Espionnage: Connaissez-vous le colonel Mitrokhine? (The man who brought us the KGB’s crown jewels and uncovered the French Philby)

Amazon.co.jp: Mitrokhin Archive: The Kgb In Europe And The West : Andrew,  Christopher, Mitrokhin, Vasill: Foreign Language Books
https://i0.wp.com/decitre.di-static.com/media/catalog/product/cache/1/image/9df78eab33525d08d6e5fb8d27136e95/9/7/8/2/2/1/3/6/9782213632476FS.gif
Dans leur ouvrage la Décennie Mitterrand, qui vient de paraître, Pierre Favier et Michel Martin-Roland révèlent que le président français leur a confié, en février 1989, qu’il se demande  » si ces informations ne venaient pas en fait des Etats-Unis, qui voulaient ainsi tester la France socialiste et me tester personnellement. Je n’en ai aucune preuve, mais si tel était le cas, on devait avoir l’air malin, Cheysson [alors ministre des affaires étrangères] et moi, devant Reagan et Haig [secrétaire d’Etat américain] en leur révélant l’affaire »… Michel Tatu
Le Sdece est une prostituée que j’ai mise dans ma poche. Résident du KGB à Paris (conférence interne à Moscou, années 50)
La France fut, durant les années de la guerre froide, un nid d’espions soviétiques. C’est ce qu’affirme un livre publié à Londres, Les Archives Mitrokhine, écrit par un universitaire britannique, Christopher Andrew, à partir des copies de documents réalisées par un archiviste du KGB passé à l’Ouest en 1992, Vassili Mitrokhine. «Durant une grande partie, et probablement la majeure partie, de la guerre froide, la « résidence de Paris » [nom donné à l’antenne du KGB dans la capitale française. NDLR] a traité plus d’agents – au moins une cinquantaine – qu’aucune autre station du KGB en Europe de l’Ouest», écrit l’auteur de ce livre événement d’un millier de pages, fondé sur les quelque 200 000 documents que Mitrokhine avait, pendant des années, recopiés à la main en secret et sorti dans ses chaussettes. Le contre-espionnage français a été informé par les services secrets britanniques des principaux éléments concernant la France depuis 1992, comme l’ont été les autres pays occidentaux à propos de leurs «espions» respectifs. Les révélations du transfuge ont permis à la DST de faire d’utiles recoupements et de nourrir des dossiers déjà ouverts. Mais aucun de ces éléments ne devrait donner lieu à des poursuites, faute de preuves absolues. (…) En France, la cinquantaine d’agents mentionnés par Mitrokhine sont disséminés au sein des services secrets français (Sdece, DST et Renseignements généraux), aux ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de la Marine, ainsi que dans la presse et dans l’industrie. L’une des premières et des plus importantes recrues de la résidence est un employé du chiffre au Quai d’Orsay, identifié sous le nom de code de Jour. Il fut recruté en 1945 et resta actif jusque dans les années 80. Il fut décoré de l’Etoile rouge en 1957. «C’était probablement grâce à Jour que, durant la crise des missiles cubains, le KGB a pu donner au Kremlin des copies verbatim des communications diplomatiques entre le Quai d’Orsay et ses ambassades à Moscou et à Washington.» Deux autres agents du chiffre, alias Larionov et Sidorov, viendront compléter ce dispositif. Grâce à Jour, probablement, les nouveaux téléscripteurs installés à l’ambassade de France à Moscou, entre octobre 1976 et février 1977, furent «écoutés» pendant six ans. L’ambassade de France à Moscou était depuis longtemps une cible favorite du KGB, et le livre raconte comment dans les années 60 de charmantes Mata Hari soviétiques entreprirent de séduire l’ambassadeur, Maurice Dejean, et l’attaché de l’air, le colonel Louis Guibaud. Deux missions qui se sont terminées, pour l’un dans la tragédie – Guibaud s’est suicidé – pour l’autre dans le ridicule, quand Dejean, rappelé à Paris, fut accueilli par de Gaulle, qui lui lança: «Alors, Dejean, on couche?» Les archives de la résidence font par ailleurs état du recrutement de deux hommes politiques socialistes proches de François Mitterrand, qui viennent s’ajouter au cas déjà connu de Charles Hernu. Le premier, nom de code Gilbert, puis Giles, fut d’abord recruté par les Tchécoslovaques en 1955 sous le pseudonyme de Roter, tandis que le second, Drom, est approché par le KGB en 1959, recruté en 1961, et sera payé 1 500 francs par mois pendant douze ans. Les autres recrues sont essentiellement des agents d’influence. L’une d’elles est, selon l’ouvrage, un ancien résistant proche des milieux gaullistes et devenu homme d’affaires: François Saar-Demichel. Engagé sous le nom de code de NN, il est censé ouvrir au KGB les portes de l’Elysée (sa veuve, interrogée par l’AFP, qualifie ces accusations de «grotesques»). Le livre cite également André Ulmann, qui fera fonctionner grâce à des subsides du KGB une revue à la tonalité prosoviétique, La Tribune des nations. Thierry Wolton, dans son livre Le KGB en France, raconte qu’Ulmann écrivit notamment un article signé d’un prétendu membre des services secrets américains discréditant Victor Kravchenko, auteur d’un best-seller antisoviétique en 1949: J’ai choisi la liberté. Est également évoqué dans les archives de Mitrokhine Pierre-Charles Pathé, alias Pecherin puis Mason, qui fonde, avec des fonds du KGB, une agence d’informations, le Centre d’information scientifique, économique et politique. Il est arrêté et condamné en 1980 à cinq ans d’emprisonnement. Il sera libéré en 1981.  La presse française fut aussi la cible de la résidence. Le livre cite trois journalistes influents, sans préciser l’organe de presse pour lequel ils travaillaient. L’un est surnommé André, et aurait eu ses entrées auprès de Georges Pompidou. Le deuxième, Argus, aurait entretenu des contacts étroits avec Pierre Messmer. Le troisième répondait au surnom de Brok et aurait tenté une opération de désinformation tendant à rendre difficile le rapprochement de Valéry Giscard d’Estaing et de Jacques Chaban-Delmas au second tour de l’élection présidentielle de 1974. Le Monde et l’Agence France-Presse sont également mentionnés. Le journal du soir aurait été surnommé «Vestnik» (le messager), mais il semble que le KGB avait en son sein de simples «contacts» – «Deux journalistes importants et quelques collaborateurs occasionnels» – plutôt que de véritables recrues. L’AFP, pour sa part, aurait abrité six agents du KGB en son sein, et deux «contacts confidentiels». L’une de ces recrues, Lan, aurait cru longtemps travailler pour la compagnie italienne Olivetti, alors qu’il était en fait payé par le KGB 1 500 francs par mois. Quant à L’Express… Notre magazine a été cité à plusieurs reprises, dans des articles de la presse française consacrés aux Archives Mitrokhine et publiés avant la mise en vente du livre, comme ayant été lui aussi infiltré, en compagnie du Monde et de l’AFP, par le KGB. Peut-être, après tout, l’avons-nous été. Mais Les Archives Mitrokhine ne le disent pas. La seule entrée dans l’index nous concernant est une courte allusion à la publication, en mars 1980, de documents révélant que Georges Marchais avait continué à travailler en Allemagne jusqu’en 1944, et L’Express n’est mentionné nulle part dans le chapitre consacré aux affaires françaises. Cette référence à notre magazine par nos confrères reste donc pour nous un mystère. L’Express
L’URSS s’est très fortement consacrée à propager la révolution mondiale grâce au KGB à partir de la fin des années 1950. À la suite des auteurs, on peut même aller plus loin en reconnaissant que c’est sur ce terrain qu’ils ont remporté leur unique victoire contre les puissances occidentales et capitalistes. Que ce soit en Asie, en Amérique latine ou en Afrique, l’emprise des services soviétiques n’a cessé de croître. On est frappé à la lecture de cet ouvrage étonnant et parfois fascinant de constater que les soviétiques ont su recruter des sources souvent très bien placées dans les appareils d’État en formation des nouveaux pays post-coloniaux. L’habilité du KGB fut tout aussi nette au sein des mouvements nationalistes : ainsi Mitrokhine indique-t-il que Ouadi Haddad, militant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et principal responsable de l’extension du terrorisme en Europe dans les années 1970, fut recruté par le KGB au tout début des années 1970. Il en fut de même pour un proche conseiller d’Arafat, Hani el-Hassan. On relèvera la rapidité de ces pénétrations : en Occident, les « grands » agents avaient été recrutés très tôt, dès les années 1930 (les Magnificent Five de Cambridge ou même la modeste secrétaire Melita Norwood) ou à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (le français Georges Pâques à Alger en 1944). Les soviétiques avaient « environné » avec talent des individus de rang divers dont ils pensaient qu’ils pourraient être bien plus tard des agents précieux. Dans le Tiers Monde, le KGB eut moins de temps pour planifier les recrutements mais n’eut pas moins de succès. Les services crurent longtemps, l’ouvrage est là encore très intéressant, à leur succès : des délégations du KGB étaient encore présentes en Afrique au début des années 1990 avec des objectifs inchangés, alors que la politique d’aide militaire et technique soviétique avait disparu. Mais Andrew et Mitrokhine ne présentent pas un organisme omniscient : les erreurs d’appréciation furent nombreuses, les auto-intoxications également ainsi que la crainte de présenter des analyses réalistes mais déplaisantes aux hiérarques. Les deux auteurs confirment ainsi que, dans les régimes idéologiques, les organes de renseignement sont souvent puissants et efficaces mais sont soumis à un devoir idéologique qui les amène parfois à commettre les plus grandes erreurs d’appréciation. L’engouement pour l’étude de la Russie post-soviétique ne devrait pas faire oublier les gisements d’archives de l’époque antérieure et, en particulier, ceux des organes de renseignement. Les spécialistes, internationalistes, politistes ou historiens ont bien identifié les biais de ce type d’archives. En laissant de côté la pseudo-fonction ordalique des « révélations » à d’autres, les sciences sociales devraient s’intéresser à ce qui peut être tiré de l’étude du renseignement. La traduction des ouvrages d’Andrew et Mitrokhine et de mémoires offre aux chercheurs un matériau et des éléments d’analyse à prendre en compte. Les ouvrages antérieurs de Christopher Andrew, historien et internationaliste, ont été les premiers à inviter à la prise en compte de l’activité des organes de renseignement dans l’étude des relations internationales. Que ce soit sur les services britanniques (1985) ou américains (1995), cet éminent universitaire, animateur d’un séminaire de réputation mondiale à Cambridge, a montré que ce fait ne pouvait plus être ignoré. Invitation à dépasser une approche des relations internationales fondée sur les seuls organes diplomatiques et sur la diplomatie officielle (fût-elle secrète), l’œuvre d’Andrew est également une invitation implicite à dépasser une approche de l’État et du politique qui se limiterait à ses seules manifestations publicisées. Sébastien Laurent
Grâce à cet agent français du KGB (…) le Kremlin a eu accès à la majeure partie de la correspondance diplomatique française de 1945 à 1982 et peut-être même à son intégralité: courriers secrets des ministres des Affaires étrangères sous les IVe et Ve Républiques jusqu’au début du septennat de François Mitterrand; rapports des ambassadeurs à Paris; documents politico-militaires transmis par les Alliés au Quai-d’Orsay (…) Rendez-vous compte: presque toute la correspondance diplomatique d’un pays majeur de l’Otan pendant les trois quarts de la guerre froide! Christopher Andrew

Renseignements (4 au Sdece, 1 dans chaque service des DST, RG, Défense et Marine, et pendant 30 ans, un responsable du Chiffre au Quai d’Orsay!), haute administration, classe politique, (sans parler du PCF, 2 élus socialistes dont un ministre et un proche de Mitterrand), presse (nombre de journalistes dont 2 au Monde, 6 à l’AFP et les autres à L’Express), milieux intellectuels (dont le philosophe Kojève), monde de l’industrie et de la haute technologie …

Il est peu de services parmi les plus sensibles, on le sait, qui « échappèrent à la curiosité » du KGB dans les décennies qui ont suivi la guerre.

