Antisémitisme: Debray enlève le bas (French ex-marxist revolutionary does his antisemitic coming out)

Image result for Myriam j'enlève le basVous me disiez: « La grandeur de mon pays n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n’a de sens, ceux qui, comme nous, jeunes Allemands, ont la chance d’en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier. » Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. « Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre. » Vous m’avez dit : « Allons, vous n’aimez pas votre pays ». Albert Camus (Lettres à un ami allemand, 1943)
Je voudrais seulement prévenir un malentendu. Lorsque l’auteur de ces lettres dit « vous », il ne veut pas dire « vous autres Allemands », mais « vous autres nazis ». Albert Camus (Lettres à un ami allemand, préface à l’édition italienne, 1943)
J’observe simplement un phénomène de translation, de transmission et de continuité. Cela étant, vous ne pouvez tout de même pas empêcher quelqu’un de s’attendrir de la disparition de sa langue. Il n’y a certes rien de catastrophique, il ne s’agit que d’une mutation; mais enfin, un «gallo-ricain» du troisième siècle peut éprouver quelque nostalgie à l’égard de son grand-père burgonde, même si une avance technique et culturelle est avérée (…) Je suis post-hégélien, comme tous les post-marxistes: hégélien par l’idée de la négation qui dépasse, de l’Aufheben –toute transmission est une Aufheben (en allemand: dépasser), une négation transformatrice. Le Soleil de l’histoire se lève à l’est et se couche à l’ouest. Naturellement, je ne pense pas que l’Etat prussien de 1840 marque le dernier terme de l’histoire! Toutefois, la catégorie conceptuelle de société civile subordonnée par l’Etat me plaît, j’y vois le lieu de la synthèse gouvernementale, animée par la rationalité. Chez Fukuyama, me déplaît cette prétention à dire: nous, capitalisme libéral, nous avons vaincu l’URSS, donc l’histoire est terminée! (…) « Tout advient par discorde et nécessité ». Le refus du mot d’Héraclite par les Etats-Unis m’apparaît en effet symptomatique du refus de la douleur, des larmes que tout un chacun éprouve du fait même de vivre. Ils troquent la fin du sacré contre l’épanouissement individuel, qui peut ressembler au dernier homme de Nietzsche. Demeure cependant un invariant hégélien: on ne se pose qu’en s’opposant –à ceci près qu’il faut éviter que l’opposition devienne extrême. Fort heureusement, pour l’instant, elle est symbolique, informationnelle, économique. Je ne crois pas que le glucide ait raison de tout, que le sacré puisse vaincre toutes les autres saveurs. (…) J’observe plutôt un tournant du synthétique à l’analytique, du social à l’individuel. La société des individus n’est plus incluse dans une totalité qui la dépasse, au profit de la recherche de l’intérêt de chacun, comme logique régulatrice du devenir. En un mot, c’est la civilisation du tout-à-l’ego. C’était ce que l’esprit jacobin que je suis entendait par tournant de droite. Mais il existe en effet un second sens, celui de résurrection identitaire, de retour de l’identitaire. (…) Je distingue deux courants ayant participé à la minoration de la philosophie française. D’abord, à partir des années 1940, on assiste à une germanisation de la philosophie française par influences husserlienne, heideggérienne, herméneutique et néo-hégélienne: se transmet un jargon calqué de l’allemand. Puis vient à partir des années 1960 une influence américaine: c’est le «linguistic turn». Cette philosophie du langage s’aggrave par la spécialisation extrême, ce que Comte tançait d’ « l’idiotie dispersive » –en cela, le positivisme critiquait l’empirisme comme culte du fait. C’est alors la fin d’une certaine culture française: Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Valéry sont dénigrés comme penseurs parce que prosateurs. On les moque comme « philosophes continentaux » –dénigrement que j’avais déjà déploré dans Le pouvoir intellectuel en France. Quand on fait de la philosophie, de deux choses l’une: ou bien on fait un article philosophique savant, avec des notes, un jargon, une bibliographie, une lourdeur, une lenteur commandée par la patience du concept, et on n’est pas beaucoup lu, sinon par quelques collègues qui le plus souvent ne vous lisent pas. Ou bien on enlève les échafaudages, on ne jargonne pas, on se donne deux fois plus de mal –et on est deux fois moins récompensé. (…) L’historien Arnold Toynbee distinguait deux types de réponses des cultures dominées confrontées à un culture dominante. Soit on est hérodien, alors on peut passer un compromis –comme le Japon Meiji qui adopta la technique occidentale pour maintenir la culture nippone–, et on peut s’intégrer comme les musulmans progressistes, urbanisés qui peuplent le pourtour méditerranéen. Soit on est zélote: alors on se replie dans son désert et on livre combat avec son identité archaïque. L’islam semble déchiré entre ces deux voies, et ne me paraît pas porteur des ferments nécessaires d’une civilisation pour émerger. Il n’a ni la capacité technologique, ni littéraire, ni productive, ni cinématographique. Aussi ne constitue-t-il pas une menace à long-terme. Certes, la violence islamiste prend une ampleur démesurée par le truchement de la vidéo-sphère, mais elle ne saurait prévaloir à long terme. Nous devons cependant lui reconnaître une supériorité: l’acceptation de la mort… (…) le parallèle avec Mishima est intéressant. En fin de compte, le zélote, tout comme la forteresse, est suicidaire. Elle est néanmoins porteuse d’espoir, en cela qu’elle marque un repère nationaliste pour l’avenir… (…) Le cas de la Chine est très intéressant: c’est une civilisation suffisamment ancienne et massive pour pouvoir jouer à force égale avec l’Occident. Ils ont été très hérodiens au plan économique et industriel depuis Deng Xiaoping, avec cependant des poussées idéologiques de zélotisme pour maintenir une posture nationale-communiste. Le marxisme a été en cela une façon d’occidentaliser l’Orient, même si paradoxalement, l’Orient s’en est servi de résistance: en 1911, Lu Xun s’écriait: «A bas la médecine chinoise!» Pendant longtemps, les Chinois ont joué Marx contre Confucius. (…) La notion d’identité me gêne (…), car elle implique un état statique, limité, défini. Or s’il devait y avoir quelque chose comme une identité, il faudrait la comprendre comme processus, travail de soi sur soi –mais à partir d’un héritage qui limite les capacités heuristiques de ce travail de soi sur soi. Je préfère le terme de «personnalité». (…) [Mai 68] est un oubli fâcheux. Mai 68 a été un mouvement d’américanisation accélérée, qui a promu la société civile contre l’Etat, la jouissance contre l’institution. Une grande poussée californienne qui s’est faite, comme d’habitude, sous le drapeau rouge: pour tourner à droite, il faut mettre le clignotant à gauche. C’est à partir de là que nous nous sommes acclimatés aux métiers de la communication et du marketing qu’occupent à merveille les soixante-huitards. (…) Jugeons sur pièces (…) et laissons le temps faire son ouvrage! Il est certain qu’Emmanuel Macron constitue une personnalité contradictoire et donc, à ce titre, fort intéressante. Régis Debray
Changez les noms. Mettez ici à la place d’Itzhak Shamir et de Menahem Begin, anciens terroristes promus chefs de gouvernement, quelques noms de Palestiniens emprisonnés ou pourchassés, et vous ne perdrez pas tout espoir de voir un jour la paix. Régis Debray
J’ai trouvé des minorités chrétiennes assaillies par la violence, par l’exode, la dénatalité, le chômage. Entre l’étau israélien et l’hostilité islamique, ils sont suspects pour tout le monde. L’Occident les lâche : trop arabes pour la droite et trop chrétiens pour la gauche. Ce sont pourtant eux qui ont modernisé le monde arabe. Au Xe siècle, ils ont traduit en arabe la culture grecque et au XXe, ils ont été à la pointe de la laïcisation. Ils ont joué un peu le même rôle que les Juifs en Occident au XIXe et subissent un antichristianisme qui rappelle l’antisémitisme d’antan. Et l’invasion américaine en Irak a empiré la donne, en provoquant l’exode massif des chrétiens assimilés à une cinquième colonne. M. Bush a pour ainsi dire islamisé à mort toute la région. (…) Il est grotesque et contre-productif de couper les ponts avec ces forces-là. Nous entretenons leur expansion. Les Américains bien sûr, mais aussi les Européens qui se cachent derrière eux. La religion prend la relève d’une faillite des mouvements laïcs, à laquelle nous avons contribué. (…) Je suis partagé entre mon admiration éthico-intellectuelle pour un formidable exploit de modernité laïque et suis rebuté par la remontée d’un nationalisme théologique qui fait revenir au premier plan l’archaïque et le tribal. Quand je vois des colons, francophones ou américains, arborer devant le mur des Lamentations I am a superjew et faire les fiers-à-bras en tee-shirt devant les Arabes, je suis consterné. (…) L’Europe paie largement l’Autorité palestinienne et ses 150 000 fonctionnaires. Elle finance aussi les infrastructures des Territoires, routes, écoles, hôpitaux. Israël les démolit régulièrement. L’Europe paie et se tait ! Elle aurait pu conditionner son aide à l’Autorité, qui soulage l’occupant, au respect des accords et du calendrier en Cisjordanie, où la colonisation continue de plus belle. L’Europe s’offre une bonne conscience avec de l’humanitaire. Pourtant, sortir de sa passivité serait servir les intérêts à long terme d’Israël. Mais l’Europe ne peut pas se distinguer de l’Amérique pour des raisons historiques : elle craint de se faire taxer d’antisémitisme. Régis Debray (2009)
Cet essentialisme culturel ne me dit rien qui vaille. (…) je le trouve moralement dangereux: mine de rien, il réinstalle Israël au cœur d’une toile d’araignée d’où, armé de ses trois armes absolues – la Bombe, la Bible et l’Holocauste –, il manipulerait le monde. Elie Barnavi (Réponse à Régis Debray)
Tout ce que vous diagnostiquez du conflit israélo-palestinien est vrai, m’a-t-on répondu en substance, mais en France il n’est pas possible de dire publiquement ce que vous écrivez. Le déni de réalité, les faux-fuyants, la pénombre règnent, dans notre pays, autour de l’Israël d’aujourd’hui. Le jour où l’on m’a fait cette réponse, je me suis promis d’écrire un autre livre, engagé, celui-là, simplement pour me mettre en accord avec moi-même, avec ce que j’ai vu là-bas. (…) Abraham le prophète a des disciples, Jacob le patriarche a des descendants. Tout est là (…) Je refuse la supposée illégitimité des goys à aborder ces questions-là. Israël se présente comme le champion de l’Occident au Proche-Orient : en tant qu’Occidental, j’ai le droit de dire à mon soi-disant champion ce que m’inspirent ses pratiques. Et puis je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Au fond, je me suis débarrassé d’un pavé sur la langue. Je ne voulais pas crever sans l’avoir fait. (…) Devant ces check- points où se presse à l’aube un bétail humain infiniment patient, infiniment soumis malgré l’exaspération, j’ai eu honte. Il y a deux Israël, et je ne désespère pas de voir l’un prendre le dessus sur l’autre. Alors oui, je plonge dans la fosse, je quitte mon dégagement, je fais l’intellectuel, tant pis pour moi, par acquit de conscience. (…) Oui, Israël est le peuple de la transmission, de la mémoire. Or la transmission suppose de se mettre à part, de se démarquer, elle recèle une dose de repli sur soi, une possibilité d’autisme et de narcissisme : voilà sans doute pourquoi la dialectique israélienne, à la fois inquiétante et admirable, m’ébranle tant. J’avoue mon ambivalence, mais je demande simplement la liberté de juger et de lever un certain nombre d’inhibitions. (…) Si les synagogues déploient le drapeau et battent tambour, comment veux-tu que le Maghrébin de Barbès prenne au sérieux les appels à ne pas confondre les juifs de France et l’Etat d’Israël ? Régis Debray
Tout cela pourrait être dit plus simplement et, en toute hypothèse, plus brièvement. La société israélienne souffre d’une déficience immunitaire politique. Cette maladie n’est pas apparue avec Netanyahou et Liebermann; elle prend ses racines dans la désastreuse faillite de Camp David II et dans la deuxième Intifada. (…) En Israël, le sionisme n’est pas une idéologie. Comme projet global de renaissance nationale, il est mort et enterré. Aujourd’hui, il n’est plus qu’un slogan politique ou un autre mot pour désigner le patriotisme. Aviad Kleinberg (historien israélien, Le Point, 13. 05. 10)
Debray (…) multiplie les pirouettes dialectiques (…) ce procédé lui permet en outre d’affirmer une chose puis d’apporter un bémol ou un contrepoint et, donc, de se mettre à couvert. Comme s’il avait peur. Dans ses « Lettres à un ami allemand », Camus est très sévère, mais il ne joue pas à dire oui et non en même temps. Et ça a une autre allure. Sur le fond, Debray est totalement dans l’air du temps, en phase complète avec la doxa, avec les lieux communs anti-israéliens qu’affectionnent les médias et les bons esprits, et il joue les mousquetaires. (…) Je pourrais évidemment reprendre à mon compte une partie de ses propos. Mais c’est précisément cet entrelacement de vérités et d’erreurs qui fait le caractère pervers du livre. A l’arrivée, je ne retrouve rien, sous sa plume, des Israéliens et de l’Israël que je connais. Non seulement il n’aime pas particulièrement Israël, ce qui est son droit, mais il n’y comprend rien, ce qui est plus fâcheux dès lors qu’il se pique d’écrire sur le sujet. Claude Lanzmann

