Philosophie: Le problème, c’est les religions (When in doubt, blame the Bible)

School of Athens (Sanzio, 1512)
Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Jésus (Matthieu 10 : 34-36)
L’inauguration majestueuse de l’ère “post-chrétienne” est une plaisanterie. Nous sommes dans un ultra-christianisme caricatural qui essaie d’échapper à l’orbite judéo-chrétienne en “radicalisant” le souci des victimes dans un sens antichrétien. René Girard
Ceux qui considèrent l’hébraïsme et le christianisme comme des religions du bouc émissaire parce qu’elles le rendent visible font comme s’ils punissaient l’ambassadeur en raison du message qu’il apporte. René Girard
Les fées et les loups-garous n’ont guère convaincu que des enfants ou des ignorants. Bref, je prends au sérieux la tradition judéo-chrétienne. Que l’on ne compte pas sur moi pour la mépriser ou la haïr ! (…) Athée, parce que je ne crois en aucun Dieu. Fidèle, parce que je reste attaché aux valeurs véhiculées par cette tradition-là. La morale des Evangiles me convient. Et puis toute notre civilisation est judéo-chrétienne. Faudrait-il, parce que je suis athée, travailler à sa disparition ? Ce serait confondre l’athéisme avec la barbarie ou le nihilisme. Très peu pour moi ! J’ai plutôt envie de transmettre à mes enfants les valeurs morales que j’ai reçues, qui ont forgé notre histoire, notre société, notre façon de vivre et d’aimer… Ne pas croire en Dieu, ce n’est pas une raison pour renoncer à se battre pour la justice, pour la paix, pour l’amour, pour une certaine conception de la vie et de l’humanité. (…) C’est comme le tout et la partie. La spiritualité, c’est la vie de l’esprit. La religion n’est qu’une de ses formes. Comme la seule spiritualité socialement observable, dans nos pays, fut pendant des siècles une religion – le christianisme –, on a fini par croire que « religion » et « spiritualité » étaient synonymes. Il n’en est rien. Il suffit de prendre un peu de recul, aussi bien dans le temps – spécialement du côté des sagesses grecques – que dans l’espace – par exemple, du côté de l’Orient bouddhiste ou taoïste –, pour découvrir qu’il a existé et qu’il existe encore d’immenses spiritualités qui n’étaient ou ne sont en rien des religions, au sens occidental du terme, c’est-à-dire des croyances en Dieu. André Comte-Sponville
En fait, le problème n’est pas celui du catholicisme, mais celui des religions. Elles semblent toutes avoir déformé le message de leurs fondateurs. Elles ont été et demeurent encore pour l’humanité, notamment les religions du Livre, la source de guerres horribles, de persécutions impitoyables, de souffrances pour des millions d’hommes et de femmes. Je ne sais si l’humanité parviendra à se délivrer de ce besoin religieux. Pierre Hadot
Pour être exact, je dois dire que la lecture de Pascal m’avait sans doute mis en condition. (…) Les Pensées de Pascal, qui s’étaient imprimées profondément en moi, m’ont permis de comprendre ce que je ressentais devant l’infini des étoiles.
Dans le fond, beaucoup de gens cherchent des modèles de vie dans d’autres spiritualités comme le bouddhisme. Mais ne pouvait-on pas trouver ces exercices chez les Grecs qui déjà choisissaient leurs écoles philosophiques en fonction des modes de vie spirituels qu’ils proposaient ? Stoïciens et épicuriens offraient un véritable catéchisme spirituel qui les guidait dans leur action. (…) Pour moi, c’est quelque chose qui traverse toute la philosophie antique. Chez Platon et Aristote, le mode de vie qui est mis en avant n’est pas moral mais scientifique, c’est la contemplation désintéressée de la nature. Mais c’est une finalité qui oriente le tout de l’existence. L’exemple de Socrate, prêt à payer le prix de sa vie au nom de cette fidélité, l’atteste.
Aujourd’hui je me qualifierais comme un mystique agnostique. Je récuse l’idée du dieu fabricateur ou géomètre. Et aussi du dieu coléreux de la Bible. Pierre Hadot
L’autonomie du sujet pousse au découplage complet de la religion et de la sagesse. La première est collective, nous n’en voulons plus. La seconde, qui s’expérimente dans le vécu, le ressenti, le tangible, l’efficace, est au contraire très moderne. Frédéric Lenoir

Nous sommes un champ ouvert où on peut tout essayer, créer un art de vivre propre, faire de sa vie une œuvre d’art. (…) il n’y a pas d’aspects mineurs dans cette entreprise: bien manger, bien dormir, être bien dans sa peau, des besoins du corps le plus concret aux aspirations les plus éthérées de l’intériorité, tout est bon à qui cherche la transformation. Nietzsche disait: la sagesse, c’est savoir comment boire son thé.
Frédéric Lenoir
Ça a tenu je crois au poids écrasant de la politique entre les années 1930 et 1970: la lutte contre le fascisme, l’enthousiasme pour le communisme nous dispensaient, croyions-nous, de toute réflexion sur la transformation de soi. Et puis le tout-politique a fait long feu… On est revenus à une réflexion sur la vie et le monde tels qu’ils sont, pour tenter de répondre à la question: qu’est-ce que j’en fais? André Comte-Sponville,
Je me suis trompé pendant vingt ans en pensant que la morale laïque suffisait. Elle ne suffit pas! Même si vous n’êtes pas croyant, vous avez besoin d’une spiritualité, d’une sagesse, pour aborder des questions comme l’éducation de vos enfants, l’art, la culture, l’amour ou le deuil…Luc Ferry
La philo m’a fait économiser dix ans de psychanalyse. Inès
Grâce aux travaux de Pierre Hadot, on sait maintenant qu’il s’agit de philosophie vécue, d’exercices spirituels pratiqués au quotidien, et ça change tout. (…) Notre regard sur la sagesse des Anciens: ils ne bâtissaient pas des théories abstraites comme on le croyait, ils visaient très concrètement la transformation de soi et celle de l’existence. Jean-Philippe de Tonnac (coauteur de «Fous comme des sages, 2002)
C’est ainsi qu’au début du Moyen Age, écrit Pierre Hadot, «on assiste à une séparation radicale du mode de vie philosophique (qui fait désormais partie de la spiritualité chrétienne) et du discours philosophique, qui devient un simple outil théorique au service de la théologie. Il ne s’agit plus, comme dans l’Antiquité, de former des hommes, mais des professeurs qui formeront à leur tour des professeurs…» Quelques siècles plus tard, quand la philosophie cessera enfin d’être «la servante de la théologie» et recouvrera son autonomie, elle restera pourtant tributaire de cet héritage scolastique et universitaire qui n’a conservé de l’activité philosophique de l’Antiquité que sa dimension spéculative. Catherine David, Jean-Philippe de Tonnac
Le but de Pierre Hadot en développant la notion de philosophie ancienne comme « exercice spirituel » était de fournir une solution de rechange à la religion. Dans cette perspective, Hadot rend le triomphe de la chrétienté et de la scolastique médiévale, exemplifié par Thomas d’Aquin, responsable de la « perte de la philosophie comme manière de vivre ». Le jugement qu’il porte sur Thomas d’Aquin s’applique également au néoplatonisme ancien. Or, de fait, pour les deux il n’y a rien d’abstrait dans la théorie de la philosophie comme ascension vers Dieu : la philosophie est une manière de vivre qui nous transforme et nous tourne vers le divin. Comme son prédécesseur néoplatonicien, l’Université médiévale considérait la philosophie comme un « exercice spirituel » dans le cadre d’une spiritualité chrétienne qui préparait aussi les intellectuels à une félicité surnaturelle. Wayne J. Hankey

Après la bouddhamania, la sophiamania!

Bonheur, sagesse, maîtrise des passions, vertus, travail spirituel sur soi-même, exercice spirituel, aveu des fautes, examen de conscience, méditation …

En ces temps étranges, sur fond de retour en force du réel avec un certain 11 septembre, de bestsellers philosophiques, cafés-philo à tous les coins de rue et péplums férocement antichrétiens …

Retour, au lendemain de sa très discrète disparition il y a trois semaines, sur celui à qui l’on doit pour une bonne part « l’actuel regain d’intérêt pour la philosophie pratique »

A savoir Pierre Hadot, qui eut droit lui aussi à son bestseller à 50 000 exemplaires (« Qu’est-ce que la philosophie antique? ») …

Où l’on découvre, derrière l’austère spécialiste de philosophie hellénistique et professeur honoraire au Collège de France mais aussi introducteur de Wittgenstein en France et inspirateur de Foucault, un prêtre défroqué déçu par des attentes mystiques qu’il ne trouvait plus dans l’Eglise et initié au « sentiment océanique » par ses lectures de Pascal …

Mais surtout, derrière sa (re)découverte de la dimension existentielle de la pratique philosophique des Anciens grecs prétendument asservie et dénaturée par la scolastique chrétienne (les fameux « exercices spirituels ») …

La bonne vieille dénonciation, selon le principe de l’amalgame et de l’incrimination du porteur de mauvaises nouvelles, de la violence de la religion en général et du judéo-christianisme en particulier …

Mes exercices spirituels
Propos recueillis par Thierry Grillet
Le Nouvel Observateur
Semaine du 10/07/08
Le philosophe Pierre Hadot, professeur au Collège de France, explore la pensée antique depuis quarante ans et publie cette année un essai inspiré sur Goethe par Pierre Hadot

Mes exercices spirituels par Pierre Hadot

Cette première rencontre avec un maître «à penser et à créer» inaugure la série d’été des Débats de l’Obs. Pendant six semaines, nous interrogerons six artistes dans leur genre, six intellectuels qui réfléchissent sur leur art. Des penseurs et des passeurs originaux qui ont fait l’actualité en 2008. Du philosophe français Pierre Hadot au génie de la BD américain Robert Crumb, de l’architecte français Jean Nouvel à l’écrivain-voyageur britannique ColinThubron, du paléontologue français Michel Brunet au poète et critique anglais Michael Edwards.

Sentiment océanique

En 1939, en terminale, la première idée que je me suis faite de la philosophie a été profondément marquée par Bergson et les existentialistes. C’est qu’ils invitaient, en philosophes, à vivre des expériences affectives. La joie, l’émerveillement, l’angoisse même comme celle qu’éprouve lors d’une extase demeurée célèbre Roquentin face à un arbre, dans «la Nausée» de Sartre. Je me rappelai alors de l’expérience bouleversante que je fis, deux fois de suite, à l’âge de 12 ou 13 ans; je me souviens surtout de celle qui se produisit un soir d’hiver en voyant le ciel étoile. Brusquement, j’eus une impression d’étrangeté et je fus envahi par une angoisse à la fois terrifiante et délicieuse. Je m’étonnais d’être moi, d’être là dans ce monde immense et inconnu, dont j’étais une partie. Romain Rolland a appelé cela le «sentiment océanique». Ai-je été prédisposé à la philosophie par cette expérience ? A lire les existentialistes, je compris qu’un des actes les plus importants du philosophe consistait dans cette prise de conscience de l’existence-dans-le-monde. Le Rousseau des «Rêveries d’un promeneur solitaire» qui s’attache à décrire ce sentiment d’existence m’apparaît comme un des précurseurs de cette introduction de l’affectivité dans la philosophie. Suivi, dans cette voie, par Schelling, Schopenhauer et Nietzsche. Quoi qu’il en soit, ces expériences d’adolescent m’ont conduit à penser qu’une chose est essentielle au philosophe : replacer son individualité dans le Tout du cosmos dont elle est une partie. Nietzsche disait : «Aller par-delà moi-même et toi-même. Eprouver d’une manière cosmique.»

Ce long détour

J’ai raconté souvent l’histoire de ma dissertation de philo au bac 1939, et l’enthousiasme avec lequel je commentai alors cette phrase de Bergson : «La philosophie n’est pas une construction de système, mais la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi.» Définition de la philosophie et du philosopher, à mes yeux, toujours valable ! C’est que la philosophie n’est pas avant tout une activité théorique et abstraite, mais un nouveau mode de perception, que Bergson qualifie de «naïf», au sens où l’artiste regarde sans a priori la nature, en se libérant des habitudes et des intérêts égoïstes qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est.