Mais ce qu’on sait moins, c’est que ces informations ne seraient probablement jamais parvenues jusqu’à nous sans les révélations de transfuges soviétiques et héros méconnus de la Guerre froide.

Comme le colonel Vetrov, alias « Farewell » de notre billet d’hier qui, au-delà de l’incroyable moisson de renseignements qu’il fournit, via la DST, aux services de renseignements occidentaux sur l’état déplorable et le retard de la recherche soviétique, révéla aussi l’ampleur de la pénétration du KGB en Europe.

Ou surtout le fameux colonel Vassili Mitrokhine (merci Michael), décédé dans le quasi-anonymat il y a cinq ans, qui attendit lui la chute de l’Empire du Mal pour faire défection (la CIA croulant sous les transfuges) en Grande-Bretagne mais après avoir patiemment recopié des pages et des pages (pendant douze ans!) les archives de la Lubyanka et du KGB.

Et qui exposa, dans un livre co-écrit avec un historien britannique, comment les Soviétiques avaient infiltré la plupart des pays occidentaux (caches d’armes comprises !) et notamment la France où, profitant de ses nombreux relais du PCF et de ses compagnons de route issus des anciens réseaux de la Résistance et des anciens déportés, le KGB put installer ses agents d’influence jusqu’au plus haut niveau de l’Etat et de la société française et ce pendant des décennies après la guerre.

Ce qui pourrait d’ailleurs en partie expliquer les lointaines retombées de l’Affaire Falwell en France puisqu’on en reparla jusqu’à la fin des années 90 lors du procès des écoutes de l’Elysée où l’un des barbouzes de Mitterrand tenta d’utiliser ladite affaire pour justifier la mise sur écoutes du journaliste du Monde Edwy Plenel (suite à la publication en 1985, d’une enquête sur les services d’espionnage soviétique comme au même moment TF1 avec d’ailleurs la même source, l’ancien directeur de la DST Yves Bonnet).

Sans compter qu’on avait aussi appris dès 1990, à l’occasion de la sortie d’un livre sur Mitterrand (« La Décennie Mitterrand », Pierre Favier et Michel Martin-Roland), que le président lui-même avait eu des doutes sur toute l’opération qui pour lui avait été l’occasion, au sommet d’Ottawa de juillet 1981 avec Reagan pour la première fois, de « prouver à son allié américain que la France, malgré le 10 mai et la participation des communistes au premier gouvernement de gauche, n’était pas passée du côté des ‘rouges’ « .

Mais qui se demandait, après avoir limogé son directeur des Renseignements Yves Bonnet,  » si ces informations ne venaient pas en fait des Etats-Unis, qui voulaient ainsi tester la France socialiste et me tester personnellement » …

Révélations sur la supertaupe des Soviétiques à Paris
Le KGB en France
Vincent Jauvert
Le Nouvel Observateur
23 Septembre 1999

Pendant plus de trente ans, un employé du chiffre au Quai-d’Orsay a livré aux services secrets soviétiques l’essentiel de la correspondance diplomatique française. C’est l’étonnante découverte de l’historien Christopher Andrew dans les archives du KGB. Dans un livre* qui fait sensation en Grande-Bretagne, il révèle aussi d’autres opérations de l’agence de renseignement moscovite contre de Gaulle, Marchais ou Giscard. Entretien

Le Nouvel Observateur. _ Pour écrire votre livre, vous avez étudié les milliers de documents du KGB qu’un archiviste de l’organisation, le colonel Vassili Mitrokhine, a secrètement recopiés pendant douze ans et transmis dans six grosses malles aux services spéciaux britanniques en 1992. C’est ainsi, dans cette manne exceptionnelle, que vous avez découvert que le principal agent du KGB en France, la taupe numéro un à Paris pendant plus de trente ans, n’était ni un homme politique célèbre, ni un grand chercheur, ni un diplomate de renom, mais un modeste employé du Quai-d’Orsay.

Christopher Andrew. En effet, grâce à cet agent français du KGB dont le nom de code est, dans les archives de la Loubianka, JOUR, le Kremlin a eu accès à la majeure partie de la correspondance diplomatique française de 1945 à 1982 et peut-être même à son intégralité: courriers secrets des ministres des Affaires étrangères sous les IVe et Ve Républiques jusqu’au début du septennat de François Mitterrand; rapports des ambassadeurs à Paris; documents politico-militaires transmis par les Alliés au Quai-d’Orsay… Vous le voyez, JOUR a permis au KGB de réussir l’un des plus beaux coups de son histoire.

N. O. Jour est-il pour vous aussi important que Kim Philby, le grand agent double britannique?

C. Andrew. Probablement. Bien que les personnages soient très différents: Philby est une figure prééminente de l’establishment britannique alors que JOUR n’est, comme vous l’avez dit, qu’un modeste employé parmi des centaines d’autres au ministère des Affaires étrangères , leur apport au KGB est comparable. Rendez-vous compte: presque toute la correspondance diplomatique d’un pays majeur de l’Otan pendant les trois quarts de la guerre froide! D’ailleurs JOUR a été récompensé deux fois par Moscou. En 1957, il a été décoré de l’Ordre de l’Etoile rouge. Vingt-cinq ans après, en 1982, à la demande expresse d’Andropov, le patron du KGB devenu secrétaire général du Parti à la mort de Brejnev, JOUR, toujours actif, a été décoré de l’Ordre de l’Amitié entre les Peuples, une distinction très rare. Cette décoration, est-il précisé dans les archives, récompense «une longue et fructueuse coopération» avec le KGB. On peut donc dire que, malgré de grandes différences, JOUR peut être considéré comme le Philby français.

N. O. Mais, à la différence de Philby, JOUR n’a jamais été découvert.

C. Andrew. Pas à ma connaissance, en tout cas.

N. O. Les Britanniques ont-ils remis les archives le concernant à la DST?

C. Andrew. Je suppose que oui, mais je n’en ai aucune preuve.

N. O. Connaissez-vous le nom de JOUR?

C. Andrew. Non, il n’y a aucune mention de l’identité de JOUR dans les archives que j’ai lues.

N. O. Celles-ci fournissent néanmoins un certain nombre d’indications sur le personnage et les conditions de son recrutement?

C. Andrew. C’est vrai. JOUR était un officier du chiffre, c’est-à-dire qu’il était chargé de coder la correspondance diplomatique. Il a été recruté par le KGB en 1945, il avait alors 23 ans. A l’époque, la France était la troisième cible du KGB, après les Etats-Unis et son alliée privilégiée, la Grande-Bretagne. Dès novembre 1944, trois mois après la libération de Paris, la «Résidence» du KGB à Paris a reçu la directive de recruter tous azimuts dans l’Etat français et notamment au Quai-d’Orsay, où les communistes n’arrivaient pas à s’infiltrer. C’est dans ce cadre-là, sans que nous en sachions plus, que JOUR a été recruté.En demeurant actif jusqu’en 1982, il est devenu le chiffreur occidental qui est resté le plus longtemps au service du KGB, tous pays confondus. Pendant toutes ces années, il n’a jamais perdu le contact avec les services secrets soviétiques. En 1973, il a été envoyé en poste dans une ambassade de France à l’étranger. Là, il a continué à être «traité» par le KGB. Il communiquait avec son officier traitant par ce que l’on appelle dans le jargon des «boîtes aux lettres mortes», c’est-à-dire qu’il déposait les documents secrets dans un lieu défini à l’avance (une poubelle publique, une cabine téléphonique…) où quelques heures plus tard les hommes du KGB venaient les récupérer. En 1973, 1974 et 1975, JOUR a reçu le cadeau de Noël le plus important de tous les agents français: une prime de 4000 francs de l’époque (soit 20 000 francs d’aujourd’hui).

N. O. _ Grâce à lui, dites-vous, la plupart des câbles diplomatiques français les plus secrets étaient lus à Moscou.

C. Andrew. Dans les archives le concernant, on apprend que sa «production» était envoyée de Paris à Moscou par «conteneur spécial». Dans les années 50, le service chargé de traiter ces documents croulait sous leur nombre: il n’arrivait pas à les étudier tous!Il y avait à la fois des copies de dépêches mais aussi des documents permettant de «casser» les codes diplomatiques français et occidentaux. Ainsi, il apparaît que de 1968 à 1973 JOUR a fourni des informations sur les machines à chiffrer de l’ambassade de France à Moscou et surtout sur celle du quartier général de l’Otan à Bruxelles. Fin 1976, début 1977, il a facilité la pose de «micros» sur le nouveau télex de l’ambassade de France à Moscou. Cette «écoute» de la correspondance entre l’ambassadeur à Moscou et Paris a duré au moins six ans! Aussi le responsable de cette opération au KGB, Igor Maslov, a-t-il été décoré de l’Ordre de Lénine et été nommé patron de la 6e direction principale. Les années suivantes, de 1978 à 1982, JOUR a également permis au KGB de recruter pas moins de six officiers du chiffre français.

N. O. Les Soviétiques étaient donc au courant des moindres détails de la diplomatie française.

C. Andrew. En effet. Dans les archives de Vassili Mitrokhine, il apparaît clairement que dans les années 50 ils connaissaient les stratégies de la France dans les grandes négociations internationales (la fin de la guerre d’Indochine, Berlin…). Au moment de la crise des missiles de Cuba, en 1962, crise qui a failli déclencher la troisième guerre mondiale, les documents fournis par JOUR ont permis à Moscou de connaître très vite la position, très ferme, de De Gaulle.

N. O. Autre crise où le travail de JOUR a peut-être aidé un peu les Soviétiques: l’Afghanistan.

C. Andrew. C’est marginal mais amusant. En mai 1980, six mois après l’invasion soviétique, Giscard est le premier leader occidental à rencontrer Leonid Brejnev. Avant ce face-à-face, les conseillers du numéro un soviétique ont tout le loisir d’étudier les attentes, les positions, les stratégies de négociation du président français en lisant les dépêches reçues et envoyées par l’ambassade française à Moscou.

N. O. JOUR, avez-vous dit, avait 23 ans en 1945. Il est donc né en 1922. En 1982, il avait 60 ans. Il aurait aujourd’hui 77 ans. Est-il toujours vivant?

C. Andrew. Je l’ignore.

N. O. Evoquons maintenant le cas d’autres agents français du KGB. On a beaucoup parlé lors de la sortie de votre livre d’un journaliste français devenu député socialiste proche de François Mitterrand et qui, à la grande déception du KGB, n’a pas été nommé dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Savez-vous qui est cet homme connu au KGB sous le nom de code «Gilbert» puis «Giles»?

