Histoire: Quelques vérités gênantes sur la traite des Noirs (Olivier Pétré-Grenouilleau)

An Ancient Practice Transformed by the Arrival of Europeans - WSJ
SLAVERY WAS CENTURIES AGO. ARE WE STILL IN CHAINS?
Micha Danzighttps://static.dw.com/image/49997948_101.jpg"Am I Not a Man and a Brother?", 1787 medallion designed by Josiah Wedgwood for the British anti-slavery campaignThomas Clarkson (1760-1846) addresses the 1840 convention of the British and Foreign Anti-Slavery Society with over 500 delegates, including the liberated slave Henry Beckford (b. c. 1809), in the foreground (The Anti-Slavery Society Convention, 1840, Benjamin Robert Haydon, 1841, National Portait Gallery, London)File:1851 Antislavery BostonCommon Gleason.png - Wikimedia Commons
Il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les jeunes Arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes. Christiane Taubira
L’abolition est due au grand réveil religieux: sous l’impulsion des pasteurs, des centaines de milliers d’Anglais signent des pétitions contre l’esclavage. Olivier Pétré-Grenouilleau
Si les négriers sont glorifiés et si les racistes sont au Panthéon, ce n’est pas étonnant que les banlieues brûlent ! Claude Ribbe (Le Crime de Napoléon)
Il apparaît bien paradoxal, au moment où l’Afrique attend des excuses pour les effets dévastateurs qui ont laminé son potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques, qu’elle continue à pratiquer elle-même l’esclavage. Moustapha Kadi Oumani
Un grand livre ! Et s’il s’agit bien d’histoire globale, le terme d’essai me paraît trop modeste puisque Olivier Pétré-Grenouilleau, outre l’exposé de sa réflexion personnelle, fruit de ses recherches, fait le point sur une masse considérable d’ouvrages et d’articles (en grande majorité de langue anglaise) qui traitent d’une immense question. Elle concerne en effet quatre continents (y compris l’Asie, parce qu’il est aussi question du Moyen-Orient et même de l’Inde), elle s’étend sur mille ans et ses conséquences actuelles sont encore très grandes. En France, elle fait actuellement l’objet d’un débat politique confus, où certains proclament qu’il s’agit d’un génocide plus grand encore que la Shoah et demandent repentance ainsi que des réparations. Ce livre sur les traites négrières vient donc à point et il permet d’en préciser l’importance et les mécanismes, quitte à mécontenter les plus chauds orateurs. (…) « La traite atlantique, la plus “célèbre” et la moins mal connue des traites d’exportation ne se développe vraiment qu’à partir du XVIIe siècle, près de mille ans après l’essor des traites orientales, qui, plus précoces et plus durables, alimentèrent le monde musulman, jouant du point de vue quantitatif un rôle plus important ». (…) Pour ce qui est des débuts de la traite occidentale, OPG, après avoir signalé « un commerce des esclaves en Méditerranée au Moyen Âge » dont les victimes furent essentiellement des musulmans, des juifs et surtout des Slaves orthodoxes (c’est à cette époque que le mot sclavus fut employé au sens de captifs), souligne le rôle des Portugais dès le milieu du XVe siècle. Dans leurs explorations des côtes d’Afrique, ils capturèrent ou acquérirent des esclaves noirs et c’est aux Portugais, puis aux Castillans que l’on doit la création des premières plantations sucrières insulaires et esclavagistes à Madère, aux Canaries, puis dans le golfe de Guinée dans l’île de Sao Tomé, pour concurrencer celles qui existaient déjà au Maroc dans la plaine du Sous, avec une main-d’œuvre d’esclaves noirs. (…) OPG signale que les premières plantations sur les côtes du continent américain eurent comme main-d’œuvre tout d’abord des Amérindiens qui bientôt disparurent sous l’effet des maladies apportées de l’Ancien Monde, puis des Blancs qui avaient été « engagés » et réduits au servage pour payer leur dette (le prix de leur voyage transatlantique). Selon OPG, la moindre mortalité des Noirs, une fois transportés en Amérique, par rapport à celle des Amérindiens et des « engagés » européens sur les plantations, fut une des raisons pour lesquelles ce furent des Africains qui firent de plus en plus l’objet du commerce de traite. (…) « Plus des trois quarts des captifs vendus aux Européens proviendraient de raids et de guerre ». Telle est la conclusion aujourd’hui de la plupart des historiens spécialistes, l’un d’eux estimant que « 2 % des captifs de la traite atlantique furent kidnappés par les négriers venus de la mer ». OPG signale qu’en revanche la communauté afro-américaine estime de nos jours que la plupart de ses ancêtres ont été capturés par des Blancs. Pour expliquer la vente de Noirs par d’autres Noirs, OPG estime que cela est dû « à l’absence d’un sentiment d’appartenance à une même communauté “africaine” au sein d’un monde où les barrières ethniques étaient puissantes » et aussi par le fait que « l’esclavage était (déjà) une institution solidement enracinée en Afrique noire » (…) De l’Atlantique à la mer Rouge, du haut Moyen Âge à la fin du XIXe siècle, la plupart des entités politiques plus ou moins islamisées de l’Afrique noire jouèrent un rôle essentiel dans le fonctionnement et la diffusion de la traite ». (…) Durant la traversée de l’Atlantique (de un à trois mois), la mortalité des esclaves semble avoir été relativement moindre (en moyenne de l’ordre de 11 % à 12 % selon les archives) et, sur les navires négriers, le plus lourd chargement est l’eau : « Pour un voyage de deux mois et demi, le capitaine d’un navire de 250 tonneaux, monté par 45 hommes et transportant 600 captifs (empilés dans les différents niveaux de la cale) devait emporter (dans des futailles) 140 000 litres d’eau ». Comme dans la plupart des cas, les navires, du fait de la barre, ne peuvent accéder au rivage, l’embarquement des captifs ne peut se faire sans le concours des piroguiers africains qui les amènent à bord. (…) « Il existe une tendance à minimiser les traites ayant alimenté le monde musulman en captifs. On parle de traites à finalités érotiques ayant essentiellement fourni des eunuques et des concubines, n’ayant eu aucune répercussion économique dans les pays d’islam, d’un esclavage qui y aurait été “doux” et de conséquences très faibles pour les sociétés d’Afrique noire ponctionnées par la traite ». Or, comme le montre OPG « un grand nombre de Noirs ont été incorporés dans les armées du Maghreb et du Moyen-Orient et un très grand nombre d’esclaves noirs ont été massivement utilisés à de grands travaux : ce fut surtout le cas dans le sud de la Mésopotamie pour drainer et assécher d’immenses marais et construire des digues afin d’éviter le débordement des fleuves. Transportés depuis les côtes d’Afrique orientale, les esclaves dénommés Zandj se sont révoltés au IXe siècle et c’est par centaines de milliers qu’ils furent exterminés durant des années (les sources parlent de 500 000 à deux millions de morts), ce qui entraîna l’abandon de ces grands travaux hydrauliques ». (…) OGP estime que les traites atlantiques qui ont duré du XVIe à la première moitié du XIXe siècle (et qui ont battu leur plein au XVIIIe siècle) ont déporté de l’ordre de onze millions de captifs, alors que les traites orientales, qui ont commencé beaucoup plus tôt, au VIIe siècle, et ont duré jusqu’à la fin du XIXe (et dans certains cas jusqu’en 1920), ont déporté 17 millions de personnes (ce qui équivaut en moyenne à 6 000 personnes par an): soit quatre millions par la mer Rouge, à peu près autant par l’océan Indien à partir des côtes d’Afrique orientale et 9 millions pour la traite transsaharienne, y compris par la vallée du Nil. Ces traites orientales se sont étendues jusqu’aux rivages de l’Inde, notamment dans la région du Gujerat, qui était en rapport avec les côtes d’Afrique orientale et notamment avec Zanzibar, et ce sont de riches Indiens du Gujerat qui finançaient une grande part de cette traite. [Pour] la traite atlantique : au total le principal acheteur fut le Brésil avec 3,9 millions de Noirs, les Antilles britanniques 2,2 millions, les Antilles françaises 1 million, les Antilles espagnoles 0,7 million, l’Amérique espagnole continentale (Amérique centrale) 0,4 million, les Guyanes 0,4 million, les Antilles néerlandaises 0,1 million. En revanche, l’Amérique britannique continentale, en l’occurrence ce qui devint les États-Unis, n’aurait importé que 361 000 esclaves noirs (…) Il est beaucoup plus difficile d’évaluer le bilan de la « traite interne » soit le nombre d’esclaves qui n’ont pas été exportés et qui ont fait l’objet de trafic entre vendeurs et acheteurs africains. Les chiffres qu’avance OPG d’après différents auteurs sont de l’ordre de 14 millions. La traite interne devint très importante au XIXe siècle à partir du moment où la traite atlantique fut interdite et où la traite orientale après avoir connu un fort accroissement commença à diminuer sous la pression des Britanniques. La deuxième partie du livre (…) est consacrée au « processus abolitionniste », c’est-à-dire au mouvement idéologique qui a progressivement imposé l’interdiction de la traite des esclaves, puis l’abolition de l’esclavage dans les pays où il était pratiqué. OPG, à la suite de nombre d’auteurs, souligne le rôle des philanthropes anglais et celui des philosophes de l’époque des Lumières, mais il envisage aussi l’influence des facteurs économiques, de diverses forces religieuses et politiques, sans négliger l’action des esclaves eux-mêmes. (…) L’abolition de la traite imposée au plan mondial par la puissance britannique entraîna de multiples conséquences géopolitiques (…) À la suite de plusieurs auteurs, il indique que [les Êtats-Unis] auraient au total importé un très faible nombre d’esclaves, dix fois moins que le Brésil : 361 000, mais il signale en note qu’un autre auteur (H. S. Klein) les évalue à 559 000. La faiblesse de ce nombre s’explique sans doute pour une part par le fait que les plantations faisaient surtout la culture du tabac et du coton, ce qui nécessite moins de main-d’œuvre que celle de la canne à sucre. Or cette dernière, notamment pour des raisons climatiques, était peu importante aux États-Unis. (….) Dans sa troisième partie, « La traite dans l’histoire mondiale », OPG compare les différentes théories que les économistes plus ou moins marxistes ont formulées à propose de l’esclavage : était-il rentable ? N’est-ce pas la baisse de sa rentabilité qui a entraîné le mouvement abolitionniste ? La révolution industrielle en Europe occidentale a-t-elle été financée par la traite des esclaves ? Aux États-Unis l’économie des États esclavagistes était-elle capitaliste ? N’étaient-ils pas déjà « sous-développés » ? Quels ont été les effets de la « ponction négrière » sur les sociétés africaines ? (…) OPG se pose pour finir la grande question : la persistance de systèmes négriers jusqu’à la fin du XIXe siècle explique-t-elle le fait que l’Afrique noire soit la partie du tiers monde dont le développement est le plus faible depuis plusieurs décennies ? (…)  Dans sa conclusion, OPG souligne que (du fait de ce qui me paraît être une contradiction fondamentale), « l’Afrique noire n’a pas été seulement une victime de la traite, elle a été un de ses principaux acteurs ». Je dirai, pour ma part, que les principaux acteurs de la traite des esclaves furent hélas des Africains associés plus ou moins directement à des Européens et à des Arabes. Yves Lacoste
Dangereuses et répétées, les élucubrations d’un Dieudonné, relatives aux rapports entre traite des Noirs et Shoah, suscitent un émoi justifié. Peut-être ne s’est-on pas suffisamment penché sur les raisons facilitant un tel détournement de l’histoire négrière. Pourquoi est-il apparemment si facile de dire n’importe quoi à propos de cet épisode si tragique de l’histoire de l’humanité ? La raison fondamentale réside dans le fait qu’il ne constitue toujours pas un véritable objet d’histoire. Aprement discutées à partir de la fin du XVIIIe siècle, à l’époque où abolitionnistes et négriers s’affrontaient, les traites négrières devinrent un enjeu politique avant même d’être érigées en objet historique. De cette époque demeure une tendance à ne les appréhender qu’à partir d’une approche morale. Le racisme, la colonisation, le tiers-mondisme, le fait que nombre de pays d’Afrique noire dérivent aujourd’hui aux marges lointaines du monde riche n’ont fait que renforcer l’approche moralisante. Au poncif raciste blanc – l’Occident civilisé face aux sauvages noirs – a succédé l’image tout aussi déformée de bourreaux uniquement blancs face à des Noirs uniquement victimes. Mais l’inversion ainsi opérée n’a nullement remis en cause la manière, essentiellement morale, d’appréhender les traites négrières. Dans l’affaire, les errements d’une certaine gauche tiers-mondiste ont été aussi préjudiciables que ceux de mouvements antérieurs, que certains qualifieraient aujourd’hui de « réactionnaires ». Analyser les traites du passé à travers le prisme d’une vision à la fois contemporaine et moralisante des rapports Nord-Sud est en effet tout aussi dangereux. Un piège dans lequel Yves Benot, qui nous a malheureusement quittés cette année, était tombé. Comparant certains de ses textes, on pourrait croire que les marchandises de la traite occidentale (en direction des Amériques) et celles de la traite orientale (en direction de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient) étaient assez comparables. Le jugement (c’en est un) auquel il aboutissait était pourtant complètement opposé. La traite occidentale était rangée dans la catégorie des échanges inégaux, et même complètement inégaux, la seconde ressortissait quasiment du type de l’échange équitable. Le danger d’une telle démarche est de comparer pour juger, et non pour comprendre, tâche du scientifique. Il est d’ouvrir la porte à une sorte de compétition dont l’objectif serait de déterminer quel trafic est le plus abominable, quelles souffrances sont les plus importantes, et, finalement, quels « responsables » sont à placer sur le banc des accusés. Avec l’affaire Dieudonné, nous sommes précisément dans la tentative d’établir une putative échelle de Richter des souffrances et des responsabilités, avec une sorte de « challenge » entre la tragédie négrière et celle de la Shoah. (…) Que faudrait-il faire pour éviter que des mensonges aussi grossiers que ceux de Dieudonné (car les juifs ne sont nullement « responsables » des traites négrières) puissent trouver un écho ? En premier lieu, il faudrait comprendre que ces traites ne renvoient pas seulement à une question de morale. Comprendre qu’il s’agit d’une histoire complexe, loin de tout manichéisme, constituerait également un grand progrès. (…) Ce qui permet de battre en brèche de nombreux clichés. Il en va ainsi de l’idée selon laquelle ces traites seraient entièrement solubles dans le fameux « trafic triangulaire » Afrique-Europe-Amériques. On sait maintenant que le premier port atlantique, en importance, fut Rio de Janeiro, et non Liverpool. Si les Portugais, les Anglais et les Français dominèrent la traite atlantique au XVIIIe siècle, ce fut le tour des Brésiliens au siècle suivant. Or, du Brésil à l’Afrique, et retour, il n’est aucun triangle. Au total, 11 millions d’Africains furent déportés vers les Amériques entre 1450 et 1867. Les traites orientales, elles, conduisirent à la déportation d’environ 17 millions de personnes (avec une marge d’erreur de plus ou moins 25 %) entre les années 650 et 1920. A quoi il faut ajouter les traites internes, destinées à alimenter en captifs les sociétés esclavagistes de l’Afrique noire précoloniale. On pense que 14 millions de personnes furent ainsi également déportées, toujours de 650 à 1920. Le fameux « trafic triangulaire » ne renvoie donc qu’à une partie de l’une des trois traites négrières de l’histoire. Complexité et nuances sont aussi de mise du côté des acteurs de ces traites, largement organisées sur le mode de l’échange, marchand ou tributaire. Au mythe d’esclaves razziés par les Européens doit se substituer l’idée d’un commerce entre négriers occidentaux, orientaux et noirs, chacun cherchant à trafiquer au mieux de ses intérêts. D’où l’inanité d’un autre poncif, celui de la « pacotille » relatif aux marchandises de traite. Ce terme est aujourd’hui synonyme de chose de faible valeur. Dans le passé, du côté occidental, il définissait un ensemble de produits, sans préjuger de leur valeur. Parmi ceux-ci, nombreux étaient relativement chers, comme les textiles. D’autres, apparemment insignifiants, comme les cauris, pouvaient jouer un rôle essentiel. Ces coquilles de gastéropodes furent massivement introduites en Afrique noire précoloniale où elles remplissaient un rôle d’équivalent monétaire. C’est aussi en fonction de leur valeur d’usage en Afrique noire que les marchandises de traite doivent être estimées. Dans l’affaire, les courtiers noirs n’étaient nullement des êtres naïfs acceptant de déporter des hommes contre des babioles, comme des racistes blancs du XIXe siècle ont pu souhaiter le faire croire. Jamais n’importe quelle marchandise ne pourra évidemment valoir la vie d’un seul homme. Mais se réduire à une perception morale des traites négrières, c’est se condamner à ne rien comprendre des logiques ayant permis leur essor. (…) Il est aussi important de saisir que les Occidentaux, Orientaux ou Africains d’aujourd’hui ne sont nullement responsables des crimes commis par quelques-uns de leurs ancêtres, et qu’il ne sert à rien de monter certaines communautés les unes contre les autres. Comme l’écrivait Edouard Glissant, à propos de l’esclavage, le travail de mémoire ne doit pas conduire au ressassement du passé. C’est à une mémoire-dépassement de ce passé qu’il faut œuvrer. Olivier Petre-Grenouilleau
Jusqu’ici – mais la vulgate perdure – les synthèses à propos de l’Afrique se limitaient ordinairement à une seule traite: la traite européenne atlantique entre l’Afrique et les Amériques, du XVe siècle à la première partie du XIXe siècle. En fait, jusqu’à la seconde moitié du de ce siècle puisque l’abolition ne met pas fin à la traite qui se poursuit illégalement. Or, le trafic ne s’est borné ni à ces quatre siècles convenus ni à l’Atlantique. La traite des Africains noirs a été pratiquée dans l’Antiquité et au Moyen Age; elle s’est prolongée jusqu’au XXe siècle et se manifeste encore sous divers avatars en ce début de XXIe siècle; elle s’est étendue à l’océan indien et au-delà; elle a été le fait non seulement des Européens, mais des Arabes et des Africains eux-mêmes. Pourtant, le programme de « La Route de l’esclave », élaboré par l’UNESCO et qui visait à briser le silence historique et scientifique observé sur la traite, véhicule, pour des raisons idéologiques (sous la pression des représentants du monde et des états africains), les mêmes distorsions. En effet, l’emploi du singulier (« La Route ») exclut de la reconnaissance et de la construction mémorielle aussi bien la traite interne à l’Afrique, la plus occultée, que les routes transsaharienne et orientale et montre à quel point l’histoire des traites est aujourd’hui un enjeu politique, en raison principalement des réparations que seul le Nord, parmi les régions impliquées, se devrait de verser. Roger Botte
La première célébration, le 10 mai prochain, de la Journée des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions marque un tournant de la «politique mémorielle»: c’est non pas une date du passé qui est choisie pour commémorer un événement du passé, mais le présent qui commémore son propre regard sur le passé. Ce 10 mai renvoie en effet au 10 mai 2001, jour du vote de la loi Taubira, qualifiant la traite négrière transatlantique et l’esclavage de «crime contre l’humanité», date préférée au 27 avril 1848 (abolition définitive de l’esclavage en France). (…) Le risque de voir cette histoire partielle, donc partiale, devenir histoire officielle a mobilisé les historiens quand l’un des meilleurs spécialistes actuels des traites négrières, Olivier Pétré-Grenouilleau, a été attaqué en justice au nom de la loi Taubira. Parce qu’il rappelait que la quasi-totalité des esclaves africains avaient été razziés non par des Blancs, mais par des négriers africains et que le commerce des esclaves était une routine sur le continent noir bien avant l’arrivée des négriers européens. Il lui était aussi reproché de réfuter l’application du terme de «génocide» aux traites négrières, contredisant ainsi le parallèle implicite entre l’esclavage et l’extermination des juifs qu’évoque l’exposé des motifs de la loi Taubira. (…) Les enjeux du présent expliquent ces relectures du passé. Christiane Taubira déclare sans ambages qu’il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les «jeunes Arabes» «ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes». Ces logiques communautaires influent aussi sur le projet mémoriel La Route de l’esclave, décidé en 1993 par l’Unesco: Roger Botte, chercheur au Centre d’études africaines du CNRS, constate qu’il privilégie également la traite transatlantique du fait de «la pression des représentants du monde arabe et des Etats africains». Les démarches identitaires d’associations revendiquant le statut de victimes de l’Histoire transforment les débats. Dieudonné et les Indigènes de la République ont ainsi avancé l’expression très problématique de «descendant d’esclave». Empruntée aux Noirs américains – chez qui elle correspond à une réalité historique – cette notion ne peut, avec des nuances, s’appliquer en France qu’aux populations originaires des départements d’outre-mer, mais pas à celles de l’immigration africaine, n’ayant aucun rapport généalogique avec l’esclavage, sinon une éventuelle filiation avec des marchands d’esclaves. «Si Dieudonné plaçait l’Histoire au-dessus de son fantasme mémoriel, comment l’humoriste franco-camerounais, né dans la banlieue parisienne, pourrait-il se revendiquer « descendant d’esclave »?» s’interrogent donc Géraldine Faes et Stephen Smith dans Noir et français! (Panama), ouvrage précis et passionnant qu’ils viennent de publier sur ces questions. Que signifie en effet revendiquer une identité victimaire et invoquer une «souffrance» avec cinq ou six générations de décalage? Est-elle assimilable aux souffrances et traumatismes transmis ou vécus directement, d’une génération à l’autre ou entre contemporains, qu’ont connus juifs, Arméniens, Bosniaques, Rwandais ou victimes du communisme? Et à quoi correspond l’application, à des siècles de distance, de la notion de «crime contre l’humanité», définie en 1945? Là réside le paradoxe le plus gênant, quand l’obsession pour un passé réinventé sert de substitut aux urgences du présent: le concept de crime contre l’humanité est une catégorie pénale dont l’objet est la poursuite de criminels; elle a ainsi permis de pourchasser au bout du monde les derniers criminels nazis. Or les criminels esclavagistes n’appartiennent malheureusement pas tous au passé lointain. Si l’histoire des traites européennes, qui se caractérise par sa relative brièveté et par leur abolition, est terminée depuis plus d’un siècle et demi, l’esclavage s’est prolongé dans de nombreux pays (dont l’Arabie saoudite) jusqu’au milieu du XXe siècle – c’est pour le dénoncer qu’Hergé a publié Coke en stock, en 1958. Et il persiste de nos jours dans certains pays, dont le Soudan, le Niger et la Mauritanie, qui l’a pourtant aboli officiellement en 1960, et de nouveau en 1980. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, il y aurait toujours plusieurs millions d’adultes en esclavage dans le monde et plusieurs associations humanitaires ont aujourd’hui pour objet le rachat d’esclaves: l’une d’elles a récemment racheté, au Soudan, un millier d’esclaves à raison de 50 dollars chacun dans la province de Bar el-Ghazal et, au Niger, les membres de Timidria continuent de lutter contre l’esclavage, malgré son abolition, en 1999. Eric Conan