D’enthousiasme en enthousiasme, il faut que j’évoque, dans mon parcours, la découverte, en licence de philosophie, de Heidegger, sa distinction de l’authentique, liée à la conscience de l’être et de l’inauthentique, sa distinction aussi entre l’être et l’étant, ses analyses de l’angoisse et du souci… Je songeais à une thèse sur Rilke – mon bréviaire à cette époque – et Heidegger avec Jean Wahl, grand maître alors des études heideggériennes. Mais le destin a voulu que je devienne historien et philologue, éditeur, traducteur et exégète de textes antiques – tout en restant philosophe. Je me suis donc acharné des années durant à rédiger une thèse sur un obscur écrivain latin du IVe siècle de notre ère, Marius Victorinus, qui d’ailleurs demeure toujours très mystérieux ! Mais comment regretterais-je ce long détour ? Comme beaucoup de philosophes, je n’avais aucun sens historique et philologique. En travaillant sur ce rhéteur de la ville de Rome, traducteur des traités de Plotin et qui s’était finalement converti au christianisme, j’ai découvert alors la difficulté d’établir les textes – rendus parfois inintelligibles à cause des fautes de copie des manuscrits -, mais aussi de les comprendre : j’ai souvent passé une journée entière pour m’assurer du sens d’un mot. D’une certaine manière, j’ai consumé des années à élucider le sens de cet aphorisme d’Heraclite, à l’origine d’une réflexion qui a occupé quarante années de ma vie, et que j’ai publiée dans «le Voile d’Isis» : «La nature aime à se cacher.» J’ai étudié de très près cette phrase et j’ai suivi la longue chaîne de contresens que les philosophes ont faits sur sa traduction – de Philon d’Alexandrie à Heidegger. A cet égard, il est troublant de penser que la raison ait opéré, pour produire des concepts nouveaux, avec des méthodes aussi irrationnelles en se laissant dériver au gré de fantaisies exégétiques.

Intuition

Dans ma jeunesse, en pensant à Platon, à Aristote, ou à Hotin, j’avais tendance à me représenter que ce qui caractérisait la pensée grecque, c’était l’abstraction et la théorie; mais alors un problème surgissait : pourquoi trouvait-on dans ces textes tant et de si manifestes incohérences ? Les critiques et les historiens disaient à propos de tel ou tel texte antique que leur auteur se contredisait ou qu’il composait mal. C’était vrai, si l’on croyait que l’intention de l’auteur antique était d’«informer», d’exposer une doctrine, de construire un système. Mais si l’on admettait qu’il voulait «former», qu’il avait une intention pédagogique ou thérapeutique, en un mot qu’il voulait exercer un certain effet sur des personnes déterminées et non sur des lecteurs inconnus, on pouvait comprendre les digressions, les dissymétries, les longueurs… Victor Goldschmidt a eu, à propos des dialogues platoniciens, une formule extraordinaire : «Ces dialogues visent, non pas à informer, mais à former.» Cette intuition vaut pour toute la philosophie antique.

Conscience joyeuse

J’ai rédigé, en 1977, dans l’Annuaire de la 5e Section de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, un article intitulé «Exercices spirituels» dont les différents chapitres avaient pour titre : apprendre à vivre, apprendre à dialoguer, apprendre à mourir, apprendre à lire. J’ai plaisir à penser du reste que ce texte influença beaucoup, en son temps, Foucault, comme il l’a reconnu lui-même dans «l’Usage des plaisirs». Personnellement, je définirais l’exercice spirituel comme une pratique volontaire, personnelle, conçue pour déclencher une transformation de soi. Comme, par exemple, chez les stoïciens qui pensaient que, pour être en mesure de supporter les coups du sort, la maladie, la pauvreté, l’exil, il fallait se préparer par la pensée à leur éventualité et que c’était une des tâches de la philosophie. Les épicuriens aussi ont élaboré un «corpus» d’exercices spirituels : l’aveu des fautes, par exemple; la limitation des désirs ou, s’accordant en cela avec les stoïciens, l’examen de conscience déjà en honneur chez les pythagoriciens, qui permet de prendre conscience de son état moral; la lecture méditative; la concentration de l’attention sur l’instant présent; l’effort pour voir les choses d’un point de vue supérieur. Certains de ces exercices n’ont pas cessé d’être pratiqués au cours des siècles. Par exemple, le regard d’en haut porté sur les choses humaines, pratiqué par Pascal, Voltaire, Leopardi, ou encore Hubert Beuve-Méry, dans des chroniques du «Monde» qu’il avait intitulées «Le point de vue de Sirius»; ou la concentration sur l’instant présent, que Goethe ou Schopenhauer ont recommandée, tout comme André Gide qui écrivait, dans ses «Nourritures terrestres» : «Chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable; sache parfois t’y concentrer uniquement.»

Nietzsche comparait les exercices pratiqués dans les différentes écoles philosophiques antiques à des modèles d’action qui pouvaient nous inspirer. Je ne peux évidemment exposer ici ces différents choix de vie qui supposaient d’ailleurs une vie commune entre maître et disciples. Je m’en tiendrai au programme proposé par Marc Aurèle, qui distingue les trois rapports déterminants pour tout individu : celui que nous avons avec notre propre pensée, celui que nous entretenons avec les autres hommes et enfin celui que nous cultivons avec la nature. Il s’agissait, pour Marc Aurèle, d’abord de veiller à ne pas se laisser égarer par de fausses représentations, d’avoir le courage de voir la réalité telle qu’elle est; ensuite, de toujours agir au service de la communauté humaine et dans un esprit de justice; enfin, de vivre dans la conscience joyeuse que l’on est une partie du monde. Ces trois disciplines à l’oeuvre dans nos existences correspondaient bien, d’une part, à un matériel conceptuel : une théorie du jugement, de l’action et de la nature; mais elles donnaient corps aussi, d’autre part, à une pratique s’exerçant dans ces trois domaines. L’essentiel, à mes yeux, c’est que l’action et le sentiment soient considérés, au fond, comme une partie intégrante de la philosophie.

Tentation

De nos jours, l’enseignement de la philosophie dans les lycées et à l’université a perdu le caractère personnel et communautaire qu’il avait dans l’Antiquité. Par ailleurs, certains philosophes contemporains ont considéré l’activité philosophique comme la construction d’un échafaudage conceptuel qui serait une lin en soi. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. Car la philosophie doit toujours commencer par le discours, qu’il s’agisse de rapporter une expérience, de poser des questions ou de proposer un mode de vie. Ensuite devraient succéder à cette première phase l’engagement existentiel et l’action concrète. Mais la grande tentation, pour tout philosophe, consiste à s’en tenir au discours. C’est pourquoi, d’un bout à l’autre de l’histoire de la philosophie, deux types de philosophes se sont constamment opposés : ceux qui limitent la philosophie à un discours et ceux qui mettent l’accent sur sa dimension existentielle et vitale.

Dans l’Antiquité, par exemple chez Epictète, Plutarque, ou encore Platon, on trouve une critique virulente de ceux qui se veulent exclusivement «professeurs», qui veulent briller par leurs argumentations et leur style et qui se distinguent ainsi de ceux qui vivent leur philosophie. Cette même opposition se perpétue dans la philosophie moderne. Kant oppose à la philosophie scolaire la philosophie du monde qui intéresse tout homme; Schopenhauer se moque de la philosophie universitaire qui n’est que de l’escrime devant un miroir. Thoreau déclare : «De nos jours, il y a des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes», et Nietzsche écrit : «Avons-nous appris la moindre des choses que les Anciens enseignaient à leur jeunesse ? Avons-nous appris le moindre trait de l’ascétisme pratique de tous les philosophes grecs ?» Bergson et les existentialistes défendent la même conception, celle d’une philosophie qui ne serait pas un échafaudage de concepts, mais un engagement de et dans l’existence.

La santé du moment

Goethe a une représentation idyllique et erronée de la vie«quotidienne dans l’Antiquité. Les . hommes étaient heureux de vivre leur vie terrestre, dans ce qu’il appelait la «santé du moment». Ce que veut dire Goethe, c’est que le christianisme a détruit cette belle harmonie en obligeant les hommes à penser à la mort et en leur interdisant les plaisirs de la vie. Par ailleurs, il admire les philosophes grecs, tout spécialement les stoïciens et les épicuriens. Pour lui, le peuple grec et ses philosophes disaient oui à l’existence et au monde. Comme Marc Aurèle qui écrivait : «Le propre de l’homme de bien, c’est d’aimer et d’accueillir avec joie tous les événements.»

Goethe ne dit pas autre chose, mais plus brièvement : «La vie, quelle qu’elle soit, elle est bonne.» J’ai été étonné, à cet égard, de constater la grande parenté qui existe entre Goethe et Nietzsche.

Cette parenté est d’ailleurs revendiquée par Nietzsche, qui parle du «fatalisme joyeux» de Goethe. Accepter la vie et le monde, même dans leurs aspects les plus terribles ! Pour ma part, je comprends cette position dans la perspective du caractère merveilleux de l’existence. Mais comment accepter l’atroce souffrance de milliards d’être humains ? C’est le mérite du stoïcisme d’avoir intégré l’action au service de la communauté humaine dans la philosophie. Dans ce sens, je dirais que sont des philosophes, probablement des philosophes «sans le savoir», tous ceux qui combattent pour la défense des droits de l’homme ou pour l’avenir de la planète ! Sénèque le stoïcien avait déjà imaginé pour eux un beau slogan : «L’homme, chose sacrée pour l’homme.» Vous me permettrez de faire une citation un peu plus longue de ce même Sénèque faisant l’éloge de l’école stoïcienne : «La fin qu’elle nous prescrit, c’est d’être utile aux autres et d’avoir le souci, non seulement de soi-même, mais de tous en général et de chacun en particulier.» On se demande en lisant ce texte par quel défaut de lecture on a pu prétendre que le stoïcien ne se souciait que de son propre bonheur !

Extase

«J’ai quitté l’Eglise depuis longtemps. C’est aujourd’hui, pour moi, une vie antérieure. J’ai eu une enfance à l’eau bénite. Petit séminaire. Grand séminaire. Prêtrise. En pleine Occupation, j’ai lu les textes des grands mystiques. J’étais passionné par la monumentale «Histoire littéraire du sentiment religieux» de l’abbé Bremond. Mon intérêt pour la mystique prend naissance dans ces lectures des poèmes de saint Jean de la Croix et des textes de Thérèse d’Avila ou de Thérèse de Lisieux. Ce qui m’a conduit à Plotin et à Wittgenstein. J’éprouvais alors ardemment le désir de l’union mystique. L’idée d’un contact direct avec Dieu me fascinait. Mais j’ai été déçu. Mes directeurs de conscience ne paraissaient pas faire grand cas des trois voies – d’ailleurs héritées de Plotin et du néoplatonisme – qui devaient conduire à l’extase : la voie purgative, la voie illuminative et la voie unitive.

A la lin des années 1940, je me suis retrouvé dans la paroisse Saint-Séverin. J’habitais le presbytère et je participais à la vie de la communauté paroissiale. En même temps, j’allais suivre les cours de Jean Hyppolite sur Hegel à la Sorbonne ! Période décisive de ma vie. C’est à ce moment que j’ai commencé à adopter une attitude critique à l’égard de l’Eglise. Beaucoup de choses me contrariaient dans la vie quotidienne – le fait, par exemple, de ne pas vivre vraiment selon le modèle évangélique (comme de ne pas accueillir dans l’église les SDF de l’époque…). Mais il y eut un choc. L’encyclique «Humani generis» du 12 août 1950 qui condamnait l’évolutionnisme deTeilhard de Chardin, et aussi l’oecuménisme – pour un lecteur de la revue protestante «Réforme» que j’étais, ce fut un autre choc ! La proclamation du dogme de l’Assomption ajouta encore à ma déception. En juin 1952, j’ai donc quitté Saint-Séverin et me suis marié un an après !

Rupture

Le drame du catholicisme, c’est de s’être rapidement éloigné du message évangélique (sans doute depuis Constantin) avec l’installation du pouvoir temporel des papes, avec les fastes de la liturgie, l’Inquisition… Le dernier concile avait apporté quelques corrections à cet état de fait, mais le pape actuel (comme son prédécesseur) paraît bien vouloir liquider cet héritage. En fait, le problème n’est pas celui du catholicisme, mais celui des religions. Elles semblent toutes avoir déformé le message de leurs fondateurs. Elles ont été et demeurent encore pour l’humanité, notamment les religions du Livre, la source de guerres horribles, de persécutions impitoyables, de souffrances pour des millions d’hommes et de femmes. Je ne sais si l’humanité parviendra à se délivrer de ce besoin religieux. Pour ma part, je dirais avec Einstein : «Je suis un non-croyant profondément religieux.» Si l’on entend par religion l’émerveillement devant le mystère du monde et de la nature.

