Antichristianisme: British Airways débouté par la Cour européenne pour avoir tenté d’alerter le monde sur l’ultime scandale de la crucifixion (No crosses, please, we’re British)

Nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens. Paul (I Corinthiens 1: 23)
« Dionysos contre le ‘crucifié’  » : la voici bien l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyr – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir pour Dionysos. Dans l’autre cas, la souffrance, le « crucifié » en tant qu’il est « innocent », sert d’argument contre cette vie, de formulation de sa condamnation.  (…) L’individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains… La véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l’espèce – elle est dure, elle oblige à se dominer soi-même, parce qu’elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s’institue christianisme, veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié. Nietzsche
Pour restituer à la crucifixion sa puissance de scandale, il suffit de la filmer telle quelle, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher. Mel Gibson a-t-il réalisé ce programme jusqu’au bout ? Pas complètement sans doute, mais il en a fait suffisamment pour épouvanter tous les conformismes. René Girard
Il convient de voir dans les Ecritures judéo-chrétiennes la première révélation complète du pouvoir structurant de la victimisation dans les religions païennes ; quant au problème de la valeur anthropologique de ces Ecritures, il peut et doit être étudié comme un problème purement scientifique, la question étant de savoir si, oui ou non, les mythes deviennent intelligibles, comme je le crois, dès lors qu’on les interprète comme les traces plus ou moins lointaines d’épisodes de persécution mal compris. (…) Ma conclusion est que, dans notre monde, la démythification tire sa force de la Bible. Réponse inacceptable pour ceux qui pensent que tout ce qui risque de placer la Bible sous un jour favorable ne saurait être pris au sérieux par les vrais chercheurs, car il ne peut s’agir que d’une approche religieuse – et donc irrationnelle – qui n’a strictement aucune valeur du point de vue de l’anthropologie. (…) Et pourtant, y a-t-il quelque chose qui soit plus naturel aux chercheurs que de traiter des textes similaires de façon similaire, ne serait-ce que pour voir ce que cela donne ? Un tabou inaperçu pèse sur ce type d’étude comparative. Les tabous les plus forts sont toujours invisibles. Comme tous les tabous puissants, celui-ci est antireligieux, c’est-à-dire, au fond, de nature religieuse. A partir de la Renaissance, les intellectuels modernes ont remplacé les Ecritures judéo-chrétiennes par les cultures anciennes. Puis, l’humanisme de Rousseau et de ses successeurs a glorifié à l’excès les cultures primitives et s’est également détourné de la Bible. Si la lecture que je propose est acceptée, notre vieux système de valeurs universitaires, fondé sur l’élévation des cultures non bibliques aux dépens de la Bible, va devenir indéfendable. Il deviendra clair que le véritable travail de démythification marche avec la mythologie, mais pas avec la Bible, car la Bible elle-même fait déjà ce travail. La Bible en est même l’inventeur : elle a été la première à remplacer la structure victimaire de la mythologie par un thème de victimisation qui révèle le mensonge de la mythologie. René Girard
Si le film avait été projeté avant-guerre en Pologne, il aurait déclenché des pogroms. Meïr Weintrater (directeur de L’Arche)
Pour l’islam (…) j’aime bien leur symbole, le croissant de lune, je le trouve beaucoup plus beau que la croix, peut-être parce qu’il n’a pas quelqu’un de cloué dessus. Pat Condell
Je voulais que le choc provoqué nous fasse reprendre conscience du scandale de quelqu’un cloué sur une croix. Par habitude on n’éprouve plus de réelles émotions face à quelque chose de véritablement scandaleux, la crucifixion. Mgr Jean-Michel di Falco (évêque de Gap)
Mais, à bien y réfléchir, cette représentation est-elle pire que le symbole habituel du Christ sanguinolent sur une croix, les poignées transpercés par des clous, et le torse tranché par une lance ? Le Post
La juridiction du Conseil de l’Europe estime que les tribunaux britanniques, qui ont débouté Nadia Eweida de ses recours contre son employeur, n’ont pas ménagé un juste équilibre entre son désir de manifester sa foi et la volonté de la compagnie d’imposer un code vestimentaire. En clair, que ces tribunaux avaient accordé «trop de poids» au souhait de l’employeur de véhiculer une certaine image de marque. Elle relève également que des employés appartenant à d’autres religions pouvaient au même moment porter un foulard islamique ou un turban sikh… À partir de 2007, quelques mois après le départ de Nadia Eweida, British Airways modifiera sa politique, autorisant finalement des symboles religieux comme l’étoile de David ou la croix. Depuis, l’hôtesse a été réintégrée. Trois autres chrétiens britanniques, qui s’estimaient victimes de discrimination dans leur vie professionnelle, ont en revanche été déboutés. Dans le cas d’une infirmière en gériatrie, Shirley Chaplin, qui se plaignait aussi de ne pouvoir porter sa croix en pendentif durant ses heures de service, les juges de Strasbourg ont estimé que les raisons de sécurité invoquées par l’employeur – notamment le risque de contact du pendentif avec des blessures ouvertes – devaient prévaloir. «Je trouve que les chrétiens sont très marginalisés sur leur lieu de travail, a réagi dans le quotidien The Telegraph Mme Chaplin, qui avait préféré quitter son emploi plutôt que d’enlever sa croix. D’autres croyants peuvent montrer leur foi en arborant certains vêtements ou bijoux au bureau, pas les chrétiens.» Le raisonnement de la cour de Strasbourg a été le même avec Liliane Ladele, officier d’état civil qui refusait de célébrer les partenariats civils entre homosexuels et Gary McFarlane, qui refusait de conseiller les couples gays au sein d’une association de psycho-sexothérapeutes. L’un et l’autre mettaient en avant leur droit à «l’objection de conscience» au nom de leur foi chrétienne. Mais «la politique de leurs employeurs, a souligné la Cour, poursuivait le but légitime de garantir les droits d’autrui, tels que ceux des couples de même sexe, qui sont aussi garantis par la Convention européenne des droits de l’homme». Le Figaro

Attention: un scandale peut en cacher un autre !

British Airways débouté par la Cour européenne pour avoir tenté de rappeler au monde l’ultime scandale de la croix?

En ces temps et ces pays étranges où, nouveau conformisme oblige,  un turban sikh ou un foulard islamique ne provoque pas plus d’émotion qu’un pendentif astrologique …

Mais où après, on s’en souvient, le tollé soulevé par le film hyperréaliste de Mel Gibson sur la Passion du Christ …

Une petite croix au cou peut déchainer l’ire bureaucratique et vous valoir d’être renvoyé de votre emploi (merci Frogs save the Queen)…

Comment ne pas voir, au-delà de l’évidente souffrance de croyants empêchés de vivre leur foi, l’ultime preuve de la remarquable puissance de scandale que semble avoir conservé le christianisme?

Une hôtesse de l’air a gagné le droit de porter sa croix

Stéphane Kovacs

Le Figaro

15/01/2013

La Grande-Bretagne a été condamnée mardi par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir interdit à une hôtesse de British Airways d’arborer ce symbole religieux durant son service.

Ce n’est qu’une petite croix en argent, mais pour la compagnie aérienne britannique British Airways, c’était un symbole religieux beaucoup plus ostensible qu’un turban sikh ou qu’un foulard islamique. Nadia Eweida, une hôtesse chrétienne copte qui avait préféré, en 2006, quitter la compagnie plutôt que de renoncer à son pendentif, tient aujourd’hui sa revanche: la Grande-Bretagne a été condamnée mardi par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg.

La sexagénaire a obtenu 32.000 euros pour ses frais de justice et en réparation de son préjudice moral. «Merci Jésus!, s’est-elle écriée à l’énoncé du verdict. Cela signifie que les chrétiens sont à égalité avec leurs collègues d’autres religions, et ne doivent pas avoir honte de leur foi.» Quant au premier ministre britannique David Cameron, il a tweeté qu’il était «très heureux que le principe de pouvoir porter des symboles religieux au travail ait été confirmé».

Cette hôtesse anglo-égyptienne travaillait depuis 1999 pour British Airways. Selon le code vestimentaire de cette compagnie, le personnel féminin devait porter un chemisier à col montant, une cravate, et pas de bijoux visibles. En 2006, quand Nadia Eweida décide de porter son pendentif sur son chemisier, elle est aussitôt mise à pied.

Droit à «l’objection de conscience»

La juridiction du Conseil de l’Europe estime que les tribunaux britanniques, qui ont débouté Nadia Eweida de ses recours contre son employeur, n’ont pas ménagé un juste équilibre entre son désir de manifester sa foi et la volonté de la compagnie d’imposer un code vestimentaire. En clair, que ces tribunaux avaient accordé «trop de poids» au souhait de l’employeur de véhiculer une certaine image de marque. Elle relève également que des employés appartenant à d’autres religions pouvaient au même moment porter un foulard islamique ou un turban sikh… À partir de 2007, quelques mois après le départ de Nadia Eweida, British Airways modifiera sa politique, autorisant finalement des symboles religieux comme l’étoile de David ou la croix. Depuis, l’hôtesse a été réintégrée.

Trois autres chrétiens britanniques, qui s’estimaient victimes de discrimination dans leur vie professionnelle, ont en revanche été déboutés. Dans le cas d’une infirmière en gériatrie, Shirley Chaplin, qui se plaignait aussi de ne pouvoir porter sa croix en pendentif durant ses heures de service, les juges de Strasbourg ont estimé que les raisons de sécurité invoquées par l’employeur – notamment le risque de contact du pendentif avec des blessures ouvertes – devaient prévaloir. «Je trouve que les chrétiens sont très marginalisés sur leur lieu de travail, a réagi dans le quotidien The Telegraph Mme Chaplin, qui avait préféré quitter son emploi plutôt que d’enlever sa croix. D’autres croyants peuvent montrer leur foi en arborant certains vêtements ou bijoux au bureau, pas les chrétiens.»

Le raisonnement de la cour de Strasbourg a été le même avec Liliane Ladele, officier d’état civil qui refusait de célébrer les partenariats civils entre homosexuels et Gary McFarlane, qui refusait de conseiller les couples gays au sein d’une association de psycho-sexothérapeutes. L’un et l’autre mettaient en avant leur droit à «l’objection de conscience» au nom de leur foi chrétienne. Mais «la politique de leurs employeurs, a souligné la Cour, poursuivait le but légitime de garantir les droits d’autrui, tels que ceux des couples de même sexe, qui sont aussi garantis par la Convention européenne des droits de l’homme».

Voir aussi:

Christian woman wins landmark religious discrimination case over wearing cross at work, but ECHR rules rights of three other Christians were not violated

Nadia Eweida claimed she suffered discrimination at work because of her faith

Terri Judd

The Independent

15 January 2013

Downing Street is under increasing pressure to re-examine the law on religious symbols at work after Strasbourg judges upheld the right of one Christian worker to wear a cross while rejecting that of another.

In what appeared to be mixed messages from the Government, No 10 insisted the “law as it stands strikes the right balance” before Communities Secretary Eric Pickles announced the European Court of Human Rights’ judgement would be examined to see if a change was needed.

In a controversial landmark case, the ECHR ruled British Airways had breached Nadia Eweida’s human rights, in particular her right to freedom of thought, conscience and religion, when it banned her from wearing a crucifix before changing its uniform policy to accommodate the 60-year-old.

