchée par une foule unanime, un sacrifice réitéré symboliquement lors d’un rituel – l’eucharistie –, ils introduisent une révolution en racontant l’autre version de l’histoire officielle.

En révélant l’innocence du bouc émissaire – devenu Agneau de Dieu –, les Évangiles amorcent la rupture d’avec l’ancien système sacrificiel qui requiert une méconnaissance de ladite innocence par le groupe des lyncheurs (ceux-ci « ne savent pas ce qu’ils font ») 2. Face à Satan, littéralement, « l’Accusateur », qui symbolise le processus de vengeance mimétique, se dresse Jésus, « le Paraclet », plaidant sa cause au tribunal de Dieu (bene ha elohim). Un pareil éclairage versé sur l’accusé est ce qui dissocie les mythes chrétiens et parfois des vétérotestamentaires des mythes conventionnels, en cela que les premiers épousent le point de vue de la victime, et les seconds celui de ses persécuteurs. Le Dieu jaloux, le Dieu vengeur brandi par Ezéchiel, par Isaïe et les Prophètes cède place au Dieu de grâce et de miséricorde évangélique. (Du moins, sur le papier…)

Critique de la psychanalyse freudienne

Girard décèle dans les premiers essais de Freud, singulièrement dans Totem et tabou, une prénotion du désir mimétique. C’est en effet pour s’arroger les concubines du pater familias que les enfants de la tribu le mettent à mort. L’erreur de Freud, selon Girard, vient de ce qu’il n’a pas perçu le caractère justement mimétique de ce désir : le père n’est pas d’abord le castrateur, cet Interdit venant contrecarrer le désir de l’enfant, mais celui qui l’inspire, plus significativement, celui qui inspire à l’enfant de désir pour d’autres objets que sa mère. Ainsi, là ou la conception mimétique du désir le désengage de tout objet (car tout désir est désir d’être), Freud tient le désir greffé sur son objet (la mère et ses indénombrables substituts).

La violence n’émane pas d’une intuition latente de la rivalité, comme « engrammée » depuis la nuit des temps dans les replis de la psyché ; elle est seconde. Elle sourd de l’effective rivalité qui s’institue lorsque le père, « modèle », devient « obstacle » aux appétits du fils. Faute de le concevoir ainsi, et pour théoriser le delta conflictuel père-mère-analysant qu’il entrevoit (ou qu’il projette ?) partout chez ses patients, Freud a recours au complexe d’Œdipe. Mais déférant au fils le sourd désir de posséder sa mère et tuer son père, il se condamne à devoir postuler le refoulement, énumérer ses corrélats, dont la névrose et la sublimation ; il doit conjecturer les deux instincts – de vie, de mort – toujours entremêlées, les trois instances de la seconde topique, etc. ; ce que Girard conçoit comme autant d’hypothèses superflues. L’instinct de mort que Freud décrit comme une tendance du vivant à recouvrer un état antérieur – anorganique – de la matière, prend alors une toute autre signification dans la conception mimétique du désir.

En vérité, plus le modèle-rival devient rivalitaire, et plus inaccessible il rend l’objet de nos désirs, plus impérieux notre désir pour cet objet. Ce dont les témoignent les conduites d’échec, le masochisme dans la sphère des relations humaines, c’est d’une phase avancée du désir mimétique, mais prise comme un point de départ. L’échec en est la conséquence, et non pas le mobile. Deleuze l’avait déjà montré dans un autre contexte – en faisant d’elle le pis-aller moral de la jouissance – : il n’est pas de souffrance recherchée pour elle-même. Ainsi, René Girard estime que son concept de désir mimétique permet de rendre bien plus cohérentes les interprétations de la psychanalyse.

Critique de la psychiatrie

La théorie du désir mimétique permet de comprendre que l’homme équilibré ne se distingue pas du fou sur la base d’une différence de nature, mais de degré. Nous avons établi plus en amont que la rivalité opposant le modèle à son imitateur peut éluder jusqu’à l’objet de leur dispute. Que l’un désire suffit à rendre l’autre envieux ; et l’objet du désir d’autant plus désirable à proportion que le rival nous empêche de l’atteindre. C’est là qu’est le pivot, la bascule entre l’homme rationnel et le fou. L’homme rationnel se résigne à l’obstacle, s’efforce autant que faire se peut, de lutter contre lui ; l’objet reste son but. Le fou l’a oublié qui ne s’intéresse qu’à l’obstacle, par cela seul qu’il valorise et nourrit le désir. L’homme rationnel : celui qui garde en vue l’objet de son désir. Le fou : celui qui, faute de se régler sur des objets, va se fixer sur des relations sans maîtriser la règle des échanges. Sombrer dans la folie, ce serait donc s’abandonner à la fascination pour le modèle en tant qu’il nous résiste et qu’il nous fait violence. S’inventer des rivaux pour augmenter la cote de ce qu’on aime et donc tout sauf absurde. La folie suit une pente logique, mais c’est une pente.

« Ils sont fous ces Gaulois ! »
Nous avons d’Astérix l’image d’un héros raisonnable, mesuré, équilibré, opiniâtrement chaste ; soit en un mot d’une sorte de « Tintin velu ». Un personnage conçu pour constituer – ôtés les poils – une base d’identification parfaite pour le lecteur. À première vue du moins… Car sous une apparence d’impassibilité se dissimule une tout autre réalité. Imagine-t-on notre héros trop raisonné pour se laisser contaminer par le désir d’autrui ? Rien n’est moins sûr. Le croirions-nous opaque à la folie des autres ? Il n’en est rien. Pour être un être de fiction, Astérix reste humain, trop humain. Voyons de quelle manière il le démontre en se livrant, dans Le Chaudron, à la plus aberrante des scènes d’hystérie mimétique. Notre Tintin poilu, son Haddock gastrolâtre et leur Milou de Lilliput ont pour mission de garnir leur chaudron d’espèces sonnantes et trébuchantes. Ils se rendent au marché afin de monnayer leur stock de sangliers (dûment provisionné par Obélix). Peu rôdé aux arcanes du marketing, Astérix se résout à prendre pour exemple un autre commerçant. Il imite son voisin d’étable, le bien-nommé Antibiotix. Jusque-là, passe encore. Mais de l’imitation à la rivalité, il n’y a qu’un pas ; touché dans son orgueil, Antibiotix va s’empresser de le franchir.
Le chaudron, p. 20
…suivi par Astérix. Il en résulte une surenchère de vociférations, visant, en apparence, à vanter au chaland la qualité de la marchandise, en fait, à triompher de l’enclos d’à-côté. Un client semble intéressé – et c’est tout juste si son intervention ne les prend pas de cours. À peine est-il question de prix que le Gaulois des deux, galvanisé par la présence de son rival, se prépare à brader sa harde à n’importe quel prix. Ce sera quinze sesterces les quatorze sangliers ; une parfaite hérésie ! À peine de quoi racheter un autre sanglier. Que s’est-il donc passé ? Antibiotix et Astérix sont devenus l’obstacle l’un de l’autre, l’obstacle dont la résistance vaut pour elle-même la peine de résister. En fait d’objet, leur concurrence s’est installée sous l’hypothèque de la rivalité. Le piège s’est refermé sur eux. Seul Obélix est demeuré placide : lui seul a su garder présent à son esprit l’objet réel de la dispute. Les autres ont déraillé dans le phantasme et dans la dé-raison.

Le chaudron, p. 21
Ce qui s’est joué ici n’a rien à voir avec une stratégie de commerce (fût-elle de dumping déloyal) ; ces cinq vignettes relatent la simple évolution d’une situation de concurrence élémentaire vers un état de guerre autoréférentiel dont l’enjeu véritable – le prix des sangliers – est bien vite écarté. Exhausteur de désir, la concurrence prévaut sur l’objet du désir. Si bien que le héros en vient à oublier son objectif premier : celui de lester son chaudron. Il vient de déraper dans la rivalité. Expérience certes passagère, mais diagnostique de l’authentique aliénation. L’erreur serait ici d’interpréter cette expérience comme analogue à celle vécue par Obélix et Coriza, telle qu’exposée plus haut. La supposée concurrence d’Astérix (modèle-obstacle) était alors pour Obélix (sujet) ce qui conférait de la valeur à l’objet du désir, en l’occurrence Zaza. Cette concurrence induite n’était pour la jeune fille que le moyen de dessiner un trait d’union entre elle et Obélix. Dans la présente situation, la concurrence est recherchée non plus comme le moyen de mettre en désir un objet, mais comme une fin en soi, et conduit finalement à perdre cet objet de vue. La folie douce, celle d’Obélix, n’est pas encore la vraie folie, celle d’Astérix, captif du processus rivalitaire de valorisation.

Le caractère statique de ses modèles maintient la psychiatrie dans l’incompréhension quant à l’aggravation de l’état de patients : elle la constate, la traite, et parfois la provoque, mais ne la comprend pas. Pour résorber cette aporie, Girard propose un modèle dynamique à plusieurs voix. Le fou est toujours deux. On pense à tort qu’il a rompu d’avec la loi sociale, alors qu’il est toujours et pleinement englué dans une relation de rivalité avec un double (imaginaire ou réel, peu importe). L’aggravation de son état s’explique par l’actuelle position de son rival : s’il est en haut, lui est en bas et ainsi de suite, de pire en pire… La folie manifeste une volonté qui mord sur la puissance au point de la détruire, d’un désir sans limite qui se refuse à transiger. Être fou, c’est toujours quelque part être fou de désir.

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1 Ndla : Il faut toutefois rester prudent, et se défier de toute lecture trop simplificatrice et progressiste de l’histoire de la contention du mal, telle que l’auteur semble parfois l’esquisser. D’une part, parce qu’il n’est pas certain que les oboles humaines aient étés si nombreuses par le passé : nos projections nous voilent des vérités bien plus complexes. Enfin, parce que les sacrifices humains pourraient avoir été bien plus massifs à l’ère moderne que jamais dans l’histoire de l’humanité – quoi qu’ils aient pris d’autres visages.

2 Ndla : En somme, René Girard estime que L’Evangile, en réhabilitant la figure de Jésus comme l’Ancien Testament l’avait fait avec Job, à découvert le processus aveugle de la diabolisation. Cette connaissance de la victime comme innocente est supposée faire dérailler le mécanisme du bouc émissaire ; ce qui revient à conjurer tout nouveau cycle mimétique. Toutefois, pour autant que l’on en puisse juger, les textes contredisent l’analyse passablement irénique de l’auteur : à la seconde où Jésus fut innocenté, Judas, le Sanhédrin, les juifs furent inculpés (« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » Matthieu 27.24). A peine désamorcée, la chasse à la victime providentielle reprenait de plus belle.

Voir aussi:

De l’admiration au rejet : le parcours du bouc émissaire

Homme libre

Agoravox

22 juillet 2011

Plus je lis René Girard et plus je trouve que sa vision colle à notre monde. En très simplifié sa thèse fondamentale est que les groupes humains gèrent leur violence naturelle, inévitable, nécessaire à la survie, par le recours à un objet qui sert d’exutoire : le bouc émissaire.

Cette notion de bouc émissaire est issue de la tradition juive. Le bouc est supposé porter sur lui tous les péchés d’Israël, et sa mise à banc produit un effet d’expiation, ou d’attribution du bien à ceux qui le condamnent.

Quand une foule hostile rejette un membre de sa communauté ou une communauté entière, cela signifie que cette foule s’attribue le bien et projette sur le membre rejeté le mal. En rejetant le « mal », on se place automatiquement du côté du « bien ». Le bouc émissaire est quelqu’un à qui une communauté attribue la cause du mal. On rejette sur lui nos erreurs ou nos insuffisances et on lui en fait porter la responsabilité. Il est tellement plus simple, pour se sentir pur, de déclarer les autres impurs. Les juifs ont été collectivement le bouc émissaire des sociétés européennes pendant des siècles.

