Langues: Français, pour exister, parlez English et laissez la lecture aux pédés! (Faced with English’s hegemony, will French backslang itself to extinction?)

Fuck France (French bestseller, 2010) Il n’y a pas de mode d’action ni de forme d’émotion que nous ne partagions avec les animaux inférieurs. C’est par le langage, et par lui seul, que nous nous élevons au-dessus des animaux — ce langage qui est le parent et non l’enfant de la pensée. Oscar Wilde
La France est une garce et on s’est fait trahir Le système, voilà ce qui nous pousse à les haïr La haine, c’est ce qui rend nos propos vulgaires On nique la France sous une tendance de musique populaire On est d’accord et on se moque des répressions On se fout de la République et de la liberté d’expression Faudrait changer les lois et pouvoir voir Bientôt à l’Elysée des arabes et des noirs au pouvoir (Nique la France, Sniper, 2010)
La lecture, c’est pour les pédés! Réponse de collégiens français
Le parler «caillera», ce «langage des exclus» longtemps vu comme une contre-culture «voyou», voire une sous-culture, serait-il devenu tendance chez les jeunes nantis ? Un langage pourtant ultra-code, qui mêle vieil argot et verlan, expressions arabes et africaines. Des mots cash, trash, parfois sexistes, souvent décriés parce qu’ils véhiculeraient la «haine» ? L’intéressée hausse les épaules. «Ca fait longtemps que le verlan a dépassé les limites de la cité», explique-t-elle. De la cour de récré aux boîtes de nuit branchées, il se répand comme une traînée de poudre. On ne rit plus, on s’tape des barres ou on s’charrie. En teuf on kiffe sa race sur de la bonne zik, du son chanmé en matant des meufs. Un vrai truc de ouf. Popularisé avec le «Nique ta mère» de Jamel Debbouze et le tube «Mets ta cagoule» de Michaël Youn, démocratisé par les animateurs radio Maurad et Difool, le verlan a définitivement passé le périph. Le Nouvel Observateur
Il y a un réel engouement bourgeois pour cette culture. Mais c’est aussi la marque d’un encanaïllement un peu pervers. Car à la différence d’un jeune des cités, un «fils de» n’aura aucun mal à jongler avec un autre registre de langue lorsqu’il s’agira de reprendre la boîte de papa…
L’écrit que pratiquent ces jeunes aujourd’hui a changé de perspective et de nature. C’est un écrit de l’immédiateté, de la rapidité et de la connivence: réduit au minimum, il n’est destiné à être compris que par celui à qui on s’adresse. Or, la spécificité de l’écrit par rapport à l’oral est qu’il permet de communiquer en différé et sur la durée: il est arrivé dans la civilisation pour laisser des traces. (…) Ce qui a changé, c’est que nos enfants, qu’on a cru nourrir de nos mots, utilisent un vocabulaire très restreint, réduit à environ 1 500 mots quand ils parlent entre eux – et à 600 ou 800 mots dans les cités. » Les adolescents les plus privilégiés possèdent, certes, une « réserve » de vocabulaire qui peut être très importante et dans laquelle ils piochent en cas de nécessité (à l’école, avec des adultes, lors d’un entretien d’embauche…), ce qui leur permet une « socialisation » plus importante. Mais globalement, ce bagage de mots que possèdent les jeunes a tendance à s’appauvrir quel que soit leur milieu.
Il y a une loi simple en linguistique: moins on a de mots à sa disposition, plus on les utilise et plus ils perdent en précision. On a alors tendance à compenser l’imprécision de son vocabulaire par la connivence avec ses interlocuteurs, à ne plus communiquer qu’avec un nombre de gens restreint. La pauvreté linguistique favorise le ghetto; le ghetto conforte la pauvreté linguistique. En ce sens, l’insécurité linguistique engendre une sorte d’autisme social. Quand les gamins de banlieue ne maîtrisent que 800 mots, alors que les autres enfants français en possèdent plus de 2 500, il y a un déséquilibre énorme. Tout est «cool», tout est «grave», tout est «niqué», et plus rien n’a de sens. Ces mots sont des baudruches sémantiques: ils ont gonflé au point de dire tout et son contraire. «C’est grave» peut signifier «c’est merveilleux» comme «c’est épouvantable».
C’est de la démagogie! Ces néologismes sont spécifiques des banlieues et confortent le ghetto. L’effet est toujours centrifuge. Les enfants des milieux aisés vampirisent le vocabulaire des cités, mais ils disposent aussi du langage général qui leur permet d’affronter le monde. L’inverse n’est pas vrai. Arrêtons de nous ébahir devant ces groupes de rap et d’en faire de nouveaux Baudelaire! La spécificité culturelle ne justifie jamais que l’on renonce en son nom à des valeurs universelles. Cela est valable pour l’excision, la langue des sourds comme pour le langage des banlieues. Dans une étude récente en Seine-Saint-Denis, on a demandé à des collégiens ce que représentait pour eux la lecture. Plusieurs ont fait cette réponse surprenante: «La lecture, c’est pour les pédés!» Cela signifie que, pour eux, la lecture appartient à un monde efféminé, qui les exclut et qu’ils rejettent. Accepter le livre et la lecture serait passer dans le camp des autres, ce serait une trahison. (…) Même les aides jardiniers ou les mécaniciens auto doivent maîtriser des catalogues techniques, entrer des données, procéder à des actes de lecture et d’écriture complexes. Or 11,6% des jeunes Français entre 17 et 25 ans comprennent difficilement un texte court, un mode d’emploi ou un document administratif et ne savent pas utiliser un plan ou un tableau.
Il y a trente ans, l’école affichait cyniquement sa vocation à reproduire les inégalités sociales: l’examen de sixième éjectait du cursus scolaire deux tiers des enfants, en majorité issus des classes populaires, qui passaient alors leur certificat d’études primaires (avec d’ailleurs une orthographe très supérieure à celle des enfants du même âge aujourd’hui). Or on est passé de ce tri affiché à l’objectif de 80% d’élèves au bac, imposant à une population scolaire qui autrefois aurait suivi la filière courte du certificat d’études de rester au collège et au lycée jusqu’à 16 ans.
mais alors il fallait changer complètement les programmes, les méthodes, les structures, les rythmes! Cela n’a pas été fait. A part quelques morceaux de sparadrap appliqués ici et là, l’école est restée la même. Il faut comprendre que l’apprentissage du langage n’est pas aussi naturel qu’il y paraît. C’est un travail. Quand un enfant apprend à parler, il le fait d’abord dans la proximité, dans un cercle étroit de connivence: la langue confirme ce qu’il voit, avec peu de mots. Petit à petit, en élargissant son langage, il quitte ce cocon douillet pour passer à l’inconnu: il va s’adresser à des gens qu’il n’a jamais vus, pour dire des choses dont ces gens n’ont jamais entendu parler. Il faut avoir l’ambition d’élargir le monde pour s’emparer des mots, et il faut s’emparer des mots pour élargir le monde. Mais, pour cela, l’enfant a absolument besoin d’un médiateur adulte à la fois bienveillant et exigeant qui transforme ses échecs en conquêtes nouvelles – «Je n’ai pas compris ce que tu veux me dire; il est important pour moi de te comprendre» – quelqu’un qui manifeste cette dimension essentielle du langage: l’altérité.
A cause de l’évolution sociologique de ces trente dernières années, l’activité professionnelle des mères, l’éloignement des grands-parents, l’école a accepté des enfants de 2 ans sans rien changer à sa pratique: ces petits se retrouvent dans des classes de 30, avec une maîtresse et, au mieux, une aide maternelle, à un âge où le langage explose (on passe de 50 à 300 mots et on inaugure les premières combinaisons syntaxiques). Dans ce contexte, ils restent entre eux. Cette réponse de l’école maternelle n’est pas honorable. Elle creuse encore le fossé culturel. C’est une catastrophe pour l’épanouissement psycholinguistique de l’enfant!
Mais je ne veux pas faire des enseignants des boucs émissaires ni des cyniques. Ils sont pris dans un système qui leur assigne des objectifs sans leur donner les moyens de les atteindre, et ils souffrent d’être obligés de laisser des enfants sur le bord du chemin. Lors de leur formation, dans les IUFM, on ne les prépare pas à jouer leur rôle. Et puis on cultive cette idée farfelue que, une fois les mécanismes de la lecture acquis, les enfants vont s’en emparer gaillardement et se mettre à lire. Certainement pas! Ils ont besoin d’être accompagnés: on ne lit pas un conte comme un énoncé de mathématiques.
J’ai vu des mômes pleurer de joie à la remise des résultats du CAP de «technicien de surface», exactement comme des candidats à l’agrégation. On leur fait croire que ce «diplôme» est important, alors qu’il est dérisoire. Pour aggraver les choses, on enseigne le français dans les filières professionnelles comme en maîtrise de linguistique: on leur fait étudier le «schéma narratif», l’«arrière-plan» et l’«avant-plan», le «champ lexical» ou encore les «connecteurs d’argumentation», des concepts de pseudo-analyse sémiotique éloignés de l’univers du bon sens. C’est une forme de désespoir pédagogique qui révèle un vrai renoncement à faire partager à des élèves de culture populaire la vibration intime qu’engendre un beau texte.
Je trouve scandaleux que nous relâchions dans la nature chaque année plus de 50 000 jeunes de 17 ans en situation d’illettrisme. Il faut les convaincre qu’il n’est jamais trop tard pour retrouver une perspective de savoir menant à une insertion professionnelle et sociale. Certes, il est plus difficile d’apprendre à lire et à écrire correctement à 17 ans qu’à 6 ans, mais tout est encore possible. La plasticité de l’intelligence est considérable. Alain Bentolila (linguiste et spécialiste de l’illettrisme)
Doit-on se satisfaire de l’affaiblissement du français ? Certainement pas. En même temps, la langue française n’est pas menacée à domicile, même si elle l’est à l’international. Que faire alors ? Pour être constructif, plusieurs idées peuvent être avancées. Il faut par exemple renouveler et redynamiser notre langue en s’appuyant sur le français des quartiers, source permanente d’invention linguistique. On compte aujourd’hui plusieurs milliers de mots en verlan qui enrichissent notre langue. Valorisons-les dans les dictionnaires et les écoles. Frédéric Martel