Ms Eweida, a Coptic Christian from Twickenham in south-west London, said she felt “vindicated” after the court decided she had been caused “considerably anxiety, frustration and distress” and ordered the Government to pay her £26,600 in damages and costs. However, judges ruled the rights of three other Christians were not violated by their employers. They included NHS nurse Shirley Chaplin, 57, banned from wearing a cross on health and safety grounds, as well as marriage counsellor Gary McFarlane and registrar Lillian Ladele, who both said their religious values prevented them from dealing with same-sex couples.

The judgement was welcomed as a victory for “common sense” by equality experts as well as gay rights and secular groups but caused outrage amongst Christian organisations, who insisted it created a hierarchy of rights.

Welcoming the ruling in Miss Eweida’s case, Mr Cameron tweeted: “Delighted that principle of wearing religious symbols at work has been upheld – ppl shouldn’t suffer discrimination due to religious beliefs.”

But a disappointed Ms Chaplin, who was transferred to a desk job by Royal Devon and Exeter NHS Trust Hospital for failing to remove a crucifix, called on the Prime Minister to honour the comments he made last July that an employee’s right to wear religious symbols at work was “an absolutely vital freedom”.

Mark Hammond at the Equality and Human Rights Commission said the Government should look at possibly changing the law to take the European Court judgment into account. However, a Downing Street said: “The law as it stands is fine but we will look at the judgement to see if it needs to be changed.”

Mr McFarlane , 51, of Bristol, lost his job with Relate in Avon after saying during training he would not be able to provide sex therapy to gay couples. Ms Ladele, 51, was disciplined by Islington Council in north London when she refused to conduct same-sex civil partnerships. Ms Chaplin, Mr McFarlane and Ms Ladele are planning to appeal.

Ben Summerskill at gay rights group Stonewall, said: “Gay people are entitled to nothing less than equal treatment.”

Voir également:

Case Comparisons: Why Nadia Eweida won her religious discrimination case over wearing cross at work

The Independent

15 January 2013

Nadia Eweida

The 60-year-old was sent home by BA in 2006 for wearing a cross. She returned to work after BA changed its uniform policy. ECHR judges said BA’s amendment of the uniform code showed it was not crucial.

Shirley Chaplin

The nurse, 57, was moved to a desk job by Devon and Exeter NHS hospital after refusing to remove a crucifix. ECHR judges rejected her claims, deeming it a health-and-safety issue.

Gary McFarlane

The counsellor, 51, lost his job with Relate after saying he felt he could not offer therapy to same-sex couples. The ECHR ruled against him.

Lillian Ladele

The registrar, 51, lost her job with Islington Council because she said she could not conduct same-sex civil partnerships. The ECHR said the council’s action was “legitimate”.

Voir par ailleurs:

CINÉMA Passion, de Mel Gibson

De nombreuses réserves dans les milieux juifs et chrétiens

Henri Tincq

 Le Monde

31.03.04

LES APPROBATIONS les plus bruyantes de Passion, dans les milieux religieux français, viennent des catholiques traditionalistes et de la Fédération évangélique (en marge de la Fédération protestante) qui lance une campagne d’évangélisation et prévoit de distribuer à la sortie des salles 40 000 CD-Rom. Mais, hors ces mouvances minoritaires, les réactions sont très réservées dans la communauté juive, dans les Eglises protestantes et catholique.

Un film antisémite ? La malédiction suggérée dans l’Evangile selon Matthieu (« Que son sang retombe sur nous et nos enfants ! » ), dont les juifs et les catholiques américains avaient demandé le retrait, a été maintenue. Mais la phrase en araméen n’a pas été traduite dans la version sous-titrée en français.

Membre du comité exécutif du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Richard Prasquier estime ravageuse l’image de ces grands-prêtres juifs qui « manipulent » la justice romaine, crient à la mort de Jésus, l’accompagnent au lieu du supplice : « C’est l’image du complot des sages de Sion », de celles qui, au Moyen-Age, suscitaient des émeutes antijuives. Les effets risquent d’être dramatiques « chez les chrétiens peu convaincus par le changement de regard de l’Eglise officielle sur le judaïsme » et chez les jeunes musulmans pour qui le Jésus de Gibson sera le « petit Palestinien » martyrisé par Israël. Auteur d’ouvrages sur Jésus, Gérard Israël est révulsé par l’invraisemblance historique du film : « La crucifixion était un supplice païen qui faisait horreur au peuple juif. Suggérer que celui-ci, qui a horreur du sang, ait pu se complaire dans le sang dégoulinant et bouillonnant de Jésus est une pure folie ! »

Secrétaire de l’épiscopat catholique pour les relations avec les juifs, le père Patrick Desbois est inquiet de la campagne de l’extrême droite intégriste qui célèbre chez Gibson « le retour au vrai Jésus » et met en cause la compréhension du judaïsme issue du concile Vatican II (1962-1965). Si, dans Passion, la responsabilité romaine est engagée, « les donneurs d’ordre sont bien les juifs. Le diable représenté chez Gibson par une figure androgyne ne circule que dans les rangs des juifs. Ce film est ainsi plein de messages subliminaux rejoignant les plus vieux clichés antisémites ». Pour Meïr Weintrater, directeur de L’Arche, si le film avait été projeté avant-guerre en Pologne, « il aurait déclenché des pogroms ».

Les Eglises ne veulent pas faire à ce film le cadeau d’une réaction officielle. Mgr Lustiger a déjà pris ses distances avec une représentation « hollywoodienne » de la mort de Jésus ( Le Monde du 27 mars). Une note, signée du père Philippe Vallin, secrétaire de la commission doctrinale de l’épiscopat, salue l’ « engagement personnel et la sincérité » du cinéaste, mais conteste son option théologique : Gibson a « isolé » la passion de la prédication et de la résurrection de Jésus et il montre une croix « inimitable, repoussante, absurde ».

UN ÉVANGILE « GALVAUDÉ »

Ce film, « obscène » par sa violence, est « antichrétien », tranche le jésuite Paul Valadier, théologien du Centre Sèvres. Gibson méconnaît les Evangiles, dit-il dans La Vie du 25 mars : « Jésus ne nous sauve pas parce qu’il reçoit des coups (…). Quand il demande à son père de pardonner à ses bourreaux, on a l’impression, dans le film (…), qu’il légitime le sadisme humain, qu’il lui donne un sens (…). C’est absolument contraire à l’Evangile. » Les responsables catholiques se disent heurtés que Gibson ait pu à ce point « galvauder l’Evangile », alors que les Evangiles traitent les souffrances de Jésus « avec la plus grande pudeur ».

Les réactions sont plus nuancées dans la famille protestante. Si les protestants de tradition réformée sont heurtés, ce n’est pas d’abord par la multitude des références à la tradition catholique (survalorisation du rôle de Marie comme corédemptrice), mais par la violence étalée : « Ce film est à l’Evangile ce que la pornographie est à l’amour, dit Gil Daudé, de la Fédération protestante. L’obscénité de la brutalité et l’abondance de sang occultent le sens. Lisez plutôt l’E vangile. »

Président de l’Alliance biblique, Claude Baty est aussi ulcéré par une théologie contestable : chez Gibson, « la Passion n’est plus un mystère, mais une performance morbide », qui laisse peu de place à « la possibilité d’une réponse personnelle autre que le dolorisme. Ce film ne peut être un film d’évangélisation ». Productrice de « Présence protestante » sur France 2, Claudette Marquet est plus indulgente : « Le film est insupportable, barbare. Mais cet acharnement contre l’innocent est une figure de l’humanité moderne. » Cette Passion est « l’expression d’une foi qui n’est pas la mienne, corrige-t-elle. Gibson lit l’Evangile à travers la mort de Jésus. Pour moi, le récit évangélique est d’abord écrit à partir de l’événement de la Résurrection ».

Voir encore:

CINÉMA Passion, de Mel Gibson

La plus LONGUE séance de TORTURE jamais contée

 31.03.04

Si cette nouvelle version de la Passion du Christ est controversée pour des raisons historiques et théologiques, le réalisateur de « Braveheart » a d’abord réalisé un film qui apparaît comme une longue mise en images de la violence et de la souffrance physique

ECI n’est pas un texte sacré, ceci est un film. Abrutissant, violent, inhumain, mais juste un film. Son réalisateur peut bien prétendre avoir été guidé par l’Esprit saint, tout ce qu’on voit, ce sont des images projetées sur un écran, qui obéissent à une volonté, celle de Mel Gibson.

Au long de sa carrière d’acteur, l’Australien a souvent joué la souffrance physique, accumulant une somme de blessures qui, si elles avaient été vraies, s’il avait été militaire, lui auraient valu des décorations. Mais il a utilisé le produit de ses peines factices pour réaliser des films. Le deuxième, Braveheart, se terminait par le supplice du personnage principal ; le troisième, La Passion du Christ, est tout entier consacré à la destruction d’un corps. A jour, il a rapporté 250 millions de dollars à son auteur.

Après deux plans de pleine lune, un travelling compliqué à travers des oliviers baignés d’une lumière bleutée tourne autour de la silhouette du Christ. Déjà il est ravagé par la douleur, sale comme on l’est au cinéma – les cheveux plaqués sur le crâne, de la terre sur le visage. Le temps qu’un démon androgyne avec un asticot dans le nez vienne le tenter, que ses disciples s’endorment, que Judas reçoive ses trente deniers, et les soldats viennent l’arrêter. Ils le frappent au visage et son oeil droit se ferme pour ne pas se rouvrir pendant les deux heures à venir.

Déjà La Passion du Christ n’est plus affaire de mots, de verbe. De James Caviezel on ne saura pas quel genre d’acteur il est. Il parle à peine pendant les trois premiers quarts d’heure. Arrive, au milieu du film, la séquence centrale. Ce n’est pas la comparution devant le Sanhédrin, qui a déjà eu lieu. Ni la montée au Golgotha, ni la Crucifixion elle-même. Cet interminable quart d’heure tient en un verset de l’Evangile selon Jean : « Pilate prit alors Jésus et le fit flageller. »

De cette phrase, Mel Gibson fait dix minutes de boucherie high-tech. Les effets spéciaux permettent aujourd’hui de faire croire à une peau qui se déchire sous les coups de joncs puis d’un fouet lesté de tessons de poterie. Peu à peu, par la magie du maquillage, du faux sang qui coule à flots, le corps de James Caviezel est transformé en une masse rougeâtre d’où émergent des borborygmes. Ce corps défiguré et aphone souffrira encore les coups de l’escorte qui le mène au calvaire, les chutes sur le chemin, les clous, tous mis en scène avec une infinité de détails, jusqu’à la douche de fluides organiques qui inonde les soldats au pied de la Croix lorsque l’un d’eux transperce le flanc du Christ.

On s’étend sur ces détails parce qu’ils font la matière et l’essence de ce film. La souffrance physique, le dégoût et la colère qu’elle suscite sont les moteurs du désir de Mel Gibson de faire un film de la Passion. On le voit aussi à son embarras lorsqu’il s’aventure dans des retours en arrière vers la vie du Christ, ou lors d’une évocation ultra-sulpicienne de la Cène. A ce moment, la passion destructrice qui anime le film s’étiole en une représentation simplette qui ferait passer La Tunique ou Ben-Hur pour des monuments d’exégèse.