Le bouc émissaire doit payer, et en général il paie de sa vie, qu’il soit coupable ou innocent. C’est la méthode la plus sûre pour éliminer toute contestation de son rôle de « méchant », et pour éviter d’être soi-même mis en cause dans notre rôle de « gentils » ou de « purs ». Peut importe de sacrifier un innocent. Un coupable est d’ailleurs en partie innocent : il n’est coupable que parce que nous avons des failles, mais il est innocent de nos failles. Il n’est de voir que le désir d’aggravation des lois répressives après chaque crime sexuel ou crime commis contre des enfants, et les marches blanches organisées dans ce dernier cas. Blanches comme la pureté que nous voulons nous-mêmes endosser pour colmater nos failles et dire bien haut : « Non, nous nous dédouanons de ce crime », laissant l’entièreté de la noirceur aux criminels. Il n’y a guère que pour certains infanticides maternels que la communauté dédouane la coupable, inventant une maladie de « déni de grossesse ». Cette maladie réduit la responsabilité et donc l’horreur du crime, comme si la fonction maternelle devait être préservée qui qu’il advienne de l’opprobre du « mal ». Quelqu’un fait le mal (tue) mais ce n’est pas de notre faute. L’auteure du crime ne peut donc servir de bouc émissaire.

Une communauté peut fabriquer des coupables. Sacrifier un vrai coupable n’a qu’une fonction libératrice limitée, car après tout c’est normal. Mais fabriquer un coupable dans le but de lui attribuer l’origine de nos maux active puissamment le moteur de l’expiation qui nous valide dans l’hypothèse que nous sommes portés par le « bien ». Hitler l’avait bien compris.

Plutôt que de laisser une société être dévorée par sa violence, violence qui peut se tourner contre elle-même (la criminalité n’étant qu’une des formes de désir frustré qui génère une violence anti-sociale), il est plus économique de diriger la violence vers un objet et de trouver un responsable qui endosse le mauvais rôle et assume la punition.

Une origine de cette violence, selon Girard, est le désir mimétique, c’est-à-dire le fait vouloir ressembler à l’autre ou à défaut de désirer ce que l’autre possède et de s’en approprier pour être semblable à lui. Si votre voisin possède une voiture alors que vous n’avez qu’un scooter, l’envie de la voiture viendra très probablement. La grosseur de la voiture étant ensuite un signe de reconnaissance sociale, de puissance, et donc objet de désir et désir de ressemblance (qui ne préfère pas être puissant et autonome plutôt que faible et dépendant ?).

L’envie a un autre nom : l’admiration. Dans l’admiration on attribue à l’autre des qualités d’être que l’on ne se sent pas posséder. Un chef de guerre provoque l’admiration par un fait d’arme plein de bravoure. Un Gandhi provoque aussi l’admiration par son engagement et sa philosophie. Ce faisant il prennent une forme d’ascendant sur ceux qui les admirent. Il sont des modèles à atteindre. Mais on ne peut pas « être » l’autre. L’admiration suppose presque inévitablement une forme d’impuissance personnelle en comparaison du modèle. Elle s’oriente alors vers l’envie de posséder les mêmes biens que lui. Quand c’est impossible l’admiration se transforme en haine, et l’on trouve peu à peu à l’idole des défauts qui en font un être méprisable. On lui attribue aussi nos propres malheurs. Le puissant n’est aimé que quand on peut l’utiliser pour se protéger, pour lui ressembler ou quand il nous gratifie d’un peu de sa puissance. Quand il ne nous gratifie plus assez de ses largesses (argent, considération, amitié) il devient un ennemi.

Le bouc émissaire se recrute principalement parmi les gens que l’on a admirés ou enviés. Notre impuissance à être eux en fait peu à peu des adversaires. Le modèle que l’on admire est forcément un jour un obstacle, à moins de perdre sa qualité de modèle. Mais s’il perd sa qualité de modèle il ne mérite plus notre admiration, et notre moteur de l’envie ne se met pas en route. Quel que soit le besoin que certains peuvent avoir d’être un héros (besoin de reconnaissance, de se prouver sa valeur, de revanche, de coller à un mythe, d’obtenir du pouvoir, etc), ils ont tout pour devenir des boucs émissaires s’ils persistent à alimenter ce besoin. Certains espèrent s’affarnchir du sort peu enviable du bouc et demeurer à jamais objets d’admiration et détenteurs de puissance. Mais être un bouc émissaire et réussir à démonter le mécanisme de victimation n’est pas si facile. Le mythe s’y oppose. Or la victime innocente rejoint le mythe et s’en alimente en même temps qu’elle l’alimente. Le mythe nous dépossède de nous-mêmes. Quel pouvoir avons-nous alors sur notre propre destin ? Où est notre liberté dans ce processus ? On peut bien sûr éviter de devenir bouc émissaire. Mais d’une part cela se passe malgré nous, et d’autre part si l’on y parvenait, aux prix de quelles contorsions et compromissions faudrait-il le payer ?

Dans le christianisme, le personnage de Jésus est typique du mécanisme mimétique et victimaire décrit par René Girard. Il devient bouc émissaire mais en survivant à la crucifixion (selon la croyance chrétienne) il défait le mythe, qui ne peut s’accomplir normalement. La victime rejetée devient le guide d’un nouveau comportement, où l’expiation collective grâce au bouc émissaire ne fonctionne plus.

Pourtant notre société produit encore des boucs émissaires. Mais elle développe simultanément, et de manière inverse, un culte de la victime, cela peut-être depuis que Jésus, « l’agneau de Dieu », a fait de la victime sacrificielle un accablement pour le monde et non plus une catharsis ou une possibilité d’expiation et de libération. Ce culte n’est que l’envers du binôme bourreau-victime. La simultanéité des deux productions conduit à une confusion majeure des valeurs, dont notre époque est représentative. On pourrait presque dire que malgré la régression de l’influence de la religion, notre époque est plus chrétienne que jamais.

Les puissants d’aujourd’hui sont toujours admirés, toujours détestés, toujours jalousés. Mais s’ils deviennent victimes ils induisent la production de nouveaux puissants car nulle société ne peut fonctionner sur les traces de la victime. Etre victime ne peut être qu’un statut temporaire, pas une norme générale.

Un autre aspect de ce désir de ressemblance, ce désir mimétique, est qu’il fonctionne forcément avec une différence. La différence entre deux puissants est nécessaire pour que l’un envie ou admire l’autre. Les puissants pouvant être des chefs politiques comme des chefs d’ateliers ou un grand frère : le même mécanisme se reproduit à tous niveaux. Si deux individus ont le même niveau de puissance ou de richesse, le moteur d’évolution de la société se grippe. L’indifférenciation sera tôt ou tard confrontée à une nouvelle violence (à cause d’un nouveau désir car le désir est inhérent à l’humain) dont on ne connaît pas la nature donc les ravages possibles. La différenciation est une condition de développement du vivant (comme la différenciation sexuelle, pas exemple). Elle sert aussi à préserver un ordre social où la violence est canalisée. De la nécessaire différenciation à l’inégalité, le pas est souvent franchi, alors que les deux notions ne sont pourtant pas du même ordre. Mais l’indifférenciation est-elle viable socialement ? Une société égalitariste tiendrait-elle la longueur alors que les êtres sont différents en talents, capacités, désirs ? Et l’inégalité est-elle obligatoirement cause de domination et d’oppression ?

La thèse de Girard semble laisser entendre qu’une société égalitaire produirait tôt ou tard une violence inconnue et par là incontrôlable. Dans l’indifférenciation, la dynamique si puissante du désir et de l’envie, qu’il rattache à la nature humaine, n’aurait plus de cadre pour s’exprimer.

Mais, ayant identifié cette dynamique mimétique comme source de violence injuste (le bouc émissaire), n’est-il pas souhaitable de la désamorcer ? Et si oui, comment ? Désamorcer cette dynamique suppose une démarche personnelle de soustraction au mécanisme de l’envie, de l’admiration, de la jalousie et du reproche. Commencer donc par refus d’admirer ou d’être admiré.

Une telle démarche est-elle possible individuellement, sans une validation collective du constat d’épuisement du désir mimétique, de l’envie, et de l’inévitable jalousie qui s’en suit (épuisement qui nécessite la présence de l’autre pour être réel et vérifiable) ? S’il faut une validation collective, sur quelle base et dans quel cadre peut-elle se faire pour remplacer le rôle des religions, qui avaient cette fonction, mais aujourd’hui devenues obsolètes dans leurs rites et croyances cosmogoniques ?

La réflexion sur les thèses de René Girard amène des clés à la fois dans la lecture de la société et dans la lecture de mon propre itinéraire. Ce qui me convient bien car je ne puis imaginer une transformation sociale sans que l’individu soit lui-même objet d’une transformation préalable. Je crois plus à la société formée par les individus regroupés et responsables de ce qui les habite qu’à l’individu formaté par la société et donc irresponsable. L’individu responsable n’est plus ni bourreau ni victime. Un chemin qui bouscule la plupart des rapports humains et des mécanismes relationnels.

Voir encore:

Témoignage : mon ami Djokhar

Un journaliste du Boston Globe revient sur son amitié avec le plus jeune des frères Tsarnaev, qui doit comparaître au tribunal de Boston pour la première fois le 10 juillet.

|Zolan Kanno-Youngs

The Boston Globe

10 juillet 2013

J’étais à mon bureau, après le Marathon de Boston, et je me disposais à écrire un article sur un coureur qui s’était retrouvé à une centaine de mètres des explosions et de la ligne d’arrivée. Et je me demandais quel monstre avait pu ainsi violer la sécurité de la ville. Quel genre d’homme pouvait avoir infligé tant de souffrance et de chagrin aux gens avec qui j’ai appris à être si fier et si heureux de vivre ?

Le 19 avril au matin, quand mes colocataires m’ont tiré du lit pour me traîner devant la télévision, j’ai découvert le nom du responsable des attentats qui était encore en fuite, un nom désormais synonyme de terreur, un nom qui, pour moi, avait été synonyme d’amitié.

En proie au remords

C’est à la Rindge and Latin High School, un lycée de Cambridge, que j’ai rencontré Djokhar Tsarnaev. Nous étions voisins, et nous avons immédiatement noué des liens d’amitié qui dureraient jusqu’à ce que nous quittions le lycée. Que ce soit lors d’un match de basket ou au cours d’un déjeuner, jamais Djokhar ne m’a fait mauvaise impression. L’année dernière encore, il est venu me rendre visite à la Northeastern University.

Toute la semaine passée, j’ai été en proie au remords. Non seulement pour cet ami que je croyais connaître, mais pour ceux qu’on l’accuse d’avoir blessés, et même tués. J’éprouve du remords pour Martin Richard, le petit garçon de huit ans. Pour Krystle Campbell. Pour Lingzi Lu. Pour l’agent de police du MIT Sean Collier. J’éprouve du remords pour leurs familles, et pour chacun de ceux qui ont été touchés dans leur chair ou dans leur cœur lors des attentats du Marathon de Boston.

Il m’avait pris dans ses bras

Le Djokhar que je connaissais était un jeune homme qui avait passé toute une nuit à fouiller dans sa voiture pour retrouver le portable neuf que j’avais maladroitement perdu. Il avait quitté son travail plus tôt juste pour refaire en sens inverse le chemin que j’avais parcouru. Un jeune homme qui m’a serré la main avec fierté quand je lui ai dit que j’étais embauché au Boston Globe.