A découvrir vite dans son « teasing » du Point …

Le 19 mai, Debray enlève le bas!

Issu d’une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme ?, « Etat colonial », coloniser, exproprier, déraciner, bétail humain, maisons palestiniennes détruites, Palestiniens détenus, barrages, vexations et brutalités gratuites, loi du retour permettant à un coreligionnaire étranger tombé de la planète Mars, New York ou Odessa de traiter l’autochtone en étranger, fierté retrouvée, dégradation, morcellement méthodique du voisin, « réprimer, faire peur et humilier », 43 % des Palestiniens au-dessous du seuil de pauvreté), guerre coloniale vieille école, mousqueton et sagaie, bombardier et molotov, dont enfants et femmes, barbare avec les faibles, dignitaires de la communauté pa assez gallicans, singularité d’existence, supériorité d’espèce, rue juive aveuglée par la Shoah, talismans rhétoriques, fausses analogies, présent psychotique, abus de mémoire, tellement victimes que plus responsables, peur qui fait de plus en plus peur aux voisins, hantises de survie, tradition juive qui déborde et dépasse le fait culturel israélien né qu’au dernier quart du XIXe siècle, diplomatie calibrée pour la vidéosphère, tempère le bulldozer par la flûte enchantée. Quand on a saisi qu’une fausse impression répandue est un fait vrai qui dispense d’aller au fait, on ne peut plus parler de rideau de fumée parce que c’est la chose même qui part en fumée. Ainsi le « processus de paix », formule géniale. C’est le processus qui compte, non son résultat. L’annonce et le commentaire, le bruit suscité, l’interminable clapotis d’éditoriaux, chroniques, colloques, et non son application matérielle et concrète, colons et anticolons, ambiguïté, ambivalence., « Etat juif et démocratique, spécialité, esprit maison , tantôt Job tantôt Josué, Hamlet un soir et Siegfried au matin …

Quelle meilleure controverse pour lancer un livre et relancer une carrière un peu flageolante?

Après les coups de sang éditoriaux annuels contre les m’as-tu-vu du Festival d’Avignon, l’obscénité démocratique, Venise, les Lumières, la dictature du jeunisme, les dérives de la presse écrite, les intellectuels, la religion…

Après les petits coups de main occasionnels à ses compères en fausses écritures …

Voici, de l’ex-guevariste et sherpa mitterrandien revenu de tout (enlèvement du nazi Klaus Barbie compris?) et dénonciateur patenté de la médiocrité des autres,… le contre Israël (créneau ô combien porteur)!

Avec tous les mots et les allusions (lettrées ou bibliques) qu’il faut distillés comme il se doit dans l’actuelle livraison du Point (il manque « apartheid », mais il doit bien être quelque part dans le reste du bouquin) …

Et naturellement les points d’interrogation ou les guillemets de rigueur (on vous dit « colonialisme »?, pas colonialisme !) …

Et surtout, derrière les appels du pied et les clins d’œil compréhensifs à nos pauvres Maghrébins, les cautions qu’il faut (le « refus de la novlangue, « l’ami juif ») …

Bien sûr, alors que « l’icône noire du terrorisme préislamiste » (dixit Le Point) « fait l’évènement à Cannes » avec une série sur Canal + et un film (sans compter l’interview « exclusif » du même numéro du Point), il se trouvera toujours des esprits chagrins pour s’étonner de l’absence des mots qui fâchent comme « irrédentisme arabe« , « terrorisme » ou « jihad » …

La charge de Régis Debray contre Israël
Violaine de Montclos
Le Point
13 mai 2010

Brûlot. Dans « A un ami israélien », à paraître le 19 mai chez Flammarion, l’écrivain dénonce la politique de l’Etat hébreu. Polémique en vue.

Il attend les coups. Il sait d’avance à quelles suspicions, à quels anathèmes l’expose la publication de ce brûlot qui va sans doute clairsemer les rangs de ses amitiés. Le destinataire de cette lettre « A un ami israélien », Elie Barnavi (qui répond à la fin du livre), historien et ancien ambassadeur d’Israël en France, lui a pleinement conservé la sienne. Mais on a semble-t-il là-bas, en Israël, une liberté de parole et de contestation sur le destin de l’Etat juif que l’on n’a pas de ce côté-ci de la Méditerranée.