Il a dit la vérité: il sera exécuté !

Quel meilleur moment, en cette journée qui fête la victoire sur le nazisme (ou, on ne sait plus bien,… le massacre de Sétif ?) …

Mais aussi et surtout à deux jours de la nouvelle commémoration …

Où comble de l’auto-célébration « le présent commémore son propre regard sur le passé »…

Que vient de nous imposer la saint-sulpicerie chiraquienne, du jour d’adoption de la loi Taubira…

Pour donner la parole à sa… première victime, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau?

Tout récemment, on le sait, trainé (même si la plainte a depuis été retirée) devant les tribunaux pour pensée non conforme ?

Coupable, on s’en souvient, d’avoir osé rappeler publiquement, au risque de faire porter aux « jeunes Arabes » « tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes » (dixit Christiane Taubira) …

L’origine musulmane du commerce des esclaves africains (on ne peut réduire un musulman en servitude) et son importance pour les économies du monde arabe (17 millions d’esclaves sur treize siècles), notamment pour l’irrigation (grandes plantations de Zanzibar au XIXe, canne à sucre au Maroc au XVIe, grandes exploitations du bas Irak).

Mais aussi que la traite transatlantique était quantitativement la moins importante : 11 millions sur quatre siècles (mais pas plus, au maximum, que 76 000 départs par an, soit 0,095 % de la population africaine de l’époque), traite inter-africaine comprise (plus de 14 millions sur treize siècles …

D’où le fait qu’une bonne partie des élites actuelles d’Afrique occidentale appartiennent d’ailleurs à des ethnies autrefois négrières)…

Enfin, que le racisme n’est pas à l’origine mais la conséquence et la légitimation de la traite …

Que la révolution industrielle occidentale ne s’explique pas par la traite, l’esclavage et le commerce colonial …

Et que, crime suprême au pays où l’anti-cléricalisme est roi,…

L’abolition serait à mettre à l’actif, sans parler de la Royal Navy et des Marines et de la colonisation – d’un vulgaire réveil du protestantisme anglo-saxon !


Quelques vérités gênantes sur la traite des Noirs

Olivier Pétré-Grenouilleau

Le texte qui suit est paru dans le magazine [1] L’Expansion, le 29 juin 2005. Alors qu’un débat fait rage sur la colonisation de l’Afrique, l’esclavage et le devoir de mémoire, il nous a semblé utile de le soumettre à nos lecteurs.

Olivier Pétré-Grenouilleau est le meilleur spécialiste français de l’histoire de l’esclavage. Cet agrégé de 43 ans, professeur à l’université de Bretagne-sud (Lorient), n’a pas peur de bousculer la « bien-pensance ». Défenseur de l’histoire globale, il vient de publier un ouvrage de référence, Les Traites négrières (Gallimard), qui s’efforce d’établir les faits avant de faire la morale.

Les traites négrières ont été le fait des Européens mais, on le sait aujourd’hui, tout autant des Africains et des musulmans. Où en est-on de ce qu’on a appelé la « querelle des chiffres »?

– Il faut d’abord dire que le caractère abominable de la traite n’est pas corrélé aux chiffres. Le fait que la traite orientale – en direction de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – ait affecté plus de gens ne doit nullement conduire à minimiser celle de l’Europe et des Amériques. En revanche, je suis surpris que certains soient scandalisés que l’on ose parler des traites non occidentales. Toutes les victimes sont honorables et je ne vois pas pourquoi il faudrait en oublier certaines. La traite transatlantique est quantitativement la moins importante : 11 millions d’esclaves sont partis d’Afrique vers les Amériques ou les îles de l’Atlantique entre 1450 et 1869 et 9,6 millions y sont arrivés. Les traites que je préfère appeler « orientales » plutôt que musulmanes – parce que le Coran n’exprime aucun préjugé de race ou de couleur – ont concerné environ 17 millions d’Africains noirs entre 650 et 1920. Quant à la traite interafricaine, un historien américain, Patrick Manning, estime qu’elle représente l’équivalent de 50 % de tous les déportés hors d’Afrique noire, donc la moitié de 28 millions. C’est probablement plus. Ainsi un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’Afrique précoloniale, Martin Klein, explique-t-il que, vers 1900, rien que dans l’Afrique occidentale française, on comptait plus de 7 millions d’esclaves. Aussi n’est-il sans doute pas exagéré de dire qu’il y en eut peut-être plus de 14 millions, pour le continent, sur une durée de treize siècles.

Y a-t-il continuité entre la traite antique et la traite moderne ?

– Non, plutôt une discontinuité. Il y avait des esclaves noirs dans tout le monde antique, mais leur nombre était limité et ils provenaient en général de guerres, pas d’un commerce. Or la traite se définit en bonne partie par l’existence d’un échange, ou « commerce ». Les « traites d’exportation » des Noirs hors d’Afrique remontent au VIIe siècle de notre ère, avec la constitution d’un vaste empire musulman qui est esclavagiste, comme la plupart des sociétés de l’époque. Comme on ne peut réduire un musulman en servitude, on répond par l’importation d’esclaves venant d’Asie, d’Europe centrale et d’Afrique subsaharienne.

Quand et comment apparaît la traite occidentale ?

– Au xve siècle, dès que les Portugais découvrent les côtes du golfe de Guinée. Mais pendant deux siècles, jusqu’au milieu du xviie, ce commerce ne constitue qu’une partie des échanges entre l’Europe et l’Afrique noire. Les Européens vont chercher des esclaves, mais aussi de l’or, de l’ivoire, etc. Cela jusque vers 1650 et la « révolution sucrière », la création des grandes plantations dans les Amériques, qui requièrent une main-d’oeuvre nombreuse. La traite atlantique, en tant que commerce spécialisé, prend alors son essor.

Quel a été l’impact de ces différentes traites sur l’évolution de l’Afrique noire ?

– C’est la question sur laquelle il y a le plus de débats et le moins de certitudes. Parmi les conséquences négatives, on parle surtout de l’impact démographique, et souvent, d’ailleurs, du fait d’une lecture assez européocentrique des choses. Dans les années 60, on expliquait en effet que la révolution industrielle en Europe était la conséquence d’une révolution démographique. Appliquant le même raisonnement à l’Afrique noire, on a pensé qu’elle n’aurait pas connu cette révolution du fait de la traite. Or, aujourd’hui, plus personne ne soutient que la révolution démographique a été le préalable à la révolution industrielle occidentale.

Mais il y a quand même eu une énorme ponction de population ?

-Effrayante, mais pas si énorme à l’échelle d’un continent, sur la longue durée : dans la période la plus active de la traite atlantique, vers 1770, on comptait 76 000 départs par an, soit 0,095 % de la population africaine de l’époque. La traite n’a donc pas provoqué un déclin démographique, mais elle a introduit un élément d’instabilité dans la croissance. De plus, il faut pondérer en fonction des régions. Certaines ont terriblement souffert alors que des entités politiques se sont renforcées. Il existe aussi un impact dont on ne parle pas assez : la traite atlantique concerne un peu plus les hommes que les femmes. Donc, les tâches confiées à celles qui restent s’alourdissent et on peut aussi penser que cela a renforcé la polygamie. Globalement, les traites ont contribué à renforcer les sociétés les mieux structurées au détriment des sociétés lignagères. Le géographe Yves Lacoste a pu écrire qu’une bonne partie des élites d’Afrique occidentale venues au pouvoir au xxe siècle appartiennent à des ethnies qui ont été autrefois négrières.

Est-ce le besoin de main-d’oeuvre des plantations qui a provoqué la traite atlantique ?

– Elle est le résultat de choix qui n’étaient pas inéluctables. Et d’abord celui de la grande plantation. Une bulle du pape ayant interdit la réduction des Amérindiens en esclavage, on s’est tourné vers d’autres « sources ». D’autant que la main-d’oeuvre fournie par les « engagés blancs » venus d’Europe, qui ont joué un rôle essentiel dans la première mise en valeur de l’Amérique, s’est tarie au xviie siècle. On s’est donc tourné vers une main-d’oeuvre qu’on connaissait déjà et qui était « élastique », disent les économistes, car les élites africaines négrières savaient s’adapter à la demande. Le racisme n’est pas à l’origine de la traite ; il s’est développé ensuite, comme une de ses conséquences, afin de la légitimer.

Quelle était la rentabilité de la traite ?

– Des travaux d’historiens de l’économie ont montré que le profit moyen annuel de la traite était de 10 % pour les Anglais, voire moins (4 à 6 % pour les Français). A l’époque, un emprunt d’Etat rapportait à peu près la même chose. Il s’agit donc d’un capitalisme aventureux où on espère gagner sur un « gros coup ».

Des familles ont donc pu s’enrichir. Peut-on aussi parler d’un enrichissement de l’Occident ?

– On sait aujourd’hui que la révolution industrielle occidentale ne s’explique pas par la traite, l’esclavage et le commerce colonial. Les profits ainsi réalisés ont en effet été investis dans la pierre, dans la terre et dans le négoce, et non dans l’industrie. Les commerces intérieurs et intereuropéens furent de loin plus importants. Selon l’historien David Eltis, au xviiie siècle, la production des îles sucrières anglaises ne représentait en effet que l’équivalent de celle d’un petit comté britannique.

Et l’impact économique en Amérique ?

– Le système de la plantation ne s’est pas répandu partout, mais essentiellement au Brésil, dans les Antilles et le vieux Sud, aux Etats-Unis. La plantation était rentable : de l’ordre de 10 % par an pour le vieux Sud, mais le système esclavagiste y a aussi conduit à une forme de sous-développement économique et industriel. Les planteurs ont souvent eu une énorme influence, dans le sud des Etats-Unis, mais aussi au Brésil, où l’Etat, au xixe siècle, était plus qu’à leur écoute.

Qu’est-ce qui a poussé à l’abolition de l’esclavage ?

– Pendant longtemps, on a voulu y voir le résultat du passage au capitalisme industriel et de la rentabilité décroissante de l’esclavage. Cette idée est aujourd’hui démentie. Car le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. D’ailleurs, qui abolit la traite ? L’Angleterre en 1807, c’est-à-dire la première puissance, qui détient plus de 50 % du marché négrier. L’abolition est due au grand réveil religieux : sous l’impulsion des pasteurs, des centaines de milliers d’Anglais signent des pétitions contre l’esclavage. Pour l’Angleterre, l’abolition aura coûté environ 1,8 % du revenu national entre 1807 et 1860. Il faut payer pour la répression du trafic, les subventions aux producteurs de sucre et l’indemnisation des planteurs qui ont perdu leurs esclaves. Or la part de la traite dans le revenu national anglais était de l’ordre de 1 %, au xviiie siècle. Apparemment, le coût de l’abolition a donc été supérieur à ce qu’a rapporté la traite. Mais l’économie n’est pas un jeu à somme nulle. Ce sont des négociants qui ont profité de la traite, et les contribuables en général qui ont payé pour l’abolition. De plus, la répression du trafic a servi les intérêts géostratégiques de l’Angleterre car elle s’est érigée en gendarme des mers.