Il était capitaine de l’équipe de lutte de Cambridge Rindge and Latin, membre de la National Honor Society (programme d’excellence qui distingue les lycéens aux Etats-Unis et dans plusieurs autres pays), et il avait décroché une bourse pour l’université. Apparemment, jamais personne n’avait de problème avec Djokhar.

Je ne connaissais pas son frère aîné, Tamerlan, qui a été abattu par la police jeudi, et je ne sais pas quelle influence il pouvait avoir sur lui. Je ne sais pas ce qui a pu arriver à Djokhar l’an dernier. Ce que je sais, c’est que je pleure pour Cambridge, Watertown, Boston et toutes ces familles qui, comme moi, y vivent.

Je me souviendrai toujours de Djokhar, un ami qui m’avait pris dans ses bras pour une photo à la fin de nos études au lycée.

Mais manifestement, ce jeune homme que je connaissais n’est plus.

Voir enfin:

 René GIRARD

I. Présentation de René Girard par le Dictionnaire des philosophes, PUF

Critique de cette présentation par Simon De Keukelaere
II. Présentation de René Girard par Simon De Keukelaere
I. Présentation de René Girard par le Dictionnaire des philosophes, PUF

Philosophe français, diplômé de l’École des Chartes. Né à Avigon en 1923. A partir de 1947 et jusqu’à présent, il enseigne aux États-Unis dans plusieurs universités où il devient professeur.Le point de départ de la réflexion de Girard se trouve dans une réaction contre le rationalisme qui, selon lui, ignore la nature de l’illusion religieuse et son rôle fondateur de toute société. En effet, il ne peut y avoir de groupe sans la cohésion inconsciente de ses membres par certains faits de violence inavouables, perdus, enfouis dans les temps de l’oubli, qu’expriment les mythes et toutes les formes du sacré. Cette dimension de violence est par définition absente, niée, ce qui la rend opératoire. Et par définition elle échappe aux hommes qu’elle constitue comme appartenant au groupe, de sorte que le tabou auquel elle donne naissance la sacralise, la met à distance, permettant le rappel de l’interdit sans pour autant lever le voile de l’ignorance nécessaire. L’origine est toujours inconsciente, Rousseau l’a montré. C’est de nous échapper en effet qu’elle tient précisément sa capacité à commencer. Jusque-là l’analyse que nous venons de résumer est celle de Freud, schématiquement. Rien qui n’ait déjà été découvert par l’inventeur de la psychanalyse (voir Totem et tabou en particulier, Essais de psychanalyse…) sans que le rationalisme s’en trouve pour autant remis en cause dans ce cadre, tout au contraire. Pour Girard cependant, cette violence originaire est arbitraire.

C’est sur ce point que notre auteur innove, lorsqu’il présente le programme de la nouvelle anthropologie qu’il prétend fonder, programme ambitieux du reste puisqu’il réalise l’ « équivalent ethnologique de l’origine des espèces » (Des choses cachées, p. 12). En effet, si cette illusion constitue un patrimoine inconscient (ici nommé méconnaissance), qui donne naissance à une culture, elle est aussi à l’œuvre, et de la même manière, dans toute théorie; Girard propose de la mettre au jour et de révéler ces « choses cachées depuis la fondation du monde », découvrant qu’il s’agit toujours du même phénomène, à savoir la méconnaissance de l’imitation et du rôle que joue le désir d’imitation essentiel entre les hommes et qui caractérise tous leurs rapports. La littérature lui fournit les preuves de ce qu’il avance, de Dostoïevski en Cervantès en passant par Proust. Mais Don Quichotte, ce « fanatique de l’imitation », est sans doute son roman de prédilection, où Girard met la littérature au service d’un projet ethnologique qui retrouve partout ses présupposés. Ici précisément Freud est rejeté et ses concepts alors violemment repoussés (castration, Œdipe ces « romans les plus incroyables », cette « fable ahurissante », identification, déplacement, sublimation, etc.), tout est invalidé par la nouvelle « science de l’homme » car, selon Girard, Freud n’a pas compris le désir fondamental qui éclipse tous les autres: « Il n’y a rien dans la construction freudienne dont la présence ne soit justifiée par le désir d’interpréter les phénomènes, dont nous parvenons nous-mêmes à rendre compte à l’aide du seul principe mimétique » (c’est nous qui soulignons) (Choses cachées…, p. 387). En effet, tout commence par la rivalité pour l’objet du désir. L’envie et la jalousie sont à la racine des relations entre les hommes, et lorsque chacun désire l’autre, c’est-à-dire désire ce qu’il n’a pas, c’est pour l’absorber et le détruire. Le schéma est toujours le même. Les références ne manquent pas à l’appui de cette thèse: Caïn et Abel, Esaü et Jacob, Romulus et Remus… la liste serait longue, d’autres types de désirs aussi sans doute, mais Girard ne les tient pas en considération, car il réduit le désir à cette univocité de structure qui pour lui explique tout: les rapports interindividuels faits de désir et de violence exclusivement, l’apparition du sacré qui est l’issue de ce conflit, la constitution du groupe par le sacré qui le scelle autour du phénomène de fabrication des victimes. Toute la culture, toute la politique, leurs structures de fonctionnement, leurs échecs sont aussi contenus dans le désir d’imitation. Dans la foulée, Marx est lui aussi balayé par cette anthropologie du désir qui ressemble fort à une métaphysique. En effet, Girard traite d’un même geste, comme on le verra, Nietzsche, Marx et Freud, penseurs dépassés.

Ce désir d’imitation qui débouche sur la violence et requiert la mise en place de mécanismes sacrificiels fait apparaître ceux-ci dans leur identité de fonction. Au dire de Girard, il s’agit toujours de permettre que les victimes ne soient pas vengées. En effet, à cause de l’omniprésence de ce désir, simple, universel et unique, la violence est partout et sans fin. Le sacré seul peut résoudre ce drame, qui transcende l’antagonisme. De sorte que le religieux résout un problème dont nous sommes inconscients (que nous méconnaissons dit Girard), celui de la violence sous toutes ses formes et qui sont de plus équivalentes à travers les âges: désir d’appropriation, vengeance, sacrifice, système judiciaire, car toutes obéissent à une compulsion de détruire. Les sacrifices ne sont que des imitations (encore) de la violence fondatrice. Ils n’ont pour caractère distinctif que d’être unilatéraux, brisant ainsi le cercle de la violence qu’ils interdisent en la soulignant, car il est connu (depuis les Orgies dionysiaques, jusqu’à Lacan à sa manière qui en a beaucoup parlé) que l’exhibition de l’interdit le renforce, et que la loi se pose dans sa transgression exceptionnelle et organisée rituellement.

Girard donc veut défaire la philosophie des maîtres du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud) qu’il considère comme des idoles inutiles, après avoir contribué eux-mêmes à ébranler quelques idoles, c’est-à- dire à clarifier quelques mythes. Mais, à le croire, leur pensée est devenue inefficace, circulaire, mystification (N.B. Il entend par là: nouveau mythe et non manipulation contrairement à ce que signifie ce terme), car nous avons exagéré la valeur de vérité des théories en question. Il veut démystifier, par conséquent, ces théories qui ont dominé le siècle, en relevant leur aveuglement quant à la violence qui donne le jour au sacré et suscite des victimes, pour l’équilibre. Selon Girard, ces trois-là n’ont plus rien à dire aujourd’hui car l’illusion des illusions ils l’ont partagée, comme les autres. « Ces formes intellectuelles n’arrivent jamais au but et se transforment en systèmes dogmatiques, incapables par conséquent de renoncer vraiment au sacrificiel » (qui les aveugle puisqu’il est omniprésent; on en revient toujours là) (Des choses cachées…, p. 148) alors que « tout (ce dont nous parlons) peut se ramener au mécanisme de réconciliation victimaire » (ibid.) Girard voudrait ouvrir l’ère de la succession des trois piliers qui ont renouvelé la pensée contemporaine, car c’est dans les mythes et dans la religion que se trouve la vérité de la culture et de la politique que l’on a vainement cru comprendre avec les instruments d’analyse précités. S’agit-il seulement d’un retour en arrière? Cela n’est pas si simple comme on va le voir. Cependant, ce qu’a de réducteur et totalisant cette interprétation n’échappe pas au lecteur, malgré la faveur dont jouit Girard auprès de la critique, pas plus du reste que le statut de son discours que l’on situerait plus volontiers dans la religion que dans la théorie, dans la mesure où l’universalité d’un principe unique d’explication de toutes les conduites humaines convient fort peu à la science, et fait penser davantage à une profession de foi plus ou moins chargée de prosélytisme qu’à une analyse minutieuse des faits. De plus, il faut préciser que Girard n’est pas ethnologue lui-même, mais qu’il propose plutôt la méta-ethnologie que les ethnologues n’ont pas su faire, si on l’en croit tout du moins. Reste à savoir jusqu’à quel point elle manquait….

La violence et le sacré est une théorie de l’origine des cultures qui est un refus de la théorie freudienne, avant toutes choses. Des choses cachées… s’organise, en un dialogue à trois, plus parlé dans sa spontanéité qu’écrit du reste, autour du concept de mimésis, qui a un petit air platonicien (Girard s’y réfère) mais n’a rien à voir avec la théorie platonicienne du désir telle qu’on la lit dans Le Banquet, où le rôle du manque dans le désir est entendu de manière beaucoup plus complexe, et que reprendra Freud, sans parler de Lacan. Girard parle d’un autre Platon, puisque « le désir mimétique et le complexe d’Œdipe sont incompatibles ». Dans ce livre Girard tente une « lecture non sacrificielle » des Évangiles, c’est-à-dire une lecture libérée de l’emprise du besoin sacrificiel, comme les Évangiles précisément en fournissent le modèle, une lecture où les Évangiles livrent avec la foi chrétienne une vision du monde qui échappe à la violence sacrificielle et son cercle vicieux. Seule cette partie de la Bible survit à cette obsession, en effet, parce que le phénomène de persécution est là explicité. Autrement dit, reconnaître Dieu en la personne du Christ permet de comprendre pourquoi il transcende cette violence éternelle que l’on aurait pu interpréter, à tort, comme le destin de la condition humaine. Point du tout, l’illusion se dévoile. Nous allons, sur les traces de Girard, vers la clarté et la transparence de l’être, car la Passion du Christ, faisant apparaître la victime pour ce qu’elle est, un persécuté, amorce une histoire « proprement humaine », c’est- à-dire dépourvue de cette compulsion à la violence et au refoulement induit par l’impossibilité d’une solution. Une histoire débarrassée du rite sacrificiel car le Christ éclaire ce désir mimétique qui mène les hommes dans un cercle de violence/sacrifice, faute de voir qu’il est fondamentalement besoin de persécuter. C’est plus qu’une « déconstruction » comme aime à le dire Girard, empruntant ce terme d’une tout autre philosophie, c’est un véritable ravage de destruction conceptuelle. La conclusion qui vient au terme de ce cheminement est limpide: enfin par le Christ la non-violence est devenue possible, et pour notre civilisation les conduites magiques, mythiques, inconscientes sont dépassables car le mécanisme de la persécution est mis à jour, tout ceci grâce à l’analyse du principe mimétique, inaperçu jusqu’alors. Point n’est besoin, cela est clair, de recourir aux concepts freudiens dont on voudra absolument faire l’économie (Girard est très polémique et très explicite quant à ce qu’il rejette), par exemple la pulsion de mort taxée d’invention « superflue ».

Dans Le bouc émissaire il s’agit de lectures de textes bibliques. Le Christ révèle la persécution au cœur de la violence, ce dont les hommes ne se doutent pas. D’où l’étape qui est franchie, selon Girard, avec le christianisme; point de non-retour.