C. Andrew. Pardonnez-moi, mais je ne veux faire aucun commentaire.

N. O. Dans le livre, vous écrivez que son nom figure dans les archives de Mitrokhine mais que pour des raisons juridiques, la peur du procès, vous ne divulguerez pas son identité. Les quelques éléments que vous donnez ainsi que la rumeur ont conduit certains à désigner Claude Estier, l’actuel patron du groupe socialiste au Sénat. Celui-ci a farouchement démenti. Que pouvez-vous dire?

C. Andrew. Rien.

N. O. Dans le livre, vous écrivez aussi qu’à sa décharge «Giles» a souvent évité de rencontrer son officier traitant.

C. Andrew. Mais j’ajoute que «Giles» est resté en contact avec son traitant même après l’élection de Mitterrand. L’officier, officiellement deuxième secrétaire à l’ambassade soviétique à Paris, Valetin Sidak, écrit à ses chefs que «Giles» lui a fourni des informations confidentielles sur «l’entourage proche» du nouveau président de la République.

N. O. Vous révélez aussi le cas d’un autre homme politique socialiste (nom de code: DROM) qui aurait été recruté en 1961 et payé 1500 francs par mois (c’est-à-dire plus de 12000 francs d’aujourd’hui). Vous dites aussi que l’homme s’est, semble-t-il, dénoncé à la DST en 1973, que son nom est dans les archives Mitrokhine, mais que vous ne le révélerez pas. S’agit-il de Charles Hernu?

C. Andrew. Je ne dirai rien sur DROM. Mais je peux affirmer qu’il n’y avait dans les archives aucune référence à Charles Hernu, aucun agent dont la biographie pouvait faire penser à Hernu.

N. O. Cela signifie-t-il que Charles Hernu n’a pas été un agent de l’Est?

C. Andrew. Pas nécessairement. Mitrokhine n’a pas eu accès à toutes les archives et il n’a pas recopié tout ce qu’il a vu de 1972 à 1984. Il était chargé de vérifier et d’enregistrer le transfert des archives de la Loubianka au nouveau siège de la première direction principale (celle de l’espionnage) à Yasenevo, dans la banlieue de Moscou. Il pouvait voir et lire tous les documents qui passaient mais n’avait pas le temps de tout retranscrire.

N. O. Il devait donc choisir selon ses centres d’intérêt.

C. Andrew. En premier lieu tout ce qui concernait l’«ennemi principal», les Etats-Unis, puis la lutte contre les dissidents, dont il se sentait très proche. Cela dit, la France était, on l’a vu, une cible importante pour le KGB, et Mitrokhine a noté beaucoup de choses à son sujet mais pas toujours avec tous les détails.

N. O. Qu’en est-il des prétendus agents du KGB dans l’entourage de De Gaulle? Plusieurs livres ont fait état des révélations d’un transfuge soviétique, Anatoli Golitsine, qui en 1961 aurait dit que des proches du Général seraient compromis.

C. Andrew. Il y a le cas désormais célèbre de l’homme d’affaires François Saar Demichel [NDLR: un proche de Michel Debré, le premier Premier ministre de De Gaulle], qui, d’après les archives de Mitrokhine, était sans conteste un agent du KGB (nom de code: NN) mais dont l’influence a été très modeste.

N. O. Sa veuve dément ces affirmations pourtant communément admises depuis plusieurs années. Même de Gaulle savait et disait que Saar Demichel était un agent soviétique [voir «l’Homme de l’ombre», de Pierre Péan, Fayard]. Et à part Saar Demichel?

C. Andrew. Aucun proche de De Gaulle n’apparaît dans les archives comme agent. En fait, Golitsine n’a jamais dit publiquement ce qu’il savait. Ces propos ont donc probablement été exagérés à chaque étape de leur reproduction.

N. O. Sauf sur un point, semble-t-il: la pénétration par le KGB des services secrets français et en particulier le Sdece.

C. Andrew. En effet. A la Libération, les communistes ont réussi à intégrer en grand nombre ce service. A tel point que dans les années 50 le résident du KGB à Paris a déclaré lors d’une conférence interne à Moscou: le Sdece est une «prostituée que j’ai mise dans ma poche». Au début des années 60, les archives Mitrokhine font état de quatre agents du KGB dans le service secret français et d’un à la DST. En revanche, il semble qu’au début des années 70 le Sdece n’était plus pénétré.

N. O. Pour revenir aux rumeurs sur l’entourage de De Gaulle, comment expliquez-vous qu’elles aient été si insistantes?

C. Andrew. C’est assez simple, je crois. Tout remonte à la décision de De Gaulle de faire sortir la France du commandement intégré de l’Otan en 1966. De manière surprenante, la droite atlantiste et le KGB ont eu la même explication de cet acte extrêmement culotté. La première a dit: cette décision si dangereuse pour la sécurité de la France ne peut être que le résultat de l’action des services secrets soviétiques. De son côté, le KGB affirmait exactement la même chose aux plus hautes instances soviétiques: c’est grâce à nous, à la campagne d’influence menée par la Résidence de Paris, que la France se détache de l’Alliance atlantique. A Moscou, à la Loubianka comme au bureau politique, on a été en effet convaincu que sans le KGB de Gaulle n’aurait pas sauté le pas. La convergence des explications est probablement la source de ces rumeurs, qui durent toujours.

N. O. Alors que le KGB n’est pour rien dans la décision de De Gaulle.

C. Andrew. Je le crois. C’est vrai, l’objectif premier du KGB à Paris dans les années 60 est bien, on le voit dans les archives, d’obtenir que la France quitte l’Otan. Mais ce n’est pas parce que cela arrive que l’action clandestine des Soviétiques a joué le moindre rôle. Pourquoi chercher des explications tortueuses, avoir une vision «complotière» de l’histoire, alors que de Gaulle a depuis son arrivée au pouvoir en 1958 expliqué maintes fois, en privé puis en public, pourquoi l’organisation de l’Otan ne lui convenait pas. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec la thèse du livre dont on a beaucoup parlé en France il y a deux ans: «la France sous influence». Son auteur, Thierry Wolton, voyait dans l’action des Soviétiques la cause principale de la sortie de l’Otan. C’est à mon avis une vision erronée des causes et des effets.

N. O. Vous écrivez en revanche que le KGB a peut-être joué un certain rôle dans l’acceptation par l’opinion publique française de cette politique antiaméricaine.

C. Andrew. Peut-être, en effet. On voit paraître en France à la fin des années 60 et tout au long des années 70 beaucoup d’articles très antiaméricains, dont certains reprennent des thèmes ou des mensonges concoctés par le KGB. Est-ce à dire que tous les journalistes qui ont écrit les articles en question étaient des agents? Evidemment non. Beaucoup ont été abusés. Mais le KGB a recruté plusieurs journalistes français, dont deux au «Monde» au moins (KRON, un pigiste régulier, et MONGO, un correspondant en Afrique) et six à l’AFP. Leur action, consciente celle-là, a peut-être joué un rôle marginal même si les archives de Mitrokhine sont très pauvres sur des opérations précises concernant la sortie de l’Otan.

N. O. En fait, les opérations d’influence, le recrutement des journalistes étaient les missions premières du KGB à Paris dans les années 60-70.

C. Andrew. Oui, et c’est une particularité de la France et de l’Italie. Dans ces deux pays, le KGB a engagé beaucoup de moyens pour conquérir les «âmes». Au début des années 70, parmi les dix agents français les mieux notés par le KGB, sur une cinquantaine au total, six étaient des journalistes dont les noms de code étaient ANDRE, BROK, ARGUS, NANT, MARS et TUR. Il y avait aussi, outre le chiffreur JOUR, un responsable important d’un institut de recherche sur la politique internationale, un scientifique travaillant dans un laboratoire de recherches aéronautiques de l’Otan et un homme d’affaires agent recruteur.

N. O. _ Vous connaissez les identités de tous ces hommes, des journalistes en particulier, n’est-ce pas?

C. Andrew. Là encore je ne ferai, pardonnez-moi, aucun commentaire.

N. O. Trois journalistes (ANDRE, BROK et ARGUS, tous les trois de droite, semble-t-il) étaient particulièrement choyés par le KGB.

C. Andrew. Oui, au milieu des années 70, BROK était payé par le KGB plus de 100 000 francs par an (plus de 400 000 francs d’aujourd’hui). On le jugeait tellement important qu’il a rencontré secrètement cinq fois le responsable de la section France du KGB. ANDRE et ARGUS aussi étaient très bien rémunérés.

N. O. Pourquoi Moscou les jugeait-il si importants?

C. Andrew. Parce que le KGB était convaincu d’avoir grâce à eux une influence importante à des moments clés de la vie politique et de la diplomatie françaises. ANDRE avait, disent les archives, «accès au président Pompidou» et à son Premier ministre Pierre Messmer. Selon des notes du KGB, il aurait réussi à leur passer des informations falsifiées visant à accroître la suspicion de Pompidou envers les Etats-Unis. Cela a-t-il réussi? J’en doute fort, mais le Centre, le QG du KGB, l’a cru. A la même époque, une autre campagne de désinformation orchestrée par le KGB a échoué: l’opération «la Manche», dont le but était de pousser le président Pompidou à s’opposer à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE.

N. O. Autre échec retentissant en France du service A, la direction de la désinformation du KGB: l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974.

C. Andrew. Oui. On a longtemps cru que le candidat favori de Moscou à cette époque était Giscard. Entre les deux tours de l’élection, l’ambassadeur soviétique à Paris lui a même rendu visite. Pourtant, pendant cette semaine-là, dix officiers du KGB ont mené cinquante-six opérations de désinformation contre Giscard [NDLR: son nom de code au KGB était KROT…]. Le candidat favori du KGB était en réalité François Mitterrand, le leader de l’Union de la Gauche.

N. O. Est-ce à dire que la démarche de l’ambassadeur était une diversion?

C. Andrew. Pas forcément. Malgré ce que l’on croit souvent, l’ambassadeur et le résident du KGB dans un pays sont souvent en très mauvais termes et n’appliquent pas la même politique. C’est peut-être ce qui s’est passé en 1974. En tout cas, nous avons connaissance du détail de deux opérations anti-Giscard. La première a été réalisée par le journaliste BROK. Sur ordre d’Andropov, le KGB a fabriqué un document «secret» américain expliquant à Giscard les meilleurs moyens de battre Mitterrand et Chaban. D’après les archives, ce document aurait été montré à Chaban grâce à BROK, avec l’objectif de rendre plus difficile une entente Giscard-Chaban pour le deuxième tour.

N. O. Ce n’était pas une opération forcément idiote…

C. Andrew. C’est vrai. La seconde en revanche était totalement stupide. Le Centre a décidé d’utiliser la mort d’une proche de Giscard en octobre pour le brouiller avec l’électorat juif. Il a rédigé de faux tracts d’un prétendu groupe sioniste revendiquant le meurtre de cette femme en représailles contre les actions de Giscard, ministre des Finances, envers des financiers juifs. Comme vous le savez, Giscard a gagné et rien ne montre, bien au contraire, que toutes ces manipulations sordides aient eu le moindre effet sur la campagne.