Pierre Hadot

Né en 1922, Pierre Hadot, philosophe et historien de la philosophie, est professeur honoraire au Collège de France pour la chaire d’histoire de la pensée hellénistique et romaine. Il a publié de nombreux ouvrages, dont «Qu’est-ce que la philosophie antique ?» (Folio Essais), et cette année une réédition, «le Voile d’Isis» (Folio Essais), et «N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels» chez Albin Michel.

Voir aussi:

Historien de la philosophie antique
Pierre Hadot
Roger-Pol Droit
Le Monde
27.04.10

Professeur honoraire au Collège de France, l’historien de la philosophie antique Pierre Hadot est mort dans la nuit du 24 au 25 avril, à l’âge de 88 ans. Il a modifié pour longtemps la manière même d’envisager la philosophie – voilà ce qu’il convient de souligner avant tout. Qu’il ait été un savant à l’érudition étourdissante, un homme aux moeurs simples, un auteur à l’écriture exacte et limpide, un pédagogue de haut vol, un précurseur dans plusieurs domaines est évidemment important. Mais la principale répercussion de son oeuvre, dont les effets dépassent de très loin le cercle des érudits, consiste en une mutation profonde du regard.

Pour le comprendre, il faut revenir deux générations en arrière. Dans les années 1960 et 1970, parler à un professeur de philosophie de bonheur, de sagesse, de maîtrise des passions, de travail spirituel sur soi-même, suscitait le plus souvent un haussement d’épaules. Dans l’esprit de cette époque, le travail du philosophe consistait presque exclusivement à travailler des concepts, à construire des analyses, à produire les cours et les livres qui les mettaient en oeuvre. Cette production théorique mise à part, qui se préoccupait de philosophie était censé vivre comme tout le monde, sans rapport avec ses élaborations intellectuelles. C’est ce paysage que Pierre Hadot a changé. Il a rappelé, de livre en livre, pour les chercheurs comme pour le grand public, combien la philosophie consistait, avant toute chose, en une conversion existentielle.

Au coeur de la démarche philosophique se tient selon lui un changement profond, concerté et volontaire, dans la manière d’être au monde. Pierre Hadot l’a souligné en montrant combien, chez les épicuriens et les stoïciens notamment, il s’agissait de se transformer, de métamorphoser sa manière de vivre par un long et constant travail sur soi-même.

Telle fut sa leçon centrale, éclairée avec une force et une ténacité incomparables : la tâche première du philosophe, dans l’Antiquité, était de changer sa vie, non de produire des écrits, ou même de travailler des concepts. Quand le philosophe donne des cours ou rédige des textes, c’est pour se soutenir lui-même dans cette métamorphose, ou pour aider ses disciples.

Cette perspective est devenue familière. A tel point qu’on oublie parfois combien c’est au long chemin de Pierre Hadot qu’on doit l’essentiel de ces idées, répandues à présent sous mille formes, voire mille déformations : la philosophie est « thérapie de l’âme », cheminement vers le bonheur du sage, travail affectif autant qu’intellectuel pour se dépouiller de l’angoisse, des passions, de l’illusoire et de l’insensé. Manière de vivre, et non simple façon de discourir.

Le plus souvent, on ignore à travers quelle longue et lente élaboration cette mutation s’est préparée, dans le parcours singulier de ce penseur de fond qui a traversé le XXe siècle en solitaire. Né à Paris, en 1922, dans une famille très catholique, Pierre Hadot a connu, à Reims, « une enfance à l’eau bénite », comme il le souligne dans des entretiens autobiographiques parus en 2001. Sa mère n’imaginant pas qu’il puisse devenir autre chose, il entre au petit séminaire à l’âge de 10 ans et se retrouve ordonné prêtre en 1944. Il commence à travailler au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1949, quitte l’Eglise en 1952, se marie alors une première fois, avant de divorcer et d’épouser, par la suite, la philosophe Ilsetraut Hadot.

Son temps de labeur est marqué à la fois par l’austérité de l’érudition et par les libres explorations personnelles. Sur le versant érudit, Pierre Hadot fait l’apprentissage des manuscrits, découvre la nécessité d’établir scrupuleusement les textes.

De Plotin à Wittgenstein

Il consacre de nombreuses années de patience à Marius Victorinus, un rhéteur romain du IVe siècle qui a traduit le philosophe néoplatonicien Plotin (IIIe siècle). Dans le même temps, il fréquente Jean-Pierre Vernant ou Louis Dumont, et explore notamment l’oeuvre de Wittgenstein dont il fut, à la fin des années 1950, l’un des premiers commentateurs et traducteurs en France.

En 1963, le savant se fait connaître du public par un petit livre exemplaire de clarté et de puissance, Plotin ou la simplicité du regard (Gallimard), qui demeure aujourd’hui une des meilleures introductions possibles au néoplatonisme et à ce philosophe de l’expérience mystique.

Devenu en 1964 directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, le chercheur poursuit son labeur dans l’ombre, avant d’être élu en 1982, à 60 ans, à la chaire d’histoire au Collège de France. L’initiative en revient à Michel Foucault, dont les derniers ouvrages furent influencés par une lecture très personnelle des travaux de Pierre Hadot. Ce dernier avait notamment mis en lumière, dans une série d’études, la pratique des « exercices spirituels » dans la philosophie antique.

Là aussi, le point de départ est simple et les conséquences nombreuses. La vie philosophique exige un entraînement, une série de pratiques mentales destinées à faire passer les préceptes dans la réalité vécue. Pierre Hadot montre alors comment de nombreux textes antiques – de Platon, d’Aristote, de Sénèque, de Marc Aurèle – sont à lire moins comme des développements théoriques que comme des exercices de retour sur soi, de concentration sur l’instant présent, d’examen de sa conduite.

Loin de se limiter à l’Antiquité, ces exercices traversent toute l’histoire. En 2008, avec N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels (Albin Michel), le philosophe insiste sur la pérennité de cet entraînement spirituel. On le retrouve, sous des formes diverses, chez Nietzsche, Bergson ou Wittgenstein, dont les « jeux de langage » sont aussi des exercices de ce type. C’est donc également la philosophie moderne, qu’il connaissait magistralement, que Pierre Hadot incite à regarder d’un oeil neuf. Descartes se préoccupe d’une modification de nous-mêmes et de nos actions par la philosophie, Spinoza conclut l’Ethique par la béatitude du sage, Schopenhauer se soucie de l’existence…

Ce grand bouleversement des perspectives a entraîné une cascade de conséquences. Quelques-unes sont regrettables, des esprits débiles ayant conclu que vivre et penser sont une seule chose. Le génie de Pierre Hadot fut au contraire de ne jamais confondre les concepts et les temps de la vie, mais de souligner sans cesse leur difficile interaction, en rappelant continûment les allers-retours nécessaires d’un registre à l’autre. En outre, sa vertu fut de refuser d’être un gourou : « J’ai toujours pensé que mon rôle n’était pas de dire ce qu’il convient de faire », confiait-il dans l’une de ses dernières interviews. Il lui suffisait d’avoir la science limpide.

Car la marque suprême de cet esprit fut l’exacte clarté, l’écriture sans contorsion, l’explication juste et nette, présentes dans tous ses textes, même les plus spécialisés. L’immense succès de Qu’est-ce que la philosophie antique ? (Gallimard, Folio, 1995) est dû aussi à l’élégance d’une plume absolument sobre. Conforme à sa pensée, cette sobriété se retrouvait évidemment dans son existence quotidienne, traversée de joies intenses parce qu’élémentaires. Malgré cela, Pierre Hadot n’aimait pas qu’on parle de lui comme d’un sage. C’est sans doute le seul point sur lequel il avait tort.

21 février 1922 : Naissance à Paris.

1942 : Est ordonné prêtre.

1949 : Entre au CNRS.

1952 : Quitte l’Eglise catholique

1963 : « Plotin ou la simplicité du regard » (Gallimard)

1964 : Enseigne à l’Ecole pratique des hautes etudes

1982-1991 : Chaire d’histoire de la pensée hellénistique et romaine au Collège de France

1995 : « Qu’est-ce que la philosophie antique ? » (Gallimard)

2001 : « La philosophie comme manière de vivre », livre d’entretiens (Albin Michel)

2004 : « Le Voile d’Isis » (Gallimard).

Nuit du 24 au 25 avril 2010 : Mort à Orsay (Essonne).

Voir également:

Les leçons de vie des philosophes grecs
Aude Lancelin et Marie Lemonnier
Le Nouvel Observateur
15.07.04

Socrate, Diogène, Aristote, Zénon, Epicure ou Pyrrhon n’ont pas été que des purs esprits. Ils ont souffert, ils ont aimé, ils ont été raillés ou admirés. Aude Lancelin et Marie Lemonnier sont parties à la recherche de ces vies qui éclairent les nôtres.

Épicuriens, stoïciens, sceptiques, cyniques, hédonistes… Pourquoi ces mouvements de pensée de l’Antiquité désignent-ils un mode de vie, une attitude fondamentale devant l’existence et non un système conceptuel ? Parce que, comme l’a rappelé Pierre Hadot, la pensée antique est un lieu où l’on apprend à vivre.

Alors que la philosophie, née en Grèce au ive siècle avant notre ère, ne cessait de refluer au fil du temps vers les brumes du Nord, un curieux diktat s’imposa. On ne justifie ni n’éclaire une pensée par la vie de son auteur. Circulez, rien à voir. Une attitude qui eût bien surpris les hommes de l’Antiquité. Eux jaugeaient une philosophie à l’aune de l’indépendance et de la force intérieure qu’elle donnait à qui la mettait en œuvre. Les contemporains de Zénon, fondateur du stoïcisme, estimaient la simplicité de sa vie davantage que ses œuvres. Platon lui-même voyait dans la résistance de Socrate à l’ivresse un des signes les plus indubitables de sa sagesse. Et lorsqu’on demandait à Diogène ce qu’il avait gagné à philosopher, le Cynique répondait: «Au moins ceci, sinon rien d’autre: je suis prêt à toute éventualité.»

La philosophie n’était alors ni élaboration solitaire d’un système ni jongleries conceptuelles désincarnées. Même chez Aristote, fondateur de la métaphysique, la conversion préconisée à «la vie selon l’esprit» vise avant tout à assurer la liberté et l’absence de trouble. Le jeune Grec qui devait opter pour l’une des grandes écoles athéniennes, l’Académie de Platon, le Jardin d’Epicure ou le Portique de Zénon, engageait toute sa manière de vivre, sa sexualité autant que son rapport aux affaires publiques. Peu de chose à voir avec ce que, soigneusement barricadé derrière les murs de l’université, l’on nomme aujourd’hui philosophie, de «l’escrime face à un miroir», «de la philosophie pour rire», raillait Schopenhauer qui, baignant dans la tradition antique, fut l’un des rares penseurs postérieurs au xviiie siècle à envisager celle-ci comme conversion radicale de toute une vie.

Un cliché répandu veut que pendant la période hellénistique, qui va du règne d’Alexandre le Grand à la domination romaine au ier siècle avant J.-C., les philosophes grecs aient compensé la vie politique perdue et le sentiment de décadence par un repli sur la vie intérieure et le souci éthique. Une vision fausse, ainsi que l’a maintes fois montré Pierre Hadot, le grand helléniste français. Dès le dialogue socratique, la philosophie vise à provoquer la rupture avec les soucis factices, le dégel de toute une existence, sans quoi elle n’est rien. «Vide est le discours du philosophe s’il ne contribue pas à guérir la maladie de l’âme», dit une sentence épicurienne, tandis que les Stoïciens, eux aussi, réduisent le noyau théorique au minimum indispensable et privilégient l’efficacité psychique. Les six grands courants présentés dans ce dossier s’entendent sur l’essentiel. Chaque homme peut ici et maintenant devenir le vrai maître de sa vie en s’affranchissant de tout ce qui lui est étranger. Leurs divergences portent sur l’ennemi intime à combattre. Les faux plaisirs, pour les Epicuriens. Les opinions égarantes, pour les Sceptiques. L’intérêt égoïste, pour les Stoïciens. Les conventions sociales, pour les Cyniques.