Parler à propos de ces écrits d’anthropocentrisme, c’est peu dire. L’œuvre de Girard culmine en une apologétique sans complexe, s’autorisant d’un tableau qui dépeint à travers les mythes des temps horrifiques et barbaresques, où les hommes étaient aveuglés par leur désir, à faire frémir.

Cf. Dictionnaire des philosophes, PUF t. 1 p. 1135-1137 (nov. 1993)

 

Oeuvre de René Girard

Mensonge romantique, vérité romanesque , Grasset, 1961

La violence et le Sacré, Grasset, 1972

Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978

Le bouc émissaire, Grasset, 1982

La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985

Shakespeare, Les feux de l’envie, Grasset,1990

 

Bibliographie:

J -P. DUPUY P DUMOUCHEI, L’enfer des choses, Paris, Seuil, 1979 – L GORDMANN, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964. – J HOURGHOURLIAN, Un mime nommé désir, Paris, Grasset, 1982 – B. VIARD, Mimesis d’Agapè, Etude sur le lien social (à partir de R. Girard, P Diel et P Leroux) thèse de Lettres, Aix-en-Provence, Isso – R Girard et le problème du mal (coll.), Paris, Grasset, 1982 – Violence et vérité autour de R Girard (coll ). Paris, Grasset, 1985 – La revue Esprit a consacré à R Girard ses numéros de nov 1973 et avril 1979.

 

Critique de la présentation de Girard par le « Dictionnaire des philosophes »
Par Simon De Keukelaere
Il y a quelque chose d’étrange, quelque chose qui m’amuse et qui me scandalise en lisant cette présentation de Girard dans le beau « Dictionnaire des philosophes » (PUF). C’est que cette introduction est – en réalité – une critique féroce, passionnée et – à mon avis – fort injuste de la ‘théorie mimétique’ et de l’homme René Girard.

Il est étrange et comique d’observer que l’on fait l’honneur à Girard de le critiquer – même dans les dictionnaires. Je pense qu’il n’est pas difficile de démontrer non seulement le parti pris très négatif du dictionnaire, mais aussi le manque de connaissance du sujet traité. Il ne s’agit pas tant de défendre la théorie mimétique, mais de montrer qu’elle n’est tout simplement pas correctement présentée.

La visée de ce texte est donc d’abord négative (elle est une critique de la présentation de Girard dans le ‘Dictionnaire des philosophes’). Dans un second temps elle invite le lecteur à contempler le privilège étonnant qu’a reçu Girard, c’est-à-dire de se faire critiquer dans un dictionnaire.

Imaginons le Petit Larousse qui présente Sartre en mettant: c’est un « véritable ravage de destruction conceptuelle ».

Projet malhonnête et manqué
Pour le « Dictionnaire des philosophes » le point de départ de Girard n’est pas sa mise en évidence du mimétisme du désir humain (Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, 1961), mais – selon l’auteur – une réaction contre le rationalisme, réaction d’ailleurs complètement ratée. Girard aurait tout copié de Freud, mais sans « que le rationalisme s’en trouve pour autant remis en cause dans ce cadre, tout au contraire ».

(c’est moi qui souligne)

Avec les mêmes arguments on peut critiquer Durkheim en disant que sa réaction contre la mécanique quantique a échoué. Bien sûr le point de départ chez le sociologue n’est pas une critique de la mécanique quantique tout comme le point de départ de Girard n’est pas une critique du rationalisme. Dans « Quand ces choses commenceront » (Arlea – livre d’entretiens avec Michel Tréguer) il soutient que s’il dit juste (avec sa théorie) ce serait aussi « la raison» qui serait « un peu confortée ». « La raison tout court », dit Girard « dont nos valeureux déconstructeurs ont officiellement annoncé la décomposition finale » (ibid. p. 141)

Selon le Dictionnaire Girard serait non seulement un très mauvais Freudien – qui de plus fait semblant que les idées qu’il a trouvées chez Freud sont ses idées propres en changeant un peu les noms (méconnaissance – inconscient), mais son projet (malhonnête) aurait donc aussi complètement échoué (à ‘remettre en cause le rationalisme’).

« Ici appelée ‘méconnaissance’ »

Voir en Girard une espèce de Freudien montre clairement qu’on n’a pas pris le temps de le comprendre et de le lire attentivement, sans préjugés quelconques. Girard emploie le terme ‘méconnaissance’ à dessein, il s’en explique dans sa conclusion à ‘La Violence et le Sacré’. Je n’ai pas à reproduire ce que Girard a déjà écrit. Je pourrais simplement y ajouter que pour Girard «l’inconscient freudien » est problématique.

La démarche anthropologique de Girard se situe d’abord dans l’éthologie, elle s’enracine dans l’animalité. Et dit Girard des singes: « Si un individu voit un de ses congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenté d’imiter son geste. Il arrive aussi que l’animal, visiblement résiste à cette tentation, et si le geste ébauché nous fait sourire parce qu’il nous rappelle l’humanité, le refus de l’achever, c’est-à-dire la répression de ce qui peut presque déjà se définir comme un désir, nous amuse encore plus. » Pourtant tout cela ne pousse pas l’éthologue à postuler un Inconscient ou un Oedipe pour les singes.

Une partie de l’œuvre de Girard est d’ailleurs une critique directe et soutenue de la psychanalyse freudienne. La seule chose que Girard a jamais loué chez Freud, c’est paradoxalement la chose que les psychanalystes apprécient le moins: son meurtre ‘fondateur’. Et pourtant chez Girard, c’est déjà très différent: pas de meurtre mythique unique du ‘père de la horde’. La victime peut être n’importe qui (homme, femme, père, mère, veuve, ) et ce meurtre qui apporte la paix est, pour Girard, un phénomène très réel de contagion mimétique, un tous contre un (comme dans la chasse aux sorcières).

Hubris démesuré
L’auteur de la présentation nous apprend que Girard prétend réaliser – et il cite Girard – « l’équivalent ethnologique de l’origine des espèces ». Seulement si le lecteur – moins pressé que l’auteur de la présentation ? – ouvre ‘Des choses cachées…’ (le titre est une citation biblique: Matthieu 13,35) à la page 12 il découvre que Girard ne fait nullement référence à lui-même: il parle de l’anthropologie du 19e siècle qui voulait réaliser ce que Darwin venait (à l’époque) tout justement de réaliser en biologie.

L’histoire d’un refoulement violent
Alors que d’abord Girard est présenté comme un Freudien, ici tout d’un coup « précisément Freud est rejeté et ses concepts alors violemment repoussés ». On devine ce que l’auteur a en tête: Girard est probablement la victime de son Inconscient en plein processus de refoulement, refoulement très visible et violent puisque Girard ose s’en prendre ouvertement à Freud. Malheureusement l’auteur ne semble pas trop s’intéresser aux raisons intellectuelles qui poussent Girard à critiquer le fondateur de la psychanalyse. Il n’en souffle mot.

Je crains que le ‘spécialiste’ qui présente Girard, n’a en outre pas pris le temps de lire le premier livre de Girard (MRVR), livre où sa théorie du désir mimétique ‘protéiforme’ est formulée, expliquée et illustrée. L’auteur parle -à nombreuses reprises – d’un ‘désir d’imitation’ – concept qui n’existe pas chez Girard (!). Pour Girard le désir – en tant qu’il est vraiment humain – est fondamentalement mimétique. L’homme ne désire pas l’imitation, mais le désir est imitation (voir aussi « Un mime nommé désir » d’Oughourlian). Après avoir inventé ce concept du ‘désir d’imitation’ l’auteur se demande – tout étonné – s’il n’existe pas d’autres types de désir (qui ne sont pas des désirs d’imitation). C’est comique.

L’exclusion et le « désir d’imitation »
Ensuite, l’auteur montre comment Girard voudrait tout, mais vraiment tout, expliquer avec ce ‘désir d’imitation’ (qui n’existe pas chez Girard): « toute la culture, toute la politique,… » même les rapports humains seraient « faits de désir et de violence exclusivement ». Ici l’auteur méprend la ‘théorie mimétique’ pour un système philosophique, une vision du monde englobante qui exclue tout ce qu’elle ne peut pas penser…

La théorie mimétique n’est pas une philosophie, mais une théorie génétique du religieux, une hypothèse, un modèle théorique qui s’efforce de comprendre et d’expliquer la genèse du religieux dans le passage de l’anthropoïde à l’homme.

« Sans doute »

L’auteur n’a pas pris le soin de lire « Mensonge Romantique », je le répète. Le lecteur apprend que « Don Quichotte est sans doute son roman de prédilection », car Don Quichotte est visiblement un « fanatique de l’imitation ». C’est faux. Ce n’est pas d’abord l’imitation qui intéresse Girard (au sens où l’imitation intéressait un Gabriel Tarde), c’est le mimétisme du désir qu’il veut (dé)montrer (et non pas le désir ‘d’imitation’). Les auteurs ‘de prédilection’ de Girard – et cela n’est certainement pas sans importance –  sont Proust, Dostoïevski et surtout Shakespeare. En témoignent ses livres:

Proust: A collection of critical essays. Prentice-Hall: 1962.

Dostoïevski: du double à l’unité (Paris: Plon).1963

Shakespeare, les feux de l’envie (Paris: Grasset) 1990 [prix Médicis]

Partout et sans fin

« À cause de ce désir simple, universel et unique, la violence est partout et sans fin » nous apprend le texte. Girard ne dit jamais cela

Le désir mimétique est un principe de complexité (voir Dupuy : « Mimesis et Morphogénèse »). Un principe qui procède du simple au complexe et qui génère métamorphoses et paradoxes et non pas unicité, simplicité

« La violence est partout et sans fin. » On se demande où l’auteur a trouvé cela.

À une conférence à Oxford en 1997 (The d’Arcy Lecture, 5 novembre ’97) sur la violence, Girard se posait la question suivante : ‘Why so little violence?

C’est tout de même très éloigné de « la violence est partout et sans fin »…

À lire cette présentation il faudrait en effet se poser la question pourquoi Girard peut jouir d’une certaine faveur « auprès de la critique ». Car ce qu’a « de réducteur et de totalisant cette interprétation [de la culture…] n’échappe pas au lecteur » nous prévient le Dictionnaire des philosophes.

Le lecteur de la présentation est – du coup – soulagé; il n’a plus à porter ce  lourd fardeau qui se nomme ‘penser par soi-même’.

Prosélytisme, même pas ethnologue
Selon le dictionnaire il faut situer son discours « dans la religion », il « fait penser d’avantage à une profession de foi plus ou moins chargée de prosélytisme qu’à une analyse minutieuse des faits ».

Ce n’est pas parce qu’on parle de la religion, qu’on en fait la théorie, qu’on est (selon le raisonnement assez simpliste du dictionnaire) dans la religion.

Après la parution de ‘la Violence et le Sacré’ (1972, prix de l’Académie française) l’anthropologue Georges-Hubert De Radkowski a écrit dans Le Monde : « L’année 1972 devrait être marquée d’une croix blanche dans les annales des sciences de l’homme: ‘La Violence et le Sacré’ de RG est non seulement un très grand livre, mais de plus un livre unique. Unique, car il nous donne enfin la ‘première théorie’ réellement athée du religieux et du sacré. »

La théorie de Girard est très ‘naturaliste’ très ‘réaliste’, elle parle constamment de relations entre hommes et non pas entre je ne sais pas quelles entités abstraites, métaphysiques C’est exactement le contraire d’un discours qu’il faudrait situer ‘dans la religion’ comme le dit l’auteur.

Que fait-il en outre de toutes les ‘analyses des faits’ et lectures minutieuses de chef-d’œuvres dont pullulent les livres de Girard ? À-t-il pris le soin et le temps de les analyser?