N. O. Autre cible surprenante du KGB en France: Georges Marchais!

C. Andrew. Hé oui, pendant les quelques années de l’eurocommunisme à la française, en 1976 et 1977, le KGB voulait abattre Marchais politiquement. Il a d’abord fait circuler au sein du PCF un faux document de la CIA révélant un prétendu complot américain pour détruire le Parti. Le but était de faire croire que Marchais mettait en danger le PC. Ensuite le KGB a sérieusement envisagé de faire publier les documents sur le passé de Marchais en Allemagne pendant la guerre, documents qu’il connaissait donc avant leur publication par Auguste Lecur. Mais le service secret soviétique est-il à l’origine de cette opération? Impossible de l’affirmer.

N. O. Quelle a été la position du KGB lors de l’élection présidentielle de 1981?

C. Andrew. C’est beaucoup moins clair qu’en 1974. Il semble que si le Centre avait une légère préférence pour Mitterrand, l’objectif premier du KGB était de décrédibiliser tous les candidats, y compris le patron du Parti socialiste. Parmi les plans d’action psychologique imaginés par la Résidence de Paris en 1981, il y avait «la mise en lumière des éléments pro-atlantiques et pro-israéliens» de la politique de Mitterrand. Là encore, je ne crois pas que les opérations du KGB aient joué le moindre rôle dans cette élection.

N. O. De manière surprenante, le KGB reconnaît enfin en 1981 son inefficacité en la matière.

C. Andrew. Oui, il confesse dans une note qu’il n’a désormais «pratiquement plus d’influence sur l’opinion publique française», ce qui est aveu de faiblesse extrêmement rare. En 1981, il met fin à la collaboration de BROK, qui restera probablement le journaliste occidental ayant travaillé le plus longtemps pour le KGB, trente-cinq ans.

N. O. _ Que fait alors le KGB à Paris?

C. Andrew. La seule chose qu’il sait vraiment faire: voler des secrets. La «ligne X» du KGB, la division chargée du renseignement technologique, devient extrêmement active. Au début des années 80, il y a à Paris deux fois plus d’agents de la ligne X que dans n’importe quelle capitale européenne.

N. O. Sont-ils efficaces cette fois?

C. Andrew. Oui. Au début des années 80, la France est après les Etats-Unis et l’Allemagne la troisième source de l’espionnage technologique soviétique. De France provenaient 8% des documents acquis par la ligne X. Leur cible favorite: Ariane et les missiles français. Mais ce n’est pas tout: une partie des secrets dérobés par le KGB dans des entreprises américaines provenaient d’agents français employés par ces firmes. C’est le cas notamment d’agents à IBM et Texas Instruments.

N. O. Mais dès 1982 ces infiltrations soviétiques dans les entreprises diminuent fortement à cause des révélations du transfuge Farewell, alias Vetrov, à la DST.

C. Andrew. Probablement. A la suite des révélations de Farewell, François Mitterrand a ordonné l’expulsion de la quarantaine d’officiers du KGB de Paris et tous les services de contre-espionnage sont en alerte. Cela a dû porter un coup très dur aux espions soviétiques. Mais Mitrokhine ayant quitté le service des archives en 1984, je n’ai pas d’éléments au-delà de cette année.

Propos recueillis par Vincent Jauvert
(*) «The Mitrokhin Archive. The KGB in Europe and the West», par Christopher Andrew et Vasili Mitrokhin, Penguin Press, 996 pages. Le livre sera publié en France par les Editions Fayard courant 2000.

LES AUTRES REVELATIONS DU LIVRE:
Pendant quarante ans, HOLA, nom de code de Melita Norwood, une vieille Anglaise âgée aujourd’hui de 87 ans, a été l’un des agents les plus importants du KGB en Grande-Bretagne. Elle lui a notamment donné de nombreuses informations sur le programme nucléaire britannique.
Le KGB a monté, efficacement, une vaste campagne de désinformation visant à faire croire que la CIA était la commanditaire de l’assassinat de Kennedy.
Autre réussite: amplifier les rumeurs sur J. Edgar Hoover, l’éternel patron du FBI, dépeint comme un homosexuel amateur de travestissement.
Martin Luther King ne plaisait pas au KGB, qui voulait accroître les tensions raciales aux Etats-Unis. Le service secret a fabriqué des documents faisant croire à une connivence entre King et Hoover. Le KGB a fournit des armes en quantité aux indépendantistes d’Irlande du Nord.

Voir aussi:

Le KGB avait tissé un vaste réseau d’influence en France
Alain Frachon
Le Monde
16.09.99

Les archives d’un transfuge, le colonel Vassili Mitrokhine, apportent de nombreuses révélations sur les activités des services secrets soviétiques en Europe. Au total, pas moins de cinquante agents français auraient travaillé pour le compte de la Résidence

Mis en vente en Grande-Bretagne sous le titre The Mitrokhin Archive, l’ouvrage coécrit par l’historien anglais Christopher Andrew et le colonel Vassili Mitrokhine, un ancien responsable des archives du KGB, apporte de nombreuses informations sur les activités des services secrets soviétiques en France. L’administration, les partis politiques, la presse, les milieux intellectuels, peu de secteurs sensibles échappaient à la curiosité des hommes de la Résidence, le bureau parisien du KGB. Se contentant le plus souvent de pseudonymes, le livre cite très peu de noms d’agents opérant en France. La description de l’un d’eux coïncide avec le contenu d’une note de la DST consacrée à « L’espionnage de l’Est et la gauche » dont Le Monde détient une copie. Son parcours évoque celui de Claude Estier, actuel président du groupe socialiste du Sénat. « Ce sont des inepties », nous a déclaré ce proche de François Mitterrand. La note de la DST identifie le philosophe Alexandre Kojève comme ayant travaillé pour les Soviétiques. (Lire aussi notre éditorial page 17.)

L’APPAREIL D’ÉTAT, si possible la haute administration, la classe politique, la presse et les milieux intellectuels, enfin le monde de l’industrie et de la haute technologie : à en croire Vassili Mitrokhine, ex-colonel des services secrets soviétiques, passé à l’Ouest, en Grande-Bretagne, en 1992, le KGB avait fait de Paris l’une de ses antennes les plus actives d’Europe occidentale depuis 1945. Le bureau parisien du KGB – la Résidence, selon l’appellation de ce milieu – entretenait pas moins de cinquante agents français. Il pratiquait l’espionnage sous toutes ses formes : travail de pénétration, de manipulation et de désinformation pour peser sur la vie publique, influencer les élections et gagner l’opinion à des positions favorables à l’URSS. Du moins est-ce là la thèse que défend M. Mitrokhine, qui fit une bonne partie de sa carrière au service des archives du KGB, dans un livre coécrit avec l’historien britannique Christopher Andrew.

L’ouvrage, The Mitrokhin Archives (996 pages) a été mis en vente mardi 14 septembre à Londres. Le chapitre consacré à la France contient certaines révélations et reprend des affaires déjà connues (Pathé et Farewell, par exemple). En voici un résumé articulé autour des milieux que la Résidence dit avoir pénétrés.

L’administration

La France de la IVe République est jugée par le KGB comme un terrain propice à l’espionnage. Les services de sécurité n’y sont pas très efficaces, juge le KGB, et, au sortir de la Résistance, la force du PCF, qui participe au gouvernement jusqu’en 1947, facilite le travail d’influence et de désinformation du personnel de la Résidence. « Les quelques années qui suivirent la Libération furent ainsi des années en or pour recruter des agents » au service de l’URSS. Au début des années 50, par exemple, les archives du KGB – que Mitrokhine a vues à Moscou, au Centre – mentionnent, « parmi les agents de bonne valeur », quatre membres du Sdece (noms de code : Nosenko, Shirokov, Korablev et Dubravin), un à la DST (Goryachev), un aux Renseignements généraux (Giz), un au Quai d’Orsay (Izvekov), un à la Défense (Lavrov), un au ministère de la marine (Pizho).

L’un des « hauts faits » de la Résidence fut le recrutement d’un responsable du Chiffre (envoi et réception des télégrammes codés du réseau diplomatique français) au ministère des affaires étrangères à Paris. Ce fonctionnaire (nom de code : Jour), recruté en 1945, a permis au KGB de fournir au Kremlin copie de tous les télégrammes échangés entre le Quai d’Orsay et ses ambassades à Washington et Moscou durant la crise des missiles de Cuba. Il sera en service durant trente ans.

Les milieux d’affaires

Le KGB se serait assuré les services d’un homme d’affaires français, François Saar-Demichel. Ancien de la Résistance, brièvement dans les services de renseignement français en 1947, il empoche à Moscou, en 1954, un contrat exclusif pour l’importation de pâte à papier soviétique. Un an plus tard, de nouveau en visite à Moscou, il est recruté par le KGB, avec pour mission d’utiliser ses contacts de la Résistance pour pénétrer et financer les milieux gaullistes à Paris. De Gaulle président, François Saar-Demichel sera reçu à l’Elysée (le livre ne dit pas à quel niveau). En mars 1965, il négociera la vente du système français de télévision en couleur Secam à la télévision soviétique. Interrogée par l’Agence France-Presse, sa veuve, Alice Saar-Demichel, a qualifié ces informations de « grotesques » : « Mon mari, qui est mort en 1991, n’a jamais été un agent soviétique. »

Les milieux politiques

La Résidence recrutait des agents d’influence dans les milieux politiques. Le livre mentionne « deux hommes politiques socialistes » recrutés durant la IVe République. « L’un [nom de code Gilbert puis Giles] passait pour être un proche du futur président François Mitterrand ; il avait été recruté par le STB (services de renseignement) tchécoslovaques en 1955 sous le nom de code de Roter, affirme l’ouvrage. Les contacts entre le KGB et Gilbert commencèrent un an plus tard. L’autre, au nom de code de Drom, fut d’abord approché par le KGB en 1959, recruté comme agent en 1961 et payé une pige forfaitaire de 1 500 francs durant les douze années suivantes. » « Le KGB perdra Drom, qu’il considère comme l’un de ses tous premiers agents au sein du Parti socialiste, en 1973, poursuivent les auteurs ; cette année-là, il fut donné à Drom des sommes substantielles pour régler ses dettes. Mais quelque temps plus tard, il passait pour être en contact avec la DST. » Tel qu’il est rapporté dans le livre, le parcours de « Gilbert-Giles » évoque celui de Claude Estier, actuel président du groupe socialiste du Sénat, qui dément avec force ce soupçon qui, de fait, n’est assorti d’aucune preuve (lire ci-dessous).

La presse et les milieux intellectuels

Là encore, c’est un terrain de recrutement d’agents d’influence. The Mitrokhin Archives insiste sur le cas d’André Ulmann, intellectuel, résistant, ancien déporté, créateur en 1946, « à l’aide de fonds soviétiques », de l’hebdomadaire La Tribune des nations, une publication consacrée aux questions internationales, et que l’antenne du KGB à Paris considérait comme « son journal ». La Tribune défend des positions diplomatiques qui sont celles de l’URSS. « Les archives du KGB révèlent qu’André Ulmann fut un membre secret du PCF, recommandé par la direction du parti à la Résidence, il fut recruté sous le nom de code d’agent Durant en 1946 », écrivent Mitrokhine et Andrew. Les auteurs ajoutent : « De 1946 à sa mort en 1970, Ulmann reçut un total de 3 552 100 francs de la part de la Résidence » pour éditer La Tribune. L’antenne du KGB à Paris faisait valoir au Centre, à Moscou, que le contenu d’articles comme ceux de La Tribune reflétait la qualité de son travail d’influence. La vérité, disent les auteurs, est que la Résidence exagérait fortement son rôle dans l’adoption par la France de positions diplomatiques qui ne déplaisaient pas à Moscou.