Peut-on trouver un lien entre la traite orientale et la situation économique actuelle du monde arabo-musulman ?

– Il existe des milliers de pages sur les liens entre la traite atlantique et l’essor de l’Occident, mais, à ma connaissance, il n’y a pas même un article véritablement centré sur les liens entre traite orientale et économie du monde musulman. Les traites négrières orientales ont pourtant duré treize siècles et concerné 17 millions d’esclaves. Pourquoi la traite aurait-elle eu des effets économiques aux Amériques et pas dans le monde arabe ? Les grandes plantations de Zanzibar au xixe siècle, le développement de la canne à sucre au Maroc au xvie siècle, ou bien encore les grandes exploitations du bas Irak indiquent qu’elle a bien joué un rôle. Les esclaves ont été déterminants pour l’irrigation. En fait, la traite a permis aux économies de ce vaste monde musulman de se développer à leur rythme, sans subir de crise de main-d’oeuvre. L’apogée de la traite atlantique se situe au xviiie siècle. Celui de la traite orientale date du xixe siècle.

Quel jugement portez-vous sur les polémiques déclenchées ces derniers mois en France autour de la « mémoire de l’esclavage » ?

– Les mémoires de l’esclavage sont multiples, et souvent antagonistes. Ainsi certains, aux Antilles, ont-ils critiqué les Africains qui, par le passé, ont fait le commerce des ancêtres des Noirs des Antilles. Dans le rapport remis récemment au Premier ministre par le Comité pour la mémoire de l’esclavage, on affirme qu’aucune histoire ne saurait être écrite sans prendre en compte les mémoires qu’elle suscite. L’historien ne doit pas les écarter, car elles sont un objet d’histoire. Mais son travail consiste dans leur dépassement : l’historien n’est pas un juge. Il me semble également qu’il n’appartient pas à l’Etat, par l’intermédiaire de la loi, de dire l’histoire, au risque de confondre histoire, mémoire et morale. Plus que d’un « devoir de mémoire », trop souvent convoqué à la barre, on a besoin d’un souci de vérité et d’analyse critique.

AMI France

Voir aussi:

Traite négrière  : les détournements de l’histoire, par Olivier Petre-Grenouilleau

Le Monde

05 mars 2005

Dangereuses et répétées, les élucubrations d’un Dieudonné, relatives aux rapports entre traite des Noirs et Shoah, suscitent un émoi justifié.

Peut-être ne s’est-on pas suffisamment penché sur les raisons facilitant un tel détournement de l’histoire négrière. Pourquoi est-il apparemment si facile de dire n’importe quoi à propos de cet épisode si tragique de l’histoire de l’humanité ?

La raison fondamentale réside dans le fait qu’il ne constitue toujours pas un véritable objet d’histoire. Aprement discutées à partir de la fin du XVIIIe siècle, à l’époque où abolitionnistes et négriers s’affrontaient, les traites négrières devinrent un enjeu politique avant même d’être érigées en objet historique. De cette époque demeure une tendance à ne les appréhender qu’à partir d’une approche morale.

Le racisme, la colonisation, le tiers-mondisme, le fait que nombre de pays d’Afrique noire dérivent aujourd’hui aux marges lointaines du monde riche n’ont fait que renforcer l’approche moralisante. Au poncif raciste blanc – l’Occident civilisé face aux sauvages noirs – a succédé l’image tout aussi déformée de bourreaux uniquement blancs face à des Noirs uniquement victimes.

Mais l’inversion ainsi opérée n’a nullement remis en cause la manière, essentiellement morale, d’appréhender les traites négrières. Dans l’affaire, les errements d’une certaine gauche tiers-mondiste ont été aussi préjudiciables que ceux de mouvements antérieurs, que certains qualifieraient aujourd’hui de « réactionnaires ».

Analyser les traites du passé à travers le prisme d’une vision à la fois contemporaine et moralisante des rapports Nord-Sud est en effet tout aussi dangereux. Un piège dans lequel Yves Benot, qui nous a malheureusement quittés cette année, était tombé. Comparant certains de ses textes, on pourrait croire que les marchandises de la traite occidentale (en direction des Amériques) et celles de la traite orientale (en direction de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient) étaient assez comparables. Le jugement (c’en est un) auquel il aboutissait était pourtant complètement opposé. La traite occidentale était rangée dans la catégorie des échanges inégaux, et même complètement inégaux, la seconde ressortissait quasiment du type de l’échange équitable.

Le danger d’une telle démarche est de comparer pour juger, et non pour comprendre, tâche du scientifique. Il est d’ouvrir la porte à une sorte de compétition dont l’objectif serait de déterminer quel trafic est le plus abominable, quelles souffrances sont les plus importantes, et, finalement, quels « responsables » sont à placer sur le banc des accusés.

Avec l’affaire Dieudonné, nous sommes précisément dans la tentative d’établir une putative échelle de Richter des souffrances et des responsabilités, avec une sorte de « challenge » entre la tragédie négrière et celle de la Shoah.

Le reste – l’écoute dont Dieudonné a malheureusement bénéficié – est affaire de conjoncture : le communautarisme, le mal-être dont souffrent parfois les membres de certaines minorités fournissant un terreau idéal au processus de victimisation décrit par Tzvetan Todorov.

Que faudrait-il faire pour éviter que des mensonges aussi grossiers que ceux de Dieudonné (car les juifs ne sont nullement « responsables » des traites négrières) puissent trouver un écho ? En premier lieu, il faudrait comprendre que ces traites ne renvoient pas seulement à une question de morale.

Comprendre qu’il s’agit d’une histoire complexe, loin de tout manichéisme, constituerait également un grand progrès. On pense souvent, et on le dit parfois très haut, jusqu’à l’Unesco, que les recherches seraient en la matière freinées par une sorte de « conspiration du silence ». C’est une vue de l’esprit. Il est vrai qu’il reste beaucoup à découvrir dans ce domaine. Mais des milliers d’ouvrages et d’articles lui ont été consacrés. D’un point de vue quantitatif, les traites négrières constituent désormais l’un des domaines les plus dynamiques de la recherche historique internationale.

Ce qui permet de battre en brèche de nombreux clichés. Il en va ainsi de l’idée selon laquelle ces traites seraient entièrement solubles dans le fameux « trafic triangulaire » Afrique-Europe-Amériques. On sait maintenant que le premier port atlantique, en importance, fut Rio de Janeiro, et non Liverpool. Si les Portugais, les Anglais et les Français dominèrent la traite atlantique au XVIIIe siècle, ce fut le tour des Brésiliens au siècle suivant. Or, du Brésil à l’Afrique, et retour, il n’est aucun triangle.

Au total, 11 millions d’Africains furent déportés vers les Amériques entre 1450 et 1867. Les traites orientales, elles, conduisirent à la déportation d’environ 17 millions de personnes (avec une marge d’erreur de plus ou moins 25 %) entre les années 650 et 1920. A quoi il faut ajouter les traites internes, destinées à alimenter en captifs les sociétés esclavagistes de l’Afrique noire précoloniale. On pense que 14 millions de personnes furent ainsi également déportées, toujours de 650 à 1920. Le fameux « trafic triangulaire » ne renvoie donc qu’à une partie de l’une des trois traites négrières de l’histoire.

Complexité et nuances sont aussi de mise du côté des acteurs de ces traites, largement organisées sur le mode de l’échange, marchand ou tributaire. Au mythe d’esclaves razziés par les Européens doit se substituer l’idée d’un commerce entre négriers occidentaux, orientaux et noirs, chacun cherchant à trafiquer au mieux de ses intérêts. D’où l’inanité d’un autre poncif, celui de la « pacotille » relatif aux marchandises de traite.

Ce terme est aujourd’hui synonyme de chose de faible valeur. Dans le passé, du côté occidental, il définissait un ensemble de produits, sans préjuger de leur valeur. Parmi ceux-ci, nombreux étaient relativement chers, comme les textiles. D’autres, apparemment insignifiants, comme les cauris, pouvaient jouer un rôle essentiel. Ces coquilles de gastéropodes furent massivement introduites en Afrique noire précoloniale où elles remplissaient un rôle d’équivalent monétaire.

C’est aussi en fonction de leur valeur d’usage en Afrique noire que les marchandises de traite doivent être estimées. Dans l’affaire, les courtiers noirs n’étaient nullement des êtres naïfs acceptant de déporter des hommes contre des babioles, comme des racistes blancs du XIXe siècle ont pu souhaiter le faire croire. Jamais n’importe quelle marchandise ne pourra évidemment valoir la vie d’un seul homme. Mais se réduire à une perception morale des traites négrières, c’est se condamner à ne rien comprendre des logiques ayant permis leur essor.

Les considérer comme ce qu’elles sont désormais, un sujet d’histoire complexe encore obscurci par nombre de clichés, et que l’on ne peut appréhender qu’avec de solides connaissances, voilà ce qui importe. En prendre conscience permettrait d’entendre moins d’erreurs à leur propos, et d’être plus prudent face aux discours extrémistes de tous bords. Il est aussi important de saisir que les Occidentaux, Orientaux ou Africains d’aujourd’hui ne sont nullement responsables des crimes commis par quelques-uns de leurs ancêtres, et qu’il ne sert à rien de monter certaines communautés les unes contre les autres.

Comme l’écrivait Edouard Glissant, à propos de l’esclavage, le travail de mémoire ne doit pas conduire au ressassement du passé. C’est à une mémoire-dépassement de ce passé qu’il faut œuvrer.

Olivier Petre-Grenouilleau est professeur d’histoire à l’université de Lorient, membre de l’Institut universitaire de France.

Voir également:

Un prix pour Les traites négrières
Le Journal du dimanche
12 juin 2005
Interview
Christian Sauvage
LE JURY du prix du livre d’histoire du Sénat a été bien inspiré de couronner Les traites négrières d’Olivier Pétré-Grenouilleau. Un livre d’histoire, savant et abordable, mais aussi un livre débat au moment où certains lancent des appels aux « peuples indigènes ». Une belle conclusion ausi des Rendez-vous citoyens histoire du Sénat, auxquels s’est associé le JDD, qui ont connu, hier, un grand succès. Olivier Pétré-Grenouilleau, 43 ans, est professeur d’histoire à l’Université de Lorient. Voilà dix-sept ans qu’il se consacre aux problèmes de la traite négrière.

Pourquoi ce pluriel, Les traites négrières ?

L’objectif de ce livre était de faire une histoire globale d’un phénomène qui s’est étendu sur treize siècles et sur cinq continents. C’est un sujet tellement vaste qu’en général les chercheurs se spécialisent sur un aspect ou un autre. Je voulais resituer cette histoire dans la durée et dans ses différents aspects. Il y a eu de l’esclavage dés l’antiquité, mais la traite, c’est à dire le commerce des esclaves, n’est apparue qu’au VIIe siècle, vers 650.

C’est l’empire musulman qui a commencé la traite. Pour une raison simple: les musulmans n’ont pas le droit d’avoir des esclaves musulmans. Ils se sont donc tournés vers l’Europe et vers l’Afrique noire pour acheter ces esclaves. La traite négrière s’est achevée vers 1920.

Comment en est-on sorti ?

Par le combat des abolitionnistes, essentiellement des philanthropes blancs, protestants. Cette première explication paraissait trop simple. On a alors évoqué des raisons économiques. L’Angleterre de la révolution industrielle n’avait plus besoin d’esclaves. Mais, du fait du blocus, ils étaient encore utiles, d’autant plus que le système esclavagiste de la fin du XVIIIe siècle était très rentable. On a ensuite évoqué des raisons religieuses. Il y a eu en Angleterre des pétitions très nombreuses contre l’esclavage, à l’initiative de pasteurs. Des raisons politiques ont été ensuite avancées. On a dit: c’est un moyen de détourner l’attention de la classe ouvrière de ses problèmes. En fait, l’abolition est née d’un peu toutes ces raisons et de la résistance des esclaves eux-mêmes.

Les premiers à pratiquer la traite étaient les Africains ?

Je crois qu’il faut se débarrasser des clichés même s’ils sont rassurants. On sait que l’Afrique noire a été victime et acteur de la traite. Les historiens, quelles que soient leurs convictions politiques, sont d’accord là dessus.

Votre livre paraît éclairant dans le débat actuel sur « les peuples indigènes » et l’antisémitisme véhiculé par Dieudonné.

Cette accusation contre les juifs est née dans la communauté noire américaine des années 1970. Elle rebondit aujourd’hui en France. Cela dépasse le cas Dieudonné. C’est aussi le problème de la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un « crime contre l’humanité », incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides.

La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances.

Beaucoup d’artistes, d’intellectuels d’origine africaine se disent « descendants d’esclaves ».

Cela renvoie à un choix identitaire, pas à la réalité. Les Antillais, par exemple, ont été libérés en 1848. Mais si l’on remonte en amont, vers l’Afrique, on peut aussi dire que les ancêtres de leurs ancêtres ont été soit des hommes libres, soit des esclaves, soit des négriers. Se présenter comme descendant d’esclaves, c’est choisir parmi ses ancêtres. C’est aussi créer une immédiateté entre le passé et le présent. Descendant d’esclaves est une expression à manier avec prudence.

Les traites négrières, essai d’histoire globale, d’Olivier Pétré-Grenouilleau. Gallimard/Bibliothèques des histoires, 474 pages, 32 euros.

Voir de plus:

Olivier PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, Les Traites négrières, essai d’histoire globale, Gallimard, Paris, 2004,468 pages.

Yves Lacoste

Hérodote

2005

Un grand livre ! Et s’il s’agit bien d’histoire globale, le terme d’essai me paraît trop modeste puisque Olivier Pétré-Grenouilleau, outre l’exposé de sa réflexion personnelle, fruit de ses recherches, fait le point sur une masse considérable d’ouvrages et d’articles (en grande majorité de langue anglaise) qui traitent d’une immense question. Elle concerne en effet quatre continents (y compris l’Asie, parce qu’il est aussi question du Moyen-Orient et même de l’Inde), elle s’étend sur mille ans et ses conséquences actuelles sont encore très grandes. En France, elle fait actuellement l’objet d’un débat politique confus, où certains proclament qu’il s’agit d’un génocide plus grand encore que la Shoah et demandent repentance ainsi que des réparations. Ce livre sur les traites négrières vient donc à point et il permet d’en préciser l’importance et les mécanismes, quitte à mécontenter les plus chauds orateurs.

Hérodote a publié plusieurs numéros où il est question de la traite des esclaves en Afrique et de ses conséquences géopolitiques actuelles. Ceci n’a d’ailleurs pas fait nécessairement plaisir à nombre d’« africanistes ». La lecture du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau (après avoir hésité, j’écrirai OPG) a confirmé une grande partie de mes représentations, mais il en a infirmé d’autres et, surtout, il m’a beaucoup appris. J’ai noté que, de façon rétrospective, OPG use fort à propos du terme géopolitique. Son livre est d’ailleurs un grand livre de géopolitique historique, mais j’ai pourtant un grand regret : il ne comporte aucune carte, alors qu’il traite avec précision, et dans certains chapitres à longueur de pages, des itinéraires terrestres et maritimes par lesquels étaient convoyés les esclaves. Combien de lecteurs prendront un atlas pour « voir où ça se passait et par où ça passait » ? Même pour des historiens et plus encore pour des géographes, la vue des cartes des différentes traites aurait donné plus de prégnance et d’efficacité aux travaux de synthèse d’OPG. Regrets d’autant plus grands qu’il n’était pas difficile de faire ces cartes.

La présence de ce long compte rendu dans ce numéro consacré à Élisée Reclus n’est pas fortuite. Dans les tomes sur l’Afrique de sa Nouvelle Géographie universelle, il dénonce les trafics d’esclaves qui existaient encore et, dans L’Homme et la Terre, il dénonce ce que l’on peut considérer aujourd’hui comme l’un des plus grands crimes contre l’humanité. Ce ne fut pas le plus massivement organisé et délibéré – ce que fut la Shoah –, mais comme il a été pratiqué durant des siècles et dans de multiples contrées, ce fut assurément le plus long des crimes contre l’humanité. Alors qu’on évoque aujourd’hui une Afriquenoire soumise dans son ensemble à la pire des contraintes par l’Europe ou par les Blancs (plutôt que de dire par des Européens et pas seulement des Européens), Élisée Reclus soulignait que l’oppression était souvent exercée par des opprimés sur d’autres opprimés. « Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression, comme par une fureur de vengeance, sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent, se hiérarchisent », affirmait-il dans L’Homme et la Terre (t. I, p. 271).

Cette idée hétérodoxe (car on évoque le plus souvent la solidarité des opprimés) trouve confirmation dans de multiples passages du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau.