Anglais parlé par près de la moitié des citoyens de l’Union, moins du quart  des documents de l’UE rédigés en français, français de moins en moins parlé en Europe, chiffres de la francophonie largement surestimés (par au moins un facteur de 2 : 450 contre en réalité moins de 200 millions), français même dépassé par le portugais, le bengali, le russe et le japonais, ringardisation du français contre un américain toujours plus tendance, exportations de livres en chute libre, cinéma  dans les salles à 60 % américain (contre 37 % pour  les films français), fascination des minorités branchées homos en tête pour l’américain …

Alors qu’un PS toujours aussi en mal d’idées nous sort de nulle part un « care » qu’aucun de ses thuriféraires n’arrive à expliquer clairement pour tenter de nous refourguer la maternalisation de la société qui avait le succès que l’on sait de sa précédente candidate …

Et en ces temps étranges où, encanaïllement bourgeois oblige, l’on décore les « slameurs »et prime ou célèbre les auteurs de «Kiffe kiffe demain» ou autres « Nique la France »

Pendant qu’en Afrique un nouveau pays francophone, pour lequel le Pays des droits de l’homme avait été jusqu’à soutenir des génocidaires, passe à l’anglais

L’ancien conseiller culturel Frédéric Martel en profite pour régler ses comptes contre, de l’Académie française à la Délégation générale à la langue française et à la Commission générale de terminologie et de néologie, « les vrais fossoyeurs de la langue française ».

Certes, sans compter un rare et rafraichissant refus de l’anti-américanisme ambiant, il a le mérite de ressortir au passage quelques chiffres éloquents sur la réalité de l’irrémédiable affaiblissement (inévitablement aggravé par le simple effet mécanique de la démographie et la montée en puissance des pays émergents), de la place de la langue de Molière et de la francophonie dans le monde.

Et, face à la décevante indigence des arguments de ses détracteurs, ses critiques font souvent mouche: les frilosités et les lenteurs d’une poussiéreuse Académie française (dont il faut « attendre que les vieux sages parviennent à la lettre de l’alphabet adéquate pour autoriser l’entrée d’un mot dans le dictionnaire »), le service très souvent désagréable et les prix exorbitants du  café ou bar français du coin, le mépris des langues régionales en France, les ratés et les hypocrisies de notre politique culturelle (reprise pourtant par les Chinois eux-mêmes avec leurs centres Confucius!) plombée par le jeu de chaises musicales pour caser ou recaser les copains, les insuffisances de notre enseignement des langues (à qui, fétichisme de la diversité oblige, on fait par ailleurs dépenser des fortunes en examinateurs d’haoussa ou bambara pour une poignée de candidats au bac!).

Mais, sans compter les incohérences ou contradictions (le français est-il oui ou non menacé à domicile ?), voire les propositions douteuses (pourquoi ne pas profiter de l’internet justement comme l’a d’ailleurs proposé une Académie pour une fois en avance sur son temps, pour se débarrasser de ces accents circonflexes inutiles ?, la priorité pour nos chères têtes blondes encapuchonnées et cagoulées des « cités » « condamnées à ne s’adresser qu’à ceux qui nous ressemblent où « l’échec devient signe de reconnaissance du clan », est-elle vraiment de passer le peu de temps scolaire qui leur reste à parler verlan? – qui a oublié l’s impasses aux Etats-Unis d’un projet comme l’ebonics ?), comment ne pas y voir, à l’instar du linguiste Alain Bentolila, autre chose que la plus pure démagogie (la défense tout azimuts de la diversité, minorités branchées homos et toutcouleurs, apologie du français des quartiers et du verlan, dénonciation du débat sur l’identité nationale et de Zemmour, etc.) ?

Du moins pour ceux qui (sans compter que, d’ »ordinateur » à « logiciel » ou « climatisation, » les francisations peuvent être parfois particulièrement réussies) en ont marre d’être bombardés à longueur de journée, de gay à respect, hard, soft, green, light, pitch, live ou package (mais aussi de beur, teuf, keuf, djeun ou meuf maintenant dans le Petit Robert), à tous ces qualificatifs qui n’ont sans autre raison que de faire « trendy ».

Et le plus souvent par ceux qui ne font là que pousser leur inévitable « buzz« ou, même si Martel a souvent su garder une certaine distance critique, leur pions personnels ou identitaires (pardon: leurs « agendas », comme nos branchés appellent maintenant leurs ordres du jour)  …

« Français, pour exister, parlez English! »

Frédéric Martel

Le Point

08/07/2010

Pour avoir employé le mot care pour son projet du  » souci des autres « , Martine Aubry est attaquée d’une manière peu fair-play. Pendant ce temps, avant sa démission, le ministre Alain Joyandet voulait nous interdire de parler de buzz, de chat ou de lire des newsletters. Sans avoir peur du ridicule, Jean-Pierre Raffarin veut aussi limiter l’expression en anglais des patrons francophones du FMI, de l’OMC et de la BCE. Quant à la Commission générale de la terminologie, elle veut imposer  » ordiphone  » à la place de smartphone ou  » encre en poudre  » au lieu de toner. En publiant un ouvrage sur la culture mondialisée intitulé  » Mainstream « , on aggrave son cas.

Faut-il s’excuser d’employer ces mots anglais ? Faut-il battre sa coulpe ? Non. Il faut au contraire les assumer et rejeter cette francophonie poussiéreuse et ringarde qu’on veut nous imposer.

Si les Français veulent exister dans le monde d’aujourd’hui, ils doivent parler anglais. En Europe, ils ont perdu la bataille de leur langue car il est acquis que l’anglais est devenu, de fait, la langue commune de l’Union européenne (47 % des citoyens de l’Union le parlent). Aujourd’hui, moins de 25 % des documents de l’UE sont rédigés en français, quand il y en avait 50 % il y a vingt ans. Sur le terrain, la réalité est plus fragile encore : le français est de moins en moins parlé en Europe et la seule culture populaire commune aux jeunes Européens, c’est désormais la culture américaine. La langue commune européenne n’est ni le français ni l’espéranto, mais l’anglais. Du coup, comment comprendre que, parmi nos récents ministres des affaires étrangères, ni Roland Dumas, ni Philippe Douste-Blazy, ni Hervé de Charette, ni Hubert Védrine ne parlaient anglais ? Quant à Nicolas Sarkozy, on a honte que, dans les sommets internationaux, il soit le seul à avoir besoin d’une oreillette. Au moins, pendant la cohabitation, Jacques Chirac et Lionel Jospin se disputaient-ils pour savoir lequel des deux parlerait le moins mal anglais. Aujourd’hui, notre président préfère dénoncer, comme récemment au sommet de l’Organisation internationale de la francophonie, le  » snobisme  » des diplomates français qui  » sont heureux de parler anglais  » plutôt que français. C’est consternant.

Mais, au-delà des formules incantatoires sur la francophonie, il y a la réalité des chiffres. L’ancien secrétaire d’Etat à la Francophonie Alain Joyandet affirmait récemment que  » le français est, avec l’anglais, la seule langue parlée sur les cinq continents. C’est la seconde langue étrangère la plus enseignée dans le monde. Elle regroupe 70 Etats, soit 800 millions de personnes « . Son prédécesseur, Philippe Douste-Blazy, écrivait que le français était parlé par  » 450 millions de personnes dans 49 pays « . Malheureusement, ces chiffres distillés par les ministres, l’Unesco ou les organisations francophones sont faux ou largement surestimés. La réalité est probablement entre 150 et 200 millions de locuteurs français dans le monde. Et si la francophilie existe, la francophonie décline en Afrique francophone comme au Vietnam, au Liban comme en Roumanie, en Argentine, en Syrie, au Sénégal ou en Tunisie. Souvent le désir de France demeure, mais le désir de français s’atténue lentement.

Face à l’anglais, mais aussi face au mandarin, au hindi et à l’ourdou, face à l’espagnol et à l’arabe, le français ne pèse plus. Même le portugais, le bengali, le russe et le japonais nous ont doublés. Bref, nous ne jouons plus dans la même catégorie que les leaders linguistiques qui nous dépassent de centaines de millions de locuteurs. Est-ce grave ? Non. C’est juste une réalité démographique avec laquelle il va bien falloir apprendre à vivre.