La Résidence s’intéressait à la presse. L’ouvrage, sans jamais citer de noms, affirme que l’antenne du KGB à Paris disposait d’agents d’influence dans au moins trois organes de presse, Le Monde, l’hebdomadaire L’Express et l’Agence France-Presse. La Résidence juge que six de ses meilleurs agents d’influence dans les années 60 et 70 étaient des journalistes. Elle faisait valoir son travail d’influence à Moscou en mettant, par exemple, en avant, « les préjugés prosoviétiques du Monde », dans les années 70, sur le Proche-Orient, l’Afrique ou l’Asie, les relations Est-Ouest : « Les notes prises par Mitrokhine à Moscou sur les contacts du KGB avec Le Monde identifient deux des grands journalistes du quotidien et plusieurs de ses collaborateurs. (…) Dans la plupart des cas, ils furent très certainement utilisés à leur insu pour disséminer la désinformation du KGB. »

En juillet 1981, Andropov, alors patron du KGB à Moscou, reçut un message de la direction du PCF l’exhortant à faire donner un visa à un journaliste du Monde pour qu’il puisse se rendre en Afghanistan ; le message, écrivent les auteurs, l’assurait que le reportage « serait sympathique » aux positions de l’URSS.

Sans dire pour quel organe de presse ils travaillaient, le livre cite deux journalistes – noms de code : Brok et André – connus dans les années 60 et 70, bien introduits au plus haut niveau de l’Etat français et qui furent, selon les auteurs, parmi les mieux payés et les plus actifs des agents d’influence du KGB à Paris. L’un d’entre eux, Brok, aurait été en relation personnelle avec des chefs du KGB à Moscou ; l’autre, André, « vétéran du journalisme », avait accès au président Georges Pompidou et à certains de ses ministres comme Pierre Messmer et Maurice Schumann. Rien ne prouve, répètent les auteurs, que les opérations d’intoxication et de désinformation ainsi menées furent couronnées du moindre succès.

Voir également:

Des révélations sur l’agent soviétique qui renseignait les services français
L’espion  » Farewell  » était-il manipulé par les Américains?
Michel Tatu
Le Monde
26.10.90

Deux ouvrages récents apportent des révélations nouvelles sur le mystérieux  » Farewell « , un agent soviétique ayant travaillé pour la France au début des années 80. Selon l’un d’entre eux pourtant, toute l’affaire aurait pu être le produit d’une  » manipulation  » américaine.

Le premier est le livre d’Oleg Gordievski, un agent du KGB travaillant pour la Grande-Bretagne puis  » exfiltré  » de Moscou vers ce pays en 1985 (1), et dont l’Evénement du jeudi publie des  » bonnes feuilles « . Il nous révèle le vrai nom de  » Farewell  » : Vladimir Ippolitovitch Vetrov, lieutenant-colonel du KGB, qui avait appris le français à l’université, puis en France, où il avait séjourné dans les années 60 en qualité d’agent du directoire T du KGB, chargé de l’espionnage technologique. Selon Gordievski, Vetrov aurait souffert d’une vie sentimentale tumultueuse, qui avait entraîné son interdiction de voyage à partir des années 70 et sa mutation au service des  » analyses  » du directoire T, grâce à quoi il aurait pu transmettre aux services français  » un véritable monceau de documents « .

Toujours selon Gordievski, la cause de l’arrestation de Vetrov, en 1981, aurait été non pas ses activités d’espionnage, mais un meurtre qu’il aurait commis à la suite d’une dispute sentimentale. Condamné à douze ans de prison, il aurait été exécuté quelque temps plus tard, sa trahison ayant été connue soit sur la base d’indices découverts par sa femme, soit à la suite d’une confession de sa part, rédigée en prison. Il est difficile de prendre pour paroles d’Evangile ces révélations, presque toutes présentées au conditionnel sur la foi des  » rumeurs  » qui couraient dans les couloirs de la première direction principale du KGB : Gordievski travaillait certes au service des archives de cette direction, mais il n’avait pas de contact direct avec Vetrov.

La seule certitude est que Vetrov ne fut  » opérationnel  » pour les services français que pendant environ un an, et aussi que M. Mitterrand, rencontrant Ronald Reagan pour la première fois au sommet d’Ottawa en juillet 1981, lui remit un important dossier sur les trouvailles de  » Farewell « . Il s’agissait pour lui de prouver à son allié américain que la France, malgré le 10 mai et la participation des communistes au premier gouvernement de gauche, n’était pas passée du côté des  » rouges « .

Le seul ennui est que le président français, depuis lors, éprouverait des doutes sur toute l’opération. Dans leur ouvrage la Décennie Mitterrand, qui vient de paraître, Pierre Favier et Michel Martin-Roland révèlent que le président français leur a confié, en février 1989, qu’il se demande  » si ces informations ne venaient pas en fait des Etats-Unis, qui voulaient ainsi tester la France socialiste et me tester personnellement. Je n’en ai aucune preuve, mais si tel était le cas, on devait avoir l’air malin, Cheysson [alors ministre des affaires étrangères] et moi, devant Reagan et Haig [secrétaire d’Etat américain] en leur révélant l’affaire… « 

Voir encore:

« Farewell », espion anticonformiste

MARCEL CHALET
Le Monde
14.02.97

Pour le responsable de l’opération, ce fut une remarquable tentative de pénétration et de dislocation d’un organe vital du KGB.

Témoignage

Dans la dure bataille que se livrent les services secrets, la vérité ne peut s’écrire que lorsque tous les acteurs ont quitté la scène. Nous n’en sommes pas encore là. Du côté français, Kostine a dû se contenter du témoignage d’un seul des personnages temporaires de l’affaire. Ce qui est peu. Du côté soviétique, il a eu plus de succès. Mais il est clair que chacun de ses interlocuteurs lui a livré sa propre version, ce qui explique les multiples contradictions, digressions et erreurs relevées dans le livre. Ce qui reste incontesté, c’est que « Farewell » a été, quelles qu’aient pu être ses motivations et ses états d’âme, l’instrument remarquable de la pénétration et de la dislocation, par le contre-espionnage français, d’un organe vital du KGB, et que la trahison s’est révélée catastrophique pour l’Union soviétique.

La manipulation de « Farewell » par la DST a bien été décidée au plus haut niveau de l’Etat. Seules les personnes devant impérativement en connaître ont été informées, ce qui réduit sensiblement la liste proposée par Kostine. Encore le nom et le poste officiel de la source sont-ils restés ignorés de la plupart d’entre elles, y compris moi-même, puisqu’ils ne pouvaient concerner que les acteurs participant à la conduite opérationnelle. La priorité a toujours été donnée, dans l’exploitation des renseignements obtenus, aux besoins nationaux. Contrairement à ce que Kostine affirme, « Farewell » était très désireux de savoir ses informations fournies rapidement aux Etats-Unis quand ce pays était impliqué.

C’est bien le rejet délibéré des procédés habituels de l’espionnage qui a permis d’assurer, pendant plusieurs mois, le succès de l’opération. Contrairement à ce que Kostine estime, les méthodes des services de renseignement étaient parfaitement connues de la DST, qui les a maintes fois démasquées dans le cadre d’une action de contre-espionnage dont l’ensemble des services spéciaux des deux côtés du rideau de fer a pu apprécier l’efficacité pendant la guerre froide. La DST a choisi de dérouter l’adversaire en agissant à Moscou de manière totalement non conventionnelle. C’est ainsi qu’elle a gagné. La DST aurait souhaité pouvoir exfiltrer sa source d’URSS en cas de péril. Mais il eût fallu pour le moins que « Farewell » y consentît. Il n’a jamais voulu en entendre parler, et il ne pouvait être question de l’enlever de force.

Nous avons regretté que notre agent ait été plus difficile à contrôler que nous ne pouvions l’imaginer. Fantasque, bravache, cyclothymique, caractériel, calé dans ses certitudes, menteur et provocateur occasionnel, il a toujours cherché à nous imposer sa manière de voir, se réfugiant dans une attitude fataliste quand lui étaient démontrés les dangers de son entreprise. L’alcool et, peut-être, un certain dérèglement de l’esprit ont joué dans cette affaire le rôle qu’ils jouent souvent, hélas, dans d’autres aventures humaines, en pesant sur la volonté, les réflexes, le comportement social et la capacité d’appréciation des situations.

Il est impossible de situer à un jour près la découverte de la trahison de « Farewell », et le livre de Kostine démontre que l’on peut à l’infini, avec toutes les apparences de l’authenticité, lui attribuer à la fois des dates et des raisons diverses. La vérité est simple : « farewell » lui-même, en tentant d’assassiner sa maîtresse et en poignardant à mort un passant, a fourni au KGB une occasion idéale de découvrir le deuxième personnage qui était en lui. Ce serait faire à ce service une injure imméritée que de le supposer incapable d’avoir exploité aussitôt tous les atouts que lui fournissait cet événement pour démasquer un traître dans ses rangs.

Le sort de « Farewell » était déjà scellé lors de sa première condamnation, et la DST le savait à la fin de 1982 de façon formelle. L’élimination de « Farewell » n’a pas pour autant coupé l’accès à certaines sources d’information sur les activités internes du KGB. Il restait pour ce dernier l’espoir de punir ceux qui avaient profité de la forfaiture de « Farewell ». Le KGB s’est employé à réaliser un montage, dont le livre de Kostine apporte une confirmation partielle : il a laissé filtrer l’information selon laquelle « Farewell » était simplement impliqué dans une affaire de droit commun pour attirer les manipulateurs français dans un piège et les prendre en flagrant délit à Moscou. A la fin de l’été 1982, plus aucun des protagonistes français de l’affaire n’était à Moscou et n’y serait revenu, quel que soit l’enrobage de l’appât. « Farewell » est bien allé à la mort avec un seul regret, celui de « ne pas avoir pu causer davantage de dégâts au KGB en servant la France ». Vitali Yourtchenko, l’un des anciens dirigeants du contre-espionnage au KGB, qui a participé à l’enquête sur la trahison de « Farewell » et qui en a été totalement déstabilisé, aurait été un témoin irremplaçable pour Kostine. Dommage, Kostine n’a pas pu le voir. A l’en croire, « il se terre dans sa datcha ». Je vais retourner dans la mienne et lire, encore une fois, l’ouvrage de Kostine sans désespérer d’y découvrir quelque chose de plus entre les lignes, et même quelque chose qu’il ne sait pas y avoir écrit.

Vasili Mitrokhin
The Times
January 29, 2004

KGB archivist who escaped to Britain and presented to the world an unprecedented insight into the workings of the Soviet system

One of the most spectacular defectors from Russia in terms of the “product” he brought with him when he came over in 1992, Vasili Mitrokhin first erupted into the public’s consciousness in September 1999 with the publication of his book The Mitrokhin Archive, written with Professor Christopher Andrew. Based on the unprecedented access he had had to KGB files through his work as the security organisation’s chief archivist from 1972 to 1984, this made a host of revelations about Soviet espionage and counter-espionage operations from the Bolshevik revolution of 1917 onwards.