L’éthique grecque, on le sait, connaît depuis une vingtaine d’années un intérêt toujours renouvelé. Est-il pourtant si aisé de la réactualiser? S’il est une chose frappante en effet dans la philosophie antique, c’est bien la valeur incommensurable, infinie, accordée au cosmos et à la vie, quelles que soient les horreurs innombrables de la condition humaine. Le pessimisme contemporain s’en accommode mal. A parcourir les préceptes acérés du «Manuel» d’Epictète, à suivre les méandres des «Dialogues» de Platon, nul doute possible pourtant. Aucune révolution, aucun progrès ni recul, ne semble pouvoir altérer la force de ces grandes consciences antiques placées face à l’équation de la vie.
La préférence de Kierkegaard, philosophe de l’angoisse, allait à Socrate, celle de Nietzsche à Epicure, «le grand consolateur de l’Antiquité». A qui ira celle du lecteur? Convenons-en en tout cas avec l’auteur du «Gai Savoir»: «Rien de plus joyeux ni de meilleur ne peut être accordé à l’homme que d’approcher de l’un de ces victorieux qui pour s’être adonnés aux pensées les plus profondes n’en aiment que mieux la réalité la plus vivante.»

Voir également:

La quête de la sagesse
Ursula Gauthier
Le Nouvel Observateur
28.11.02

Une mode? Non, une vague de fond. Quand les croyances sont en crise et les utopies en berne, que reste-t-il? Les interrogations essentielles. Celles que posaient déjà, il y a 2 500 ans, les inventeurs de la philosophie: comment donner sens à sa vie?

Souvenez-vous: il n’y a pas si longtemps, la sagesse sentait le moisi. Si philosophie veut dire en grec amour de la sagesse, les philosophes, eux, ont longtemps été «sophiaphobes», préférant d’ailleurs se faire appeler intellectuels. Exclusivement centrés sur la sphère politique, acharnés à dénoncer la «barbarie à visage humain» et à fustiger les «maîtres-penseurs», ils auraient ri au nez du ringard qui aurait aventuré devant eux les mots de salut ou de spiritualité. La sagesse? Un idéal pour retraités… Luc Ferry, alors jeune agrégé, persuadé qu’il n’y avait rien de plus philosophique que d’examiner les rapports entre la politique, le droit et l’histoire, publiait le premier tome de sa trilogie «Philosophie politique» (PUF). C’était en 1984. La même année paraissait sous la plume d’un autre jeune et obscur agrégé de philo un «Traité du désespoir et de la béatitude» (PUF). Un ovni dans le paysage vibrionnant de la philosophie dite «nouvelle». «Voici enfin un penseur qui vit sa philosophie et ne fait pas semblant de méditer», s’exclamait Roger-Pol Droit dans «le Monde», s’émerveillant de «ce propos fort ancien mais qui paraît neuf tellement fut oubliée cette simple exigence: le bonheur s’acquiert par la sagesse»… La sagesse, la vraie? L’idéal éternel de Socrate et d’Epicure? Jugez-en: «La sagesse, expliquait le jeune normalien dans un style vintage inspiré de l’élégance d’Alain, c’est le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité.» L’auteur de ce come-back, André Comte-Sponville, redoutait alors de paraître ridiculement archaïque aux yeux de ses pairs: «La plupart pensaient que j’avais quelques siècles de retard», se souvient-il avec un sourire. Douze ans et quelques best-sellers plus tard, le succès inouï du «Petit Traité des grandes vertus» (PUF, 450 000 exemplaires vendus) allait prouver qu’il avait en fait quelques années d’avance…

Aujourd’hui, on a peine à comprendre cet anathème. La sagesse ne provoque plus ni ricanements, ni grincements de dents. Luc Ferry, le fana de la théorie de l’agora, vient de signer un ouvrage que ne renierait aucun héritier de Socrate: «Qu’est-ce qu’une vie réussie?» (Grasset) pose la question fondamentale de la «vie bonne», celle qui a du sens et qui se vit dans la joie. Comment, s’interroge le ministre-philosophe, fonder une spiritualité laïque à l’usage des athées – dont il fait partie? «Je me suis trompé pendant vingt ans, avoue-t-il au sociologue Frédéric Lenoir, en pensant que la morale laïque suffisait. Elle ne suffit pas! Même si vous n’êtes pas croyant, vous avez besoin d’une spiritualité, d’une sagesse, pour aborder des questions comme l’éducation de vos enfants, l’art, la culture, l’amour ou le deuil…»

Pas très sexy, pas très hype, ces austères interrogations existentielles, ces sempiternels «où suis-je et dans quelle étagère»? Ce n’est pas l’avis de nos contemporains qui s’arrachent des ouvrages parfois bien ardus: plus de 100000 exemplaires vendus de «la Sagesse des modernes» (Robert Laffont), une coproduction Ferry – Comte-Sponville. Ce dernier, champion hors catégorie du blockbuster philosophique, est traduit en 25 langues, et a été vendu au total à plus d’un million d’exemplaires! Dans le sillage, d’autres «amis de la sagesse» font aussi de beaux succès de librairie: Michel Onfray, Clément Rosset, Marcel Conche… Une aubaine pour des éditeurs jusque-là habitués aux micromarchés, qui lancent des collections grand public et multiplient les rééditions de classiques.

«La philo m’a fait économiser dix ans de psychanalyse», déclare sans rire Inès. Avec ses 35 ans longilignes, sa vie bien remplie de mère et de prof de piano, Inès n’a pourtant rien d’une paumée. «Il fallait me voir il y a trois ans: coincée à l’intérieur, terne à l’extérieur, et explosive en profondeur!» En surface, tout allait bien, elle avait un mari, un enfant et un labrador. Mais il y avait un hic: le mari menait une double vie. Inès ne trouvait ni le courage de rompre, ni celui de se battre. «J’étais paralysée, et ça me détruisait un peu plus chaque jour.» Elle manque plusieurs fois se faire renverser dans la rue, se rompre le cou dans l’escalier. «J’étais suicidaire sans le savoir.» Est-ce parce qu’elle se sent prise dans un cul-de-basse-fosse que le désespoir selon Comte-Sponville fait un déclic? Elle qui avait à peine eu la moyenne à l’épreuve de philo au bac se met à dévorer les auteurs cités par ce dernier, Conche, Rosset, Deleuze, Cioran, puis s’attaque à Nietzsche, Montaigne, Pascal… «J’ai calé devant Spinoza. Mais c’est quand même lui, à travers Deleuze, qui m’a sauvée: je me suis vue dans sa critique des passions tristes comme dans un miroir. Je n’étais que culpabilité et ressentiment, alors qu’il n’y a que la joie qui vaille.» Et alors? «Alors un jour, je suis partie. ça n’a pas posé de problème grave. Je lis toujours de la philo, mais moins qu’avant.» La leçon de l’histoire? «Je ne suis responsable que de ce qui dépend de moi, c’est-à-dire moi et ma fille, tant qu’elle est petite. C’est à moi de nourrir ma puissance de joie. Un jour je lirai « l’Ethique » en entier.» Spinoza superstar…

Qu’il faille s’en réjouir ou en pleurer, le ciel étoilé des sages illumine les nuits sans lune de Petits Poucets toujours plus nombreux, lâchés sans boussole dans la jungle de la vie. C’est à cette lame de fond qu’appartient la vogue, apparue au début des années 1990, des cafés-philo. Inauguré au Café des Phares, place de la Bastille, le modèle fait plus de 200 émules en France et se répand comme une traînée de poudre en Europe, en Amérique et jusqu’au Japon. Dans la foulée, une nouvelle profession, celle de philosophe thérapeute, apparaît. Evidemment, la méthode trouve sa limite face aux pathologies sérieuses. Mais les Anciens, qui ne voyaient d’autre intérêt à la philosophie que d’apprendre à mieux vivre, auraient approuvé.

Que s’est-il donc passé pour qu’une telle soif de sagesse fasse soudain irruption? Demandons-nous plutôt, suggère Comte-Sponville, comment la sagesse, idéal constant de la philosophie au long des vingt-cinq siècles de son histoire, a pu paraître dérisoire pendant quelques décennies. «Ça a tenu je crois au poids écrasant de la politique entre les années 1930 et 1970: la lutte contre le fascisme, l’enthousiasme pour le communisme nous dispensaient, croyions-nous, de toute réflexion sur la transformation de soi. Et puis le tout-politique a fait long feu…» Dans le désarroi qui a suivi l’effondrement des dernières utopies soixante-huitardes, le je a pris sa revanche sur le nous. «On est revenus à une réflexion sur la vie et le monde tels qu’ils sont, pour tenter de répondre à la question: qu’est-ce que j’en fais?»

Les réponses ne manquent pas. La nouvelle «sophiaphilie» des philosophes a rouvert l’accès aux sources mêmes de la pensée occidentale. Qui sont donc ces cyniques dont se réclame Onfray? Et ces atomistes que révère Conche? Voici M. Tout-le-monde parti à l’assaut des auteurs escarpés: réédités en «petits prix», Parménide, Epicure, Plotin, Lucrèce, Epictète remplissent les bacs des libraires. Simple curiosité intellectuelle, passion des idées pures? Non, explique Jean-Philippe de Tonnac, coauteur de «Fous comme des sages» (Seuil 2002): «Grâce aux travaux de Pierre Hadot (1), on sait maintenant qu’il s’agit de philosophie vécue, d’exercices spirituels pratiqués au quotidien, et ça change tout.» Tout quoi? «Notre regard sur la sagesse des Anciens: ils ne bâtissaient pas des théories abstraites comme on le croyait, ils visaient très concrètement la transformation de soi et celle de l’existence.»

Loin des systèmes spéculatifs, une sagesse modeste, sensitive, fondée sur une pratique physique et mentale, centrée sur les destinées individuelles. Ça ne vous rappelle rien? Comment ne pas penser aux gymnastiques spirituelles venues d’Asie, qui séduisent des dizaines de milliers de nos contemporains: yoga, zazen, tai-chi, qigong, sans oublier toute la famille des «do» (judo, aïkido, etc.)? Pour les quêteurs de salut, depuis Voltaire et Montesquieu, l’Orient symbolise – à défaut de l’incarner… – la sagesse et la tolérance. «C’est une vieille idée européenne que la sagesse est ailleurs, en Chine, en Perse ou chez les Hurons, explique Jacques Julliard. Une idée qui remonte au XVIIIe siècle.» Pas étonnant que tant d’entre nous aillent aujour-d’hui à la rencontre des chamans, des soufis, du tao ou du zen, censés être plus authentiques, plus accessibles aussi, que notre propre tradition, que la révolution rationaliste avait rejetée dans les ténèbres de l’obscurantisme.

Désormais, loin des dogmes collectifs et des vérités enseignées, chacun est libre de tracer sa Voie en puisant à son gré dans l’infini éventail des traditions du monde. «Le « Livre des sagesses » qui vient de paraître chez Bayard est un événement historique, n’hésite pas à déclarer le philosophe Michel Lacroix, qui étudie les sensibilités collectives actuelles. Notre civilisation fait la somme des patrimoines spirituels de l’humanité, comme à la Renaissance!» (Lire pages 30 à 34 l’article de Catherine David.) Frédéric Lenoir, codirecteur du livre, voit dans cette charnière de notre siècle l’aboutissement d’un processus déclenché en effet à la Renaissance, et qui a vu l’émancipation progressive de l’individu par rapport aux normes: «L’autonomie du sujet pousse au découplage complet de la religion et de la sagesse. La première est collective, nous n’en voulons plus. La seconde, qui s’expérimente dans le vécu, le ressenti, le tangible, l’efficace, est au contraire très moderne.»

