Washington de notre correspondant

Un gros Saddam fait un pied de nez, tire la langue et postillonne abondamment. En dessous, serrés l’un contre l’autre sous un parapluie, un Français et un Allemand sourient béatement. Le Français (béret, moustache) : «Oo-la-la ! Zee weather ees très magnifique ! Non ?» L’Allemand (chapeau, cravate culotte de peau) : «Ja ! Bootiful, Mein Freund !» Paru dans le Miami Herald, l’un des grands quotidiens américains, ce dessin illustre la nouvelle bouffée de French bashing («bastonnade de Français»), qui s’est emparée des médias américains depuis une semaine. Avec, cette fois, une légère variante, l’Allemagne partageant le sort de l’Hexagone.

«Echec moral». Après la prise de position commune des deux pays («Rien ne justifie la guerre»), les esprits des conservateurs se sont échauffés. Pour désigner le couple européen, une expression, Axis of Weasel, fait florès ; Weasel désigne une belette, mais aussi, au sens figuré, un personnage sournois, une planche pourrie. Le New York Post en a fait sa manchette le 24 janvier.

Lors d’une conférence à l’American Enterprise Institute, Richard Perle, le très influent et très «faucon» président du Defense Policy Board, organisme consultatif auprès du Pentagone, l’a publiquement reprise à son compte. Selon lui, «l’axe des sournois» manifeste sa frustration de voir que «les Etats-Unis ont repris le leadership du monde». La France et l’Allemagne, ajoute Perle, affichent «leur incapacité à défendre les valeurs des démocraties libérales». Pour illustrer cet «échec moral», l’animateur de la conférence, le politologue Norman Ornstein, ajoute que Chirac n’éprouve aucune honte à recevoir le mois prochain le président du Zimbabwe Robert Mugabe. Dans la presse conservatrice, c’est un festival. Les Français, ces «singes capitulards mangeurs de fromages» (1), étaient munichois, ils ont violé l’embargo sur l’Irak, ont construit la centrale nucléaire d’Osirak et lorgnent les contrats pétroliers…

Récurrente, cette poussée antifrançaise est pourtant différente des précédentes. Car cette fois, la France a aussi des supporters aussi passionnés. «La semaine dernière, on a été débordés d’appels et d’e-mails. Pour un message d’insultes, il y avait trois messages d’encouragements. Des tas gens qui nous disaient : « Tenez bon ! »», assure un porte-parole de l’ambassade de France. La presse progressiste prend d’ailleurs la défense de l’Hexagone. «Ce n’est pas parce que les Français sont « pénibles » [en français dans le texte, ndlr] qu’ils ont toujours tort», écrivait, hier, Nicholas Kristof dans le NewYork Times, jugeant «puéril» de ne pas écouter leurs arguments. Le magazine de gauche The Nation a consacré sa une aux Français en essayant d’expliquer qu’ils étaient plus anti-Bush qu’antiaméricains (titre : «USA Oui ! Bush Non !»). Le magazine en ligne Slate tente d’élargir le débat : «Pourquoi nous haïssent-ils ?» Selon l’auteur de l’article, Chris Suellentrop, le problème de fond vient de la proximité entre les deux pays : «Comme les Etats-Unis, la France se voit comme une grande nation méritant la puissance, comme la terre de naissance de la démocratie, et considère que le monde serait avisé de copier son système culturel et politique.»

Nouvelle hypocrisie. De leurs côtés, les conservateurs ne voient dans le récent raidissement français qu’une nouvelle hypocrisie. Pour William Safire, qui rédigeait autrefois les discours de Nixon et qui tient aujourd’hui une chronique dans le New York Times, c’est le chancelier allemand, tenu par les Verts sur la question de la guerre, qui a fait basculer Paris. «Schröder a fait une offre que Chirac ne pouvait refuser : asseoir la domination franco-allemande sur les vingt-trois autres nations d’Europe continentale.» Selon lui, c’est donc seulement pour mieux sceller le changement du système de présidence de l’Union européenne que Chirac aurait accepté de s’aligner sur les positions allemandes. Richard Perle quant à lui, n’exclut pas que les Français lâchent les Allemands au dernier moment. Ce qui, selon lui, «ne serait pas la façon la plus glorieuse» de rejoindre la coalition….

(1) L’expression est tirée d’un épisode des Simpsons dans lequel le jardinier de l’école, Willie, devant faire un remplacement dans une classe de français, s’exclame : «Bonjour, you cheese-eatin’surrender-monkeys.»