Envoyé au Proche-Orient par le président Chirac pour y sonder les coexistences religieuses, Debray transforme en 2008 son « rapport » présidentiel – l’hôte de l’Elysée ayant changé – en un bel ouvrage : « Un candide en Terre sainte » (Gallimard, repris en « Folio »), ou les vagabondages d’un laïque lettré sur les chemins entrelacés des religions du Livre. Il remet tout de même aux autorités une note diplomatique… qui sera balayée d’un revers courtois de la main.«  » Tout ce que vous diagnostiquez du conflit israélo-palestinien est vrai , m’a-t-on répondu en substance,mais en France il n’est pas possible de dire publiquement ce que vous écrivez. »Le déni de réalité, les faux-fuyants, la pénombre règnent, dans notre pays, autour de l’Israël d’aujourd’hui. Le jour où l’on m’a fait cette réponse, je me suis promis d’écrire un autre livre, engagé, celui-là, simplement pour me mettre en accord avec moi-même, avec ce que j’ai vu là-bas », dit-il.

Et il n’a pas retenu sa plume. Substituant les termes qu’il croit justes aux euphémismes de la « novlangue » diplomatique : « boucler une population » plutôt qu’« évacuer un territoire »,« peine de mort » plutôt qu’« exécution judiciaire »,« mur » plutôt que « clôture de sécurité ». Exhortant d’une prose grondante, érudite et lumineuse l’Israël d’Abraham à prendre le pas sur celui, aujourd’hui triomphant, de Jacob.« Abraham le prophète a des disciples, Jacob le patriarche a des descendants. Tout est là. » S’aventurant enfin en zone interdite, celle de la mémoire de l’Holocauste, dont la sacralisation pénitentielle aveuglerait l’Occident sur le conflit colonisateur que mène, ici et maintenant, Israël. Les mots sont mille fois soupesés mais les choses sont dites, et l’on va sursauter.

Il devine les attaques, le procès en illégitimité que certains instruiront sans doute. Au nom de quoi, au nom de qui Debray tance-t-il, de nos rives pacifiées, un peuple dont il n’est pas et qui se vit aujourd’hui comme un peuple en guerre ?« Je refuse la supposée illégitimité des goys à aborder ces questions-là. Israël se présente comme le champion de l’Occident au Proche-Orient : en tant qu’Occidental, j’ai le droit de dire à mon soi-disant champion ce que m’inspirent ses pratiques. Et puis je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Au fond, je me suis débarrassé d’un pavé sur la langue. Je ne voulais pas crever sans l’avoir fait. » La phrase est grave, mais Debray n’a pas le masque ombrageux et les accents grandioses qu’on lui connaît parfois. Il a le sourire de celui qui vient, après tant d’années à l’observer de loin, d’entrer à nouveau dans la mêlée.

« J’ai eu honte ». Drapé dans la légende de ses vies successives – Debray le guevariste emprisonné dans les geôles boliviennes, Debray l’ex-sherpa mitterrandien désabusé du pouvoir -, le Commandeur avait fini par se pétrifier dans la posture distante de l’homme revenu de tout. Décryptant de son regard de biais notre société de l’image et les innombrables dégoûts que celle-ci lui inspire. Livrant avec une régularité de métronome de brillants « dégagements » sur le monde tel qu’il va. Une intelligence ample, parfois prise en défaut de paradoxe, jamais d’érudition. Une prose irradiante, dont la sophistication agace certains de ses contempteurs, mais qui saisit le réel comme une plasticienne. Et en dénonce infatigablement la médiocrité. Sauf que ses coups de sang éditoriaux publiés presque chaque année « contre » – contre les m’as-tu-vu du Festival d’Avignon, contre l’obscénité démocratique, contre Venise, contre les Lumières, contre la dictature du jeunisme, contre les dérives de la presse écrite, contre les intellectuels – ont tout de même fini par lui façonner un encombrant double médiatique qui distribue d’un peu trop loin les bons et les mauvais points.« On a fait de moi un bougon, un Alceste. J’ai sans doute ma part de responsabilité dans la construction de ce personnage, mais il est un peu étouffant. » Le voilà qui respire enfin. Avec ce livre-là, Debray quitte son rocher : le médiologue qui préfère d’ordinaire le décryptage aux tentatives illusoires d’influencer le cours des choses s’avance cette fois en intellectuel, au sens littéral.« Devant ces check- points où se presse à l’aube un bétail humain infiniment patient, infiniment soumis malgré l’exaspération, j’ai eu honte. Il y a deux Israël, et je ne désespère pas de voir l’un prendre le dessus sur l’autre. Alors oui, je plonge dans la fosse, je quitte mon dégagement, je fais l’intellectuel, tant pis pour moi, par acquit de conscience. »

Il y a évidemment une forme de paradoxe à voir ce chantre du réenchantement du monde, cet apôtre de la transmission, dénoncer les dérives d’un Etat qui symbolise justement une victoire, improbable et magnifique, de l’héritage transmis. Israël ne réalise-t-il pas, en maintenant un fil millénaire, en inscrivant chacun de ses citoyens dans la continuité d’un « nous » culturel et religieux, ce que Debray appelle depuis toujours de ses voeux ?« Oui, Israël est le peuple de la transmission, de la mémoire. Or la transmission suppose de se mettre à part, de se démarquer, elle recèle une dose de repli sur soi, une possibilité d’autisme et de narcissisme : voilà sans doute pourquoi la dialectique israélienne, à la fois inquiétante et admirable, m’ébranle tant. J’avoue mon ambivalence, mais je demande simplement la liberté de juger et de lever un certain nombre d’inhibitions. Je sais qu’on va me tomber dessus, mais il y a quand même un privilège à l’âge : cela m’est indifférent. »

Extraits :

De l’Etat colonial

« Israël, issu d’une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme ? (…) Le hic n’est pas là. Il est qu’Israël n’a cessé, depuis, d’enfoncer le fer dans la plaie en y jetant chaque jour du sel, en rendant insupportable l’inévitable. Il est que l’« Etat colonial » n’a pas cessé de coloniser, d’exproprier et de déraciner. Dix-huit mille maisons palestiniennes détruites. Sept cent cinquante mille Palestiniens, depuis 1967, arrêtés à un moment ou un autre. Onze mille détenus pour l’heure. Cinq cents à six cents barrages en Cisjordanie, lieux de vexations et de brutalités gratuites. En adoptant une loi du retour permettant à un coreligionnaire étranger tombé de la planète Mars, New York ou Odessa de traiter l’autochtone en étranger, lequel doit lui mendier ensuite une autorisation pour accéder à son champ et voir sécher ses oliviers. Il n’était pas écrit que la fierté retrouvée d’un peuple signifierait un jour la dégradation, le morcellement méthodique du voisin ni que « réprimer, faire peur et humilier » puisse devenir une consigne. Il n’était pas dit que passer pour les uns de la survie à la vie en condamnerait des centaines de milliers d’autres, musulmans et chrétiens, à faire le chemin inverse (43 % des Palestiniens vivent au-dessous du seuil de pauvreté).
Dans une guerre coloniale vieille école, entre le mousqueton et la sagaie, le bombardier et le molotov, le napalm et le plastic, le ratio des pertes entre l’armée régulière et les irréguliers est en général à chaque cran de un à dix. Vous l’avez fait passer de un à cent. Sans coup férir. Impeccable. Mille quatre cent cinquante Palestiniens tués, dont quatre cent dix enfants et cent quatre femmes, contre treize Israéliens, d’après les chiffres de l’Unicef.

Si la barbarie affecte l’ensemble du monde, par quel miracle les victimes de la plus grande des barbaries, et leurs descendants, y auraient-ils échappé ? A force de se répéter que pour faire la paix il faut de la force, ils se sont pliés à cette règle morne et jamais fatiguée qui veut que l’on soit barbare avec les faibles.

Aux dignitaires de la communauté

C’est une revendication élémentaire que les juifs de la diaspora ne paient pas les pots cassés, ici, du combat que vous menez là-bas. La distinction devrait aller de soi. Mais n’est-ce pas aux dignitaires de la communauté qu’il faudrait la rappeler ? Ne pourraient-ils se montrer quelque peu gallicans ? La communion avec Rome ne conduit pas l’Eglise de France à prendre fait et cause pour M. Berlusconi. Et le recteur de la mosquée de Paris ne descend pas sur les Champs-Élysées quand triomphe l’équipe de foot algérienne. Voir le grand rabbin de France manifester dans la rue, sous le drapeau bleu et blanc, devant l’ambassade d’Israël, son appui à l’entrée de vos chars dans Gaza froisse les règles et l’instinct de laïcité. Enrégimenter le bon Dieu dans des combats par nature douteux est chose déconseillée en République. La religion, soit. Le nationalisme, hélas, même s’il déshonore le patriotisme. Une singularité d’existence n’est pas une supériorité d’espèce. Mais la capucinade, halte-là. Question de principe. Et pour tes frères, de prudence. Si les synagogues déploient le drapeau et battent tambour, comment veux-tu que le Maghrébin de Barbès prenne au sérieux les appels à ne pas confondre les juifs de France et l’Etat d’Israël ?