Cet ouvrage est formé de quatre grandes parties de longueur à peu près égale. Dans la grande introduction (c’est bien plus), intitulée « L’engrenage négrier », sont définis des termes essentiels – esclave et traite.

La première partie a pour titre « Essor et évolution des traites négrières », la deuxième « Le processus abolitionniste ou comment sortir du système négrier », la troisième « La traite dans l’histoire mondiale ». Dans ce compte rendu, pour ne pas qu’il devienne trop volumineux, je ne ferai pas référence aux innombrables auteurs que cite OPG et dont il confronte les points de vue convergents ou contradictoires. Il a construit, me semble-t-il, un certain consensus des chercheurs scientifiques sur cette question de la traite (leur nombre s’est beaucoup accru depuis 1970) et je me suis contenté de relever ses observations les plus importantes et celles qui susciteront sans doute le plus de controverses idéologiques, pour inciter nombre d’intellectuels à entreprendre la lecture de ce grand ouvrage. Ils ne le regretteront pas.

« Comme toute bonne histoire, l’histoire globale est forcément comparative. Cela semble aller de soi dans le cadre du trafic négrier, étant donné la variété des régions et des acteurs concernés. [Mais] les spécialistes de la traite orientale lisent généralement peu ce qui est produit par les spécialistes de la traite occidentale, ou bien par ceux s’intéressant aux traites internes destinées à alimenter en esclaves les sociétés d’Afrique noire précoloniales » [p. 11]. Par traite occidentale, OPG entend celle qui a été menée entre l’Afrique et l’Amérique, et par traite orientale, celle qui a été menée entre l’Afrique noire, le nord de l’Afrique, le Moyen-Orient et même l’Inde.

« Histoire comparative débarrassée des clichés qui l’entourent, l’histoire globale des traites négrières est une histoire tentant d’approcher des pratiques et des logiques. Des logiques à partir des pratiques devrait-on dire » [p. 12]. « De manière assez surprenante, la question des origines de la traite a, jusqu’à ces dernières années, suscité peu d’interrogations […]. La question des origines plus lointaines de la traite, en Afrique noire, reste obscure. Certains estiment qu’elle y fut introduite depuis l’extérieur […] par des sociétés étrangères. On pense immédiatement à l’Occident, et l’on a tort. La traite atlantique, la plus “célèbre” et la moins mal connue des traites d’exportation ne se développe vraiment qu’à partir du XVIIe siècle, près de mille ans après l’essor des traites orientales, qui, plus précoces et plus durables, alimentèrent le monde musulman, jouant du point de vue quantitatif un rôle plus important » [p. 17 et 18]. OGP se pose logiquement la question de l’« invention » de la traite (les guillemets sont de lui) [p. 18].

Une caractérisation plus précise de la traite et du système de plantation

« Qu’est-ce que la traite ?[…] La réponse dépend […] des liens que l’on établit entre traite et esclavage. A priori les deux phénomènes sont intrinsèquement liés et effectivement ils se sont mutuellement renforcés. En l’absence de système esclavagiste, la traite n’a pas de raison d’être. Inversement il est clair que si l’Afrique noire n’avait pas connu certaines formes d’esclavage, les traites d’exportation s’y seraient sans doute difficilement développées » [p. 18].

« Comment dès lors définir la traite des Noirs ? À vrai dire, je n’ai pas trouvé d’ouvrages où elle soit véritablement définie […]. On peut essayer de la définir [et] pour cela associer et combiner au moins cinq éléments, outre le fait – sur lequel il nous faudra revenir – que les captifs [sont] de couleur noire […]. En premier lieu, la traite suppose l’existence de réseaux d’approvisionnement en captifs relativement organisés et stables, capables d’en drainer un nombre significatif : cela nécessite un relatif maillage de l’espace (lieux de capture ou de “production” […] routes par lesquelles ils transitent, lieux de vente), une logistique et tout un arsenal idéologique permettant d’assurer la “légitimité” de l’ensemble, aux yeux des capteurs comme à ceux des différents vendeurs et acheteurs de captifs. Même si l’ensemble du trafic se fragmente en une multitude d’opérations, concernant à chaque fois un petit nombre d’individus, au total toutes participent d’une même logique et d’une même organisation » [p. 19-20].

« En second lieu […] l’existence de la traite des Noirs ne peut s’expliquer […] que par incapacité des populations d’esclaves à se maintenir de manière naturelle du point de vue démographique […]. Un troisième caractère [est] la dissociation très nette entre lieu de production et lieu d’utilisation des captifs […]. Le quatrième caractère [est] que l’échange tributaire ou marchand joue un rôle essentiel dans la traite » [p. 21].

« Le cinquième élément permettant de caractériser la traite [est qu’un] trafic important et aussi organisé fonctionnant sur le mode de l’échange (tributaire ou marchand) ne peut se faire sans l’assentiment d’entités politiques ayant un certain nombre d’intérêts convergents. Le problème est que ces entités politiques renvoient à des sociétés variées, appartenant elles-mêmes à trois grandes aires de civilisation différentes : l’aire africaine, l’aire européenne, l’aire musulmane. Comprendre les raisons de l’engrenage négrier nécessite donc de mettre à jour les mécanismes qui furent à l’origine de cette singulière rencontre entre des mondes si différents » [p. 22].

Quand et où apparaissent les premières traites négrières ?

« Si l’on accorde sur [la] définition de la traite, [OPG estime que] celle-ci n’existe pas encore dans l’Antiquité, malgré la présence attestée d’esclaves noirs […] à cette époque, [notamment] dans l’Égypte pharaonique où ce sont des captifs amenés des régions du haut Nil » [p. 23]. « À l’apogée de l’empire [romain], l’Italie aurait abrité deux à trois millions d’esclaves, soit 35% à 40 % de sa population totale […] prisonniers de guerre pour la plupart qui venaient d’Europe, d’Asie Mineure […], du nord de l’Afrique [parmi ces derniers, il y a fort peu de Noirs jusqu’à ce que] le préfet d’Égypte d’Afrique Caïus Pétronus lance en 24 av. J.-C. une expédition jusqu’en Nubie d’où il revient avec un millier de prisonniers noirs qui furent envoyés à Rome [p. 26]. Mais OPG accorde un rôle premier « à l’expansion musulmane. C’est sur ce substrat que fut réellement “inventée” la traite […]. Le monde musulman fut loin de ne recruter que des esclaves noirs. Tout au long de son histoire, il puisa également très largement dans les pays slaves, le Caucase et l’Asie centrale […] quelques esclaves abyssins étaient présents en Arabie, notamment à La Mecque, à l’époque préislamique. Mais c’est à partir du VIIe siècle de notre ère que le djihad et la constitution d’un empire musulman toujours plus vaste conduisirent à une augmentation considérable de la demande en main-d’œuvre servile. Et cela pour deux raisons. La première est que l’esclavage y était une institution commune et solidement enracinée. La seconde est qu’il était devenu impossible de se procurer des esclaves au sein même de l’empire. En effet, en pays d’islam, seuls sont esclaves les enfants d’esclaves et les personnes capturées à la guerre […]. Assez rapidement les besoins en captifs de l’empire durent être satisfaits par l’intermédiaire de réseaux d’importation fonctionnant à partir de régions situées au-delà de ses frontières » [p. 26-27].

Citant Bernard Lewis (Race et esclavage), OPG écrit que « parallèlement une “connotation d’infériorité” fut attachée aux peaux sombres et plus précisément noires » [p. 29] et la « dévalorisation du Noir servit objectivement à légitimer son statut d’esclave » [p. 31]. « Le grand Ibn Khaldoun n’hésitait pas à écrire que “les nations nègres sont en règle générale dociles à l’esclavage, parce qu’ils (les nègres) ont peu (de ce qui est essentiellement) humain et possèdent des attributs tout à fait voisins à ceux d’animaux stupides » [p. 30]. Chez les chrétiens, la malédiction de la Bible à l’encontre des enfants de Cham eut la même fonction.

L’apparition de la traite atlantique

Pour ce qui est des débuts de la traite occidentale, OPG, après avoir signalé « un commerce des esclaves en Méditerranée au Moyen Âge » dont les victimes furent essentiellement des musulmans, des juifs et surtout des Slaves orthodoxes (c’est à cette époque que le mot sclavus fut employé au sens de captifs), souligne le rôle des Portugais dès le milieu du XVe siècle. Dans leurs explorations des côtes d’Afrique, ils capturèrent ou acquérirent des esclaves noirs et c’est aux Portugais, puis aux Castillans que l’on doit la création des premières plantations sucrières insulaires et esclavagistes à Madère, aux Canaries, puis dans le golfe de Guinée dans l’île de Sao Tomé, pour concurrencer celles qui existaient déjà au Maroc dans la plaine du Sous, avec une main-d’œuvre d’esclaves noirs. OPG définit utilement le « système de la plantation » qui sera développé aux Antilles, au Brésil et à un degré moindre dans le sud des futurs États-Unis. Six caractéristiques essentielles : « une production très largement assurée par le travail forcé, de nature souvent esclavagiste; une population ouvrière incapable d’assurer son propre renouvellement, devant sans cesse faire appel à de nouveaux venus pour maintenir ses effectifs (et donc a fortiori pour les augmenter); une entreprise agricole organisée sur une échelle capitaliste […]; la permanence de certains caractères féodaux […] des sociétés hautement spécialisées et donc largement dépendantes de l’extérieur pour l’exportation de leurs productions, comme pour leur approvisionnement en vivres et en produits manufacturés; un contrôle politique localisé dans un autre continent où dominent des sociétés organisées de manière différente » [p. 49]. OPG signale que les premières plantations sur les côtes du continent américain eurent comme main-d’œuvre tout d’abord des Amérindiens qui bientôt disparurent sous l’effet des maladies apportées de l’Ancien Monde, puis des Blancs qui avaient été « engagés » et réduits au servage pour payer leur dette (le prix de leur voyage transatlantique). Selon OPG, la moindre mortalité des Noirs, une fois transportés en Amérique, par rapport à celle des Amérindiens et des « engagés » européens sur les plantations, fut une des raisons pour lesquelles ce furent des Africains qui firent de plus en plus l’objet du commerce de traite.

« L’Afrique noire, acteur à part entière de la traite »

Tel est le titre [p. 74] qu’OPG donne aux pages qui forment la fin de sa grande introduction. Cette formulation-choc a pour inconvénient de faire de l’Afrique noire un acteur à part entière de l’Histoire, acteur masochiste en quelque sorte, alors qu’il est en fait question du rôle d’un certain nombre d’Africains dans le développement de la traite d’hommes de même couleur. « Ce chapitre sur l’engrenage négrier ne serait pas complet si l’on oubliait le rôle joué par l’Afrique elle-même dans la genèse et l’essor des traites d’exportation […]. Sans l’existence d’une offre en captifs assez importante et “élastique”, ces traites n’auraient pas pu se développer […]. Le “mode de production des captifs” dépendit très largement des Africains. Les captifs proposés sur le marché provenaient de razzias et de prises de guerre et, accessoirement, du détournement des règles de droits coutumiers […]. Plus des trois quarts des captifs vendus aux Européens proviendraient de raids et de guerre » [p. 74]. Telle est la conclusion aujourd’hui de la plupart des historiens spécialistes, l’un d’eux estimant que « 2 % des captifs de la traite atlantique furent kidnappés par les négriers venus de la mer » [p. 75]. OPG signale qu’en revanche la communauté afro-américaine estime de nos jours que la plupart de ses ancêtres ont été capturés par des Blancs.

Pour expliquer la vente de Noirs par d’autres Noirs, OPG estime que cela est dû « à l’absence d’un sentiment d’appartenance à une même communauté “africaine” au sein d’un monde où les barrières ethniques étaient puissantes » [p. 75] et aussi par le fait que « l’esclavage était (déjà) une institution solidement enracinée en Afrique noire » [p. 76].

« La traite se situant à l’intersection des phénomènes guerriers (pour “produire” les captifs) et marchands (pour en organiser le commerce), […] est au cœur même de l’organisation fonctionnelle des sociétés de l’Afrique noire précoloniale. Elle ne peut, par là même, être analysée de manière isolée, comme un phénomène surgi uniquement et subitement de l’extérieur. Se pose néanmoins une question : celle de la genèse de ce mode d’organisation fonctionnelle des sociétés d’Afrique noire; était-il en place avant l’essor des traites d’exportation, ou bien s’est-il développé à leur suite ?» [p. 81-82]. OPG indique que cela dépend des régions, comme on va le voir dans l’ensemble de son livre. « Dans cette dialectique du dedans et du dehors […] l’importance relative des deux dimensions ne pourra jamais être mesurée avec exactitude […]. De l’Atlantique à la mer Rouge, du haut Moyen Âge à la fin du XIXe siècle, la plupart des entités politiques plus ou moins islamisées de l’Afrique noire jouèrent un rôle essentiel dans le fonctionnement et la diffusion de la traite » [p. 85]. La fréquence des guerres en Afrique occidentale aux XVe-XVIIe siècles s’explique par le fait que des phénomènes anciens, accélérés et catalysés par les influences venues des empires sahélo-soudanais, ont d’abord conduit à la formation d’États d’un type nouveau, à la fois militaires et commerçants […] ce qui entraîne, par une sorte de réaction en chaîne, l’apparition d’autres États qui s’opposent aux premiers » [p. 85].

Comment s’effectuait la « production des esclaves » ?

Dans la partie qu’il considère comme la première de son ouvrage et qu’il intitule « Essor et évolution des traites négrières », OPG va tout d’abord analyser d’après de multiples sources et témoignages les formes très concrètes de « production des esclaves », c’est-à-dire comment ils sont capturés, puis comment ils sont négociés et acheminés.

OPG analyse les rapports entre pouvoirs africains en place et entrepreneurs privés qui sont aussi pour une grande part des Africains et des métis. Pour la fourniture du marché hispano-américain, les États européens se sont disputé l’asiento, c’est-à-dire le monopole de la vente des esclaves outre-Atlantique. OPG pour résumer déclare que « dans l’Afrique noire précoloniale, au moins quatre catégories de personnes pouvaient bénéficier de la traite : les guerriers professionnels employés ou contrôlés par les seigneurs de la guerre et les États guerriers […], les personnes qui réduisaient les captifs en esclavage, les membres de l’élite politique et leurs agents et enfin les marchands privés » [p. 109]. Ceci vaut surtout pour la traite atlantique, car pour les traites orientales il y a peu données sur les rapports pouvoirs/entrepreneurs privés. En revanche sont bien connues les « traites d’État », comme celles organisées au XIXe siècle par le pacha d’Égypte (Méhémet Ali) au Soudan ou en Afrique orientale par le sultanat de Zanzibar (formé à partir des villes portuaires du sud de l’Arabie).

L’acheminement des captifs depuis les régions de l’intérieur vers les côtes, en passant souvent par plusieurs intermédiaires, demande plusieurs mois sinon des années et la mortalité est très forte, surtout dans les périodes de sécheresse et de disette générale. Durant la traversée de l’Atlantique (de un à trois mois), la mortalité des esclaves semble avoir été relativement moindre (en moyenne de l’ordre de 11 % à 12 % selon les archives) et, sur les navires négriers, le plus lourd chargement est l’eau : « Pour un voyage de deux mois et demi, le capitaine d’un navire de 250 tonneaux, monté par 45 hommes et transportant 600 captifs (empilés dans les différents niveaux de la cale) devait emporter (dans des futailles) 140 000 litres d’eau » [p. 129]. Comme dans la plupart des cas, les navires, du fait de la barre, ne peuvent accéder au rivage, l’embarquement des captifs ne peut se faire sans le concours des piroguiers africains qui les amènent à bord.

Le monde musulman, l’Amérique, un bilan des traites négrières

« Il existe une tendance à minimiser les traites ayant alimenté le monde musulman en captifs. On parle de traites à finalités érotiques ayant essentiellement fourni des eunuques et des concubines, n’ayant eu aucune répercussion économique dans les pays d’islam, d’un esclavage qui y aurait été “doux” et de conséquences très faibles pour les sociétés d’Afrique noire ponctionnées par la traite » [p. 144]. Or, comme le montre OPG « un grand nombre de Noirs ont été incorporés dans les armées du Maghreb et du Moyen-Orient et un très grand nombre d’esclaves noirs ont été massivement utilisés à de grands travaux : ce fut surtout le cas dans le sud de la Mésopotamie pour drainer et assécher d’immenses marais et construire des digues afin d’éviter le débordement des fleuves. Transportés depuis les côtes d’Afrique orientale, les esclaves dénommés Zandj se sont révoltés au IXe siècle et c’est par centaines de milliers qu’ils furent exterminés durant des années (les sources parlent de 500 000 à deux millions de morts), ce qui entraîna l’abandon de ces grands travaux hydrauliques » [p. 447].