CONTREBANDE

Ces interludes sont de toute façon très brefs. Sans cesse il faut revenir au supplice, distendu dans le temps à force de ralentis, assourdissant d’effets spéciaux sonores (sans parler de la musique pseudo-ethnique de John Dabney). Cette macération dans la représentation de la torture n’est pas faite pour inspirer la méditation, le recueillement ou la réflexion. Il s’agit de porter le spectateur jusqu’à un état de révulsion qui abolit la pensée.

Et c’est là que Mel Gibson fait passer en contrebande, masqué par son fantasme sadomasochiste, toutes les petites saletés qui vont avec sa vision du monde. Il y a d’abord cette histoire de langues mortes rendues à la vie. Peu importe finalement que les légionnaires en Palestine aient parlé grec plutôt que latin, comme dans le film, ou que l’accent araméen de Monica Bellucci (Marie Madeleine) ne soit pas tout à fait conforme à la diction en usage il y a deux mille ans. Plus remarquable est la volonté du metteur en scène de mettre la parole hors de l’entendement direct de l’auditoire, à la manière des tenants de la messe en latin. Cet artifice lui permet aussi de ne pas sous-titrer la phrase criée par la foule après que Pilate prononce la condamnation à mort : « Que Son sang soit sur nous et sur nos enfants. »

Cette ellipse dans les sous-titres ne change rien à l’affaire. Tout dans le film est disposé de façon à induire la responsabilité collective des prêtres et du peuple de Jérusalem dans la mort du Christ. Avec sa tête d’officier des marines, Ponce Pilate (Hristo Naumov Shopov) respire l’honnêteté et la faillibilité face à la duplicité de Caïphe et de ses acolytes. Et du bon larron à Simon de Cyrène, les seuls juifs dignes de la sympathie du metteur en scène sont ceux qui reconnaissent la divinité du Christ.

Si l’on veut une preuve du mystère qui entoure la représentation de la religion au cinéma, on la trouvera dans l’évidence suivante : il y a moins de grâce dans toute La Passion du Christ du catholique Mel Gibson que dans un seul plan de L’Evangile selon Matthieu de Pasolini.

Voir enfin:

Anthropologie biblique (1):

déconstruire la violence construire la paix

Nordnet

Marie-Louise Martinez

Le vingtième siècle par ses guerres, ses deux totalitarismes meurtriers, le déchaînement des conflits ethniques, par la prolifération d’un désordre mortifère (en économie, en politique, et dans les principales institutions de la vie quotidienne), par la progression des agressions interpersonnelles et des pulsions auto-destructrices, aura remporté la triste palme des âges dévastateurs. Il aura vu aussi s’accroître la demande légitime d’en finir avec une violence pour laquelle le seuil de tolérance a considérablement diminué.

La pensée biblique et particulièrement le christianisme, nous permettent de comprendre et de critiquer la violence, ils nous montrent quelles sont les voies pour en sortir. Exigentes, difficiles, mais pas hors de portée pour l’homme, elles lui demandent un effort de compréhension et conversion personnelle et collective auquel chacun sent bien qu’il devrait consentir.

Curieusement, devant la faillite des idéologies, on pardonne difficilement au christianisme d’avoir tellement raison. Je soutiendrai que c’est la perspicacité et la justesse mêmes de son message qui impressionnent et qui fâchent le plus les mentalités. Cette vexation post-moderne pèse sur le discrédit actuel du judéo-chrétien dans la société plus encore que l’anticléricalisme invoqué ou les critiques à l’égard d’un passé historique de domination et bien au-delà d’une crainte peu fondée sur l’éventuel retour de l’ordre moral. L’intuition intime et inavouable que le message biblique est porteur d’un indéracinable processus de vérité, révolte et enrage les consciences actuelles.

Heureusement cette clarté porte aussi ses fruits théoriques et pratiques : une anthropologie fondée sur le message judéo-chrétien se fait de plus en plus évidente, cohérente et explicite. Elle est de plus en plus appelée à s’exprimer et à se manifester à tous les niveaux de la vie culturelle. J’en vois un des signes les plus prometteurs dans l’articulation lumineuse et complémentaire entre l’anthropologie du sacré qui démantèle les mécanismes de la violence et l’anthropologie de la personne qui met à jour les règles de la relation et de la vie bonnes.

L’anthropologie de René Girard, en effet, reprend les hypothèses de l’anthropologie scientifique du sacré ébauchée par Durkheim, Mauss, Dumont, et les portent à leur incandescence maximale à la lumière du texte biblique. Elle nous indique avec chaque fois plus de force et de profondeur depuis 50 ans, jusqu’à l’éclatante démonstration de Je vois Satan tomber comme l’éclair (Grasset 1999), comment la pensée chrétienne ‘déconstruit’ (c’est à dire dévoile et démonte) les processus de la violence et du sacré, sous leur double forme d’exclusion et d’indifférenciation.

L’anthropologie philosophique de la personne, développée ces dernières décennies avec bonheur par des auteurs aussi divers que Buber, Marcel, Mounier, Lévinas, Ricoeur, Jacques, etc. nous donnent les outils pour penser les alternatives. Ces modèles théoriques sont des praxis depuis toujours mises en œuvre et actualisées dans la vie de certains. L’œuvre de Jean Vanier et de l’Arche en constitue une illustration éminente. Ces témoins privilégiés parmi d’autres de la vigueur spirituelle chrétienne, nous offrent quelques clés en illustrant l’étonnant message des Béatitudes évangéliques, si violemment rejeté par Nietzsche et la modernité comme morale des faibles. Ils donnent à voir les effets théoriques et pratiques de la notion de personne, ce trésor de la pensée chrétienne, partageable et partagé avec d’autres. Cette anthropologie pratique et théorique nous permet sans doute de définir les issues à la violence pour l’individu, dans la relation interpersonnelle, et la relation sociale.

Cette (re)découverte d’une anthropologie susceptible de critiquer la violence dans la culture et dans ses différentes institutions (famille, école, médecine, justice, entreprise, etc.) comme de poser les règles d’une alternative pour la relation bonne, est précieuse. Cette  » bonne nouvelle  » encore inouïe mérite d’être (re)considérée non seulement par la communauté chrétienne (qui n’en a pas toujours été à la hauteur), mais par tout un chacun, quelle que soit sa tradition.

Assumer cette anthropologie ne va cependant pas de soi parce qu’elle demande d’affronter les préjugés. En exigeant une transformation des conduites individuelles et institutionnelles à contre-courant des facilités de la pensée dominante, le message chrétien est devenu aujourd’hui objet de répulsion. Il est d’autant plus gênant qu’il est inclassable : s’il ne flatte pas les penchants de la modernité, et encore moins de la post-modernité, il ne peut pas non plus faire bon ménage avec la nostalgie réactionnaire. A cela rien de nouveau, mais ce qui est totalement neuf c’est l’ampleur et la radicalité du phénomène dans ses enjeux. Cette déconstruction là est difficile car elle ne saurait se satisfaire de la poudre aux yeux et des paillettes des jeux de mots de l’intellect. A l’instar de Paul, elle demande une conversion du regard (Vite tombent de ses yeux comme des écailles ; Ac. 9, 18, trad. De Chouraki) et de la praxis personnelle.

Car nul n’échappe à ces questions. Comment se fait-il que les prédictions de la modernité et des idéologies du progrès soient tellement en faillite ? Comment comprendre le désenchantement des désenchanteurs, devant un retour en force du sacré le plus archaïque et superstitieux qui envahit le social ?

Pourquoi ce retour du sacré avec le cycle infernal de l’indifférenciation et de la différenciation violentes, à tous les niveaux de nos sociétés ?

Comment (re)découvrir et mettre en actes les alternatives de paix et de réconciliation non-violente ? L’enjeu civilisationnel est grave et le défi est .majeur, on ne pourra pas le relever sans les ressources de l’anthropologie biblique. On se contentera ici d’en souligner quelques aspects.

Dans un premier temps, on rappellera brièvement les impasses actuelles.

Dans un second temps, on verra comment l’anthropologie de la violence et du sacré (Durkheim, Dumont, mais surtout René Girard) donne de l’intelligibilité à ces apparents paradoxes.

Dans un troisième temps, on constatera la pertinence inouïe du corpus de textes évangéliques et chrétiens pour dévoiler et déconstruire, démonter et dénoncer les mécanismes de la violence sous ses deux visages. On pourra apprécier quelles indications sont données par l’Evangile et la pensée chrétienne dans la recherche d’une alternative véritablement non-violente.

Enfin, on définira le processus triangulaire de l’émergence de la personne dans une relation qui intègre l’exclu et qui permet la sortie de la rivalité, de la concurrence. On appréciera tout ce qu’apporte l’Arche dans l’actualisation de cette découverte.

1) Les impasses actuelles ou les désenchanteurs désenchantés

Depuis la philosophie des Lumières et le culte du progrès on nous prédit un devenir radieux où l’homme, enfin libéré des superstitions et de l’obscurantisme entretenus par les religions, serait dégagé de la haine, de la violence, des croyances et des conduites irrationnelles. Rendu tout entier à sa nature bonne, il pourrait enfin s’occuper efficacement du partage des biens de ce monde une fois qu’il ne serait plus détourné par les dangereuses et vaines illusions de ‘l’opium du peuple’. Or il n’est pas difficile de constater que ce schéma simpliste est radicalement démenti par la société actuelle.

Aujourd’hui, malgré une incontestable progression du souci de justice et malgré une montée en puissance de la reconnaissance des Droits de l’Homme sur la scène nationale et internationale, on semble assister à une situation de crise généralisée. On perçoit une montée endémique de la violence et de l’inquiétude à son égard, à tous les niveaux.

De plus en plus de troubles s’observent au quotidien, dans la vie familiale, le travail, la vie institutionnelle et sociale. De plus en plus de personnes semblent hantées par l’inquiétude, le stress, les conflits psychiques de tous genres. La violence à l’école fait toujours la une des médias, elle semble résister à tous les traitements les plus onéreux de la situation. La violence dans la famille surprend de plus en plus. Les faits divers qui défraient la chronique, montrent une déstabilisation des liens les plus structurants de la communauté, le lien de conjugalité, de parentalité et de filiation semblent, devenus très problématiques. On parle aussi beaucoup de violence dans l’entreprise : une situation de stress liée à la concurrence et à la compétition économique et sociale se généralise. De plus en plus de travaux de sociologie du travail montrent les situations de harcèlement moral : on ne supporte pas ceux qui sont dissidents, différents, meilleurs ou plus vulnérables. Une perte générale des repères moraux autorise et encourage l’agression psychique. Sous prétexte de tolérance on laisse faire et cela peut aller jusqu’au suicide de la personne harcelée quotidiennement. Christophe Desjours a parlé de ‘la banalisation de la souffrance’ et Marie-France Hirigoyen de ‘perversité morale’. On constate en France un accroissement inquiétant de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. La médecine, et la psychiatrie en particulier, doivent faire face à l’augmentation constante des manifestations suicidaires ou des troubles de la personnalité. L’exclusion sociale, résultat non seulement de ce que l’on a pu appeler l’horreur économique mais aussi de la dissolution du lien social dans les réseaux habituels de la solidarité (famille, école, église, associations, etc.), est de plus en plus préoccupante. Les prisons ne désemplissent pas. Cette surpopulation témoin de la crise est très troublante, non seulement par sa quantité, mais aussi par la qualité des nouvelles formes du crime. Il n’y a pas seulement une sur représentation de pauvres et d’immigrés, il y a, venant de tous milieux sociaux, de plus en plus d’individus désemparés et nuisibles pour eux-mêmes et pour autrui. Le nombre des toxicomanes, des pédophiles, de ceux qui sont incarcérés pour agressions incestueuses, étonne. Des personnalités, en proie à toutes les confusions qui semblent avoir perdu tous repères prolifèrent. Leur traitement d’ailleurs n’est pas sans poser problème au système carcéral. Car si la pénalisation doit envisager la protection des victimes, il s’agit aussi, de trouver des réponses plus justes au niveau de la prévention, de la réparation et de la réinsertion sur les plans médical, éducatif et social pour le sujet pénalisé.