De la mémoire

La mémoire a ses assassins. Elle a aussi ses envoûtés. Personne ne placera sur le même plan les pathologies négationnistes et les intoxications mémorielles. Un méchant délire et une mauvaise habitude. La tragédie du Proche-Orient, c’est que la rue arabe est aveugle à la Shoah, tandis que la rue juive – la nôtre aussi – est aveuglée par la Shoah.

La fixation hypnotique sur les traces et cicatrices d’un passé traumatisant, qui permet d’exorciser l’actualité avec toutes sortes de talismans rhétoriques et de fausses analogies, ne fabrique pas seulement le présent psychotique qui désole un Avraham Burg (1). L’abus de mémoire ne permet plus de regarder l’histoire en face, et d’y faire face,hic et nunc. Tellement victimes que plus responsables. Pour nous, Européens, le danger est autre : tellement pénitents que distraits.

1. « Vaincre Hitler. Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste », d’Avraham Burg (Fayard, 2008).

« Il n’est de mémoire que sur fond d’oubli, cet oubli menaçant et pourtant nécessaire », écrit Vidal-Naquet (2). Le bon usage du nécessaire doit admettre le jour, inéluctable, où il passera du psychique au culturel, de l’agenda à la chronologie. Des droits sur nous ? Peut-être. Mais votre droit de vivre dans l’indépendance, ce n’est pas de la Shoah que vous le tirez, mais d’une décision majoritaire de l’Assemblée des nations. La création de l’Etat d’Israël est la culmination d’une odyssée qui n’a pas commencé en 1942. Le génocide a hâté mais non déclenché cette naissance. Il a facilité son acceptation internationale, il n’en est pas à l’origine. La déclaration Balfour sur le foyer national juif date de 1917. La Shoah n’a pas fondé l’Etat. Elle fonde votre peur, qui fait de plus en plus peur à vos voisins : deux hantises de survie s’alimentent l’une l’autre.

Désacralisation n’est pas profanation. La déconsécration de la Shoah, que l’on peut retarder mais non empêcher, ne facilitera pas, bien au contraire, sa réécriture ou son escamotage. Elle rattachera la catastrophe à une longue enfilade, trois millénaires. Libérant l’horizon pour d’autres points de repère, d’autres racines, plus anciennes, plus profondes. La tradition juive, tout ce que les juifs ont construit, pensé, écrit pendant vingt-cinq siècles, dans toutes les langues, déborde et dépasse le fait culturel israélien, dont l’idée n’est née qu’au dernier quart du XIXe siècle.

Une diplomatie calibrée pour la vidéosphère

Sans vouloir te flagorner [NDLR : il s’adresse à Elie Barnavi], vue avec un peu de recul et sur la durée, votre diplomatie ou votre communication – c’est devenu synonyme – me paraît proche du chef-d’oeuvre. (…) Vous avez compris qu’en vidéosphère, ce n’est pas Billancourt mais CNN et le New York Times qu’il ne faut pas désespérer. A l’ogre médiatique vos dirigeants donnent, tous les six mois, une « date butoir », un « nouveau départ », un énième « plan de paix » à gloser et à déglutir. La diplomatie postmoderne, comme la peinture pour Léonard de Vinci,è cosa mentale. La vôtre tempère le bulldozer par la flûte enchantée. Quand on a saisi qu’une fausse impression répandue est un fait vrai qui dispense d’aller au fait, on ne peut plus parler de rideau de fumée parce que c’est la chose même qui part en fumée. Ainsi le « processus de paix », formule géniale. C’est le processus qui compte, non son résultat. L’annonce et le commentaire, le bruit suscité, l’interminable clapotis d’éditoriaux, chroniques, colloques, et non son application matérielle et concrète.

Les deux Israël

Il y a deux Israël. Sans doute plus mais au moins deux. Depuis toujours. Le royaume d’Israël, au nord, et celui de Juda, au sud, réunis en un seul par David, légendaire et courte idylle. Il y a aujourd’hui, même si le second déborde sur le premier, Tel-Aviv et Jérusalem. Laïques et religieux. Colons et anticolons. Rabin et l’assassin de Rabin. L’Israël généalogique et l’Israël vocationnel. Les deux s’enlacent et se combattent. C’est une étreinte et c’est une lutte. Jacob avec l’Ange, sur le Yabboq. Il n’y a pas de raison pour que ce combat finisse; ni votre ambiguïté; ni notre ambivalence. « Un Etat juif et démocratique… » Un casse-tête que ce et. Un cercle carré pour le goy, un exploit possible pour l’élu ? Tout homme est deux hommes, mais ce face-à-face, ce divorce intime, c’est, si tu me permets, votre spécialité. Votre esprit maison peut être tantôt Job tantôt Josué. Hamlet un soir et Siegfried au matin. (…)

Vous marchez sur vos deux pieds, me diras-tu. Vos amis, eux, ne savent plus trop sur quel pied danser. »

« A un ami israélien », de Régis Debray (Café Voltaire, Flammarion, 160 pages, 12 E). Parution le 19 mai.

Voir aussi:

« Debray ne comprend rien à Israël »

Le Point

13/05/201

 Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Le Point : Vous avez accepté – sans enthousiasme excessif – de lire le texte adressé par Régis Debray « à un ami israélien ». Il vous a énervé ?

Claude Lanzmann : Je ne sais pas si énervé est le mot juste, il m’a surtout ennuyé. Debray est à l’acmé de ses tics : il multiplie les pirouettes dialectiques que je qualifierai, pour ma part, de formules. Il écrit par formules et chacune de ses formules, au lieu de faire progresser la pensée, la bloque. On dirait qu’il a besoin de se prouver à chaque phrase qu’il est intelligent, et cela donne des puérilités de chansonnier. On en trouve cent exemples dans son livre. Mais ce procédé lui permet en outre d’affirmer une chose puis d’apporter un bémol ou un contrepoint et, donc, de se mettre à couvert. Comme s’il avait peur. Dans ses « Lettres à un ami allemand », Camus est très sévère, mais il ne joue pas à dire oui et non en même temps. Et ça a une autre allure. Sur le fond, Debray est totalement dans l’air du temps, en phase complète avec la doxa, avec les lieux communs anti-israéliens qu’affectionnent les médias et les bons esprits, et il joue les mousquetaires. Cela n’est pas nouveau : il y a dans sa détestation d’Israël une constance qui l’empêche de voir juste. Cela étant, cela m’attriste car je le connais depuis très longtemps. J’ai publié son premier article dans Les Temps modernes : comme il revenait d’Amérique latine, il était truffé d’espagnolismes et je l’ai récrit : il n’y avait pas toutes ces formules.

S’adresse-t-il à un ami israélien ou à ses compatriotes juifs ?

Sur la quatrième de couverture, il se présente lui-même comme un gentil qui aurait, de ce fait, les coudées plus franches pour dire la vérité. Un gentil, c’est un non-juif. Debray ne parle pas aux Israéliens, il parle aux juifs, et pas à n’importe quels juifs : à ceux qui se réclament du défunt camp de la paix. En somme à ceux qui pensent comme lui.

Vous ne pouvez pas tout récuser en bloc. Ses observations ne contiennent-elles selon vous aucune vérité ?

Je pourrais évidemment reprendre à mon compte une partie de ses propos. Mais c’est précisément cet entrelacement de vérités et d’erreurs qui fait le caractère pervers du livre. A l’arrivée, je ne retrouve rien, sous sa plume, des Israéliens et de l’Israël que je connais. Non seulement il n’aime pas particulièrement Israël, ce qui est son droit, mais il n’y comprend rien, ce qui est plus fâcheux dès lors qu’il se pique d’écrire sur le sujet.

Pour lui, Israël est né d’un crime fondateur mais, dit-il, c’est le cas de tous les Etats. Peut-être est-ce une pirouette, mais est-ce faux pour autant ?