C’est Girard lui-même qui demande toujours (en vain?) de tenir compte des ‘données ethnologiques’ avant de juger sa théorie (avant de s’en moquer ?). Une théorie ne doit pas être populaire, belle, amusante, à la carte Il faut seulement se demander si elle explique vraiment ce qu’elle veut expliquer et si les données en fournissent la preuve ou la contredisent. Finalement il faut retenir la meilleure des hypothèses proposées. Un point c’est tout. Il faut faire travailler son hypothèse et juger les résultats, comme en biologie, comme en physique,… Il faut juger l’arbre aux fruits.

Et Girard qui, tout comme Freud, n’est pas ethnologue lui-même (!) proposerait donc une « méta-ethnologie ». Et – y ajoute le Dictionnaire des philosophes -« Reste à savoir jusqu’à quel point elle manquait… »

Refus d’abord
« La Violence et le Sacré » n’est pas la théorie du religieux mythique, du tragique, de la naissance des dieux et des rois, de la genèse des rites et des sacrifices, des jeux du hasard, mais (selon le Dictionnaire) « un refus de la théorie freudienne, avant toutes choses ».

Je me demande vraiment si l’auteur a réellement étudié ce livre qu’il ‘rejette’ en deux petites lignes.

« les idoles inutiles »
« En effet, Girard traite d’un même geste, comme on le verra, Nietzsche, Marx et Freud, penseurs dépassés. » « Selon Girard, ces trois-là n’ont plus rien à dire aujourd’hui  »

C’est très faux ! La démarche de Girard se caractérise justement par une ouverture aux systèmes adverses. Il faut lire les livres de RG pour pouvoir s’en rendre compte, mais je peux citer quelques écrivains français qui ont réellement lu Girard.

Citons d’abord Gérard Leclerc :

« Depuis trente ans, René Girard n’a cessé de creuser et de vérifier les analyses qu’une vaste enquête littéraire et ethnologique lui avait permis de formuler. Loin d’être enfermé dans un canton de la culture qu’il aurait privilégié, il n’a cessé de se confronter à l’ensemble des courants intellectuels afin de provoquer les plus nécessaires mises au point. Son ouverture aux systèmes adverses dans une attention soutenue est une caractéristique de sa méthode. »

(c’est moi qui souligne)

( à http://www.vulgo.org/index.php?option=news task=viewarticle sid=794 )

Je trouve assez bizarre de lire que « Girard traite d’un même geste Nietzsche, Marx et Freud, penseurs dépassés. »

Prenons Nietzsche (qui pour Girard est le plus grand penseur du 19e siècle et certainement pas ‘dépassé’) et ce qu’en a dit Jean-Claude Guillebaud dans le Nouvel Observateur (Semaine du jeudi 21 novembre 2002) http://www.nouvelobs.com/articles/p1985/a28813.html

« Avec Nietzsche, on n’ira pas jusqu’à parler de complicité, dans la mesure où Girard est le plus conséquent des anti-nietzschéens contemporains. Il n’empêche que la lecture qu’il fait de ce maître du soupçon perpétue entre eux une singulière et féconde intimité. On en voudra pour preuve les deux nouveaux textes sur Nietzsche qui constituent le point fort du recueil. Les analyses de Girard sont paradoxalement plus utiles à qui s’intéresse à Nietzsche que bien des gloses enflammées signées par ceux que le philosophe François Châtelet appelait ‘les nietzschéens de salon’. »

Un autre Platon
Selon la présentation « Girard parle d’un autre Platon », puisque « le désir mimétique et le complexe d’Oedipe sont incompatibles ». Car le concept de mimésis « a un petit air platonicien ».

Tiens, tiens, remarque notre auteur: « Platon parle aussi de mimésis. » Mimésis chez Girard, mimésis chez Platon; l’auteur en conclut que c’est partout la même chose et si Girard ose le nier c’est qu’il doit parler « d’un autre Platon ». Jamais il ne lui arrive de penser que Girard pourrait – par hasard – se faire une idée différente de la ‘mimésis’ (en désaccord avec Platon).

Pourtant le principal intéressé (René Girard) le précise très clairement: « Il faut rejeter et l’ontologie platonicienne de l’imitation et la conception philosophique et psychologique qui, à partir d’Aristote, limite l’imitation aux comportements extérieurs, aux façons de faire ou de parler. Dans les deux cas, l’essentiel est escamoté. »

 

Pour Girard, je l’ai déjà dit, il y a de la mimésis dans le désir. Point de désir objectal pour la mère (complexe d’Oedipe), mais un désir qui imite un autre désir. Selon Girard (et ceci n’est ni Platonicien, ni Freudien) l’imitation contamine aussi notre envie d’acquérir et de posséder.

 

«Un véritable ravage de destruction conceptuelle»

 

La théorie de Girard est « un véritable ravage de destruction conceptuelle ». Un point c’est tout !

Il est tout de même étrange de trouver ceci dans un prestigieux ‘Dictionnaire des philosophes’ (des Presses Universitaires de France) parlant d’un penseur français! Je pense qu’il s’agit d’une première dans l’histoire. (Il faut m’excuser cette petite farce, mais le fait est étrange, il faut l’avouer.)

 

« Pulsion de mort »

 

Selon l’introduction à la pensée de Girard la ‘pulsion de mort’ est tout simplement « taxée d’invention ‘superflue’». Sans plus. C’est très peu nuancé et de plus l’auteur n’explique jamais quelles sont les raisons intellectuelles qui poussent Girard à faire cela. Dans Mensonge Romantique et Vérité Romanesque René Girard montre que le désir humain peut évoluer vers la destruction de soi et d’autrui. Mais pour Girard ce n’est pas parce que ce fait se laisse observer qu’il faut en conclure que tout cela était déjà ‘décidé à l’avance’, déterminé, prédit par un oracle Thébain ou ‘inscrit dans nos gènes’ sous forme de ‘pulsion’.

Girard refuse de ‘projeter’ une finalité sur le désir humain.

 

J’ai envie de citer Jean-Pierre Dupuy (Mimésis et morphogenèse) qui l’explique très bien. Le passage est assez long, mais essentiel.

« Les processus mimétiques n’ont pas de ‘finalité’ Voyons en comparaison ce que disent les théories économiques et sociologiques de la relation sujet-objet. Cette relation est toujours une ligne droite, qui manifeste une attraction du sujet par l’objet. Il importe peu que cette attraction résulte de la pure autonomie du sujet désirant, se fixant à lui-même, en toute liberté, les finalités de son action ; ou bien, qu’une nécessité soit à l’œuvre, nécessité intérieure, le sujet cherchant alors à travers l’objet à coïncider avec son essence, ou nécessité extérieure, l’individu étant le jouet de déterminismes implacables. Il n’importe car, liberté ou nécessité, le désir est toujours finalisé. La catégorie de la finalité réussit le tour de force de réaliser la simultanéité des contraires, la spontanéité parfaite et de la détermination totale viennent s’y confondre paradoxalement. Cela, on peut le montrer aussi bien philosophiquement que formellement.* Les théories économiques en fournissent une saisissante illustration. **

Si le désir est mimétique, il est « déterminé » par le désir d’un Autre pour le même objet. Mais si cette proposition est universelle, c’est-à-dire si le désir de l’autre est lui-même déterminé par le désir d’un tiers, lequel peut être le sujet d’origine, il en résulte une indétermination radicale. Ceux qui l’ont décelée en ont conclu qu’une faille logique minait l’édifice girardien. C’est au contraire en ce point que réside toute la richesse potentielle et génétique de l’hypothèse mimétique. Le désir n’est pas orienté par un attracteur qui lui préexiste, c’est lui qui fait émerger l’attracteur. L’objet est une véritable création du désir mimétique, c’est la composition des codéterminations mimétiques qui le fait jaillir du néant : ni création d’une pure liberté ni point focal d’un déterminisme aveugle. Dans ces conditions, la notion d’attracteur n’est plus qu’une image trompeuse, la rigueur exige de la rejeter – et avec elle, la catégorie de la finalité.

Voilà ce que veut dire Girard lorsqu’il prétend fonder une « anthropologie non philosophique, sans aucune définition métaphysique, à priori de l’homme ». Voilà pourquoi il attache tant d’importance à l’enracinement de son hypothèse dans l’animalité. La démarche classique, que l’on retrouve chez tous les penseurs de la modernité, consiste à ‘poser au départ une espèce d’absolu humain’ : nature ou essence, cet absolue joue le rôle d’attracteur. »

*/** (Je laisse tomber les notes de b.d.p.)

 

Il est clair que, chez Freud ces attracteurs sont l’Eros et le Thanatos. Girard ne rejette nullement les observations qui ont poussé Freud à postuler son ‘Thanatos’, mais Girard ne veut pas postuler une essence en plus, car il peut rendre compte de ce phénomène par l’évolution du ‘double bind’ mimétique (rasoir d’Ockham oblige !). Celui qui a lu ‘Mensonge Romantique’ (et autres livres) sait comment Girard explique cette ‘marche vers l’autodestruction’ lié au désir humain qui évolue.

Conclusion du dictionnaire
Les derniers mots du Dictionnaire sont :

« Parler à propos de ces écrits d’anthropocentrisme, c’est peu dire. L’œuvre de Girard culmine en une apologétique sans complexe, s’autorisant d’un tableau qui dépeint à travers les mythes des temps horrifiques et barbaresques, où les hommes étaient aveuglés par leur désir, à faire frémir. »

(c’est moi qui souligne)

 

1)      Anthropocentrisme (c’est peu dire)

Il est tout à fait incroyable de voir Girard traité d’anthropocentriste. À la différence de nombreux courants dans les sciences de l’homme, je le répète, Girard tient à enraciner son hypothèse très explicitement dans l’animalité.

2)    « sans complexe »

Son œuvre culmine en une ‘apologie sans complexe’. Ô! combien de penseurs modernes font l’apologie de la mythologie grecque, par exemple, sans qu’on les regarde ‘de travers’, sans qu’ils se fassent expulser comme Oedipe dans son mythe.

Faut-il vraiment être complexé pour étudier (et dire du bien) du judéo-chrétien?  Selon Girard le mythe d’Œdipe et l’histoire biblique de Joseph ont le même « référent ». Le mythe d’Œdipe c’est l’accusation de la foule (les frères jaloux dans l’histoire de Joseph). La Bible ne prend pas les accusations au sérieux. La victime est innocente et humaine, trop humaine. Dans le mythe celui qui a les pieds enflés est coupable, expulsé et divinisé (devient une idole). Selon Girard c’est l’histoire de Joseph qui nous apprend à ‘lire’ le mythe. Dans les sciences humaines, pourtant, vous verrez très peu de gens qui vous parleront de Joseph, alors que d’Œdipe

Fait étrange.

3) Ethnocentrisme

Girard ne dit jamais que les peuples archaïques sont plus violents que nous (au contraire   20e siècle ).

Cela n’a d’ailleurs aucun sens. Je ne pense vraiment pas que Girard a écrit tous ses livres pour nous offrir une réponse – longtemps attendue – à la question des questions : « qui sont les plus violents, quels temps étaient les plus horrifiques, les plus barbaresques  »

Girard est un des seuls penseurs actuels qui prend le religieux archaïque véritablement au sérieux, qui ne rejette pas d’avance tout ce qui est mythique ou religieux dans l’irréel, la fantaisie

Ce n’est pas parce qu’on se pose sérieusement la question du lien entre le religieux, le social et la violence humaine qu’il faut répéter (avec le simplisme de la présentation) ‘la violence est partout’.