Mais il y a plus significatif. L’anglais se répand en France même, et à toute allure. C’est que l’anglais est devenu la langue du cool et la culture mainstream américaine la norme, alors que le français a tendance à se ringardiser et la culture nationale à devenir celle d’une élite parisienne recroquevillée sur son aristocratisme. Prenez l’édition : la France est l’un des pays qui traduisent le plus d’ouvrages étrangers chaque année ; mais ces livres le sont de plus en plus souvent de l’anglais (environ 5 600 des 9 100 nouveautés, soit 62 %). Parallèlement, nos exportations de livres diminuent : à part les marchés francophones, en Belgique, en Suisse et au Québec, qui constituent à eux trois presque 60 % de nos ventes de livres, nous déclinons presque partout dans le monde (Livres Hebdo, mars et avril 2010).

Il en va de même pour le cinéma. Certes, le récent palmarès de Cannes salue un Thaïlandais, un Mexicain, un Iranien, un Sud-Coréen et témoigne de la vitalité artistique du cinéma français (et de l’absence des Américains) ; mais, dans les salles, la réalité est inversement proportionnelle à ce palmarès. Depuis le début de l’année, le box-office national français a été réalisé à 60 % par des films américains, à 37 % par des films français et à un petit 6 % par les  » autres  » cinématographies.

Autre point central, celui des minorités. Arabo-berbères, noires ou gays, nos communautés se sentent à l’étroit dans l’espace français et parlent anglais pour rêver à une meilleure life. Ouvrez Têtu(le journal gay qui devait s’appeler Pride), et vous verrez qu’on y parle anglais à chaque page car les mots de la libération gay ont toujours été américains, du coming out au gay friendly. Ouvrez Respect, et vous verrez que l’anglais est roi dans ce journal multiculturel car les mots de la libération noire et de la question beur sont souvent anglais, y compris lorsqu’on parle de politique de la ville et d’empowerment. Arc-boutés sur un français qui n’innove pas, sur une langue fossilisée, les vrais fossoyeurs de la langue française sont l’Académie française, la Délégation générale à la langue française et la Commission générale de terminologie et de néologie. A ce compte, ce n’est plus de la  » néologie  » – c’est le français vu comme nécrologie.

La vérité, c’est que nous manquons de mots. Au lieu d’exercer un contrôle sur les mots, il faut les libérer, valoriser les emplois nouveaux et accepter certaines simplifications du français. Chaque année, les Américains créent des milliers de termes et de buzz-words. Chaque semaine, le New York Times chronique l’apparition de nouvelles expressions. Chaque jour, le site UrbanDaily nous apprend sur notre compte Twitter un nouveau mot anglais. Pendant ce temps, en France, nous attendons que les vieux sages de l’Académie française parviennent à la lettre de l’alphabet adéquate pour autoriser l’entrée d’un mot dans le dictionnaire. D’un côté, on s’ouvre aux mots nouveaux et on les accueille à bras ouverts ; de l’autre, on cadenasse le langage, on emprisonne les mots, on asphyxie la parole. Le sectarisme des organismes de la francophonie témoigne non pas tant d’une envie de franciser les mots anglais que d’une volonté de garder le contrôle sur la langue. Quand le français est ainsi cadenassé, l’anglais apparaît inévitablement comme la langue de la libération.

Oui à l’impérialisme cool de l’anglais. Entre-temps, bien sûr, l’anglais s’impose peu à peu. C’est vrai dans les domaines déjà fortement américanisés que sont les sciences hard, la médecine soft, l’écologie green, l’alimentation light, mais aussi l’entertainment avec ses pitches, l’information avec ses lives, le business avec ces CEO, sans parler de tout le domaine d’Internet où la langue anglaise est constamment réinventée par les geeks et autres nerds. Il y a quinze ans, les titres des films américains étaient systématiquement francisés ; aujourd’hui, ils sont en langue originale. Les mots de la com’, ceux de la pub se servent du cool de l’anglais. Le commerce le sait également : la marque Monoprix est vieillotte, mais le Daily Monop, la nouvelle enseigne de Monoprix, est beaucoup plus trendy. L’écologie n’est pas en reste : les taxis Green Cab G7 fleurissent, plus attirants que si on les avait baptisés  » taxis parisiens G7 verts « . Le café Starbuck’s que l’on a vu dans la série  » Friends  » est plus cool, même si son café est plus mauvais, que le bar français du coin où le service est inévitablement désagréable et le petit crème à un prix exorbitant. Et l’on préfère un jean slim et un vêtement mediumà un habit seulement  » moyen « . Dans l’univers du tourisme, un trip ou même un travel, c’est mieux qu’un  » voyage  » et on vous vend un package car vous ne voudriez pas d’un  » paquet « .

La force de l’anglais vient aussi des nouvelles technologies, Google, Yahoo!, l’iPhone et Facebook ayant été inventés par les Américains, pas par nous. Même les sites français comme Dailymotion, Netvibes, StreetReporter, ou nonfiction.fr ont des noms en anglais. Qu’il s’agisse d’abonnement premium, de vidéo official, de comparatif benchmark, les internautes privilégient les mots anglais. Aujourd’hui, si vous optez pour une orthographe francisée plutôt qu’américanisée sur Internet, les moteurs de recherche vous référencent mal et vous voilà » buzz off « – rayé du buzz mondial.

Doit-on se satisfaire de l’affaiblissement du français ? Certainement pas. En même temps, la langue française n’est pas menacée à domicile, même si elle l’est à l’international. Que faire alors ? Pour être constructif, plusieurs idées peuvent être avancées. Il faut par exemple renouveler et redynamiser notre langue en s’appuyant sur le français des quartiers, source permanente d’invention linguistique. On compte aujourd’hui plusieurs milliers de mots en verlan qui enrichissent notre langue. Valorisons-les dans les dictionnaires et les écoles. Dans une veine proche, il faut tirer profit des mots inventés dans les blogs, les SMS, les posts et sur Twitter, véritables laboratoires de la langue française.

Il faut également défendre une diversité culturelle réelle et non plus hypocrite. Dans les enceintes internationales, comme l’OMC et l’Unesco, nous militons pour cette diversité de façon incantatoire mais nous la nions sur notre propre territoire. Est-ce qu’on se soucie des langues régionales en France, pourtant au coeur de la charte de l’Unesco ? Est-ce qu’on a vraiment encouragé l’enseignement de l’arabe sur le territoire national ? Pourquoi le président de la République a-t-il défendu la  » diversité culturelle  » avant la campagne présidentielle et s’est-il, depuis, érigé en chantre de l’identité nationale et de l' » humble discrétion  » des minorités ? Ainsi, l’hypocrisie de la diversité culturelle à la française éclate au grand jour : on la défend à l’étranger mais on la nie sur notre territoire – l’inverse de ce que font les Américains. Comme pour l’environnement, notre président pense sans doute aujourd’hui que  » la diversité culturelle, ça commence à bien faire ! « . Ou, dit autrement :  » I don’t care. « 

Plus spécifique est le combat pour l’accentuation des mots dans les URL et les accents circonflexes sur Internet. Car il n’y a aucune raison technique pour qu’on ne puisse pas y orthographier correctement les mots français.

Une France étriquée, un français châtié. Autre point à méditer : celui des quotas de chansons françaises chers à Jacques Toubon. On a vu cette année au Printemps de Bourges que les artistes français se sont mis définitivement à chanter en anglais pour toucher le marché mondial. Et on n’a plus gagné l’Eurovision depuis 1977, avec Marie Myriam, parce qu’on chante français, alors que la quasi-totalité des gagnants, pourtant européens, chantent en anglais. Voilà pourquoi seule la musique électro sans paroles, de Daft Punk à Air, en passant par David Guetta, réussit à trouver un public international. Qu’on le veuille ou non, le soft-power passe désormais par l’anglais.

Au lieu de mener des combats rétrogrades, la France doit se mettre à parler anglais pour exister partout dans le monde. Ce qui passe par l’amélioration drastique de l’apprentissage de l’anglais en France. C’est urgent dans les collèges et les lycées et prioritaire dans les universités, véritables déserts linguistiques français.

Face à la montée en puissance des pays émergents, l’influence de la France continuera nécessairement à s’estomper. Mais, contrairement à ce que pensent les déclinologues, avec lesquels il n’est pas question de décliner, ce n’est pas grave. Il faut juste comprendre la nouvelle réalité géopolitique du monde et assumer le fait que notre population soit limitée, notre universalisme moins attractif et notre langue peu parlée. On doit en revanche, à travers la grande agence culturelle qu’a voulu lancer, à juste titre, Bernard Kouchner, repenser complètement notre diplomatie culturelle et y inclure les relations universitaires, scientifiques et linguistiques, en coupant le cordon ombilical avec nos ambassadeurs et nos consuls. Le soft-power devrait être déconnecté complètement du hard-power, sur le modèle des agences de développement (AFD) ou du commerce extérieur (Ubifrance). Ce sera tout l’enjeu du débat sur la création de cette agence à l’Assemblée nationale prévu le 12 juillet. Las, l’Elysée a d’ores et déjà réduit à peau de chagrin les ambitions de l’agence, maintenu la culture sous tutelle et nommé Xavier Darcos à sa tête, après un jeu de chaises musicales, en contradiction avec la promesse sarkozyenne d’une  » république irréprochable « .