Confrontant de nombreuses sources, OGP estime que les traites atlantiques qui ont duré du XVIe à la première moitié du XIXe siècle (et qui ont battu leur plein au XVIIIe siècle) ont déporté de l’ordre de onze millions de captifs, alors que les traites orientales, qui ont commencé beaucoup plus tôt, au VIIe siècle, et ont duré jusqu’à la fin du XIXe (et dans certains cas jusqu’en 1920), ont déporté 17 millions de personnes (ce qui équivaut en moyenne à 6 000 personnes par an): soit quatre millions par la mer Rouge, à peu près autant par l’océan Indien à partir des côtes d’Afrique orientale et 9 millions pour la traite transsaharienne, y compris par la vallée du Nil. Ces traites orientales se sont étendues jusqu’aux rivages de l’Inde, notamment dans la région du Gujerat, qui était en rapport avec les côtes d’Afrique orientale et notamment avec Zanzibar, et ce sont de riches Indiens du Gujerat qui finançaient une grande part de cette traite.

Grâce aux recherches en matière d’archives et d’histoire quantitative, on sait aujourd’hui comment se sont répartis selon les époques, du XVIe au milieu du XIXe siècle, les esclaves fournis par la traite atlantique : au total le principal acheteur fut le Brésil avec 3,9 millions de Noirs, les Antilles britanniques 2,2 millions, les Antilles françaises 1 million, les Antilles espagnoles 0,7 million, l’Amérique espagnole continentale (Amérique centrale) 0,4 million, les Guyanes 0,4 million, les Antilles néerlandaises 0,1 million. En revanche, l’Amérique britannique continentale, en l’occurrence ce qui devint les États-Unis, n’aurait importé que 361 000 esclaves noirs [p. 165], ce qui me paraît étonnant si l’on songe au drame – la guerre de Sécession – que la question de l’esclavage a posé entre le Nord et le Sud des États-Unis. Nous y reviendrons.

Il est beaucoup plus difficile d’évaluer le bilan de la « traite interne » soit le nombre d’esclaves qui n’ont pas été exportés et qui ont fait l’objet de trafic entre vendeurs et acheteurs africains. Les chiffres qu’avance OPG d’après différents auteurs sont de l’ordre de 14 millions. La traite interne devint très importante au XIXe siècle à partir du moment où la traite atlantique fut interdite et où la traite orientale après avoir connu un fort accroissement commença à diminuer sous la pression des Britanniques.

Le « processus abolitionniste »

La deuxième partie du livre (dont je fais un compte rendu plus rapide) est consacrée au « processus abolitionniste », c’est-à-dire au mouvement idéologique qui a progressivement imposé l’interdiction de la traite des esclaves, puis l’abolition de l’esclavage dans les pays où il était pratiqué. OPG, à la suite de nombre d’auteurs, souligne le rôle des philanthropes anglais et celui des philosophes de l’époque des Lumières, mais il envisage aussi l’influence des facteurs économiques, de diverses forces religieuses et politiques, sans négliger l’action des esclaves eux-mêmes [p. 209]. C’est au milieu du XVIIIe siècle que le mouvement des quakers en Angleterre (et ensuite la Constitution fédérale des États-Unis d’Amérique), développent dans divers écrits leur campagne contre la traite des esclaves. Certes la Constitution fédérale des États-Unis reconnut implicitement « la servitude perpétuelle et héréditaire » sur le territoire de l’Union, car parmi les 13 colonies, celles du Sud étaient dirigées par de grands planteurs propriétaires d’esclaves, mais en 1788 la traite fut interdite en Pennsylvanie, au Connecticut et au Massachusetts. En 1807 Thomas Jefferson obtint du Congrès des États-Unis l’interdiction totale d’importer des esclaves. À noter qu’OPG traite de l’Amérique [p. 223-225] avant l’Angleterre, qui est pourtant habituellement considérée comme l’État qui le premier, en 1807 également, a interdit la traite des esclaves à ses ressortissants. Le mouvement abolitionniste anglais lancé par les quakers fut surtout dirigé au Parlement par William Wilberforce, ami personnel du Premier ministre William Pitt.

OPG évoque aussi le cas du Danemark, peu connu, et ne néglige pas le mouvement abolitionniste en France, mais on sait que Napoléon chercha vainement à rétablir par la guerre l’esclavage à Saint-Domingue, ce qui donna naissance à la première république noire d’Amérique, Haïti.

En 1815, au congrès de Vienne où les vainqueurs de Napoléon réorganisèrent l’Europe, l’Angleterre s’employa surtout à faire reconnaître aux autres puissances l’interdiction de la traite des esclaves. La Prusse, l’Autriche et la Russie, qui n’étaient pas concernées, acceptèrent sans problème, la France vaincue n’était pas en position de s’opposer, l’Espagne et le Portugal eurent quelques délais pour se conformer à la nouvelle règle internationale. L’Angleterre s’employa à la faire reconnaître partout, de gré ou de force, notamment par les excolonies espagnoles et portugaises d’Amérique, et par la suite par l’Empire ottoman et dans l’océan Indien. En Afrique noire, ce furent les conquêtes coloniales menées par les puissances européennes qui mirent fin progressivement aux entreprises guerrières de grands marchands d’esclaves qui voulaient continuer d’alimenter la traite d’exportation désormais illégale et la traite interne qui avait pris un grand essor. En Égypte, d’où Méhémet Ali avait lancé la conquête du Soudan pour se procurer des esclaves nécessaires à ses grands travaux hydrauliques, les Anglais, après avoir établi au Caire leur autorité en 1883, imposèrent immédiatement l’interdiction de la traite.

Ceci provoqua au Soudan, parmi les nombreux chasseurs d’esclaves, l’énorme insurrection mahdiste (islamiste avant la lettre) que l’armée britannique (en partie venue des Indes) eut du mal à écraser. OPG en parle d’ailleurs un peu trop brièvement à mon goût [p. 307].

La singularité du cas des États-Unis

L’abolition de la traite imposée au plan mondial par la puissance britannique entraîna de multiples conséquences géopolitiques (notamment à Aden et dans le golfe Persique mais OGP n’en parle pas), mais n’eut-elle pas aussi d’importantes causes géopolitiques ? OPG [p. 267] signale que la chasse désormais menée par les frégates anglaises aux navires négriers, en surveillant le trafic maritime sur une notable partie des mers du globe, fut perçue par nombre de contemporains (français notamment) comme un moyen par lequel l’Angleterre renforçait son hégémonie navale. Mais, à mon avis, je crois que l’on ne peut pas faire l’économie de la rivalité de l’Angleterre et des États-Unis. Non seulement il y a eu la guerre d’Indépendance qui a été un très grave revers pour les Anglais, mais entre les deux États il y a eu de nouveau la guerre de 1812 à 1814. L’enjeu est la liberté d’exportation des États-Unis vers la France, ce que l’Angleterre prétend leur interdire du fait de la guerre. Il est significatif que l’essentiel des exportations américaines dont il est question soit le coton que produisent les plantations esclavagistes du sud des États-Unis. Celles-ci sont directement concernées par l’interdiction de la traite des esclaves que l’Angleterre décide en 1807 et qu’elle impose comme règle internationale au congrès de Vienne en 1815. Certes OPG souligne que la traite avait été officiellement interdite en 1807 aux États-Unis, à peu près en même temps qu’en Angleterre, mais il ne dit guère ce que les producteurs américains en ont dit et ce qu’ils ont fait. Sans doute ont-ils pensé que cette mesure fédérale pouvait être tournée par l’importation clandestine de captifs noirs, via les Antilles. Mais en prenant des mesures de surveillance navale pour empêcher la traite, les dirigeants anglais ne pouvaient ignorer qu’elles gênaient directement les planteurs américains, au moment où ceux-ci commençaient à créer des usines textiles avec une main-d’œuvre noire, ce qui pouvait concurrencer directement l’industrie cotonnière britannique.

À mon avis, il est dommage qu’OPG ne traite pas davantage du cas des États-Unis.

À la suite de plusieurs auteurs, il indique que ceux-ci auraient au total importé un très faible nombre d’esclaves, dix fois moins que le Brésil : 361 000 [p. 165], mais il signale en note [p. 271] qu’un autre auteur (H. S. Klein) les évalue à 559 000. La faiblesse de ce nombre s’explique sans doute pour une part par le fait que les plantations faisaient surtout la culture du tabac et du coton [p. 371], ce qui nécessite moins de main-d’œuvre que celle de la canne à sucre.

Or cette dernière, notamment pour des raisons climatiques, était peu importante aux États-Unis. OPG, dans sa troisième partie, tout en signalant que les armateurs américains ont construit des navires négriers célèbres pour leur rapidité (pour échapper aux frégates anglaises) et que la traite clandestine s’est seulement arrêtée après la guerre de Sécession, estime cependant que les importations d’esclaves aux États-Unis ont pratiquement cessé au début du XIXe siècle [p. 371]. Il indique cependant aussitôt que, entre 1820 et la guerre de Sécession ( 1861-1865), « la population servile fut multipliée par trois, essentiellement par accroissement naturel, et plus d’un million d’esclaves américains migrèrent vers les États cotonniers » [p. 371]. Le mot « migrèrent » est d’ailleurs assez bizarre car la plupart de ces esclaves ne migrèrent pas, puisqu’ils naquirent dans les États du sud des États-Unis où ils furent mis au travail.

OPG fait ainsi allusion au système d’élevage des Noirs (un peu comme du bétail) qui fut développé dans ces États du Sud. On aurait aimé en savoir davantage.

À ce propos, si l’on se réfère aux critères qu’OPG a fort utilement établis pour définir la traite et le système de plantation, on a en deuxième position : « L’existence de la traite des Noirs ne peut s’expliquer […] que par incapacité des populations d’esclaves à se maintenir de manière naturelle, du point de vue démographique » [p. 21]. Pour le système de plantation, on a également en deuxième position : « Une population ouvrière incapable d’assurer son propre renouvellement et devant sans cesse faire appel à de nouveaux venus pour maintenir ses effectifs » [p. 49]. On en déduirait que la traite n’a plus fonctionné vers les États-Unis dans la première partie du XIXe siècle, après avoir eu une moindre importance qu’ailleurs en Amérique tropicale et que paradoxalement les plantations du sud des États-Unis n’étaient pas de véritables plantations. OPG, par plusieurs allusions, note qu’il considère que les États-Unis sont, pour ce qui est de la traite et de l’esclavage, un cas très particulier. Mais j’aurais aimé qu’il en dise davantage. Avec la guerre de Sécession, les États-Unis ne sont-ils pas le seul grand État dont l’histoire contemporaine a été à ce point marquée par les problèmes de l’esclavage ?

La traite des esclaves et les théories du développement

Dans sa troisième partie, « La traite dans l’histoire mondiale », OPG compare les différentes théories que les économistes plus ou moins marxistes ont formulées à propose de l’esclavage : était-il rentable ? N’est-ce pas la baisse de sa rentabilité qui a entraînéle mouvement abolitionniste ?La révolution industrielle en Europe occidentale a-t-elle été financée par la traite des esclaves ? Aux États-Unis l’économie des États esclavagistes était-elle capitaliste ? N’étaient-ils pas déjà « sous-développés » ? Quels ont été les effets de la « ponction négrière » sur les sociétés africaines ?Celle-ci est évaluée selon les auteurs à un total de 17 millions de personnes qui ont été emmenées en esclavage du VIIe au XIXe siècle, et il faut ajouter les pertes provoquées par les guerres permettant leur capture, soit un total de 28 millions de personnes, sinon bien davantage [p. 377]. Régionalement, les conséquences de la traite ont pu être bien plus catastrophiques pour les peuples qui ont été plus razziés. Il semble que les conséquences de la « traite interne » qui s’est développée au XIXe aient été plus graves que celles des traites d’exportation, celles-ci portaient principalement sur des hommes.

Ceux-ci ne furent guère utilisés dans la traite interne, car ils pouvaient se sauver, alors que les femmes, qui n’osaient pas fuir, étaient une main-d’œuvre plus appréciée.

Comme il semble que nombre d’entre elles soient devenues stériles, les conséquences démographiques furent plus graves.

OPG se pose pour finir la grande question : la persistance de systèmes négriers jusqu’à la fin du XIXe siècle explique-t-elle le fait que l’Afrique noire soit la partie du tiers monde dont le développement est le plus faible depuis plusieurs décennies ?

Grave question, mais on ne peut changer le passé. En revanche, il importe d’analyser les conséquences géopolitiques actuelles de la traite, notamment le grand nombre de contentieux implicites qui existent dans le cadre de la plupart des États d’Afrique noire entre les peuples qui ont été victimes de la traite et ceux qui en ont plus ou moins profité. C’est ce qu’OPG évoque brièvement [p. 398 et 435-443].

Si j’ai surtout rendu compte de ce qui fait la première moitié du livre, c’est que la mise au point que fait OPG sur ce qu’ont été les différentes traites négrières a une grande importance pour tenter de clarifier le débat qui est en cours sur les génocides et leurs inégales importances. Mais la seconde moitié du livre, notamment sur le « processus abolitionniste », est très intéressante. Le livre d’OPG ouvre magistralement un vaste chantier de recherches dans un secteur de l’histoire globale qui a été surtout étudié par des chercheurs anglophones. Dans sa conclusion, OPG souligne que (du fait de ce qui me paraît être une contradiction fondamentale), « l’Afrique noire n’a pas été seulement une victime de la traite, elle a été un de ses principaux acteurs » [p. 462]. Je dirai, pour ma part, que les principaux acteurs de la traite des esclaves furent hélas des Africains associés plus ou moins directement à des Européens et à des Arabes.

Y. L.

Voir enfin ses critiques:

Appel aux descendants des esclaves français et à leurs amis.

Claude Ribbe (*)
Paris le 13 juin 2005

L’heure est grave. Alors que M. Jacques Chirac, président de la République française, après avoir déclaré publiquement à Pointe-à-Pitre qu’ « Haïti n’a jamais été, à proprement parler une colonie française » avait signé un décret visant à mettre les cendres d’Alexandre Dumas au Panthéon, sans faire aucune mention des origines haïtiennes, donc africaines du père de l’écrivain, né esclave à Jérémie (République d’Haïti), M. Christian Poncelet, président du Sénat, en mémoire de son prédécesseur, le Guyanais Gaston Monnerville, descendant d’esclaves, m’avait donné, le 30 novembre 2002, l’opportunité de rappeler solennellement, au cours d’une allocution, les origines antillaises des Dumas et de raviver la mémoire bafouée de l’esclavage et de la traite négrière. À l’époque – où l’application de la loi Taubira était suspendue- les grands médias nationaux, et tout particulièrement France 2, avaient délibérément cherché à occulter cet aspect des cérémonies, préférant mettre l’accent sur l’intervention de M. Decaux, auteur d’un spectacle à la gloire de Napoléon qui ne mentionnait ni le rôle éminent du général Dumas dans l’histoire de France, ni le rétablissement de l’esclavage en 1802. C’était aussi le temps où France Télévisions glorifiait Napoléon à travers l’adaptation d’un livre de M. Max Gallo dans lequel les crimes du dictateur- notamment vis-à-vis des Antillais- étaient soigneusement effacés.

Au moment où M. Chirac refusait, malgré mes demandes répétées, de décerner au général Dumas, nègre et sauveur de la République, la Légion d’Honneur à titre posthume qui lui était due plus qu’à quiconque, j’avais été particulièrement touché par le courage de M. Poncelet, qui avait su obtenir une modification de la cérémonie initialement prévue pour qu’à travers l’écrivain Dumas, on rendît aussi hommage à son père et à tous les descendants d‘esclaves. De même Monsieur Philippe Seguin, aujourd’hui Premier président de la Cour des Comptes, s’était-il associé à la démarche de Monsieur Bertrand Delanoë, maire de Paris, pour faire remettre à sa place la statue du général Dumas, déboulonnée par les nazis en 1942, après la tristement célèbre visite à Paris d’Adolf Hitler, venu s’incliner aux Invalides devant le tombeau de son prédécesseur dans l’art du génocide, Napoléon Bonaparte, tortionnaire et assassin de Toussaint Louverture, de Louis Delgrès et de centaines de milliers de résistantes et de résistants antillais.

Ma surprise est donc immense, moins de trois ans après, d’apprendre que le Sénat décerne le prix du livre d’Histoire à un universitaire dont la seule gloire est de mener, aux frais de la République, des recherches révisionnistes.

Aujourd’hui, monsieur Pétré-Grenouilleau, grâce à la tribune permanente que lui offre France-Télévisions ainsi qu’une certaine presse écrite, peut à son aise insulter publiquement les descendants d’esclaves. Qu’aurait pensé Gaston Monnerville en apprenant que le Sénat récompenserait un jour un homme capable de déclarer dans Le Journal du Dimanche : « descendant d’esclaves est une expression à manier avec prudence » ?