Voir enfin:

Un mal français
Eric Conan
L’Express
10/04/2003

Le dégrisement est d’abord venu du Premier ministre, qui a jugé nécessaire de déclarer officiellement qu’il ne fallait pas considérer les Américains comme des «ennemis», que le «camp de la France» était «celui de la démocratie», auprès des Etats-Unis, et qu’il souhaitait leur victoire en Irak. L’intuitif Jean-Pierre Raffarin a décidé de sortir de la réserve qu’il affichait jusqu’alors après la lecture du sondage Ipsos-Le Monde révélant qu’un tiers seulement des Français se sentait solidaire du Royaume-Uni et des Etats-Unis, tandis qu’un autre tiers souhaitait la victoire de l’un des pires tyrans. Peu après, Jacques Chirac lui-même a jugé bon de préciser lors d’un déjeuner avec des sénateurs de la majorité que, malgré son grave différend avec les Etats-Unis, ceux-ci restaient les «alliés» et des «amis» de la France.

Ces rappels pédagogiques au plus haut niveau s’efforcent de répondre à la poussée d’antiaméricanisme qui a surgi en France dès le début de la crise irakienne et explosé depuis l’intervention militaire. Les manifestations pacifistes ont vu naître des slogans et banderoles assimilant Bush à Hitler, des mots d’ordre antisémites, des portraits de Saddam Hussein et des drapeaux irakiens, l’unanimisme politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, encourageant chacun à développer son style sans retenue, de Jack Lang – «Bush, Ben Laden, même combat» – à Rivarol dénonçant la «Busherie kasher».

L’antiaméricanisme se définit non par l’hostilité aux Etats-Unis, mais par la manière déraisonnable, irrationnelle, de l’exprimer: mépris des faits, démesure, mauvaise foi, mensonge historique, injures. C’est un mystère français: la critique des dirigeants américains, exercice légitime et plus que nécessaire compte tenu de leur style et de leur comportement présent et passé, dérape invariablement dans la bêtise antiaméricaine, comme l’avoue ingénument Noël Mamère, revendiquant d’être un «antiaméricain primaire». Cette ivresse française, qui dissout sang-froid et sens de la nuance, fait perdre leur subtilité aux meilleurs esprits. Ainsi, Jean Daniel voit dans George W. Bush un «cow-boy à tête de boeuf» quand Jacques Julliard qualifie ses conseillers de «demi-fous» représentant une «arme de destruction massive» pour le monde occidental.

La poussée actuelle d’antiaméricanisme ne constitue que la dernière éruption, sérieuse, d’une vieille passion française. Philippe Roger, qui lui a consacré un passionnant essai (L’Ennemi américain, Seuil), parle même de «tradition française». Tradition curieuse – il relève que, parmi tous les mots de la langue française formés avec le préfixe «anti», «antiaméricanisme» est le seul qui s’applique à un pays – et tradition paradoxale, puisque la France est la seule des grandes nations européennes à n’avoir jamais été en guerre avec les Etats-Unis.

Né il y a plus de deux siècles, lors de la création de la nation américaine, l’antiaméricanisme est un phénomène complexe, les cibles de sa détestation concernant, selon les époques, l’Amérique de l’intérieur – l’American way of life, son style, sa culture – ou son rapport à la planète – puissance commerciale, culturelle, militaire.

La nazification de l’adversaire

Un conflit oedipien semble être à l’origine de cette relation troublée. La France, qui fut la première, en 1778, à aider et à reconnaître l’Amérique dans la famille des nations, a vite été intriguée par le bouillonnement de ce pays neuf. Les élites issues des Lumières étaient partagées entre l’intérêt pour l’énergie déployée par ces immigrants ayant fui l’Europe et le dégoût pour leur brutalité et leur évident manque de raffinement. D’où cette tradition littéraire qui commence avec Stendhal – indisposé par ce peuple «sans opéra» – et Baudelaire, qui, mis à part Edgar Poe, ne voit qu’une «barbarie éclairée au gaz». Si Clemenceau reprend cette thématique – «Les Etats-Unis sont le seul pays à être passé de la préhistoire à la décadence sans passer par le stade de la civilisation» – l’antiaméricanisme le plus virulent vient d’abord de la droite, effrayée par le magma de races et d’origines indistinctes que constitue cette nation sans histoire, qui dénie toute valeur aux aristocraties de naissance et aux hiérarchies figées pour magnifier la réussite individuelle, le matérialisme et l’argent.