Une francophonie arrogante : on n’en veut plus. La Semaine de la langue française ? On ne sait même plus à quoi ça sert. La Journée mondiale de la francophonie ? C’est devenu un gag, et même au ministère de la Culture on n’en connaît plus la date. La défense de la francophonie dans un esprit paternaliste et néocolonialisme, ce n’est plus notre combat. Notre but, c’est l’influence de la France dans le monde et le dynamisme de notre économie. Et cela se fera en anglais.

C’est pourquoi il est grand temps de dire que nous en avons marre de cette France scrogneugneuse et rance, de cette France riquiqui, confetti hexagonal qui se prend pour une montgolfière planétaire, de cet esprit étroit de la petite France qui a peur de la mondialisation et qui préfère se recroqueviller sur sa distinction et sur sa langue châtiée, une France étriquée qui s’affole devant la  » vulgarité  » des masses et du marché, et qui refuse la diversité culturelle concrète. Nous en avons marre de ce nationalisme français nouvelle manière : faute d’influence militaire et diplomatique, la langue est notre dernier bastion nationaliste. Faisons-le tomber !

Non, monsieur Joyandet, surtout maintenant que vous n’êtes plus ministre, on n’utilisera pas vos mots, pas plus qu’on n’utilisera ceux des commissaires sectaires de la francophonie. Pas question de se complaire dans le sentiment de décadence formulé par les Renaud Camus et autres Eric Zemmour, façon de croire que notre langue serait encore exceptionnelle, même dans son déclin.

Alors, retournons à notre Webster, utilisons Google-Translate et n’ayons pas honte d’employer les mots care,talk ou mainstream : ils nous permettent d’oublier une France crispée et rétrécie, pour nous ouvrir au monde et nous tourner vers l’avenir. Allez, au boulot, bonnes vacances, que chacun prenne soin de sa life, all the best et take care.

Voir aussi:

Alain Bentolila

«Il existe en France une inégalité linguistique»

propos recueillis par Dominique Simonnet,

17/10/2002

Habituellement, quand les linguistes se mobilisent, c’est pour défendre la pureté du vocabulaire, pourfendre les anglicismes ou s’inquiéter du déclin du français dans le monde. Vous, vous menez un autre combat, et parlez d’une véritable insécurité linguistique dans laquelle seraient plongés plus de 10% des Français.

La question de la pureté de la langue m’inquiète peu, en effet. Certes, mon oreille souffre lorsqu’on rate un subjonctif, mais l’essentiel est ailleurs: aujourd’hui, un certain nombre de citoyens sont moins capables que les autres d’exprimer leurs pensées avec justesse: 10% des enfants qui entrent au cours préparatoire disposent de moins de 500 mots, au lieu de 1 200 en moyenne pour les autres. Cela a deux conséquences. La première est que leur pouvoir sur le monde s’en trouve limité. La seconde, c’est que cela les enferme dans un ghetto et favorise un communautarisme croissant. Il existe ainsi en France une véritable inégalité linguistique, qui se traduit par une grave inégalité sociale.

Qu’entendez-vous exactement par inégalité linguistique?

Le langage permet de dépasser l’œil, de dire non seulement ce que l’on voit, mais surtout ce qu’on ne voit pas. Il nous donne le pouvoir de contredire le monde, d’imaginer et de transcender notre humaine condition. Nous sommes en ce moment à un point précis de l’espace et du temps, et pourtant nous sommes capables de dire le «partout» et le «toujours», ce qu’aucun animal ne peut faire. Mais, avec les mêmes outils linguistiques, on peut dire le juste et l’infâme. Les mots sont des armes intellectuelles. Celui qui a des difficultés à conceptualiser et à argumenter sera perméable aux dogmes et aux discours sectaires qui foisonnent, souvent sous une forme linguistique impeccable; il ne fera pas la différence entre la vérité légitime et la vérité usurpée, exercera difficilement sa libre parole et son libre arbitre.

Mais en quoi la pauvreté du vocabulaire favorise-t-elle le ghetto et le communautarisme?

Il y a une loi simple en linguistique: moins on a de mots à sa disposition, plus on les utilise et plus ils perdent en précision. On a alors tendance à compenser l’imprécision de son vocabulaire par la connivence avec ses interlocuteurs, à ne plus communiquer qu’avec un nombre de gens restreint. La pauvreté linguistique favorise le ghetto; le ghetto conforte la pauvreté linguistique. En ce sens, l’insécurité linguistique engendre une sorte d’autisme social. Quand les gamins de banlieue ne maîtrisent que 800 mots, alors que les autres enfants français en possèdent plus de 2 500, il y a un déséquilibre énorme. Tout est «cool», tout est «grave», tout est «niqué», et plus rien n’a de sens. Ces mots sont des baudruches sémantiques: ils ont gonflé au point de dire tout et son contraire. «C’est grave» peut signifier «c’est merveilleux» comme «c’est épouvantable».

On vous dira que, dans les banlieues, on invente aussi des mots nouveaux qui sont, eux, très précis.

C’est de la démagogie! Ces néologismes sont spécifiques des banlieues et confortent le ghetto. L’effet est toujours centrifuge. Les enfants des milieux aisés vampirisent le vocabulaire des cités, mais ils disposent aussi du langage général qui leur permet d’affronter le monde. L’inverse n’est pas vrai. Arrêtons de nous ébahir devant ces groupes de rap et d’en faire de nouveaux Baudelaire! La spécificité culturelle ne justifie jamais que l’on renonce en son nom à des valeurs universelles. Cela est valable pour l’excision, la langue des sourds comme pour le langage des banlieues. Dans une étude récente en Seine-Saint-Denis, on a demandé à des collégiens ce que représentait pour eux la lecture. Plusieurs ont fait cette réponse surprenante: «La lecture, c’est pour les pédés!» Cela signifie que, pour eux, la lecture appartient à un monde efféminé, qui les exclut et qu’ils rejettent. Accepter le livre et la lecture serait passer dans le camp des autres, ce serait une trahison.

Il y aurait une forme de fierté, et même d’identité, à se proclamer inculte?

Exactement. L’échec devient un signe de reconnaissance du clan. Autre exemple: dans une classe de CP, dans une ZEP de Villeneuve-Saint-Georges [Val-de-Marne], une enseignante de 21 ans tentait désespérément de faire apprendre le mot «succulent». Un enfant s’est levé et a dit: «Ça, c’est un mot pour les filles.» A 6 ans, cet enfant vit déjà dans un monde coupé en deux, celui où le mot rare est un trésor et celui où il est ridicule.

Mais l’illettrisme ne vient pas toujours du ghetto…

Si l’on met à part les sujets souffrant de difficultés de lecture, comme la dyslexie et la dysphasie (3% des enfants concernés), et les cas d’illettrisme rural, dû à l’isolement, la plupart de ces jeunes viennent de la précarité. Le taux d’illettrés atteint plus de 30% parmi les allocataires du RMI. A la fin du XIXe siècle, il y avait 50% d’analphabètes en France, ce qui était considérable, mais ceux-ci n’étaient pas mis à l’écart de la société. Aujourd’hui, savoir lire et écrire est décisif. Même les aides jardiniers ou les mécaniciens auto doivent maîtriser des catalogues techniques, entrer des données, procéder à des actes de lecture et d’écriture complexes. Or 11,6% des jeunes Français entre 17 et 25 ans comprennent difficilement un texte court, un mode d’emploi ou un document administratif et ne savent pas utiliser un plan ou un tableau. Ils sont d’autant plus exclus que l’illettrisme est considéré comme une maladie honteuse.

Comment expliquer que, dans notre société si bavarde, qui ne cesse de communiquer, il y ait encore tant de handicapés du langage qui, de surcroît, ont passé douze années de leur vie sur les bancs de l’école?

L’une des raisons est l’augmentation considérable de la population scolaire. Il y a trente ans, l’école affichait cyniquement sa vocation à reproduire les inégalités sociales: l’examen de sixième éjectait du cursus scolaire deux tiers des enfants, en majorité issus des classes populaires, qui passaient alors leur certificat d’études primaires (avec d’ailleurs une orthographe très supérieure à celle des enfants du même âge aujourd’hui). Or on est passé de ce tri affiché à l’objectif de 80% d’élèves au bac, imposant à une population scolaire qui autrefois aurait suivi la filière courte du certificat d’études de rester au collège et au lycée jusqu’à 16 ans.

L’objectif était justement de lutter contre l’inégalité, de ne pas perpétuer ce fossé culturel entre les classes sociales.