Il me paraît, en conséquence, important que M. Christian Poncelet, président du Sénat et second personnage de l’État, fasse savoir clairement aux descendants d’esclaves s’il cautionne ou non les propos et les thèses de M. Pétré-Grenouilleau. S’il ne les cautionne pas, il lui suffit de revenir immédiatement sur l’attribution de ce prix qui, non seulement est insultante pour des millions de Français, mais qui entache aussi l’honneur d’une des plus hautes institutions de la République et porte atteinte à la mémoire de M. Gaston Monnerville. Au cas où l’attribution du prix à M. Pétré-Grenouilleau serait explicitement ou implicitement confirmée, il appartiendrait non seulement à tous les descendants d’esclaves, mais à tous ceux qui refusent le révisionnisme et demandent la reconnaissance de tous les génocides sans exception, d’en tirer les conséquences dans les plus brefs délais.

Par ailleurs, la loi du 10 mai 2001 s’attachant à protéger la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants, il importe que le ministre de l’Éducation nationale prenne immédiatement des dispositions visant à suspendre de leurs fonctions les enseignants révisionnistes au nombre desquels M. Pétré-Grenouilleau occupe une place de choix. Il est en effet inadmissible que des individus prônant de telles doctrines puissent continuer à enseigner dans l’Université française et à diriger des thèses. Au cas où le ministre de l’Éducation se refuserait à prendre les sanctions qui s’imposent, là encore, il appartiendrait à tous les descendants d’esclaves et à tous ceux qui s’insurgent contre la négation des génocides coloniaux et contre le révisionnisme d’en prendre acte.

Par ailleurs, la Justice doit immédiatement être saisie tant des propos révoltants tenus par M. Pétré-Grenouilleau dans le Journal du Dimanche que des thèses ignobles développées dans son ouvrage.

J’en appelle donc -au nom des millions d’hommes, de femmes et d’enfants originaires d’Afrique et déportés par la France dans ses colonies d’Amérique – à tous les descendants d’esclaves français des Antilles pour qu’ils demandent, tous unis dans l’honneur et la dignité : à M. Christian Poncelet, président du Sénat de la République Française, de rapporter immédiatement la décision d’octroyer le prix du livre d’Histoire du Sénat à l’ouvrage de M. Pétré-Grenouilleau, à M. Gilles de Robien, ministre de l’Éducation, de le suspendre immédiatement de ses fonctions universitaires et à la Justice française d’appliquer à l’encontre de ce révisionniste la loi républicaine dans toute sa sévérité.

Paris le 13 juin 2005.

(*) Écrivain et historien, descendant d’esclaves français de la Guadeloupe, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie.

Annexes

1. Lettre de Claude Ribbe à M. Jacques Chirac, Président de la République française (3 juin 2002).

2. Intervention de Claude Ribbe au Sénat à la demande de M. Poncelet (30 novembre 2002).

3. Lettre du Comité du Deux décembre à Madame Alliot-Marie, ministre française de Défense (2 décembre 2004).

4. Lettre d’Alexandre Dumas à un groupe d’Haïtiens (5 août 1838).

Annexe 1.

Claude Ribbe le 3 juin 2002

À Monsieur Jacques Chirac,
Président de la République française,
Grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur.
Palais de l’Elysée
55-57 rue du Faubourg-Saint-Honoré
75008 Paris

Monsieur le Président de la République,

Thomas-alexandre Davy de La Pailleterie, né esclave en 1762 dans la colonie française de Saint-Domingue (aujourd’hui République d’Haïti) fils d’une Africaine déportée et d’un Normand, est amené en France par son père à l’âge de quatorze ans. Il s’engage en 1786 dans le régiment des dragons de la Reine sous le pseudonyme d’Alexandre Dumas. C’est en servant sous cet uniforme et sous ce nom qu’il rencontre, trois ans plus tard, Marie Labouret, une jeune fille de Villers-Cotterêts. De leur union, célébrée en 1792, alors que Dumas était lieutenant-colonel de la Légion franche des Américains et du Midi, composée d’hommes « de couleur » et commandée par Joseph de Bologne, dit chevalier de Saint-George (1745-1799) devait naître un autre Alexandre Dumas, l’un des plus grands écrivains français.

Général dès l’été 1793, le courageux et intègre Alexandre Dumas se distingue sur tous les champs de bataille de la Révolution et s’y conduit avec honneur et humanité. Après dix ans de rudes combats pour la Nation, il doit subir en Italie une captivité particulièrement humiliante et éprouvante avant de pouvoir retrouver enfin sa famille.

Le général Alexandre Dumas, mort en 1806 des suites de ses campagnes, dans la gêne et l’oubli, est sans doute le plus valeureux soldat de notre République. Il mériterait à coup sûr de continuer à reposer auprès de son fils, même au Panthéon. « Le plus grand des Dumas, disait Anatole France, c’est le fils de la négresse, c’est le général Alexandre Dumas de La Pailleterie, le vainqueur du Saint-Bernard et du Mont-Cenis, le héros de Brixen. Il offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d’oeuvre auquel il n’y a rien à comparer ».

Pourtant, au moment où l’ordre de la Légion d’honneur fut créé, le 19 mai 1802, Napoléon Bonaparte ne jugea pas utile de décorer Alexandre Dumas. Il fut ainsi l’un des rares officiers généraux de l’époque à être privé de cette distinction à laquelle des services exceptionnels lui donnaient pourtant un droit incontestable. C’est sans doute à cause d’une brouille survenue durant la campagne d’Egypte. Dumas s’était élevé contre les méthodes -trop brutales à son goût- utilisées par l’armée française contre les Turcs. On dit aussi que Bonaparte n’aurait pas pardonné au héros d’avoir refusé de prendre la tête de l’expédition répressive envoyée contre la colonie révoltée de Saint-Domingue au début de l’année 1802.

Quoi qu’il en soit, on sait que l’ordre de la Légion d’honneur fut créé la veille du rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises et quelques semaines avant la fermeture des frontières aux hommes et aux femmes « de couleur » (2 juillet 1802). Ce contexte nauséabond -que Bonaparte lui-même aurait regretté plus tard- n’était sans doute guère favorable à un Afro-Antillais né esclave dans une colonie qui se trouvait alors en pleine insurrection.

Vous avez accepté, Monsieur le Président de la République, de transférer les cendres de l’écrivain Alexandre Dumas au Panthéon. Il me semble que cela pourrait être l’occasion de rendre également hommage à son père, le général Dumas, en l’élevant à la plus haute dignité dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Ce serait une décision particulièrement opportune et symbolique au moment où, tandis que beaucoup prônent le devoir de mémoire, nous sommes si peu à oser évoquer le triste anniversaire du rétablissement de l’esclavage, qui ne saurait pourtant passer inaperçu, en particulier pour des centaines de milliers de Français d’Outre-mer. Elle signifierait, aux yeux de tous, que, même si le temps a passé, la République française n’oublie pas ceux qui l’ont défendue ; qu’elle condamne avec la plus grande fermeté toutes les formes de discrimination et d’exclusion, tous les crimes contre l’humanité.

Ce serait également une manière de compléter l’hommage rendu à l’écrivain Alexandre Dumas, blessé à jamais par le sort particulièrement injuste réservé à un père dont il tenait tant à honorer le nom et le souvenir. Ce père aurait pu être le héros d’un de ses romans mais, comme le disait un biographe, « pour ne pas être taxé d’invraisemblance, il confia aux mousquetaires la besogne que le général avait accomplie seul ». Ce serait enfin l’occasion de saluer l’exemple de Villers-Cotterêts, une commune où François 1er, le 10 août 1539, signait une ordonnance imposant l’usage de la langue française -l’acte fondateur de la Francophonie en quelque sorte- et qui, le 15 août 1789, deux cent cinquante ans plus tard, presque jour pour jour, accueillait un jeune homme de mérite et de cœur sans se préoccuper outre mesure de son apparence ni de ses origines et sans imaginer, bien sûr, que le fils de cet homme serait l’une des plus grandes et des plus attachantes figures de la littérature française.

J’ignore si la réglementation actuelle permet ou non d’attribuer la Légion d’honneur à titre posthume mais je suis convaincu que les textes doivent pouvoir s’adapter aux situations et aux gens qui en valent la peine.

C’est pourquoi je prends la liberté, Monsieur le Président de la République, de vous suggérer d’accepter, après avis des autorités et des associations concernées, feu Thomas-Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Alexandre Dumas, général de division de l’armée française, dans l’ordre de la Légion d’honneur et de l’élever à la dignité de grand-croix.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très respectueuse considération.

Claude Ribbe.

Annexe 2.

Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Ministre,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames, Messieurs,

Que dirait notre Alexandre Dumas de ces fastes républicains brusquement déployés autour de sa dépouille ? Nul ne le sait. Mais ce qui est sûr, c’est que s’il tenait la plume aujourd’hui, on ne se contenterait pas de dire qu’il est un écrivain. On jugerait utile, pour mieux le qualifier, d’ajouter qu’il est un écrivain «de couleur ». Ce serait un romancier « noir », un auteur « antillais ». On parlerait de sa « créolité », de son « africanité », de sa « négritude », de son « sang noir ». Bref, il aurait quelque chose de différent, de particulier, que sa couleur de peau désignerait et dont il n’aurait jamais la liberté de se défaire. En cette France du XXIe siècle, y aurait-il donc encore des gens pour croire à la « race », à la « pureté du sang » ? Faut-il attendre de tomber en poussière pour ne plus subir le regard des autres ? Faut-il attendre les honneurs posthumes pour ne plus être insulté ? Insulté, Dumas le fut, de la naissance à la mort. Il essuya, avec la dignité propre aux gens hommes d’esprit et de cœur, les plus sottes offenses. Et la plus douloureuse de ces offenses fut sans doute l’injustice faite à son père, le général républicain Alexandre Dumas, premier du nom. Dès lors, l’hommage éclatant de ce soir doit-il être aussi l’occasion de saluer solennellement la mémoire de ce très grand Français.

Car les Alexandre Dumas sont trois et le premier d’entre eux, père de l’écrivain, n’était en naissant qu’un esclave dans la partie française de l’île de Saint-Domingue, aujourd’hui république d’Haïti. Il ne s’appelait pas encore Alexandre Dumas. Il n’avait qu’un prénom -Thomas-Alexandre- et pas de nom de famille car les esclaves n’avaient pas le droit d’en porter. Un esclave : deux cent quarante ans après, avons-nous bien idée de ce que cela veut dire ? Une civilisation bafouée, un continent décimé, la déportation, la cale de ces bateaux bien français qu’on armait dans les ports et pas seulement de Nantes ni de Bordeaux. Le fouet, le viol, l’humiliation, la torture, les mutilations, la mort. Et après la mort, l’oubli.

Le roi Louis XIV, en instaurant en 1685 le Code noir, avait juridiquement assimilé les esclaves africains déportés dans les colonies françaises à des biens meubles. Et ce Code noir, ne l’oublions pas, excluait aussi les Juifs et les Protestants de ces mêmes colonies françaises. Dans l’article 13, le roi voulait que «si le père est libre et la mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement». Le père de Thomas-Alexandre était Européen -donc libre- mais la mère était esclave africaine et le Code Noir s’appliquait à cet enfant comme à des centaines de milliers d’autres jeunes captifs. En 1775, son père, pour payer un billet de retour dans le bateau qui le ramènerait en Normandie, le mit d’ailleurs en gage, comme on dépose un objet au mont-de-piété. Un an plus tard, le jeune esclave passait en France à son tour mais lorsque son pied toucha le quai du Havre, il n’en fut pas affranchi pour autant. Un principe admirable affirmait pourtant que la terre de France ne porte point d’esclave. Mais il y avait été dérogé par plusieurs textes, qui, tout au long du XVIIIe siècle, avaient rendu de plus en plus difficile la venue et le séjour en France des esclaves antillais et, plus généralement, des hommes et des femmes de couleur. Ainsi, dissimulé sous une fausse identité, le père d’Alexandre Dumas, n’était qu’un «sans-papiers».

Bravant ces difficultés, en s’engageant pour huit ans, en qualité de simple cavalier, dans le régiment des Dragons de la reine, il prit un nom de guerre : Alexandre Dumas. On a souvent dit que c’était celui de sa mère. Mais, étant esclave, elle n’avait pas de patronyme et les actes qui la désignent ne parlent d’ailleurs que de son prénom : Césette. Il pourrait bien s’agir alors de son nom africain et ce serait bien honorable pour ce jeune homme d’avoir ainsi rendu hommage à sa mère restée là-bas en servitude.

Aux Dragons de la reine, Alexandre Dumas rencontra trois camarades. L’un d’entre eux venait de Gascogne. Les quatre cavaliers restèrent liés par une amitié fidèle et combattirent ensemble pendant les guerres de la Révolution.

En 1789, la Déclaration des Droits de l’Homme, contrairement à ce que l’on croit souvent, n’était pas encore universelle. Elle ne concernait que les Européens. Il fallut attendre trois ans pour que des droits soient reconnus aux hommes de couleur libres. Cinq ans pour que l’esclavage soit aboli, en principe, et encore sous la pression d’une révolte qu’on ne pouvait contenir.

Alexandre Dumas, après s’être battu avec rage, dès le printemps de 1792, contre l’envahisseur, participa avec son ami Joseph de Bologne (dit chevalier de Saint-George) également né esclave, à la création d’un corps composé d’hommes de couleur : la Légion des Américains. Eux aussi furent des soldats de l’An II. Alexandre Dumas, en moins d’un an, fut le premier homme de couleur à devenir général de division de l’armée française. Accompagné des trois amis qu’il avait rencontrés aux Dragons de la reine, il prit bientôt le commandement de l’armée des Alpes et, bravant la peur, la neige et le froid, emporta les postes inexpugnables du Petit-Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Lorsqu’éclata l’insurrection royaliste de 1795, c’est Dumas qu’on appela pour sauver la République. Mais l’essieu de la voiture du général cassa deux fois. On attendait Dumas : ce fut Bonaparte. Celui-là n’était rien encore. Il passait juste par là et il mitrailla les factieux. Dumas le rejoignit et combattit à ses côtés. Ils sauvèrent la République. Mais pour combien de temps ? Ils chevauchèrent jusqu’en Italie. Ils galopèrent jusqu’en Autriche. Sur le pont de Brixen, seul sur sa monture, Dumas pouvait arrêter une armée entière. Jusqu’à Alexandrie, jusqu’aux Pyramides, il se battit encore pour la France.

Mais le général Dumas a d’autres titres de gloire : il protesta contre la Terreur, il protégea les prisonniers de guerre, il refusa de participer aux massacres, aux pillages, aux viols et aux tortures perpétrés contre les civils de Vendée, il finit par quitter l’armée d’Egypte, pensant que la République française n’avait pas besoin de ce genre de conquête.

Sur le chemin du retour, le général Dumas fut capturé et passa deux ans dans les geôles du roi de Naples où il subit des sévices qui lui laissèrent dans le corps et dans l’âme des séquelles ineffaçables.

A son retour en France, c’est un fils que lui donna son épouse. Il l’avait connue à Villers-Cotterêts, en 1789. Leur histoire d’amour commença dans la cour du château où, deux cent cinquante ans plus tôt, un grand roi, d’un coup de plume, avait donné son essor à cette belle langue que l’écrivain Alexandre Dumas honorerait mieux que quiconque.

Lorsque l’enfant de 1802 parut, le général était là. D’habitude, Marie-Louise Dumas accouchait seule. La République ne leur avait pas laissé beaucoup de temps pour vivre ensemble. Leur fils était libre, malgré sa couleur de peau. Cette année 1802, qui le vit naître, ne fait pas honneur à la France. Le 20 mai, Napoléon Bonaparte rétablissait l’esclavage. Nos livres d’histoire et nos spectacles n’en parlent pas volontiers. Il est un peu facile de dire qu’une femme-Joséphine-devrait seule porter la responsabilité de cette décision ignoble qui, aujourd’hui, aux termes d’une loi votée naguère en ces murs, constitue un crime contre l’Humanité. Le 28 mai 1802, à la Guadeloupe, le commandant Louis Delgrès et ses compagnons, pensant avec raison qu’on ne les laisserait pas vivre libres préférèrent mourir. Le lendemain, 29 mai 1802, Napoléon Bonaparte excluait de l’armée française les officiers de couleur, comme en d’autres temps on s’en prendrait aux officiers juifs. Cette mesure d’épuration raciale fut appliquée jusqu’aux élèves de l’Ecole polytechnique. Elle frappa douze généraux dont Toussaint Louverture et Alexandre Dumas. Le 2 juillet 1802, les frontières se fermèrent aux hommes et aux femmes de couleur, même libres. L’année suivante, le 8 janvier 1803, quelques semaines avant que le général Toussaint Louverture n’expire, privé de soins, dans la citadelle la plus glaciale de France, les mariages furent proscrits entre fiancés dont la couleur de peau était différente. C’est sur ce terreau que purent s’épanouir les théories françaises des Vacher de Lapouge et autres Gobineau qui furent, au siècle suivant, les inspirateurs de la barbarie nazie.

Bonaparte s’acharna, allant jusqu’à refuser de payer au général Dumas un arriéré de solde qu’il lui devait pourtant. Le héros, trop sensible, mourut de chagrin en 1806. Sa veuve, sans ressources, qualifiée de «femme de couleur» pour avoir épousé un ancien esclave, n’eut droit à aucune pension. Le jeune orphelin n’alla pas au lycée. Le général Dumas ne fut jamais décoré, même à titre posthume. Les généraux de couleur n’avaient pas droit à la Légion d’honneur.