Des formes nouvelles de la violence se manifestent aussi à l’égard des personnes handicapées, même si les lois démocratiques en faveur de l’intégration progressent incontestablement. Nos sociétés attachées au principe égalitaire s’efforcent heureusement d’affirmer les droits de tous les citoyens (quelles que soient leurs caractéristiques physiques ou de santé) à bénéficier des biens de la société. Mais en réalité, et parallèlement à ces avancées indéniables, monte une volonté d’éradiquer la maladie et le handicap qui se traduit souvent par des attitudes et des propos eugénistes. On a quelquefois l’impression d’une régression plus que d’un progrès.

De même est-on surpris au niveau de la recomposition des attitudes religieuses. Les grandes religions semblent effectivement subir une certaine désaffection mais on constate le retour diffus et profus à une religiosité syncrétique de bazar. Les attitudes sectaires les plus aberrantes et les plus dangereuses se multiplient. Suicides et meurtres sectaires, empoisonnement des lieux publics par des gourous paranoïaques, rituels sataniques macabres, profanation des lieux de culte et des cimetières, font le quotidien des médias. Notre millénarisme est marqué par le retour d’un religieux frelaté, dégradé et païen (voir les travaux de Mgr. Hyppolite Simon).

Le positivisme du XIXème siècle nous avait annoncé une issue paisible et prospère hors du religieux grâce au christianisme dont Hegel disait qu’il était ‘la religion de la fin du religieux’. Pourtant ceux qui comme Weber ou Gauchet [1] avaient prédit le ‘désenchantement’ et la désacralisation du monde, ont de quoi être désappointés. Aujourd’hui les désenchanteurs déchantent. Ils ne savent plus à quoi référer cette résurgence de l’irrationnel, cette prolifération de religiosité et cette déferlante de désordre, d’indifférence et d’indifférenciation qui ne menace pas seulement les églises mais dévaste aussi les autres institutions (famille, école, etc.) de la cité laïque et républicaine.

On ne pourra pas comprendre les paradoxes de la situation actuelle et notamment cette tentation d’un retour au sacral le plus archaïque et le plus violent sans recourrir aux analyses de l’anthropologie de la violence et du sacré.

[1]Gauchet Marcel ; Le désenchantement du monde ; Gallimard ; 1984

Anthropologie biblique (2):

déconstruire la violence construire la paix

Marie-Louise Martinez

2) Le retour de la violence et du sacré

En effet, les hypothèses de l’anthropologie de la violence et du sacré donnent beaucoup d’intelligibilité aux apparents paradoxes actuels.

Les efforts pour sortir d’un ordre sacral injuste, hiérarchique et ségrégatif ont de fortes chances d’instiguer un désordre mortifère qui ramène de nouvelles évictions, exclusions. Comment sortir du retour du sacré et de son antique cycle fatal ? Comment comprendre le naufrage des révoltes modernes et post-modernes sur les rives du sacré le plus archaïque ?

Il fallait d’abord voir que la violence, telle Janus le dieu romain à la double face, se manifeste sous deux formes. Emile Durkheim le premier a montré ces facettes alternatives et complémentaires. Il y a alternance de la violence institutionnelle (comme établissement d’un ordre reposant sur la domination des puissants, l’éviction de certaines victimes, relayé par les institutions et leurs appareils) avec la violence anomique. Celle-ci semble se déployer sans règle (a-nomos) et engendre sourdement des conflits à tous les niveaux (inter-communautaires, inter-personnels ou même intra-psychiques et vécus dans l’intériorité de chacun). Durkheim constate une sorte de mécanisme alternatif dans le social : plus la violence institutionnelle baisse et plus la violence anomique monte résultant de la crise des institutions et de la carence de médiations fortes.

Les doubles faces de la violence et du sacré

L’anthropologue Louis Dumont a poursuivi et approfondi ces analyses. Les sociétés traditionnelles [2] (à l’instar de l’Inde) reposent sur un ordre établi, fortement inscrit dans le sacré (sociétés hiérarchiques, du grec hieros = le sacré). Elles régulent et évacuent tout risque de désordre et violence anomique en ségréguant et en séparant les castes, les groupes d’âges et les sexes, par des interdits très méticuleux. Elles instaurent la vie sociale autour de rites qui reposent en bout de course sur le sacrifice. Une prudente séparation ritualisée grâce au système sacrificiel permet la cohésion quasi organique et holistique du social. Le christianisme avec son principe égalitaire sape les bases du système sacrificiel. L’attaque de la violence institutionnelle et sa déligitimation au nom de l’autonomie et du respect des personnes laissent libre champ aux dérives anomiques qui menacent chacun dans un contexte général de perte des repères antérieurs. Avec le défi d’un difficile équilibre à respecter entre le collectif et le singulier, une société moderne des individus [3] en résulte. Pour le meilleur et pour le pire, doit-on s’empresser d’ajouter.

Le meilleur, consiste incontestablement dans l’exigence accrue de conscience, de justice égalitaire, de liberté et d’autonomie personnelles. Le pire, c’est la montée d’un désordre provenant de la baisse des interdits.

En effet, le système sacrificiel conjugue des rites et des interdits. La vie sociale est rythmée par l’alternance du temps ordinaire et du temps de fête. Tantôt les interdits contraignants sont respectés, tantôt ils sont mis entre parenthèses, inversés, abolis par les rituels. Les interdits prescriptifs et négatifs, séparent minutieusement les personnes et les groupes selon des règles toujours différentes et méticuleuses. Les rituels au contraire subvertissent et recréent la confusion. Comme dans les carnavals, le chaos y reste (presque) toujours sous contrôle de la communauté. La communauté se souvient de l’ordre fondé par le désordre surmonté. Quand le système sacrificiel est fort, cette alternance, loin de le mettre en danger, l’étaye et le consolide encore. Mais lorsqu’il est fragilisé, l’alternance profane/ sacré ne vient plus jouer son rôle régulateur. Les fonctions et les significations des interdits prohibitifs ou prescriptifs se brouillent, leurs contraintes s’affaiblissent. Il en résulte une inquiétude endémique engendrée essentiellement par la compétition déployée entre les individus. Chacun est confronté aux autres, sans le recours des interdits et des fortes médiations du système hiérarchique traditionnel. Ce désarroi est à son comble dans les sociétés modernes qui se retrouvent démunies pour affronter les dérives de la promiscuité égalitariste des individus.

Les études de L. Dumont développent une réflexion fort intéressante sur les totalitarismes comme formes modernes du mal démocratique, fièvres enflammées par la rivalité exacerbée. La compétition de tous contre tous dans l’individualisme moderne et dans le darwinisme social comme avatar de l’idéologie moderne, encourage une comparaison généralisée entre individus. Les communautés se mesurent et elles se réduisent réciproquement à un seul facteur le clan, la race ou la classe. La haine des rivaux dans l’indifférenciation ambiante se polarise alors sur ‘ce qui fait la différence’.

Ces modèles explicatifs anthropologiques et sociologiques malgré leur capacité d’élucidation restent encore mécanistes et positivistes. Ils laissent dans l’ombre l’engendrement de la fièvre indifférenciatrice au cœur des conduites humaines. René Girard [4] reprenant la réflexion de l’anthropologie scientifique du religieux, parvient à saisir les ambivalences et les renversements des processus de la violence et du sacré, dans leur complexité. Le texte littéraire lui a dévoilé les processus du désir mimétique en amont du sacrifice et le texte biblique, en aval, lui a révélé le dépassement du sacré violent. Grâce à cette audace intertextuelle, inter et transdisciplinaire, l’anthropologie dispose désormais d’un schème unique au grand pouvoir explicatif. C’est sous le terme de ‘bouc émissaire’ que René Girard a décrit l’ensemble du processus de la violence et du sacré. Le désir mimétique engendre la violence indifférenciatrice, le sacrifice et le système sacrificiel la régulent et la contiennent. L’affaiblissement du système sacrificiel la réactive. On ne doit cependant pas s’y résigner. A certaines conditions l’homme peut dépasser cette violence meurtrière comme le texte biblique y engage.

[2]Louis Dumont ; Homo hiérarchicus ; Gallimard ; 1966

[3] Louis Dumont ; Homo aequalis ; Essais sur l’individualisme ; Seuil ; 1983

[4] René Girard voir : Mensonge romantique et vérité romanesque ; Grasset ; 1961.

La violence et le sacré ; Grasset ; 1972.

Critique dans un souterrain ; L’Age d’Homme ; 1976.

Des choses cachées depuis la fondation du monde ; Grasset ; 1978.

Le bouc émissaire ; Grasset ; 1982.

La route antique des hommes pervers ; Grasset ; 1985

Shakespeare, les feux de l’envie , ( traduit de l’anglais par Bernard Vincent) ; Grasset ; 1990.

Quand ces choses commenceront…entretiens avec Michel Treguer ; Arléa ; 1994.

Je vois Satan tomber comme l’éclair ; Grasset ; 1999

Les hypothèses de René Girard rendent intelligibles les mécanismes cycliques de la violence et du sacré :

La violence  » essentielle  » de tous contre tous, provient du mimétisme constitutif entre les hommes. En introduisant le désir comme principe explicatif des conduites humaines Girard sort du positivisme sans perdre l’acquis du rationalisme scientifique.

Les hommes sont des modèles de désir les uns pour les autres, là réside la clé de l’évolution prodigieuse de l’espèce. La longue enfance du petit d’homme rend inévitable cette imitation-admiration qui permet l’apprentissage et la socialisation. Mais le désir mimétique pour les mêmes objets (de territoire, d’avoir, d’amour, de pouvoir, de savoir…) bon en lui-même vire très vite à la rivalité catastrophique. Le désir mimétique facteur de solidarité vient alors perturber la cohésion. La promiscuité rivale lorsqu’elle n’est pas contenue ni protégée par des barrières et des interdits débouche sur des conflits meurtriers entre individus ou communautés. La société est impossible tant que les hommes ne peuvent se réconcilier et pactiser. Le sacrifice d’un bouc émissaire joue un rôle fondateur de la société et de la culture. C’est l’union sacrée du  » tous-contre-un  » qui fédère la communauté et lui permet de se ressouder dans l’unanimité autour de la victime (individu ou groupe). Les mythes comme discours de la communauté qui proclament l’événement inaugural et les (mé)faits de la victime héroïque rendent possible la culture et la fondent. La coopération des hommes est autorisée par cette violence fondatrice sur laquelle reposent la culture et ses institutions comme système sacrificiel.