Girard parle d’abord de la ‘violence fondatrice’ et du problème de la vengeance. D’ailleurs pour lui le religieux archaïque n’est pas une violence ‘horrifique’, mais la levée (!) de l’obstacle qu’oppose la violence à la création de toute société humaine.

« Le religieux, écrit-il dans ‘La violence et le sacré’, est d’abord la levée de l’obstacle formidable qu’oppose la violence à la création de toute société humaine. La société humaine ne commence pas avec la peur de « l’esclave » servant « son maître », mais avec le religieux comme l’avait vu Durkheim. »

Il faut dire aussi que Girard (qui se fait traiter d’ethnocentrique ici) a écrit de nombreuses pages très claires sur l’ethnocentrisme occidental et l’anthropologie. L’auteur n’en dit rien.

 

Il est pénible de voir que Girard (à lire les ‘spécialistes’ du Dictionnaire des philosophes du moins) a écrit tout cela en vain.

Conclusion
Il s’agit d’un thème, ou plutôt d’un grand penseur français, qui – visiblement – est très mal compris et traité fort injustement – même dans les dictionnaires (fait remarquable et amusant).

Je crains, je le répète, que cette introduction est d’une malhonnêteté intellectuelle, ‘à faire frémir’. Est-ce que j’exagère la chose ?

Il est tentant de faire un dernier appel à Jean-Pierre Dupuy:

 

« Il y a un phénomène Girard. De par le monde, nombreux sont ceux qui le tiennent pour l’un des plus grands penseurs de notre temps, de la stature d’un Freud ou d’un Marx, avec la vérité en plus. Dans le petit cercle des spécialistes des sciences de l’homme, en revanche, il n’est pas rare de le voir traiter d’imposteur. Jamais sans doute un tel ostracisme de la part de ses pairs n’aura frappé un intellectuel. Je connais maints universitaires qui, bravant l’interdit et s’inspirant des idées de Girard, trouvent prudent de n’en rien dire. Avant que chante le coq de la Sorbonne, ils auront protesté, trois fois plutôt qu’une :  » Je ne connais pas cet homme ! « Le plus fort, c’est que la théorie girardienne se paie le luxe suprême d’expliquer et de prévoir la violence même du rejet dont elle fait l’objet ».

Jean-Pierre Dupuy (Le Nouvel Observateur du 18/ 08/ 94)

 

II . Présentation de René GIRARD par Simon De Keukelaere

René Girard est né à Avignon, en 1923, où son père était conservateur du Musée Calvet et du palais des Papes. Historien de formation, diplômé de l’Ecole des chartes, il part pour l’Amérique où il vit depuis 1947. Marié et père de trois enfants, il est professeur de littérature et d’anthropologie et a enseigné dans plusieurs universités dont Buffalo, John Hopkins de Baltimore et Stanford en Californie (où il réside aujourd’hui).

1)   Le désir mimétique

 

Le point de départ de la réflexion de Girard se situe dans l’analyse des rapports de désir dans les ‘romans de génie’. Son premier livre s’intitule ‘Mensonge Romantique et Vérité Romanesque’ (1961). Pour l’écrivain Milan Kundera ce livre est « le meilleur que j’ai jamais lu sur l’art du roman » (Testaments Trahis).  En réalité il ne s’agit pas d’abord d’une théorie de ‘l’art du roman’, mais de la mise en évidence (romanesque) de ce que Girard appellera le « désir mimétique ».

« Ce qui me frappait, dit-il dans un entretien avec Marie-louise Martinez, c’était le rapport entre ce que Proust appelle snobisme, ce que nous appelons tous snobisme et ce que Stendhal appelle vanité. Et je me souviens: ce qui a déclenché mon idée du désir mimétique, (ce désir imité qui n’est jamais vraiment spontané) c’est lorsque j’ai compris que chez Cervantès et chez Dostoïevski, au fond, il y avait la même chose que chez Proust et Stendhal, et parfois sous des formes plus outrées, sous des formes qui avaient un caractère psycho-pathologique. »

Pour Girard le désir, à la différence des appétits et des besoins dont l’instinct détermine les objets, n’a pas d’objet prédéterminé. Cette liberté fait son humanité. Les désirs humains peuvent varier à l’infini parce qu’ils s’enracinent non dans leurs objets ou en nous-mêmes mais dans un tiers, le modèle ou le médiateur dont nous imitons le désir.

 

Rivalité mimétique, une théorie de la violence
Que se passe-t-il quand la distance culturelle, géographique ou spirituelle entre l’imitateur et le modèle devient négligeable? Réponse: ils risquent de désirer les mêmes objets.

Les objets susceptibles d’être désirés ‘ensembles’ sont de deux sortes. Il y a d’abord ceux qui se laissent partager. Imiter le désir qu’inspirent ces objets suscite de la sympathie entre ceux qui partagent le même désir. Il y a aussi les objets qui ne se laissent pas partager, objets auxquels on est trop attaché pour les abandonner à un imitateur. La convergence de deux désirs sur un objet non partageable fait que le modèle et son imitateur ne peuvent plus partager le même désir sans devenir l’un pour l’autre un obstacle dont l’interférence, loin de mettre fin à l’imitation, la redouble et la rend réciproque. C’est ce que Girard appelle la rivalité mimétique, étrange processus de ‘feedback positif’ qui sécrète en grandes quantités la jalousie, l’envie et la haine.

 

2)   Éthologie, processus d’hominisation et crise mimétique

 

La rivalité mimétique s’observe non seulement chez les hommes, mais aussi chez les primates non humains, sous forme de ‘mimésis d’appropriation’, mimésis qui peut devenir violente. Chez ces primates, disent les éthologues, il faut toujours tenir compte des ‘dominance patterns’ (rapports de domination) qui constituent un frein inné à la violence. Les hommes n’ont pas ces freins innés, mais ils ont des freins culturels qui ont pour but de ‘contenir’ la violence.

Dans une perspective évolutionniste on voit naître ici un problème fondamental, parce que la culture humaine (dans une approche évolutionniste) ne peut ‘tomber du ciel’.

Il faut tenir compte non seulement de l’absence de ces freins instinctuels chez les hommes, mais aussi de l’apparition d’une donnée typiquement humaine, éminemment destructrice et contagieuse que nous appelons la vengeance. Pour Girard il s’agit là d’un phénomène mimétique par excellence, car ‘se venger’ c’est toujours imiter (passionnément) la violence (qui ne semble venir que) d’autrui. Vouloir se venger, c’est le propre de l’homme. Pour Girard c’est l’intensification du mimétisme, dû à l’accroissement du cerveau qui fait éclater les réseaux de dominance. Un accroissement de violence se produit, qui menace l’espèce. Si aussitôt qu’on désire ce que désirent les autres ceux-ci deviennent des rivaux, comment la communauté humaine au tout début a-t-elle pu se former? Comment cet obstacle formidable qu’oppose la violence à la création de toute société humaine a été soulevé?

En effet, le mimétisme humain, sans freins quelconques, peut se propager comme une traînée de poudre, et conduire à la violence généralisée (le chaos, l’indifférenciation contagieuse, la crise sacrificielle), rendant ainsi impossible la survivance de l’ordre social. On arrive ici au fameux cauchemar de Hobbes : « la guerre de tous contre tous ». Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir?

Pour Girard, cette énigme ne fait qu’un avec le problème de l’apparition du sacré. C’est précisément au paroxysme de la crise de tous contre tous, que, loin de se regarder et de se dire « bon ça ne peut plus aller comme ça, établissons un contrat pour vivre ensemble » qu’un mécanisme autorégulateur fait son œuvre. Le ‘tous contre tous’ violent se transforme automatiquement en un ‘tous contre un’.  Pourquoi ‘automatiquement’ ? La réponse c’est qu’il s’agit d’un mécanisme purement, uniquement mimétique.

Plus les rivalités mimétiques s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en principe la causent (mais rendus infiniment désirables par ‘les autres’), plus ils sont fascinés les uns par les autres. Cette fascination haineuse peut aller jusqu’à la transe hypnotique. À ce stade la sélection d’antagonistes va se faire pour de raisons purement mimétiques, contingentes. Etant donné que la puissance d’attraction mimétique se multiplie avec le nombre des polarisés (comme un effet de boule de neige), le moment va forcément arriver où la communauté tout entière (unanime !) se trouvera rassemblée contre un individu unique.

Dans l’enfer du même et du symétrique va donc surgir ‘in extremis’ la Différence. L’unique fauteur de troubles sera violemment écarté ou mis à mort par la collectivité (enfin) unie contre la victime. Au moment où cela paraît le moins probable, le bruit et la fureur se sont – en un coup – dissipés. Les hommes ne comprennent pas du tout et se tournent vers la victime qui leur a apporté la paix après sa mort.

Pour la communauté nouvellement fondée elle était certainement la cause de tous les désordres, car une fois éliminée la paix (provisoire) est retrouvée! La victime est extrêmement mauvaise, puisque c’est elle qui a apporté la crise, mais elle est aussi extrêmement bonne, puisqu’elle a ‘emmené la crise violente’ avec elle après sa mort (c’est le double transfert du sacré qui s’ébauche ici). Au lieu de voir en elle un homme ou une femme impuissant(e), abandonné(e) par tous, qui s’est fait massacrer, la communauté verra en elle une créature toute puissante, qui peut apporter la paix ou la ‘peste’. C’est la première divinité qui  est née

Interdits, rites, mythes
Quand va t’elle ‘apporter la peste’, ‘faire tomber le ciel sur la terre’ (c’est à dire : refaire la crise mimétique)? Réponse: à chaque fois que les hommes refont les gestes qui ont causé la crise terrifiante. D’où la naissance des interdits, des tabous, de l’hiérarchie, des barrières qui séparent les hommes (car la crise, il faut le rappeler, ce n’était pas la différence, mais le même, les frères ennemis, les jumeaux violents inséparables). Et si les hommes, à ce stade là, ne respectent pas ces interdits, la culture toute neuve, risque réellement de retourner au chaos violent d’où elle est sortie (‘d’être puni par la divinité qui a ‘appris les interdits aux hommes’).

Mais pourquoi alors l’existence des rites, ce second grand pilier du religieux? Les rites c’est la différence culturelle qui s’inverse puis s’effiloche et s’efface, la transgression des interdits.

Girard croit avoir trouvé la réponse à cette énigme, à cette (apparente) contradiction entre rites et interdits: pour lui les rites, ce sera d’abord, refaire la crise. Non pas pour se précipiter vers la catastrophe si redoutée, mais pour bénéficier de son dénouement extrêmement heureux: ce sera le sacrifice.

Toute civilisation, dit Girard, est au départ une religion. Toutes les institutions sont d’origine religieuse et conservent les traces de ces origines sacrificielles.

 

Les mythes raconteront des désordres mimétiques réels, non pas ‘objectivement’, mais du point de vu de la communauté malmenée par sa propre violence. Parce que ces évènements se déroulent toujours à peu près de la même façon et aboutissent toujours à peu près au même résultats, les mythes se ressembleront.

 

C’est dans son deuxième livre ‘La violence et le Sacré’ (1972, couronné par l’Académie française) que Girard proposera sa thèse sur l’apparition du sacré. Ce livre est une étude du mythique, du tragique, de la naissance des dieux et des rois, de la genèse des rites et des sacrifices, des interdits, du monstrueux, des jeux du hasard,

Dans ce livre Girard montre aussi en quoi son approche diffère de la psychanalyse Freudienne. Il s’ensuit une critique soutenue du complexe d’Œdipe et une relecture critique de Totem et Tabou s’appuyant sur les objections de Lévi-Strauss dans « Les Structures élémentaires de la parenté ».