Aujourd’hui, d’aucuns ont du mal à accepter que l’histoire d’un brave à la peau plus sombre que la leur ait pu inspirer l’écrivain français le plus lu dans le monde. Leurs préjugés les empêchent tout-à-fait d’imaginer un d’Artagnan noir.

Alors faut-il s’étonner si la statue du général Dumas, abattue par les nazis en 1943, n’est toujours pas remise à sa place ? Faut-il s’étonner si notre langue magnifique est souillée encore par ces mots qu’inventèrent les négriers ? Le mot de mulâtre par exemple, qui désigne à l’origine le mulet, une bête de somme hybride et stérile. Sans doute pour dire que les enfants de ceux dont la couleur de peau n’est pas identique font offense à la nature.

Mais à présent, n’est- ce pas le moment d’un coup de théâtre ? L’heure n’est-elle pas venue de jeter bas les masques ? L’heure de dire la vérité à qui voudra bien l’entendre. Quelle vérité ? Eh bien que les Dumas étaient des hommes de couleur originaires d’Afrique et que la France en est fière.

Mais si nous disons cela, chaque fois qu’un étranger frappera à notre porte, ne faudra-t-il pas se demander quand même, avant de la lui claquer au nez, si ce n’est pas le héros que la République appellera peut-être bientôt à son secours, s’il ne sera pas un jour le père d’un génie de l’Humanité ? L’Humanité : une, indivisible et fraternelle comme cette République que le général Alexandre Dumas aimait tant.

Annexe 3.

COMITE DU DEUX-DECEMBRE
Lettre ouverte à Madame Michèle ALLIOT-MARIE, ministre française de la Défense
Paris, le 2 décembre 2004.

Madame la Ministre,

Nous avons l’honneur de vous rappeler, pour les besoins de cette requête, des faits que vous n’ignorez pas.

Le 20 mai 1802, Napoléon Bonaparte a rétabli l’esclavage dans les colonies françaises ainsi que la traite négrière.

Le 2 juillet 1802, il a interdit le territoire français aux « nègres » et aux « gens de couleur ».

Le 3 janvier 1803, il a interdit les mariages « mixtes » en France.

Dès l’automne 1802, le gazage et les noyades ont été utilisés pour détruire la population d’Haïti qui résistait, comme celle de a Guadeloupe, au rétablissement de l’esclavage et de la traite négrière.

En mai 2001, le Parlement français adoptait une loi déclarant l’esclavage et la traite négrière « crimes contre l’humanité ».

C’est pourquoi, Napoléon Bonaparte, empereur des Français, tombant moralement sous le coup de cette loi, nous vous demandons, Madame la Ministre, afin de respecter la mémoire des esclaves et de leurs descendants, de bien vouloir faire apposer, sur le tombeau de l’Empereur, aux Invalides, une plaque précisant :

« Ci-gît l’homme glorieux qui a rétabli l’esclavage et la traite négrière en France ».

Ainsi la loi et la vérité triompheront de l’hypocrisie du moment.

Nous vous prions de croire, Madame la Ministre, à nos sentiments respectueux.

Pour le COMITE DU DEUX-DECEMBRE

Les soussignés,

Professeur CHORON
Gilbert COLLARD
Raphaël CONFIANT
Claude RIBBE
Louis SALA-MOLINS

Annexe 4.

«Mes chers compatriotes,

Souvent, j’ai été sollicité à la fois par des amis et par mon propre cœur de faire élever une statue à mon père ; cette statue, faite par l’un des meilleurs artistes de la capitale, grâce aux relations que j’ai avec tous, et à la fourniture que ferait du bronze le gouvernement, ne coûterait pas plus de 20 à 25 000 francs.

Voici donc ce que j’ai l’honneur de vous proposer, Messieurs :

Une souscription à 1 F serait ouverte parmi les hommes de couleur seulement, quelle que soit la partie du monde qu’ils habitent. A cette souscription ne pourront se joindre, pour les sommes qui leur conviendront, que le roi de France et les princes français, ainsi que le gouvernement d’Haïti, et si, comme il y a tout lieu de le croire, la somme, au lieu de se monter à 25 000 F, se monte à 40 000, on fondrait une seconde statue pour une des places de Port-au-Prince; et alors, j’irais la conduire et l’y ériger moi-même sur un vaisseau que le gouvernement français me donnerait pour l’y emporter. Je ne sais, Messieurs, si la douleur récente que j’éprouve [Alexandre Dumas vient de perdre sa mère] et qui réveille cette vieille et éternelle douleur de la mort de mon père, ne me rend pas indiscret, et ne grandit pas à mes propres yeux les mérites de celui que Joubert appelait la terreur de la cavalerie autrichienne et Bonaparte l’Horatius Coclès du Tyrol ; mais il me semble en tout cas qu’il serait bon que les Haïtiens apprissent à la vieille Europe, si fière de son antiquité et de sa civilisation, qu’ils n’ont cessé d’être français qu’après avoir fourni leur contingent de gloire à la France. »

Alexandre Dumas, 5 août 1838

Voir enfin la critique du Monde sur le livre de Claude Ribbe:

Quand Napoléon annonce Hitler
Le Monde du 01.12.05
Jérôme Gautheret
Le livre du jour

Autant le dire tout de suite : Le Crime de Napoléon n’est pas un livre d’histoire. En effet, il serait dangereux de prendre cet ouvrage pour autre chose qu’une charge polémique dirigée contre les « historiographes officiels », accusés de minimiser le passé esclavagiste de la France. Si la demande de relecture critique du fait colonial est légitime, on peut douter que ce pamphlet y contribue vraiment.

A l’heure du bicentenaire d’Austerlitz, le livre de l’écrivain guadeloupéen Claude Ribbe revient sur un épisode beaucoup moins glorieux : le rétablissement en 1802 de l’esclavage, aboli en 1794, et l’envoi dans les Antilles d’un corps expéditionnaire qui multiplia les exactions sans réussir à éviter la perte de Saint-Domingue.

Le récit de l’auteur est alerte et accablant. Mais ses partis pris créent vite un certain trouble. Ainsi de l’utilisation systématique et anachronique du terme de « génocide » pour qualifier la répression qui s’abattit sur les populations des Antilles : les exactions furent d’une violence extrême, mais rien ne démontre l’existence d’un « plan d’extermination » secret derrière les ordres lointains de Bonaparte. Par ailleurs, d’autres formules provoquent le malaise. Sous la plume de Claude Ribbe, les prisons qui accueillent les prisonniers déportés deviennent des « camps de concentration », les cales des bateaux dans lesquelles des hommes et des femmes périrent par étouffement, après avoir été intoxiqués au soufre, sont appelées « chambres à gaz »…

Ces analogies transparentes ont pour but de nourrir la thèse centrale de l’auteur, que par ailleurs rien n’étaye : Napoléon est « le premier dictateur raciste de l’histoire », « aventurier négrophobe » dont l’action « préfigure de manière évidente la politique d’extermination engagée contre les juifs et les Tziganes durant la seconde guerre mondiale ». Le rétablissement du Code noir annoncerait les lois de Nuremberg, et les massacres de l’armée napoléonienne seraient un avant-goût de la solution finale… Comme si le message n’était pas assez clair, l’éditeur a choisi pour illustrer la couverture une photographie d’Adolf Hitler se recueillant sur le tombeau de l’Empereur, en juin 1940. Une ultime provocation qui discrédite encore un peu plus le propos, sans doute promis à un bel avenir dans la confusion actuelle.

Au lecteur qui souhaiterait une synthèse sérieuse sur la période, on conseillera plutôt le récent Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe 1789-1802 de Frédéric Régent (Grasset). Une synthèse plus aride, mais autrement recommandable.

Voir encore:

Esclavage
Encore aujourd’hui
Eric Conan

L’Express

02/05/2006

La France s’apprête à célébrer, le 10 mai, la mémoire de la traite négrière. Une journée inspirée par la loi Taubira, qui continue de soulever l’inquiétude de nombreux historiens. Car, au nom du présent, on procède à une relecture partielle d’une tragédie dont le commerce transatlantique, jusqu’au XIXe siècle, n’est qu’un des épisodes. La persistance du phénomène, dans l’Afrique de 2006, en apporte malheureusement la preuve, comme le montre notre reportage au Niger

La première célébration, le 10 mai prochain, de la Journée des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions marque un tournant de la «politique mémorielle»: c’est non pas une date du passé qui est choisie pour commémorer un événement du passé, mais le présent qui commémore son propre regard sur le passé. Ce 10 mai renvoie en effet au 10 mai 2001, jour du vote de la loi Taubira, qualifiant la traite négrière transatlantique et l’esclavage de «crime contre l’humanité», date préférée au 27 avril 1848 (abolition définitive de l’esclavage en France).

Jacques Chirac a ainsi tranché, le 30 janvier dernier, au terme de la polémique sur l’article 4 de la loi du 23 février 2005 recommandant aux enseignants d’évoquer le «rôle positif de la présence française outre-mer». Ce texte, qui avait scandalisé nombre d’historiens, avait été retiré le 25 janvier, mais la loi Taubira, qui lui a servi de modèle et dont beaucoup d’historiens demandaient aussi l’abrogation, se voit sanctifiée. Ce paradoxe témoigne de l’ambiguïté de débats mémoriels qui prennent le pas à la fois sur l’Histoire et sur l’intérêt pour le présent, ce qu’illustre la question de l’esclavage.

Concernant le passé, les historiens s’inquiètent pour la vérité historique et pour leur liberté de recherche du fait de l’intrusion du législateur et du juge dans leur domaine. La loi Taubira procède en effet d’une lecture partielle en n’évoquant que «la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe». D’une tragédie qui appartient à la longue histoire de l’humanité elle ne retient, sur une séquence courte, que les faits imputables aux seuls Blancs européens, laissant de côté la majorité des victimes de l’esclavage. La terrible traite transatlantique, du XVe au XIXe siècle, ne constitue malheureusement qu’une partie de l’histoire de l’esclavage, qui comprend également la traite arabo-musulmane, laquelle a duré du VIIe au XXe siècle, et la traite intra-africaine, toutes deux plus meurtrières.

Le risque de voir cette histoire partielle, donc partiale, devenir histoire officielle a mobilisé les historiens quand l’un des meilleurs spécialistes actuels des traites négrières, Olivier Pétré-Grenouilleau, a été attaqué en justice au nom de la loi Taubira. Parce qu’il rappelait que la quasi-totalité des esclaves africains avaient été razziés non par des Blancs, mais par des négriers africains et que le commerce des esclaves était une routine sur le continent noir bien avant l’arrivée des négriers européens. Il lui était aussi reproché de réfuter l’application du terme de «génocide» aux traites négrières, contredisant ainsi le parallèle implicite entre l’esclavage et l’extermination des juifs qu’évoque l’exposé des motifs de la loi Taubira.

L’affaire Pétré-Grenouilleau a d’autant plus inquiété les historiens que la loi de 2001 précise dans son article 2 que «les programmes de recherche en histoire» devront accorder «la place conséquente qu’ils méritent» à la traite négrière et à l’esclavage, dont l’interprétation judiciaire risque de se limiter à la définition partielle que ladite loi donne. Et Christiane Taubira ne les a pas rassurés en déclarant que constituerait pour elle un «vrai problème» le fait qu’Olivier Pétré- Grenouilleau, professeur d’université, «payé par l’Education nationale sur fonds publics», continue d’enseigner ses «thèses» aux étudiants… Les historiens ne cessent d’ailleurs de voir leur rôle réduit par l’inflation mémorielle: s’ils avaient été encore sollicités lors des débats sur Vichy, on n’a plus eu besoin d’eux dans ceux sur la guerre d’Algérie et on les poursuit maintenant en justice à propos de la mémoire de la colonisation.

L’obsession pour un passé réinventé

Les enjeux du présent expliquent ces relectures du passé. Christiane Taubira déclare sans ambages qu’il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les «jeunes Arabes» «ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes». Ces logiques communautaires influent aussi sur le projet mémoriel La Route de l’esclave, décidé en 1993 par l’Unesco: Roger Botte, chercheur au Centre d’études africaines du CNRS, constate qu’il privilégie également la traite transatlantique du fait de «la pression des représentants du monde arabe et des Etats africains».

Les démarches identitaires d’associations revendiquant le statut de victimes de l’Histoire transforment les débats. Dieudonné et les Indigènes de la République ont ainsi avancé l’expression très problématique de «descendant d’esclave». Empruntée aux Noirs américains – chez qui elle correspond à une réalité historique – cette notion ne peut, avec des nuances, s’appliquer en France qu’aux populations originaires des départements d’outre-mer, mais pas à celles de l’immigration africaine, n’ayant aucun rapport généalogique avec l’esclavage, sinon une éventuelle filiation avec des marchands d’esclaves. «Si Dieudonné plaçait l’Histoire au-dessus de son fantasme mémoriel, comment l’humoriste franco-camerounais, né dans la banlieue parisienne, pourrait-il se revendiquer « descendant d’esclave »?» s’interrogent donc Géraldine Faes et Stephen Smith dans Noir et français! (Panama), ouvrage précis et passionnant qu’ils viennent de publier sur ces questions. Que signifie en effet revendiquer une identité victimaire et invoquer une «souffrance» avec cinq ou six générations de décalage? Est-elle assimilable aux souffrances et traumatismes transmis ou vécus directement, d’une génération à l’autre ou entre contemporains, qu’ont connus juifs, Arméniens, Bosniaques, Rwandais ou victimes du communisme? Et à quoi correspond l’application, à des siècles de distance, de la notion de «crime contre l’humanité», définie en 1945? Là réside le paradoxe le plus gênant, quand l’obsession pour un passé réinventé sert de substitut aux urgences du présent: le concept de crime contre l’humanité est une catégorie pénale dont l’objet est la poursuite de criminels; elle a ainsi permis de pourchasser au bout du monde les derniers criminels nazis. Or les criminels esclavagistes n’appartiennent malheureusement pas tous au passé lointain. Si l’histoire des traites européennes, qui se caractérise par sa relative brièveté et par leur abolition, est terminée depuis plus d’un siècle et demi, l’esclavage s’est prolongé dans de nombreux pays (dont l’Arabie saoudite) jusqu’au milieu du XXe siècle – c’est pour le dénoncer qu’Hergé a publié Coke en stock, en 1958. Et il persiste de nos jours dans certains pays, dont le Soudan, le Niger et la Mauritanie, qui l’a pourtant aboli officiellement en 1960, et de nouveau en 1980. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, il y aurait toujours plusieurs millions d’adultes en esclavage dans le monde et plusieurs associations humanitaires ont aujourd’hui pour objet le rachat d’esclaves: l’une d’elles a récemment racheté, au Soudan, un millier d’esclaves à raison de 50 dollars chacun dans la province de Bar el-Ghazal et, au Niger, les membres de Timidria continuent de lutter contre l’esclavage, malgré son abolition, en 1999 (notre reportage au Niger).

Ces militants anonymes ont le tort de vouloir libérer les victimes oubliées d’une histoire qui écrase encore plutôt que d’instrumentaliser une histoire révolue, comme le souligne l’un d’entre eux, Moustapha Kadi Oumani, en conclusion d’Un tabou brisé. L’esclavage en Afrique (l’Harmattan): «Il apparaît bien paradoxal, au moment où l’Afrique attend des excuses pour les effets dévastateurs qui ont laminé son potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques, qu’elle continue à pratiquer elle-même l’esclavage.»

COMPLEMENT:

Olivier Pétré-Grenouilleau : « Un esclavage qui n’a pas laissé de traces »

Propos recueillis par J. S.-V.

 Le Figaro

11/05/2006

LE FIGARO LITTÉRAIRE. – L’étude de Robert C. Davis montre que l’esclavage des chrétiens par les musulmans en Méditerranée n’a rien d’un phénomène anecdotique.

Olivier PÉTRÉ-GRENOUIL-LEAU. – En effet, c’est l’un des apports de ce livre, qui ouvre une nouvelle piste dans le champ des études sur l’esclavage. Jusqu’à présent, en dehors de quelques spécialistes, on pouvait penser que la captivité des chrétiens par les barbaresques relevait de la simple anecdote. Les récits de captivité, à commencer par celui de Cervantès, contribuaient à cette légende car ils étaient souvent romancés. Et il était surtout très difficile de se faire une idée de l’ampleur du phénomène. L’étude de Davis donne pour la première fois une analyse chiffrée. On se rend compte qu’il s’agit d’un esclavage d’assez grande ampleur qui est resté longtemps ignoré. Pour le XVIe siècle, le nombre des esclaves chrétiens razziés par les musulmans est supérieur à celui des Africains déportés aux Amériques. Il est vrai que la traite des Noirs ne prendra vraiment son essor qu’à la fin du XVIIe siècle, avec la révolution sucrière dans les Antilles. Mais, selon Davis, il y aurait eu environ un million de Blancs chrétiens réduits en esclavage par les barbaresques entre 1530 et 1780.