Si crime originel il y a, il faut le situer dans son contexte historique. Tout d’abord, le conflit entre juifs et Arabes de Palestine n’a pas commencé en 1948 – pensez aux massacres de Hébron en 1929. Surtout, quand il évoque la naissance d’Israël, Debray passe sous silence le refus arabe du plan de partage de l’Onu, l’entrée en guerre immédiate de cinq pays arabes. Alors, peut-être y avait-il, comme il l’écrit, 60 000 hommes du côté israélien contre 40 000 du côté arabe (d’où tient-il cela ? quelles sont ses sources ? il ne les indique jamais). Mais il oublie qu’une partie de ceux qui combattaient sous la bannière de l’Etat juif étaient des volontaires européens qui savaient à peine se servir d’un fusil ou des survivants qui n’étaient pas encore sortis de leur cauchemar. Certes, les Israéliens n’ont pas été des anges, mais on ne peut pas tout simplifier. De même, lorsqu’il évoque les milliers de Palestiniens détenus en Israël, il se garde de rappeler que les Israéliens les libèrent par centaines pour récupérer un seul homme kidnappé, voire un cadavre. Mais les Palestiniens ne rendent pas leurs prisonniers.

Sans doute partagerez-vous au moins l’inquiétude de Debray – et de Barnavi – sur le poids croissant des religieux dans la politique israélienne ?

D’abord, on exagère beaucoup l’influence des religieux, même si elle est réelle. La majorité des Israéliens se veut encore laïque, mais elle est tolérante : j’ai toujours été frappé non pas par l’antagonisme entre ces deux mondes, mais par leur capacité à coexister de façon plutôt civilisée – ce qu’on appelle le statu quo. Par ailleurs, je ne comprends pas pourquoi Debray, qui tire de sa fréquentation des dignitaires chrétiens ou musulmans tant d’enseignements, montre aussi peu d’empathie pour le monde religieux juif. Jusqu’à la création de l’Etat, c’est la religion qui a préservé l’existence juive. De plus, de quels religieux parle-t-on ? Des ultra-orthodoxes qui considèrent le sionisme comme une hérésie, de ces soldats qui, sur le canal de Suez, refusaient de porter le casque parce que, disaient-ils, c’est la kippa qui les protégeait ? Il subsiste chez beaucoup de juifs une dimension mystique que Debray ne voit pas ou n’aime pas et pour laquelle j’ai une forme de tendresse.

Vous savez bien qu’il s’agit de tout autre chose. Après 1967 et surtout après 1977 et la victoire du Likoud allié aux nationaux-religieux, la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza a été menée sous la bannière divine.

Les kibboutz aussi, c’était de la colonisation. Le problème, comme l’observe Debray, est qu’Israël n’a pas de frontières. Mais ce flottement géographique ne peut être imputé au seul Israël, l’irrédentisme arabe y a une grande part. De plus, les Israéliens n’ont cessé de rendre des territoires. Et personne ne songe aujourd’hui à construire de nouvelles colonies. Seulement, les gens qui vivent dans celles qui existent font des enfants. Vous ne pouvez pas les empêcher de construire de nouveaux logements, d’ailleurs même les Américains y ont renoncé.

Admettez que, pour nos esprits laïques, il n’est pas si simple de comprendre cette religion qui est aussi un peuple, et encore moins cet Etat qui se veut juif et démocratique. Quand Debray dit que l’Etat des juifs est devenu l’Etat juif, est-il encore dans l’erreur ?

Israël a, dès sa naissance, été un Etat juif, mais il n’a jamais été l’Etat des seuls juifs. Et Ben Gourion, tout athée qu’il était, a voulu que ce soit un Etat juif parce qu’il savait que la religion en serait non la loi, mais le ciment.

En tout cas, la situation semble aujourd’hui bloquée. Quel est votre diagnostic ?

On ne résoudra pas cette guerre de cent ans avec des slogans simples ni en ironisant sur le processus permanent et la paix qui ne vient jamais. Elie Barnavi espère que le salut viendra de Washington. Je trouve cette position étonnante. Aucun Américain n’a versé une goutte de sang pour Israël et c’est très bien comme ça. Mais à quoi aurait-il servi de créer un Etat juif pour remettre son destin entre les mains de l’Amérique ?

En attendant, en plus de soixante ans, Israël s’est normalisé et, par voie de conséquence, a commis des fautes et parfois des crimes.

Tant que la menace de guerre ou de mort violente est omniprésente, la normalisation est très relative. Debray ricane parce que les Israéliens ne parlent pas de « mur de séparation » mais de « clôture de sécurité ». Qu’il le veuille ou pas, c’est une clôture de sécurité et sa construction a fait cesser les attentats. Mais Israël n’est pas, ne sera peut-être jamais, un pays très normal.

Peut-on disculper l’Israélien d’aujourd’hui au nom des souffrances du rescapé d’hier ou, comme l’écrit Debray, « superposer le rescapé de 1945 au Robocop de 2010 » ?

Robocop ? De qui parle-t-il ? Des jeunes gens qui risquent leur vie pour défendre leur pays entouré d’ennemis ? Du fils de David Grossman, Uri, mort à 28 ans le dernier jour de la guerre contre le Hezbollah ? Dira-t-il à Grossman que son fils était un Robocop ? Que sait Debray de l’armée israélienne, que peut-il comprendre de la vie de ces familles qui, durant la période des attentats-suicides, empêchaient leurs enfants de fréquenter les mêmes cafés pour ne pas risquer d’en perdre plusieurs d’un coup ? Qui l’autorise à parler de la sorte ? C’est insupportable. J’ai rencontré Uri, qui devait avoir une dizaine d’années, alors que j’interviewais son père pour le tournage de « Tsahal ». J’entends encore David me dire : « Nous naissons vieux avec toute cette histoire sur nous. Mais il est difficile de trouver un Israélien qui parle librement d’Israël en 2025 parce que nous sentons peut-être que nous ne disposons pas d’autant d’avenir. » Robocop… c’est indigne ou dérisoire. Chaque Israélien ressent à l’intérieur de lui une faiblesse, une vulnérabilité ontologique. Debray, contrairement à ce qu’il écrit, n’a aucune empathie pour cette peur.

Parlons de la France. Debray pense qu’on en fait un peu trop sur l’antisémitisme. Le juif français est-il, comme il l’écrit, le « chouchou de la République » ?

Cela a été vrai, cela l’est beaucoup moins aujourd’hui, même si les réflexes persistent, notamment dans le monde politique. Le dîner du CRIF est un rituel un peu absurde, même si j’y assiste également. Mais quelle importance ? De plus, l’anti-israélisme, tout aussi pavlovien dans certains médias et certains milieux, est autrement plus prégnant. Il est indéniable, par ailleurs, que les juifs jouent un rôle important dans la vie économique et intellectuelle du pays, mais peut-on en conclure qu’il existe un pouvoir juif qui s’imposerait à la République ? Si les juifs étaient le centre du monde, ils n’auraient pas été massacrés.

D’accord, mais la guerre est finie et la Shoah appartient heureusement à l’Histoire. Au-delà de Debray, beaucoup de gens pensent que la France n’a pas souffert d’un déficit mais d’un excès de mémoire. Cela vous choque-t-il quand il écrit que le « magistère Lavisse » a cédé la place au « magistère Lanzmann » ?

Cette pirouette – une de plus – n’a aucune importance. Autrefois, Debray considérait « Shoah » comme une oeuvre inscrite dans la nécessité de la transmission, mais il ne peut résister à un bon mot. Du reste, son livre contient des phrases bien plus choquantes telles que celle-ci : « La place faite à l’antisémitisme sur le théâtre de nos vertus est due à l’indiscutable singularité de la Shoah. » Il refuse de parler d’unicité. Même cette « singularité », on a l’impression qu’il aimerait la discuter et que seul le pouvoir d’intimidation des juifs l’en empêche. Cette « indiscutable singularité » est une véritable obscénité : quand trois mille juifs, hommes, femmes et enfants, étaient asphyxiés ensemble dans une des grandes chambres à gaz de Birkenau, se consolaient-ils en pensant à l’« indiscutable singularité » de leur sort ? Il y a sans doute eu des excès dans la « mobilisation mémorielle ». Mais ne vous y trompez pas : « ce » n’est pas fini et ça ne finira pas. On ne se débarrasse pas d’un crime d’une telle magnitude. Que certains aient fait de la mémoire un usage politique, qu’on s’en soit servi comme d’un outil ne change rien au fait qu’elle est d’abord l’expression d’une douleur qui ne peut s’apaiser. Oui, les outrances, les rituels, les commémorations, l’« oblique génuflexion des dévots pressés », selon la formule que Debray emprunte à Flaubert et que j’avais utilisée avant lui à ce sujet, peuvent énerver. Ceux que ça énerve n’ont qu’à soigner leurs nerfs

Régis Debray ou la médiocrité d’une certaine pensée française et occidentale
Lucien Oulahbib

Régis Debray vient de se fendre d’une énième diatribe contre Israël (le Point en publie les bonnes feuilles), du moins, principe de précaution oblige, d’un certain Israël, et ce pour son bien. Bien sûr. Au nom d’Israël, comme d’aucuns s’agitent au nom de la Terre, ce sieur professe, sermonne, se prend pour une réincarnation de Bernanos matiné de Maritain et de Blondel, ou alors n’est pas Alain ou Valéry qui veut. Ne parlons pas de Hugo, Zola, Balzac. Profitons de l’occasion d’ailleurs pour esquisser un tri.