Emblème de cette sagesse instinctive du corps, le yoga est cette discipline très codifiée, issue de l’hindouisme, qui s’est solidement implantée chez nous depuis deux générations. Mais en s’adaptant, en s’occidentalisant. «En Inde, explique Ysé Tardan-Masquelier (2), historienne des religions, la relation maître-disciple est à la base de tout travail. Mais pour nous, enfants de Freud et de Nietzsche, qui refusons les relations de dépendance, un prof de yoga n’est pas un gourou. Nous avons gagné notre autonomie spirituelle.» L’Ecole française de Yoga qu’elle dirige a formé 2 000 élèves diplômés depuis sa fondation en 1967. On avance parfois le chiffre considérable de 8000 professeurs de yoga en France. Pas étonnant que des notions aussi ésotériques que chakras, kundalini ou corps subtil envahissent notre vocabulaire et notre vision de l’organisme. «Aujourd’hui, on a accès à tout le savoir sur le yoga, estime Ysé Masquelier. Il y a moins de touristes, plus de travail en profondeur. On peut s’en servir comme un moyen de mise à distance du monde. Ou bien on peut en faire une plate-forme d’énergie pour aller vers le monde.» Et parfois, c’est l’un puis l’autre, le repli sur soi débouchant sur l’ouverture aux autres.

Le bouddhisme offre le même choix. Des dizaines de futurs lamas s’enferment pour des retraites de «3 ans 3 mois 3 jours» dans les temples que les ordres tibétains construisent en France. Certains resteront ermites à vie. Le plus grand nombre s’emploie activement à acclimater en Europe la doctrine de l’Eveillé. Pour les 15 000 Français convertis, le bouddhisme est une nouvelle foi. Pour les cinq millions qui s’en disent «proches», c’est une sagesse qui leur apporte une inspiration, une réflexion, une part de vérité, peut-être.

Muriel Merigout, 34 ans, thérapeute, se dit «bouddhiste par choix; mais je suis restée chrétienne, se dépêche-t-elle d’ajouter. Pour moi, Jésus est un bodhisattva qui aide les gens.» Longtemps, elle a étudié le bouddhisme auprès de son maître, un lama Nyingmapa, comme une réalité extérieure qu’elle tentait d’intégrer. Et puis, lors d’un voyage au Laos, elle croise le chemin de brigands armés et frôle la mort. Avec une balle dans le dos, elle agit dans un état second et réussit à se sauver et à protéger ses amis. «Depuis cette expérience, la plus forte et la plus belle de ma vie, le bouddhisme est devenu une chose que je pratique, vis et respire.» De cette «ouverture du cœur» à sa récente vocation de thérapeute, c’est la même question qui se pose: comment répondre à la souffrance? Muriel y répond avec les gestes doux du shiatsu et du reiki, méthodes manuelles dérivées de la conception chinoise des méridiens. La douceur n’a pas de bornes. Comme il importe d’effacer les tensions du corps, il est indispensable aussi de «sourire aux caissières» et à tous ceux qui sont derrière un guichet, ces trucs «séparatifs et violents». Petite recette de sagesse dans un monde de brutes.

«Nous sommes un champ ouvert où on peut tout essayer, créer un art de vivre propre, faire de sa vie une œuvre d’art», s’enthousiasme Frédéric Lenoir. Mais à cette aune, tout le monde est-il égal? Pour quelques purs génies de la réalisation de soi, combien de laborieux artisans du métier d’être soi? «Non, il n’y a pas d’aspects mineurs dans cette entreprise: bien manger, bien dormir, être bien dans sa peau, des besoins du corps le plus concret aux aspirations les plus éthérées de l’intériorité, tout est bon à qui cherche la transformation. Nietzsche disait: la sagesse, c’est savoir comment boire son thé.»

Notez que Nietzsche parle du thé. Pas du café, ni du vin. Le thé de Nietzsche indique l’origine que nous donnons instinctivement à la sagesse: l’Asie. Mais pour les quêteurs de salut, ce n’est pas l’Asie qui compte, c’est les outils qu’elle nous propose. Le bonheur mode d’emploi, pour cadres stressés et bobos pressés. «Ils y cherchent une voie de sortie aux impasses de la modernité: psychologiques, écologiques ou professionnelles, explique Anne Garrigue, qui prépare un essai, «Besoin d’Asie» (3). La passion pour l’Asie n’est pas le moteur de cette quête, elle peut en être la résultante.»

Pour Martine Leherpeur, «tendanceuse» en vogue, l’Asie était depuis longtemps un terrain connu: cela fait vingt ans qu’elle œuvre pour des marques japonaises. Comment est-il devenu un «horizon de sagesse»? Il a fallu, il y a cinq ans, l’épreuve d’un terrible cancer qui l’a laissée mutilée dans son corps. Mais aussi transfigurée, rayonnante, et pour tout dire heureuse. «J’étais une sportive énervée qui courait plus vite que son ombre. Grâce à la maladie, j’ai compris la valeur de la patience, de la tolérance, d’un certain sourire, le sourire du Bouddha.» Aujourd’hui, passionnée par le Tibet, elle va dans l’Himalaya faire de la marche tout en lisant saint Augustin, et en pratiquant le yoga dans son entreprise. Et comme la quête demande du temps, elle songe à confier sa boîte au personnel pour aller séjourner dans un temple tibétain. Puis vivre dans un monastère catholique pour s’initier à la sagesse chrétienne. Bref, «faire le chemin d’Alexandre à l’envers».

L’itinéraire est moins singulier qu’il y paraît. Un peu de spiritualité éloigne de ses racines, beaucoup y ramène. La Voie est un boomerang. Ils sont nombreux, les voyageurs partis sur la route de Katmandou, qui au bout du chemin redécouvrent qui la kabbale, qui Thérèse d’Avila, Raymond Lulle ou Maître Eckhart. «Les années 1990 ont été l’âge d’or des livres bouddhistes, explique Jean-Louis Schlegel, le «Monsieur Religion» du Seuil. Dans la collection Points sagesse, Shogyam Trungpa s’est vendu à 70000 exemplaires, Walpola Rahula à 95000.» Aujourd’hui, dalaï-lama mis à part, la bouddhamania semble s’essouffler, au profit de textes de la tradition chrétienne comme «les Récits du pèlerin», vendus à 100 000 exemplaires. Est-ce un hasard si ce classique de l’Eglise orthodoxe préconise l’exercice de la «petite philocalie du cœur», c’est-à-dire la répétition indéfinie du nom du Christ, comme dans les mantras orientaux. Où l’on découvre que l’Asie et l’Europe ne se tournent pas forcément le dos.

«Il se passe quelque chose de sociologiquement très important, affirme Jean Mouttapa (4), le patron de la plus importante collection de spiritualités, celle d’Albin Michel, c’est un immense intérêt pour la spiritualité, qui reste pourtant médiatiquement invisible.» Ses livres ne figurent jamais sur la liste des best-sellers, mais son chiffre d’affaires progresse de 15-18% pour 2002. Sur les 500 000 exemplaires vendus annuellement, nombreux sont les «long-sellers», rarement signalés par la critique, qui finissent par atteindre, sur la durée, des tirages considérables. C’est le cas d’Annick de Souzenelle (5), psychothérapeute et orthodoxe. Ainsi que du moine dominicain Anselm Grün (6). Deux auteurs emblématiques de ce «nouveau style de spiritualité» qui n’hésite plus à se référer à la fois aux lectures hébraïques, aux Pères de l’Eglise, et aux conceptions jungiennes sur la psychologie des profondeurs…

C’est donc aujourd’hui au tour de la spiritualité chrétienne de se frotter aux courants psy. Il y a quarante ans, la contre-culture américaine opérait, sous l’invocation de Jung, une hybridation sauvage de la psychologie occidentale et des mystiques orientales. Et accouchait d’un vaste mouvement baptisé «Développement personnel». Le DP, comme on l’appelle, n’est pas une des innombrables modes qui pullulent sur le psychomarché américain, mais leur matrice commune. Il dérive du Mouvement du Potentiel humain, né au sein du prestigieux institut Esalen, en Californie. Son ambition, prométhéenne, consiste à offrir à la personne un développement total: actualisation complète du moi, dépassement des habitudes culturelles et communication élargie avec les autres et la nature. Pour Abraham Maslow, père de la psychologie humaniste, nous n’avons pas seulement besoin d’être aimés, reconnus, respectés – tous besoins de base dont le déficit provoque la névrose. Nous avons aussi un besoin psychique supérieur: le besoin de développement, qu’il appelle parfois «besoin d’accomplir sa destinée, d’être créatif» et auquel il n’hésite pas à assigner l’ambition métaphysique ultime: la réalisation de l’Etre. Il ne suffit plus de soigner sa névrose, il faut oser l’intensité nietzschéenne, l’accomplissement, la plénitude. Né dans les années hippies, cet enseignement est aujourd’hui furieusement tendance.

«C’est l’idéal capital vissé au cœur du psychisme actuel, constate le philosophe Michel Lacroix, auteur d’une passionnante étude (7) sur ce thème. La notion centrale du « potentiel » – cognitif, relationnel, mystique – à développer est un puissant moteur pour notre époque.»
D’où le sidérant succès des nombreuses techniques dérivées du DP: pensée positive, PNL, coaching, analyse transactionnelle, Gestalt-thérapie, relaxation… Monopolisant le mar-ché des formations d’entreprise, le DP s’étend au nouveau marché du mieux-être qui explose dans les salons: «Médecines douces», «Rentrez zen», «Vivre autrement». Il bouleverse le paysage éditorial, où les ventes d’ouvrages de psycho grand public ont augmenté de 45% en 2002! Il contribue au succès du mensuel «Psychologies» de Jean-Louis Servan-Schreiber, qui tire à plus de 200000 exemplaires. Y a-t-il une sagesse dans tout ça? «Certainement, répond Michel Lacroix. Et même de la plus haute eau spéculative. Mais à manier avec précaution: on est toujours au bord de la manipulation sectaire.»

Pour résumer, c’est le «Connais-toi toi-même» de Socrate, boosté par le «Deviens ce que tu es» de Nietzsche, tendant à la béatitude de Spinoza, dans la maîtrise de soi du samouraï. Où est le hic, docteur? «Si le but, c’est Prométhée, la surhumanité nietzschéenne, raisonne Michel Lacroix, il est à craindre qu’il n’y ait que peu d’élus.» Le rêve du Moi total promet autant de désenchantement que l’utopie collective. Quid de tous ceux qui ne réaliseront pas «l’homme illimité» en germe dans leur potentiel? S’ils survivent à leur vol d’Icare, ils pourront toujours cultiver leur jardin…

(1) «Exercices spirituels et philosophie antique» (Albin Michel).
(2) «Le Yoga» (Plon-Mame).
(3) A paraître chez Philippe Picquier.
(4) «Religions en dialogue» (Albin Michel).
(5) 120000 exemplaires pour son «Symbolisme du corps humain».
(6) «Chacun cherche son ange», «Petit Traité de spiritualité au quotidien», vendus à 30 000 exemplaires chacun.
(7) «Le Développement personnel» (Flammarion).

Voir enfin:

LA SOIF DE PHILO
Gilles Anquetil
Le Nouvel Observateur
13.05.99

Plus que jamais, notre société désenchantée est en quête de sens. Le succès phénoménal des essais d’un Comte-Sponville, d’un Ferry ou, auprès des ados, du «Monde de Sophie» de Jostein Gaarder en témoigne. Dénoncés par les puristes comme de «piètres penseurs

La philosophie, à qui l’on demande beaucoup, toujours trop, a pour vocation de différer ses réponses. On la presse de toutes parts d’intervenir dans l’actualité, de se colleter avec le présent, d’éclairer nos lanternes, de produire balises et repères, bref de penser en temps réel. Mais la philosophie est toujours en retard. En retrait, décalée par rapport aux multiples demandes sociales. Elle prend son temps et fait le lent et nécessaire détour par la réflexion ou par sa propre histoire pour ne pas donner l’illusion qu’elle va dire plus qu’elle ne sait. Malheureusement pour les quêteurs de sens, la patience du concept s’accorde mal avec l’urgence contemporaine, et les philosophes dignes de ce nom ont horreur des injonctions. C’est tout le quiproquo d’une époque qui veut passionnément philosopher en s’épargnant tout effort philosophique; qui veut en savoir plus en pensant moins. Il faut, bien sûr, prendre cette demande de philosophie au sérieux, sans oublier de rappeler qu’elle sera toujours frustrée – car si la philosophie apprend à penser, elle n’apprend que rarement à vivre. Et dire avec Roger-Pol Droit que «l’oubli des philosophies sur la scène publique serait un véritable drame. Nous ne savons peut-être pas ce que peut la philosophie. Mais nous connaissons à quoi son absence laisse le champ libre».