Mais la signification et le poids de cette contrée exotique changent quand, à la surprise générale, elle défait en 1898 une puissance européenne – l’Espagne – dans la guerre de Cuba. La découverte de la «puissance américaine» s’installe définitivement dans tous les esprits vingt ans plus tard, quand elle décide du sort de la Première Guerre mondiale. Pour la première fois, on voit des GI. Un style inconnu. L’on s’intéresse alors à cette société américaine qui fascine tout autant qu’elle fait peur. Scènes de la vie future, de Georges Duhamel, symbolise cette lecture d’une société soumise au machinisme, à l’artifice, où la qualité et le raffinement meurent sous le poids de la masse. C’est l’univers froid et cynique du capitalisme de Tintin en Amérique et la folie de l’efficacité et de la vitesse du Testament de M. Pump, que décrira Hergé juste après la Seconde Guerre mondiale et qui suscite un antiaméricanisme de gauche qui ne va cesser de croître: l’antiaméricanisme rabique de Sartre succède à celui de Maurras.

Parce que le stalinisme, contrarié dans ses ambitions territoriales par l’US Army, a décrété que là résidait le mal suprême, le Parti communiste français et une partie de la gauche seront au diapason de cet antiaméricanisme militant largement relayé dans la société. Notamment au travers de l’important Mouvement pour la paix, typique de ces organisations d’ «idiots utiles» chers à Lénine, qui sera pendant les longues décennies de la guerre froide l’un des outils de Moscou auprès de l’opinion française.

Cette origine stalinienne de l’antiaméricanisme français contemporain explique sa rémanence actuelle au sein des organisations d’extrême gauche. Mais ses sources à droite et à l’extrême droite ne se sont jamais taries et ce consensus transpolitique explique son impunité et sa longévité, d’autant plus que le général de Gaulle a pu apparaître à un moment comme un renfort de poids. Il était cependant loin d’être antiaméricain: ses rapports difficiles avec Washington résultaient de son ambition de voir une France indépendante ne pas être traitée en «mouton» par un allié dont il jalousait en fait le sens national. Et auquel il n’a jamais fait défaut. Il réagira dans l’instant lors de la crise de Berlin, en 1961, et surtout dans l’affaire des missiles soviétiques de Cuba, en 1962: annonçant sans marchandage ni contrepartie sa solidarité avec Kennedy, il refusa théâtralement de regarder les preuves qu’il lui envoyait pour se fier à sa seule «parole». Les discours et livres de De Gaulle, exempts de toute trace d’antiaméricanisme, contiennent d’ailleurs des notations très affectueuses sur Kennedy. Et, de même, aucun autre homme d’Etat français n’a eu droit de la part d’un dirigeant américain à l’éloge que lui ont réservé Nixon et Kissinger dans leurs Mémoires.

Mais la force de cet antiaméricanisme pluriel doit aussi beaucoup à? l’américanisme, qui lui livre des alibis avec générosité: il y a toujours, même quand on leur doit beaucoup, de bonnes raisons de se dire mécontent des Etats-Unis. A commencer par leur nombrilisme. Contrairement à ce que laisse croire leur logorrhée – plus ancienne qu’on ne le dit – opposant le «Bien» et le «Mal», ils n’agissent, comme le rappelle Stanley Hoffmann, l’un des Américains les plus francophiles, «que si leurs intérêts nationaux sont gravement menacés». C’est le principe de réalité qui les fait déroger à leur vrai penchant, l’isolationnisme. Et, dans ce cas, leur politique extérieure prend souvent la forme d’une «charge d’éléphant», selon le mot de Doris Lessing. En 1917, ils sont intervenus tardivement et, malgré le désastre européen de l’après-guerre, n’ont eu de cesse d’être prioritaires sur les réparations de guerre. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il a fallu l’attaque japonaise de Pearl Harbor et – on l’oublie trop souvent – la traumatisante attaque sous-marine allemande sur les côtes est et sud des Etats-Unis pour qu’ils s’investissent dans le conflit et finissent par renoncer à leurs excellentes relations avec Vichy. Il fallu l’insistance de Churchill pour qu’ils atténuent leur mépris pour de Gaulle et la France libre. C’est aussi en raison de l’intérêt vital de leurs pilotes que les bombardements qui ont précédé le Débarquement, effectués à haute altitude et sans précision, au contraire de ceux des pilotes anglais, firent tant de victimes civiles en France.