Among the most fascinating of these was the revelation that an octogenarian grandmother, Melita Norwood, had been betraying British nuclear secrets to the Soviet Union for a period of 40 years from 1937. Such a disclosure led to a public furore which ended only with the Attorney-General of the day advising the Home Secretary, Jack Straw, that at such a distance a prosecution would be “inappropriate”.

Then there was the so-called “Romeo agent”, John Symonds, a detective sergeant in the Metropolitan Police, who, according to the archive, had fled the country when faced with corruption charges and had been recruited by the KGB in Morocco. After KGB “charm” training, his job thereafter was to seduce the employees of foreign embassies, with a view to obtaining secret information.

Among other revelations by Mitrokhin were plans to disrupt the 1969 investiture of the Prince of Wales, making it look like an MI5 plot to discredit Plaid Cymru, the Welsh nationalist party; a plot to injure and disfigure the defected Russian ballet dancers Rudolf Nureyev and Natalya Makarova, thus wrecking their careers; and details of hidden Soviet arms caches scattered throughout Western Europe and the US, to be used by agents and their pro-Soviet accomplices in the event of a war.

The Mitrokhin Archive also paraded a host of big American names, ranging from Henry Kissinger, whose phone calls to President Nixon the KGB claimed to have tapped, to Zbigniew Brzezinski, President Carter’s national security adviser, whom the KGB allegedly tried to recruit. At the other end of the scale were more spies, traitors and suspects: Robert Lipka, a clerk at the National Security Agency who spied for the Soviet Union in the 1960s and was jailed for 18 years; and Felix Bloch, the highest ranking State Department official ever to be investigated for espionage (he was sacked and stripped of his pension but the FBI never had enough evidence to charge him); as well as more detail about the familiar Burgess, Maclean and Philby.

It seemed an unprecedented treasure trove, as well as being a tremendous coup for British Intelligence. Mitrokhin had offered himself first to the CIA when leaving Russia via the Baltic States in the wake of the collapse of the Soviet Union. But the US agency was so overrun with defectors, each of whom had exotic claims to make about his or her fundamental importance to Western intelligence, that it turned him down. He therefore approached a British embassy, was welcomed with open arms and passed on to the Secret Intelligence Service (MI6) which brought him to London.

Sceptics nevertheless urged caution about the value of The Mitrokhin Archive. It was inevitably a heavily edited selection of Mitrokhin’s “six aluminium trunkfuls of notes” (some of which had been located by MI6 men after his departure from Moscow), worked on over a period of seven years. Some critics argued — the intelligence game being what it is — that the effect of the revelations was tendentious, that direct quotation was sparse, and that reference to specific documents was often absent.

Above all, the question was asked: what had led Mitrokhin to select and transcribe the particular documents he did — and what was he trying to prove? He had apparently become disillusioned with Communism in the early 1960s, when the changes promised by Khrushchev at the 20th party congress in 1956 had failed to materialise. Yet his defection, and the exposure of the evils of the Communist system, which he claimed as his goal, had had to wait for another 30 years, by which time that system had effectively ceased to exist — and had certainly ceased to be a threat to Western civilisation.

Nevertheless, The Mitrokhin Archive undoubtedly contained many vivid insights into the workings of the Soviet system, particularly at times when it came under pressures to which its ossified philosophy was not equal. Party reaction to the uncontrollable rumblings of the Solidarity period in Poland, for example, were vividly documented by the series of panic-stricken phone calls between the leadership and its servants in Warsaw.

Vasili Nikitich Mitrokhin was born in 1922 in Yurasovo in Ryazan oblast (province), the second of five children. His childhood was spent partly in Yurasovo and partly in Moscow, depending on where his father, a decorator, could find work and his large family could obtain food. This tended to mean that Mitrokhin spent most winters in Yurasovo, which imbued in him a deep love of the countryside.

After his secondary education, Mitrokhin entered an artillery school. With the German invasion of the Soviet Union in 1941 he moved to Kazakhstan, where he studied for a degree, graduating in law after first reading history. Towards the end of the war, Mitrokhin took his first job, in the military procurator’s office in Kharkov, Ukraine.

He then secured entry to the Higher Diplomatic Academy in Moscow, a three-year course, which ended with his recruitment in 1948 into the KI (Committee of Information), the name by which the Soviet external service was then known. In 1954 it was absorbed into the newly formed KGB (Committee of State Security).

Mitrokhin was shortly afterwards posted to the Middle East, an undercover assignment, which required extensive training and which lasted about three years until 1953. Back in the Moscow headquarters of the KGB, he was entrusted with operational work which involved occasional visits abroad under cover. In this capacity, he accompanied the Soviet team to the 1956 Olympic Games in Australia.

In the late 1950s, Mitrokhin was transferred from operational activities to the department responsible for the service’s archives. In this capacity he had a second foreign posting in East Berlin in the second half of the 1960s.

On his return to Moscow in 1972, he launched the project which was eventually to make available for public consumption the most comprehensive treasure trove of information from the KGB’s most secret files, stretching back to the time of the Bolshevik revolution, and covering most major aspects of the KGB’s work.

An idealistic Communist in his youth, Mitrokhin later claimed disillusionment at the failure of the Khrushchev reforms to take any meaningful shape. He maintained until the end of his life that he remained a communist at heart, but that this political philosophy had been corrupted by the Soviet leadership. The Soviet invasion of Czechoslovakia, which he witnessed at fairly close quarters from East Berlin, also made a deep impact.

His extensive reading of KGB files brought home even more starkly to him the criminality of the regime for which he was working. He decided therefore to make his own record of the files under his control in the hope that one day this could be brought to the notice of the Russian public.

He began taking detailed notes of the files which passed across his desk daily, initially hiding these in his shoes to evade security checks. At weekends he would regularly go to his dacha outside Moscow, where he secreted his notes in metal containers in cavities under the ground floor.

His access to top secret information was significantly increased when it was decided to move the external intelligence service — the First Chief Directorate of the KGB — to new premises on the outskirts of Moscow in 1974. This meant that there was a thorough review of all files transferred to the new premises, overseen by Mitrokhin himself. These included the most secret of all the KGB’s files, in which details of Directorate S “illegals” operations were held.

After his retirement from the KGB in 1984, he set about sorting out his notes into coherent form. He had never really expected that his archive would see the light of day, but as the momentous political developments in the Soviet Union began to undermine the unity of the country and the power of both the Communist Party and the KGB, his hopes grew.

He made an exploratory trip to Sakhalin in the Far East to see whether it might be possible to make his way with his archive to Japan. He travelled to Karelia to examine whether he could slip over the border into Finland. Then with the formal break-up of the Soviet Union in late 1991 and the re-establishment of the three independent Baltic states, he made his way there in March 1992, and after offering himself unsuccessfully to the CIA, established contact with the Secret Intelligence Service. He was finally brought out with his family by SIS in November 1992.

Lengthy initial debriefings in London were followed by a decision to publish The Mitrokhin Archive, a collaboration with Professor Andrew, of Cambridge University, one of the foremost academic authorities on intelligence and security matters. The book, covering KGB activities in the West and in Eastern Europe, including the Soviet Union itself, became an immediate international success on its publication in 1999. The FBI has described the archive as “the most complete and extensive intelligence ever received from any source”.

Other publications followed. In 2002, the Cold War International Historical Project in Washington published on the internet Mitrokhin’s work on Afghanistan. In January 2002 a KGB Lexicon was published by Frank Cass. At the time of his death, Mitrokhin had completed several other works about which he was negotiating with publishers.

Mitrokhin was a shy man, intensely private, who shunned publicity. Dedicated to his family, he was devastated when his wife, Nina, a doctor, died of motor neuron disease in 1999. To close friends he was charming, kind and generous. At heart he remained a man of simple tastes, never happier than when he was eating his own home-prepared vegetable soup.

Mitrokhin’s health had been in decline in recent months, but typically he insisted on continuing to work until he contracted pneumonia, from which he died.

He is survived by a son.

Vasili Mitrokhin, former KGB archivist, was born on March 3, 1922. He died on January 23, 2004, aged 81.

The Spy Scandal: Mitrokhin Archive – How MI6 stole details of KGB plots
Paul Lashmar and Kim Sengupta
Monday, 13 September 1999

IN DECEMBER 1992, MI6 ran a secret undercover mission to spirit a former KGB officer, Colonel Vasili Mitrokhin, and his wife out of Russia. MI6 was skilled at this. The former London KGB station chief Oleg Gordievsky had been brought out in the boot of a Saab by MI6 in the 1980s.

But the defection was hampered by the need to bring six large trunks buried in the garden of Col Mitrokhin’s dacha outside Moscow. MI6 officers, including renegade officer Richard Tomlinson, posing as workmen loaded them into a van. Mr Tomlinson was jailed two years ago after attempting to publish a book about his secret service exploits. He was released in April last year.

These trunks contained the « crown jewels », a KGB encyclopedia of their aims, tactics and agents. Thousands of files were copied from the KGB’s innermost archive. The MI6 operation to lift Mitrokhin was so successful Russian intelligence did not realise the retired archivist had gone for weeks and was in Britain, telling all to MI5 and MI6.

MI5 analysts could not believe their luck when they read the files. There are 25,000 pages of material on KGB operations, a unique insight of the Soviet world spy network.

The documents reveal what targets interested the Soviet Union for the 45 years of the Cold War and expose in gory detail the seduction and blackmail of weak foreign officials by agents. Even the murders of enemy agents are discussed.

Exposure of an 87-year-old great-grandmother in Bexleyheath and a former Scotland Yard detective as KGB spies is just the beginning. The documents, now to be examined by the Commons intelligence committee, are described as the West’s most complete picture of Soviet espionage.

Up to 12 more Britons recruited into the KGB will be unmasked this week. Professor Christopher Andrew said: « One will be a prominent public figure who is now dead. »

Other evidence will reveal how the Soviet Union preyed on the Concorde design team and built its ill-fated Concordski imitation. The Mitrokhin archive shows an aircraft engineer codenamed Ace handed over 900,000 pages of technical data and blueprints.

The files will help to identify KGB agents in Britain still « live » up to the fall of the Berlin Wall. This involves up to 100 Britons, agents or « helpers ».

There are details of the KGB’s supply of arms to the IRA in the 1970s and a plot to disrupt the investiture of the Prince of Wales, codenamed Operation Edding, to be perpetrated with Welsh extremists.

The archives also show the vengefulness of the Soviet machine towards those accused of betrayals. They considered maiming the ballet stars, Rudolf Nuryev and Natalya Makarova, who defected to the West in 1961 and 1970 respectively. The plan was abandoned because the KGB feared exposure and a wave of public opprobrium.

The files also show how the KGB planned to recruit President Carter’s national security advisor, Zbigniew Brzezinski and Cyrus Vance, who later became secretary of state. Both attempts failed.

The Soviets were successful in recording conversations between Henry Kissinger, at the time national security advisor to President Nixon, and diplomats, as well as his girlfriend. Listening devices were also planted inside the room used by the US Senate Foreign Relations Committee.

Spies placed in big US companies such as IBM and General electric ensured the KGB gathered secret commercial as well as defence information. The files show how Moscow regularly received plans for new tanks and aircraft.

The Soviet spying machine was so successful that nearly half of the defence development projects being undertaken in Russia were based on secrets stolen from the West.