Le paysage philosophique français d’aujourd’hui est étrange. Entre l’essayisme démagogique de ceux qui réussissent l’exploit de transformer des livres de philosophie en succès de librairie et le repli frileux des professeurs dans leur niche universitaire, le fossé est béant. Il y a trente ans de cela, les maîtres penseurs ont pu être des intermédiaires féconds et inventifs entre la caste savante et le grand public désireux de se frotter à l’aventure philosophique. Il n’y a plus d’intercesseurs: seul Pierre Bourdieu, campant avec quelque morgue sur le terrain de la radicalité politique, jouant au fond les prolongations d’un combat intellectuel qui en trente ans a changé de nature et d’enjeu, donne l’illusion que la pensée est toujours pugnace. Bref, à une demande de philosophie permanente et confuse s’oppose une offre brouillonne et dispersée. Le malentendu est total. Et l’on peut craindre avec Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France, que «l’attitude du public envers la philosophie ne continue à osciller entre l’attente déraisonnable et la désillusion complète».Ce ne sont pas, en effet, les fanfaronnades actuelles de petits maîtres fort prolixes ni les attitudes aristocratiques des experts universitaires qui vont apporter quelque sagesse aux modernes. L’époque réclame bruyamment son dû philosophique. Mais, comme l’écrivait déjà en 1953 un beau philosophe à l’ancienne, Maurice Merleau-Ponty, «on ne peut pas attendre d’un philosophe qu’il aille au-delà de ce qu’il voit lui-même, ni qu’il donne des préceptes dont il n’est pas sûr. L’impatience des âmes n’est pas ici un argument; on ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture».

La France est fière de son exception culturelle. Elle est l’un des rares pays au monde – avec, dans une certaine mesure, l’Italie et le Portugal – à proposer à ses enfants de philosopher à 18 ans. L’offre d’apprentissage au savoir philosophique est devenue massive. En 1950, il y avait 33000 bacheliers. Ils étaient 105000 en 1965. Ils sont aujourd’hui environ 450000. On comptait 328 profs de philo en 1910; ils sont 6000 aujourd’hui. Le fait que la France soit le seul pays à offrir en classes terminales un enseignement de philosophie à la fois national et obligatoire ne doit pas camoufler d’autres chiffres, moins glorieux: plus de 70% des copies de philo au baccalauréat ont moins de 10 sur 20; et 45%, 7 ou moins. Plus inquiétant encore: à l’écrit du concours d’agrégation, l’année dernière, la moyenne générale ne dépassait pas 5 sur 20. Seuls 6% des candidats ont eu plus de 12.Dans un livre à paraître (1), Luc Ferry et Alain Renaut, qui président le Conseil national des Programmes, s’alarment de ces piteux résultats et se demandent s’il ne serait pas temps de réformer un enseignement de la philosophie objectivement assez peu «performant».

Entre la classe de philo, qui affiche ses faiblesses, et les cafés du même nom – nouveau théâtre subjectiviste de l’opinion brute, où une proposition philosophique se résume le plus souvent à «Moi, à mon avis, personnellement, je pense que…» –, les occasions de philosopher à 18 ans ne se révèlent pas si fructueuses.Luc Ferry n’en baisse pas pour autant les bras; il défend avec ardeur l’initiation rigoureuse à la philo. «Il n’est tout simplement pas vrai qu’il soit possible, sur toute chose, de penser spontanément par soi-même. Faux également de prétendre qu’il n’y a rien à savoir en philosophie. Pour parvenir à l’autonomie intellectuelle, il faut réunir au moins deux conditions: l’esprit critique et une connaissance.» Ferry et Renaut plaident donc pour une réhabilitation de l’art de l’argumentation, au lycée et ailleurs, car «argumenter, ce n’est pas renoncer à penser par soi-même, mais tout au contraire chercher en soi des raisons qui vaillent aussi pour autrui. C’est relier la dimension de la réflexion personnelle avec celle de l’altérité».L’art d’argumenter, qui ne peut être confondu avec une sophistique manipulatrice, s’acquiert. C’est même la meilleure école de la démocratie. Or l’institution universitaire, jalousement repliée sur l’histoire de la philosophie et l’érudition vétilleuse, omet de se préoccuper de l’absence des philosophes sur la place et dans le débat publics. La disparition des grandes figures pensantes, de Foucault à Deleuze, de Jankélévitch à Lacan, a laissé la scène vide. Plus de repères, plus de points fixes, plus de pensées maîtresses pour orienter les idées communes. Alain Renaut le constate: «La philosophie universitaire prend de moins en moins en charge les demandes, venues de la société, qui étaient autrefois adressées aux philosophes.»

Cette coupure entre philosophie universitaire, majoritairement historienne, et vie intellectuelle n’est pas saine. Le discours savant qui hier encore, par la voix des maîtres penseurs, se branchait sur les passions politiques s’est autonomisé, bunkérisé, laissant le champ libre à des interventions philosophantes d’essayistes plus ou moins sérieux, opportunistes ou inspirés, dont les écrits tiennent lieu de nouvelles Tables de la Loi. L’intello médiatique fait profession d’ignorer les cercles savants. Et la secte universitaire diabolise le «philosophe» de plateau télé. Nous voilà bien avancés!Il n’est pourtant pas vain de le rappeler: philosophie et culture sont inséparables. Les concepts de Beau, de Juste, de Vrai ou de Bien ont une histoire, qu’il serait absurde d’ignorer. Les succès récents chez Folio Essais de «Notions de philosophie», sous la direction de Denis Kambouchner (plus de 25000 exemplaires), de «Qu’est-ce que la philosophie antique?», de Pierre Hadot (50000 exemplaires), ou de «l’Etonnement philosophique», de Jeanne Hersch (37000 exemplaires), prouvent que les lecteurs ne s’y trompent pas.

La morosité règne dans les amphis. Déconnectés de tout projet politique, prisonniers de cursus toujours plus spécialisés, les étudiants en philosophie poursuivent vaille que vaille leurs chères études. Mais l’enthousiasme n’est plus là. Frédéric et Nathalie, 20 ans, sont en licence à Paris-I. Lui, étudiant sérieux, avoue sans remords son désintérêt pour la vie philosophique d’aujourd’hui. «Ce n’est pas ma priorité, explique-t-il. Je fais une distinction entre mes études et ma vie. A l’université, j’acquiers une formation et fais l’apprentissage du travail critique. Pour l’heure, il m’est difficile d’évaluer les enjeux de la philosophie vivante. Entre étudiants, à la fac, on n’en parle jamais. Chacun se contente d’y travailler. C’est une expérience individuelle, pas collective. Nous n’appartenons pas à une génération philo. Les profs, qu’ils soient artistes ou académiques, nous sont nécessaires; mais les échanges avec eux sont très pauvres.» Nous sommes loin de l’arrogance conceptuelle des sixties. Nathalie, elle, n’hésite pas à parler de «pudeur vis-à-vis de la philosophie»: «C’est moins passionné qu’avant, dit-elle, c’est plus léger. On ne se prend pas la tête.»

Jean-Paul Dollé, agrégé de philosophie et auteur d’essais aussi débraillés que toniques, a toujours refusé de s’adresser exclusivement à ses pairs. «Ce qui m’intéresse dans la philosophie, dit-il, c’est son dehors. C’est pourquoi, au sein des écoles d’architecture, j’ai toujours voulu m’adresser aux non-philosophes. Chez les apprentis architectes, il n’y a aucune demande de philosophie. Mon boulot, c’est de proposer une offre. Je tente avec eux de problématiser leurs évidences professionnelles. Qu’est-ce qu’un lieu, un vide, un espace? Les architectes sont sensibles à la notion de projet ou de décision. Je les aide à prendre parti. J’insiste sur le fait que la pensée est un droit qu’il faut prendre et défendre avec détermination, mais qui ne peut se confondre avec celui de vitupérer ses propres opinions.» Jean-Paul Dollé a dirigé des ateliers de philosophie dans des établissements scolaires de banlieue. «Mon but n’était pas d’imposer le questionnement philosophique, mais d’en donner envie.»

Aujourd’hui qu’il n’y a plus de mots de passe philosophiques, où l’éclatement et la parcellisation des savoirs rendent difficile le repérage de courants dominants et fédérateurs (le dernier intellectuel «dominant» n’est-il pas Bourdieu?), beaucoup, heureusement, ne renoncent pas aux plaisirs majuscules de la pensée vive. Mais le plaisir de la philo est devenu plus solitaire. La tribu pensante a explosé, ce qui a fragilisé l’édifice commun.L’effondrement économique des Presses universitaires de France – le premier pourvoyeur de publications philosophiques – n’est guère rassurant. Mais la détermination de petits éditeurs – Verdier, l’Eclat, Kimé, les Empêcheurs de penser en rond, Jérôme Millon – et la belle santé du Collège de Philosophie prouvent qu’aux bastions il faut préférer les sillons. François Jullien, spécialiste de la pensée chinoise et ancien président du Collège de Philosophie, veut croire à une nouvelle alliance de la compétence et du risque de la pensée. «La philosophie doit toujours être un terrain d’expérimentation. Ma devise est simple: ni amateurisme ni académisme.»La démocratisation de la réflexion, la «publicité de la raison» selon les termes de Kant, ne doit pas être l’occasion du retour d’une philosophie satisfaite, bien-pensante et dépourvue de style ou de finesse. Contre les «filousophes», comme les appelle Jean Maurel, qui s’achètent une vertu en attirant le public dans des gargotes où on ne lui sert que des poncifs, beaucoup rappellent après Jankélévitch que la noblesse de la philosophie, c’est de ne servir à rien. Mais ce rien est immense!

(1) «Philosopher à 18 ans», par Luc Ferry et Alain Renaut, à paraître chez Grasset le 18 mai.

Rayon nouveautés

«Le Sens de la philosophie», par Marcel Conche, Encre marine, 72 p., 60 F.
«L’Exercice différé de la philosophie», par Guy Lardreau, Verdier, 92 p., 75 F.
«Au fil de la philosophie», par Christian Godin, Editions du Temps, 192 p., 85 F.
«Martin Heidegger. Souvenirs etchroniques», par Frédéric de Towarnicki, Rivages, 196 p., 100 F.
«Vladimir Jankélévitch», par Jean-Jacques Lubrina, Editions Josette Lyon, 224 p., 70 F.
«Histoires de dinosaure. Faire dela philosophie, 1965-97», par PierreMacherey, PUF, 336 p., 149 F.
«Histoire de la philosophie», autrefoispubliée dans la Pléiade, désormais disponible en six volumes Folio Essais.
«Petit Cahier de philosophie»,par Jean-Baptiste Scherrer, Gallimard-Education, 102 p., 59 F.

Voir par ailleurs:

André Comte-Sponville : Les athées n’ont pas moins d’esprit que les autres
Dans un essai passionnant, L’Esprit de l’athéisme, le philosophe André Comte-Sponville tente d’inventer une spiritualité sans Dieu ni religion. Il lance un appel à la tolérance et à l’ouverture, et trace le chemin qui aidera les non-croyants à cultiver leur vie intérieure.
Isabelle Taubes
Psychologies

Juillet 2009

« Les athées doivent inventer une spiritualité en accord avec la laïcité. »
Le projet du philosophe André Comte-Sponville ne peut que sidérer tous ceux s’imaginant que la spiritualité n’est qu’un autre nom du religieux. Il réussit pourtant à nous montrer que tout possesseur d’un cerveau a forcément une vie spirituelle. Pas question pour lui de partir en croisade contre les religions, et encore moins de ridiculiser les croyants. S’il y a un combat à mener, nous dit-il, c’est pour la laïcité et pour la liberté de croyance et d’incroyance. Un appel à la tolérance et à l’ouverture qui fait franchement du bien à l’heure où les intégrismes tentent de nous noyer dans des bains de sang.
André Comte-Sponville a longtemps été maître de conférences à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne avant de se consacrer à l’écriture. Il est l’auteur notamment d’un Traité du désespoir et de la béatitude (PUF, Quadrige, 2002), d’un Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1998) et d’un Dictionnaire philosophique (PUF, 2001). A 18 ans, il a perdu la foi et est devenu athée.

Psychologies : Pourquoi ce plaidoyer pour une spiritualité laïque ?