En 1917 comme en 1942 ou lors de la guerre froide, leur entrée en lice se justifie donc par la menace sérieuse que faisait peser sur leur intérêt national la dangerosité du désordre mondial provoqué par le nationalisme, le fascisme ou le communisme. Ce réflexe d’autoprotection a des conséquences positives et négatives. Le souci de la démocratie est ainsi souvent passé après leurs intérêts, comme l’ont constaté à leurs dépens les républicains espagnols, les démocrates de Grèce, d’Indonésie et de tant de pays d’Amérique latine, tout comme, en 1991, les opposants irakiens qu’ils avaient poussés au soulèvement. En revanche, l’Europe, et en particulier la France, sont bien placées pour savoir que l’intérêt américain a toujours correspondu au sauvetage de leur propre liberté. Le sort de la France à l’issue des deux conflits mondiaux leur doit beaucoup et l’Europe de l’Ouest, qui a tendance à l’oublier, n’a pu vivre dans la paix et la prospérité de 1945 à 1989 qu’en raison de leur résistance à la menace soviétique et de l’important engagement militaire américain sur ses territoires.

Paradoxalement, cette dette énorme pourrait alimenter l’antiaméricanisme, comme le suggère Philippe Roger, qui parle du «complexe de M. Perrichon», en référence à ce personnage de Labiche qui en veut hargneusement à son jeune sauveur parce qu’il lui doit la vie. Des générations d’étudiants français ont entendu leurs professeurs leur marteler que le plan Marshall, qui a permis aux Français de vivre décemment pendant plusieurs années après la Libération, ne devait rien à l’altruisme mais tout aux intérêts de l’économie américaine. Et, pendant des décennies, la prouesse du Parti communiste français a consisté non seulement à faire croire au paradis soviétique, mais aussi à «nazifier» l’Amérique – les crimes réels de l’URSS étant niés au profit des crimes inventés, tels ceux imputés en Corée au général «Ridway la Peste» – et à l’accuser de vouloir empoisonner la jeunesse avec le Coca-Cola ou la rendre folle avec sa musique.

Cette inversion des torts a durablement marqué les réflexes de la gauche dans toutes ses variantes: les Verts se sont plus déchaînés à propos des controversés OGM que du désastre de Tchernobyl et Guy Bedos peut répéter sans problème: «Le dollar d’aujourd’hui, ça me rappelle l’uniforme vert-de-gris d’hier.» Inversion qui a rapidement resurgi au lendemain du 11 septembre sous la forme d’une jubilation plus ou moins dissimulée face à la blessure infligée à New York. On se souvient des sifflets qui ont fusé à la Fête de L’Humanité quand Robert Hue a demandé une minute de solidarité avec les victimes du World Trade Center. Et de la pétition de 113 intellectuels français, fin 2001, affirmant que les Etats-Unis avaient été frappés à la mesure de leurs forfaits passés. Jubilation que l’on devine aujourd’hui dans la façon qu’ont certains médias de relater les bavures et difficultés des troupes «anglo-américaines».

Lorsqu’elle est exprimée rationnellement dans les sondages, l’opinion antiaméricaine présente une constante: quelle que soit l’époque, le premier mot que les Français associent à «Etats-Unis» est le mot «puissance», bien avant «liberté» ou «démocratie». Cette puissance américaine, bouc émissaire de toutes les misères et impuissances, aliment d’un ressentiment permanent. Ce n’est pourtant pas l’ «hyperpuissance» américaine qui explique son intervention en Yougoslavie, mais l’impéritie européenne. Ce n’est pas l’impérialisme américain qui explique l’invasion des McDo, mais l’incapacité commerciale française de concevoir cette forme de services adaptés aux jeunes.

Parce qu’il associe mimétisme, jalousie, ranc?ur et sentiment d’impuissance, l’antiaméricanisme varie sensiblement selon les secteurs de la société française. Les domaines qui impressionnent les Américains ou qui leur font concurrence, tels les milieux de la mode, du luxe ou des industries performantes, comme l’aéronautique, sont peu américanophobes. En revanche, l’antiaméricanisme imprègne beaucoup plus le monde de la politique, de la diplomatie et surtout l’industrie culturelle. Ainsi, c’est le milieu sociologiquement le plus américanisé – celui du cinéma, de la télévision, du disque, des jeux vidéo – qui manifeste la plus forte animosité, comme en témoigne la mobilisation contre l’ «impérialisme culturel américain» autour du Gatt puis de l’OMC avec des comportements agressifs, ne reculant pas devant l’éternel procédé de la nazification de l’adversaire. Jack Lang avait illuminé son sacre de ministre de la Culture en boycottant le Festival du film américain de Deauville et, plus récemment, un critique de cinéma du Monde pouvait écrire que les patrons de Hollywood parlent comme Goebbels. Mais c’est le même milieu culturel qui démonise – souvent par le même procédé – les rares réussites françaises concurrençant la puissance américaine, comme l’ont montré les polémiques récentes sur Astérix et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.