Certes, mais alors il fallait changer complètement les programmes, les méthodes, les structures, les rythmes! Cela n’a pas été fait. A part quelques morceaux de sparadrap appliqués ici et là, l’école est restée la même. Il faut comprendre que l’apprentissage du langage n’est pas aussi naturel qu’il y paraît. C’est un travail. Quand un enfant apprend à parler, il le fait d’abord dans la proximité, dans un cercle étroit de connivence: la langue confirme ce qu’il voit, avec peu de mots. Petit à petit, en élargissant son langage, il quitte ce cocon douillet pour passer à l’inconnu: il va s’adresser à des gens qu’il n’a jamais vus, pour dire des choses dont ces gens n’ont jamais entendu parler. Il faut avoir l’ambition d’élargir le monde pour s’emparer des mots, et il faut s’emparer des mots pour élargir le monde. Mais, pour cela, l’enfant a absolument besoin d’un médiateur adulte à la fois bienveillant et exigeant qui transforme ses échecs en conquêtes nouvelles – «Je n’ai pas compris ce que tu veux me dire; il est important pour moi de te comprendre» – quelqu’un qui manifeste cette dimension essentielle du langage: l’altérité.

C’est précisément ce que l’enfant est censé trouver à l’école, dès la maternelle.

A cause de l’évolution sociologique de ces trente dernières années, l’activité professionnelle des mères, l’éloignement des grands-parents, l’école a accepté des enfants de 2 ans sans rien changer à sa pratique: ces petits se retrouvent dans des classes de 30, avec une maîtresse et, au mieux, une aide maternelle, à un âge où le langage explose (on passe de 50 à 300 mots et on inaugure les premières combinaisons syntaxiques). Dans ce contexte, ils restent entre eux. Cette réponse de l’école maternelle n’est pas honorable. Elle creuse encore le fossé culturel. C’est une catastrophe pour l’épanouissement psycholinguistique de l’enfant!

Le lieu commun est pourtant de louer l’école maternelle française: «Le meilleur système au monde», dit-on.

Pas pour les très petits. Si l’école veut les prendre en charge, elle doit le faire dans des classes de 10, dans des espaces mieux adaptés, avec des instituteurs spécialement formés. Mais je ne veux pas faire des enseignants des boucs émissaires ni des cyniques. Ils sont pris dans un système qui leur assigne des objectifs sans leur donner les moyens de les atteindre, et ils souffrent d’être obligés de laisser des enfants sur le bord du chemin. Lors de leur formation, dans les IUFM, on ne les prépare pas à jouer leur rôle. Et puis on cultive cette idée farfelue que, une fois les mécanismes de la lecture acquis, les enfants vont s’en emparer gaillardement et se mettre à lire. Certainement pas! Ils ont besoin d’être accompagnés: on ne lit pas un conte comme un énoncé de mathématiques.

On imagine que, pour les enfants qui ont un déficit linguistique précoce, les difficultés ne font que se renforcer au fil de leur scolarité…

Ils entrent en effet dans ce long couloir de l’illettrisme qui traverse l’Education nationale. A 7 ans, au lieu de comprendre des textes simples, ils en sont à déchiffrer péniblement les mots. A 11 ans, ils cherchent difficilement les informations dans un texte. Le collège les achève: «Tu ne sais pas lire!» clame le prof de math. «Tu ne sais pas lire», dit le prof d’histoire… C’est faux! Ils savent un peu lire, mais pas assez efficacement pour maîtriser les textes des différentes disciplines. Sur 100 élèves de sixième en difficulté, 94 le sont encore en troisième. Plus ils avancent dans le couloir, plus les portes de sortie sont rares. A 16 ans, c’est l’échec scolaire assuré. Souvent, le découragement. Parfois, la révolte, la violence.

Il y a quand même des filières professionnelles, des voies de rattrapage…

Ce sont de scandaleux faux-semblants! J’ai vu des mômes pleurer de joie à la remise des résultats du CAP de «technicien de surface», exactement comme des candidats à l’agrégation. On leur fait croire que ce «diplôme» est important, alors qu’il est dérisoire. Pour aggraver les choses, on enseigne le français dans les filières professionnelles comme en maîtrise de linguistique: on leur fait étudier le «schéma narratif», l’«arrière-plan» et l’«avant-plan», le «champ lexical» ou encore les «connecteurs d’argumentation», des concepts de pseudo-analyse sémiotique éloignés de l’univers du bon sens. C’est une forme de désespoir pédagogique qui révèle un vrai renoncement à faire partager à des élèves de culture populaire la vibration intime qu’engendre un beau texte.

Combien de beaux discours, de colloques, de résolutions, voire de réformes, pour en arriver là! Comment redistribuer plus équitablement ce «pouvoir linguistique» dont vous parlez?

On pourrait mobiliser les maîtres, les parents, les associations autour d’un grand projet: faire de nos enfants des résistants intellectuels, capables d’accueillir avec autant de bienveillance que d’exigence les discours et les textes des autres. Cela suppose que l’on donne à l’école les moyens de réduire la fracture culturelle qui la traverse en procédant aux réformes profondes indispensables aujourd’hui: modifier sérieusement la formation des maîtres; organiser pour tous les élèves des ateliers de lecture, d’écriture et de communication orale; mettre en œuvre une véritable politique des cycles respectant les différents rythmes d’apprentissage… Autant de décisions qui demandent volonté et courage politique, et rompraient avec les effets d’annonce et la démagogie.

Le linguiste que vous êtes est en fait devenu un vrai militant.

Oui. Je trouve scandaleux que nous relâchions dans la nature chaque année plus de 50 000 jeunes de 17 ans en situation d’illettrisme. Il faut les convaincre qu’il n’est jamais trop tard pour retrouver une perspective de savoir menant à une insertion professionnelle et sociale. Certes, il est plus difficile d’apprendre à lire et à écrire correctement à 17 ans qu’à 6 ans, mais tout est encore possible. La plasticité de l’intelligence est considérable. Et puis, pour moi, le langage est une manière de donner un sens à ce qui n’en a pas, à l’absurde, à l’éphémère. Un espoir un peu utopique de laisser une trace, de survivre. Voilà pourquoi j’ai fait de la linguistique: parce que le langage m’a toujours semblé la façon la plus juste d’exister.

Le combat d’Alain Bentolila

C’est son professeur de père qui, pendant son enfance, au fin fond du bled en Algérie, l’a fait vibrer avec les mots d’Hugo et lui a donné le goût du beau langage. Les années passées en Haïti, où il a conduit des programmes d’alphabétisation, lui ont ouvert les yeux sur le fléau de l’illettrisme. Depuis, Alain Bentolila, professeur à l’université Paris V, ne cesse de dénoncer le mépris ou l’indifférence qui, en France, plongent 1 enfant sur 10 dans une véritable «insécurité linguistique». Les mots sont des armes, explique-t-il, dont chaque enfant doit être équipé. Les siens, en tout cas, sont bien ciblés.

Voir également:

Le caillera pour tous

A Passy aussi on «kiffe», on «tripe», on se «tape des barres». Le langage des cités se répand partout. Histoire d’une invasion entre zone et quartiers chics

Marie Vaton

Le Nouvel observateur

10/04/08

C’est son quart d’heure potin. «Cette meuf-là, c’est trop une blata [salope],, elle met des jupes raz-la-fouf [raz-la-touffe], elle fait trop sa taspé [pétasse], confie-t-elle à ses amis. Sérieux, on dirait qu’elle pense qu’à rincer [coucher] c’est l’ahchouma [la honte] . » Dans la bouche de cette ancienne élève de Notre-Dame-de Grâce-de-Passy, ces mots-là peuvent surprendre. Sophie, 20 ans, parle banlieue couramment. Elle n’y a pourtant jamais mis les pieds. Elle fait partie de la jeunesse dorée des beaux quartiers. Son ghetto, ce n’est pas le 9-3, mais le 1-6, le 16e arrondissement de Paris où elle a grandi.

Le parler «caillera», ce «langage des exclus» longtemps vu comme une contre-culture «voyou», voire une sous-culture, serait-il devenu tendance chez les jeunes nantis ? Un langage pourtant ultra-code, qui mêle vieil argot et verlan, expressions arabes et africaines. Des mots cash, trash, parfois sexistes, souvent décriés parce qu’ils véhiculeraient la «haine» ? L’intéressée hausse les épaules. «Ca fait longtemps que le verlan a dépassé les limites de la cité», explique-t-elle. De la cour de récré aux boîtes de nuit branchées, il se répand comme une traînée de poudre. On ne rit plus, on s’tape des barres ou on s’charrie. En teuf on kiffe sa race sur de la bonne zik, du son chanmé en matant des meufs. Un vrai truc de ouf. Popularisé avec le «Nique ta mère» de Jamel Debbouze et le tube «Mets ta cagoule» de Michaël Youn, démocratisé par les animateurs radio Maurad et Difool, le verlan a définitivement passé le périph.