En effet, tant que la relation entre les hommes est perturbée par des rivalités désordonnées de tous contre tous, la crise empêche le travail des institutions et la prospérité culturelle. La violence sacrificielle avec les rites qui la prolongent et la rappellent, les interdits qui la contiennent et les mythes qui la supportent, provoque une pacification qui autorise la reprise des échanges et la normalisation du travail. Les relations entre les hommes sont facilitées par les médiations du système sacral et religieux qui relient les hommes (religere) en instaurant entre eux des liens vivables. Les interdits permettent la séparation et les rites les rapprochements par le rappel de l’unanimité sacrificielle.

Dans les sociétés traditionnelles, le système sacral est fort. Le processus du bouc émissaire est une régulation normale, il opère tout à la fois dans la totale méconnaissance et dans l’évidence légitime. Les différentes institutions de la culture sont fondées et reproduites par des victimes, les interdits et les rites assurent la stabilité du système. Le retour éternel du sacré n’est que cette perpétuelle succession de la crise indifférenciée et du sacrifice différenciateur.

René Girard, a montré comment le christianisme avait opéré une critique du sacré violent et du système sacrificiel et comment il demandait de sortir radicalement de la violence. Le sacrifice violent est critiqué depuis longtemps par le texte judéo-chrétien et une certaine issue à la violence est possible quoique soumise à une longue évolution, personnelle et culturelle, toujours susceptible de renversements, de complications, d’exacerbations et de régressions. Les solutions proposées sont très exigeantes et difficiles à mettre en œuvre tant sur le plan individuel que sociétal. L’influence du christianisme sur les sociétés a donc entraîné des modifications bien mitigées.

Dans les sociétés modernes travaillées par la démystification et la révélation opérées par le judéo-chrétien, le processus du bouc émissaire est dépourvu de toute légitimité. Ce démantèlement du système sacrificiel traditionnel ne va pas sans contradictions. La société des individus qui a remplacé la société hiérarchique sacrale est rongée par les violences anomiques. Les interdits et les rites qui séparaient et reliaient les individus se sont dissous. Le lien social est tantôt menacé par la rupture tantôt par la prolifération.

Les risques de violence sont aujourd’hui démultipliés :

Les individus, jusque là séparés en catégorisations étanches et en hiérarchies cloisonnées et sacrales (Dumont) se mêlent et se rapprochent dans leurs revendications. Les médiations anciennes du système sacrificiel avec leurs interdits et leurs rites se dissolvent, laissant les individus tour à tour ou simultanément dans une promiscuité aliénante et une solitude éprouvante. Ces pathologies extrêmes et également mortifères du lien social alternent ou se conjuguent. La violence inévitablement accrue par l’indifférenciation s’enfle au moment même où les moyens de la limiter se sont amenuisés.

La régulation sacrificielle par l’antique mécanisme du bouc émissaire, en effet, n’a pas cessé d’opérer, mais elle s’exerce dans la mauvaise conscience. Elle est sorti des gonds du champ du sacré et du religieux pour envahir la totalité des espaces publics et privés. Elle est de moins en moins efficace, ce qui conduit, paradoxalement, à une sorte d’emballement et de surenchère. Les moyens de la violence sont chaque fois supérieurs avec le perfectionnement technologique. Enfin, les susceptibilités et les sensibilités s’hypertrophient. La tolérance à la violence s’amenuise, rendant chaque fois moins supportable la  » banalisation du mal « .

Les hypothèses anthropologiques de René Girard nous semblent donc particulièrement bien venues pour donner de l’intelligibilité aux mécanismes de la violence et du sacré dans leurs paroxystiques rebondissements actuels. Mais ce faisant elles soulignent aussi cette prodigieuse intelligence des processus anthropologiques qui émane du texte biblique. On comprend mieux comment la saisie complexe des ambivalences de la violence par le biblique peut apparaître paradoxale. Inévitablement, cette perception subtile est délicate à entendre et elle prête tour à tour le flanc aux critiques unilatérales.

Le christianisme pris entre les feux de la critique

Pour saisir les paradoxes de la violence il faut comprendre le lien entre les différents processus qui la composent. Pour la dépasser, il faut refuser ensemble l’un et l’autre des deux visages de la violence, les renvoyer dos à dos et s’engager résolument dans la recherche de véritables alternatives. Les mentalités modernes borgnes et manichéennes ne veulent à l’exclusive voir qu’une seule de ces formes. Elles focalisent et dénoncent une face au détriment de l’autre qu’elles occultent et escamotent. Tour à tour ne voyant que la violence institutionnelle ou le désordre anomique, les manichéismes de ‘gauche’ ou de ‘droite’ coopèrent au sempiternel retour de la violence et du sacré. Tantôt sous les feux de l’une et de l’autre critique, le christianisme comme pensée de la complexité n’est jamais épargné. C’est pourtant au moment même où il semble le plus méconnu et maltraité qu’il démontre le mieux sa pertinence. Paradoxale vérité qui le préserve finalement de tout triomphalisme.

La violence sacrale : une critique de gauche ?

Le christianisme qui traverse dans son histoire des épisodes violents (croisades, inquisition, guerres de religion, antisémitisme) ou rencontre des tentations oppressives (réaction, conservatisme) d’imposition d’ordre social et politique violent, n’échappe pas à la critique de la violence sacrale.

Ces excès commis au nom de la religion sont dus à une mauvaise interprétation de l’Evangile et du corpus néo-testamentaire plus qu’à une propriété intrinsèque du message chrétien. Le message originel est facilement préservé de cette accusation. Quoi de plus clair contre l’oppression et l’injustice que le Magnificat (Luc 1 51-53), quoi de moins ambiguë que l’épître de Jacques (4, 13-17, 5, 1-6) en faveur de la justice sociale ? La critique du cléricalisme comme du ritualisme hypocrites et superficiels sont sans appel chez Matthieu. l’Evangile critique le religieux ancien, sacral, violent, sans complaisance aucune.

Anthropologie biblique (3) :

déconstruire la violence construire la paix

Marie-Louise Martinez

Pourtant cette critique du religieux archaïque, non par la sortie hors du religieux mais par la voie étroite d’un religieux doux et non violent, peut paraître timide à nos contemporains. D’autant plus qu’une telle position délicate, par nature inconfortable et difficile à assumer, est souvent remise en cause par des tentations sacrales et intégristes qui viennent rigidifier et déformer le message. Ainsi le judéo-christianisme a-t-il pu être quelquefois saisi par ce qui le précédait et contre quoi il se définissait.

Pour venir à bout de ces accusations, il faut alors assumer la critique du passé et du présent et s’engager dans une démarche de repentir et de réconciliation. L’Eglise comme institution instituante est toujours appelée à dynamiser l’Eglise comme institution instituée.

On peut alors vérifier que l’issue évangélique au religieux archaïque par le religieux doux n’est pas une demi-mesure. Elle est en fait la seule dénonciation véritablement radicale du sacré archaïque violent. Les impasses actuelles du profane athée en sont une preuve assez éloquente. On a vu qu’elles restauraient le sacral violent et païen, renouant avec le cycle fatal de la violence et du sacré.

La défense du message évangélique sur le front des critiques progressistes, est toujours délicate mais elle est, somme toute, aisée et naturelle.

Sur l’autre front, la défense est beaucoup plus difficile.

La violence indifférenciée : une critique de droite ?

La seconde critique, d’inspiration plus conservatrice et traditionnelle, est, en effet, bien plus redoutable. Elle consiste à incriminer le message évangélique et néo-testamentaire dans sa spécificité même et non simplement dans son interprétation abusive. Celui-ci serait porteur des ferments de désordre et d’indifférenciation égalitaristes qui destabilisent gravement les équilibres civilisationnels antérieurs.

La société indienne, hiérarchique, avec ses castes, s’est toujours méfiée des menaces de désordre et déstructuration que le christianisme portait en lui. De nombreux pays du tiers-monde ou les pays arabo-musulmans, redoutent les valeurs de la démocratie, des Droits de l’homme et leur aspiration à l’universel issue du christianisme. Pour Nietzsche, le christianisme inaugure une  » morale d’esclaves  » qui vient porter un coup fatal à l’héroïsme aristocratique et déployer l’ère des revendications  » victimaires « . Le sacrifice dyonisiaque lui semble plus propice à la santé et à la vigueur de l’espèce et des civilisations que cet éloge des faibles porté par les Béatitudes (Matthieu 5, 3-11). Dans la Généalogie de la morale, il disqualifie le texte judéo-chrétien porteur des contre-valeurs contraires à la vie et à la pulsion vitale. Il choisit le sacré païen archaïque :  » Dyonisos contre le crucifié : la voici bien l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyr- mais celui-ci à un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir, dans l’autre cas la souffrance, le crucifié en tant qu’il est l’innocent sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation « [5]

. L’interdit du sacrifice porté par le judéo-christianisme, apparaît à Nietzsche (ou à certains penseurs de la bio-éthique actuelle qui prônent un  » sain  » recours à l’eugénisme et à l’euthanasie) comme une menace pour l’avenir.  » L’individu a été si bien pris au sérieux si bien pensé comme l’absolu par le christianisme qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains… La véritable philanthropie exige le bien de l’espèce – elle est dure elle oblige à se dominer soi-même, parce qu’elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s’intitule le christianisme veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié  » (op. cit. pp. 224- 225) Le message égalitaire et universel, en effet, n’est-il pas déjà potentiellement gros des dérives actuelles : égalitarisme, individualisme outrancier, victimaire, globalisation, indifférenciation, voire dé-différenciation ?

Il faut bien le reconnaître avec Chesterton [6] et Bernanos : le monde moderne est pétri d’idées chrétiennes devenues folles.

Pourtant le christianisme ne peut sans se dénaturer, renoncer à l’aspiration égalitaire ni à la juste dignité de chaque personne. Si l’enfer moderne est pavé de bonnes intentions chrétiennes, il faut en assumer la critique et affronter la responsabilité de comprendre en quoi consiste la violence et les moyens de l’alternative.

Le projet apologétique pour laver le christianisme des accusations injustes et manichéennes qui pèsent sur lui doit attendre : seul le temps permettra de ‘démêler le bon grain de l’ivraie’. C’est dire autrement que le temps travaille pour lui. Pour autant ce temps doit-être actif et créatif.

Comment refuser de voir cette vérification que l’histoire apporte aujourd’hui à la pensée chrétienne et à son anthropologie ?

3) La déconstruction chrétienne de la violence

L’Evangile manifeste un savoir subtil et avisé sur la violence, il anticipe largement le savoir anthropologique qu’il éclaire. C’est tout le mérite de l’anthropologie de René Girard que d’avoir su rendre au christianisme les lumières qu’il avait conféré à l’anthropologie. On le redécouvre chaque fois que le savoir scientifique et philosophique parvient à mettre à jour la violence fondatrice puissamment recouverte par les voiles de la méconnaissance. Encore fallait-il avoir l’audace de voir et de reconnaître cette lumière qui nous éclaire et qui nous ‘crève les yeux’. L’Evangile  » dévoile  » la violence dans ses processus et la déconstruit au sens fort, c’est à dire qu’il en démonte les mécanismes pour leur ôter toute légitimité. Il renvoie dos à dos les deux  » faces  » de la violence témoignant contre elles pour proposer des pistes alternatives.