C’est un chiffre impressionnant.

Certes. Mais il ne faut pas se focaliser sur la question des chiffres, afin d’établir une sorte d’échelle de Richter des esclavages. Ce que le travail de Davis permet d’affirmer, c’est que cet esclavage des chrétiens entre le XVIe et le XVIIIe siècle renvoie à une réalité non négligeable. Rien de plus. S’il est resté pour une large part ignoré, c’est qu’il n’a pas laissé beaucoup de traces. Les esclaves blancs étaient en effet principalement, à 90%, des hommes, qui ne faisaient pas souche en terre d’Islam, à l’inverse des Africains aux Amériques. C’est aussi que le questionnement est souvent premier en histoire (on se pose des questions, puis l’on recherche les sources permettant éventuellement d’y répondre) et que cet esclavage n’a pas beaucoup intéressé les historiens.

L’asservissement des Blancs par les musulmans n’est-il pas cependant assez différent de celui subi par les esclaves africains aux Amériques ?

Il est différent à plusieurs titres. Tout d’abord, cet esclavage ne répond pas à la même logique. Au départ, les barbaresques se livrent à des opérations de course et de piraterie sur les côtes de la Méditerranée, comme c’est l’usage chez certains peuples marins depuis la plus Haute Antiquité. On avait pris l’habitude depuis l’époque byzantine de rédiger des traités prévoyant l’échange réciproque d’esclaves. Puis, les chrétiens se mobilisant pour «racheter» leurs proches tombés en esclavage, l’affaire devint plus rentable pour les razzieurs. C’est paradoxalement cette perspective financière qui accentua les raids musulmans à partir du XVIe siècle. En devenant directement et assez facilement monnayables, les esclaves devinrent des proies plus séduisantes que les navires ou les cargaisons. Les barbaresques se mirent alors à multiplier leurs razzias sur les côtes de la Méditerranée, notamment en Italie du Sud. Dans le cas de la traite transatlantique, l’esclavage répondait à un autre but : fournir une main-d’oeuvre bon marché aux colonies. Les Noirs ne pouvaient être rachetés mais seulement – rarement – se racheter eux-mêmes. Ils firent souche en Amérique, ce qui ne fut jamais le cas des chrétiens.

Il n’y a donc pas eu de traite proprement dite.

On ne devrait pas en effet parler d’une «traite» des Blancs car les musulmans cherchaient de l’argent plus ou moins rapidement, ils ne se sont pas livrés à un trafic de main-d’oeuvre. Au bout de quelques années, les esclaves chrétiens étaient soit rachetés et ils rentraient chez eux, ou ils disparaissaient. Le taux de mortalité était assez fort. Autour de 15%, selon Davis.

Certaines pratiques laissent penser que cet esclavage répond aussi à une volonté d’humilier les chrétiens, la préfiguration d’une sorte de «choc de civilisation» ?

Il peut y avoir eu un arrière-plan de lutte religieuse entre l’islam et la chrétienté. Avoir des esclaves chrétiens était une manière d’affirmer la primauté de l’islam. Mais ce critère n’était pas prioritaire, il pouvait simplement devenir un facteur aggravant dans certains cas. Les esclaves chrétiens ont d’ailleurs été traités d’une manière très différente selon les cas. Ils avaient des fonctions très variées. C’est là un trait distinctif entre les serfs, toujours attachés à la glèbe, et les esclaves. Certains ont servi comme domestiques, d’autres comme ouvriers agricoles, beaucoup ont moisi dans des bagnes.

Quand cette pratique a-t-elle cessé ?

On évoque encore cette question en 1815 au congrès de Vienne. Mais, dès le début du XIXe siècle, les avantages de la course et de la piraterie ont considérablement baissé et cette pratique va disparaître. En conclusion, je reprocherai surtout au travail de Davis de n’avoir pas assez inscrit cette traite dans le cadre de l’esclavage en Méditerranée. C’est ainsi que des Occidentaux, je pense par exemple à l’ordre de Malte, possédaient eux aussi des esclaves musulmans. Il faudra d’ailleurs attendre l’invasion de Malte par Bonaparte pour qu’ils soient libérés…

Propos recueillis par J. S.-V.

18 Responses to Histoire: Quelques vérités gênantes sur la traite des Noirs (Olivier Pétré-Grenouilleau)

  1. emma dit :

    vou ete fou et t’imbr de maltret des jen inosen povre d’bil mentale

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  2. diallo dit :

    Je suis d’origine guineen et je vis actuellement au senegal comme etudiant.Cette histoire (traite négrière) est un commerce inhumaine.Jusqu’à present l’afrique souffre ce commerce.La pauvreté et le mal organisation de l’afrique est du à ce commerce.C’est pouquoi qu’on ne peut pas oublié cette histoire.

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  3. naila dit :

    je suis comorienne et vis actuellement au comore
    cette histoire present l’afrique souffre ce commerce . LA PAUVRETE ET LE MAL ORGANISATION DE l’afreque est du à ce commerece
    c’est pourquoi qu’on ne peut pas oublie cette histoire car moi meme je suis un afriquenne

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  4. gaga dit :

    meme si c d europeens mais pardons ils sont trop mechant

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  5. lionel dit :

    bande de conare

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  6. […] un récent article de the Economist et après l’omerta sur les traites arabe et africaine […]

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  7. […] Le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. Olivier Pétré-Grenouilleau […]

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  8. […] Le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. Olivier Pétré-Grenouilleau […]

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  9. […] Le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. Olivier Pétré-Grenouilleau […]

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  10. […] L’abolition est due au grand réveil religieux: sous l’impulsion des pasteurs, des centaines de milliers d’Anglais signent des pétitions contre l’esclavage. Olivier Pétré-Grenouilleau (…) Le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. Olivier Pétré-Grenouilleau […]

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  11. […] L’abolition est due au grand réveil religieux: sous l’impulsion des pasteurs, des centaines de milliers d’Anglais signent des pétitions contre l’esclavage. Olivier Pétré-Grenouilleau (…) Le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. Olivier Pétré-Grenouilleau […]

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  12. jcdurbant dit :

    Voir aussi:

    Olivier Grenouilleau, l’artisan historien
    Julie Clarini
    LE MONDE DES LIVRES
    03.07.2014

    Olivier Grenouilleau entend écrire l’histoire de l’esclavage, sa spécialité, « honnêtement et sérieusement ». Même si son objet, très politique, lui a valu de se trouver, à son corps défendant, au centre de violentes polémiques.

    Il aime regarder les arbres en travaillant. C’est, peu ou prou, tout ce qu’on saura de personnel sur lui. Le plus important est son œuvre d’historien. Elle l’a propulsé en esprit bien loin des « paysages vallonnés et des ciels nuancés » du pays nantais qu’il affectionne depuis son enfance et où il a passé une partie de sa vie. En s’intéressant à l’histoire de l’esclavage, Olivier Grenouilleau a brassé, à 52 ans et une quinzaine de livres, des cultures et des régions plus vastes que ce dont pouvait rêver l’écolier avide d’exotisme qu’il était : l’Inde des Moghols, la Chine des Han, la Russie du XIXe siècle ou la Sparte antique… Ce matériau gigantesque, il s’en est saisi avec application, acquis à l’idée que les choses ne prennent sens que mises en relation les unes avec les autres, comparées les unes aux autres.

    « PARVENIR À LIER LE GLOBAL ET LE SINGULIER »

    Avec son nouveau livre, Qu’est-ce que l’esclavage ?, il est encore question de ça, de « parvenir à lier le global et le singulier » en tentant de répondre à une question toujours escamotée, bien que très ancienne : comment définir la condition d’esclave ? Est-ce une vie de labeur, une vie sacrifiée, l’homme réduit, tel Spartacus, à faire la bête, de somme ou de foire ? Ou est-ce la simple privation de liberté, mais alors de quelle liberté ? Pas si évident… Certains esclavagistes américains affirmaient que leurs possessions vivaient mieux que les prolétaires européens de la révolution industrielle. Peut-être pas sans raison. Faut-il s’appuyer sur la stricte alternative liberté ou servitude ? Mais comment distinguer cette forme d’aliénation de la condition du serf ? Ou même du domestique – un état qui paraissait si proche de l’esclavage aux Montagnards que, en 1793, ils décidèrent de l’abolir ? L’historien en vient à dresser, dans son ouvrage, un tableau sophistiqué de tous les modes d’exploitation du travail. Les siècles ont vu en effet s’instaurer des formes de dépendance extrêmement diverses, du péonage (paysan employé à demeure sur une terre) au clientélisme, en passant par le travail forcé et le salariat, « sans doute le mode d’exploitation le plus souple ».

    Cette approche exhaustive est le cœur de la méthode d’Olivier Grenouilleau, lui qui se revendique de « l’histoire globale », définie comme la volonté d’étudier un phénomène dans l’espace et la durée, sous « toutes ses coutures ». L’objet se dévoile dans l’exercice de la comparaison,exercice délicat que les historiens manient avec prudence, mais qu’il assume pleinement : « Il n’y a pas d’histoire sans comparaison, qu’elle soit explicite ou non et, par définition, on ne compare que des objets par nature différents. Aussi, lorsque j’ai intégré dans un même ouvrage les traites négrières internes, orientales et occidentales, c’était parce qu’elles étaient historiquement liées, afin de mesurer leurs points communs, mais aussi leurs différences ; absolument pas pour les réduire à l’identique. » Ce sera la seule allusion de sa part à la polémique dont il fut la cible après la parution de son ouvrage, en 2005, Les Traites négrières (Gallimard) : certains le soupçonnèrent de vouloir dédouaner l’Europe de son rôle moteur dans le commerce négrier.

    Lors d’un entretien de presse écrite, paru au lendemain de la remise du Prix du livre d’histoire du Sénat, il avait, par ailleurs, précisé que, selon lui, les traites négrières n’étaient pas « des génocides », que « le génocide juif et la traite négrière étaient des processus différents ». Accusé, cette fois, de « racisme » et de « révisionnisme », violemment pris à partie sur les blogs et autres réseaux sociaux, il fut assigné en justice par le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais (dont l’avocat était Me Gilbert Collard), au nom de la loi Taubira du 21 mai 2001 reconnaissant l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité. Si les plaintes furent finalement retirées, de nombreux historiens, heurtés par ces attaques contre l’autonomie de la recherche, lancèrent l’appel « Liberté pour l’histoire ». Signée par dix-neuf historiens, dont Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, cette pétition qui demandait, de manière radicale, non seulement l’abrogation de la loi Taubira, mais également celle de la loi Gayssot, (tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe), ainsi que les lois qualifiées de « mémorielles », provoqua des débats sans fin dans la communauté historienne.

    REMPLI SA MISSION

    Des traces qu’a laissées la bourrasque juridico-médiatique sur cet homme qui aime les doux vallons de l’Ouest et ses cieux sereins, on ne saura pas grand-chose. Toujours la même réserve. Pour lui, l’histoire et la politique sont deux champs distincts, qui ne devraient pas se mêler. « L’engagement, pour moi, c’est combattre les a priori, rechercher la vérité. C’est faire son métier, honnêtement et sérieusement, comme le ferait un bon artisan. » Même refus de commenter les demandes de réparation émanant de certaines associations : ce n’est pas le rôle de l’historien de désigner les coupables. On devine qu’il a traversé la tempête en s’accrochant à une certitude, celle d’avoir rempli sa mission.

    Ce sens du devoir accompli n’est pas pour lui de petite importance. S’il est une chose que lui ont léguée ses parents, dit-il – père facteur, mère ouvrière –, c’est le goût du travail bien fait. Pour le reste, il s’est construit tout seul, s’achetant l’Encyclopedia universalis avec son premier salaire d’été. « Des lectures plutôt que des contacts », voilà ce dont a disposé l’étudiant. A l’époque, il se passionnait, à la faculté de Nantes, pour les cours de Serge Daget, le grand spécialiste de la traite atlantique. Il choisit comme sujet de thèse les familles négrières nantaises. Un sujet peu porteur à l’époque : « C’était un peu comme s’enterrer. » Il décide, de surcroît, d’étudier cette bourgeoisie négociante dans la longue durée, sur les traces de Fernand Braudel, quand la mode est alors à la micro-histoire. Autant dire que ce n’est pas l’ambition académique qui porte le jeune homme. Il décrit la suite de ses recherches comme des cercles qui ne cessent de s’élargir : partant des familles de négociants-armateurs, il s’intéresse au capitalisme négrier ; du trafic des êtres humains à l’esclavage ; enfin, de la condition d’esclave aux abolitionnistes.

    Lui qui semblait sur la réserve, sinon sur ses gardes, se libère quand il veut convaincre de l’incroyable rupture culturelle contenue dans l’idée d’abolir l’esclavage. Une vraie révolution, en réalité, des mentalités et des sensibilités – et le sujet d’un livre à venir. Il s’anime soudain, lui qui affirme aimer faire comprendre autant que comprendre. « La vraie tâche de l’intellectuel, c’est de rendre accessibles des choses complexes », insiste-t-il. Amoureux de pédagogie, ancien professeur de lycée, il est devenu prof de fac à Lorient après sa thèse, puis à Sciences Po à Paris ; il est aujourd’hui inspecteur général de l’Education nationale. Sans avoir abandonné la recherche.

    Visiblement, l’ancien étudiant atypique n’est pas devenu, avec le temps et la reconnaissance, un homme avide de pouvoirs. Régner sur le département d’une grande faculté parisienne ne le fait pas rêver. Olivier Grenouilleau, anciennement Pétré-Grenouilleau – il a ôté ce premier patronyme à la suite d’un divorce –, habite maintenant près d’Angers. Finalement, rien ne prédisait que cet historien aurait tant d’histoires, lui qui semble si peu les aimer et qui n’a d’ambition, on l’aura compris, que pour la grande. La preuve, son prochain livre : une histoire mondiale des esclavages.

    Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, d’Olivier Grenouilleau, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 416 p., 23,50 €.

    Julie Clarini
    Journaliste au Monde

    « Hommes en sursis ». Critique et extrait

    A force de regarder les ouvriers des usines chinoises comme les esclaves des temps modernes, on en oublierait que le terme « esclavage » désigne une forme d’exploitation de l’homme très particulière. Les prolétaires ne sont pas des esclaves, lesquels peuvent parfaitement – c’est arrivé dans l’histoire – être riches et bien portants. En réalité, les critères de définition ne sont pas si simples à circonscrire. Qu’est-ce que l’esclavage ? tente de répondre à une question qui, depuis l’Antiquité, a suscité une ample littérature, souvent focalisée sur la justification d’une pratique dont il fallait s’accommoder, parfois non sans réticences.

    Olivier Grenouilleau s’attaque aux multiples confusions entretenues sur l’état de servitude et aux « miroirs déformants » de la modernité pour rappeler que l’histoire a connu de nombreux degrés de dépendance des hommes entre eux, qu’il s’agisse du servage ou de l’hilotisme. Parmi ceux-là, la servitude est le système qui assure à l’exploiteur « la plus grande gamme de services possible, l’esclave étant par définition l’homme, la femme ou l’enfant à tout faire ». Outre cette forme particulière d’utilité – qu’on ne peut rabattre sur la notion de rentabilité –, l’esclave se caractérise par le fait qu’il est toujours un « autre », un étranger, une personne exclue de la communauté ou considérée comme inférieure ; il est aussi un corps à domestiquer, paradoxalement utile en tant qu’il est homme et non animal, une sorte d’« homme en sursis ». L’enquête intellectuelle fascine par les ­dimensions historiques et culturelles qu’elle brasse. J. Cl.

    Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, d’Olivier Grenouilleau, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 416 p., 23,50 €.

    Extrait

    « On trouve encore dans certains ouvrages une histoire dont l’origine reste à élucider. On y raconte qu’un jour des cannibales décidèrent de garder des prisonniers à leur service au lieu de les dévorer. C’est ainsi que seraient apparus les premiers esclaves. Le cannibalisme renvoyant à l’image de la barbarie, au monde d’avant l’humanité, faire coïncider l’invention de l’esclavage avec la fin d’une pseudo-époque cannibale, c’est l’inscrire aux origines mêmes des sociétés humaines. Considérer les premiers esclaves comme des hommes ayant évité le plus atroce des sorts, c’est aussi faire de l’esclavage une sorte de “progrès”. L’idée n’est donc pas neutre. »

    Qu’est-ce que l’esclavage ?, page 282

    Parcours

    1962 Olivier Grenouilleau naît en Haute-Savoie.

    1996 L’Argent de la traite (Aubier).

    1999 Il est professeur des universités et membre de l’Institut universitaire de France.

    2005 Les Traites négrières (Gallimard).

    Décembre 2005 Pétition « Liberté pour l’histoire ».

    2007 Membre de l’Academia Europaea.

    2013 Et le marché devint roi (Flammarion).

    Le Monde

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