The KGB considered sabotaging the Port of New York as well as targeting key infrastructure such as dams and electricity grids. They planted stories discrediting the integrity of the black civil rights leader Martin Luther King. And even considered causing an explosion in an Afro-American community that would have been blamed on white racists with the intention of destabilising American society.

Mrs Norwood, codenamed Hola, is believed to have recruited for the KGB. One is a civil servant codenamed Hunt. Through the 1970s he was paid for information on British weapons, and arms deals. Professor Andrew said there are many more files on the US than on Britain. « This reflects the greater number of operations the KGB undertook there, » he said. The US has just declassified the Venona code files, which unmasked Soviet agents in the 1940s and 1950s. These result from the cracking of Soviet military intelligence messages to Moscow.

There are believed to be 300 Soviet spies in Britain and America not yet publicly identified. The files reveal extensive penetration of America’s defence establishment. By 1975, the archive shows the KGB had 77 agents and 42 key contacts in US scientific and technical establishments, including those involved in nuclear arms.

Robert Lipka, an employee of the codebreaking National Security Agency who spied for the KGB, did immense damage to the West. He has been sentenced to 18 years, because of Mitrokhin’s material.

His files also reveal KGB officers were placed as special assistants to three successive UN secretary generals.

The Traitors Who Got Away

THE PROSECUTION of Melita Norwood is not a straightforward matter. There are others who leaked information to the Soviets and have not been prosecuted.

In 1996 the release of the American « Venona » files – deciphered Soviet messages from the Second World War and early Cold War – led to the unmasking of Theodore Hall, an American scientist working on the « Manhattan Project » to create the atomic bomb.

In 1996, Hall admitted that he passed information to the Soviet Union. He has never been prosecuted and lives in retirement in Cambridge, England.

Anthony Blunt (1907-1983) was the « Fourth Man » of the Cambridge spy ring. He acted as talent-spotter, supplying the names of likely recruits to the KGB. He confessed only when promised immunity from prosecution after the defection of Kim Philby in 1963.

However, Vasili Mitrokhin’s files have already resulted in successful prosecutions. Robert Lipka, who was an employee of the US’s top secret National Security Agency, was arrested by the FBI. He was recently prosecuted and jailed. It is understood he confessed to passing secrets to the Soviet Union in the 1960s.

COMPLEMENT (2010):

Chirstopher Andrew et Vassili Mitrokhine, Le KGB à l’assaut du Tiers Monde. Agression – corruption – subversion. 1945-1991

Paris, Fayard, 2008, 625 p.

Sébastien Laurent

04.05.2010

Trois ans après la parution de Mitrokhin Archive II [1] en Grande-Bretagne (2005), les éditions Fayard ont publié sa traduction sous un titre plus explicite : Le KGB à l’assaut du Tiers Monde. Agression – corruption – subversion. 1945-1991. Cet ouvrage est d’un genre inconnu en France : c’est le résultat d’une collaboration entre un ancien responsable du KGB, Vassili Mitrokhine, et un universitaire britannique, Christopher Andrew. Dans l’abondance d’ouvrages publiés après la disparition de l’Union soviétique, des types très variés de publication ont vu le jour. Ont ainsi paru, aidés par des journalistes (russes ou occidentaux), des mémoires d’anciens responsables soviétiques issus du monde politique ou du KGB – officiers supérieurs et généraux du KGB en fonction pendant les premières décennies de la guerre froide comme Pavel Soudoplatov [2] ou Alexandre Feklissov [3] ou même des dirigeants de premier plan comme le général du KGB Oleg Kalugin [4] –, des enquêtes de journalistes d’investigation russes et/ou étrangers à l’image de la collaboration entre Sergueï Kostine et Éric Raynaud sur Vladimir Vetrov [5] , mais aussi des ouvrages atypiques comme celui écrit par Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine. L’universitaire britannique avait déjà travaillé dix ans plus tôt avec un transfuge du KGB, Oleg Gordievsky, exfiltré d’URSS vers la Grande-Bretagne en 1985 et publié trois ouvrages avec lui [6] . Mitrokhin Archive II est d’une autre ampleur. C’est, en outre, la dernière d’une série de collaborations entre les deux auteurs, l’ancien lieutenant-colonel du KGB Mitrokhine étant décédé en 2004.

Un archiviste du KGB passe à l’Ouest

Cette curieuse forme d’écriture à quatre mains est née avec une histoire qui a débuté comme un roman de John Le Carré. Retraité en 1984, Vassili Mitrokhine avait proposé en 1992 ses services aux Britanniques au cours d’un voyage en Lettonie. Comme un transfuge aux plus fortes heures de la guerre froide – qui venait pourtant de s’achever –, il gagna secrètement Londres avec sa famille. L’histoire aurait été sans grand intérêt à l’heure où Boris Eltsine venait d’arriver au Kremlin si ce n’était la spécialité de Mitrokhine : entré dans les services de renseignement en 1948, il avait été affecté en 1956 au service des archives du KGB, à celui de la première direction, c’est-à-dire la principale composante spécialisée sur le renseignement extérieur. Lorsqu’en 1972 le service déménagea du centre de Moscou à Iasenavo dans la banlieue, Mitrokhine commença à copier et photocopier de nombreux documents qu’il conservait ensuite dans sa datcha. Par ses fonctions et son grade, il avait eu accès aux dossiers des « illégaux », c’est-à-dire non pas aux agents officiels de nationalité soviétique sous couverture diplomatique, mais aux agents clandestins de nationalité étrangère. Cet archiviste du KGB, qui n’avait pas retenu l’attention des diplomates des États-Unis à qui il avait offert ses services avant les Britanniques, avait donc des connaissances rares et, comme telles, très précieuses pour les services de sécurité occidentaux. Les noms de centaines d’agents soviétiques donnés par Mitrokhine en ont fait un transfuge aussi précieux que le lieutenant-colonel Vladimir Vetrov qui avait livré aux services français, en 1981-1982, plus de 300 noms d’officiers du KGB [7] , mais Mitrokhine fut plus important peut-être car il permit l’identification d’illégaux. Il vint au Royaume-Uni accompagné de sa collection personnelle d’archives – soit « six conteneurs » de documents –, ensemble constitué au fil des douze années de sa fin de carrière. Traité par les services britanniques, MI5 et MI6, il fut mis en relation par le Gouvernement avec Christopher Andrew, professeur au Corpus Christi College de l’université de Cambridge et spécialiste mondialement reconnu du renseignement. L’ensemble des documents fut classifié par le gouvernement britannique.

Le temps des médias et des « révélations »

Au terme de quatre années de travail un volume fut publié en 1999 avec autorisation gouvernementale [8] . Les ventes des bonnes feuilles dans divers magazines se focalisèrent sur les « révélations » et la livraison des noms d’anciens agents soviétiques. La publication de Mitrokhin Archive eut un tel retentissement que l’Intelligence and Security Committee, organe hybride de contrôle parlementaire et exécutif dépendant du Gouvernement, fut invité à présenter un rapport spécifique au Parlement britannique en 2000, afin d’évaluer la fiabilité et la portée des documents du transfuge [9] . Mitrokhin Archive fut traduit dès l’année suivante par Fayard [10] , maison qui s’inscrit donc, avec la traduction du second volume en 2008, dans la continuité. L’ouvrage de 1999 livrant un certain nombre de noms d’agents de nationalité britannique, un début « d’affaire » eut lieu. C’est ainsi qu’une certaine Melita Norwood fut identifiée, à l’âge de 88 ans, comme ayant livré de nombreuses informations sur le programme nucléaire britannique. Malgré des aveux – télévisés – de la vieille dame recrutée à la fin des années 1930 et qui avait travaillé pour les soviétiques jusqu’à son départ à la retraite, un emballement médiatique certain et l’intervention de MPs en faveur de l’ouverture d’une procédure judiciaire, le procureur britannique refusa de poursuivre « Hola ». Il en fut de même pour les quelques autres agents survivants. En France, malgré la livraison de quelques noms de personnalités connues dont la plupart étaient décédées, il n’y eut pas non plus de poursuites. Beaucoup n’étaient connus que sous leurs noms de code et seuls des recoupements relativement hasardeux avaient permis aux médias français d’avancer des noms. Mitrokhin Archive établissait cependant que la France était une cible privilégiée du KGB en Europe continentale, ce que le journaliste-enquêteur Thierry Wolton avait déjà dénoncé en 1986 et 1997 [11] . Mais, en 1999, Mitrokhin Archive permettait d’effectuer une comparaison de la pénétration du KGB dans les divers pays européens donnant un fondement beaucoup plus solide à l’affirmation considérée auparavant comme politique et polémique. En Italie, autre cible du KGB, la parution de 1999 provoqua une mini-crise politique : une commission d’enquête parlementaire se réunit et publia en octobre 1999 une liste de 200 noms de personnes considérées comme ayant été en relation avec le KGB avec des degrés d’implication divers. Il n’y eut pas cependant de suites judiciaires. Cette dimension politico-médiatique de la publication de Mitrokhin Archive I en Europe illustre une limite des documents en possession de Mitrokhine qui n’étaient que des copies d’archives et, comme telles, n’avaient aucune valeur juridique. La publication en France en 1996 de documents d’archives tirés des services de sécurité roumains et accusant Charles Hernu d’avoir été un agent étranger avait déjà attiré l’attention sur les limites des « révélations » émanant d’anciens pays socialistes. La véracité de ces documents fut mise en cause, ce qui n’avait jamais été le cas pour Mitrokhine dont les deux livres, utilisant essentiellement des pseudonymes, sont par ailleurs beaucoup plus prudents. La vague « d’ouverture » des archives des pays de l’Est [12] apporta ainsi sur le rivage occidental de multiples documents dont l’exploitation, rarement soumise aux bonnes vieilles critiques interne et externe et aux règles de la contextualisation, fut prétexte à instruction de multiples procès post-mortem. Mais des travaux historiques rigoureux fondés sur les archives soviétiques démontrèrent l’ampleur, à partir des années 1930, des réseaux des services soviétiques en France [13] . Malgré ceux-ci, subsiste l’idée que l’histoire est un tribunal immatériel et permanent, vision renforcée par le fait que certains universitaires ont été conviés dans les prétoires. Assurément, l’histoire et les sciences sociales devraient veiller aux usages publics, mémoriels et judiciaires que l’on fait de ses activités de recherche. La discipline historique n’a pas vocation à se comporter en délatrice. Mais, en l’occurrence, l’essentiel n’est pas là : l’espionnage qui est, selon la formule fameuse, un « crime sans cadavre », laisse, dans une perspective judiciaire, peu de traces incontestables, malgré la patience des organes de contre-espionnage qui accumulent et sédimentent, parfois dans le temps long, des strates de documents. D’où l’impossibilité d’une quelconque exploitation judiciaire de Mitrokhine.