[5]Nietzsche : Œuvres Complètes, Vol XIV Fragments posthumes, début 1888-juin 89, Gallimard, 1977, p. 63 (ce passage et celui qui suit ont été cités par René Girard dans Je vois Satan tomber comme l’éclair , Grasset ; 1999)

[6] G. K. Chesterton ; Orthodoxie ; 1908 ; 1984 pour la trad. Française ; Gallimard ;  » Le monde moderne est envahi de vieilles vertus chrétiennes devenues foles  » ; p. 44 ;Gallimard, 1984 ;

Georges Bernanos ; La France contre les robots ; Plon ; 1970 :  » Faire exploser l’Evangile dans un monde saturé d’idées chrétiennes amoindries, déformées, dégradées, rajustées à la mesure des médiocres- ou parfois même détournées de leur sens,  » devenues folles  » comme disait jadis Chesterton- cela ne se peut que par un miracle. Ce miracle nous sera-t-il donné ? « , p. 183.

Témoigner contre la violence sacrale :

L’Evangile prolonge et accomplit la dénonciation du sacré ancien, déjà largement opérée par le judaïsme : non pas les sacrifices ni les holocaustes sanglants mais un cœur pur. (Ps, Isaïe, etc.).

Il saisit bien la fonction régulatrice du sacrifice. Caïphe énonce la règle du bouc émissaire qui est de limiter la violence :  » Il est de notre intérêt qu’un seul homme meure pour que le peuple et la nation ne périssent pas tout entiers  » (Jean 11, 48b). La fonction réconciliatrice n’échappe pas :  » En ce même jour Hérode et Pilate devinrent amis, d’ennemis qu’ils étaient auparavant  » (Luc 23, 12).

Il dénonce sans complaisance l’aspect injuste et hypocrite du système sacrificiel :  » Malheur à vous car vos pères ont tué les prophètes et vous leur bâtissez des tombeaux  » (Matthieu) ;  » Malheureux êtes-vous scribes et pharisiens, hypocrites parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis à la chaux à l’extérieur. Ils ont belle apparence mais à l’intérieur ils sont remplis d’ossements et de toutes choses impures  » (Mat. 23, 27)

Jésus déconstruit le processus sacrificiel, il le démonte et en dénonce l’inefficacité profonde. La paix construite sur le bouc émissaire est mauvaise et fragile, cette  » paix du monde  » est vouée au retour perpétuel du sacral.  » Comment Satan peut-il expulser Satan ? …si Satan s’est jeté contre lui-même et s’est divisé, il ne peut pas tenir, il est fini  » (Mc. 3, 23-24) Satan comme hypostase du mal ne serait-il pas en grande partie constitué par le stérile et maléfique cycle sacrificiel ?

Mieux vaut, dès lors, assumer un salubre conflit plutôt que cette paix sacrale soudée sur le dos de victimes : » Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée  » (Mat. 18, 6). Jésus préfère la séparation plutôt que la fusion entre les gens, cette confusion qui n’est que l’autre face de l’antagonisme est toujours une collusion contre des tiers qu’elle exclue :  » Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère…  » (Mat. 16, 34)

Cela implique un savoir sur la médiation (sur ce qui sépare pour réunir mieux) et notamment sur la médiation structurante des grands interdits essentiels :  » Je ne suis pas venu abolir la Loi mais l’accomplir « . Les grands interdits précédemment énoncés par la Bible ne sont pas caduques, ils renferment un savoir prudent sur l’homme, ils indiquent ce qui est à respecter : la vie de l’autre, ses biens, son désir.  » Tu ne convoiteras rien de ce qui est à ton prochain « , on peut alors se tenir à la bonne distance qui permet l’amour. On est loin du romantisme post-moderne  » Interdit d’interdire  » et de sa critique imprudente et inconsidérée des institutions. René Girard l’a minutieusement montré dans son dernier livre. Il faut respecter les interdits, non par ritualisme hypocrite mais parce qu’ils sont une leçon de vie bonne. On peut alors, enfin, à cette condition, envisager l’alternative radicale à la violence :  » C’est la paix que je vous laisse, c’est la paix que je vous donne ce n’est pas à la manière du monde que je la donne  » (Jean 14, 27)

La paix véritable n’est pas l’illusion du consensus qui dénie tout conflit et tout désaccord. Cette dernière, on sait qu’elle est la plupart du temps signée contre des boucs émissaires. La bonne paix est un réel dépassement : elle prend au sérieux l’intérêt anthropologique du système sacrificiel mais l’oriente dans le sens de la recherche de réconciliation. La Cène dans les Evangiles synoptiques institue l’eucharistie (étym. : la bonne offrande) comme un partage ‘symbolique’ qui instaure pourtant la présence ‘réelle’ par le sacrement et la manducation des espèces (le corps et le sang de la victime). Cette seule évocation faisait horreur aux juifs qui avaient depuis longtemps dépassé le sacré sanglant anthropophagique. On peut pourtant considérer l’eucharistie comme un subtil savoir anthropologique, une reconnaissance de ce qui déjà animait le sacré archaïque dans son meilleur aspect, une récapitulation de tout le chemin de l’anthropogenèse (Voir Pierre Gardeil : Quinze regards sur le corps livré ; Ad Solem ; 1997). Une de ses significations anthropologiques est la commémoration d’une longue quête à travers la violence pour dépasser la violence. Véritable mémorial qui se souvient de la longue transformation de la violence sacré pour l’orienter résolument vers l’issue. L’Evangile de Jean, n’ignore pas cette nécessaire récapitulation  » ceux qui ne mangent pas ma chair et ne boivent pas mon sang ..  » fait l’impasse sur l’eucharistie et la Cène. Il présenter en leur place le lavement des pieds comme signe de dévouement total au service de l’autre, dégagé de toute allusion au sacré violent. Là, le commandement de charité suffit :  » Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres  » (Jean 13, 34). C’est encore l’Evangile de Jean qui décrit le plus précisément ce dépassement radical du sacrifice dans et par la Passion. La ruse de la croix ne consiste-t-elle pas à remplacer le sacrifice à la troisième personne (celui de la victime comme tiers exclu de la collusion des complices), par le don de soi à la première personne : celui du martyr ( » ma vie ‘on’ ne me la prend pas mais c’est ‘moi’ qui la donne « ).

Dès lors, le témoin (martyr) accepte de plein gré la violence qu’il subit non par goût doloriste masochiste ( » Père éloigne de moi cette coupe « ) ni par souci revanchard pour humilier ou maudire celui qui inflige la souffrance :  » Père pardonne leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font  » (Luc 23, 24). C’est parce qu’il faut bien en passer par là, boire la coupe jusqu’à la lie, pour démonter le mécanisme et le faire voir dans toute son étendue. Le Témoin déconstruit la violence et montre l’alternative au prix de sa vie :  » je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité  » (Jean, 18, 37). Le martyr chrétien vit une imitation non orgueilleuse de la Croix comme moment suprême de la déconstruction du mal  » Ô mort où est ta victoire ? « .

La Rédemption est une ruse sublime elle détourne le sacrifice violent, le retourne comme un gant et lui donne une autre signification. Elle le convertit en sacrifice doux : le don de soi. Elle prend Satan (dont la signification anthropologique est pour une grande part le processus sacral, selon la magistrale hypothèse de René Girard) à son propre jeu pour en subvertir intimement le sens  » par la mort il a vaincu la mort « . Tel est pris qui croyait prendre ! À Malin, malin et demi ! Le vieux sacrifice violent est désamorcé. Sa signification ici est retournée en vie renouvelée au profit de la vérité nouvelle :  » Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis  » (Jean 15, 13).

Témoigner contre la violence mimétique essentielle

Le sacré doux, issu de la Rédemption, permet alors le rétablissement d’une communion bonne, bien au-delà de la réconciliation sacrificielle violente soudée par de communes hostilités.  » Jésus allait mourir pour la nation et non pour la nation seulement mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés  » (Jean 11, 48). La communion désormais dépasse la communauté particulière pour toucher aux confins de l’universel.

Encore faut-il que la communauté soit unie dans la médiation du Médiateur par excellence :  » afin que tous soient un. Comme Toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous  » ; Jean 17, 21). La médiation de celui qui se présente comme l’imitateur du Père et qui ne se dresse pas devant l’autre comme le modèle-obstacle tout puissant et auto-engendré. Elle opère dans la double dimension verticale et horizontale.

C’est en cela que cette communion est structurante : elle diffère complètement de la médiation interne où les hommes prétendent s’unir dans un pacte sans tiercéité transcendante. Ils courent alors le risque d’être livrés en proie au mimétisme qui les hante et les déchire. Sans la médiation externe, l’autonomie (refus du maître et du seigneur) et le rêve d’égalité, pourtant engendrés par le corpus judéo-chrétien sont-ils viables ? Paul dans Galates II, 4, 25 peut dire  » il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme  » il ne craint pas la confusion indifférenciatrice puisqu’il est sûr de la Médiation externe par excellence :  » car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus « .

La grandeur prométhéenne de l’homme moderne qui rêve de maîtriser la génération et de dompter la mort, sans les Béatitudes, peut-elle semer autre chose que l’horreur ? Sans la médiation transcendante, quel est le destin des vertus chrétiennes ? Peuvent-elles échapper aux folles dérives ?

Le mimétisme et la médiation interne qui confondent les hommes font partie du processus cyclique de la violence infernale, ils sont caractéristiques du Diable. Dans Je vois Satan tomber comme l’éclair René Girard explore les significations anthropologiques de Satan. Il y voit une hypostase du sacrifice violent comme de la séduction du désir mimétique avec ses impasses qui abusent et trompent l’homme : l’ensemble du processus du bouc émissaire.

Dès l’origine du texte biblique, Satan, en effet, est dévoilé comme le tentateur menteur qui abuse l’homme. Il instille insidieusement la rivalité envieuse qui préside à la chute  » Vous serez comme des Dieux  » (Gen 35). La rivalité et l’envie sont les vrais mobiles de la haine homicide (Caïn et Abel, Joseph et ses frères, Job, etc.).

Dans l’Évangile, Satan est la traduction d’un mot grec scandalon, qui signifie la pierre d’achoppement, l’obstacle sur lequel on bute. Selon René Girard cette notion biblique élucide le rôle du rival comme obstacle sur le plan anthropologique. Le scandalon fascine et attire, on revient obstinément se heurter à lui pour son plus grand malheur. Pierre devient objet de scandale et obstacle pour le Christ quand il le tente en le dissuadant de vivre jusqu’au bout le processus de la Passion.

Scandaliser un enfant c’est perpétuer la chute et le mal. Si l’adulte a la dignité suprême de devoir servir de modèle à l’enfant au cours du processus éducatif il se doit d’assumer ce rôle qui permet l’anthropogenèse autant que la psychogenèse. Notre époque scandalise les enfants quand elle veut abolir la distance inter-générationnelle ou inverser les modèles. Le refus de la transmission n’est-il pas l’abandon de l’enfant à la violence anomique qui ravage le groupe de pairs sans médiations externes ? Ne condamne-t-on pas l’enfant à la désaffiliation et à la désymbolisation, le menaçant dans sa santé mentale et morale, lorsqu’on le livre à ses passions sans recours éducatif? L’historien Philippe Ariès a montré comment  » l’enfant roi, devient l’enfant proie « . Retour au sacré archaïque d’un Chronos dévorant ses enfants.

Aussi l’Évangile dévoile-t-il et déconstruit-il cette autre face de la violence qu’est le mimétisme trompeur et indifférenciateur. Notre époque voit bien la violence du sacral mais elle refuse de voir l’indifférenciation qu’elle laisse proliférer.