Aujourd’hui le slameur Abd Al Malik est décoré chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres, la rappeuse Diam’s remplit tous les Zénith de France, et le livre «Kiffe kiffe demain» de Faïza Guène a fait le tour du monde. Une preuve pour Yassine Belattar, chroniqueur sur la radio hip-hop Générations 88.2, que la culture urbaine est devenue une culture en soi : «Qu’on le veuille ou non, le hiphop, le rap, le graff se sont imposés dans le paysage culturel français.» Idem pour le langage, comme l’atteste l’entrée des mots comme teuf, keuf, djeun ou meuf dans le Petit Robert. Du ghetto au gotha, la culture banlieue est «bankable». A l’instar du fils aîné du président, Pierre Sarkozy, alias Mosey, producteur du prochain album de Doc Gynéco, ils sont plusieurs à avoir contribué à sortir le rap des cités : Mathias Cassel (frère de Vincent), à l’origine du groupe de hip-hop Assassin, ou Romain, fils de Costa-Gavras, qui a cofondé la boîte de production Kourtrajmé. «Il y a un réel engouement bourgeois pour cette culture, explique le linguiste Alain Bentolila. Mais c’est aussi la marque d’un encanaïllement un peu pervers. Car à la différence d’un jeune des cités, un «fils de» n’aura aucun mal à jongler avec un autre registre de langue lorsqu’il s’agira de reprendre la boîte de papa…»

Le «parler cité» perdrait-il son âme au contact des bourgeois ? «Ca nous fait bien marrer de voir que nos expressions sont utilisées à la télé et chez les snobs», dit Cédric Naguau. Il y a six mois, il a publié avec neuf autres jeunes d’Evry (Essonne) un «Lexik des cités». Le but ? «Démystifier ce langage, pour éviter les quiproquos et les stigmatisations.» Et contribuer à diffuser la richesse inventive de ces mots. Un exemple ? Pailéou. Une formule dérivée de : «Tu sais pas il est où ?» qui a tour à tour désigné un pot de colle, puis un lèche-botte. «Une fois créés, les mots ne nous appartiennent plus, ils nous échappent et voyagent, parfois disparaissent», poursuit Cédric. Et lorsqu’ils passent dans le langage courant, ils sont remplacés par d’autres, plus frais. Comme le mot femme : devenu meuf en verlan, il s’est «reverlanisé» pour se transformer enfeum. Car l’intérêt, c’est de brouiller les pistes, parler sans être compris des profs et des darons. «Dans les quartiers, on parle tous trois langues : celles de la maison, de la rue et de l’école», plaisante-t-il. Attention néanmoins de ne pas zapper la dernière, rappelle Cécile Ladjali, professeur de lettres à Bobigny, ou les mots se retourneront contre leur utilisateur. «Lécole est là pour enrichir la syntaxe, dit-elle. Sans mots, on est démuni, car le langage, c’est ce qui permet aux gens de se comprendre, et d’aller vers l’Autre, cet étranger qu’on ne connaît pas et qui fait peur.»

Cités en exemple

Bicraver : vendre.

C’est quoi ton 06 ? : quel est ton numéro de portable ?

Une boîte de six : un fourgon de police, en référence aux Chicken Nuggets, toujours vendus par six.

Un bolo/babtou : un Blanc.

Une boulette : une ronde, à cause de la «Boulette», la chanson de Diam’s.

Ficha pour toi : la honte pour toi.

Une nuitgrave : une cigarette, parce qu’elle «nuit gravement à la santé».

Taf-taf : vite fait.

Voir enfin:

Les jeunes bousculent la langue française

Mots mutilés, écriture phonétique, vocabulaire appauvri… Le « français » des adolescents inquiète les adultes

Christine LEGRAND

La Croix

16/11/2005

« Wesh » (salut, ça va ?), « Wua mortel, une teuf chez oit ? C’est chan-mé bien ! » (traduction approximative : « Tu fais une fête chez toi ? C’est super ! »)… « C’est trop de la balle » (idem)… Bribes de conversation ordinaire entre lycéens ordinaires, saisies au hasard d’un coin de rue d’un quartier plutôt chic de la capitale. Ce « céfran » que parle aujourd’hui les adolescents surprend souvent leurs parents, qui ont du mal à les comprendre. Opération réussie, puisque s’ils emploient un langage codé, c’est précisément pour exclure les adultes de leur univers. Ce phénomène n’est pas nouveau et le javanais d’après-guerre choquait autant les parents d’alors. Aujourd’hui, le langage des jeunes s’inspire souvent de la langue des cités, mélange de verlan, de termes empruntés à de vieux argots français, ou aux diverses cultures qui cohabitent dans nos cités.

À cette langue orale s’est rajoutée plus récemment une langue écrite, elle aussi très « cryptée » : le langage « texto » que les jeunes utilisent à un âge de plus en plus précoce, pour communiquer par SMS sur leurs téléphones portables ou par MSN sur leurs ordinateurs. Une écriture qui transcrit phonétiquement leur langue parlée et achève de tordre le cou à la langue de Molière en mutilant la syntaxe et l’orthographe, ce qui la rend encore plus incompréhensible aux non-initiés (« Kestufé ? Tnaz ? Je V06né A2m’1 » : « Qu’est-ce que tu fais ? Es-tu fatigué ? Je vais au cinéma. À demain »).

Ces nouveaux modes d’expression constituent-ils une menace pour la langue française ? Les observateurs les plus optimistes pensent que non. Les jeunes culturellement les plus favorisés feraient preuve d’une grande mobilité intellectuelle, jonglant en permanence avec ces outils et passant avec agilité d’un registre de langue à l’autre, en fonction de leur interlocuteur. Tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale, l’écriture phonétique, libérée des carcans de l’orthographe, réconcilie avec l’écrit les jeunes les plus réfractaires, en les décomplexant. « Les garçons notamment se sont mis à l’écriture plus intime via l’ordinateur, remarque ainsi la sociologue Dominique Pasquier, auteur d’une enquête sur les pratiques culturelles des lycéens (1). Et ceux qui sont cancres à l’école peuvent devenir leaders sur les “chats” (NDLR : forums de discussion pratiqués sur Internet), notamment dans les milieux populaires. » Mais ces nouveaux langages les éloignent encore plus de la langue qu’on leur enseigne à l’école et contribuent à propager une « culture de l’oralité » dans toutes les classes sociales (en particulier les classes moyennes), au détriment de la « culture livresque et humaniste » qui n’est quasiment plus transmise.

« Un écrit de l’immédiateté »

C’est ce que déplore Alain Bentolila, professeur de linguistique à l’université de Paris V et spécialiste de l’illettrisme. « L’écrit que pratiquent ces jeunes aujourd’hui a changé de perspective et de nature, dit-il. C’est un écrit de l’immédiateté, de la rapidité et de la connivence : réduit au minimum, il n’est destiné à être compris que par celui à qui on s’adresse. Or, la spécificité de l’écrit par rapport à l’oral est qu’il permet de communiquer en différé et sur la durée : il est arrivé dans la civilisation pour laisser des traces. »

Ce principe de « connivence » et d’« économie linguistique » qui touchait jusque-là les « ghettos » des cités » (« où on est condamné, dit-il, à ne s’adresser qu’à ceux qui nous ressemblent ») traverse désormais la jeunesse tout entière. « Ce qui a changé, dit-il, c’est que nos enfants, qu’on a cru nourrir de nos mots, utilisent un vocabulaire très restreint, réduit à environ 1 500 mots quand ils parlent entre eux – et à 600 ou 800 mots dans les cités. » Les adolescents les plus privilégiés possèdent, certes, une « réserve » de vocabulaire qui peut être très importante et dans laquelle ils piochent en cas de nécessité (à l’école, avec des adultes, lors d’un entretien d’embauche…), ce qui leur permet une « socialisation » plus importante. Mais globalement, estime le linguiste, ce bagage de mots que possèdent les jeunes a tendance à s’appauvrir quel que soit leur milieu.

Première responsable : la télévision. D’abord, parce que les émissions que la majorité des enfants et des adolescents regardent utilisent un vocabulaire très réduit. Mais aussi, explique Alain Bentolila, parce qu’elles entretiennent ce « principe de connivence » : “La compréhension ne se gagne pas, elle est donnée d’emblée.” Nous pensons avoir élevé nos enfants dans l’appétit de la découverte de l’inconnu et on est battu en brèche par cette télévision qui leur fait la promesse du déjà-vu, qui les habitue à n’accepter que du prévisible.

3 Responses to Langues: Français, pour exister, parlez English et laissez la lecture aux pédés! (Faced with English’s hegemony, will French backslang itself to extinction?)

  1. jcdurbant dit :

    C’est la démagogie, imbécile !

    Ca y est, ils vont nous refaire le coup de l’ebonics sauf que là, c’est l’internet ebonics !

    CC C MWA ! Sa va dps samedi ? G 1 truc a te dir jcroi kon devré fer 1 brek… bz

    « La réécriture fait partie des exercices du brevet : on l’a proposé dans nos manuels avec cet exemple de SMS, mais aussi avec des textes de Raymond Queneau… »

    Delphine Dourlet (Nathan)

    Le manuel de français « Lire aux éclats 5e-3e » propose au chapitre des récits héroïques des extraits des sagas « Harry Potter » ou « Hunger Games », à côté des classiques d’Homère et Chrétien de Troyes …

    http://www.leparisien.fr/informations/reecriture-de-sms-et-extraits-de-harry-potter-chez-nathan-17-06-2016-5891659.php

    (Re)voir:

    Il y a un réel engouement bourgeois pour cette culture. Mais c’est aussi la marque d’un encanaïllement un peu pervers. Car à la différence d’un jeune des cités, un «fils de» n’aura aucun mal à jongler avec un autre registre de langue lorsqu’il s’agira de reprendre la boîte de papa…

    Ce qui a changé, c’est que nos enfants, qu’on a cru nourrir de nos mots, utilisent un vocabulaire très restreint, réduit à environ 1 500 mots quand ils parlent entre eux – et à 600 ou 800 mots dans les cités. » Les adolescents les plus privilégiés possèdent, certes, une « réserve » de vocabulaire qui peut être très importante et dans laquelle ils piochent en cas de nécessité (à l’école, avec des adultes, lors d’un entretien d’embauche…), ce qui leur permet une « socialisation » plus importante. Mais globalement, ce bagage de mots que possèdent les jeunes a tendance à s’appauvrir quel que soit leur milieu.