Un nouveau regard sur le KGB, l’URSS et la guerre froide

Limiter les deux ouvrages aux « révélations » de l’identité de certains agents, à l’instar de leur réception médiatique, serait toutefois très éloigné de leur apport contestable à l’histoire de l’URSS et de la guerre froide. Les deux ouvrages ont été conçus sur le même mode se présentant comme des histoires de l’action extérieure du KGB. La collaboration entre l’ancien kégébiste et le Dean britannique de l’étude académique du renseignement donne une forme originale aux livres dont le matériau est constitué par des ouvrages universitaires de soviétologie, dans une moindre mesure par des mémoires publiés, mais aussi et surtout sur la documentation personnelle amassée et exfiltrée par Mitrokhine. Comme le précédent livre, Le KGB à l’assaut du Tiers Monde utilise des identifications. Tout au long des chapitres construits autour des différentes zones d’expansion soviétique, les auteurs donnent les pseudonymes et, dans un certain nombre de cas, les noms des agents et des sources soviétiques. Mais les campagnes de désinformation, les « mesure actives » menées par le KGB sont également mentionnées et décrites. L’historien sait qu’on bâtit peu sur des « révélations » qui ont pourtant la faveur du grand public et des médias. Mais le repérage par les deux auteurs d’un grand nombre d’agents dont l’action est replacée dans le double contexte de l’URSS et du pays cible permet de prendre la mesure de ce qui n’a en fait jamais été étudié réellement, à savoir, la mise en œuvre de la politique extérieure soviétique. On connaissait celle-ci finalement de façon très superficielle, par les discours des dirigeants dont les inflexions idéologiques étaient censées marquer les évolutions de la diplomatie, par le repérage des moyens diplomatiques mis en œuvre dans divers pays. Cette approche, en l’absence de sources documentaires accessibles, privilégiait la diplomatie discursive et l’action du ministère des Affaires étrangères et laissait totalement dans l’ombre celle des services de renseignement extérieurs (KGB). Tout au plus n’était-elle évoquée que par une forme de kremlinologie spécifique au KGB, fondée sur les évolutions de carrière de ses principaux responsables. Les deux volumes des archives Mitrokhine permettent, pour la première fois, d’observer le KGB à l’œuvre tout au long de la guerre froide dans l’ensemble du monde. Le fait que Mitrokhine, officier du KGB, ait procédé dans la durée à une sélection – informée – de documents est un formidable atout pour la recherche sur l’Union soviétique : ce sont les agents et les « mesures actives » les plus importants qui sont valorisés. On peut donc penser que l’action du KGB fut plus ample encore. Ainsi, prend forme la para-diplomatie du KGB dont la mission était de propager la révolution dans le monde. Dès le congrès des peuples d’Orient de Bakou en 1920, l’URSS avait placé ses espoirs dans le monde colonisé. Mais le réalisme et les intérêts propres de la Russie avaient amené à la sanctuarisation de la Russie face aux puissances capitalistes et fascistes. C’est donc seulement après 1945 que l’Union soviétique victorieuse put véritablement passer de la théorie à la mise en œuvre pratique. Encore faut-il préciser, ainsi que le montrent Mitrokhine et Andrew, que le KGB ne se lança pleinement dans une action subversive dans le Tiers Monde qu’après la mort de Staline. L’arrivée de Khrouchtchev conjuguée à la maturation des mouvements nationaux et aux premières réalisations d’indépendance favorisa l’implication du KGB. À la différence du précédent livre, une trentaine d’années seulement est ici analysée. Il s’agit cependant de trois décennies marquées par un investissement sans précédent des services soviétiques. Le tiers-mondisme, le non-alignement et le choix de modèles socialistes de développement par de nombreux pays nouvellement indépendants, puis le début du terrorisme international dans les années 1970 ont offert autant de supports et d’occasions de rencontres entre l’URSS et le Tiers monde. Mitrokhine et Andrew parviennent sans difficulté à convaincre de leur thèse : l’URSS s’est très fortement consacrée à propager la révolution mondiale grâce au KGB à partir de la fin des années 1950. À la suite des auteurs, on peut même aller plus loin en reconnaissant que c’est sur ce terrain qu’ils ont remporté leur unique victoire contre les puissances occidentales et capitalistes. Que ce soit en Asie, en Amérique latine ou en Afrique, l’emprise des services soviétiques n’a cessé de croître. On est frappé à la lecture de cet ouvrage étonnant et parfois fascinant de constater que les soviétiques ont su recruter des sources souvent très bien placées dans les appareils d’État en formation des nouveaux pays post-coloniaux. L’habilité du KGB fut tout aussi nette au sein des mouvements nationalistes : ainsi Mitrokhine indique-t-il que Ouadi Haddad, militant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et principal responsable de l’extension du terrorisme en Europe dans les années 1970, fut recruté par le KGB au tout début des années 1970. Il en fut de même pour un proche conseiller d’Arafat, Hani el-Hassan. On relèvera la rapidité de ces pénétrations : en Occident, les « grands » agents avaient été recrutés très tôt, dès les années 1930 (les Magnificent Five de Cambridge ou même la modeste secrétaire Melita Norwood) ou à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (le français Georges Pâques à Alger en 1944). Les soviétiques avaient « environné » avec talent des individus de rang divers dont ils pensaient qu’ils pourraient être bien plus tard des agents précieux. Dans le Tiers Monde, le KGB eut moins de temps pour planifier les recrutements mais n’eut pas moins de succès. Les services crurent longtemps, l’ouvrage est là encore très intéressant, à leur succès : des délégations du KGB étaient encore présentes en Afrique au début des années 1990 avec des objectifs inchangés, alors que la politique d’aide militaire et technique soviétique avait disparu. Mais Andrew et Mitrokhine ne présentent pas un organisme omniscient : les erreurs d’appréciation furent nombreuses, les auto-intoxications également ainsi que la crainte de présenter des analyses réalistes mais déplaisantes aux hiérarques. Les deux auteurs confirment ainsi que, dans les régimes idéologiques, les organes de renseignement sont souvent puissants et efficaces mais sont soumis à un devoir idéologique qui les amène parfois à commettre les plus grandes erreurs d’appréciation.

L’engouement pour l’étude de la Russie post-soviétique ne devrait pas faire oublier les gisements d’archives de l’époque antérieure et, en particulier, ceux des organes de renseignement. Les spécialistes, internationalistes, politistes ou historiens ont bien identifié les biais de ce type d’archives. En laissant de côté la pseudo-fonction ordalique des « révélations » à d’autres, les sciences sociales devraient s’intéresser à ce qui peut être tiré de l’étude du renseignement. La traduction des ouvrages d’Andrew et Mitrokhine et de mémoires offre aux chercheurs un matériau et des éléments d’analyse à prendre en compte. Les ouvrages antérieurs de Christopher Andrew, historien et internationaliste, ont été les premiers à inviter à la prise en compte de l’activité des organes de renseignement dans l’étude des relations internationales. Que ce soit sur les services britanniques (1985) [14] ou américains (1995) [15] , cet éminent universitaire, animateur d’un séminaire de réputation mondiale à Cambridge, a montré que ce fait ne pouvait plus être ignoré. Invitation à dépasser une approche des relations internationales fondée sur les seuls organes diplomatiques et sur la diplomatie officielle (fût-elle secrète [16] ), l’œuvre d’Andrew est également une invitation implicite à dépasser une approche de l’État et du politique qui se limiterait à ses seules manifestations publicisées.

Notes :

[1] Christopher Andrew et Vasili Mitrokhin, The Mitrokhin Archive II: the KGB and the World, Londres-New York, Allen Lane, 2005, 676 p.

[2] Pavel Soudoplatov, Missions spéciales, Paris, Seuil, 1994, 611 p.

[3] Alexandre Feklissov, Confession d’un agent soviétique, Paris, Éditions du Rocher, 1999, 421 p.

[4] Oleg Kalugin, The First Directorate. My 32 Years in Intelligence and Espionage against the West, New York, St Martin’s Press, 1994, 374 p.

[5] .Sergueï Kostine et Éric Raynaud, Adieu Farewell, Paris, Robert Laffont, 2009, 430 p. Cf. Sébastien Laurent, « Adieu Farewell ? Histoire et histoires autour d’un épisode de la guerre froide. Note critique », Histoire@Politique. Politique, culture, société, http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=08&rub=comptes-rendus&item=227

[6] Christopher Andrew et Oleg Gordievsky, KGB: The Inside Story of its Foreign Operations from Lenin to Gorbachev, New York, Harper and Collins Publishers, 1990, 776 p. ; Christopher Andrew et Oleg Gordievsky, More ’instructions from the Centre’: Top Secret Files on KGB Global Operations, 1975-1985, Londres-Portland, F. Cass, 1992, 130 p. ; Christopher Andrew et Oleg Gordievsky, Comrade Kryuchkov’s Instructions: Top Secret Files on KGB Foreign Operations, 1975-1985, Stanford, Stanford University Press, 1993, 240 p. Le premier des trois ouvrages a été traduit en France (Le KGB dans le monde 1917-1990, Paris, Fayard, 1990, 755 p.).

[7] À la différence de Mitrokhine, il y eut, en France et aux États-Unis, à la suite des renseignements fournis par Vetrov, des expulsions et des arrestations au milieu des années 1980.

[8] Christopher Andrew et Vassili Mitrokhin, The Mitrokhin Archive. The KGB in Europe and the West, Londres, Penguin books, 2000 [1ère ed. : 1999], 995 p.

[9] Intelligence and Security Committee, The Mitrokhin Inquiry Report, June 2000. Rapport officiel publié par TSO et disponible sur : http://www.archive.official-documents.co.uk/document/cm47/4764/4764.htm

[10] Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest 1917-1991, Paris, Fayard, 2000, 982 p.

[11] Cf. Thierry Wolton : Le KGB en France, Paris, Fayard, 1986, 310 p. ; Le Grand recrutement, Paris, Grasset, 1993, 397 p. ; La France sous influence : Paris-Moscou 30 ans de relations secrètes, Paris, Grasset, 1997, 506 p.

[12] Cf. Serge Wolikow (dir.), Une histoire en révolution ? Du bon usage des archives, de Moscou et d’ailleurs, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1996, 315 p. ; et Sophie Coeuré, La Mémoire spoliée : les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique (de 1940 à nos jours), Paris, Payot, 2006, 270 p.

[13] Cf. parmi d’autres : Sabine Dullin, Des hommes d’influences : les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Paris, Payot, 2001, 383 p. ; et Sabine Jansen, Pierre Cot : un antifasciste radical, Paris, Fayard, 2002, 680 p.

[14] Christopher Andrew, Secret Service. The Making of the British Intelligence Community, Londres, William Heinemann, 1985, 616 p.

[15] Christopher Andrew, For the Presidents Eyes Only. Secret Intelligence and the American Presidency from Washington to Bush, Londres, Harper Collins Publishers, 1995, 660 p.

[16] Christopher Andrew soutint en 1968 son Ph.D. sur le rôle de Delcassé dans la construction de l’Entente Cordiale.

9 Responses to Espionnage: Connaissez-vous le colonel Mitrokhine? (The man who brought us the KGB’s crown jewels and uncovered the French Philby)

  1. Frédéric dit :

    11 ans après ces révélations, il me semble qu’aucun procès (public en tout cas) n’a eu lieu envers ces personnes ayant commit, pour le moins, des actes de trahison.

    J’aime

  2. Loulou Bécane dit :

    Bizarre effectivement qu’il n’y ait eu aucun procès. Ou alors il y a eu des tractations et des arrangements occultes….

    J’aime

  3. […] savoir  le Mitrokhine roumain mais en plus gradé, le célébrissime Ion Mihai Pacepa, autrement dit le fonctionnaire le […]

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.