Il est certes sans doute vain de contribuer objectivement à la décantation historique inéluctable qui de toute façon s’effectue en permanence en indiquant les individus, philosophes, scientifiques, artistes, personnages pieux, fabuleux, qui apportent quelque chose à l’aventure humaine.

Qui se souviendra d’un Debray dans cent ans? Comparé à un Platon, Aristote, Hegel… Idem pour les Foucault, Bourdieu etc, ou le sous nietzschéisme et le marxisme vulgaire en pack de six, s’horrifiant d’observer qu’il existe du pouvoir de la domination, appelant non pas à les civiliser mais à les supprimer, et toute la sociologie et la philosophie des générations actuelles d’intellectuels sont charpentées de ce bois vermoulu, pas étonnant dans ce cas que les formateurs issus de leurs cours n’ont plus cours y compris dans les cours d’école, chassez le naturel il revient au galop, en pis.

Par contre, et sans spécialement user de l’argument d’autorité, vous n’entendrez guère parler ou peu d’un Raymond Boudon, Jean Baechler, une Chantal Delsol, un Shmuel Trigano, Jean-Pierre Bensimon, mais un peu plus heureusement d’un Pascal Bruckner, d’un Yves Roucaute, d’un Pierre-André Taguieff, pas du tout d’un WVO Quine… Pourtant ces gens tiennent bien la rampe du temps. Même s’ils restent dans l’ombre, (malgré leurs titres académiques, par exemple Boudon, membre d’une dizaine d’académies, Roucaute détenteur de deux agrégations, doctorat etc… Delsol, Baechler, membres de l’Institut…); mais ils ne sont pas estampillés enfants terribles, (ils ne sont pas de la gôche ! celle qui veut raser et baiser gratis) et aussi parce que le phénomène de la répercussion médiatique qui a tant profité aux artistes, aux musiciens particulièrement, donnent de la surface bien plus à l’ivraie qu’au bon grain du fait que ce dernier se tient à distance du spectacle permanent.

Et, comme celui-ci a horreur du vide, il le remplit par exemple avec les Laurey et Hardy de l’entartrage happening, par exemple les Miller et Bonnaud de chez Durand qui, face à la démographe Michèle Tribalat, (une femme qui compte désormais : de plus en plus notre Alfred Sauvy) s’entêtaient à lui asséner que rien n’a changé rien ne bouge concernant l’immigration, Miller s’acharnant à effacer ses propres racines (alors qu’un breton, un corse, en seront fiers, affirmant que la plupart des immigrés actuels veulent devenir français, ce qui est faux, surtout lorsqu’ils sont élevés dans le mensonge.
Il n’y a qu’à voir la manière dont un cinéaste trafique le 8 mai 1945 à Sétif, toute une génération est assise entre deux chaises en réalité : ou continuer à répandre de la fausse monnaie et pérorer chez Ruq-Dur-Ardi-Tad ou alors méditer dans le silence (et un peu d’internet) l’effondrement du radeau France s’enfonçant en même temps que le Titanic Occident.

Rappelez-vous : si l’on en croit BHL (qui s’y connaît en entartrage) :  » Il valait mieux se tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Aron », on voit bien le résultat, tant BHL, tout comme Finkielkraut (au bout du compte, et sa confrontation si molle avec Badiou, relaté sur ce blog, en fut un exemple), a décidé de raisonner non pas certes comme Debray sur Israël, mais pas si loin que cela au bout du compte (à dormir debout) à savoir nier déjà la nature humaine et donc également l’avidité de puissance des palestiniens. Oslo oublié bien sûr. 1947, acceptation des juifs, refus des arabes, que dire de plus ? 1917, (plan Balfour) aussi, et rien à voir avec la Shoah pourtant. Dès la victoire des nazis en 1933 au fond les nationalistes arabomusulmans ne voulaient plus entendre parler d’une Palestine « multicuturelle »… Qui osera le dire que les palestiniens veulent expulser tous les juifs des territoires ? Septembre 1971, le roi de Jordanie tue 15000 palestiniens, qui s’en souvient ?…On peut continuer à l’infini, même s’il faut se rappeler aussi que Rabin a été assassiné par un juif.

Seulement, Debray, sur Europe 1 ce jeudi de l’Ascension, persiste et signe dans l’ignorance têtue de l’eurocentriste tiersmondiste post-guevariste, en critiquant les organisations juives qui soutiennent Israël, justifiant en quelque sorte le fait que des juifs soient attaqués dans les rues en France, demandant même un « dialogue » avec le Hamas, on croit rêver, un Hamas qui massacre les palestiniens du Fatah sans que l’on ne dise rien, comme le FLN algérien massacrait ceux qui n’était pas de son bord. Mais devait-on dialoguer avec Hitler lorsque l’on savait que ce dernier n’en avait cure malgré le change donné à Chamberlain et consorts ? Et pourquoi le nationalisme, le désir de puissance, ne devraient être que l’apanage des Juifs et des Occidentaux ? N’est-ce pas là véhiculer encore le vieil adage antisémite du peuple dominateur? Postmarxisme et rousseauisme voient uniquement la cause du mal dans la propriété privée et l’existence du groupe, on en est encore là (et Mélanchon, nouveau Pivert annone l’ensemble). Debray, comme BHL (qui ne jure que par Deleuze et Foucault c’est dire), comme Finkielkraut (sans Heidegger, qui est-il au fond?), n’ont rien appris, n’ont rien compris, ce ne sont pas des politiques de toute façon mais des « intello », blablabla, ils ne veulent pas voir que le nationalisme arabe et musulman n’a pas encore fait son bilan critique et raisonne encore en terme de supériorité à la manière nazie, faisons le bilan du monde arabo-islamique, comparons-le avec l’Asie, l’Amérique du Sud, et même l’Afrique, et l’on verra bien quels sont les réels obstacles à un réel développement de qualité.

On sent bien décidément que le tri a commencé, que la page se tourne, et qu’il faut laisser la place aux vrais penseurs, pas aux pseudo intellos de pacotille. Mais telles ces étoiles mortes dont la lumière luit encore dans le ciel, leur présence se fait encore oppressante, (on en a encore pour des années sans doute), alors qu’ils n’ont « plus » rien à dire, alors qu’ils sont en réalité de plus en plus des obstacles pour l’émergence, enfin, de la vérité sur cette question (eh hop les hyènes se mirent à ricaner en lisant l’avant dernier mot). Wait and see donc.

Voir encore:

« Des propos de salon »
Aviad Kleinberg

Le Point

13/05/2010

L’adresse de Régis Debray à un ami israélien est en réalité destinée à un Israélien vivant sinon physiquement, du moins mentalement et culturellement en Europe. Un Israélien d’Israël aura du mal à se frayer un chemin à travers ce dédale fait de métaphores brillantes, d’ironie sophistiquée et, finalement, de préoccupations très françaises. Un sioniste de gauche entendra l’écho de ses propres inquiétudes dans les avertissements autosatisfaits et quelque peu paternalistes de Debray. A l’occasion, il les fera complètement siens. En tout cas, il sera rarement surpris et encore moins choqué.

Tout cela pourrait être dit plus simplement et, en toute hypothèse, plus brièvement. La société israélienne souffre d’une déficience immunitaire politique. Cette maladie n’est pas apparue avec Netanyahou et Lieberman ; elle prend ses racines dans la désastreuse faillite des discussions de Camp David II et dans la deuxième Intifada.

Incongru. La classe moyenne israélienne a perdu ses illusions sur le processus de paix et pris ses distances avec la politique. Les bourgeois ont voté pour Tzipi Livni, dont l’immobilisme total est parfaitement en phase avec leurs aspirations. Nous n’avons pas de véritable opposition politique. Le bateau de l’Etat navigue à vue, allant là où le poussent les vents du monde global et un groupe très étroit de politiciens cyniques et corrompus.

Dans ces conditions, les développements de Debray sur les mutations du sionisme paraissent hors de propos. Sionisme des kibboutz ou sionisme à kippa ? Ici, la question semble parfaitement incongrue. En Israël, le sionisme n’est pas une idéologie. Comme projet global de renaissance nationale, il est mort et enterré. Aujourd’hui, il n’est plus qu’un slogan politique ou un autre mot pour désigner le patriotisme. Un sioniste israélien croit à la légitimité de l’Etat juif et se soucie des intérêts de celui-ci. C’est tout. Il faut admettre que ce n’est pas très passionnant intellectuellement, mais, de fait, les idées politiques des Israéliens sont terriblement pauvres. Cette faiblesse intellectuelle est l’un des symptômes de la maladie nationale, de même que notre renoncement à toute utopie – à l’origine, le sionisme avait l’ambition d’inventer un nouvel avenir – et notre indifférence aux dilemmes éthiques – trop « chichiteux » pour les pragmatiques que nous sommes.