L’accoutumance, par le marché culturel, au simplisme et à la diabolisation antiaméricaine explique peut-être la candeur des jeunes manifestants pacifistes brandissant des drapeaux américains avec la croix gammée ou revêtus de tee-shirts proclamant «ni Bush ni Saddam». La vague actuelle d’antiaméricanisme n’échappe pas à son tropisme habituel: la dénonciation et le jugement binaire au détriment des complexités et dilemmes de l’Histoire. Le niveau élevé de consensus et l’absence de contradiction encouragent l’oubli des faits et une allergie au débat. Les rares personnalités favorables aux Américains n’ont plus droit qu’aux ricanements, comme l’illustre le sort de deux ex-chouchous des médias, Bernard Kouchner et Romain Goupil. Le premier, que l’on entendait en permanence, ne trouve plus beaucoup de micros, et le second n’a plus droit, dans les gazettes, qu’à l’injure – «cervelle de merle» – ou aux jeux de mots de cinéphile («Goupil Mains rouges»).

Une machine à simplifier

Cette nouvelle pensée unique a pour premier principe de réduire la situation à la responsabilité unique de l’hydre américaine, sans jamais s’interroger sur celle de l’Europe ou de la France. Comme si ces dernières étaient elles-mêmes victimes et hors de l’Histoire du fait américain. Ce discours de confort et de réconfort, antihistorique, n’aime pas se voir rappeler les exhortations adressées à l’Europe par Eisenhower et par Kennedy. «L’Amérique ne peut pas résoudre seule les problèmes du monde, pas plus que l’Europe. Nous voulons que l’Europe soit assez forte pour être le partenaire égal des Etats-Unis», s’exprimait le premier dans les années 1950. Et, en 1962, le second poursuivait: «Les Etats-Unis regardent la grande entreprise européenne avec autant d’espoir que d’admiration. Nous voyons dans une telle Europe un partenaire avec lequel nous pourrions traiter sur une base de pleine égalité en ce qui concerne toutes les tâches immenses que constituent la mise sur pied et la défense d’une communauté de nations libres.»

Quarante ans plus tard, l’échec européen est patent: première puissance commerciale du monde, cet ensemble de 380 millions d’habitants s’en est toujours remis à la protection américaine, ses budgets militaires n’ayant cessé, hormis celui du Royaume-Uni, de baisser. Ce point aveugle de la posture européenne est au c?ur d’une forte amertume américaine, que refuse de considérer l’opinion antiaméricaine: le contribuable américain a depuis longtemps le sentiment de payer pour assurer la sécurité militaire d’une Europe insouciante du temps, qui s’adonne au confort et à la protection sociale en soignant son irresponsabilité historique par la gesticulation morale.

L’antiaméricain ne sait pas que la France est d’abord perçue outre-Atlantique comme le pays dans lequel un best-seller niant la réalité de l’attentat sur le Pentagone et ses victimes (L’Effroyable Imposture, de Thierry Meyssan) a fait l’objet d’un lancement commercial sur une télévision de service public. Et où un ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, leur a reproché leur «hyperpuissance», ce qu’ils interprètent comme une incompréhensible nostalgie envers ce monde où il y avait une autre puissance: le bloc soviétique. Faute de goût que ne commettent pas les ex-pays de l’Est qui, ayant un souvenir plus récent du malheur historique, se sont ralliés avec Vaclav Havel à la position américaine sur l’Irak, ce qui leur a valu une réprimande méprisante de Jacques Chirac. De même, en France, l’antiaméricanisme est le plus faible dans les générations qui ont vécu la dernière guerre.