Nombreux parmi les victimes de cette indifférenciation sont ceux qui pourraient dire avec le démoniaque gérasénien  » Mon nom est légion « , tant ils sont hantés par l’autre non su comme tel qui les habite, les aliène. Ils sont livrés aux conflits internes qui les déchirent (Marc 5, 9). La crise aujourd’hui, touche les paroxysmes de l’indifférenciation, ou de la  » dé-différenciation  » (Monette Vacquin) elle attaque l’altérité, entre les générations, les genres, les espèces, les règnes. Le génie génétique ne rêve-t-il pas de maîtriser le devenir au risque de nous précipiter dans les pires dérives mimétiques de l’indifférenciation?

Dans  » Ainsi parlait Zarathoustra « , Nietzsche appelle de ses vœux, de façon prophétique avec cent ans d’avance, en quelque sorte, les temps héroïques que la recherche et le développement techno-tcientifiques actuels nous laissent entrevoir :

 » À présent l’homme supérieur devient maître, la montagne de l’avenir humain va enfanter. Dieu est mort, nous voulons que le surhomme vive ! « 

Son idée est que le sacré disparu, l’homme affranchi et désenchanté pourrait enfin donner libre cours à son essor créatif. En effet, l’homme a heureusement bravé certains interdits et vieilles superstitions du sacré archaïque. Mais tous les interdits peuvent-ils de façon démiurgique être balayés impunément ? L’homme peut-il s’affranchir de la génération sexuée, avec le clonage ?

A l’horizon de cette tentation de toute puissance pointent l’indifférencié, la mort et le retour du sacré ancien. Les désirs, fussent-ils philanthropiques (transformer les pierres en pain pour calmer la misère), butent sur l’obstacle de l’idôlatrie de l’homme. Cette dérive est formellement dénoncée par l’Évangile notamment à travers l’épisode des tentations du Christ par Satan dans le désert.  » Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à lui seul tu rendras un culte  » (Luc 4, 8).

Cette même toute-puissance peut inspirer le génie génétique jusqu’à la menace du retour au sacré païen avec ses impasses meurtrières à l’endroit même où on croyait l’avoir abandonné. Francis Crick éminent biologiste qui découvrit avec Watson la double hélice de l’ADN n’hésite pas à braver l’interdit majeur du  » tu ne tueras point  » :  » Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique ; s’il ne réussit pas ces tests il perd son droit à la vie  » . Et l’homme est défiguré.[7]

Certaines bio-éthiques modernes recommandent de s’affranchir de l’interdit de tuer, en fin de vie ou à ses débuts. Or, cet interdit du sacrifice de l’autre, porté particulièrement par le texte biblique,  » ce Sinaï inscrit dans le visage de l’autre  » (Lévinas) pourrait bien être l’ultime rempart de l’humain.

On ne peut pas, on le pourra de moins en moins, se passer du texte biblique et particulièrement de l’Évangile pour donner de l’intelligibilité aux impasses actuelles indifférenciatrices et meurtrières de la bio-éthique (entre autres domaines).

Le désir mimétique est trompeur, séducteur, diviseur (diabolon), accusateur, il conduit au sacrifice de l’autre. Comment sortir des impasses et des pièges meurtriers du désir mimétique ? Là encore l’Evangile donne des réponses.

La sortie de la violence par la voie des Béatitudes

L’Évangile tient la recette infaillible : en renonçant à ses prestiges, en cherchant, sans se mentir, la dernière place, celle que personne ne convoîte, on sort de la rivalité et de la ruée compétitive avec ses conséquences meurtrières.

Ce renoncement n’est pas pure stratégie : cet abandon, ce détachement, cette pauvreté, procurent, effectivement, la paix et la vraie joie (Béatitudes). Le  » quiétisme  » de la spiritualité chrétienne est inscrit au cœur du message Évangélique. Ce renoncement aux affres passionnelles et aux trépidations illusoires du mimétisme, sans pour autant jamais refuser l’action ni l’engagement, pourrait bien être dans les temps à venir, la ressource de plus en plus indispensable.

C’est encore le renoncement qui désamorcera les bombes à retardement de la réciprocité mauvaise. Tous les conflits ne sont pas inconditionnellement prônés par l’Evangile, seul est valorisé celui qui permet de sortir de la confusion ou de la collusion complice avec l’autre. La plupart des autres conflits sont vains, allumés simplement par les ‘feux de l’envie’, la réciprocité mauvaise et ses emballements. Il faut alors tout faire pour en sortir et désamorcer l’escalade.

On désarmera l’autre, en étant soi-même désarmé (Les moines de Tibhirine ; J-M Muller). On le déstabilisera, sans forcément le provoquer, en cassant les réflexes de sa garde :  » À celui qui te frappe sur une joue tend l’autre !  » (Luc 6, 29). On instaurera un type d’échange différent, un don au-delà du don (pardon) :  » Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent !  » (Luc, 6, 8). Quand le jeu n’en vaut pas la chandelle, quand il ne s’agit pas de témoigner pour la vérité, c’est à dire dans la plupart des dérisoires conflits mimétiques, on fera tout pour préserver la vie, la sienne et celle de l’autre. (Quand il venait te dépouiller, donne lui en plus l’autre tunique qu’il ne convoîtait pas, pour la route !).

4) L’alternative d’une contre-culture de paix et de non-violence : l’émergence de la personne

L’Évangile nous livre un savoir étonnant sur la violence, avec lui les pans entiers du mal, de ses pauvres ruses et de ses vains artifices, s’effondrent. Oui nous voyons vraiment  » Satan qui tombe comme l’éclair  » (Luc, 10, 18).

Mais comment s’affranchir plus radicalement de la lignée du vieil homme ? Comment en finir avec nos vieilles cultures caïniques, fondées sur le fratricide et organisées par l’antique règle sacrificielle ? Comment sortir de l’emprise de l’ennuyeux Satan :  » Vous avez pour père le diable, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Dès l’origine, ce fut un homicide : il n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui..  » (Jean, 8, 42-44). Comment sortir de tout cela pour se tourner vers la joie des personnes : se réjouir enfin  » de ce que vos noms soient inscrits dans les cieux  »  » (Luc, 10, 20) ? Comment trouver la règle d’une nouvelle anthropogénèse non-violente, celle de la vie bonne ?

Il faut et il suffit de changer d’anthropo-logique, de se déprendre des réflexes mimético-sacrificiels. Sans doute plus facile à dire qu’à vivre !

Il faut et il suffit de ‘convertir’ son désir : l’opération sera tant physique, économique que spirituelle. Cette métanoïa est un retournement de tout l’être : se soustraire à la polarisation des prestiges, s’extraire à la gravitation d’une orbe pour entrer dans une autre, moins brillante mais plus lumineuse et libératrice. Pour le christianisme cette conversion n’est pas volontariste, elle est le fruit d’un dialogue entre la liberté et la grâce, d’un consentement au don.

L’imitation de Jésus demande un sursaut initial d’abandon et de dénuement  » Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l’Homme, lui, n’a pas où reposer la tête  » (Luc, 9, 58). Il s’agit d’entrer dans un tout autre ordre de valeur :  » celui qui est le plus petit parmi vous tous c’est celui-la qui est grand  » (Luc 9, 48).  » Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple  » (Luc 14, 33). Mais quelles récompenses ultérieures !(Luc 18, 30)

Chaque verset évangélique renferme des ressources inouïes pour construire une stratégie de non violence.

L’anthropologie de René Girard a contribué à faire voir la place unique que jouent le judéo-christianisme et la révélation chrétienne, dans la compréhension et la sortie de la violence. Ces analyses qui soulignent et illustrent la portée anthropologique de l’Evangile éclairent le message sans jamais réduire le texte. Les disciplines scientifiques, littéraire, philosophiques, exégétiques sont convoquées sans jamais arraisonner le texte biblique. C’est lui au contraire qui porte à l’incandescence leurs lumières. L’œuvre de René Girard nous ouvre une voie prometteuse et incontournable pour la déconstruction de la violence dans les institutions humaines. Si de prime abord elle peut sembler se détourner de la réflexion et l’instrumentalisation des solutions alternatives, elle nous renvoie résolument vers la bonne voie pour les chercher. Heureusement certaines notions de la pensée et de la spiritualité chrétienne, inspirées directement par l’Evangile, fournissent les aides nécessaires. L’essentiel de ce chemin (chemin de vie s’il en est !) est inscrit dans le programme anthropologique que constitue la notion de personne, au sens complexe du terme que lui donne la pensée chrétienne.

La personne et la vie bonne

Un travail, à la fois réflexif et pratique, sur la manière non-violente d’être ensemble et de vivre la relation bonne est indispensable. Les règles qui inspirent la réflexion et la pratique de cette vie bonne peuvent être trouvées dans un savoir sur la personne. La personne ici ne veut pas seulement dire l’individu ni le sujet. Elle désigne le  » je « , le sujet singulier, mais aussi, la qualité de relation que l’on entretient avec l’autre  » toi « ,  » elle « ,  » lui « , singulier et pluriel. La personne c’est tout à la fois la relation intersubjective, dans ses caractéristiques et le résultat de ce processus relationnel. Pour Paul Ricoeur [8] , la personne est le  » soi « , c’est à dire le pronom réflexif de toutes les autres personnes. Plus qu’une simple étiquette lexicale cela implique une attitude, une posture intime d’intériorisation de l’autre de sa place et de la trajectoire accomplie à travers la distance intersubjective entre je et l’autre. Non seulement l’individu singulier dans sa singularité mais la qualité de la configuration relationnelle, interpersonnelle ou communautaire qui permet son émergence. La recherche de cette relation bonne demande, dans l’amitié, l’amour, l’accompagnement éducatif ou thérapeutique, du respect, de la confiance, un souci de la bonne distance, un art de la médiation averti sur les impasses de la médiation interne. Cette bonne distance demande de découvrir les trois places essentielles de toute relation et de les convertir de la collusion contre (deux contre un) à la coopération pour (deux pour un). Tous les auteurs qui ont médité sur la notion de personne depuis Saint-Augustin (Emmanuel Mounier, Emmanuel Lévinas, Paul Ricoeur, Francis Jacques, etc.) ont souligné à quelque titre la configuration triangulaire de la personne.

L’homologie de la structure triangulaire en positif et sa symétrie inversée avec les processus de la triangulation mauvaise de la violence et du sacré, (médiation perverse ou exclusion du tiers) nous remplissent de stupeur. Les mécanismes de la violence et du sacré seraient comme le négatif qui laisse voir en filigrane et par contraste, la personne comme alternative positive. Sorte d’épiphanie de la lumière dans sa posititivité par le contraste de l’ombre, comme le négatif photographique révèle le Visage du suaire de Turin.

Cela n’étonne plus lorsqu’on se rappelle que la personne est une notion profondément inspirée par la théologie chrétienne. Un programme de vie bonne ‘je suis la vie, le chemin ‘, instruit tant par la théologie christologique que par la théologie trinitaire. Nous trouvons dans la notion de personne, ce trésor de la pensée chrétienne, le schème le plus évident de ce processus de conversion. La personne, déjà présente dans le corpus biblique mais surtout comme notion développée par les débats conciliaires dessine assez bien la dynamique relationnelle qu’implique la vie bonne en conversion.