André Comte-Sponville : Essentiellement pour trois raisons. La première, la plus importante : cela faisait des années que j’avais envie de m’expliquer sur la spiritualité. Je suis athée, matérialiste, rationaliste. Mais ce n’est pas une raison pour renoncer à toute vie spirituelle. Ce n’est pas parce que je suis athée que je vais me « châtrer » l’âme ! Vous connaissez le mot de Flaubert : « Je suis mystique et je ne crois en rien. » Cela ne me paraît nullement contradictoire. Les athées n’ont pas moins d’esprit que les autres. Pourquoi s’intéresseraient-ils moins à la vie spirituelle ?

La deuxième raison, c’est le retour du religieux, y compris dans ses formes les plus dangereuses : intégrisme, obscurantisme, fanatisme… Il m’a paru urgent de les combattre ! Encore faut-il le faire sans tomber dans la même intolérance que les plus sectaires des croyants.

C’est ma troisième raison : montrer que l’on peut défendre les Lumières et la laïcité sans tomber dans la haine antireligieuse.

Etre athée, en quoi ça consiste ?
C’est croire que Dieu n’existe pas. C’est une croyance négative, mais c’est bien une croyance. C’est la différence avec l’agnosticisme. L’agnostique refuse de se prononcer ; il coche la case « Sans opinion » du grand sondage métaphysique. Telle n’est pas ma position ! Je ne suis ni neutre ni indifférent. Je n’ai pas de preuve – personne n’en a sur ces questions. Mais les arguments contre l’existence de Dieu me paraissent plus forts que les arguments en sa faveur.

Pourquoi, malgré la faiblesse des preuves, la croyance en Dieu subsiste-t-elle ?

La plupart des croyants, aujourd’hui, ont renoncé aux prétendues « preuves » de l’existence de Dieu. On aurait tort de le leur reprocher. A l’impossible, nul n’est tenu… Leur Dieu, comme celui de Pascal, est sensible au cœur plutôt qu’à la raison. Il relève de la foi plutôt que d’une démonstration. La religion n’en continue pas moins. Pourquoi la croyance en Dieu subsiste-t-elle, malgré l’absence de preuve de Son existence ?

D’abord parce qu’il n’y a pas de preuve non plus de Son inexistence. Ensuite parce que l’existence d’un Créateur semble expliquer celle, autrement plus mystérieuse, de l’univers – mais qu’est-ce qui explique le Créateur ? Enfin, et surtout, parce que cette croyance répond à un besoin : celui d’être rassuré, protégé, aimé, consolé… Un Père tout-puissant, plein d’amour et de miséricorde, cela fait comme un soutien, au moins fantasmatique, dans l’existence. Il est difficile d’y renoncer ! Et puis il y a la mort : la sienne, celle de ses proches…

Croire en Dieu, c’est aussi, presque toujours, croire en une vie après la mort. C’est un réconfort. L’athéisme, à certains égards, est plus difficile. Mais pourquoi la vérité serait-elle facile ? A nous de transformer cette difficulté en courage, en sérénité, en bonheur…

Quelle différence alors entre le Dieu biblique, les fées et les loups-garous ?
Trois mille ans de civilisation ! Et aussi quelques-uns des plus grands génies de toute l’histoire de l’humanité. C’est vrai notamment en philosophie. Saint Augustin, Descartes, Pascal, Leibniz, Kant, Kierkegaard, Bergson, Levinas, Ricœur et bien d’autres se sont reconnus dans le Dieu d’Abraham et de Jacob. Les fées et les loups-garous n’ont guère convaincu que des enfants ou des ignorants. Bref, je prends au sérieux la tradition judéo-chrétienne. Que l’on ne compte pas sur moi pour la mépriser ou la haïr !

C’est pourquoi vous vous définissez comme « athée fidèle » ?
Oui. Athée, parce que je ne crois en aucun Dieu. Fidèle, parce que je reste attaché aux valeurs véhiculées par cette tradition-là. La morale des Evangiles me convient. Et puis toute notre civilisation est judéo-chrétienne. Faudrait-il, parce que je suis athée, travailler à sa disparition ? Ce serait confondre l’athéisme avec la barbarie ou le nihilisme. Très peu pour moi !

J’ai plutôt envie de transmettre à mes enfants les valeurs morales que j’ai reçues, qui ont forgé notre histoire, notre société, notre façon de vivre et d’aimer… Ne pas croire en Dieu, ce n’est pas une raison pour renoncer à se battre pour la justice, pour la paix, pour l’amour, pour une certaine conception de la vie et de l’humanité.

En quoi le spirituel est-il différent du religieux ?
C’est comme le tout et la partie. La spiritualité, c’est la vie de l’esprit. La religion n’est qu’une de ses formes. Comme la seule spiritualité socialement observable, dans nos pays, fut pendant des siècles une religion – le christianisme –, on a fini par croire que « religion » et « spiritualité » étaient synonymes. Il n’en est rien.

Il suffit de prendre un peu de recul, aussi bien dans le temps – spécialement du côté des sagesses grecques – que dans l’espace – par exemple, du côté de l’Orient bouddhiste ou taoïste –, pour découvrir qu’il a existé et qu’il existe encore d’immenses spiritualités qui n’étaient ou ne sont en rien des religions, au sens occidental du terme, c’est-à-dire des croyances en Dieu.

Cette « spiritualité sans Dieu », en quoi consiste-t-elle ?
Il y a d’abord ce qui relève de la morale, de l’éthique, de ce que j’appelle la fidélité. Mais il y a aussi autre chose. La vie spirituelle, c’est la vie de l’esprit. Mais qu’est-ce qu’un esprit ? « Une chose qui pense », répondait Descartes. Peu importe que cette « chose » soit le cerveau, comme je le crois, ou une substance immatérielle, comme le voulait Descartes. Ce qui compte, c’est cette puissance en nous de penser, d’aimer, de vouloir.

Un cerveau, cela ne sert pas seulement à lire une carte routière ou à passer une commande sur Internet. Nous sommes des êtres finis ouverts sur l’infini ; des êtres éphémères ouverts sur l’éternité ; des êtres relatifs ouverts sur l’absolu. La spiritualité consiste à expérimenter cette ouverture, à l’exercer, à la vivre. C’est en quoi elle touche à la mystique, qui peut se caractériser par « un état modifié de conscience », comme disent nos psychologues. Autrement dit par un certain nombre d’expériences : expériences à la fois de mystère et d’évidence, de plénitude, de simplicité, d’unité, de silence, d’éternité, de sérénité, d’acceptation, de liberté…

Au fond, c’est ce que Freud, reprenant une expression de l’écrivain Romain Rolland, appelait « le sentiment océanique » : non la rencontre d’un Tout autre – Dieu –, mais la fusion dans le Tout même – la nature, le devenir, l’éternel présent. C’est ce que j’ai essayé de comprendre, en m’appuyant aussi bien sur des philosophes occidentaux – Epicure, Marc Aurèle, Spinoza, Nietzsche, Wittgenstein… – que sur des penseurs orientaux – Lao-Tseu, Nâgârjuna, Prajnânpad, Krishnamurti…

La philosophie n’a pas de frontières. La spiritualité non plus.

Vous nous invitez à nous affranchir de l’ego. D’où vous est venue cette réflexion ?
De l’expérience. Il y a plus intéressant à aimer que soi-même, plus intéressant à vivre que l’égoïsme ou le narcissisme. On ne va pas passer toute sa vie à tourner autour de son nombril, de son inconscient ou de son moi. La spiritualité que je propose n’a rien à voir avec l’introspection ou l’enfermement douillet dans la « vie intérieure ». C’est plutôt une ouverture : aux autres, au monde, à l’infini disponible.

Pourquoi dites-vous que l’espérance est une entrave à l’action ?
Elle ne l’entrave pas forcément, mais elle n’en tient pas lieu. Espérer, c’est désirer ce qui ne dépend pas de moi. Mieux vaut désirer ce qui en dépend, c’est-à-dire vouloir, donc agir. C’est l’esprit du stoïcisme. Espérer, c’est désirer ce qui n’est pas. Mieux vaut désirer ce qui est, c’est-à-dire aimer. C’est l’esprit du spinozisme, qui rejoint celui des Evangiles. Voilà : il ne s’agit pas de s’interdire d’espérer ; il s’agit d’apprendre à agir et à aimer.

Etes-vous sûr d’avoir réussi à devenir un authentique athée ?

Ce n’est pas vraiment mon problème ! Au demeurant, être athée, c’est facile : de nombreux imbéciles y arrivent fort bien. Le but, ce n’est pas d’être athée, c’est d’être libre, lucide, serein, et heureux si l’on peut. Au fond, c’est ce que l’on appelle la sagesse. Vous allez me demander si je suis devenu un sage authentique… Bien sûr que non ! Raison de plus pour continuer à philosopher ! J’ai progressé quelque peu, me semble-t-il, depuis mon adolescence. Mais la vie continue, donc la philosophie aussi.

Six bonnes raisons de croire
Dans l’ouvrage d’André Comte-Sponville, nous avons extrait six bonnes raisons de ne pas croire en Dieu, que nous avons opposés à six bonnes raisons de croire. A vous de choisir…

1. Croire en Dieu permet de penser que la vie n’est qu’une étape et qu’il existe, après la mort, un « autre chose », un « ailleurs » où retrouver tous ceux que l’on a aimés.

2. Qui, sinon Dieu, aurait mis l’idée de Dieu dans l’homme ? L’homme est le seul animal doté d’une spiritualité, et ce depuis les quelques millions d’années qui nous séparent de la nuit des cavernes.

3. Aucune création n’est sans créateur, rien dans l’univers n’existe sans raison. Croire que la vie relève du hasard, c’est comme jeter deux millions de lettres alphabétiques par terre et attendre qu’elles produisent un roman.

4. La perfection de ce monde. « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger », disait Voltaire. Si tous les actes gratuits, les gestes d’amour, Descartes, Mozart et Michel-Ange, les destins extraordinaires comme les petites vies quotidiennes existent depuis des millions d’années, c’est que la beauté, le bien et le mal ont un sens. A nous de le trouver.

5. Pour appartenir à une communauté, ne pas se sentir seul.

6. Pourquoi avoir besoin d’une preuve pour croire ? La foi est un pari, c’est un acte d’amour fou, un anarchisme : l’ultime chose gratuite et qui ne sert à rien.

Six bonnes raisons de ne pas croire
1. La faiblesse des arguments avancés, et spécialement l’absence de preuve de l’existence de Dieu.

2. L’absence ou la faiblesse des expériences : si Dieu existait, cela devrait se voir ou sentir davantage !

3. Croire en Dieu, c’est expliquer ce que l’on ne comprend pas (le monde, la vie, la conscience) par quelque chose que l’on comprend encore moins (Dieu). Mais ce que l’on ne comprend pas, comment savoir si c’est un Dieu ou une chimère ?

4. L’existence du mal, ou plutôt son excès, sa surabondance : il y a trop d’horreurs dans le monde pour croire qu’il a été créé par un Dieu tout-puissant et infiniment bon.

5. La médiocrité de l’espèce humaine : comment, devant une telle petitesse des créatures, croire à l’infinie perfection d’un Créateur ?

6. Dieu correspond tellement bien à nos désirs (d’être protégés, d’être aimés, de ne pas mourir…) qu’il y a tout lieu de penser qu’il a été inventé pour cela : c’est ce qui fait de la religion, comme Freud l’avait vu, une illusion.

A lire
Peut-on se passer de religion ? Dieu existe-t-il ? Quelle spiritualité pour les athées ? Telles sont les trois grandes questions qui sous-tendent ce livre. Le propos est sérieux,
mais ici, nulle pesanteur. Le style de l’auteur, concis et enlevé, rend la lecture plus qu’agréable. Osons le dire, cet essai philosophique se lit comme un roman.

L’Esprit de l’athéisme, introduction à une spiritualité sans Dieu d’André Comte-Sponville (Albin Michel, à paraître le 4 octobre, 200 p., 16 €).

6 Responses to Philosophie: Le problème, c’est les religions (When in doubt, blame the Bible)

  1. Thot Har Megiddo dit :

    Une autre version de la vacuité hédoniste ultra individualiste et narcissique de la classe dominante, en ceci effectivement totalement antichrétienne.

    « Je m’étonnais d’être moi, d’être là dans ce monde immense et inconnu, dont j’étais une partie »: de la part de quelqu’un qui chercha une expérience religieuse chrétienne centrée uniquement sur lui-même. Sainte Thérèse d’Avila ne rechercha pas l’union mystique si mes souvenirs sont bons, et le christianisme n’est pas le soufisme.