 

3)   « Des choses cachées depuis la fondation du monde »
Son troisième livre ‘Des Choses Cachées Depuis la Fondation du Monde’ a pour titre une citation de l’Évangile selon Matthieu (13, 35). Dans ce livre une surprise attend le lecteur: la théorie de Girard n’est pas sa théorie: tout est déjà révélé dans le recueil religieux de notre civilisation: la Bible hébraïque et les Evangiles.

Au premier abord ils ne semblent pas différer du mythique. Pour Girard, par contre, les Evangiles ne sont pas un mythe, non pas parce qu’ils parlent de choses différentes (autre référent), mais justement parce qu’ils parlent de la même chose très différemment. Cette même chose c’est le rassemblement d’hommes qui mettent à mort un des leurs, haï sans raison. Dans les Évangiles les choses ne restent pas cachés, mais sont mis au grand jour. La victime est révélée comme elle est réellement: innocente et impotente, abandonné par la communauté, bouc émissaire des hommes. Ce n’est pas le point de vue des persécuteurs, mais de la victime qui est donnée. La victime est innocente, elle est l’agneau de Dieu.

La Bible Hébraïque est une longue sortie du religieux violent (du ‘paganisme’), la divinité biblique est dévictimisée et les victimes (Caïn, Job, Joseph, le Serviteur Souffrant, ) dédivinisés. La belle fourrure mythique s’est retournée pour montrer le sang innocent de la victime à l’intérieur. Les Évangiles retournent à l’origine violente pour dévoiler cette fondation du monde, et pour rendre caduc ‘la paix de ce monde’ qui est fondé sur l’exclusion d’un tiers, d’une personne humaine.

« Je vous laisse la paix, je vous donne Ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. » (Jean 14:27)

Révélation dangereuse et subversive puisqu’elle va priver l’humanité, lentement mais sûrement, de ses garde-fous sacrificiels. Risque d’apocalypse (révélation en grec) ou d’une paix toute différente.

 

Dans la perspective de Girard il faut lire les mythes à la lumière des grands textes bibliques pour cerner l’énorme phénomène ‘d’auto-duperie’ qui fait naître le mythique. Un des mythes les plus connus c’est sans doute le mythe d’Œdipe. Comment faut-il comprendre sa genèse? La psychanalyse nous rend attentifs au parricide et à l’inceste dans ce mythe. Mais pour Girard ce n’est pas l’inconscient ni l’imagination ex nihilio qui fait naître les mythes, c’est un phénomène très réel de foule. Pour Girard le parricide et l’inceste, ces étranges accompagnateurs de la divinité, ne sont pas des désirs enfouis dans le plus obscur recoin du Moi, mais des accusations typiques d’une foule en quête d’un ‘bouc émissaire’.  Derrière le mythe d’Œdipe se cache une chasse à la ‘sorcière’.  Tout comme les chasseurs de sorcières qui croient réellement à la culpabilité de la femme accusée par tous (« c’est elle qui a gâché les récoltes »), le Thébain croit réellement que c’est le boiteux qui a apporté la peste. Pourquoi? Parce que tout le monde le croit, parfois même la victime (phénomène mimétique). C’est pourquoi la femme accusée, tout comme le boiteux semblent extrêmement puissants. En réalité c’est la foule anxieuse qui est toute puissante et la victime impuissante.

 

Comme quantité de dieux Œdipe (littéralement : ‘pied enflé’) est un peu ‘abîmé’. Dans le mythe c’est le boiteux, l’handicapé qui est (pour reprendre une expression anglaise fort vulgaire) un ‘motherfucker’ qui apporte la peste et rends les hommes malheureux. Il faut s’en débarrasser, il faut l’expulser. Mais c’est justement cette expulsion qui va faire de lui une divinité! Œdipe rapporte ‘in extremis’ la paix qu’il avait rendue impossible par ses crimes abominables.

Pour comprendre ceci, il faut appliquer le principe selon lequel c’est ‘la pierre rejetée par les bâtisseurs qui est devenue la pierre angulaire’.

 

Le mythe c’est l’accusation de la foule (les frères jaloux dans l’histoire de Joseph). La Bible ne prend pas ces accusations au sérieux. La victime est innocente et humaine. La foule des frères a tort d’expulser Joseph. Plus tard il n’apporte pas ‘les sept plaies d’Egypte’ et l’accusation d’adultère reprise par tout le monde est fausse. La victime a raison, la foule a tort. Dans le mythe ‘celui qui a les pieds enflés’ est coupable, expulsé et divinisé (devient une idole).

 

Pour Girard ce sont les Évangiles qui disent cette vérité dont les hommes ne veulent pas.

Les disciples promettent de mourir avec Jésus s’il faut, mais un fois que le moment est arrivé, ils l’abandonnent tous. Pierre, le premier des disciples, le suit le plus loin, jusqu’à la cour du grand Prêtre, mais une fois seul dans un milieu hostile à Jésus, il le renie. La communauté qui l’acclamait quelques jours avant s’est unanimement tourné contre Lui. Comment se peut-il ? C’est, répond Girard, qu’il s’agit bien encore de ce phénomène extrêmement mimétique. Dans les mythes ce phénomène de foule est invisible, car c’est la foule qui parle à travers eux. Pour Girard le judéo-chrétien c’est le refus de la religion des hommes et la révélation d’une divinité qui ne doit rien à la violence humaine.

 

Girard félicite Nietzsche d’avoir mis en évidence la singularité du judéo-chrétien qui défend la victime. Mais Nietzsche y voit une différence d’essence seulement morale. Une morale, bien méprisable, vu qu’elle est la revanche sournoise des faibles contre les forts. C’est ce que Nietzsche a appelé la « morale des esclaves ». Mais pour Girard il ne s’agit pas d’une morale de la foule des faibles contre l’élite des forts.  Nietzsche ne voit pas le phénomène de foule mimétique derrière les mythes, dit Girard.  L’innocence des victimes, c’est la vérité. Les victimes sont des boucs émissaires désignés par le seul mimétisme violent. Elles sont donc réellement innocentes. Il y a là une coïncidence saisissante de morale et de vérité. La défense des victimes n’est pas un prêchi-prêcha. En proclament la vérité des boucs émissaires, le judéo-chrétien ébranle le système mythique dans son ensemble, car le mensonge dénoncé joue un rôle essentiel dans la culture humaine.

 

4)   Conclusion

 

Cette anthropologie du religieux n’a rien de théologique, mais elle peut – visiblement – déboucher sur le religieux ou tout au moins remettre un peu en valeur le judéo-chrétien. On voit bien aussi ce que peut avoir de ‘déconcertant’ cette réconciliation entre science de l’homme et religion. Car Girard, il faut le préciser, se réclame de la science. Sa théorie, dit-il est une hypothèse qu’il faut faire travailler. Il faut vérifier si elle explique réellement les données ethnologiques, religieuses, anthropologiques, Il faut juger l’arbre aux fruits.

Sa théorie veut aussi remplir une lacune dans les théories actuelles de l’hominisation. « Les derniers stades de l’évolution biologique impliquent certaines formes de culture. La théorie mimétique s’y insère de façon absolument parfaite, et remplit les vides dans l’explication du processus d’hominisation. »  (Celui par qui le scandale arrive)

Un autre aspect frappant de la recherche de Girard, c’est l’importance qu’il attribue à la littérature. On en voudra pour preuve son livre sur Shakespeare: ‘Shakespeare, les feux de l’envie’ (prix Médicis). Aux dires de Girard, le génie de Shakespeare ne se contente pas de mettre en scène les paradoxes mimétiques et sacrificiels, mais il en fait la théorie, dans « un langage souvent proche du nôtre ».

Ce qui rend encore difficile la théorie de Girard c’est son caractère génétique. « Le désir mimétique est un principe de complexité », nous apprend le mathématicien et économiste Jean-Pierre Dupuy. Elle procède du simple au complexe.

 

La théorie mimétique est d’abord une anthropologie du religieux qui veut renouer avec les grandes questions de l’ethnologie classique (Hubert, Mauss, Durkheim, ) trop souvent abandonnées par la suite, pour retrouver la force subversive et singulière du judéo-chrétien en général et de ‘la religion de la Croix’ en particulier.

 

Bibliographie :

1961 Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris: Grasset)

1963 Dostoïevski: du double à l’unité (Paris: Plon).

1972 La violence et le sacré (Paris: Grasset). L’ouvrage est couronné par l’Académie

1976 Critique dans un souterrain (Lausanne; L’Age d’Homme).

1978 Des Choses cachées depuis la fondation du monde avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort

1982 Le bouc émissaire (Paris: Grasset).

1985 La route Antique des hommes pervers (Paris: Grasset)

1988 To double business bound, The Johns Hopkins University Press, 1978. London, Athlone Press, 1988.

1990 Shakespeare Les Feux de L’envie (Paris: Grasset) prix médicis

1994 Quand ces Choses commenceront, entretiens avec Michel Treguer (arléa Paris diffusion Le Seuil)

1999 Je vois Satan tomber comme l’éclair (Paris: Grasset)

2001 Celui par qui le scandale arrive (Desclée de Brouwer)

2002 La voix méconnue du réel (Paris: Grasset)

11 Responses to Boucs émissaires: Arrêtez de tuer nos innocents (Asterix or René Girard for dummies)

  1. […] a le mérite d’expliquer tant la persistence indéniable dans nos sociétés occidentales dudit mécanisme émissaire que, fruit de sa critique biblique, sa dénonciation tout aussi systématique […]

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  2. […] ces temps étranges où, des droits de l’homme à la concurrence victimaire, les vérités bibliques et évangéliques ont fait de nous, selon le mot de René Girard et jusque […]

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  3. […] près de 40 ans après L’Etranger de Camus et près de 10 ans avant l’ "A bout de souffle" de Godard, que l’Amérique […]

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  4. jcdurbant dit :

    AFTER TAIWAN, ROMANIA ?