Machine à simplifier l’Histoire, l’antiaméricanisme est aussi une machine à simplifier le présent. L’inédite cote de popularité de Jacques Chirac s’accompagne d’un unanimisme qui rassure dans la dévotion. Les mêmes qui traitaient il y a peu le président de la République de «Super menteur» et le harcelaient en ont fait un insoupçonnable héros de bronze. Dans cette France qui chérit la transparence et l’investigation, plus rien, subitement, ne mérite discussion. George Bush est suspecté d’obéir à de vils intérêts pétroliers, tandis que la position française serait désincarnée et par principe désintéressée, ce qui ne constitue pas une évidence, compte tenu des relations commerciales, militaires et diplomatiques entre la France et l’Irak, encouragées voilà plusieurs décennies par Jacques Chirac.
Les ambiguïtés de la «francitude»

De même, la lecture antiaméricaine de la crise irakienne a rapidement repeint en noir et blanc un enchaînement plus complexe d’échecs successifs. Comme le relatent Pierre Hassner et Justin Vaïsse dans un livre qui met à mal le simplisme sur l’impérialisme américain (Washington et le monde, Ceri-Autrement). Echec de l’ONU, qui n’a pas réussi, depuis douze ans, à imposer à Saddam Hussein les objectifs fixés en matière de désarmement et de droits de l’homme. Echec des Etats-Unis, qui ont renoncé à convaincre dans le cadre de l’ONU. Mais l’argument d’inspecteurs de l’ONU selon lequel l’annonce prématurée de la France qu’elle utiliserait son droit de veto aurait joué un rôle essentiel en relançant la détermination de Saddam Hussein, qui avait faibli sous la pression militaire, mérite attention. Si le récit des discussions entre Washington et Paris, tel que relaté par l’enquête précise de Patrick Jarreau, Sylvie Kauffmann et Corine Lesnes dans Le Monde du 27 mars 2003 («Paris-Washington, les dessous d’une rupture») est exact, l’Histoire pourrait bien retenir une contribution française moins glorieuse que celle qu’une lecture antiaméricaine célèbre aujourd’hui avec euphorie.

Enfin, réduire la tragédie actuelle à la responsabilité américaine permet de faire diversion sur le grand tabou de la position chiraquienne: elle obéit à des considérations non seulement diplomatiques, mais également intérieures. Le souci de mettre la France à l’abri du terrorisme – Jacques Chirac était Premier ministre lors des vagues d’attentats de 1986 et de 1995 – et de préserver la paix civile dans les banlieues semble avoir joué un rôle soigneusement sous-estimé. Dans une partie de la jeunesse ghettoïsée issue de l’immigration s’est développé un puissant antiaméricanisme souvent mâtiné d’un antisémitisme déjà immaîtrisable dans certains établissements scolaires, comme le ministère de l’Education nationale vient de le reconnaître. Auprès de ce public, la position de Jacques Chirac – souvent reçue comme anti-Bush et pro-Saddam Hussein – a un incontestable effet calmant. Ce qui a fait dire à Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la Ville, que Jacques Chirac avait inauguré un «espace de francitude nouvelle».

Les dangereuses ambiguïtés de cette «francitude» ont éclaté dans les premières manifestations pacifistes, où de bien peu pacifiques slogans antisémites et à la gloire du président irakien, du Hezbollah ou d’Allah ont fusé. Sans parler de la chasse au «juif» devant des milliers de personnes, dont furent très symboliquement victimes le 22 mars à Paris des militants d’Hachomer Hatzaïr, petite association de gauche de juifs propalestiniens et anti-Sharon. Ou, une semaine plus tard, de l’agression du poète Salah Al-Hamdani, l’un des symboles de l’opposition démocratique irakienne, tabassé en pleine manifestation parisienne par des sbires de Saddam Hussein, aux visages dissimulés par des keffiehs.

La réaction officielle consiste à faire l’autruche, tout en s’efforçant de canaliser les choses. Lors de la deuxième manifestation parisienne, il y avait un policier pour cinq manifestants et la Ligue des droits de l’homme a mis en place des «médiateurs» de manifestation chargés d’intervenir auprès des antisémites pour leur faire ranger autocollants et banderoles gênants. Leurs échecs ont incité les responsables anti-guerre à envisager d’autres formes de contestation (concerts), évitant la visibilité de ces «débordements». Lesquels, quand ils ne sont pas niés, sont mis à la charge de l’ «incommensurable bêtise de Bush, qui encourage le djihad», selon les termes du porte-parole des Verts de Paris.

Il ne fait donc pas de doute que la vague actuelle d’antiaméricanisme a une grande vertu: limiter grandement les tensions résultant des ratés de l’intégration. Philippe Roger avait diagnostiqué, dans le consensus antiaméricain suscité par l’impuissance extérieure, une fonction de «lien entre des Français idéologiquement divisés». Il pourrait bien revêtir aujourd’hui, pour des raisons internes cette fois, une fonction, plus vénéneuse, de lien de fortune, provisoire, entre des Français identitairement divisés.