    Pendant ce temps, d’autres s’attachent à des bombes et essaient de faire sauter des avions. À votre avis, qui va gagner?

    Dans la vraie réalité, celle où la chute d’une pierre sur votre pied provoque une vive douleur, les brillants philosophes grecs ont pris une raclée par les laboureurs romains.

    Que de vide. De mémoire : « aime et fait ce qu’il te plaît » — Saint-Augustin ; « la plus grande souffrance c’est de ne pas être désiré » — Mère Teresa, suivant la petite voie tracée par l’autre Thérèse, celle de Lisieux, dans l’Histoire d’une âme. « Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits »

    J’aime

  2. jcdurbant dit :

    « chercha une expérience religieuse chrétienne centrée uniquement sur lui-même » …

    Ca, c’est plutôt au début parce qu’outre son départ de l’Eglise suite à sa déception par rapport à l’abandon du modèle évangélique (+ évolutionnisme, oecuménsme et Assomption) comme à la découverte de l’amour « sentimental » et « l’émancipation d’une mère abusive », il reconnait lui-même les limites de sa « passion pour la mystique de Plotin » (lancée au départ par celles de saint Jean de la Croix et des Thérèse en pleine Occupation), en allant chez le boulanger, (tout ça était « vraiment loin de la réalité ») et qu’il corrige son néo-platonisme (comme la naïvete de Goethe qui croyait que le christianisme avait « détruit cette belle harmonie en obligeant les hommes à penser à la mort et en leur interdisant les plaisirs de la vie ») par l’épicurisme et surtout le stoïcisme.

    Après tout, c’est quand même quelqu’un qui a eu le courage d’écrire des pétitions et, une fois dans sa vie, de manifester, en pleine guerre d’Algérie, contre le « coup d’Etat de de Gaulle »!

    Voir:

    Je n’ai pas été déçu par la religion, je m’en suis émancipé. Ce qui revenait à m’émanciper d’une mère abusive. Ma mère avait décrété que ses fils deviendraient des prêtres et nous avait éduqués dans ce sens. (…) alors que j’avais été élevé loin des femmes, je suis tombé amoureux. Je me suis marié, mais à cause de mon inexpérience, mon premier mariage a été une erreur sentimentale… La philosophie n’a donc joué aucun rôle dans ma rupture avec l’Église.

    (…)

    Goethe a une représentation idyllique et erronée de la vie«quotidienne dans l’Antiquité. Les hommes étaient heureux de vivre leur vie terrestre, dans ce qu’il appelait la «santé du moment». Ce que veut dire Goethe, c’est que le christianisme a détruit cette belle harmonie en obligeant les hommes à penser à la mort et en leur interdisant les plaisirs de la vie. (…) Accepter la vie et le monde, même dans leurs aspects les plus terribles ! Pour ma part, je comprends cette position dans la perspective du caractère merveilleux de l’existence. Mais comment accepter l’atroce souffrance de milliards d’être humains ? C’est le mérite du stoïcisme d’avoir intégré l’action au service de la communauté humaine dans la philosophie. Dans ce sens, je dirais que sont des philosophes, probablement des philosophes «sans le savoir», tous ceux qui combattent pour la défense des droits de l’homme ou pour l’avenir de la planète ! Sénèque le stoïcien avait déjà imaginé pour eux un beau slogan : «L’homme, chose sacrée pour l’homme.» Vous me permettrez de faire une citation un peu plus longue de ce même Sénèque faisant l’éloge de l’école stoïcienne : «La fin qu’elle nous prescrit, c’est d’être utile aux autres et d’avoir le souci, non seulement de soi-même, mais de tous en général et de chacun en particulier.» On se demande en lisant ce texte par quel défaut de lecture on a pu prétendre que le stoïcien ne se souciait que de son propre bonheur !

    (…)

    Les épicuriens sont assimilés au plaisir. Mais il faut voir ce qu’ils entendent par plaisir, ce n’est pas très rigolo. Le plaisir pour eux, c’est la cessation de la douleur. Si les âmes sont malheureuses, c’est parce qu’elles ne savent pas limiter leurs désirs. Eux, ils limitent leurs désirs à ceux qui sont naturels et nécessaires, et éventuellement naturels et non nécessaires. Mais ils ne se refusent aux plaisirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires. C’est une ascèse assez austère, qui vise à libérer l’homme de ces craintes et de ses contraintes. On pourrait dire avec Goethe et Kant que, dans la vie, il faut tantôt adopter une attitude épicurienne, tantôt stoïcienne, dans la mesure où il est des circonstances où il faut se détendre comme un épicurien et et des circonstances de « tensions », malheureusement souvent tragiques, où il faut être fort et actif en faisant consciencieusement son devoir comme un stoïcien.

    (…)

    Les stoïciens, eux, ne cherchent pas leur bonheur, ils cherchent à se mettre d’accord avec la raison universelle. Ils cherchent à avoir une vie raisonnable au service des autres. Michel Foucault parlait toujours du « souci de soi » mais le principal ce n’est pas le souci de soi, c’est le souci des autres et du monde.

    (…)

    Dans ma jeunesse, je n’imaginais pas que je puisse avoir une action politique. Ensuite, j’ai été continuellement absorbé par mon travail d’enseignement et de recherche que je considérais comme mon premier devoir. J’ai signé des pétitions. J’ai été dans une manifestation, une seule fois. C’était au moment de la guerre d’Algérie quand il y a eu le coup d’État du général de Gaulle. (…) Je me suis toujours considéré comme quelqu’un de gauche. Je n’ai donc pas beaucoup agi, mais je souffre de ne pouvoir faire que bien peu de choses pour remédier aux scandaleuses misères de l’humanité, provoquées par le cynisme, l’hypocrisie ou le fanatisme d’un petit groupe d’hommes.

    Ou:

    Après ma thèse sur Victorinus, un auteur néoplatonicien, j’ai écrit un livre sur Plotin et la théorie de l’Un. En un mois, sans arrêt, sans sortir de chez moi. Quand j’ai eu fini, je suis allé chez le boulanger pour acheter du pain et j’ai eu l’impression que ce travail était vraiment loin de la réalité. Pour y remédier, j’ai décidé de m’orienter vers les stoïciens et les épicuriens. Au-delà de l’anecdote, j’ai été passionné par la mystique de Plotin, mais peu à peu mon amour du monde m’a détaché d’une mystique qui retranchait toutes choses alors qu’il faudrait plutôt les accueillir, si humbles soient-elles, comme des signes du mystère de l’existence. Les textes épicuriens et stoïciens, par le mode de vie qu’ils proposent, me semblent plus capables d’être compris et assimilés par nos contemporains.

    (…)

    A la fin des années 1940, je me suis retrouvé dans la paroisse Saint-Séverin. J’habitais le presbytère et je participais à la vie de la communauté paroissiale. En même temps, j’allais suivre les cours de Jean Hyppolite sur Hegel à la Sorbonne! Période décisive de ma vie. C’est à ce moment que j’ai commencé à adopter une attitude critique à l’égard de l’Eglise. Beaucoup de choses me contrariaient dans la vie quotidienne – le fait, par exemple, de ne pas vivre vraiment selon le modèle évangélique (comme de ne pas accueillir dans l’église les SDF de l’époque…). Mais il y eut un choc. L’encyclique «Humani generis» du 12 août 1950 qui condamnait l’évolutionnisme de Teilhard de Chardin, et aussi l’œcuménisme – pour un lecteur de la revue protestante «Réforme» que j’étais, ce fut un autre choc! La proclamation du dogme de l’Assomption ajouta encore à ma déception. En juin 1952, j’ai donc quitté Saint-Séverin et me suis marié un an après!

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  3. Thot Har Megiddo dit :

    Vous avez raison de souligner cette forme de courage bien trop rare qui m’avait échappé :) . Mon Dieu, comme nous manquons de héros

    Nombrilisme : « J’éprouvais alors ardemment le désir de l’union mystique. L’idée d’un contact direct avec Dieu me fascinait. Mais j’ai été déçu. Mes directeurs de conscience ne paraissaient pas faire grand cas des trois voies – d’ailleurs héritées de Plotin et du néoplatonisme – qui devaient conduire à l’extase : la voie purgative, la voie illuminative et la voie unitive. »

    « mais peu à peu mon amour du monde m’a détaché d’une mystique qui retranchait toutes choses alors qu’il faudrait plutôt les accueillir, si humbles soient-elles »

    « – le fait, par exemple, de ne pas vivre vraiment selon le modèle évangélique »
    « Je me suis toujours considéré comme quelqu’un de gauche. Je n’ai donc pas beaucoup agi, [j’adore] mais je souffre de ne pouvoir faire que bien peu de choses pour remédier aux scandaleuses misères de l’humanité, provoquées par le cynisme, l’hypocrisie ou le fanatisme d’un petit groupe d’hommes.  » (???????)
    « Les stoïciens, eux, ne cherchent pas leur bonheur, (…) mais le principal ce n’est pas le souci de soi, c’est le souci des autres et du monde. » (le stoïcisme c’est bon pour les autres)

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  4. […] Philosophie: Le problème, c’est les religions (When in doubt, blame the Bible) […]

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  5. jcdurbant dit :

    Vesperini Versus Hadot-Foucault

    La popularité croissante de la figure de Marc-Aurèle, l’ »empereur philosophe », appartient à cette vogue de la philosophie antique portée par les experts en « développement personnel ». Idéalisé comme étant parvenu à se constituer en sujet autonome, affranchi du monde social, il est promu au rang de « conseiller d’existence ». A une morale chrétienne austère et dogmatique, il nous aiderait à substituer une éthique du « soin de soi » revendiquant la recherche du bonheur individuel.

    Pierre Vesperini refuse cette interprétation des actes et des pensées d’un homme de l’Antiquité à partir de conceptions qui ne lui étaient rien. En rendant à Marc-Aurèle et à ses pensées toute leur étrangeté, il démontre que la philosophie antique ne peut être réduite à des pratiques « éthiques ».

    Les écrits de Marc-Aurèle ne sont pas ceux d’un philosophe stoïcien. Ils ne recherchent pas la vérité mais l’efficacité. Ils ne conduisent pas à se retirer du monde mais à y prendre sa place. Ils sont le témoignage d’une pratique courante dans l‘Antiquité qui consiste à s’adresser à soi-même des discours issus de la « philosophia » pour se débarrasser d’affects dégradants comme la peur, la colère ou le désespoir afin de se maintenir sur la route de la vertu et du devoir.

    L‘objectivité anthropologique qui guide la réflexion de Pierre Vesperini parvient à rendre extrêmement sensible la présence de cet aristocrate romain devenu empereur malgré lui. Elle restitue avec subtilité la situation paradoxale de ce grand mélancolique qui rêvait de se retirer dans une citadelle intérieure mais avait charge d’empire.

    https://www.lu-et-cie.fr/list-10128/vesperini-versus-hadot-foucault/

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  6. jcdurbant dit :

    Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle

    Marc Aurèle est aujourd’hui considéré comme un philosophe stoïcien à part entière, au même titre que Sénèque ou Epictète. Pierre Vesperini remet ici en cause cette « opinion commune » à partir d’un nouvel examen des écrits de l’auteur, notamment de passages souvent ignorés, croisés avec toutes les autres sources, exceptionnellement nombreuses, dont nous disposons à son propos. Conformément à une pratique courante dans l’Antiquité, Marc Aurèle utilise les « discours philosophiques » pour « rester droit », lorsque l’âme est ébranlée par les affects produits par le monde extérieur ou par le déséquilibre des humeurs, notamment de l’humeur mélancolique.

    Par ailleurs, l’auteur montre combien l’éthique ancienne est éloignée des conceptions de Pierre Hadot et de Michel Foucault. Le « soi » visé par les pratiques éthiques n’est pas un « soi » intérieur, mais un « soi » tout extérieur, entièrement soucieux du regard des autres, et de donner la plus belle image possible. La « droiture » ne consiste pas en l’adoption d’un « mode de vie » spécifique, mais au contraire en l’adoption d’un mode de vie le plus conforme possible aux attentes sociales, en fonction du statut de chacun.

    Enfin, l’éthique philosophique n’est jamais coupée du religieux, dans la mesure où « bien vivre », c’est « vivre avec les dieux ».

    https://www.fabula.org/actualites/p-vesperini-droiture-et-melancolie-sur-les-ecrits-de-marc-aurele_73340.php

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