    Il y a une loi simple en linguistique: moins on a de mots à sa disposition, plus on les utilise et plus ils perdent en précision. On a alors tendance à compenser l’imprécision de son vocabulaire par la connivence avec ses interlocuteurs, à ne plus communiquer qu’avec un nombre de gens restreint. La pauvreté linguistique favorise le ghetto; le ghetto conforte la pauvreté linguistique. En ce sens, l’insécurité linguistique engendre une sorte d’autisme social.

    Quand les gamins de banlieue ne maîtrisent que 800 mots, alors que les autres enfants français en possèdent plus de 2 500, il y a un déséquilibre énorme. Tout est «cool», tout est «grave», tout est «niqué», et plus rien n’a de sens. Ces mots sont des baudruches sémantiques: ils ont gonflé au point de dire tout et son contraire. «C’est grave» peut signifier «c’est merveilleux» comme «c’est épouvantable».

    C’est de la démagogie! Ces néologismes sont spécifiques des banlieues et confortent le ghetto. L’effet est toujours centrifuge. Les enfants des milieux aisés vampirisent le vocabulaire des cités, mais ils disposent aussi du langage général qui leur permet d’affronter le monde. L’inverse n’est pas vrai. Arrêtons de nous ébahir devant ces groupes de rap et d’en faire de nouveaux Baudelaire! La spécificité culturelle ne justifie jamais que l’on renonce en son nom à des valeurs universelles. Cela est valable pour l’excision, la langue des sourds comme pour le langage des banlieues. Dans une étude récente en Seine-Saint-Denis, on a demandé à des collégiens ce que représentait pour eux la lecture. Plusieurs ont fait cette réponse surprenante: «La lecture, c’est pour les pédés!» Cela signifie que, pour eux, la lecture appartient à un monde efféminé, qui les exclut et qu’ils rejettent. Accepter le livre et la lecture serait passer dans le camp des autres, ce serait une trahison. (…) Même les aides jardiniers ou les mécaniciens auto doivent maîtriser des catalogues techniques, entrer des données, procéder à des actes de lecture et d’écriture complexes. Or 11,6% des jeunes Français entre 17 et 25 ans comprennent difficilement un texte court, un mode d’emploi ou un document administratif et ne savent pas utiliser un plan ou un tableau.

    Il y a trente ans, l’école affichait cyniquement sa vocation à reproduire les inégalités sociales: l’examen de sixième éjectait du cursus scolaire deux tiers des enfants, en majorité issus des classes populaires, qui passaient alors leur certificat d’études primaires (avec d’ailleurs une orthographe très supérieure à celle des enfants du même âge aujourd’hui). Or on est passé de ce tri affiché à l’objectif de 80% d’élèves au bac, imposant à une population scolaire qui autrefois aurait suivi la filière courte du certificat d’études de rester au collège et au lycée jusqu’à 16 ans.

    mais alors il fallait changer complètement les programmes, les méthodes, les structures, les rythmes! Cela n’a pas été fait. A part quelques morceaux de sparadrap appliqués ici et là, l’école est restée la même. Il faut comprendre que l’apprentissage du langage n’est pas aussi naturel qu’il y paraît. C’est un travail. Quand un enfant apprend à parler, il le fait d’abord dans la proximité, dans un cercle étroit de connivence: la langue confirme ce qu’il voit, avec peu de mots. Petit à petit, en élargissant son langage, il quitte ce cocon douillet pour passer à l’inconnu: il va s’adresser à des gens qu’il n’a jamais vus, pour dire des choses dont ces gens n’ont jamais entendu parler. Il faut avoir l’ambition d’élargir le monde pour s’emparer des mots, et il faut s’emparer des mots pour élargir le monde. Mais, pour cela, l’enfant a absolument besoin d’un médiateur adulte à la fois bienveillant et exigeant qui transforme ses échecs en conquêtes nouvelles – «Je n’ai pas compris ce que tu veux me dire; il est important pour moi de te comprendre» – quelqu’un qui manifeste cette dimension essentielle du langage: l’altérité.

    A cause de l’évolution sociologique de ces trente dernières années, l’activité professionnelle des mères, l’éloignement des grands-parents, l’école a accepté des enfants de 2 ans sans rien changer à sa pratique: ces petits se retrouvent dans des classes de 30, avec une maîtresse et, au mieux, une aide maternelle, à un âge où le langage explose (on passe de 50 à 300 mots et on inaugure les premières combinaisons syntaxiques). Dans ce contexte, ils restent entre eux. Cette réponse de l’école maternelle n’est pas honorable. Elle creuse encore le fossé culturel. C’est une catastrophe pour l’épanouissement psycholinguistique de l’enfant!

    Mais je ne veux pas faire des enseignants des boucs émissaires ni des cyniques. Ils sont pris dans un système qui leur assigne des objectifs sans leur donner les moyens de les atteindre, et ils souffrent d’être obligés de laisser des enfants sur le bord du chemin. Lors de leur formation, dans les IUFM, on ne les prépare pas à jouer leur rôle. Et puis on cultive cette idée farfelue que, une fois les mécanismes de la lecture acquis, les enfants vont s’en emparer gaillardement et se mettre à lire. Certainement pas! Ils ont besoin d’être accompagnés: on ne lit pas un conte comme un énoncé de mathématiques.

    J’ai vu des mômes pleurer de joie à la remise des résultats du CAP de «technicien de surface», exactement comme des candidats à l’agrégation. On leur fait croire que ce «diplôme» est important, alors qu’il est dérisoire. Pour aggraver les choses, on enseigne le français dans les filières professionnelles comme en maîtrise de linguistique: on leur fait étudier le «schéma narratif», l’«arrière-plan» et l’«avant-plan», le «champ lexical» ou encore les «connecteurs d’argumentation», des concepts de pseudo-analyse sémiotique éloignés de l’univers du bon sens. C’est une forme de désespoir pédagogique qui révèle un vrai renoncement à faire partager à des élèves de culture populaire la vibration intime qu’engendre un beau texte.

    Je trouve scandaleux que nous relâchions dans la nature chaque année plus de 50 000 jeunes de 17 ans en situation d’illettrisme. Il faut les convaincre qu’il n’est jamais trop tard pour retrouver une perspective de savoir menant à une insertion professionnelle et sociale. Certes, il est plus difficile d’apprendre à lire et à écrire correctement à 17 ans qu’à 6 ans, mais tout est encore possible. La plasticité de l’intelligence est considérable.

    Alain Bentolila (linguiste et spécialiste de l’illettrisme)

    J’aime

  2. jcdurbant dit :

    « A force de vouloir se faire rue, on est devenu caniveau. »

    Abd Al Malik

    http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/05/02/31003-20160502ARTFIG00065-sms-punchlines-claude-francois-bienvenue-dans-la-reforme-du-college.php