Nous avons certainement besoin d’être tirés de notre sommeil. Hélas, les propos de salon sont trop élégants pour nous réveiller

Voir enfin:

Régis Debray - Élie Barnavi : le Proche-Orient, l’islam et nous

Le Figaro
08/02/2008

Le philosophe Régis Debray et l’ancien ambassadeur d’Israël en France Élie Barnavi, débattent de la situation en Israël, des religions et du rôel de l’Europe.

LE FIGARO. Régis Debray, vous évoquez dans la préface de votre livre un «voyage au bout de la haine» . Faut-il penser que vous êtes revenu de Terre sainte encore plus désabusé sur les capacités de tolérance des religions ?

Régis DEBRAY. Disons plus lucide, et encore plus inquiet. Le drame réside en ceci que les religions révélées sont autant meurtrières que vivifiantes. La cohésion collective qu’elles assurent implique une démarcation par rapport à l’identité voisine. Autrement dit les religions, et plus largement les cultures, construisent des murs en même temps que des rassemblements. Et je ne vois pas comment on peut unir sans séparer. Cette dimension tragique est inhérente non au spirituel mais au fait collectif du religieux.

Vous évoquez longuement vos rencontres avec les chrétiens d’Orient. Le moins qu’on puisse dire est que vous êtes pessimiste quant à leur avenir.

R. D. J’ai trouvé des minorités chrétiennes assaillies par la violence, par l’exode, la dénatalité, le chômage. Entre l’étau israélien et l’hostilité islamique, ils sont suspects pour tout le monde. L’Occident les lâche : trop arabes pour la droite et trop chrétiens pour la gauche. Ce sont pourtant eux qui ont modernisé le monde arabe. Au Xe siècle, ils ont traduit en arabe la culture grecque et au XXe, ils ont été à la pointe de la laïcisation. Ils ont joué un peu le même rôle que les Juifs en Occident au XIXe et subissent un antichristianisme qui rappelle l’antisémitisme d’antan. Et l’invasion américaine en Irak a empiré la donne, en provoquant l’exode massif des chrétiens assimilés à une cinquième colonne. M. Bush a pour ainsi dire islamisé à mort toute la région.

E. B. D’accord pour le constat. J’ajouterais que vu d’Israël le dialogue est d’autant plus difficile que les chrétiens se veulent encore plus arabes que les autres Arabes. Certains d’entre eux, comme les Grecs orthodoxes, sont violemment antisionistes. Sans compter qu’une dimension antisémite reste vive. Les Églises d’Orient, hostiles à Vatican II, n’ont pas admis que le pape aille à la synagogue de Rome ni à Jérusalem pour nouer des relations avec Israël. Si on ajoute à cela que Bethléem n’est plus une ville chrétienne on comprend leur désarroi. Finalement, c’est en Israël que les Églises se portent le mieux puisque la liberté de conscience y est garantie et qu’elles ont moins à y subir qu’ailleurs la pression islamiste.

Au fil de vos rencontres, on a parfois l’impression que vous faites preuve de compréhension à l’égard des islamistes, notamment ceux du Hezbollah…

R. D. Attention, oui, fascination, non. Il est grotesque et contre-productif de couper les ponts avec ces forces-là. Nous entretenons leur expansion. Les Américains bien sûr, mais aussi les Européens qui se cachent derrière eux. La religion prend la relève d’une faillite des mouvements laïcs, à laquelle nous avons contribué.

E. B. Régis Debray sous-estime les responsabilités du monde musulman dans ses propres déboires. Il y a une crise de l’islam comme civilisation. Tous les ismes, socialisme, nationalisme etc. que la modernité occidentale a proposés au monde arabe se sont écroulés. Et il ne reste plus en lice que l’islam politique. On nous invite à distinguer différents types d’islamisme, entre d’une part celui qui accepterait la règle du jeu et d’autre part un fondamentalisme de type al-Qaida. Il y a des nuances entre eux, mais tous les islamistes, il suffit de voir leurs 6 000 sites sur Internet, partagent une même lecture dogmatique de l’islam qui constitue un danger non seulement pour nous Occidentaux, mais aussi pour les musulmans qui en sont les premières victimes.

Cette radicalisation n’était-elle pas l’intérêt d’Israël ?

R. D. De fait, Israël a favorisé l’éclosion du Hamas, pour faire pièce au Fatah. Même s’il vaut mieux, pour la propagande, avoir un ennemi outrancier que raisonnable, je crains que les événements lui donnent tort…

Régis Debray, votre évocation d’Israël, qualifié de «démocratie ethnique», est équivoque. On sent que vous êtes déchiré entre admiration et réprobation…

R. D. Je reconnais mon ambivalence. Israël de 1948 n’est pas celui de 2008. Je suis partagé entre mon admiration éthico-intellectuelle pour un formidable exploit de modernité laïque et suis rebuté par la remontée d’un nationalisme théologique qui fait revenir au premier plan l’archaïque et le tribal. Quand je vois des colons, francophones ou américains, arborer devant le mur des Lamentations I am a superjew et faire les fiers-à-bras en tee-shirt devant les Arabes, je suis consterné.

Dans La Révolution européenne,Elie Barnavi et Krzysztof Pomian font l’éloge de l’Europe comme la meilleure du monde possible. Que peut-elle faire pour cette région du monde ?

R. D. L’Europe paie largement l’Autorité palestinienne et ses 150 000 fonctionnaires. Elle finance aussi les infrastructures des Territoires, routes, écoles, hôpitaux. Israël les démolit régulièrement. L’Europe paie et se tait ! Elle aurait pu conditionner son aide à l’Autorité, qui soulage l’occupant, au respect des accords et du calendrier en Cisjordanie, où la colonisation continue de plus belle. L’Europe s’offre une bonne conscience avec de l’humanitaire. Pourtant, sortir de sa passivité serait servir les intérêts à long terme d’Israël. Mais l’Europe ne peut pas se distinguer de l’Amérique pour des raisons historiques : elle craint de se faire taxer d’antisémitisme.

COMPLEMENT:

Comment nous sommes devenus américains

La culture française peut-elle encore être autre chose que l’affirmation d’un certain particularisme au sein d’une civilisation occidentale finalement américaine? Pour le philosophe Régis Debray, le glas a sonné sur la vieille civilisation européenne désormais en marche au rythme des GAFAM. Dans ces propos libres, il revient sur ce constat posé au gré de son dernier livre, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains (Gallimard, 2017).

Nonfiction: Dans Civilisation, vous répétez, en bon homme de science, que la fin de la civilisation européenne ne doit pas susciter de nostalgie, et que d’une destruction peut naître une heureuse nouveauté. Cependant, les pages où vous vous peignez en Hibernatus dévoilent un Debray mélancolique, qui ne reconnaît plus sa chère patrie. N’y a-t-il pas contradiction entre ce postulat de neutralité et la tristesse qui paraît parfois vous accabler?

Régis Debray: Il faut voir dans l’ouvrage deux étapes. La première étape, c’est le constat de la métamorphose du paysage français, tant intellectuel que commercial. Je me borne à dresser un procès-verbal, en me référant au passé. Dans la deuxième étape, j’essaie de prendre sur moi, de prendre du champ. La réflexion historique sur la longue durée témoigne que la métamorphose est une donnée constante de l’histoire: c’est le processus sans fin de la refonte civilisationnelle. La fin du monde n’est jamais la fin du monde: la fin de l’hégémonie européenne n’est pas la fin d’une certaine idée faustienne de l’homme. J’observe simplement un phénomène de translation, de transmission et de continuité. Cela étant, vous ne pouvez tout de même pas empêcher quelqu’un de s’attendrir de la disparition de sa langue. Il n’y a certes rien de catastrophique, il ne s’agit que d’une mutation; mais enfin, un «gallo-ricain» du troisième siècle peut éprouver quelque nostalgie à l’égard de son grand-père burgonde, même si une avance technique et culturelle est avérée.

Vous faites de nombreuses références à Hegel, notamment à sa dialectique historique. Vous refusez néanmoins l’idée de fin de l’histoire, et vous en prenez vertement à Fukuyama, qui s’inspire directement de la prose hégélienne.

Je suis post-hégélien, comme tous les post-marxistes: hégélien par l’idée de la négation qui dépasse, de l’Aufheben –toute transmission est une Aufheben (en allemand: dépasser), une négation transformatrice. Le Soleil de l’histoire se lève à l’est et se couche à l’ouest. Naturellement, je ne pense pas que l’Etat prussien de 1840 marque le dernier terme de l’histoire! Toutefois, la catégorie conceptuelle de société civile subordonnée par l’Etat me plaît, j’y vois le lieu de la synthèse gouvernementale, animée par la rationalité. Chez Fukuyama, me déplaît cette prétention à dire: nous, capitalisme libéral, nous avons vaincu l’URSS, donc l’histoire est terminée!