    http://www.bbc.com/news/world-europe-34684973

    BURNED ALIVE IN BIBLICAL-SCALE FIRESTORM (As body smearing colors literally reverted to the purifying embers they were supposed to represent, Taiwan water park disaster inadvertently reveals violent truth behind Indian sacrificial rite turned, via Goa hippies, international celebration of love and fun)
    A fiery explosion ignited by flammable colored powder injured 500 revelers. Three tons of corn starch dyed with food coloring caught fire either from a spark or a cigarette lighting up the powder wherever it was. Two people have died. … the party at the Formosa Fun Coast water park was thrown by an organization called “Colour Play Asia“. Colour Play Asia is an event that is inspired by the Hindu religious festival “Holi” also known as the “festival of colors” celebrated most commonly in India and Nepal. During Holi, “participants play, chase and colour each other with dry powder and coloured water, with some carrying water guns and coloured water-filled balloons for their water fight” much like the non-gay Color Run popular here in the United States …
    http://stuarte.co/2015/taiwan-park-fire-gay/
    The fire symbolizes the torching of negative or troublesome experiences and memories. An effigy of Holika, a demoness personifying negativity, is consigned to the flames, and freshly harvested barley and oats are offered. The embers are collected to light sacred fires, and the ashes are used to mark the forehead as a blessing …
    http://www.hinduismtoday.com/…/Hindu-Festival_Holi_broadshe…
    Prahalad survived being thrown over a cliff, being trampled by elephants, bitten by snakes, and attacked by soldiers. So the king asked his sister, Holika, to kill the boy. Holika seized Prahalad and sat in the middle of a fire with the boy on her lap. Holika had been given a magic power by the gods that made her immune to fire, so she thought this was a pretty good plan, and Prahalad would burn to death while she remained cool. But it’s never wise to take gods’ gifts for granted! Because Holika was using her gift to do something evil, her power vanished and she was burned to ashes. Prahalad stayed true to his God, Vishnu, and sat praying in the lap of his demon aunt. Vishnu protected him, and Prahalad survived. Shortly afterwards, Vishnu killed King Hiranyakashyap and Prahad ruled as a wise king in his father’s place …
    http://www.bbc.co.uk/…/relig…/hinduism/holydays/holi_1.shtml
    The ash from the fire would be collected by some the next day and smeared on body limbs as a sign of purification …
    http://tribune.com.pk/…/soaked-in-mirth-and-colour-hindu-c…/
    There is a symbolic legend to explain why holi is well celebrated as a colour fest. The word « Holi » originates from « Holika », the evil sister of demon king Hiranyakashipu. King Hiranyakashipu, according to legend, was the King of Multan and had earned a boon that made him virtually indestructible. The special powers blinded him, he grew arrogant, thought he was God, and demanded that everyone worship only him. Hiranyakashipu’s own son, Prahlada, however, disagreed. He was and remained devoted to Vishnu. This infuriated Hiranyakashipu. He subjected Prahlada to cruel punishments, none of which affected the boy or his resolve to do what he thought was right. Finally, Holika – Prahlada’s evil aunt – tricked him into sitting on a pyre with her. Holika was wearing a cloak (shawl) that made her immune to injury from fire, while Prahlada was not. As the fire roared, the cloak flew from Holika and encased Prahlada. Holika burned, Prahlada survived. Vishnu appeared and killed Hiranyakashipu. The bonfire is a reminder of the symbolic victory of good over evil, of Prahlada over Hiranyakashipu, of fire that burned Holika. The next day when the fire cooled down, people applied ash to their foreheads, a practice still observed by some people. Eventually, coloured powder was used to celebrate Holi …
    https://en.wikipedia.org/wiki/Holi#History_and_rituals
    The Legend of Radha-Krishna
    Young Krishna is known to be very playful and mischievous. The story goes that as a child, Krishna was extremely jealous of Radha’s fair complexion since he himself was very dark. One day, Krishna complained to his mother Yashoda about the injustice of nature which made Radha so fair and he so dark. To pacify the crying young Krishna, the doting mother asked him to go and colour Radha’s face in whichever colour he wanted. In a mischievous mood, naughty Krishna heeded the advice of mother Yashoda and applied colour on her beloved Radha’s face; Making her one like himself. Well, there is also a legend to explain Krishna’s dark complexion. It so happened that once a demon attempted to kill infant Krishna by giving him poisoned milk. Because of which Krishna turned blue. But Krishna did not die and the demon shriveled up into ashes. Somehow, the lovable prank of Krishna where he applied colour on Radha and other gopis using water jets called pichkaris gained acceptance and popularity. So much so that it evolved as a tradition and later, a full-fledged festival. Till date, use of colours and pichkaris is rampant in Holi. Lovers long to apply colour on their beloveds face and express their affection for each other …
    http://www.holifestival.org/legend-radha-krishna.html
    http://www.indiaexpress.com/rangoli/holi.html
    http://www.wsj.com/…/SB100014240527023047958045790968139603…
    http://www.bbc.co.uk/…/relig…/hinduism/holydays/holi_1.shtml
    https://jcdurbant.wordpress.com/…/boucs-emissaires-arretez…/

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  5. jcdurbant dit :

    WORLD’S OLDEST CITY VINDICATES GIRARD’S THEORY (Catharsis through violent imagery: It seems that there could be a link between the violence in the imagery at Çatalhöyük and the lack of violence on human bodies)

    Do violence and death act as the foci of transcendent religious experience during the transitions of the early Holocene in the Middle East, and are such themes central to the creation of social life in the first large agglomerations of people?

    Violent imagery is seen at Göbekli Tepe (in the animals with bared teeth) and at Çatalhöyük (for example, the wild boar teeth and vulture beaks placed in walls). Hodder and Meskell have described other examples from eastern Turkey and the northern Levant, and the rather fewer examples in the southern Levant. Shults has attempted to understand this imagery in terms of the intensification it produced. He argued that in such moments of intense or heightened experience there was an awareness of the need for a new understanding of the self in relation to others. The participant was thus released to find a place in the world in a new way. The productive aspects of violence, rather than negative connotations, are often overlooked by archaeologists. Indeed, the very term ‘violence’ might be unhelpful — as it may be other aspects of what we perceive as violent scenes that may be more salient. Thus a leopard claw may be kept and deposited in a burial because it indexes a powerful animal or because it endures rather than because it represents death and violence.

    R. Girard has provided a useful framework for interpreting the violent imagery at Çatalhöyük. For him religion is a way of managing and evacuating the violence generated inside the human community. Most archaic religions show a narrative that involves going through violence to resolution. At Çatalhöyük there is often a pairing, two cranes, two skulls or two confronting leopards in deadlock. The other key symbol is the reverse of this — a group of people surrounding an exaggerated animal. The bull is about to be killed and taken into the house. The people will kill and be reconciled. This is not a matter of worshipping violence, but of peace produced through violence. There is a destructuring in the deadlock and a resolution into a new structure if the bull is treated right. Bloch has noted that violence would have been a central theme in Çatalhöyük. (…) it seems likely that there would have been much conflict over resources in the dense town. And yet there is much evidence from the human remains at the site that the people at Çatalhöyük had lived non-violent lives. There were few indications of the cuts, wounds, parry fractures, or crushed skulls. So how had the potential to violence been so well managed at Çatalhöyük? (…) it seems that there could indeed be a link between the violence in the imagery at Çatalhöyük and the lack of violence on human bodies. (There may have been regional variation in the Middle East Neolithic, with perhaps more evidence of bodily violence at Çayönü.) At Çatalhöyük, social violence was dealt with by living within a symbolic, transcendent world of violence in which conflicts were resolved and social structures made permanent. The view that the violent imagery at Çatalhöyük and other sites had a key role in creating the social and the long-term as people first settled down and formed complex societies is sum-marized in Fig. 2. In this diagram, on the central horizontal axis, the person is made social through violence and death, either through initiation and other rituals or in the daily interactions with bull horns and other animal parts present or made absent in the house. In the lower part of the diagram, this social process is linked to the transcendental and the spiritual as persons experience something beyond themselves that is integral to their lives. Spiritual power is gained by individuals in these experiences, but also is controlled by elders. In the upper part of the diagram these spiritual powers are related to social powers. The social manipulation of rituals and symbols of violence give power to elders and dominant houses. There is also evidence that the power of wild animals was used to provide or protect. Thus in fi g. 1 the bull horns surround and protect the ancestors buried beneath the platform and in one case wild goat horns were found over, perhaps protecting, a bin containing lentils (Building 1). This is a very different conception of the symbolism and ritual associated with the origins of agriculture and settled vil-lages from that normally outlined. It has become commonplace to argue that the early farmers would have emphasized ideas of fertility, nurturing and abundance. The earliest settled settlements are often associated with images of women, sometimes interpreted as pregnant or fertile and much atten-tion is paid to the few female figurines that have been found. But in fact male and phallic imagery is common, linked to images of wild male animals at Göbekli Tepe and Çatalhöyük. Social rules and roles seem to have been established in these first communities largely through a conception of the world in which violence and dangerous wild animals played a central part (…) Keane has discussed violence and death based on a Sum-banese example. He argues that there is a bundle of many different things that killing large dangerous animals does. The process is not unitary, and violence might not be the most important aspect. One aspect that he stresses because it is consistent with other things going on at Çatalhöyük is that killing big animals is a dramatic display of the control over the transition from life to death, visible to invisible, presence to absence. Thus, once again, social power is created through violence and death. Turning to the social role of death, it is clear that this played an important part in the building of house-based social groups at Çatalhöyük. It is clear that while all houses were very similar in size and elaboration at the site, some houses were larger, more elaborate, and lasted longer than others. These more elaborate houses often contained more burials than other houses and indeed seem to have been used as repositories of the dead from other houses. Thus some physical sun-dried mud-brick houses became ‘houses’ of people held together by the circulation of human remains. Because these ‘houses’ also seem to have amassed animal parts, to be curated and passed down as memorials of feasts and animal kills, and because they also contained other symbolic elaboration such as reliefs and paintings, these houses have been termed ‘history houses’. This focus on history houses, and on the wider category of house societies to which they belong, might seem like an unnecessary tangent in a discussion about religion. But in fact this would be a misunderstanding of the role of the house at Çatalhöyük. In house based societies, houses are ‘religion’. As we have seen above, the play of presence and absence that is the religious process at Çatalhöyük takes place in the floor platforms, ridges, accoutrements, burials of the house. In par-ticular, the heads of wild animals and humans are passed down from generation to generation within individual houses and between houses. Following Bloch, we can say that the virility of wild bulls installed in the material house reanimated the social house. The passing down of the objects of the house and the remembering and reliving of earlier houses constituted the social through the religious. A quantitative analysis of the houses at Çatalhöyük has attempted to explore the differences between history houses and other houses. Little difference could be found between these two house types in terms of access to resources. So how was it possible for some houses to gain social and spiritual power through the amassing of skulls and wild bull horns and human burials while others did not? Keane has suggested that bull horns accumulated over a career. The marks in a house (horns, paintings, etc.) were historical, they were traces of events. Some houses never got marks or burials, and they might be categorically different from those that did (maybe branch or cadet lines, for example). But the differences among houses with marks may have been historical in nature, not categorical. Over generations, some houses acquired more events than others. Houses with 60 burials probably were categorically different from those with none. But houses with many bucrania or paintings were also houses that had persisted long enough to acquire more marks. As archaeologists we catch them at a late stage in the career of accumulating marks. The quantity of marks is in part a function of time. This explanation begs the question of why some houses persisted longer than others. Perhaps many contingent factors were involved. But it remains possible that the more persistent and long-lasting houses were those that most effectively manipulated marks and absences; those that came to be recognized as good at protecting the dead were also most able at reanimate the traces of kills and feasts.

    CONCLUSION

    It is clear that, to a large extent, recent research at Çatalhöyük, both comparative and empirical, has largely confirmed the value of responding to the ideas in Cauvin’s seminal 2000 book. It may not have been helpful to separate the mental, the symbolic, the religious from daily life and certainly a separate religious institutional sphere cannot be identifi ed at Çatalhöyük. Such separations are produced in our own time but not in the time of the Neolithic. The recent finds from Göbekli Tepe and other sites have demonstrated that female symbol-ism was only part of a wider suite of symbols in which males and violence played equally important roles. It seems evident that symbolic and religious components of life were central to the domestication of plants and animals and that they played an early and formative role, even if they were not originators. It also seems clear that changes in the conceptualization of humans in relation to animals were an early and necessary part of the gradual process of domesticating animals in the Middle East. The evidence thus seems to support the rather more nuanced version of the Neolithisation process found in parts of Cauvin’s book and described in the introduction to this article. Rather than religion or new forms of agency being prime causes in the domestication of plants and animals and the emergence of settled villages, religion and the symbolic were thoroughly engrained within the interstices of the new way of life. Reli-gion played a primary role, allowing new forms of agency, setting up a symbolic world of violence through which new longer-term social and economic relations could be produced, but there is not good evidence that it was an independent cause of the changes. Perhaps more important than the specific claims of Cauvin and the particular responses to them, his work has attracted very wide discussion across a swathe of disciplines. As a result, the debate about the role of religion in the Neolithic has been transformed and brought into closer dialogue with anthropology, philosophy and religious studies. The result is richer and more complex and it is to Cauvin that we should offer thanks; he who set us on this broader and more productive path, thinking new thoughts and encountering new ideas and data on the way.

    Ian Hodder

    Cliquer pour accéder à paleo_0153-9345_2011_num_37_1_5442.pdf

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