    chaque « séquence » conduit désormais à l’impératif d’une production utilitaire – cette obsession étant déclinée jusqu’à l’absurde. Les sciences humaines servent à écrire un journal de classe et à « mobiliser son collège contre la faim dans le monde ». L’histoire se déroule par activités d’équipes, ou par tâches à mener : « je construis des hypothèses, je m’exprime, j’enquête… » L’enseignement scientifique aboutit à comprendre une actualité people datée et morbide, en mesurant l’intensité du courant qui a traversé Claude François électrocuté dans sa baignoire. La littérature sert à réaliser une affiche contre les discriminations, à produire le clip d’une chanson de Renaud, ou à écrire une lettre de rupture à sa copine à partir d’un texto dysorthographique… (…) Tout le pari de l’éducation consiste à savoir qu’un élève possède des capacités qu’il ne se connaît pas encore, et à lui donner l’occasion de les accomplir. Et pour cela, l’école peut offrir à chacun d’entre eux un chemin singulier, différent de son horizon ordinaire – un chemin d’évasion qui les fasse sortir de l’immédiateté du quotidien, qui les élève. Ce chemin, c’est la culture, sous toutes ses formes. Tous les enseignants se sont engagés pour cela : nous savons que nos élèves méritent le meilleur – et d’abord ceux qui sont aujourd’hui les plus défavorisés. Et nous savons que, si on sait avancer progressivement avec eux, ils vibrent infiniment plus quand on les entraîne vers les grands textes, dans l’aventure scientifique, dans des apprentissages stimulants, que quand on prétend leur parler de leur quotidien – que par définition ils connaissent déjà. L’école qui fait grandir, c’est celle où on découvre chaque jour du nouveau, et où l’on se découvre avec émerveillement capable d’une parole nouvelle – et non celle qui prétend supprimer l’ennui en se penchant vers les élèves avec condescendance, en croyant parler leur langage. L’école qui a du sens, c’est celle qui leur permet de rencontrer Ulysse et Pénélope, Chimène et Rodrigue, Cyrano et Roxane – pas celle qui donne comme sujet de littérature : « Cc c mwa, jcroi kon devré fer 1 brek. » Il y a d’immenses talents dans nos classes, partout ! Et c’est à ce niveau-là qu’il faudrait les rejoindre si nous voulons leur parler ? Mais qu’on arrête de mépriser nos élèves ! Cette réforme du collège, c’est une violence néocoloniale ; c’est l’institution descendant vers les jeunes en leur disant : « Toi comprendre moi ? Ecole pas être trop difficile pour toi ? Toi être content maintenant ? » Quand nous prétendons leur apprendre à utiliser des Ipad ou à faire des bonnes vannes, quand les manuels de français citent du rap en espérant « avoir le swag », nos élèves comprennent parfaitement qu’on les prend pour des imbéciles. Et ils auront raison de nous en vouloir de les avoir réduits à cela. (…) Pour coller à son calendrier de communication, à un an des présidentielles, la ministre a décidé de changer tous les programmes en même temps, du primaire à la fin du collège ; jusque là on déployait les réformes année par année, pour garantir la cohérence de la scolarité de chaque élève. C’est la première fois dans l’histoire que le ministère impose de changer la totalité des enseignements à la rentrée, et donc de changer tous les manuels, pour se conformer à des programmes qu’il a publiés il y a quatre mois seulement… C’est dire le climat d’improvisation complète dans lequel les éditeurs ont travaillé. L’éducation prend du temps, elle devrait mériter mieux que cette précipitation électoraliste et idéologique. Sans compter que ce changement brutal représente maintenant une dépense de 780 millions d’euros – une somme énorme, simplement pour acheter des manuels scolaires bâclés, et fondés sur une réforme absurde. (…) La gauche a amplifié cette crise, en persévérant dans la déconstruction de l’enseignement, dont la réforme du collège marque une étape supplémentaire. Dans un climat de mensonge permanent, le gouvernement a sacrifié tous les élèves, les plus avancés et les plus faibles ; il a détruit ce qui fonctionnait encore, les classes bilangues comme les réseaux d’aide aux élèves en difficulté. Il a méprisé les enseignants, les familles, en imposant les rythmes scolaires ou la réforme du collège sans dialogue, dans un vrai climat de coercition. Il a appauvri comme jamais la transmission de la culture, en supprimant les langues anciennes, en remplaçant des heures de cours par des activités productives, au nom d’un utilitarisme qui la rapproche d’ailleurs des vieux démons de la droite.

    Francois-Xavier Bellamy

    http://www.magistro.fr/index.php/template/lorem-ipsum/du-cote-des-elites/item/2693-nouveaux-manuels-scolaires

    J’aime

  3. jcdurbant dit :

    C’EST LA SOCIOLOGIE, IMBECILE ! (On nous rebat les oreilles avec la Courneuve, mais qui parle de l’Aisne et des DOMTOM ?)

    La carte de l’échec scolaire suit fidèlement la carte sociale du pays. Essentiellement en ce que les résultats de l’école primaire sont principalement corrélés aux indicateurs classiques de la sociologie en termes de revenus et de pratiques culturelles. La carte ci-contre, malgré son échelle départementale (il faudrait descendre au niveau de chaque école et de son bassin de recrutement), le démontre. La probabilité pour que cette carte soit corrélée à une carte des différentes méthodes ou pédagogies utilisées est proche de zéro. Chercher dans ces dernières un facteur explicatif majeur du phénomène observé est donc un déni de science brutal. En revanche la carte suit grosso modo des indicateurs sociologiques de revenus et de pratiques culturelles avec une corrélation proche de 1 (il suffit de prendre l’exemple de la Seine Saint Denis) même si des subtilités bien connues des sociologues de l’éducation peuvent apparaître (Hérault…). Le rasoir d’Ockham permet d’en conclure qu’il s’agit du principal facteur explicatif et donc du principal levier sur lequel agir. Mais l’explication de cette corrélation ne fait, elle aussi, guère de doute… et se trouve même renforcée par l’exploration du cerveau lecteur par l’IRM fonctionnelle.

    Bien sûr, il existe des filles d’avocats, des fils de professeurs, des enfants d’ingénieurs ou de médecins qui échouent. Bien sûr il existe des enfants d’ouvriers et d’employés qui réussissent. Mais pour dire avec d’autres mots cette réalité sociologique première, ceux des praticiens, des instituteurs et institutrices d’école primaire : « il est extrêmement difficile d’empêcher une classe composée à 100% d’enfants de CSP++ de savoir lire en milieu de cours préparatoire et il est extrêmement difficile d’entraîner au même succès une classe composée à 100% d’enfants de milieux populaires ». Les qualités pédagogiques et les méthodes des enseignants peuvent bien sûr moduler cette règle d’airain, mais pas en modifier l’efficacité générale.

    Le sociologue dit seulement la corrélation. L’instituteur le moins formé aux sciences cognitives en connaît, d’expérience, l’explication cognitive. Le niveau du langage parental (en particulier lorsqu’il s’agit d’immigrés de fraîche date), le niveau culturel de la famille, l’absence de l’écrit à la maison, le défaut d’éveil à la lecture familial, la distance énorme entre le langage parlé de la famille et celui de l’écrit scolaire… Tout est bien explicatif de l’échec. De même que toutes les situations inverses, courantes dans les milieux CSP++, expliquent fondamentalement pourquoi même le plus nul des enseignants parvient à des résultats magnifiques dans une classe de Neuilly tandis que son collègue brillantissime rame à la Courneuve…

    http://huet.blog.lemonde.fr/2018/01/18/leducation-les-sciences-du-cerveau-la-sociologie/

    C’est à Paris que ces difficultés de lecture sont les plus faibles (4,6 %), juste devant les Hauts-de-Seine (5,1 %) et les Yvelines (5,8 %). Mais leur fréquence double en Seine-Saint-Denis (11,4 %). Globalement, les courbes suivent celles de la pauvreté : plus l’indice de revenus est bas, plus celui de l’éducation est faible. En métropole, c’est dans l’Aisne que les résultats sont les moins bons (16,73 %). Plus généralement, les difficultés sont plus prononcées au nord de la Loire (à l’exception de la Bretagne). La fracture est impressionnante outre-mer : 34 % en Martinique, 48 % en Guyane et jusqu’à 74 % à Mayotte ! (…) Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’illettrisme n’est pas plus fréquent dans les familles d’origine étrangère. Selon les chiffres de l’Insee, 70 % des personnes illettrées ont grandi dans un environnement familial francophone.

    http://www.leparisien.fr/societe/de-grosses-inegalites-09-09-2016-6105729.php

    « Le couloir de l’illettrisme, dans lequel certains se retrouvent enfermés très tôt, commence dès la maternelle, avec une inégalité très forte sur le plan du vocabulaire. A l’entrée au CP, les moins avancés culminent à 220 mots connus, quand d’autres dépassent les 1 300. Pour un enfant qui ne possède pas un lexique mental oral, le déchiffrage à l’écrit se fait à vide. Quelle que soit la méthode utilisée par l’enseignant, il aura des difficultés, qu’il risque de traîner jusqu’à l’âge adulte. (…) Il n’y a pas de fatalité. D’ailleurs, les pays du nord de l’Europe, ainsi que l’Allemagne et la Corée sont bien meilleurs que nous. Là-bas, le taux d’illettrisme plafonne à 3,5 ou 4 % de la population. En France, 11 % des plus de 15 ans ont de grosses difficultés de lecture et d’écriture, et sont incapables de lire un texte simple de plus de cinq lignes et d’en tirer une information, ou une action. C’est inacceptable pour la santé culturelle et économique de notre pays mais aussi sur le plan des valeurs. Laisser quelqu’un sur le bord du chemin de la lecture, incapable de raisonner, c’est le rendre vulnérable à des discours extrémistes. (…) C’est au niveau de la prévention que le système pèche. Certes, l’Education nationale a pris ces dernières années des décisions utiles, comme le dispositif Plus de maîtres que de classes qui doit permettre d’aider plus spécifiquement les enfants en difficulté. Mais il faut aller plus loin. (…) Il faut mettre le paquet sur la maternelle, avec pas plus de 15 élèves par classe, et des enseignants mieux formés, à tous les niveaux, à une pédagogie qui tient compte des niveaux différents dans la classe et met l’accent sur la compréhension des textes. Il faut aussi évaluer précisément les élèves aux grandes étapes clés que sont le CP et la 6e : dresser des profils précis des difficultés de chacun, au milieu de l’année, pour remédier à toutes les lacunes avant les grandes vacances, en faisant travailler la classe par petits groupes. [les classes spécifiques] c’est une très mauvaise idée, cela revient à les déclarer perdus. Il y a aura toujours des enfants en difficulté, mais il est possible de réduire le taux. On peut faire mieux que les chiffres actuels. Les déterminismes sociaux ne sont pas tout, sinon, il n’y a plus qu’à fermer les écoles ! »

    Alain Bentolila

    http://www.leparisien.fr/societe/l-illettrisme-un-mal-francais-09-09-2016-6105867.php

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.