Mais Fukuyama ne rappelle-t-il pas à bon droit le «dernier homme» décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra? Vous semblez voir dans le lénifiant Américain la figure du dernier homme…

«Tout advient par discorde et nécessité». Le refus du mot d’Héraclite par les Etats-Unis m’apparaît en effet symptomatique du refus de la douleur, des larmes que tout un chacun éprouve du fait même de vivre. Ils troquent la fin du sacré contre l’épanouissement individuel, qui peut ressembler au dernier homme de Nietzsche. Demeure cependant un invariant hégélien: on ne se pose qu’en s’opposant –à ceci près qu’il faut éviter que l’opposition devienne extrême. Fort heureusement, pour l’instant, elle est symbolique, informationnelle, économique. Je ne crois pas que le glucide ait raison de tout, que le sacré puisse vaincre toutes les autres saveurs.

Vous évoquiez dans votre précédent ouvrage, Allons aux faits, un tournant «sinistrogyre» au vingtième siècle –vous repreniez l’heureuse formule de Thibaudet. Ne pensez-vous pas que le vingt-et-unième siècle sera destrogyre, comme le laissent augurer les populismes et autoritarismes de droite?

J’observe plutôt un tournant du synthétique à l’analytique, du social à l’individuel. La société des individus n’est plus incluse dans une totalité qui la dépasse, au profit de la recherche de l’intérêt de chacun, comme logique régulatrice du devenir. En un mot, c’est la civilisation du tout-à-l’ego. C’était ce que l’esprit jacobin que je suis entendait par tournant de droite. Mais il existe en effet un second sens, celui de résurrection identitaire, de retour de l’identitaire.

Vous critiquez le repli de l’université française sur ses chaires, sur le commentaire. En quoi cette forclusion est-elle, selon vous, reliable à l’influence de la civilisation américaine?

Je distingue deux courants ayant participé à la minoration de la philosophie française. D’abord, à partir des années 1940, on assiste à une germanisation de la philosophie française par influences husserlienne, heideggérienne, herméneutique et néo-hégélienne: se transmet un jargon calqué de l’allemand. Puis vient à partir des années 1960 une influence américaine: c’est le «linguistic turn». Cette philosophie du langage s’aggrave par la spécialisation extrême, ce que Comte tançait d’«l’idiotie dispersive» –en cela, le positivisme critiquait l’empirisme comme culte du fait. C’est alors la fin d’une certaine culture française: Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Valéry sont dénigrés comme penseurs parce que prosateurs. On les moque comme «philosophes continentaux» –dénigrement que j’avais déjà déploré dans Le pouvoir intellectuel en France.

Quand on fait de la philosophie, de deux choses l’une: ou bien on fait un article philosophique savant, avec des notes, un jargon, une bibliographie, une lourdeur, une lenteur commandée par la patience du concept, et on n’est pas beaucoup lu, sinon par quelques collègues qui le plus souvent ne vous lisent pas. Ou bien on enlève les échafaudages, on ne jargonne pas, on se donne deux fois plus de mal –et on est deux fois moins récompensé.

À la fin de votre livre, vous dites de la civilisation arabe qu’elle ne saurait constituer une menace sérieuse pour la culture européenne. Cela dit, comment interprétez-vous le malaise que connaît présentement l’islam?

L’historien Arnold Toynbee distinguait deux types de réponses des cultures dominées confrontées à un culture dominante. Soit on est hérodien, alors on peut passer un compromis –comme le Japon Meiji qui adopta la technique occidentale pour maintenir la culture nippone–, et on peut s’intégrer comme les musulmans progressistes, urbanisés qui peuplent le pourtour méditerranéen. Soit on est zélote: alors on se replie dans son désert et on livre combat avec son identité archaïque. L’islam semble déchiré entre ces deux voies, et ne me paraît pas porteur des ferments nécessaires d’une civilisation pour émerger. Il n’a ni la capacité technologique, ni littéraire, ni productive, ni cinématographique. Aussi ne constitue-t-il pas une menace à long-terme. Certes, la violence islamiste prend une ampleur démesurée par le truchement de la vidé-sphère, mais elle ne saurait prévaloir à long-terme. Nous devons cependant lui reconnaître une supériorité: l’acceptation de la mort…

Il est amusant que vous fassiez référence aux Meiji: Mishima a en fin de compte considéré que la technique avait phagocyté la culture, de là sa dérive suicidaire.

Oui, le parallèle avec Mishima est intéressant. En fin de compte, le zélote, tout comme la forteresse, est suicidaire. Elle est néanmoins porteuse d’espoir, en cela qu’elle marque un repère nationaliste pour l’avenir…

Il y a aussi l’exemple de la Chine où, sous couvert de capitalisme hypermoderne, l’Empire du Milieu reste tout confucéen.

Le cas de la Chine est très intéressant: c’est une civilisation suffisamment ancienne et massive pour pouvoir jouer à force égale avec l’Occident. Ils ont été très hérodiens au plan économique et industriel depuis Deng Xiaoping, avec cependant des poussées idéologiques de zélotisme pour maintenir une posture nationale-communiste. Le marxisme a été en cela une façon d’occidentaliser l’Orient, même si paradoxalement, l’Orient s’en est servi de résistance: en 1911, Lu Xun s’écriait: «A bas la médecine chinoise!» Pendant longtemps, les Chinois ont joué Marx contre Confucius.

Un mot n’apparaît guère sous votre plume: celui d’«identité». François Jullien (que vous citez dans votre livre), dans un récent entretien pour Nonfiction, refuse cette notion. Quel statut conférez-vous précisément à «l’identité culturelle»?

J’apprécie beaucoup François Jullien, en effet. La notion d’identité me gêne aussi, car elle implique un état statique, limité, défini. Or s’il devait y avoir quelque chose comme une identité, il faudrait la comprendre comme processus, travail de soi sur soi –mais à partir d’un héritage qui limite les capacités heuristiques de ce travail de soi sur soi. Je préfère le terme de «personnalité».

Au milieu de l’ouvrage, vous faites une chronologie des événements ayant accéléré l’américanisation de l’Europe. À la grande surprise du lecteur, mai 68 n’apparaît pas: pourquoi ne retenez-vous pas cette date comme pertinente?

Vous avez raison, c’est un oubli fâcheux. Mai 68 a été un mouvement d’américanisation accélérée, qui a promu la société civile contre l’Etat, la jouissance contre l’institution. Une grande poussée californienne qui s’est faite, comme d’habitude, sous le drapeau rouge: pour tourner à droite, il faut mettre le clignotant à gauche. C’est à partir de là que nous nous sommes acclimatés aux métiers de la communication et du marketing qu’occupent à merveille les soixante-huitards.

L’ouvrage se conclut sur une note d’espoir: il faudrait à la France un homme providentiel, avec un caractère de zélote et une intelligence d’Hérode. Bien que vos interventions récentes aient été critiques à l’égard d’Emmanuel Macron, ne pensez-vous pas qu’il incarne cette ambivalence, au regard des griefs à l’encontre de sa verticalité?

Jugeons sur pièces, voulez-vous, et laissons le temps faire son ouvrage! Il est certain qu’Emmanuel Macron constitue une personnalité contradictoire et donc, à ce titre, fort intéressante.

1 Responses to Antisémitisme: Debray enlève le bas (French ex-marxist revolutionary does his antisemitic coming out)

  1. jcdurbant dit :

    QUEL ANTISEMITISME DE LA GAUCHE ? (Cherchez l’erreur: Mélenchon condamne Corbyn pour s’être excusé… « devant les ukases arrogantes (sic) des communautaristes du CRIF » !)

    « Corbyn (…) a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti d’extrême droite de Netanyahou en Israël). Au lieu de riposter, il a passé son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires. (…) Tel est le prix pour les « synthèses » sous toutes les latitudes. Ceux qui voudraient nous y ramener en France perdent leur temps. En tous cas je n’y céderai jamais pour ma part. Retraite à point, Europe allemande et néolibérale, capitalisme vert, génuflexion devant les ukases arrogantes des communautaristes du CRIF : c’est non. Et non c’est non. »

    Jean-Luc Mélenchon

    https://melenchon.fr/2019/12/13/corbyn-la-synthese-mene-au-desastre/

    Hallucinant article de Mélenchon sur la déroute de Corbyn qui se termine par « génuflexion devant les ukases arrogantes des communautaristes du CRIF : c’est non. » Le rapport avec les élections britanniques?

    Eugénie Bastié

    https://twitter.com/i/web/status/1205484680214171648

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