Et si la notion est profondément et essentiellement chrétienne, elle n’en a pas moins été travaillée par d’autres disciplines et d’autres références théoriques (le droit, le théâtre, la grammaire, etc.). Ce qui la rend d’autant plus universellement partageable. Il est impossible ici, de faire le point sur ce concept central de notre civilisation.

Nous pouvons cependant tenter de saisir deux traits essentiels de cette notion qui en font non seulement le concept central d’une anthropologie de la déconstruction et de la reconstruction, mais un chemin de vie, spirituel, intellectuel et moral.

Y a t-il quelqu’un ou personne ?

La personne se définit négativement : elle n’est pas quelqu’un, ni un statut, ni un rôle, ni un personnage. La personne se gagne dans le renoncement joyeux, sans affectation ni masochisme.  » Si quelqu’un veut venir à ma suite qu’il se renie… Qui veut sauver son être le perd  » (Marc 8, 34-35). Elle se joue à qui perd gagne et dans le don au profit de ceux qu’elle aime. Elle se comprend dans la crise, au cœur de la situation critique.

 » Ecce homo  » : voilà l’homme. Ces paroles sont attribuées à Pilate au moment où il s’apprête à livrer le nazaréen à la vindicte de la foule en furie (Jean). La personne se comprend elle-même dans la déconstruction du processus mimético-sacrificiel. Elle est ce qui exhibe le mal et lui résiste, sans complaisance  » victimaire « . Camus en son temps l’avait souligné, c’est quand il est en situation  » foracique  » (de procès, d’accusation) quand le forum fait chorus contre lui que l’homme révèle sa véritable condition.

Dans sa fragilité, sa nudité, sa pauvreté, voilà l’homme dans sa vérité. L’homme peut vouloir cacher son manque à être. Il est alors conduit au meurtre par désir mimétique, volonté de puissance et transcendance déviée.

Dans cette humanisation non-violente, alternative, la personne refuse l’inhumain, elle témoigne de l’humain par la non-compromission obstinée avec ce qui est indigne de l’homme. Dans une culture caïnique tournée vers la mort, orientée par le nihilisme, la personne vit une contre-culture de paix. Cette négation vaut une plus grande affirmation. Cette voie apophatique (9] de la définition de la personne a été largement explorée par la philosophie d’Emmanuel Mounier, elle coïncide étrangement avec celle de la déconstruction de la violence. La capacité de dire oui à la vie se mesure à celle de dire non à ce qui avilit l’homme. Dans l’aveu de son propre désir mimétique la personne consent à sa conversion, elle peut alors accueillir l’autre comme soi-même.

Le choix d’intégrer l’exclu.

La personne n’est pas l’individu qui feint l’autonomie ni l’indépendance dans le mensonge romantique. Loin d’occulter l’autre et la relation fondatrice à l’autre qui nourrit son existence, la personne se définit dans et par la relation. De cette relation dans une co-création conjointe se dessinent et émergent, à l’interface, le soi, l’autre et le social  » dans le souci de soi de l’autre et de l’institution juste  » (Paul Ricœur). La relation, facilement blessée par les pathologies du lien, sera restaurée, choyée. La relation de la personne contourne et subvertit la règle de l’anthropogenèse violente instaurée par la culture caïnique. Celle-ci est schématisée par la triangulation du deux contre-contre-un. On y voit la collusion fusionnelle de deux (au moins) s’affairer contre l’expulsion d’un ou plusieurs. Ce processus varie selon les circonstances interpersonnelles et institutionnelles (famille, école, entreprise, prison, etc.) où il se déploie. Il a cependant pour caractéristique constante de créer des ravages et des dégâts qui humilient et meurtrissent l’humain.

Quel que soit le rôle relationnel occupé dans la triade, on est blessé par cette  » intersubjectivité dégradée  » (Gabriel Marcel). La culture caïnique est fondée sur le déni de la faiblesse, elle se perpétue par le mensonge, la rivalité, l’exclusion et l’irresponsabilité vis à vis de l’autre  » suis-je le gardien de mon frère ?  » (Gen, 4, 9). La relation personnelle, répond à l’appel adressé à l’homme dès l’origine. On peut s’élever à la protection et à la responsabilité devant la faiblesse en soi et en l’autre. Véritable source d’énergie et de force puisée dans une solidarité nouvelle. Pacte d’inventivité où tous rivaliseraient, mais dans une saine émulation et s’uniraient dans une union sacrée, non pas contre le tiers exclu mais pour son accueil, afin que  » pas un seul ne se perde  » (Jean, 18, 9). Les fondements du sacré ne changent pas, le désir mimétique et l’union sont là mais leur sens change radicalement on est passé du sacré violent au sacré renouvelé et non-violent. La configuration de base d’une triangulation bonne pour l’anthropogenèse non violente se souvient du formidable modèle de la théologie trinitaire. Là chacun partage avec l’autre le souci du tiers pour et par qui ils sont mis en communication. C’est la perfection de la relation juste, celle du plus grand amour, la circumcession de la relation trinitaire comme modèle idéal où chacun intercède auprès de l’autre en faveur du tiers non plus exclu mais élu.

Dès lors, une véritable anthropologie relationnelle devient possible. Elle permet, grâce aux pistes girardiennes, de  » déconstruire  » la crise et la violence, et grâce aux règles d’un agir relationnel de la personne de  » reconstruire  » un vivre ensemble alternatif pour sortir de la violence.

Pour moi la rencontre avec Jean Vanier et avec l’Arche est déterminante car elle me donne à voir un laboratoire, une mise en acte, un agir vécu, de la personne. Il n’est pas indifférent que Jean Vanier soit un philosophe personnaliste spécialiste d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Il est encore plus significatif que son action à l’Arche en faveur des exclus soit inspirée d’une spiritualité franciscaine et d’une lecture passionnée de l’Evangile de Jean et des Béatitudes. Là où l’anthropologie de la violence et du sacré nous montre que la communauté s’est toujours soudée sur l’éviction d’un bouc émissaire, l’anthropologie de la personne nous montre comment advenir et émerger d’un processus de confiance et de solidarité autour de celui qui jusque-là était rejeté. La vie quotidienne à l’Arche, comme communauté ouverte, permet non seulement de comprendre pourquoi et comment cela est possible mais surtout d’en expérimenter la joie profonde.

Conclusion:

Lire la Bible et particulièrement l’Évangile aujourd’hui c’est découvrir des ressources incontournables et indispensables pour sortir de la violence. Loin de devoir être cantonné à l’usage d’une communauté précise, ce texte par sa force, sa lucidité et son actualité, peut atteindre sa vocation universelle sans gêner un abord plus laïque.

L’anthropologie mimétique du sacré, a permis de discerner dans le texte chrétien un savoir précis et anticipateur sur les processus du désir mimétique, de ses dérives violentes dans l’indifférenciation et de la réconciliation sacrale qu’il opère autour d’une victime fondatrice. Nous y avons trouvé des matériaux de dévoilement et de déconstruction de la violence actuelle, passée ou à venir..

L’anthropologie relationnelle de la personne nous a suggéré quelques voies pour construire une contre-culture de paix tournée vers la restauration d’une relation bonne, ouverte et solidaire. Elle nous a permis d’entrevoir l’épaisseur d’un processus puissamment interface où se construisent conjointement et dans le même mouvement la réalité de l’homme sur le plan du sujet, du groupe et de l’espèce.

Ces deux démarches ne sont pas des instruments théoriques épistémologiquement hétérogènes et incompatibles. Elles ne se posent pas de l’extérieur pour l’intelligibilité du texte évangélique, plus intimement, elles en semblent émanées. C’est pourquoi, loin d’être étrangères entre elles, ces deux approches théoriques issues du même corpus se complètent et se répondent étonnamment. Elles sont modélisables par deux figures triangulaires. L’une, celle du sacré archaïque correspond à la collusion contre, tandis que l’autre la coalition pour pourrait fort bien renvoyer à l’essentiel du sacré non violent. Un sacré sans doute partageable avec toute communauté, malgré (ou grâce à) ses racines judéo-chrétiennes, et compatible universellement. De toutes façons tout aussi difficile à réaliser, pour chacun quel qu’il soit, et quelles que soient ses convictions ou ses références théoriques, sans le recours de la Grâce.

Ainsi l’on peut voir comment de bout en bout portées par une anthropo-logique inspirée du religieux biblique, la déconstruction de la violence et l’émergence de la personne sont relayables par les concepts de l’anthropologie scientifique et philosophique.

Loin d’être des pures théories elles demandent une expérience et une pratique personnelles de rupture avec les vieux mécanismes de la trop humaine humanisation. Ce difficile arrachement et ce long enfantement ne pourront venir que de l’acquiescement en chacun à cette part nouvelle où, selon la formule de Pascal, l’homme passe infiniment l’homme.

Notes

[7] cité par France Quéré L’Éthique et la vie ; Odile Jacob ; 1991 , p. 172

[8]  » Soi-même comme un autre  » ; Seuil, 1990

[9] Voir ici le bel article de Marie-Étiennette Bely  » La notion de personne chez Emmanuel Mounier. Approche apophatique et mystique  » ; Revue des sciences religieuses, Presses Universitaires de Strasbourg ; Janvier 1999

4 Responses to Antichristianisme: British Airways débouté par la Cour européenne pour avoir tenté d’alerter le monde sur l’ultime scandale de la crucifixion (No crosses, please, we’re British)

  1. […] Il convient de voir dans les Ecritures judéo-chrétiennes la première révélation complète du pouvoir structurant de la victimisation dans les religions païennes ; quant au problème de la valeur anthropologique de ces Ecritures, il peut et doit être étudié comme un problème purement scientifique, la question étant de savoir si, oui ou non, les mythes deviennent intelligibles, comme je le crois, dès lors qu’on les interprète comme les traces plus ou moins lointaines d’épisodes de persécution mal compris. (…) Ma conclusion est que, dans notre monde, la démythification tire sa force de la Bible. Réponse inacceptable pour ceux qui pensent que tout ce qui risque de placer la Bible sous un jour favorable ne saurait être pris au sérieux par les vrais chercheurs, car il ne peut s’agir que d’une approche religieuse – et donc irrationnelle – qui n’a strictement aucune valeur du point de vue de l’anthropologie. (…) Et pourtant, y a-t-il quelque chose qui soit plus naturel aux chercheurs que de traiter des textes similaires de façon similaire, ne serait-ce que pour voir ce que cela donne ? Un tabou inaperçu pèse sur ce type d’étude comparative. Les tabous les plus forts sont toujours invisibles. Comme tous les tabous puissants, celui-ci est antireligieux, c’est-à-dire, au fond, de nature religieuse. A partir de la Renaissance, les intellectuels modernes ont remplacé les Ecritures judéo-chrétiennes par les cultures anciennes. Puis, l’humanisme de Rousseau et de ses successeurs a glorifié à l’excès les cultures primitives et s’est également détourné de la Bible. Si la lecture que je propose est acceptée, notre vieux système de valeurs universitaires, fondé sur l’élévation des cultures non bibliques aux dépens de la Bible, va devenir indéfendable. Il deviendra clair que le véritable travail de démythification marche avec la mythologie, mais pas avec la Bible, car la Bible elle-même fait déjà ce travail. La Bible en est même l’inventeur : elle a été la première à remplacer la structure victimaire de la mythologie par un thème de victimisation qui révèle le mensonge de la mythologie. René Girard […]

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